lamusiquedeturquie - Revues Plurielles

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lamusiquedeturquie - Revues Plurielles
dossier
D O SYA
LA MUSIQUE DE TURQUIE
UNE APPROCHE ETHNOLOGIQUE
Lys PASQUINI *
lllllllll
cerner, cette « clé de voûte » d’une société,
comprenant ses composantes les plus manifestes comme les moins avouées.
Si nous partons d’une démarche ethnoUne société se présente ainsi comme
logique, c’est-à-dire, cherchant à cerner les une mosaïque, constituée d’éléments à la
contours d’une civilisation et/ou l’esprit d’une fois plus ou moins ancrés dans les concepsociété, notre premier objet d’étude sera la tions partagées par les membres qui la comculture du groupe. Car ce qui constitue le posent. Certes, cela peut être appliqué à
complexe culturel d’une société, que ce soit toutes les sociétés, dans la mesure où l’on
sa conception de l’homme, de l’espace ou considère leurs transformations et évolutions
du temps, nous permet de reconstituer le dans le temps. Mais s’il y a de nos jours
système cohérent de pensée qui fait la sin- une société à l’intérieur de laquelle prédogularité de ce groupe auquel nous nous inté- mine manifestement cette vision multidiressons.
mensionnelle du groupe, c’est la Turquie.
Cependant, une civiliSon identité en fait sa sinsation est toujours margularité : à la fois euroquée par des constantes
péenne, méditerranéenne,
(...) la musique représente balkanique, caucasienne
culturelles qui ne se manil’un des aspects les plus et proche orientale.
festent pas de façon évitypiques de la vie culturelle,
dente dans ce qu’on peut
Sa situation turque
et elle est aussi le reflet des actuelle, avec un foisonobserver lors d’une pretransformations et des dif- nement culturel issu d’une
mière approche, mais qui
férentes étapes des civili- quête des origines de la
demeurent présentes dans
sations qui ont traversé ce part des générations plus
l’esprit des individus. C’est
pays. (...)
là où intervient le concept
récentes, prend source
de tradition : la transmisdans ses fondements civision d’opinions religieulisationnels et culturels.
ses, politiques, sociales et
D’une manière générale,
morales de génération en
dans toute société, de par
génération au sein du groupe. Ces maniè- le passé vécu et de par la géographie partares de penser et d’agir habituelles dans une gée, on peut retrouver les traces d’une seule
collectivité reflètent ce que l’on cherche à ou de quelques civilisations. Dans le cas de
Ethnologie, culture, diversité et la
musique turque
* Etudiante brésilienne en Licence
de Lettres Modernes à Aix en Provence, passionnée de toute ce qui
se rapporte au monde turc, surtout
les musiques et danses, bien évidemment, et qui compte encore
travailler là-dessus, surtout sur les
paradoxales coïncidences entre le
Brésil et la Turquie...
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la Turquie, celles-ci sont innombrables. Ces de précision sur les origines de la consticivilisations ont apporté chacune leur contri- tution de ce vaste « complexe » qu’est la
bution au façonnement de la société turque musique turque : nous aborderons dans un
d’aujourd’hui. Dans ce contexte, le rôle de la premier temps l’univers ottoman (avec ses
Turquie pourrait être défini en tant que « cour- propres instruments, genres musicaux et le
roie de transmission et lieu de rencontre » soufisme), pour ensuite parcourir les variaentre les civilisations et les cultures que ce tions populaires et orales typiquement anapays a vu défiler tout au long de l’Histoire.
toliennes (concernant plutôt les bardes
En Turquie, la musique représente l’un itinérants), et finalement nous nous intéresdes aspects les plus typiques de la vie cul- serons aux occasions spéciales telles que
turelle, et elle est aussi le reflet des trans- les fêtes (avec ses danses et pratiques partiformations et des différentes étapes des culières).
civilisations qui ont traversé ce pays. De la
Nous nous arrêterons dans un dernier
musique savante ottomane aux musiques temps sur les nouvelles influences (notamles plus actuelles en passant par toutes les ment occidentales) sur la musique turque
formes musicales, des plus traditionnelles contemporaine, principalement en milieu
aux plus marquées par les influences occi- urbain et révélatrices d’une génération qui
dentales, les musiques turques sont ainsi recherche ses repères culturelles et identitaile reflet d’une certaine complexité, témoin res de base dans un contexte de mondialien premier lieu de la richesse d’une culture sation (et surtout en vue de l’adhésion de la
sans cesse ravivée au contact d’influences Turquie à l’Union européenne dans les prodiverses.
chaines années).
On peut dire alors que la Turquie actuelle
(son identité et son habitant) se trouve être
le produit commun de toutes ces influences
LA POLITIQUE CULTURELLE DE LA RÉPUBLIQUE
et civilisations : une vraie mosaïque culturelle
NAISSANTE
et ethnique. C’est en partant de cette vision
que nous essayerons de parcourir la comLorsqu’on commence à s’intéresser aux
plexité et la richesse du patrimoine musical musiques traditionnelles de la Turquie, la
turc, amalgame formé au long des siècles première chose à laquelle nous sommes
et résultant d’une alliance entre les traditions confrontés est l’opposition entre halk müziði
et la diversité, en y intégrant les effets des (« musique populaire ») et sanat müziði («
influences idéologiques subies au long des musique d’art »). Cette opposition a été favoannées. Nous verrons donc l’importance du risée de façon permanente au long du XXè
rôle de la musique à l’intésiècle, et principalement
(...) De la musique savante
rieur de la société en tant
lors du début de la Répuottomane aux musiques les plus
que symbole à la fois d’un
blique en Turquie : la culactuelles en passant par toutes
nationalisme, de l’expresture de la cour ottomane
les formes musicales, des plus
sion d’un lien social (avec
était vue comme celle d’un
traditionnelles aux plus marde surcroît les danses,
ancien régime dont il fallait
quées par les influences occifêtes et rituels qui l’accomabandonner les éléments
dentales, les musiques turques
pagnent) et l’avènement
« non turcs ». La musique
sont ainsi le reflet d’une certaine
de l’interrogation et du
d’art ottomane était alors
complexité, témoin en premier
questionnement sur l’ethconsidérée comme le prolieu de la richesse d’une culture
nicité (surtout de la part
duit d’une civilisation où
sans cesse ravivée au contact
des jeunes), produit typiprédominaient plutôt les
d’influences diverses. (...)
que de l’urbanisation dans
héritages perses et byzancette société pluricultutins, étrangers à la culrelle.
ture « turque » proprement
Ainsi, nous commencerons par une dite. La musique devenait ainsi un enjeu
réflexion sur les effets de la politique cultu- important et directement lié à la construction
relle du début de la République sur la musi- d’un Etat nation turc fortifié et basé sur une
que, pour ensuite nous pencher avec plus culture séculaire propre.
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Or l’idée d’une türkçülük (« turcité ») avait nouvelle Turquie. L’Anatolie, occupée par
déjà commencé à émerger parmi les intel- les puissances européennes (Grèce, France,
lectuels, même avant la fin de l’Empire otto- Italie, Angleterre) est reconquise par une
man. Cette prise en conscience, associant istiklâl savaþý (guerre d’indépendance). Ces
panturquisme et panislaévènements ont contribué
misme, est apparue en
à l’unification de la consréaction surtout contre
cience « turquiste » autour
(...) La musique d’art otto- de la personne de Mustafa
l’éveil des nationalismes
bulgare, macédonien et mane était alors considérée Kemal Atatürk. En plus,
arménien vers le milieu comme le produit d’une l’échange des populations
du XIXè siècle. Dans l’en- civilisation où prédominaient qui se poursuivit jusqu’en
semble, ces mouvements plutôt les héritages perses et 1924 acheva de donner à
nationaux présentent des byzantins, étrangers à la cul- ce vaste territoire sa phytraits communs remarqua- ture « turque » proprement sionomie d’aujourd’hui.
bles, et ils sont fondés dite. (...)
Avec l’essor de la
notamment sur l’existence
République, dans ce cond’un noyau ethnique ayant
texte de recherche d’une
conservé la conscience de
unité parfaite entre l’orison histoire et de sa natiogine ethnique, le territoire
nalité, revendiquant l’autonomie culturelle ou et le nouvel état Etat, le concept même de
l’indépendance.
türkçülük devient la clé de voûte de l’édifice
Par ailleurs, il existait chez les Turcs de culturel nouveau que l’Etat avait l’intention de
l’Empire ottoman un sens primaire de l’eth- construire. On peut dire que le début de la
nicité, notamment parmi ceux qui étaient République en Turquie sous Mustafa Kemal
appelés à parcourir les provinces, voya- a été très influencé par les théories philogeurs, marchands, fonctionnaires ; ceux-ci sophiques de Ziya Gökalp dans ses Türparvenaient à un sentiment de la différence çülüðün Esaslarý (Principes du Turquisme). Le
à travers l’usage de la langue, les costu- premier constat de ce texte était la profonde
mes, etc. Ce sentiment d’identité turque a été coupure existant entre l’élite urbaine ottoaccru au cours du XIXè siècle par le déve- mane et le peuple des campagnes anatoloppement des moyens de communication liennes : la première s’est constituée sur un
(presse, routes, chemins de fer), et il s’est fonds culturel à la fois moyen-oriental, byzanégalement renforcé parmi la classe intellec- tin, arabe et surtout persan, tandis que ce
tuelle et la classe politique de l’Empire par dernier a ses racines en Asie centrale, avec
l’apport des études turcologiques (les tra- toute la valeur de l’archaïsme et de l’authenvaux réalisés en Europe sur le passé des ticité. C’est donc dans ce cadre qu’une
peuples turcs ont été connus rapidement en grande entreprise de « reconquête » idéoTurquie au XIXè siècle). La turcologie qui s’at- logique fut menée à partir de la révolution
tachait à l’histoire et à la langue des peuples kémaliste : à travers notamment la langue et
turcs a mis en évidence à la fois l’ancien- la musique, il fallait « ressusciter » un fonds
neté de la culture turque et la communauté originel purement turc.
culturelle existant entre l’ensemble des peuCependant, le même fossé sociologique
ples turcophones répandus des Balkans jus- et linguistique qui existait entre l’élite urbaine
qu’en Sibérie, en passant par l’Asie centrale ; ottomane et le peuple des campagnes,
ce panturquisme comportait donc un double se retrouvait au niveau musical. Pour Ziya
aspect : unité culturelle des peuples de Gökalp (qui d’ailleurs n’était pas musicien),
langue turque et union stratégique contre le la musique classique ottomane était essendanger russe et slave qui menaçait les turcs tiellement « étrangère », relevant d’un métisde Russie aussi bien que l’Empire ottoman. sage byzantino-arabo-persan. Ses théories
Cependant, autour de la Première Guerre réformatrices ne sont pas donc tout à fait jusmondiale, tout est bouleversé. Le traité de tifiées du point de vue musicologique, mais
Lausanne (2 novembre 1922) marque la fin elles valent comme expression idéologique.
de cet Empire ottoman et la naissance d’une D’où le « programme » qui inspirerait pen-
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dant longtemps la politique musicale de la une énergie nouvelle aux recherches sur la
Turquie républicaine, selon lequel il s’agirait « musique populaire » (halk müziði). Les cold’instituer une musique nationale née de la lectes se sont poursuivies jusqu’à nos jours,
synthèse entre la musique occidentale et sous la responsabilité du conservatoire d’Ande la musique typiquekara, qui gardait également populaire (laissant à
ment les archives. Mais
l’écart la musique carac(...) les réformateurs de le rôle le plus important
térisée d’« orientale », la musique ressentirent assez en cette matière serait
principalement d’origine tôt le besoin d’inviter en Tur- tenu par la radio, qui pourpersane, qui était vue alors quie (en tant qu’experts et con- rait diffuser les répertoicomme « malsaine »).
seillers) de grands musiciens res régionaux joués sur
L’application de ce européens : c’est ainsi que Paul les ondes par ses propres
programme se marqua Hindemith puis Béla Bartòk s’y chœurs et orchestres.
d’abord par une série de sont rendus (...)
Les
conservatoires
mesures
répressives
(notamment ceux d’Isenvers la musique clastanbul, Ankara, et Izmir)
sique turque, notamment
assurent
aujourd’hui
dans les années vingt et
encore un enseignement
trente, comme par exemple l’abolition des diversifié : musicologie, composition, facconfréries soufies (dont la pratique du sema, ture instrumentale, chant, pratique des insaudition mystique, reposait sur la tradition truments, danse régionale. L’apprentissage
musicale de la cour ottomane1) et la ferme- d’un instrument est obligatoire, et le saz en
ture de la section orientale du conservatoire est le plus important et le plus recherché par
d’Istanbul en 1926. En 1934, la diffusion les étudiants.
radiophonique de la musique classique ottoPour continuer à promouvoir l’esprit des
mane fut interdite pour deux ans.
réformes kémalistes, la diffusion apparaisUn grand autre idéologue de la musi- sait aussi importante que la formation de
que, Mahmud Ragip Gazimihal, partageait spécialistes : c’est pourquoi la radio puis la
les idées de Gökalp ; mais il était, lui, musi- télévision devinrent le débouché principal (et
cien, et ne déniait pas à la tradition de la le plus prestigieux) pour les étudiants des
cour ottomane un caractère « national » ; il conservatoires.
incluait la musique des élites urbaines dans
En 1948, un chœur avait été mis en
la constitution de la musique nationale.
place pour une émission appelée Yurttan
Tous ces réformateurs de la musique res- sesler (« Voix de la patrie ») : ce fut là le
sentirent assez tôt le besoin d’inviter en Tur- point de départ de la tradition des chœurs en
quie (en tant qu’experts et conseillers) de usage à la radio par la suite. Actuellement,
grands musiciens européens : c’est ainsi que ce qu’est appelé un chœur (koro) de la radio
Paul Hindemith puis Béla Bartòk s’y sont consiste, généralement, en une quarantaine
rendus. Le premier devait superviser la fon- d’instrumentistes et choristes titulaires et de
dation d’une école supérieure de musique quelques musiciens régionaux, destinés à
à Ankara (selon les modèles occidentaux) renforcer la « couleur locale » de certaines
et la constitution de l’orchestre symphonique interprétations. Les chœurs de la Radio-Télénational. Il a eu son mot à dire aussi sur le vision Turque (TRT) ont ainsi servi de porteprojet de « musique nationale », et il souhai- parole à un patrimoine musical national et
tait une démarche plus attentive aux goûts régional, qui pouvait (par le biais des ondes)
du propre peuple, de la part des musiciens enfin être partagé dans tout le pays.
turcs. C’est ainsi qu’il a commencé à orgaToutes ces réformes musicales engagées
niser de vrais séjours de collectes où les par Atatürk ont été accompagnées de la
musicologues tenteraient de comprendre en création d’institutions musicales partout dans
profondeur la vie musicale des campagnes. le pays, comme les halk evleri (maisons du
En Turquie, la visite du grand composi- peuple) en 1932, suivies des halk odalarý
teur hongrois Béla Bartòk accrut le prestige (chambres du peuple) en 1944, dans les vildes équipes turques de folkloristes et donna lages et petites villes.
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Ces institutions fonctionnaient en deux
sens : du centre à la périphérie, comme intermédiaires des réformes ; en sens inverse,
comme organes de recherche rassemblant
des bases de données pour les idéologues
de la République. C’étaient surtout les fonctionnaires et les instituteurs qui assuraient
le fonctionnement de ces institutions. Ils
n’étaient, en leur temps, que les simples
intermédiaires d’une politique ; mais actuellement c’est par eux (qui ne sont plus très
jeunes) que l’on peut rencontrer l’authentique tradition musicale des villages (celle
d’avant l’ère des cassettes et de la télévision).
Et voilà, tel est le cadre idéologique dans
lequel s’inscrit la musique traditionnelle en
Turquie, en considérant les instances centrales qui ont mis en place la politique culturelle et la diffusion musicale des débuts de la
République (Cumhuriyet dönemi müzik politikalarý). Aujourd’hui, il est difficile de vérifier
le succès de cette politique réformiste, surtout du fait que les paysans apparemment
ne sont pas vraiment reconnus dans la réinvention de leur tradition par l’Etat. Les programmes télévisés et radio leur ont parfois
fait connaître et aimer des chansons d’autres
régions, qu’ils ont alors intégrées à leur
répertoire. Mais la création d’une musique
nationale, et surtout consensuelle, n’a pas eu
lieu : sur le plan musical, la musique nationale turque demeure actuellement un intriqué mosaïque.
LA MUSIQUE TURQUE SOUS L’EMPIRE
OTTOMAN
Comme nous avons vu, à en croire la
musicologie officielle d’inspiration kémaliste
et les théories de Ziya Gökalp, la musique
classique ottomane appartiendrait à une civilisation étrangère à la culture turque. Cependant, elle fait partie de ce qu’on appelle
« musique classique turque » (türk klasik
müziði), et qui est une des plus importantes
des « musiques d’art » (sanat müziði) qui
en Asie occidentale, centrale et en Afrique
du Nord, ont en commun l’usage du terme
arabe makam1 pour identifier leur idiome
musical. Mais les conditions dans lesquelles
elle s’est développée sont très différentes
des autres grandes cultures musulmanes,
et la musique qui en résulta a acquis son
caractère propre à l’âge classique, soit au
XVIIè siècle.
Les conditions d’existence de la tradition
musicale ottomane ne ressemblaient à celles
d’aucun autre grand centre du monde musulman. L’implication dans la vie musicale du
palais de tous les milieux (militaire, religieux,
soufi), le rôle qu’y tenaient les femmes, tout
cela distingue la Cour ottomane et le palais
situé à Istanbul. La musique elle-même, après
avoir suivi le modèle persan, se constitue à
partir du XVIIè siècle comme une instance
autonome qui rayonnera de son influence
sur tous les centres de l’Empire. Certes,
l’identité musicale du palais à Istanbul s’était
forgée au contact de nombreuses influences
« étrangères » (iranienne, byzantine, etc.),
mais ce qui en a résulté, dans sa singularité,
doit être considéré comme « ottoman », puisque le pouvoir impérial avait eu tout de même
une part majeure dans cette « synthèse créatrice » dont la Turquie a toujours fait preuve.
C’est ainsi qu’à la théorie de Ziya Gökalp
d’une civilisation « étrangère » à l’âme turque,
on pourrait opposer celle, inverse, d’une
« turcité » de base de cet Empire multiethnique où le palais même intégrait toutes
origines, de l’Europe occidentale au monde
arabe.
Quoi qu’il en soit, c’est sous le règne
de Soliman le Magnifique (1520-1566) que
la musique classique ottomane atteindra un
degré incomparable de richesse et d’éclectisme. Et quant à la transmission de la
musique de la cour ottomane, elle était exclusivement orale jusqu’au XIXè siècle, et tout
musicien de l’époque devait connaître une
quantité impressionnante de compositions
pour éviter le plagiat. Toute écriture musicale
est donc absente de la tradition ottomane
jusqu’à l’invention d’un système de notation
par un Arménien, Hamparsum Limonciyan
(1768-1839). Jusque-là, seuls les occidentaux avaient transcrit de la musique turque.
Dès sa fondation, on peut dire que l’Empire ottoman a développé une politique musicale et qu’il a accordé une grande importance
à la musique au sein du palais. C’est ce qu’illustre la construction du palais de Topkapi,
commencée par le sultan Mehmet II le Conquérant, douze ans après la prise de Cons-
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tantinople (1453). Non seulement ce palais
fut la résidence des sultans, mais il représentait le centre de toute la vie culturelle et
artistique de l’Empire ottoman. Il était divisé
en deux parties : le Birun (section extérieure,
comprenant les services du gouvernement
et du sultan) et l’Enderun-i Hümayun, section
impériale intérieure comprenant la salle du
trône, le harem et les appartements privés
du sultan. C’est dans celle-ci, au sein de
l’école du palais Enderun Mektebi, que se
développait la vie artistique à travers l’enseignement les langues, de la littérature et des
beaux-arts (calligraphie, miniature et musique).
Il était fréquent que les sultans eussent
deux corps de musiciens, l’un parmi les
pages du palais, et l’autre parmi les filles
esclaves du harem. Outre ces musiciens
du palais, il y avait aussi des musiciens
de la ville, qui jouissaient d’une certaine
réputation. Ainsi, jusqu’à la fin du XVIIIè
siècle, le dispositif premier sur lequel s’appuyait la vie musicale au palais comprenait
d’un côté les esclaves (hommes et femmes
d’origines diverses ou objets d’un recrutement particulier appelé devþirme) ; de l’autre
côté, des hommes libres vivant à Istanbul ou
étrangers y résidant. Les janissaires, yeni çeri,
« nouvelles troupes », étaient recrutés selon
le principe du devþirme, « recrutement »
de jeunes garçons des provinces balkaniques, dont la majorité intégrait l’armée tandis
que les autres devenaient pages du palais.
Pris encore enfants, ils étaient éduqués aux
arts martiaux et à des activités intellectuelles
(certains d’entre eux se distinguaient dans
les arts et se consacraient à leur talent au
palais).
Pour les Occidentaux, le monde féminin
du palais fut toujours source de fascination.
Le harem, signifiant « espace réservé, à
part », était la partie du palais réservée aux
femmes, sur lesquelles régnait la mère du
sultan (valide). Cette population féminine du
palais allait des esclaves non musulmanes,
envoyées depuis les pays conquis, aux épouses du sultan. Les esclaves suivaient tout
un apprentissage, grâce auquel certaines
atteignaient un haut niveau de culture et de
compétence artistique. Dans ce cadre, les
aptitudes musicales étaient largement répandues parmi toutes les femmes du palais.
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Cette vie musicale féminine est un autre trait
particulier de l’Istanbul ottomane et ne se
limitait apparemment pas au palais (de nombreuses dames de la ville pratiquaient la
musique chez elles). D’ailleurs, les femmes
musiciennes pouvaient chanter le même
répertoire que les hommes, car ni le turc
ni le persan ne font de différence de genre
masculin/féminin, et donc elles chantaient
les mêmes textes, qui entretenaient souvent
des ambiguïtés sémantiques (faites exprès)
concernant l’aimé (Dieu ou humain).
Ce rôle important des femmes dans la
musique ottomane n’a pas varié, au point
qu’au XIXè siècle le sultan Abdulmedjid monta
des orchestres militaires féminins. Les maîtres de ces jeunes esclaves étaient souvent
des musiciens extérieurs au palais, et qui
les instruisaient chez eux en ville, d’où plusieurs légendes concernant les amours des
chanteurs-compositeurs avec les musiciennes (principalement des Circassiennes et
des Géorgiennes), comme ceux d’Haci Arif
Bey (1831-1884). Ce dernier fut l’un des
noms les plus importants de la türk klasik
müziði, qui a évolué au fil des siècles grâce
à l’apport musical de nombreux musiciens et
compositeurs. On peut distinguer les débuts
de la türk klasik müziði chez Abdulkadir
Meragi (1399-1435), que plusieurs musicologues considèrent comme « pré-classique » ;
en effet, c’est à partir du travail et de la contribution de Itri (1640-1712) et de Dede Efendi
(1778-1846) que la türk klasik müziði s’est
vraiment imposée avec ses caractéristiques
de base. Il y eut aussi des « écoles » autour
de certains compositeurs, comme Dede
Efendi : on peut citer aussi ses « élèves »
Zekai Dede Efendi (1825-1897) et Dellalzade Ismail Efendi (1797-1869).
A l’intérieur de cette évolution musicale
turque il y eut également une période dite
« romantique », commençant avec Haci Arif
Bey (1831-1884) et allant jusqu’à Hüseyin
Saadettin Arel (1880-1955) ; de brillants
musiciens et compositeurs se sont succédés
tout au long de cette période, dont on peut
citer surtout Tanbûri Ali Efendi (1836-1902)
et Münir Nurettin Selçuk (1899-1980). Ces
derniers furent contemporains de la transition politique du pays avec la fin de l’Empire
et l’avènement de la République en Turquie,
d’où l’importance de leur legs musical. C’est
ainsi que l’on peut comprendre à quel point
la « musique classique turque » de nos jours
se trouve intimement liée à la musique classique sous l’Empire ottoman.
Un autre trait caractéristique de la cour
ottomane était l’éducation musicale systématique des serviteurs
religieux du palais, les
imam et les müezzin,
qui devaient chanter à
la mosquée, et la participation active des
ulema à la vie musicale.
Dans les rangs les
plus élevés de la
classe des ulema,
qu’ils fussent kadi (« juges ») ou mufti
(« interprètes de la loi »), les musiciens
étaient surtout des amateurs dont les performances n’étaient pas rémunérées apparemment. En revanche, le bas clergé était
composé de müezzin recrutés en fonction
de leur voix et non pour leur niveau d’instruction en sciences religieuses. Les plus talentueux pouvaient avoir l’occasion de chanter
pour le sultan au palais ou dans les mosquées qu’il fréquentait, et devenaient ainsi
« imam impériaux », payés par l’Etat.
Dans le bas clergé, certains s’illustraient
comme musiciens ou compositeurs, mais
la position de nombreux hauts dignitaires
du clergé (kadi ou mufti) leur interdisait
de rendre publiques leurs compositions, du
moins sous leur nom propre.
Ainsi, l’appui officiel du gouvernement
aux institutions religieuses, et même à leur
personnel musicien, a été une caractéristique singulière de l’Empire ottoman, et qui
permettait à tout musulman doté d’un talent
de faire carrière à la fois comme membre
du clergé et comme musicien de la cour (et
ceci jusqu’au XXè siècle).
Evoquer les personnels religieux proches
de la cour nous mène naturellement au milieu
soufi, qui a été le garant le plus solide de la
transmission musicale tout au long de l’Empire ottoman.
Le soufisme, versant ésotérique et mystique de l’islam, existait sans doute dans
son origine, mais il ne s’est constitué en târi-
kat (« voies »), c’est-à-dire confréries, que
plus tard. Chez les soufis, c’est la relation
personnelle avec Dieu qui prévaut, relation
d’amour consumant le derviþ, mot qui signifie « pauvre », dans
le sens d’un renoncement total, déni de
soi et du monde trompeur, dans le seul but
de s’unir à l’Aimé dont
l’âme s’est séparée.
Les confréries soufies
les plus connues en
Turquie sont les bektaþi et les mevlevi.
Les mevlevi sont
les
disciples
de
Mevlânâ (« notre
maître » en arabe) ou
Celaleddin Rûmî (1207-1273), un mystique
persan originaire du Khorassan qui était
venu s’établir dans la région de Konya. C’est
son fils Veled qui fondera la confrérie des
mevlevi, suite à une rencontre avec un derviche errant, Sems de Tebriz. La disparition de
ce dernier l’incitera à écrire son Mes nevî-i
Ma’nevî (long poème didactique en persan,
qui s’ouvre d’ailleurs par la mention du ney,
flûte de roseau traditionnelle des derviches)
et son Divan (en grec et en turc, recueil
mystique). Il institua la danse mystique, dite
sema, et le zikr, scansion du nom de Dieu,
qui conduisent l’individu à une sorte d’état
second, lui ouvrant la voie à l’extase et à
l’union à Dieu et au Cosmos. Ces deux pratiques font partie de la cérémonie de l’ayîn
mevlevi.
Le zikr peut être silencieux et mental
ou sonore, rythmique et associant respiration et mouvement du corps. Le sema est
l’acte de perception du monde invisible par
la musique et la danse extatique qui s’ensuit. Il renvoit également à une philosophie
de la musique partagée en dehors de l’islam
(théories de l’harmonie des sphères et des
nombres, où la musique permettrait d’accéder au suprasensible et au divin).
Les chants qui accompagnent les danses
sacrées du sema revêtent la forme de nefes
(« souffle d’inspiration ») : des poèmes composés de syllabes mesurées qui reposent
sur une langue populaire et simple. Les
textes font intervenir différents personnages
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(dont notamment Ali, son fils Hüseyin et Hizir,
maître du temps et de l’immortalité dans la
tradition musulmane).
Les complexes danses cérémoniales des
derviches commencent souvent par un mouvement lent, qui devient de plus en plus
rapide. Les derviches reçoivent d’abord une
sorte de bénédiction de leur guide ; ensuite
ils croisent les bras sur leurs poitrines, penchent légèrement la tête vers la droite, serrent les pieds et se mettent à tourner très
lentement, restant sur chaque pied à la
fois. Au fur et à mesure que la vitesse avec
laquelle ils tournent augmente, leurs longues jupes blanches s’ouvrent et ils laissent
lesbras descendre naturellement. Souvent
ils lèvent la main droite (avec la paume à
l’intérieur) vers le haut et gardent la gauche
(paume vers l’extérieur) en repos ou vers
le bas. Ainsi, le derviche serait en communication symbolique avec le ciel et la
terre, et le mouvement tournoyant renverrait aussi au mouvement de la Terre autour
du Soleil sur un même axe. C’est pourquoi
les mevlevis sont plus connus sous la désignation de « derviches tourneurs ».
Au début de la tradition classique ottomane, l’école de musique du palais était
censée s’occuper de la part « laïque » de
la vie musicale, pendant que la musique religieuse soufie était enseignée et jouée audehors, dans les lieux de culte des derviches
de la ville, les tekke, dergah, ou derviþhane.
Par la suite les tekke se sont ouverts à tous,
et même les femmes et non-musulmans pouvaient s’y rendre et assister au rituel de
l’ayîn.
On ne peut pas parler de derviches sans
aborder l’importance accordée au ney1 ;
cette flûte oblique à sept trous coupée à
partir du roseau vivant est le symbole de
l’âme séparée de sa source divine et soupirant après elle. Le ney qui convient au rituel
mevlevi du sema doit obéir à des critère
précis (diamètre et longueur précis, etc.) et
affirme par excellence l’existence de Dieu
(« souffle » créateur de l’homme et de la
musique).
A part le ney, on peut parler aussi d’un
autre instrument très important qui était pra-
34
OLUSUM/GENESE
N° 85
,
tiqué à la cour d’Istanbul, le tanbûr, qui peut
être considéré comme le plus raffiné des
luths à long manche qui abondent depuis
l’Asie centrale jusqu’aux Balkans.
Le tanbûr est le produit le plus aristocratique et le plus célèbre de l’esthétique
musicale propre aux ottomans, et il détrôna
tous les autres luths des ensembles de
la cour. Cet instrument contemplatif au jeu
assez sobre était particulièrement adapté aux
taksîm.
Un des instruments les plus stables de la
cour ottomane était aussi le kemençe, vièle
à pique dont la caisse, à l’origine, est une
noix de coco séchée ou une courge. Les
paysans turcs des régions méridionales l’appellent týrnak kemaný, « vièle d’ongle » car
on ne presse pas les cordes sur la touche
et c’est l’ongle qui s’appuie latéralement sur
la corde. Le kemençe existe encore de nos
jours, et on le joue surtout dans les bords
de la mer Noire, où il est plus connu sous le
nom de karadeniz kemençesi.
Parmi les autres instruments « savants »
et plus importants de la cour ottomane figuraient aussi le ûd (luth à manche court), le
kanûn (cithare plate en forme de trapèze),
le rebâb (vièle traditionnelle) et le kudüm
(double timbale).
Les genres musicaux pratiqués à Istanbul,
à la cour comme aux alentours, correspondaient à autant de fonctions et de conditions
de performance différentes : s’y côtoyaient
les ensembles militaires, la musique d’art
profane, propre au palais, la cantillation coranique des müezzin, la cérémonie mystique
des soufis, ainsi que divers genres « légers »
de musique urbaine « semi-classique » ou «
semi-populaire », chansons appelées þarký,
où l’idiome musical des makam s’adaptait
à une poésie en langue turque. La musique
vocale, appel à la prière, chant coranique, fut
longtemps la plus importante à la cour. Elle
était responsabilité des müezzin, et malgré
l’influence du chant mevlevi, les principes
de base du chant de mosquée n’ont jamais
changé (exclusivité de la voix et absence de
rythme mesuré).
La cour était aussi le lieu d’élaboration et
de performance de la musique d’art instrumentale, sous la forme du fasýl. Le fasýl est
la forme la plus représentative de la musique de cour des sultans. Cette suite débute
généralement par un peþrev (« prélude » à
trois ou quatre parties) instrumental qui introduit des compositions vocales utilisant plusieurs types d’usul (cycles rythmiques). A
certains moments, un soliste interprète un
taksîm. La suite se conclut par un saz semai,
pièce instrumentale jouée par tout l’orchestre.
Les pièces qui composaient le fasýl ont
été héritées de la tradition persane et puis,
très vite, des formes proprement ottomanes
y ont acquis une place prédominante. Au fil
du temps, les chansons þarký, plus légères,
ont été intégrées au fasýl, et le propre sens
du mot a changé à partir du XIXè siècle pour
désigner des suites de chansons.
On peut souligner finalement l’importance
de l’orchestre militaire ottoman, le mehter, qui
avait des instruments très sonores, notamment le zurna (hautbois à la sonorité puissante et majestueuse qui composait la base
mélodique des compositions) et le davul
(grosse caisse battue en deux temps). On
peut citer aussi le boru (des cornes en
métal), le köþ (grosse caisse d’un mètre et
demi de diamètre), les nakkare (timbales
faites en cuivre recouvertes de peau), et les
zil (cymbales).
L’orchestre pouvait jouer de la musique
militaire en temps de paix ou de guerre,
et chaque événement protocolaire du palais
(réception des ambassadeurs, couronnement du sultan, etc.) permettait aux habitants
du palais et à la population d’Istanbul de se
familiariser avec les mehter.
Il y avait une forme musicale propre qui
lui était assignée, le mehter nevbet (dont le
nom renvoie à une grande forme appelée
nawba, francisée en « nouba »). A côté du
mehter officiel existait aussi le mehter-i birun,
un orchestre d’instruments à vents convoqué
pour les danses et les parades de fêtes.
LES TROUBADOURS ANATOLIENS : ENTRE POÉSIE
ET MUSIQUE
Comme nous venons de voir, une grande
partie de la culture musicale turque est issue
du riche héritage ottoman. Cependant, le
plateau anatolien a vu défiler au long des
siècles d’innombrables tribus et ethnies différentes et nomades (surtout les Türks venus
d’Asie centrale à partir du IXè siècle), qui
avaient apporté avec eux leurs idiomes musicaux constitués, et dont on peut retrouver
encore de vivaces traces surtout à la campagne et dans les villages.
Chez ces Türks, et même avant leur
venue en Anatolie (et même avant leur islamisation) il existait des bardes musiciens
nommés ozan. A partir de leur installation
complète en Anatolie du XIIè au XIIIè siècle,
ces bardes prennent le nom d’aþýk.
Figure essentielle de la vie musicale et
poétique typiquement anatolienne, l’aþýk est
un troubadour et chanteur itinérant, qui chemine d’un campement ou d’un village à
l’autre, et bénéficie de l’hospitalité de ceux
qui l’accueillent. Le terme d’aþýk signifie à
la fois « amoureux » et « poète musicien
», « troubadour » : en tant qu’amoureux, il
chante l’amour, divin ou humain. Il chante
aussi les épopées. Enfin, outre son rôle d’«
interprète » de la tradition poétique passée,
il est lui-même poète et créateur, et transmet
à la postérité ses chants, par la seule voie
de la tradition orale. Ce terme d’aþýk apparaît surtout à partir du XVè siècle, et commun
à l’Anatolie orientale, l’Azerbaïdjan et l’Arménie ; il est d’abord l’héritier des bardes
d’Asie centrale, et en lui se combinaient la
fonction de chantre tribal, chargé d’entretenir
la mémoire collective par l’épopée, et celle
de l’homme de savoir (chaman).
Selon Jérôme Cler, c’est ce rôle proche
de celui des anciens chamans qu’on peut
le mieux identifier à la culture nomade des
Türks de la steppe, et qui se marquera tout
au long de l’histoire anatolienne par une
abondante poésie musicale et mystique, ellemême reflet d’une religiosité très spécifique
aux tribus turkmènes de l’Est et du Centre
de l’Anatolie. Leur style, durant toute l’histoire ottomane, s’est défini par opposition
à la musique savante : opposition de registre de langue, de métrique et de genre pratiqué. Les textes des aþýk comportent très
peu d’éléments arabes ou perses, et les
modes musicaux restent plus simples que
les makam classiques ; le rythme utilisé est
fréquemment l’aksak (soit « boiteux », dans
la vraie tradition turque et balkanique).
L’apparition des bardes itinérants correspond à l’émergence d’une tradition littéraire anatolienne en langue turque : les plus
anciennes œuvres poétiques sont les hikmet,
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,
35
: YASEMIN ÖZTÜRK
PHOTO
TEKIN AKGÜL AU SAZ, HÔTEL DE VILLE DE NANCY
LORS DES CÉLÉBRATIONS DU CENTENAIRE DE LA LOI 1901
poèmes religieux destinés à propager l’islam
parmi les populations nomades. Ces textes,
composés de quatrains, versifiés selon les
modèles populaires turcs (en hepta- et octosyllabes) étaient surtout des éloges de la
vie ascétique, et glorifiaient des miracles du
Prophète. Diffusés et transmis oralement, ils
auront une grande incidence sur la poésie
anatolienne : les Ilâhi de Yunus Emre perpétuent cette tradition tout en l’enracinant dans
la terre anatolienne.
Un autre élément indispensable à la compréhension du rôle de certains aþýk serait
la société elle-même, et son regard sur
les nomades qui croisaient le grand carrefour qu’était le plateau anatolien : les Türks
qui avaient déjà été sédentarisés plus tôt
acceptaient mal le déferlement de nomades
(possédant des troupeaux de moutons et
chevaux, réclamant des espaces pour leurs
migrations saisonnières), car durant leur trajet
ils saccageaient les cultures sédentaires, provoquant ainsi des conflits (qui nécessitaient
éventuellement l’intervention de l’Etat).
Ainsi, dans l’histoire des tribus de l’Est
et du Centre anatoliens on retrouve de nombreux récits concernant la révolte de ces
nomades, conduits par leurs baba, et de
leur sanglante répression. Ces baba (littéralement « pères ») étaient des personnages charismatiques en qui se conjuguaient
le chef guerrier tribal et le chef religieux ;
ils étaient eux-mêmes influencés par certaines confréries jugées peu orthodoxes. Néanmoins, certains baba eurent un rayonnement
culturel considérable, comme Yunus Emre
36
OLUSUM/GENESE
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,
et Haci Bektaþ Veli, qui donnerait son nom
à une confrérie hétérodoxe de l’histoire ottomane et turque (le bektasisme, ou bektaþýlýk,
qui prônait la tolérance, la connaissance de
soi, la foi et l’amour de Dieu, afin de parvenir
à la connaissance suprême de ce dernier).
Dans tout l’Est de la Turquie, et notamment dans les régions de Kars, Van, Erzurum, la vie poético-musicale est très riche,
et suscite une sociabilité particulière autour
des aþýk. Ceux-ci se font inviter dans les villages pour des festivités, et c’est alors l’occasion de grandes réunions dans une maison
du village. Après l’accueil et les rituels de
bienvenue, où tout le monde vient saluer le
barde en lui baisant la main (signe de respect) et où une jeune fille verse de l’eau parfumée dans les mains de chacun, l’auditoire
s’assoit en demi-cercle autour de l’aþýk. Les
femmes généralement ne font pas partie de
l’assistance ou restent en retrait, sur le seuil.
L’aþýk peut dans une telle soirée chanter plus
de cinq heures d’affilée, pratiquement sans
pause : la longueur et l’intensité de la performance sont les conditions nécessaires pour
rester concentré et trouver l’inspiration. Les
grands aþýk viennent toujours accompagnés
d’« apprentis », qui portent leur saz (sorte de
luth à long manche typiquement anatolien)
et les servent : comme dans tous les métiers
d’artisanat en Turquie, la relation de maître
à disciple repose sur cette présence d’un «
apprenti » (çýrak) qui peut être très jeune et
reste aux côtés de son « formateur » jusqu’à
sa maturité, où il prendra son indépendance.
Généralement, à la fin de la soirée, le grand
maître est entouré par les admirateurs, désireux de s’entretenir personnellement avec
lui ou de l’héberger chez eux (ce qui découle
de la traditionnelle hospitalité turque).
Outre l’invitation villageoise, il existe des
lieux quasi institutionnels où sont assurés à
la fois la performance et la transmission. Par
exemple, à Kars, où les veillées d’hiver sont
longues, il paraît que les gens se réunissent
les soirs dans un café (ou maison de thé),
toutes professions et classes d’âge confondues ; moyennant un petit droit d’entrée,
on boit du thé (ne sont présents que les
hommes) et on écoute les aþýk. Au long de
ces soirées jouent et chantent successivement les « apprentis », puis les jeunes aþýk et
enfin les maîtres : tous exposent leur réper-
toire ou se livrent à d’étonnantes joutes poétiques. Ces cafés sont donc aussi bien des
écoles, où les jeunes participants éveillés à
la vocation de barde peuvent s’imprégner
de l’art des maîtres : l’apprentissage par
imprégnation complétera dans leur formation l’enseignement du maître auquel ils sont
attachés.
Les aþýk jouissent d’un grand prestige.
A leur rôle de poète musicien s’ajoute celui
de conseiller, de soutien moral : leur parler
doit être un parler vrai. C’est donc ce rôle
moral important qui suscite l’approbation
par ses parents de la voie où s’engage le
futur aþýk. Du reste, le plus souvent la transmission commence au sein même de la
parenté : l’un apprend de son père, l’autre
d’un oncle ou d’un ami du père, certains
même de leur mère (car les femmes assurent souvent la sauvegarde de la tradition
poétique). Comme l’expliquent les musiciens,
l’apprentissage se fait par la vue et par
l’ouïe : écouter les chants, pour en composer
de nouveaux, regarder le saz pour se fabriquer son propre style. Puis ils suivent leur
maître comme apprentis, parcourant avec lui
le pays jusqu’à leur maturité. Le titre d’aþýk
est donné, paraît-il, à partir du moment où
l’« apprenti » maîtrise un certain nombre de
makam.
Outre son rôle de « moraliste » et poète
lyrique, l’aþýk est aussi le narrateur des grandes légendes, hikâye (« histoire »), épopées
traditionnelles héroïques ou amoureuses. En
fait, tous les héros des hikâye à thème amoureux sont généralement des aþýk aussi. Dans
ces légendes, l’éveil de la passion amoureuse est raconté dans les mêmes termes
que celui de la vocation poétique.
Ces hikâye font alterner le récit en prose
et les chansons accompagnées au saz, quatrains traduisant les propos des personnages sur le mode lyrique : l’aþýk est l’auteur
des parties versifiées et le « compilateur », le
conteur des narrations qu’il enrichit d’aventures ou de personnages nés de son imagination. Parfois, les auditeurs eux-mêmes
chantent à la place du conteur, quand ils connaissent déjà les refrains. La narration dure
plusieurs heures, entrecoupée de pauses
où l’on dit que le conteur « endort son histoire » ; quand il reprend, il demande dans
une chanson improvisée où il en était, et
quelqu’un de l’assistance doit lui répondre
en lui donnant un bakþiþ, une sorte de pourboire.
Autre grand thème narratif très répandu
sur toute l’aire géographique de l’Anatolie
et même chez les voisins non turcophones (Arméniens, Kurdes, Géorgiens) est le
« bandit d’honneur ». Ce hors-la-loi redresseur de torts est un archétype de l’imaginaire anatolien, immortalisé notamment dans
l’épopée de Köroðlu, où l’on raconte l’histoire
d’un de ces bandits qui se réfugie dans les
montagnes de Çamlý Bel avec ses compagnons, menant une vie pleine de péripéties
(dont un grand nombre est souvent inventé
à l’occasion de la narration). On retrouve ce
personnage dans l’Ouest anatolien sous les
traits du zeybek, non en tant qu’objet de narrations épiques mais figuré, évoqué par une
danse lente, aux figures complexes et très
ritualisée.
Plusieurs aþýk sont devenus célèbres
au fil des années, grâce à la transmission
de leurs vers et de leurs poésies de génération en génération, comme Aþýk Veysel
(1894-1973), l’un des plus connus aþýk issus
de Sivas ; son poème le plus connu est sans
doute celui en hommage à Mustafa Kemal,
composé en 1933, soit lors du dixième anniversaire de la République en Turquie. Par la
suite Veysel a travaillé dans les instituts villageois (halk evleri et halk odalarý, cf. chapitre
I) en tant que professeur de saz, malgré ses
problèmes de santé qui lui dérobaient peu
à peu la vision. En 1965 l’Assemblée Nationale turque a décidé de lui donner une sorte
de salaire mensuel en rétribution à sa « contribution à la langue turque et à la solidarité
nationale ». Dans la ville natale de Veysel, il
y a même aujourd’hui un musée qui lui est
consacré.
La personnalité qui représente le mieux
l’archétype de l’aþýk c’est probablement Pir
Sultan Abdal, dont les textes poétiques n’ont
cessé d’être chantés jusqu’à nos jours. Il
reste le symbole de la lutte des plus faibles
contre les injustices du pouvoir (surtout pour
les alevi), et à Sivas on peut même trouver
une grande statue qui le représente, brandissant son saz comme une arme. Ce luth
est devenu au long des années le symbole
de l’unité nationale, dans l’esprit de la halk
müziði (« musique populaire »), ce qui nous
N° 85 OLUSUM/GENESE
,
37
permet de dire qu’il est l’éminent représentant de la musique populaire turque.
De fait, dans tout le pays la pratique du
saz est courante, soit parce qu’elle fait partie
intégrante de la vie culturelle locale, soit par
influence des milieux urbains qui ont donné
à l’instrument tout son prestige en valorisant
la halk müziði. Cet instrument est considéré
« complet », car il accompagne le chant,
mais peut aussi faire danser.
Par ailleurs, ce luth qu’on appelle saz
(terme générique emprunté au persan) porte
en fait de nombreux noms régionaux. Un des
noms plus populaires du saz est baðlama
(avec un manche un peu plus court), mais
selon les tailles on trouve aussi des dénominations telles que cura et bozuk.
Le goût incontestable des Turcs pour
la pratique des luths, à la ville comme à
la campagne, s’est apparemment doublé
aujourd’hui d’une « standardisation » qui
va jusqu’à modifier les répertoires locaux
(comme l’on peut constater de plus en plus
sur les airs de danse de la mer Noire, originellement très rapides sur les kemençe et
qui tendent à être ralentis lorsqu’on les joue
sur un saz, à cause des différentes articulations mélodiques).
En plus, la radio et les conservatoires ont
largement contribué à promouvoir l’image du
saz en tant que « guitare de l’Orient ». A tra-
LE
38
«ZURNA»
ET LE
«DAVUL»,
OLUSUM/GENESE
N° 85
,
INSTRUMENTS INDISPENSBLES AU FOLKLORE TURC
vers le saz, la politique musicale parvenait
ainsi à un certain degré de réalisation, même
si des contre-modèles ont subsisté. On pourrait d’ailleurs citer de nombreux chanteurs
aþýk de renom qui ont eux aussi largement
popularisé le saz et qui sont devenus de
vrais modèles pour les jeunes musiciens,
dont notamment Arif Sað : aþýk « moderne
par excellence », il est connu par son style
très virtuose et enflammé. Récemment il a
entreprit aussi une « réactualisation » de la
tradition des aþýk, en réinterprétant l’héritage
des anciens dans une perspective de sauvegarde et renouvelant le son du propre saz (il
se distingua surtout par sa façon de le jouer,
sans plectre).
Fêtes, rituels et danses
Un constat auquel nous pouvons facilement parvenir, après avoir parcouru un peu
de la caractérisation et de la formation des
singularités musicales de la Turquie, c’est
que la musique occupe une place très importante dans la scène culturelle de ce pays, et
qu’elle s’y fait presque omniprésente. En fait,
il est même très rare de trouver des Turcs
ne sachant jouer d’un instrument ou chanter, et on a l’impression que la musique
est partout, que ce soit dans la rue, dans
les restaurants ou dans les bus (ou encore
dans les dolmuþ) ; qu’elle soit
canlý (littéralement « en vif, en
direct ») ou issue de la radio,
de simples cassettes ou de
cd’s.
En fait, l’amour de la
musique comme expression
d’une sociabilité idéale semble
être partagé par tous, que ce
soient hommes ou femmes et
musulmans sunnites ou alevis
(au-delà de leurs différends religieux). La musique assure ainsi
le rôle d’un langage composé
de manière à permettre la communication directe et interactive
entre les plus profondes émotions (duygular) issues de ce
qui constitue le centre et l’origine des sentiments de chaque
individu, soit le cœur lui-même
(gönül).
Quel que soit le milieu, lorsqu’il s’agit
de la musique, on peut parler de l’existence
d’une sociabilité réduite et d’intimité, dont
le champ lexical mêle l’affectivité, l’idée du
cercle restreint et la musique elle-même. Une
des plus courantes expressions que l’on peut
citer est celle de muhabbet etmek ou sohbet
etmek, qui englobe plusieurs notions : celle
d’une conversation et de la musique jouée,
chantée ou dansée à tour de rôle. On trouve
aussi le terme de yarenlik, mot formé à partir
du radical yar (« l’aimé ») ; il s’applique à la
réunion joyeuse autour de ceux qu’on aime,
manifestant cette chaleur de la rencontre par
le chant, la musique et la danse.
Dans tous les milieux, le muhabbet apparaît comme un mode de rencontre très courant, et où l’on assigne le premier rôle
toujours à la musique. Il est très prisé notamment parmi la petite bourgeoisie des villes
(instituteurs, employés de mairie, etc.) et
entre les hommes, qui se réunissent souvent
autour d’une table pour discuter, boire (du
thé ou raký) et jouer ou écouter du saz entre
amis.
Non seulement en milieu urbain mais dans
toute la Turquie, il existe des musiciens professionnels invités pour les festivités, principalement les fêtes de mariage. On les appelle
souvent çalgýcý, « instrumentistes », et ils peuvent avoir une activité intense, jouant presque sans arrêt lors de différents événements
qui se suivent au cours d’une même période,
ce qui leur assure des revenus non négligeables. Certains d’entre eux gagnent la considération de leurs semblables après s’être
présentés au concours de la Radio (qui
pourra faire appel à eux pour renforcer l’accent d’authenticité dans la performance de
chansons de leur région); de tels musiciens,
dans une noce ou dans une simple fête de
province, la signalent aussitôt comme riche.
La musique de fête en Turquie est symbolisée à travers le jeu du davul (tambour)
et du zurna (hautbois). Il est devenu impossible d’imaginer une fête, dans un village
ou petite ville, sans la présence du couple
davul-zurna. Ces deux instruments accompagnent essentiellement les danses. C’est le
joueur de davul qui rend le rythme facilement
audible ; il prend aussi une part active à la
danse car il accompagne les rondes et exé-
cute des pas de danses. Quant au joueur de
zurna (zurnacý), il doit se soumettre aux instructions du joueur de davul ou du meneur :
il se tient à l’écart, avec ses joues gonflées
pour pouvoir assurer le souffle continu dans
l’instrument. Le couple davul-zurna est le «
noyau » musicale de toutes grandes occasions et fêtes, et il accompagne aussi les
jeunes hommes qui partent faire leur service
militaire.
La fête par excellence en Turquie est
sans doute celle du mariage. La noce en
turc se dit düðün, d’un radical signifiant
le « lien ». C’est en effet dans la fête de
mariage, conclusion d’une alliance, que l’intensité musicale doit être maximale, forme
d’expression majeure de la fête collective.
Quand la famille du futur marié choisit ses
musiciens, ça dépend évidemment de son
budget, car la noce représente une dépense
fastidieuse (et surtout dans le contexte économique de crise où la Turquie se trouve
depuis quelques années, avec une inflation
galopante et l’augmentation du coût de la
vie). Ainsi, quelques semaines avant la noce,
les parents des mariés iront trouver des
musiciens pour discuter des conditions : le
« cachet » peut apparemment se marchander, et dans la négociation on fait toujours
allusion au bakþiþ, pourboire qui s’ajoute au
prix convenu. En plus, tout au long de la
noce, chaque air joué incite l’assistance à
aller glisser de l’argent dans les poches des
musiciens ou sous leur casquette…
Naturellement, dans les mariages le premier rôle est tenu par le couple inséparable
formé du hautbois zurna et de la grosse
caisse davul.
Toute noce fait alterner des « stations »,
soit aux abords des maisons respectives des
futurs mariés, soit sur la place du village, et
des « processions », qui toutes partent de
la maison du marié et y retournent. Le dernier jour de la noce, une première procession partira de sa maison pour aller chez la
promise chercher le trousseau et le ramener
chez lui (ou à la maison du nouveau couple).
Enfin, lors de la dernière phase du mariage,
c’est le jeune marié lui-même, accompagné
de ses témoins, qui se rendra chez elle,
davul-zurna en tête et suivi d’une foule qui
chante et danse. Ces danses peuvent s’en-
N° 85 OLUSUM/GENESE
,
39
chaîner pendant longtemps, dans la cour
ou dans la rue. Parfois les hommes sont
d’un côté de la maison et dansent au son
du zurna, alors que derrière la maison les
femmes dansent au son des musiciens assignés à la famille de la jeune fille. Enfin,
le mariage s’achève par une ultime procession, où le marié conduit chez lui sa jeune
épouse à travers le village, toujours précédé
du couple davul-zurna.
Chaque étape rituelle du mariage com-
DANSEUSES QUI JOUENT DU
40
OLUSUM/GENESE
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,
«ZIL»
porte son genre musical. Il y a tout d’abord
les rituels les plus secrets, ceux de la maison
de l’épousée : lors de la nuit du henné (kýna
gecesi), ses mains sont teintes et les femmes
chantent les dernières heures de la jeune
fille dans son foyer en des sortes de thrènes, « airs à faire pleurer la mariée ». Puis
des rituels collectifs, comme l’accueil des
visiteurs et invités, escortés à leur arrivée par
le davul-zurna, ou les processions. La musique signale enfin les moments importants
de la fête, comme celui où
la jeune femme monte sur
le cheval (aujourd’hui plutôt
dans une voiture) pour aller
vers sa nouvelle demeure
ou encore lorsqu’on arrête
momentanément la musique pour énoncer les
cadeaux offerts au couple
par les proches (taký). Ainsi,
l’unité de la fête est dans
la musique, omniprésente.
Comme dans la pratique
musicale intime et spontanée du muhabbet ou du
yarenlik,
la
musique
exprime et signale le lien
social, concrétisé directement par la danse.
Tout comme la musique, la danse a joui, durant
des siècles, d’une intense
vitalité en Turquie. On ne
pourrait, par exemple, pas
imaginer une fête ou une
cérémonie occasionnelle,
dans laquelle la danse
n’aurait pas sa part. Les
danses sont souvent chantées et on désigne par le
même nom à la fois la
mélodie et la danse ellemême. Les hommes et les
femmes dansent ensemble, en groupes alternés.
Il existe cependant certaines danses propres aux
hommes et d’autres réservées aux femmes. On
estime qu’il existe en Anatolie plus de mille danses
différentes. Elles sont par-
ticulières à chaque région, elles ont leur
propre histoire et sont souvent liées à des
pantomimes.
D’une manière générale, on peut regrouper les principaux types de danses traditionnelles turques en fonction de quatre
principales « branches » selon la configuration de la performance : en forme de cercle,
de demi lune, en face à face (dont littéralement le karþýlama) ou en chaîne. Dans ce
dernier groupe, la première personne (en
tête de la chaîne) doit exécuter des mouvements particuliers et spécifiques par rapport à sa position privilégiée, et souvent elle
évolue avec une écharpe à la main.
On peut aussi classifier les danses traditionnelles par rapport aux thèmes auxquels
elles font allusion : la nature, les animaux,
la guerre, etc. Enfin, une autre classification
serait envisageable, selon les figures développées au long de la danse : on aurait alors
les danses à figures simples (on tourne, se
donne la main, marche d’un côté à l’autre,
les hommes s’agenouillent…) et celles à figures complexes (notamment le zeybek, où
l’on imagine des guerriers en combat). On
constate aussi que l’utilisation d’accessoires
est très fréquente parmi les danses traditionnelles turques : il y a les cuillères en bois
(kaþýk), l’écharpe, le sabre et le bouclier, le
couteau, le miroir…
Nous retiendrons la plus courante des
classifications concernant les danses traditionnelles turques, pratiquées lors d’occasions spéciales, soit autour de six « groupes
» (bölge) à caractérisation générale, auxquels on pourrait identifier et rattacher la
majorité des danses présentes en Anatolie
et dans presque toute la Turquie : ce sont
les zeybek, halay, horon, bar, karþýlama et
kaþýk.
Les danses du « type » zeybek sont
caractéristiques surtout de la région d’Izmit,
Denizli, Eskiþehir et Çanakkale, soit de la
région ouest de la Turquie. Ces danses solitaires, lentes, se distinguent par une allure
très particulière, alternant des poses où le
danseur regarde au loin, dans une attitude
fière, et des enchaînements de figures complexes. Les mélodies sont amples et d’ambitus large, se structurant sur neuf temps.
Chaque cycle de neuf temps correspond à
l’ascension jusqu’à un climax, suivi aussitôt
d’une pause qui relance le cycle suivant.
Cette tension dramatique fait alterner des
phases lentes et de soudaines accélérations
du mouvement, le cycle se concluant par
un agenouillement ou un saut. Ce qui est
important aussi dans un zeybek c’est son
contenu symbolique : même si personne ne
connaît la signification précise de chacune
des figures de la danse, tous savent qu’elles renvoient au personnage quasi mythique
du justicier hors la loi (qui, pour un crime
d’honneur, prenait le maquis avec ses compagnons et défendait les villageois contre les
abus des grands seigneurs liés au pouvoir).
La plupart de ces danses commence lentement, avec les danseurs qui se « promènent » sur la scène, de manière se mettre à
l’aise avec l’assistance. Ensuite, la musique
change assez brusquement et ils se mettent
à danser en poussant des cris. Cette partie
de la danse est appelée nara, et elle se fait
importante car elle marque le début de la
partie principale de la danse. Il faut remarquer
que la nara est mise en place uniquement
par les hommes, qui sont aussi les principaux danseurs du zeybek. Ils y sont appelés
Efe, en rappel aux soldats de l’Ouzbékistan
(qui faisait partie de l’Empire ottoman) et qui
se sont installés dans la région de la mer
Egée. Les femmes peuvent aussi danser au
zeybek, mais séparées des hommes, et elles
sont plutôt présentes en jouant les kaþýk
autour des danseurs.
On pourrait identifier environ trente cinq
pour cent des danses traditionnelles turques au « type » halay. Ce mot vient de
la racine alay, qui veut dire « groupe de
personnes », « bande d’individus ». Dans
ces danses, souvent pratiquées dans des
espaces extérieurs au son du couple davulzurna dont nous avons déjà parlé, le plus
important c’est l’union du groupe pendant la
danse. Hommes et femmes peuvent danser
ensemble, et toujours en chaîne ou en file.
Ils se donnent la main ou se tiennent par
le bras, exécutant des pas plutôt simples et
la configuration de la chaîne peut être en
cercle ou demi-cercle. Le danseur qui est
en tête de la chaîne (halaybaþý), tient souvent une écharpe à la main, qu’il manipule
selon le rythme de la musique, et il peut également se détacher pour exécuter des pas
plus compliqués en solo à certains moments
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,
41
de la danse.
Les halay peuvent être plutôt lentes ou
rapides, selon le rythme déterminé par la
musique, et ce sont des danses caractéristiques de grandes réunions et occasions,
comme lors des mariages ; elles existent
surtout dans la région centrale et sud-est de
l’Anatolie, soit en partant d’Ankara, Kayseri,
et Adana jusqu’à Sivas, Erzurum, Erzincan,
Elazýð, Diyarbakýr, etc…
Dans la région du bord de la mer Noire,
soit au nord-est de la Turquie (Trabzon,
Samsun, Ordu, Rize…), on trouve le berceau
des danses horon. Issues de la tradition du
peuple laz installé dans cette région pendant
l’Empire ottoman, les horon sont dansées au
son du kemençe, instrument populaire régional équivalent de la lyra grecque : c’est une
vièle à la forme allongée, avec trois cordes
en boyau, qui se caractérise par un jeu polyphonique (grâce à un archet que l’on tient
avec la main droite). Il y a aussi le tulum, cornemuse comportant deux tuyaux de roseau
à cinq trous, auquel les laz accordaient une
place très importante.
Le horon joué par les kemençe est une
musique en général très joyeuse et à la sonorité sinueuse, qui reflète le paysage local de
la région de la mer Noire. La pêche est une
des activités les plus importantes de cette
région, et on la retrouve également symbolisée dans les horon, appréciées particulièrement des pêcheurs qui, pour les exécuter,
doivent trembler de leurs épaules, s’accroupir puis rebondir rapidement, tout en imitant
les frétillements des hamsi (anchois) lorsqu’ils sont pris dans les mailles du filet. Certains chants laz imitent même les clapotis
des vagues de la mer Noire.
Surtout dans la région est de l’Anatolie
(Erzurum, Erzincan, Kars, Aðri) on retrouve
les bar. Dans ces danses collectives, nobles
et très esthétiques, le nombre idéal de danseurs est de neuf individus, qui se tiennent
côte à côte et se donnent les mains. Comme
dans les halay, le premier danseur peut tenir
une sorte d’écharpe à la main, et il est appelé
barbaþý.
Hommes et femmes peuvent danser,
mais les bar performées uniquement par les
hommes sont plus fréquentes et importantes,
42
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,
et on peut y voit une symbolique de l’amitié
et de l’héroïsme masculins. Il est commun
aussi que les hommes « crient » le nom de
la ville d’où ils viennent (et donc d’origine
de la danse elle-même) avant de commencer à danser. A certains moments, seuls
deux individus (un couple) dansent, les
mains libres : ces solos commencent lents
et deviennent graduellement plus rapides,
avec une finalisation par l’agenouillement de
l’homme en face de la femme, qui tourne
autour de lui.
Ce même mouvement, de la femme qui
tourne autour de l’homme agenouillé et qui
l’applaudit, constitue un élément important
des danses karþýlama. Le mot karþýlama correspond à l’acte réciproque de deux individus qui vont à la rencontre l’un de l’autre,
se tenant en face à face. Dans ces danses,
typiques de la région de la mer de Marmara
(Izmit, Adapazarý, Çanakkale, Bursa, Bilecik),
hommes et femmes dansent face à face,
souvent sans se toucher, mais en faisant des
figures de révérence l’un envers l’autre.
Il y a aussi une sorte de karþýlama qu’on
appelle çiftetelli, et qui est plus caractéristique de la portion turque de la Thrace, et
principalement d’Istanbul. La çiftetelli se distingue des autres karþýlama car elle suit un air
joué au violon, sur deux cordes. Dans cette
même région de la Thrace on retrouve aussi
des danses hora, qui diffèrent des karþýlama
dans la mesure où l’on « tape » très fort le
pied sur le sol pendant la danse, qui commence très lente et dont le tempo s’accroît
graduellement (souvent dansent hommes et
femmes en groupe, cercle ou demi-cercle).
Finalement, il y a en Turquie plusieurs
danses dont la singularité est le voir le danseur jouant agilement au même temps des
cuillères en bois, kaþýk, une pair à chaque
main. Naturellement dans ces danses chaque
individu danse séparément, dans se donner
le bras et sans configuration de groupe.
Ces danses représentent souvent la vie quotidienne des peuples nomades Türks arrivés au centre de l’Anatolie au IXè siècle,
en racontant leurs histoires anciennes. Elles
sont caractéristiques des villes qui se trouvent au cœur de l’Anatolie, telles que Konya,
Kýrþehir, Antalya et Afyon.
Par ailleurs, on pourrait citer d’innombra-
bles autres types particuliers de danses turques, comme les bengi, les güvende, les
köçeri, etc. Ce qu’on peut retenir, enfin, c’est
le contexte dans lequel s’inscrit la performance de toutes ces danses : toujours lors
d’une réunion des membres du groupe, que
ce soit pour une circoncision, mariage, fête
publique ou départ à l’armée ; ainsi, ces
danses sont des représentations figurées de
l’union des individus au sein de la société,
tout en laissant transparaître les rapports des
membres entre eux et les singularités propres à chaque région.
Le paysage musical contemporain
et les effets des influences urbaines
Comme nous avons pu constater, lorsqu’il s’agit de la musique turque on évoque
souvent l’opposition entre halk müziði (musique populaire, traditionnelle) et sanat müziði
(« musique d’art », surtout d’héritage ottoman). Cependant, vers les années quatrevingt il a eu ce qu’on peut appeler un «
phénomène majeur » de la modernité urbaine
turque, et qui a opposé un contre-modèle à
la musique populaire officielle halk müziði :
c’est l’arabesk.
Le terme arabesk a été employé pour la
première fois en tant que désignation d’un
genre par Orhan Gencebay, à propos de son
premier « tube » Bir teselli ver, en 1969. Il
avait utilisé ce mot selon son entendement
d’une synthèse musicale entre musique classique turque, genres folkloriques et chansons du type « oryantal » (inspirées de la
musique égyptienne). Pourtant, l’arabesk est
difficile à définir car il n’est pas seulement un
style de musique, mais il correspond aussi à
un état d’esprit de la société turque qui commençait à revendiquer une vision « postmoderne » du monde.
On peut dire que la culture arabesk doit
beaucoup à la culture des gazino qui l’avait
précédée, dans les années quarante et cinquante. Les gazino étaient des sortes de
cabarets où l’on pouvait boire, manger et
assister à des performances musicales et de
danse. On opposait les aile gazinosu (littéralement à caractère « familial », et que l’on
pouvait fréquenter ouvertement) aux pavyon
(lieux malfamés dans les banlieues et de
fréquentation masculine, où les danseuses
étaient non rare des prostituées). Dans certains gazino (et surtout dans les aile gazinosu) il y avait des concerts aussi dans
l’après-midi ; ces séances étaient quasiment
toujours complètes (c’était moins cher que
celles du soir) et l’audience était surtout féminine. En effet, il s’agissait là d’une bonne
opportunité pour les femmes de s’y distraire
et de passer le temps ; elles y allaient souvent en groupe et y emmenaient à manger
aussi, faisant une sorte de pic-nic pendant
le concert.
Un des interprètes les plus connus et
aimés de ce public notamment féminin était
sans doute Zeki Müren (1931-1996). Naturel de Bursa, Zeki eut une formation musicale solide et d’orientation plutôt classique ;
il s’est fait connaître au début grâce à ses
interprétations parfaites de chansons otto-
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manes, appartenant à la türk klasik müziði
(cf. chapitre II) : dans cette « musique classique turque » il y a des règles assez strictes concernant la prosodie et les oscillations
vocales à respecter lors de l’interprétation,
ce qui n’exclue pas pour autant que le chanteur y développe son propre style. Et Zeki
en avait un, caractérisé surtout par sa prononciation très nette, qui convenait bien à
ce genre musical et qui était très apprécié
par le public. On peut dire aussi de Zeki
Müren qu’il a été un des premiers chanteurs
turcs à donner librement de grands concerts
publics, alors que la plupart des interprètes
des années 60 était sous contrat avec des
radios. Unique en son genre, Zeki était polyvalent : il chantait à la fois les chansons dites
« classiques », et excellait tout en respectant
les règles strictes, mais il est connu aussi
pour son répertoire populaire et surtout pour
ses tenues extravagantes sur scène (il s’habillait souvent en femme, plein de paillettes,
avec des chaussures à talons…). Il a fait
aussi des films, et il jouit d’une inouïe popularité jamais vue en Turquie auparavant.
Ainsi, les gazino ont été contemporains du
début de l’arabesk : plusieurs musiciens qui
jouaient pendant la journée dans les orchestres de la TRT2 travaillaient la nuit dans
les gazino, en interprétant surtout des chansons inspirées du répertoire égyptien : étant
donnée l’interdiction officielle de toute exécution de musiques de films égyptiens en arabe
à la fin des années quarante, on a traduit
et imité ces musiques « alaturka ». Le résultat fut immédiat et très puissant, puisque ces
chansons, désormais en turc, étaient beaucoup plus facilement mémorisées et véhiculées librement par les auditeurs.
On associe souvent l’arabesk aux
gecekondu, bidonvilles des banlieues d’Istanbul ou d’autres grandes villes. Cette culture est devenue le porte-drapeau des gens
de la périphérie et des migrants venus du
sud-est anatolien aux grandes villes en quête
d’un style de vie plus « moderne ». Il y en a
aussi qui parlent de l’arabesk en tant que «
culture du dolmuþ », dans la mesure où le
dolmuþ est un taxi collectif, dont le chauffeur
est souvent un de ces migrants du sud-est
et qui écoute sans arrêt ses cassettes des
grands « stars » de l’arabesk.
La musique arabesk est très liée aussi au
44
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,
cinéma turc : l’avènement d’un cinéma réaliste mettant en scène des drames familiaux
dans des milieux modestes, souvent inspirés
par des faits réels. Peu à peu les scénarios
de ces films se sont centralisés sur un héros
issu du petit peuple (surtout un migrant de
l’intérieur du pays « exilé » dans la grande
ville), qui se voit envoûté par une femme ;
mais cette passion est impossible ou malheureuse, et imprégnée de fatalité. Les grandes stars de la musique arabesk n’ont jamais
manqué d’interpréter les héros de ces films,
où ils chantaient et jouaient, comme notamment Ibrahim Tatlises.
Le leitmotiv des textes des chansons arabesk, comme la plupart de celles d’Orhan
Gencebay, Ferdi Tayfur et Ibrahim Tatlises,
outre l’exil, la séparation et l’amour impossible, sont le fatalisme et l’impuissance face au
destin. Ils insistent sur la représentation du
malheur, et le chanteur souffre, baigne dans
un lac de larmes, s’affronte à son destin, il
est seul, sans remède…
Les concerts arabesk à Istanbul dans les
années quatre-vingt étaient les plus courus et
suscitaient une affluence énorme, qui prenait
parfois une allure de manifestation (idéologique voire même politique), où des banderoles s’élevaient, proclamant « Victoire à
l’arabesk », « Non à la TRT ».
C’est aussi dans ce contexte de fourmillement culturel et provocateur qu’un autre
nom est venu bouleverser la Turquie : Bülent
Ersoy. Renommé interprète des années 80,
Bülent était au départ un chanteur de musique
classique turque, tout comme Zeki Müren,
et il avait aussi enregistré de remarquables
albums de türk sanat müziði, dont Konseri
(1988). Sa voix profonde s’est ensuite dirigée
vers l’arabesk, et depuis Bülent a enchaîné
des controverses et des polémiques autour
de lui, surtout à propos de son changement
de sexe (il s’est fait opérer dans les années
80, mais il choisit de garder son prénom
masculin) ; cela lui valut des problèmes avec
les autorités turques et l’exil pendant quelques années. Depuis 1994, Bülent Ersoy
présente des émissions télé (talk-show) et
éveille toujours des discussions avec son
style direct et osé. Et pour plus excentrique
qu’il soit, il demeure un des chanteurs plus
connus en Turquie.
Un autre phénomène encore plus récent
: IBRAHIM ÖÐRETMEN
dans la danse un moyen de développer et
affiner leur sensualité.
Malgré le mépris dont elle a fait l’objet au
long de plusieurs années pendant lesquelles
tout ce qui se rapportait à la culture arabe
était considéré « malsain » (comme nous
avons vu au chapitre I, à propos du début
de la République), et en dépit de la vulgarisation de la part des danseuses de nombreux
gazino (dont les performances regorgeaient
d’appels à la sexualité, avec le contact des
hommes qui « plaçaient » des billets sur le
costume infime de la danseuse), la danse
PHOTO
dans la scène musicale turque est l’émergence de la pop müzik. Inspirée de la
musique occidentale, d’abord française puis
notamment américaine, cette musique
hybride est par excellence celle qu’écoutent
les jeunes Turcs avec leurs baladeurs ou à
la radio. On y trouve des chansons d’amour,
de nostalgie, à caractère politique (« de
gauche »), etc. Le point commun entre toutes
ces musiques semble être l’adaptation à
une instrumentation électronique de mélodies mêlant tradition et influence occidentale,
et le résultat est souvent très original et fait
preuve de beaucoup de créativité.
Parmi les grands stars de la pop müzik
turque actuelle on peut citer notamment
Sezen Aksu, référence incontestable du genre
et fondatrice d’écoles de chant à Ankara,
Istanbul et Izmir. Sans doute la plus importante chanteuse turque actuelle, Sezen Aksu
a été invitée à chanter l’année dernière lors
de la réception de diplomates en Turquie
venant négocier les pourparlers à propos
de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne.
Autre icône de la pop müzik, l’incontournable Tarkan, qui a du succès surtout auprès
des jeunes filles turques grâce à son regard
pénétrant et ses déhanchés sensuels. Mondialement connu grâce à sa « chanson du
bisou » en 1995, Tarkan est devenu un symbole sexuel dans le pays et il y en a même
qui l’appellent le « Michael Jackson » ou le
« Ricky Martin » du Bosphore… Sa popularité s’est accrue davantage l’année dernière,
grâce à sa « chanson officielle » de l’équipe
turque de foot (Milli takým þarkýsý) lors de la
Coupe du Monde : il a su réunir deux passions des Turcs, la musique et le foot, ce qui
est mis en évidence dans le clip de la chanson, où l’on voit une foule habillée en rouge
et blanc envahir les rues de la ville d’Istanbul
en dansant et jouant …
Outre l’influence occidentale dans la musique proprement dite, on peut parler aussi
de la reprise d’intérêt aux danses à caractère oryantal (typiquement arabe ou égyptien) de la part des jeunes turcs et turques.
Les danses orientales en Turquie reçoivent
plusieurs appellations, comme göbek dans,
raks þarký et autres. Ce sont surtout les
jeunes filles issues de milieux aisés qui commencent à s’y intéresser, et qui recherchent
MÜSLÜM GÜRSES
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orientale turque a su garder sa vocation artistique, son originalité et ses particularités, qui
permettent de la distinguer par rapport à la
danse moyen-orientale (égyptienne, syrienne
ou libanaise).
Ainsi, on peut dire que la danse orientale turque accorde beaucoup d’importance
aux mouvements langoureux et ondulatoires, qui exigent une profonde maîtrise de
la respiration et de la contraction cyclique
des organes internes du ventre (notamment
l’estomac) de la danseuse, qui souvent joue
aussi les zil, petits cymbales métalliques au
bruit cristallin, qui lui permettent d’enrichir et
moduler la musique à son propre style.
Les mouvements des seins sont apparemment très importants aussi en Turquie.
En revanche, certains éléments très prisés et
strictement codifiés dans la danse orientale à
l’égyptienne semblent ne pas être tellement
importants en Turquie, comme la position
des bras (en Egypte, toujours en diagonale
du corps et légèrement pliés, de manière à
permettre aux doigts de se tenir, relaxés, sur
la même ligne que le bout des seins).
Les danseuses orientales sont souvent
engagées pour des performances lors de
festivités ponctuelles, comme lors de mariages (notamment pour danser entre femmes
lors de la kýna gecesi, la veille du mariage
religieux).
Cet intérêt pour la danse orientale a
même été transposé aux écrans de cinéma
turcs en 2001, à travers le film Dansöz du
metteur en scène Savaþ Ay, racontant l’histoire d’une jeune femme d’origine tsigane
(çingene) de la ville de Dolapdere, qui part à
Istanbul suivre des cours chez une ancienne
danseuse. Pour cette dernière, « la danse
du ventre est comme un bébé qui s’agite en
donnant des coups de pieds à l’intérieur du
ventre d’une mère ; c’est une imitation de
la reproduction, de l’existence et du propre
sens de la vie ».
Conclusions
Finalement, on peut dire qu’il est bien
difficile de déchiffrer la complexité du patrimoine musical turc. Il repose évidemment
sur la tradition savante ottomane, mais aussi
sur les musiques d’origine rurale, sédentaire
ou nomade, qui se sont façonnées au fil du
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temps, à travers des siècles de contacts,
échanges et interactions ethniques, sociologiques, linguistiques et même religieuses.
Les profonds bouleversements au cours
du XXè siècle ont considérablement changé
le paysage musical turc ; la musique paysanne, dans le meilleur des cas, subsiste
dans les fêtes de mariage, mêlée aux répertoires des arabesk urbains. Dans les conservatoires, les jeunes Turcs apprennent du
Beethoven et du Mozart, mais ils travaillent
aussi sur les œuvres de Dede Efendi, Hacý
Arif Bey, Aþýk Veysel et autres… Chez les
adolescents, on peut entendre également
des réorchestrations « techno » des mehter
ottomans, et le saz aujourd’hui est devenu
elektro-saz.
Dans un monde en plein changement, la
Turquie continue de balancer entre l’Orient et
l’Occident. La question de la tradition, en tant
que puissance de création, se pose de façon
cruciale. Il en va de même pour la rupture
de la transmission des pratiques musicales au
sein de la parenté ou d’un même village, traduisant une perte d’authenticité régionale : de
nos jours, on apprend à jouer les instruments
surtout dans des conservatoires ou écoles de
musique, selon des méthodes pré-établies.
C’est le cas de plusieurs musiciens turcs
d’aujourd’hui : quand ils sortent de leurs villages, ils sont otantik, et jouent parfaitement
le répertoire de leur région ; cependant, lorsqu’ils migrent en ville, il leur faut passer des
diplômes et connaître des bases musicales
générales. Alors involontairement ils ont tendance à se standardiser, en perdant leur
authenticité originelle. On remarque d’ailleurs
que depuis quelques années ces otantik ont
donné lieu à des « imitateurs », dans la
mesure où on peut facilement supposer un
père issu d’un village qui élève son fils en
milieu urbain : cette deuxième génération
apprendra à jouer « artificiellement », probablement dans un conservatoire, le répertoire
de la première…
Par ailleurs, une tendance nouvelle est
apparue depuis quelques années, chez certaines maisons de disques, qui se sont
mises à publier des enregistrements d’archives ou de « terrain », avec des livrets
détaillés, où l’on peut voir beaucoup de rigueur scientifique. Une attention nouvelle est
portée notamment aux minorités (musique
des laz, des Arméniens d’Anatolie, anthologies de musiques kurdes avec même des
éditions bilingues des chansons, etc.). Toutefois, il n’y est plus question de halk müziði
(« musique populaire ») mais de geleneksel
müziði (« musique traditionnelle »), en vue
de l’exportation de la musique turque dans
le cadre de la « world music ».
Enfin, on peut affirmer que toutes langues et origines ethniques se rassemblent
dans la fraternité musicale en Turquie. Ainsi,
en parcourant le patrimoine musical turc
nous appréhendons une grande partie de
son vaste étendu, bien comme nous pouvons retenir son importance et les valeurs
qui entrent en jeu lorsqu’il s’agit des idées
et conceptions ancrées chez les individus,
que ce soient les plus évidentes ou celles
qui ne sont pas forcément perceptibles en
première vue, mais qui émergent dès qu’on
entend jouer, danser ou parler de la musique.
Il y a un vrai retour aux sources de la
part des générations récentes (par exemple, l’idole pop Tarkan a enregistré sur son
dernier album, Dudu, une chanson traditionnelle, Uzun ince bir yoldayým, où l’on
évoque la vie des aþýk, au son cristallin
et unique du saz). Finalement, il est possible de dire que ce retour aux sources,
accompagné d’un dépassement de la nostalgie, constitue donc une voie de réponse
potentielle à la quête de l’authenticité et de
la recherche d’identité qui se fait tellement
présente au cœur de cette mosaïque musicale que, pour simplifier, on appelle « musique turque ».
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(19/04/2003) => SOURCE DES PHOTOS !
HTTP://WWW.KHANELKHALILI.COM.BR (22/05/2003) => INFORMATIONS GÉNÉRALES SUR LA DANSE ORIENTALE
HTTP://ALEMILHAN.FREE.FR/ARTICLES.HTML (06/03/2003) =>
KUDSI ERGÜNER ILE TÜRK KLASIK MÜZIGI ÜZERINE BIR SÖYLESI (ARTICLE SUR LA MUSIQUE TURQUE JUSQU’À NOS JOURS)
N° 85 OLUSUM/GENESE
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