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hugo lacroix
dix-sept histoires
de dolce vita
nouvelles
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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À Claire, en souvenir de six ans de travail
et d’amour à Rome.
Pour qu’une corde soit solide, il n’est même
pas nécessaire qu’une seule de ses fibres la
parcoure d’une extrémité à l’autre.
Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées.
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ITALIENS EN ACTION
Paru dans la NRF, avril 2001.
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Je me demande si les Sardes n’ont pas créé Cala
Gonone à la pioche, à la dynamite. Difficile de reconnaître là un travail de la montagne elle-même, un aplanissement d’énergie terrestre, l’usure du temps sur l’île
de Sardaigne. On voulait construire quelque chose sur
ce socle rocheux. Cette plage tourmentée, ses plaies,
ses bosses, c’était peut-être le projet d’un hôtel de luxe
peu accessible par voie terrestre.
« Il se passe plus de choses dans une flaque d’Atlantique que dans un trou méditerranéen ! » me dit Paolo.
Il revient d’Amérique. Depuis que nous explorons les
plages de montagne, Paolo pleure la civilisation.
Là-bas, des citrons plus gros. Ici, d’adorables rustres qui éclatent une pastèque d’un coup de poing,
puis m’offrent les meilleurs morceaux. Certains nous
ont entraînés dans les jardins de leurs pères. Ce
n’étaient pas des agriculteurs expérimentés. Ils arrachent quelques racines, commettent l’erreur de cueillir
une pastèque pas encore mûre. Ensuite, ils montent à
quatre sur la sphère pour la réduire en bouillie. Des
garçons extraordinairement timides, au demeurant.
Ils prétendent qu’ils ont peur des bergers montagnards, ignorants et armés de couteaux. Les bergers
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brûlent tout ce qui pousse, croyant que de l’herbe fine,
des roches moussues, des sapins verts jailliront du sol
après un grand feu, à la place du caillou et des figuiers
de barbarie. Des ruisseaux miraculeux, des cascades
démentes ouvriront la voie à l’élevage de vaches à lait.
Les jeunes horticulteurs, ces chers amis de la plaine,
nous ont dit : « Il y a beaucoup de Sardes méchants. »
Cala Gonone n’est pas noire de monde. Rien que
nous. La plage a déçu Paolo. L’aspect de la roche peut
repousser. Si ce n’était qu’une digue, au pied des
monts ? Ou le chantier confus d’une marina, abandonné
après des enquêtes administratives ? Les parois de la
terre ont de sacrées verticales. Nous sommes obligés
de nous baigner à tour de rôle. Si je plonge, Paolo doit
me sortir de la mer, et ne plonge que si je reste sur le
bord pour le repêcher. Le cercle vicieux de la baignade,
consistant à nous tirer d’affaire alternativement, m’excite au possible. Puisqu’il n’est pas question de nager
ensemble, je l’embrasse.
« Retourne-toi !
– Si tu veux, Paolo.
– Tourne la tête. »
Les méchants descendent de la montagne, tels des
gardiens de moutons nous ayant aperçus des hauteurs.
« Les voilà ! » dit Paolo. Nous sommes coincés dans
un cul-de-sac. Ils arrivent à dix garçons, et portant des
cordages enroulés à leurs bras. Je remarque des lames
de couteaux ouverts. À la vue de la mer, aucun ne crie
de joie, mais ils retirent leurs pantalons sous nos nez,
et s’assoient en slip de bain juste à côté de nous. Ils ont
plus ou moins notre âge. Leurs slips sont fatigués, décousus. Le chef nous sourit et reste en pantalon blanc.
Le chef me dit que je suis belle. Sommes-nous
mariés ? Paolo ne répond pas. Je dis : « Il est améri12
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cain. Il ne parle pas italien. » J’en ai six près de moi
qui font les cons. « Americano ? » Paolo est un agneau
blond, un Napolitain d’origine lointainement normande, ou angevine. « Yes, yes ! American. » Quelqu’un se lève et réussit, au bout de l’épine rocheuse,
un saut de l’ange digne d’une piscine mal famée. Par
gestes, Paolo est prié d’en faire autant.
« Il doit me faire l’amitié de plonger », insiste le
chef, et je traduis son désir en anglais. Paul amerrit à
plat et celui qui l’a défié rattrape une corde au vol,
puis grimpe et escalade. Lorsque je remonte Paolo
par la main, j’entends : « Il faut assommer le garçon. »
Ils commencent à parler sarde. En gros, je comprends !
En sarde, se perpétue de l’espagnol.
Sur les dix, quelques-uns sont de mauvaise constitution. Chaque fois qu’il y en a un qui pose son pied
nu sur ma cuisse, c’est comme s’il se désignait luimême pour recevoir des baffes du chef. Les autres
observent ça de leurs yeux cernés, impatients d’avoir
l’ordre de pousser Paolo à la mer, puis de me bondir
au cul avec cordes et couteaux.
Les cordes servent-elles à entraver les pattes des
béliers ? On dit que ces bergers déjouent la plupart
des instincts du mouton, rusent avec les brebis et se
passent de chiens. Sauvages neuf mois par an, ils vivent de délits en ville durant l’hiver, étant de la rue
autant que de la montagne. Le chef au pantalon blanc,
souhaitant que je plonge, m’assigne un creux à oursins, dans un cirque d’énormes pierres. Cet imbécile
plaisante. Comment saurait-il, en effet, que j’ai la précision d’un compas ?
Après mon plongeon parfait, Paolo doit me remonter sur le sec, aidé par notre berger-chef, et serre les
dents. Je lui dis des mots d’amour en anglais pour qu’il
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se détende. Il demande au chef : « Speak english ? »
Et moi, pour le séduire : « Tu parles un peu l’anglais.
C’est évident ! »
Je secoue l’eau de mes cheveux et plus le berger
reçoit de gouttes, plus il est content. Nous voilà assis,
tous les trois, entre un four à blanc et un vrai soleil.
Le chef connaît trente mots d’anglais avec lesquels
nous l’aidons à s’exprimer. En pensée, je le sens, il
fait déjà cavalier seul, sans la bande pour courir à côté.
C’est à moi surtout qu’il a des choses à dire. Un
homme ne peut pas être violé par une femme, vient-il
de m’expliquer. Les autres sont épatés de l’entendre
déverser une floppée de phrases exotiques, mais s’ennuient. « Parlez italien ! » gueulent des mauvais coucheurs. Les choses qui se disent, ils les ratent, ne
sachant pas la langue scolaire qui se parle entre les
Italiennes du nord et leurs compagnons de viol. La
somnolence remplace les premiers ravissements. Certains s’interpellent en dialecte :
« Faudrait se décider !
– Qu’elle s’exhibe et qu’on n’en parle plus ! »
Les autres s’étendent, la joue contre le rocher,
vaincus par la barrière de la langue. J’obsède le chef
de mon anglais, pour qu’il se persuade qu’il est bilingue avec moi ou presque. Paolo ajoute le laconisme américain, en guise de bromure. Le berger
polyglotte, fils sexuel d’une mère toujours en noir,
boit au goulot de notre bouteille de longues rasades
d’eau chaude gazeuse. Soudain, des oursins nous
roulent leurs piquants sur le corps, sans égratignures, comme si c’était l’œuvre naturelle de l’été sarde.
Notre berger s’étire. Il massacre ensuite chaque oursin de divers coups de lame, puis trempe un doigt dans
leurs déchets.
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« Non sono pieni ! dit-il à Paolo pour le piéger.
Vengono bene da ottobre, i ricci di mare. » Mais bien
sûr, Paolo me demande de traduire sa phrase. Le gars
qui nous a lancé des oursins en a encore un. Le chef
se le prend nu sur le pied et tangue sur son derrière,
dont le volume fait le double de sa tête. Après, ils
s’injurient pendant un petit moment.
Le cueilleur d’oursins, qui boude, dénoue de son
torse la corde à laquelle il s’était attaché pour descendre à l’eau.
« Allons-nous-en ! » dit-il.
Quatre le suivent. Ils se rhabillent en marchant.
« Où allez-vous ? » Le chef enfile ses chaussures. Sa voix couine d’inquiétude. « Que faites-vous ? »
Quatre de plus s’en vont nu-pieds. « Tu nous as enlevé l’envie ! » lui reproche-t-on.
Il subit, assis, leur départ, leurs dos tournés. Il ne
se lève qu’une fois sûr de la trahison. Personne ne
s’est retourné, ne l’a attendu. Paolo lui a parlé italien
(« Queste cazzate ! » Les a de Paolo sont des â.
Comme dans âme.) L’accent du Sud. Quelle ironie !
Le chef s’est tu, vexé.
Il s’est baissé pour ramasser mes mules, qu’il
emporte sous la menace de son couteau de berger,
maniaque de cuir verni.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
L’Institut du monde arabe, album, 2007.
Dix-sept histoires au pays de 89, nouvelles, 2010.
Jo Vargas, monographie, 2011.
L’Enfer, album, 2013.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2008.
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