Appréhender le capital humain : un enjeu clé pour l`audit social et le
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Appréhender le capital humain : un enjeu clé pour l’audit social et le développement des entreprises et des organisations face aux défis de l’immatériel Alexandre GUILLARD – Josse ROUSSEL Résumé La croissance des entreprises et des organisations est un enjeu clé tant pour les économies avancées que pour les nations émergentes. Pour les premières, elle constitue un moteur indispensable de progrès économique et social, favorise l’égalité des chances et offre des perspectives de promotion sociale. Pour les secondes, elle est une promesse de prospérité et d’accession à un stade supérieur de développement. Or, les ferments de la croissance des entreprises et des organisations sont aujourd’hui de plus en plus immatériels (technologies, marques, méthodes et procédures, etc.) plaçant l’innovation et le capital humain au cœur du processus de développement. Partant d’une analyse approfondie de la littérature et des dernières avancées, cet article met en évidence dans une première partie le rôle central du capital humain dans le processus de croissance de la firme. Les conséquences en termes d’audit social y sont abordées. Aujourd’hui, la croissance des firmes, passe fréquemment par des opérations de délocalisation, y compris dans les activités de services à l’instar de la banque et de l’assurance. Sur la base de cas récent, la seconde partie analyse ce phénomène à la lumière du concept de capital humain et en tire les conséquences et les perspectives pour la pratique de l’audit social. I/ Capital humain et croissance de l’entreprise : un enjeu clé pour l’audit social Le capital humain est un concept central pour l’analyse des organisations. Après avoir rappelé la genèse de ce concept, nous montrerons, au travers d’un modèle stylisé, que le capital humain joue un rôle clé dans la productivité et la croissance de la firme. Dès lors, le champ de l’audit social s’enrichit d’une nouvelle dimension : l’audit du capital humain. 1.1 Le capital humain : une approche économiste Le concept de capital humain a été façonné par les travaux d’économistes fondateurs comme Shultz (1961) et Becker (1975). Le point de départ de ses recherches consistait à s’interroger sur le rendement d’un investissement en éducation pour un individu donné. Afin d’évaluer le retour sur investissement de l’éducation, les économistes ont tout d’abord tenté de cerner le coût afférent à l’investissement en formation. De manière simplifiée, il correspond à la somme des frais de scolarité ou de formation et du coût d’opportunité lié à cette activité (rémunérations sur le marché du travail auxquelles l’apprenant renonce en s’engageant dans une formation). Le bénéfice attendu, quant à lui, se mesure par le surcroît de rémunération que l’apprenant peut obtenir sur le marché du travail tout au long de sa vie active. Ainsi, en investissant dans les études et la formation, les individus augmentent leur « capital humain », en l’occurrence leurs aptitudes et connaissances, ce qui leur permet d’occuper des emplois plus rémunérateurs. Le point de vue adopté est celui de l’individu et non de la firme. Le 1 marché du travail étant au centre du raisonnement économique appliqué au capital humain, de nombreux économistes du travail ont poursuivi et développé des recherches tendant à montrer que des niveaux élevés d’éducation sont le plus souvent associés à des salaires plus élevés mais aussi à des risques plus faibles de chômage (Mincer, 1974). Ce faisant, elles permettent de donner une appréciation tangible du taux de rendement de l’éducation. Les études empiriques montrent d’ailleurs que ce dernier n’est pas homogène au sein des nations de l’Union Européenne (Denny, Hamon et Lydon, 2001). D’autres économistes ont privilégié l’impact au niveau macroéconomique de l’augmentation du stock de capital humain dans une économie donnée. Le capital humain est ainsi perçu comme un facteur endogène de la croissance et du développement au même titre que les infrastructures de transport et de communication. Il est un déterminant de la productivité d’une économie (Romer, 1989; Foray, 2000). 1.2 Définition et typologie du capital humain Définition En premier lieu, le capital humain est fondé sur la santé et la qualité de l’alimentation des individus. Des individus en mauvaises santé et mal nourris vont en effet dégrader leur capital humain. Cet aspect est fréquemment négligé, dans la mesure où, au sein des économies avancées, il ne constitue pas un élément discriminant entre les individus. Le capital humain d’un individu se définit donc surtout par les connaissances et compétences que ce dernier maîtrise. Ces connaissances et compétences se sont accumulées tout au long de la scolarité, au cours des diverses formations suivies et à l’occasion des expériences vécues (Fuente et Ciccone, 2002). On peut en distinguer trois composantes essentielles (Fuente et Ciccone, 2002) : les compétences générales (alphabétisation, calcul de base, capacités d’apprentissage), les compétences spécifiques liées aux technologies ou aux processus de production (programmation informatique, entretien et réparation des pièces mécaniques) et les compétences techniques et scientifiques (maîtrise de masses organisées de connaissances et de techniques analytiques spécifiques). Au sein de l’entreprise, le capital humain tisse des liens féconds avec tant le capital organisationnel (compétences collectives, routines organisationnelles, culture d’entreprise) que le capital relationnel (capital confiance auprès des clients, fournisseurs et investisseurs) (Burlaud, 2000). Cette représentation est d’ailleurs proche de celle proposée par Edvinson et Malone (1997) articulant les notions de capital structurel, de capital clients et de capital humain. Cependant, la littérature managériale et gestionnaire met en avant des représentations différentes du capital humain. Dès lors, il convient d’en donner une typologie aussi précise que possible. Typologie Si le capital humain se définit, au niveau d’une entreprise, par les connaissances maîtrisées par un individu, force est de constater qu’il recouvre des catégories représentant des enjeux différents pour les firmes en terme de contrôle. Il est en effet possible de dresser une typologie du capital humain qui distingue les catégories suivantes : capital humain général, capital humain spécifique à la firme, capital humain spécifique à une tâche (Gibbons et Waldman, 2004 ; Hatch et Dyer, 2004). Le capital humain général correspond à des connaissances qui ne sont ni spécifiques à une entreprise, ni à une fonction ou à une tâche singulière. Il s’agit de connaissances et de 2 compétences génériques (discernement, capacités d’analyse, intelligence des situations) essentiellement accumulées par les expériences professionnelles et l’éducation. Le capital humain spécifique à la tâche se constitue essentiellement au moyen de formations professionnelles et d’expériences professionnelles. Il correspond à des compétences qui sont spécifiques à un poste de travail comme assistant de direction, auditeur financier où riskmanager. Quant au capital humain spécifique à la firme, il correspond à des compétences et des connaissances maîtrisées par un salarié basées sur un corpus de connaissances et de connaissances collectives (capital organisationnel) spécifique à une entreprise donnée. Le capital humain spécifique à la firme octroie à un collaborateur des capacités directement liées à des besoins spécifiques à une entreprise en particulier. Aussi, lorsqu’un individu doté d’un capital humain spécifique à la firme quitte celle au sein de laquelle il l’a essentiellement développé pour une autre société, une grande partie de ce capital humain ne sera pas utilisé (les attentes et les besoins de la nouvelle entreprise sont différents de la précédente) (Gibbons et Waldman, 2004). C’est pourquoi, ce type de capital humain, parce qu’il se déprécie en dès sa sortie de la firme qui l’a engendré, s’avère moins intéressant pour d’autres entreprises. C’est la raison pour laquelle il est plus aisé à contrôler pour l’entreprise au sein de laquelle il s’est développé. En revanche, le capital humain général et le capital humain spécifique à la tâche, sont facilement « expropriables » dans la mesure où ils ont presque autant de valeur pour la firme au sein de laquelle les collaborateurs « louent » ce type de capital que pour d’autres entreprises. Quoi qu’il en soit, toutes les catégories de capital humain correspondent à des connaissances susceptibles d’améliorer la productivité de la firme. 1.3 Capital humain et productivité de la firme Si les courants de recherche sur le capital humain que nous venons brièvement de présenter semblent assez éloignés des préoccupations des entreprises, il convient de relever que certains économistes ont tenté d’évaluer l’impact du capital humain sur la productivité de la firme. Bartel (1991), Lynch et Black (1995) montrent que la formation interne accroît la productivité au sein de la firme. Cependant, l’évaluation du taux de rentabilité de la formation est sujette à controverses, les études empiriques produisant à ce titre des résultats mitigés. Toutefois, la plupart des économistes s’accordent pour reconnaître qu’un stock de capital humain élevé, que ce soit au niveau macroéconomique ou au sein d’une firme, est une source d’innovation et de compétitivité à long terme. Depuis la fin des années 80, l’éducation, et tout particulièrement l’enseignement supérieur, est de plus en plus perçue comme un vecteur de performances économiques tant au niveau macro qu’au niveau de l’entreprise. Les travaux de Lucas (1988) ont mis en évidence l’impact positif de l’éducation sur la productivité des salariés. Par ailleurs, comme l’ont montré Rodrigues et Lopes (1997), l’essor de nouvelles méthodes de gestion de la production et de management nécessitent le recours à des travailleurs et des managers plus qualifiés, ce qui rend l’amélioration du capital humain des salariés indispensable. Ainsi, les entreprises sont progressivement passées d’unités de production à des unités économiques reposant sur un savoir plus complexe. L’impact du capital humain sur la productivité de l’entreprise est particulièrement sensible à son plus haut niveau. Des cadres et dirigeants dotés d’un meilleur capital humain sont plus à même de comprendre les informations relatives aux différentes sources de coût selon Welch (1970). Pour Pack (1972), le savoir-faire managérial (« managerial skills ») est d’ailleurs le 3 facteur critique permettant d’enregistrer des gains de productivité au niveau de la firme. Ainsi, pour Griliches et Regev (1995), la qualité du capital humain explique de manière significative les différences de productivité entre les entreprises : les firmes dotées d’un stock de capital humain supérieur sont les plus productives. En outre, comme le montrent Welch (1970), Bartel et Lichtenberg (1987), Booth et Snower (1996), les salariés dotés d’un capital humain de très haut niveau, sont plus à même de tirer le meilleur parti des technologies existantes permettant ainsi une hausse de la productivité tant au niveau individuel qu’à celui de l’entreprise. L’impact du capital humain sur la croissance macroéconomique a été modélisé notamment par Lucas (1998) ; Romer (1989) ; Mankiw, Romer et Weil (1992) et Barro (2001). En nous appuyant sur ces recherches, nous proposons un modèle stylisé de la croissance de l’entreprise pour illustrer l’influence du capital humain. Un modèle stylisé de la croissance de l’entreprise Nous partons d’une fonction de production classique Y = AK a L(1-a) Y est la production de la firme K est le stock de capital physique utilisé par la firme L représente le facteur travail à la disposition de l’entreprise A correspond à l’état des connaissances et des technologies de l’entreprise a et 1-a correspondent à la rémunération du capital et du travail. (1) Dans cette première version du modèle, la production de la firme dépend du stock de capital physique et de la quantité de facteur travail utilisés par la firme. Nous introduisons le capital humain dans le modèle. Y = AKa (LH)(1-a) (2) H≥1 H représente le niveau de capital humain agrégé de l’entreprise. Y = A(H)Ka (LH)(1-a) (3) A(H) représente la progression du niveau connaissances et technologies de l’entreprise. L(H) représente un facteur travail non plus seulement quantitatif (le nombre d’heures disponibles) mais également qualitatif (efficacité de la main d’œuvre). La prise en compte du capital humain a un double impact sur la croissance de l’entreprise. D’une part, en augmentant la qualité du facteur travail. De l’autre, en permettant une progression des connaissances et des technologies maîtrisées par l’entreprise. Le capital humain a ainsi un impact significatif sur la croissance de l’entreprise. 1.4 La dépréciation du capital humain Si les outils de mesure et d’évaluation du capital humain ne sont pas homogènes (Samier, 1999), il n’en demeure pas moins que les économistes sont unanimes pour nous faire prendre conscience des risques de dépréciation de ce capital d’un genre particulier. L’un des intérêts 4 de l’utilisation du terme « capital » est précisément d’attirer notre attention sur la variabilité de sa valeur au cours du temps. En investissant dans la formation, il est possible d’augmenter le capital humain des collaborateurs. Dans ce cas, il y a une hausse de la valeur de ce capital. Cependant, le capital humain des collaborateurs de la firme peut également se déprécier au cours du temps. Quels sont donc les facteurs de la dépréciation du capital humain ? Pour répondre à cette question, nous pouvons nous appuyer sur les travaux de certains économistes qui ont exploré cette thématique (Hollenbeck, 1990 ; Nauze-Fichet et Tomasini, 2002 ; Chassard et Passet, 2005). La perte d’emploi, lorsqu’elle se traduit par une période d’inactivité importante, est un des facteurs clé de la dépréciation du capital humain. Ainsi Hollenbeck (1990) montre que les salariés qui retrouvent un emploi après une période de chômage perçoivent une rémunération inférieure à celle obtenue avant la perte d’emploi. La décote est d’autant plus importante que la période d’inactivité est longue et le niveau de formation faible. Ce chercheur mesure la dépréciation du capital humain par la baisse du salaire perçu par le salarié. Cette hypothèse fondamentale est sujette à caution dans la mesure où le marché du travail ne reflète qu’imparfaitement la valeur du capital humain ; d’une part, parce qu’il est réglementé (salaire minimum, conventions collectives, etc.) et d’autre part, parce que le capital humain spécifique à la firme, à la différence du capital humain générique ou spécifique à la tâche, est très difficile à évaluer par le biais du marché du travail. Ce dernier est beaucoup plus adapté pour évaluer un capital humain qui se rapproche en quelque sorte d’un bien de type « commodity ». L’insuffisance d’investissement en formation est un autre facteur de la dépréciation du capital humain. A ce titre l’évolution du comportement des entreprises, notamment des plus grandes d’entre elles, est assez inquiétante. En effet, la dépense de formation continue des entreprises de plus de 2000 salariés a diminué d’un point de 1994 à 2002, passant de 5% de la masse salariale à 4% (Chassard et Passet, 2005). Les grandes firmes sont davantage préoccupées par la chasse et la fidélisation des compétences rares – capital humain de haut niveau – que par la formation d’une main-d’œuvre faiblement qualifiée. Ainsi, estiment-elles que l’argent qui pourrait être investi dans la formation des moins qualifiés est mieux utilisé sous la forme de rémunérations plus élevées pour les salariés dotés d’un capital humain de haut niveau. Ce faisant, les plus grandes firmes contribuent de manière progressive à déprécier le stock de capital humain des collaborateurs les moins bien formés. Enfin, l’inadéquation entre les qualifications (diplôme, expérience, etc.) et l’emploi occupé, que l’on peut dénommer de surqualification, est une source importante de dépréciation des compétences et du capital humain (Chassard et Passet, 2005 ; Nauze-Fichet et Tomasini, 2002). Ce phénomène de surqualification est estimé représenter entre 10 et 30% des emplois (Nauze-Fichet et Tomasini, 2002). La dépréciation du capital humain résultant de ce phénomène de surqualification est peu analysée notamment dans le monde de l’entreprise. L’un des objectifs de l’audit social pourrait être de procéder à une analyse aussi fine que possible au niveau de l’entreprise de ce type de dépréciation du capital humain et d’identifier les outils permettant d’y remédier (recrutement, rémunération, etc.). Plus généralement, l’analyse et l’évaluation de la dépréciation du capital humain devraient être un objectif majeur de l’audit social et ce pour au moins deux raisons. D’une part, la dépréciation du capital humain, notamment lorsqu’elle est négligée, est une source de difficultés et de dysfonctionnements pour l’entreprise car, comme nous l’avons montré, le capital humain peut être considéré come un élément moteur de la croissance de la firme. D’autre part, ce phénomène est particulièrement néfaste pour les collaborateurs de la firme dans la mesure où cette dépréciation de leur capital humain est synonyme de rémunérations plus faibles et d’un risque de chômage plus important. 5 II. Délocalisation et croissance dans les services financiers : une application majeure pour le capital humain et un enjeu clé pour l’audit social Nous souhaitons désormais aborder une des applications du concept de capital humain qui nous parait aujourd’hui la plus pertinente : la décision de délocalisation. Dans la section précédente, nous avons montré en quoi la prise en compte du concept est cruciale pour la croissance de la firme dans la mesure où il est possible d’établir, à partir d’un modèle stylisé, un lien entre capital humain et performance, même s’il reste beaucoup à faire sur le sujet. Au moment où l’industrie des secteurs financiers et de l’assurance accélère le recours aux délocalisations, s’interroger sur la place du capital humain dans le processus de décision est loin d’être une question secondaire. Elle devrait constituer aussi un enjeu majeur pour l’audit social qui mérite d’avoir toute sa place pour éclairer les décisions de délocalisation à venir. 2.1. L’accélération des délocalisations dans les services financiers et l’assurance : un fait désormais inéluctable L’amplification du phénomène de délocalisation dans le secteur des services est désormais un fait acquis que plus aucun expert ne conteste (Mc Kinsey Global Institute, 2005 ; Arthuis 2005). Ainsi, l’Organisation Mondiale du Commerce en 2005 (OMC, 2005) constate une croissance de 47% des flux mondiaux de services en 2004 par rapport à 37 % en 1990. Cette tendance cache néanmoins des disparités importantes. On remarque en effet une segmentation entre les services traditionnels qui sont peu échangeables et « transportables » (eau, télécommunication, …) et les services à caractère immatériel mobilisant peu de coûts de transports. Ces services ont des coûts de transfert qui facilitent grandement leur délocalisation, surtout ceux d’entre eux qui ne nécessitent pas une proximité entre le prestataire et le client. Ce n’est donc pas un hasard si les services informatiques et les services financiers sont les plus concernés. Certains indices ont pu toutefois laisser penser que le phénomène de la délocalisation, en particulier dans les services financiers, ne concerneraient que certaines activités à faible valeur ajoutée : traitement de données en masse, saisie, back office comme dans le monde bancaire (Pujals, 2005) ; ou les activités de fonction supports et celles liées aux opérations tels que la comptabilité, la paie, les back-offices … Il est vrai que les activités de ce type ont été et restent les premières concernées pour des raisons évidentes de coût de main d’œuvre et d’économie d’échelle potentielle. Mais, comme on l’a vu récemment à travers certains exemples symboliques, la délocalisation peut également toucher des activités à plus forte valeur ajoutée, comme celles de front office (centres d’accueil et plateformes téléphoniques), ou d’expertise (la recherche financière). Par ailleurs, la délocalisation permet d’accéder à certaines compétences locales spécifiques auxquelles on ne peut avoir accès sur le sol national. Certes, d’aucuns peuvent arguer que le phénomène concerne principalement les firmes anglo-saxonnes globales. C’est en partie vrai puisque ce sont des acteurs de taille internationale issus des mondes bancaires britanniques et américains qui ont lancé le mouvement consistant à utiliser l’outsourcing (externalisation) puis l’offshoring comme levier de réduction des coûts. Des exemples célèbres peuvent être cités comme HSBC, JP Morgan ou Goldman Sachs qui ont procédé à des délocalisations massives en Inde, à partir des années 2000. Mais, depuis, les acteurs continentaux ont largement rattrapé le retard, comme récemment Deutsche Bank, pourtant réputé moins enclin à ce type d’opération, qui a annoncé la délocalisation d’une partie de ses back – offices. Le domaine de l’assurance, quant à lui, est en retard sur celui des banques et des services financiers, mais tend à gagner progressivement du terrain, à l’initiative, là aussi, des acteurs anglo-saxons comme, par exemple, le groupe britannique Aviva. En Europe continentale, on 6 estime que le recours aux délocalisations est encore limité. Selon le cabinet Mc Kinsey (Mc Kinsey, 2006), le taux moyen de personnel délocalisé reste aux environs de 5%. Le Royaume Uni est légèrement en avance, mais le taux maximal, constaté par exemple pour le groupe Aviva, n’est que de 12%, loin derrière ce que l’on peut observer dans les groupes bancaires (jusqu’à 30%). Un certain nombre d’opérations récentes d’envergure, ou à caractère symbolique, laissent à penser que le mouvement est en train de s’accélérer. A titre d’exemple, la reprise très récente par le groupe Aviva d’une partie du capital d’un de ses fournisseurs de service offshorés a permis aux 5000 salariés de celui-ci de devenir des employés du groupe ; l’assureur suisse Zurich Financial Services a mené une opération d’envergure avec Cap Gemini à Cracovie pour la création d’une plateforme de facilities management pour le compte de l’Allemagne, de la Suisse et du Royaume-Uni ; en France, malgré les oppositions marquées des syndicats, Axa a confirmé la délocalisation au Maroc de 100 chargés de clientèle travaillant pour Direct Assurance, filiale de Axa Maroc et la création d’une filiale d’Axa France qui comptera 1500 salariés d’ici 2012 . Très récemment également, Aon France a annoncé la délocalisation de 58 postes de gestionnaires en Roumanie. Le mouvement semble donc bel et bien lancé y compris en France. Cette accélération, y compris en France, est principalement la conséquence d’une concurrence accrue sur des marchés jusqu’alors relativement préservés. D’où une tension sur les prix et donc sur les marges et la recherche imposée de nouveaux leviers d’amélioration de la performance et de diminution des coûts, notamment ceux de main d’œuvre. Partant, il apparaît qu’un nombre significatif de processus de la chaîne de valeur de l’assurance pourraient prochainement faire l’objet d’une délocalisation (des processus de gestion des polices d’assurance au support de produits, de prestations, l’optimisation des services administratifs et de l’informatique) comme le montre le schéma page suivante. Chaîne de valeur simplifiée •Support ventes •Gestion du réseau Conception et suivi des produits Marketing Vente / distribution •Gestion des •Gestion de contrats • Administration des données sinistres Administration des contrats •Paiement et gestion du cash • Réclamations Gestion des prestations Gestion des investissements Fonctions supports Processus pouvant faire l’objet d’une délocalisation • Exemples •Comptabilité • Paie et administration RH •Facilities • Archivages Source : Mc Kinsey / Observations auteurs A terme, si l’on observe ce qui s’est passé pour les autres industries, on devrait assister à la création de pôles de délocalisation de services financiers avec des bassins d’emplois spécialisés par fonction / processus. La Russie et les anciens pays du bloc soviétique, en particulier la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne la République tchèque et la Roumanie devraient être des candidats très sérieux (voir l’exemple de Zurich Financial Services cité plus haut). 7 2.2. La place du capital humain et de la responsabilité sociale de l’entreprise dans les choix de délocalisation Face à l’ampleur du phénomène, on voit que les entreprises de services financiers, et plus encore celles d’assurance vont être confrontées très vite, si ce n’est déjà le cas, à la question de la délocalisation. Elles devront clairement se positionner. Les modèles d’analyse et de décisions qu’elles vont mobiliser vont jouer un rôle crucial dans les choix et orientations stratégiques retenus. De là, on peut identifier plusieurs enjeux clefs qui concernent directement la place du capital humain, la responsabilité sociale de l’entreprise et le rôle de l’audit social. Au niveau de la firme, une réelle prise en compte de la dimension du capital humain Le développement des opérations impose toutefois une vigilance accrue lié aux risques de capital humain. L’étude récente de Pujals (2006) consacrée aux délocalisations dans le domaine bancaire dans le domaine bancaire confirme l’importance qu’il faut porter au capital humain puisqu’il classe parmi les principaux risques ceux relatifs à la perte de savoir-faire et de compétences et les problèmes socio-culturels. A la lumière des expériences des secteurs industriels, ces dimensions semblent de mieux en mieux prise en compte par l’acquéreur et / ou le prestataire intermédiaire. Elles dépendent naturellement du positionnement du directeur des ressources humaines et de la vision de la direction générale. Il convient toutefois de rester vigilant pour un certain nombre de raisons : dans certains cas, la connaissance insuffisante de ces risques, du fait du manque d’expérience en matière de délocalisation et d’international, situation encore fréquente dans le secteur de l’assurance qui reste peu international ; dans d’autres, comme l’a rappelé récemment le cabinet Compass (Fox et Hughes, 2006), le décideur, comme lors d’opérations de fusions, peut être appelé à commettre certains « pêchés » ou erreurs qui traduisent pour la plupart, une négligence ou une méconnaissance du capital humain. Cela consiste à penser, par exemple, que des problèmes de productivité vont être réglés par la délocalisation, ou qu’une opération de délocalisation doit être menée rapidement, ce qui conduit à un management insuffisant de l’opération et induit une perte de productivité au final. En sous-jacent, un enjeu de définitions et de visions de la firme Le vocable « délocalisation » (ou offshoring) recouvre un très grand nombre de réalités qu’il faut distinguer, allant de la filialisation d’activités et de l’externalisation de fonctions (outsourcing), à la délocalisation dans un périmètre régional réduit (near-shoring), ou dans des zones éloignées (offshoring). Il faut ajouter à cela les difficultés pour évaluer précisément le phénomène de délocalisation et son étendue réelle. Comme le soulignent par exemple Fontagné et Lorenzi (2005), il n’existe pas d’indicateurs officiels stricto sensu, mais dans la plupart des cas des mesures indirectes comme le poids des pays émergents dans les investissements ou les importations. Certains consultants comme Forrester, Mc Kinsey ou Roland Berger tendent à corriger ce point par des études statistiques ad hoc, mais restent tributaires des statistiques disponibles. Il reste donc les méthodes d’analyse monographique, mais qui sont étroitement liées aux hypothèses et au cadre méthodologique dans lequel le consultant travaille. 8 Plus fondamentalement, l’analyse du phénomène des délocalisations met en relief des visions différentes au regard de la firme et de ses frontières. On peut, en effet, distinguer trois types de vision de manière schématique : - une vision 1 néoclassique étroite de la firme, qui considère la délocalisation comme le résultat d’une analyse coûts et bénéfices pour l’entreprise dans le fait de remplacer une production sur le territoire national par une production à l’étranger ; - une vision 2 néoclassique élargie portée par les théories des coûts de transaction, théories des incitations, théories évolutionnistes, et celles des ressources qui examinent les mécanismes d’allocation et de choix sous d’autres angles que l’optimisation de la fonction de production ; - une vision 3 large de la firme qui intègre les différentes parties prenantes internes et externes dans le choix de délocalisations, dont une des expressions est le courant de la responsabilité sociale de l’entreprise. Ces trois visions, différentes en termes de complexité et de place accordée au capital humain, ont une influence sur la décision de délocalisation. Nous allons nous arrêter sur la vision 3. La compréhension des externalités et la vision RSE La vision large de la problématique de délocalisation doit tout d’abord conduire à la prise en compte des externalités positives en liaison avec le capital humain – éducation, santé, infrastructures – qui constitue une part importante de la valeur de ce capital. De nombreuses firmes ont progressé sur le sujet et mènent des investigations approfondies sur l’environnement du capital humain. Ces recherches débouchent dans certains cas sur des initiatives concrètes comme des accords avec des universités pour sécuriser l’apport de talents par exemple. On constate néanmoins, malgré ces progrès, que de nombreuses entreprises négligent ces externalités et s’en tiennent à un modèle coûts / bénéfices simples (basée sur une version fruste de la vision type 1). En effet, nombreuses sont celles qui se limitent aux coûts salariaux, sans analyser par exemple les effets de réévaluation de la productivité du travail créée par les facteurs de l’environnement et des externalités. Plus difficile est l’appréhension des externalités négatives et de leurs évolutions dans la durée. Elles peuvent revêtir plusieurs formes, comme l’accroissement de la pollution liée à l’afflux d’une main-d’œuvre à un même endroit qui peut dégrader les conditions de transport et celles de travail. Peu de firmes maîtrisent parfaitement ce type d’analyse de par leur complexité notamment. Ainsi, la question de l’appréhension des évolutions des marchés – en l’occurrence ici ceux du capital humain – et des interactions à prendre en compte est posée. A titre d’exemple, rares sont les décideurs capables de prédire correctement les évolutions de maind’œuvre et de salaire sur un bassin donné. C’est pourquoi, elles demandent une attention toute particulière, soutenue par une expertise spécifique. Conclusion : Perspectives sur le rôle à venir de l’audit social pour éclairer les choix de délocalisations A l’issue de cette analyse, ressort clairement l’intérêt qu’il y a à mobiliser l’audit social dans les choix de délocalisations, et plus particulièrement celles qui vont toucher le monde de l’assurance, secteur particulièrement attaché de par sa tradition et son métier à la dimension humaine. Sans trahir la vocation qui a présidé à la création de la discipline (Peretti, Vachette, 1987), l’audit social devrait avoir au moins selon nous un double rôle : 9 - - Un rôle que l’on qualifiera de classique : l’apport d’une expertise complète autour du capital humain et ce qui s’y attache, à commencer naturellement par la réglementation sociale des pays candidats, et une évaluation des compétences et des talents disponibles au regard des exigences de l’entreprise. Un rôle plus large : une étude auprès des différentes parties prenantes des impacts de l’implantation des activités et une modélisation des évolutions probables des externalités, pour voir en quoi la délocalisation peut être un choix répondant aux standards de la RSE auxquels de plus en plus d’entreprises souscrivent aujourd’hui. L’auditeur social pourrait ainsi constituer une sorte de « juge de paix » et de référent de par sa rigueur et son objectivité pour éclairer les dimensions relatives au capital humain entrant en jeu dans les problématiques de délocalisation. Cela devrait naturellement requérir un travail de fond passant par une collaboration avec d’autres disciplines (économie, sociologie, géographies pour n’en citer que quelques unes) et une capitalisation systématique des cas. Enfin l’auditeur social aurait beaucoup à gagner à développer les approches systémiques afin d’éclairer le décideur sur le caractère éminemment systémique des délocalisations, tant pour le pays d’accueil que pour l’entreprise qui délocalise (impact sur le moral des employés par exemple). Il l’aiderait ainsi, à établir un équilibre entre différentes dimensions, intégrant la dimension sociale et sociétale. Il restituerait par là même toute sa dimension à ce type d’opérations. Bibliographie Artuis J. (2005), Rapport d’information au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur la globalisation de l’économie et les délocalisations d’activité et d’emplois, Sénat. Auer P., Besse G. et D. Méda (eds.) (2005), Offshoring and the Internationalization of Employment A challenge for a fair globalization?, International Institute for Labour Studies. 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