Troubles de la conduite alimentaire : la parole suffit
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Troubles de la conduite alimentaire : la parole suffit
André PASSELECQ Troubles de la conduite alimentaire : la parole suffit-elle à les « guérir » ? Troubles de la conduite alimentaire : la parole suffit-elle à les « guérir » ? La nourriture à sa vraie place : celle de simple carburant Dr André PASSELECQ Psychiatre Groupe hospitalier La Ramée/Fond‟Roy (Bruxelles) n nous propose d‟avoir des quantités de choses qui donnent envie d‟autre chose… On nous fait croire que le bonheur c‟est d‟avoir, de l‟avoir plein nos armoires… Dérision de nous dérisoire, on a soif « ou faim » d‟idéal… ». «O Chanson d‟Alain Souchon, Foule Sentimentale, lumineux et admirable résumé de ce qui, dans notre société, notre société de consommation, génère sans doute la multiplication des troubles des conduites alimentaires, en interrelation, en prise directe, bien sûr, avec l‟affadissement de la fonction paternelle. Il est couramment dit que la psychanalyse ne guérit pas les troubles du comportement alimentaire, il est tout aussi couramment admis que rendre par tous les moyens possibles un poids normal à une anorexique ne guérit pas non plus celui ou celle qui souffre de ces troubles. Exemple type de demande qui m‟arrive parfois : tel psychanalyste, réputé cependant très sérieux, me téléphone en me disant ceci : j‟ai en traitement psychanalytique Mademoiselle X, âgée de 19 ans, et ce depuis 2 ans environ : nous avons, je pense, fait un bon travail, nous avons presque tout compris, le seul problème est qu‟elle ne pèse plus que 30 kg, pourrais-tu la prendre quelques jours dans ton service à l‟hôpital pour qu‟elle reprenne du poids … ? Voilà le genre de malentendu qui continue à exister chez certains de nos collègues sur ce que sont les troubles alimentaires, graves, qui nécessitent parfois des hospitalisations. En quelques mots, rappelons d‟abord les symptômes de l‟anorexie mentale et de la boulimie nerveuse : l‟anorexie mentale, sur le plan psychiatrique, c‟est d‟une part l‟anorexie, la « perte d‟appétit », processus cependant actif et pas passif, l‟amaigrissement important (perte de 50% du poids, voire plus) ; ces patientes se retrouvent avec environ 30 kg pour 1 m 70, et ce en quelques mois, l‟aménorrhée (perte des règles), et bien sûr la personnalité assez typique de ces sujets, où le déni prédomine. C‟est même le symptôme cardinal de l‟anorexie mentale. Nous sommes dans le registre d‟une monstration qui n‟est pas du domaine de l‟hystérie ; la visée du sujet étant sans doute de charger l‟autre, le témoin de cette monstration, de ce qui est ainsi dévoilé de lui-même, récusant, déniant cependant ce qu‟il donne à voir. Rappelons également que, étalé sur plusieurs années de « carrière anorexique », le pourcentage des décès peut monter jusqu‟à 17% … La boulimie nerveuse comporte elle deux symptômes essentiels : tout d‟abord les crises d‟hyperphagie, qu‟on appelle binge eating, plusieurs fois par jour, avec consommation de calories pouvant aller jusqu‟à 10.000 et ce plusieurs fois par jour. Ensuite, pour qu‟on parle de boulimie nerveuse, il faut que coexiste toute une série de comportements visant la perte de poids, que ce soit des vomissements, phénomènes très fréquents, de prises de laxatifs ou de diurétiques à doses énormes, l‟alternance avec des périodes d‟anorexie. Danger majeur pour les boulimies avec vomissements : la mort par arrêt cardiaque sur perte de potassium lors des vomissements répétés. Tout ceci se passe dans un climat de honte et de culpabilité inouï, et en secret. Ces quelques rappels très physiques avaient pour but de rappeler que ces troubles sont des troubles extrêmement complexes, qui mettent en jeu le corps dans tous les registres et dimensions de l‟être humain. C‟est-à-dire à la fois le corps au sens du réel du corps, le corps en tant qu‟organe et autour de lui tout ce qui lui est nécessaire pour vivre, c‟est-à-dire les aliments, les calories. Ces troubles mettent également en jeu le corps en tant que symbole, exprimant par là de grosses difficultés psychologiques, individuelles et/ou relationnelles familiales. Enfin un relais est pris, à moins que ce ne soit l‟inverse, par les images du corps Association des Forums du Champ Lacanien de Wallonie (Belgique) Colloque du 6 mai 2006 ACTES 75 André PASSELECQ Troubles de la conduite alimentaire : la parole suffit-elle à les « guérir » ? telles qu‟elles sont habituellement véhiculées par les médias, avec toutes les variations historiques que ces critères dits esthétiques comportent. Réel, symbolique, imaginaire, catégories essentielles à se remémorer pour prendre en charge ces patients, voies d‟accès qui permettent également de repérer en quoi la parole est pour nous essentielle dans un processus de prise en charge thérapeutique. En effet, quelle autre pathologie nécessite à ce point que soit interrogée la lisière entre la médecine en ce qu‟elle nous apprend à soigner le corps en tant que réel, et la psychologie, ou la psychanalyse, en ce qu‟elle nous sensibilise à l‟usage, entre autre symbolique de ce même corps, porteur de sens, porteur de messages adressés à l‟Autre ? La question de fond pourrait être celle-ci : pourquoi certaines personnes, enfant Ŕ adolescent ou adulte - usent-elles de leur corps et de la nourriture pour « créer » ces maladies particulières que sont l‟anorexie et la boulimie ? Pourquoi ces personnes ne semblent-elles pas avoir d‟autre choix pour s‟exprimer, se faire reconnaître comme sujet différencié ? Comment comprendre ce paradoxe qui consiste, pour l‟anorexique, à arrêter de manger, jusqu‟à se trouver parfois proche de la mort, et parfois même par mourir, alors que quand on veut bien l‟écouter, il indique que c‟est là sa seule façon de vivre comme sujet différencié, car il ne s‟agit pas uniquement pour l‟anorexique de montrer un corps décharné évoquant un cadavre, il s‟agit aussi, d‟abord, de revendiquer « entre les lignes » une forme d‟ existence autonome personnelle où enfin son désir propre serait reconnu. Lacan disait : dans le réel du symptôme, il faut reconnaître le dernier support de son être. Classiquement, on dit que si ces sujets finissent par ressembler à des squelettes, c‟est qu‟ils veulent réellement mourir. On dit aussi que puisque ces problèmes surviennent en préadolescence ou à l‟adolescence (où apparaissent les caractères sexuels de la puberté), c‟est parce que leur sexualité fait l‟objet d‟un refoulement massif et est complètement désinvestie. On dit également que puisqu‟il y a disparition des règles chez ces jeunes filles, c‟est parce qu‟il y a un refus de la féminité ou une peur de la grossesse. Tout ceci est sans doute vrai ; il y a de ça, mais ça reste fort du côté imaginaire, essentiellement le côté imaginaire des psy : ce sont souvent nos propres projections. Les scénarios ainsi pointés par cet abord classique sont finalement assez limités, et comme le dit le dicton : « Jupiter aveugle ceux qu‟il veut perdre ». 76 Lacan, vous le savez, a énormément théorisé la question de l‟anorexie mentale, beaucoup de textes et de séminaires en témoignent : rappelons quelques-uns des concepts qu‟il a théorisés : 1. Besoin Ŕ demande Ŕ désir : c‟est l‟enfant que l „on nourrit avec le plus d‟amour qui refuse la nourriture, et il joue de son refus comme d‟un désir. (« La Direction et la Cure… »). 2. Dans la relation d‟objet, Lacan indique que c‟est de ce qui manque à l‟objet, à l‟objet nourriture comme à tout objet, que naît le désir. Par-delà tout objet existe la place vide qui doit rester vide de rien, ce rien tellement revendiqué par les anorexiques et qui est la cause de leur désir : je mange rien mais avec avidité ; il faut que mon besoin ne soit pas tout à fait satisfait sous peine de ne plus désirer. 3. C‟est pour que ce désir qui déborde de la demande ne s‟éteigne pas, que le sujet qui a faim ne se laisse pas nourrir … parce que l‟écrasement de la demande dans la satisfaction ne saurait se produire sans tuer le désir. (« Le Transfert »). 4. (« Les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse ») Le premier objet qu‟un enfant propose au désir parental, dont l‟objet est inconnu, c‟est sa propre perte. Veut-il me perdre ? Le fantasme de sa mort, de sa disparition est donc le premier objet que le sujet a à mettre en jeu dans cette dialectique … nommément dans l‟anorexie mentale. Une manière de dire que l‟anorexique se réfugie dans le fantasme de sa propre mort, tout en l‟offrant à ses parents : jusqu‟où me laisserontils aller ? 5. (« Scilicet 1974 ») « Pourquoi est-ce que je mange rien ? Si vous le demandez aux anorexiques, ou plutôt si vous les laissez venir, alors qu‟est-ce qu‟elles m‟ont répondu ? Mais c‟est très clair : elle était tellement préoccupée de savoir si elle mange que, pour décourager ce savoir, le désir de savoir attribué à l‟autre, rien que pour ça, elle se serait laissé crever de faim la gosse! C‟est très important cette dimension de savoir et aussi de s‟apercevoir que ce n‟est pas le désir qui préside au savoir, c‟est l‟horreur ». Quelques rappels théoriques qui peuvent fonder, qui doivent fonder une certaine spécificité de la prise en charge de ces patientes ou patients. Les symptômes sont le travail du sujet et non des parasites dont nous devons débarrasser à tout prix les patients, mais en même temps la Association des Forums du Champ Lacanien de Wallonie (Belgique) Colloque du 6 mai 2006 ACTES André PASSELECQ Troubles de la conduite alimentaire : la parole suffit-elle à les « guérir » ? place du corps, non seulement le corps de la réalité, mais aussi le corps en tant que réel, à partir du moment où il est pris dans ces problématiques, on ne peut pas se contenter de dire qu‟il va aller mieux rien qu‟en écoutant parler les patientes, en leur disant : quel est votre désir ? Trouvez votre désir ! Si elles pouvaient le faire, elles ne seraient pas dans l‟état où elles sont actuellement … Ces patients sont dévorées par des contraintes internes : toujours plus maigrir, toujours moins d‟aliments, toujours plus manger et vomir , et les contraintes externes « le fameux contrat de poids » sont, en début de traitement, souvent le seul soulagement possible. Pendant tout un temps, avant qu‟elles n‟arrivent à pouvoir reconstruire quelque chose d‟admissible narcissiquement pour elles et, parallèlement, à trouver leur désir, il faudra peutêtre leur prescrire ce dont elles ont au fond d‟eux-mêmes envie : nous devons leur poser, leur imposer une limite, car paradoxalement c‟est une liberté qu‟on leur donne : l‟anorexie n‟est pas une conduite suicidaire, c‟est une lutte contre la dépression. Comme si quelque part une problématique toxicomaniaque se mettait en place, dans un processus où la jouissance confère à ce tableau clinique quelque chose dont il faut tenir compte, médicalement aussi. La clinique nous montre que laisser descendre ces patients à des poids effrayants, sans « garde-fou médical « participe à une chronification, une pérennisation de ces problèmes. De manière générale, c‟est une erreur de considérer l‟anorexie mentale ou la boulimie nerveuse comme simplement un symptôme névrotique hystérique … De même, laisser un patient boulimique vomir plusieurs fois par jour, sans renvoyer à un médecin pour contrôler médicalement les risques d‟hypokaliémie n‟est pas sérieux : il paraît fondamental pour ces patients qu‟une prise en charge à plusieurs soit proposée et réalisée. Donc, ce corps, est aussi du réel : autant s‟en souvenir. Cela étant dit, est-ce que l‟anorexie mentale est l‟expression symptomatique d‟une entité névrotique connue ou est-elle en elle-même une structure ? Autrement dit, existe-t-il un nouage spécifique entre le corps et le langage que l‟on pourrait nommer anorexie mentale et qui produirait dès lors un symptôme qu‟il resterait à définir ? Existe-t-il une modalité d‟anorexie mentale qui interroge d‟une manière autre que dans l‟hystérie le rapport structurel à la perte de l‟objet et qui dès lors peut mettre en place d‟autres formes symptomatiques ? Ceci est bien sûr un débat de fond, tel qu‟en particulier JeanRichard Freymann l‟a bien amené dans cet excellent livre « Les Parures de l‟Oralité ». Il soutient que l‟anorexique, par son symptôme, s‟essaie à la symbolisation. Si l‟hystérique agence du symptôme alimentaire par surdétermination, c‟est pour voiler le manque, pour tenter d‟échapper au furet du désir tout en le soulignant. L‟anorexique quant à elle souffre du manque d‟un manque : le terrain est celui ici du défaut même de la Bejahung, de l‟affirmation primitive. Ce qui est en défaut, c‟est la création du symbole de la négation. Il ne s‟agit pas d‟évacuer quelque représentation trop chargée ; il s‟agit au contraire de vaincre l‟espace du corps comme en trop. Comment se vivre autrement que monstrueuse quand le champ est envahi par la demande de l‟Autre ? En résumé, on pourrait dire que le dégoût désigne l‟hystérie, le refus alimentaire, c‟est autre chose, on est vers un autre registre. C‟est aux griffes de la forclusion que l‟anorexique tente d‟échapper, en donnant parfois la possibilité d‟ouvrir un lieu de symbolisation à partir d‟une difficulté spécifique de la métaphore paternelle : c‟est comme si la fonction phallique faisait défaut, mais uniquement sur le mode du comme si : la symbolisation est en suspens, mais pas impossible, ce en quoi il échappe à la psychose et au délire. De même, pour la boulimique, on peut dire que les passages à l‟acte boulimiques représentent une satisfaction, un soulagement, une forme d‟apaisement après la mise sous tension de l‟organisme, et le plaisir sensoriel physique n‟est ici que très limité, voire paraît tout à fait exclu, et en tout cas suivi chronologiquement d‟une culpabilité accompagnée de honte et de dégoût de soi. Toxicomanie sans drogue, presque toujours cachée, même au conjoint, pendant de nombreuses années. La boulimie force également à réaborder l‟objet nourriture en tant que substitut de l‟objet du désir, voire d‟objet d‟amour : l‟objet primitif, la mère, c‟est l‟objet rêvé, représenté ici par l‟objet alimentaire, et qui est censé « apporter le nirvana ». Il en faut cependant toujours plus pour qu‟il puisse combler le sujet, puisque ce que la nourriture est censée apporter n‟en est pas moins toujours absent : les sujets boulimiques n‟ont jamais su intérioriser l‟image de la mère absente et leur conduite addictive par rapport à la nourriture représente un simulacre d‟expérience primitive de satisfaction, mais en même temps leur interdit de symboliser la perte de la mère, déniant cette perte. Et dans son séminaire « ou pire », Lacan faisait une articulation entre le savoir inconscient et le Association des Forums du Champ Lacanien de Wallonie (Belgique) Colloque du 6 mai 2006 ACTES 77 André PASSELECQ Troubles de la conduite alimentaire : la parole suffit-elle à les « guérir » ? corps, le corps de l‟être, qui ne se fait être que de paroles, ceci de morceler sa jouissance (Scilicet n°5). souvent, ne suffit pas, elle n‟en reste pas moins, j‟en suis convaincu, un outil essentiel. Conclusion En termes à peine imagés, on peut donc dire qu‟il est curieux de constater qu‟il est des sujets qui auraient là un estomac qui sait qu‟il doit vomir, qu‟il doit vomir quoi ? Les paroles de l‟Autre, bien sûr et que cet estomac là fonctionnerait comme pour ainsi dire décérébré, puisque ce savoir-là affecterait le corps, et pas, ou pas encore (c‟est donc bien là le lieu d‟un travail psychanalytique) la conscience du sujet. A ne pas oublier, je le rappelle que, réel oblige, les vomissements, c‟est aussi des ions, du potassium, de la mort possible. Pour résumer, la psychanalyse peut aider à guérir les sujets souffrant de troubles des conduites alimentaires, mais à condition de travailler théoriquement beaucoup plus les spécificités originales que sont ces troubles, à condition également de pouvoir poser, imposer, des limites (ne fût-ce qu‟en conseillant fermement un travail à plusieurs, un suivi chez un médecin) face aux risques de chronification ou de mort de ces patients, risques qu‟il faut connaître. Inventer avec eux d‟autres points de capitons que les comportements toxicomaniaques et extrêmes qu‟ils ont découverts et utilisés, inventer avec eux des nouveaux points de capitons sur lesquels ils vont pouvoir prendre appui pour exister autrement : la parole, 78 Au travers et par-delà les diverses interventions dans le réel, souvent incontournables sur le plan vital, le travail avec ces patients doit parallèlement les aider à formuler, à métaphoriser l‟Autre, la mère, et à accepter son absence. Ce travail doit aussi leur permettre de demander autrement au père, leur permettre de se révolter autrement qu‟en refusant de manger contre le désordre lié à cette absence relative de père, absence relative de loi. Là où il n‟y avait qu‟à manger (ou à refuser de manger) peuvent également prendre place des mots, peut s‟opérer une requalification de la parole au sens fort. Entre la nourriture et le rien, la parole doit pouvoir apparaître dans un travail psychothérapeutique patient et respectueux. Laissons le dernier mot à Amélie Nothomb, notre excentrique mais remarquable romancière belge, qui a elle-même abondamment décrit ses propres expériences anorexiques passées. Amélie Nothomb disait à propos de son livre « Robert des Noms Propres » : « Dans les moments où j‟écris, j‟essaie de me maintenir à la frontière entre cohérence et folie pure, entre ce qui a du sens et ce qui n‟en a pas, entre quelque chose et rien du tout. Et, pour m‟être aventurée de l‟autre côté, je sais que ce n‟est pas si intéressant que cela… c‟est l‟écriture qui m‟a réappris à remettre ». Association des Forums du Champ Lacanien de Wallonie (Belgique) Colloque du 6 mai 2006 ACTES