Irrigation Canaries

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Irrigation Canaries
In : Le patrimoine agraire de la Grande Canarie au
travers de son vocabulaire spécifique rural : Irène Dupuis.
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Des systèmes hydrauliques contrastés
29A l'instar des thèmes précédents, la pratique de l'irrigation constitue ici une culture, un
savoir-faire essentiel et différenciateur. La nécessité d'organiser la répartition des eaux,
indispensable pour l'implantation de la canne à sucre, se fait sentir dès la conquête. Les
heredamientos* ou heredades* sont les institutions privées qui perdurent à ce jour pour
l'extraction et la distribution des eaux captées, à coté d'organisations plus modernes comme
les communautés d'irriguants. Dans les premières, la racine heredar, hériter, indique la nature
de la transmission de ce droit d'eau. La disponibilité réduite des ressources hydriques et leur
éloignement des zones destinées à l'agriculture d'exportation justifient l'importance des
investissements privés dans l'aménagement hydraulique. Galeries drainantes horizontales
(mina de agua*), puits, retenues et barrages (presa, estanque, balsa), réservoirs individuels
couverts ou non (aljibe et tanque cf. photo no. 3) sont tout autant d'ouvrages hydrauliques,
anciens et modernes, d'extraction ou de rétention d'eau, qui parsèment le paysage. A l'amont
de la distribution aux particuliers, se trouve souvent une cantonera *, édifice où sont
rassemblées et distribuées les eaux d'une association hydraulique par un système de structures
en peigne, de manière à les répartir équitablement. Cet édifice s'appelle aussi tronera (de
"meurtrière" d'une tour) au nord de la Grande Canarie et partidor en Espagne. Une bonne
partie de cette terminologie hydraulique est issue de l'arabe. Les mots débutant par "a" et "al",
comme atarjea, aljibe, acequia, en sont un héritage direct linguistique et technique. L'aljibe,
qui s'écrit aussi alhibe (cf. note 15), est un réservoir recouvert alimenté à partir des eaux de
pluie. Il a joué un rôle plus ou moins important selon le degré d'aridité des îles, constituant
parfois la seule ressource en eau. La acequia (cf. photo no. 4) et la atarjea désignent les
canaux d'irrigation principaux et secondaires. La atarjea * est un terme qui ne s'emploie plus
que de manière résiduelle en Andalousie et au Mexique, mais il est toujours en usage aux
Canaries.
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Photo 3 : Un exemple d'aménagement individuel : un réservoir individuel
Un réservoir individuel (tanque) d'un exploitant, presque à sec, surplombé de trois terrasses
d'orangers et de citronniers.
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Photo 4 : Aménagement pour l'irrigation : une acequia
Barranco de Fataga (sud de Grande Canarie), 600 m d'altitude environ. L'acequia en béton, à
ciel ouvert, longe la courbe de niveau.
En arrière plan, on distingue difficilement les anciennes terrasses, dont les murs de
soutènement se sont écroulés.
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24 En Arabe, dûla ou dwala. TLEC, tome I, p 1081-1082.
25 Antonio Llorente, El léxico del tomo I del "Atlas lingüístico y etnográfico de las
Islas Canarias", (...)
26 Manuel Alvarez García, Aragonesismos, 1986, cité dans le Tesoro Lexicográfico
del Español de Canari (...)
27 Teniente est issu de la terminologie militaire, le lieutenant.
30La répartition des eaux se fait selon un cycle établi, la dula*24, dont le nombre de jours
varie selon l'association hydraulique (12 à 20 jours environ). Ce terme, considéré comme un
archaïsme par certains25, signifie en arabe le tour d'accès aux pâturages. Très usité dans les
îles, il indique ici le tour d'eau et par extension, la quantité d'eau qui revient à un propriétaire
ou membre d'une association hydraulique, ou encore le temps durant lequel un agriculteur
peut irriguer ses champs. La définition grande canarienne est plus restreinte que celle de
Tenerife où elle désigne aussi la parcelle irrigable. Ce terme n'est pas inconnu dans
l'environnement continental, surtout en Aragon et Navarre26 , où son sens est exclusivement
lié au tour de pâturage. Selon le TLEC, les très rares similitudes sémantiques se situent à
Grenade, en Andalousie. Soulignant à mon sens le rôle capital de l'eau, nombreux sont les
noms désignant la personne chargée de veiller à la répartition de celle-ci. A la seule Grande
Canarie, repartitor semble dominer, à côté de ranchero* à Fataga, acequiero à la Aldea, et
canalero* qui semble offrir un sens plus commun dans l'archipel. Ranchero est le terme le
plus péjoratif d'entre tous, parce qu'il évoque les problèmes de rapport de forces dans une
zone agricole pauvre et sèche. D'ailleurs, le mot aguateniente27, le propriétaire d'eau, a une
connotation fortement péjorative dans tout l'archipel, désignant une personne autocratique et
sans scrupule. Ceci souligne à quel point l'eau constitue une richesse bien plus importante que
la terre, ce que l'on comprend d'autant mieux en sachant qu'elle reste une propriété privée. Le
passage définitif de l'ensemble des eaux au domaine public est prévu pour 2042 !
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28 Entretien avec Wladimiro Rodriguez Brito, Chargé de l'environnement à Tenerife,
1998.
31Globalement, plusieurs tendances se dégagent dans le panorama hydraulique : l'eau douce
disponible est en forte diminution depuis les années 1970, ce qui a accéléré la modernisation
des exploitations parallèlement à la réduction du système semi-collectiviste d'exploitation des
eaux, comme le montre l'augmentation flagrante du nombre d'exploitations indépendantes en
eau. A ce jour, deux systèmes hydrauliques coexistent donc ; le système ancien, hérité de
l'époque coloniale, l'autre très moderne, dans lequel sont utilisées micro-irrigation de pointe,
potabilisatrices, désaleuses... Parallèlement, la Grande Canarie se classe juste derrière les
Emirats Arabes et la Californie en nombre de désaleuses par km²28. Dans les années 1980, le
réseau de canaux d'irrigation est progressivement remplacé par des tuyaux semi-collectifs et
individuels en P.V.C. (cf. photo no. 6). Depuis la généralisation du réservoir individuel, la
dula occupe nécessairement une place moins importante dans la vie des agriculteurs,
puisqu'ils réceptionnent directement l'eau dans leur réservoir et l'utilisent ensuite à leur gré. Il
en découle une géographie interne de l'emploi de dula, rare sur le littoral, puisque la majorité
des grandes exploitations s'approvisionnent par le biais de puits ou de désaleuses individuels,
souvent illégaux. Ce terme tendra très probablement à disparaître dans l'usage courant qui
évolue avec les techniques et surtout avec les modes de répartition des eaux.
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Photo 5 : Paysage hydraulique à Tenerife
32Paysage rural déstructuré : on peut observer les diverses strates d'aménagement
hydraulique, de la cantonera (petite construction basse, recouverte, à vocation collective, plus
ancienne) aux générations successives de tuyaux de transport des eaux, jusqu'aux minces
tuyaux de couleur noire, en PVC, qui n'approvisionnent qu'un seul exploitant. Cette photo
rend clairement compte du processus d'individualisation de la répartition des eaux agricoles.
Ce phénomène s'est accompagné d'une diminution sensible de la disponibilité en eau douce.

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