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hugo lacroix dix-sept histoires de dolce vita nouvelles LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE 17 histoires de dolce vita.indd 5 21/10/2015 19:15:07 À Claire, en souvenir de six ans de travail et d’amour à Rome. Pour qu’une corde soit solide, il n’est même pas nécessaire qu’une seule de ses fibres la parcoure d’une extrémité à l’autre. Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées. Dolce vita.p65 7 25/09/2008, 15:20 Dolce vita.p65 8 25/09/2008, 15:20 ITALIENS EN ACTION Paru dans la NRF, avril 2001. Dolce vita.p65 9 25/09/2008, 15:20 Dolce vita.p65 10 25/09/2008, 15:20 Je me demande si les Sardes n’ont pas créé Cala Gonone à la pioche, à la dynamite. Difficile de reconnaître là un travail de la montagne elle-même, un aplanissement d’énergie terrestre, l’usure du temps sur l’île de Sardaigne. On voulait construire quelque chose sur ce socle rocheux. Cette plage tourmentée, ses plaies, ses bosses, c’était peut-être le projet d’un hôtel de luxe peu accessible par voie terrestre. « Il se passe plus de choses dans une flaque d’Atlantique que dans un trou méditerranéen ! » me dit Paolo. Il revient d’Amérique. Depuis que nous explorons les plages de montagne, Paolo pleure la civilisation. Là-bas, des citrons plus gros. Ici, d’adorables rustres qui éclatent une pastèque d’un coup de poing, puis m’offrent les meilleurs morceaux. Certains nous ont entraînés dans les jardins de leurs pères. Ce n’étaient pas des agriculteurs expérimentés. Ils arrachent quelques racines, commettent l’erreur de cueillir une pastèque pas encore mûre. Ensuite, ils montent à quatre sur la sphère pour la réduire en bouillie. Des garçons extraordinairement timides, au demeurant. Ils prétendent qu’ils ont peur des bergers montagnards, ignorants et armés de couteaux. Les bergers 11 Dolce vita.p65 11 25/09/2008, 15:20 brûlent tout ce qui pousse, croyant que de l’herbe fine, des roches moussues, des sapins verts jailliront du sol après un grand feu, à la place du caillou et des figuiers de barbarie. Des ruisseaux miraculeux, des cascades démentes ouvriront la voie à l’élevage de vaches à lait. Les jeunes horticulteurs, ces chers amis de la plaine, nous ont dit : « Il y a beaucoup de Sardes méchants. » Cala Gonone n’est pas noire de monde. Rien que nous. La plage a déçu Paolo. L’aspect de la roche peut repousser. Si ce n’était qu’une digue, au pied des monts ? Ou le chantier confus d’une marina, abandonné après des enquêtes administratives ? Les parois de la terre ont de sacrées verticales. Nous sommes obligés de nous baigner à tour de rôle. Si je plonge, Paolo doit me sortir de la mer, et ne plonge que si je reste sur le bord pour le repêcher. Le cercle vicieux de la baignade, consistant à nous tirer d’affaire alternativement, m’excite au possible. Puisqu’il n’est pas question de nager ensemble, je l’embrasse. « Retourne-toi ! – Si tu veux, Paolo. – Tourne la tête. » Les méchants descendent de la montagne, tels des gardiens de moutons nous ayant aperçus des hauteurs. « Les voilà ! » dit Paolo. Nous sommes coincés dans un cul-de-sac. Ils arrivent à dix garçons, et portant des cordages enroulés à leurs bras. Je remarque des lames de couteaux ouverts. À la vue de la mer, aucun ne crie de joie, mais ils retirent leurs pantalons sous nos nez, et s’assoient en slip de bain juste à côté de nous. Ils ont plus ou moins notre âge. Leurs slips sont fatigués, décousus. Le chef nous sourit et reste en pantalon blanc. Le chef me dit que je suis belle. Sommes-nous mariés ? Paolo ne répond pas. Je dis : « Il est améri12 Dolce vita.p65 12 25/09/2008, 15:20 cain. Il ne parle pas italien. » J’en ai six près de moi qui font les cons. « Americano ? » Paolo est un agneau blond, un Napolitain d’origine lointainement normande, ou angevine. « Yes, yes ! American. » Quelqu’un se lève et réussit, au bout de l’épine rocheuse, un saut de l’ange digne d’une piscine mal famée. Par gestes, Paolo est prié d’en faire autant. « Il doit me faire l’amitié de plonger », insiste le chef, et je traduis son désir en anglais. Paul amerrit à plat et celui qui l’a défié rattrape une corde au vol, puis grimpe et escalade. Lorsque je remonte Paolo par la main, j’entends : « Il faut assommer le garçon. » Ils commencent à parler sarde. En gros, je comprends ! En sarde, se perpétue de l’espagnol. Sur les dix, quelques-uns sont de mauvaise constitution. Chaque fois qu’il y en a un qui pose son pied nu sur ma cuisse, c’est comme s’il se désignait luimême pour recevoir des baffes du chef. Les autres observent ça de leurs yeux cernés, impatients d’avoir l’ordre de pousser Paolo à la mer, puis de me bondir au cul avec cordes et couteaux. Les cordes servent-elles à entraver les pattes des béliers ? On dit que ces bergers déjouent la plupart des instincts du mouton, rusent avec les brebis et se passent de chiens. Sauvages neuf mois par an, ils vivent de délits en ville durant l’hiver, étant de la rue autant que de la montagne. Le chef au pantalon blanc, souhaitant que je plonge, m’assigne un creux à oursins, dans un cirque d’énormes pierres. Cet imbécile plaisante. Comment saurait-il, en effet, que j’ai la précision d’un compas ? Après mon plongeon parfait, Paolo doit me remonter sur le sec, aidé par notre berger-chef, et serre les dents. Je lui dis des mots d’amour en anglais pour qu’il 13 Dolce vita.p65 13 25/09/2008, 15:20 se détende. Il demande au chef : « Speak english ? » Et moi, pour le séduire : « Tu parles un peu l’anglais. C’est évident ! » Je secoue l’eau de mes cheveux et plus le berger reçoit de gouttes, plus il est content. Nous voilà assis, tous les trois, entre un four à blanc et un vrai soleil. Le chef connaît trente mots d’anglais avec lesquels nous l’aidons à s’exprimer. En pensée, je le sens, il fait déjà cavalier seul, sans la bande pour courir à côté. C’est à moi surtout qu’il a des choses à dire. Un homme ne peut pas être violé par une femme, vient-il de m’expliquer. Les autres sont épatés de l’entendre déverser une floppée de phrases exotiques, mais s’ennuient. « Parlez italien ! » gueulent des mauvais coucheurs. Les choses qui se disent, ils les ratent, ne sachant pas la langue scolaire qui se parle entre les Italiennes du nord et leurs compagnons de viol. La somnolence remplace les premiers ravissements. Certains s’interpellent en dialecte : « Faudrait se décider ! – Qu’elle s’exhibe et qu’on n’en parle plus ! » Les autres s’étendent, la joue contre le rocher, vaincus par la barrière de la langue. J’obsède le chef de mon anglais, pour qu’il se persuade qu’il est bilingue avec moi ou presque. Paolo ajoute le laconisme américain, en guise de bromure. Le berger polyglotte, fils sexuel d’une mère toujours en noir, boit au goulot de notre bouteille de longues rasades d’eau chaude gazeuse. Soudain, des oursins nous roulent leurs piquants sur le corps, sans égratignures, comme si c’était l’œuvre naturelle de l’été sarde. Notre berger s’étire. Il massacre ensuite chaque oursin de divers coups de lame, puis trempe un doigt dans leurs déchets. 14 Dolce vita.p65 14 25/09/2008, 15:20 « Non sono pieni ! dit-il à Paolo pour le piéger. Vengono bene da ottobre, i ricci di mare. » Mais bien sûr, Paolo me demande de traduire sa phrase. Le gars qui nous a lancé des oursins en a encore un. Le chef se le prend nu sur le pied et tangue sur son derrière, dont le volume fait le double de sa tête. Après, ils s’injurient pendant un petit moment. Le cueilleur d’oursins, qui boude, dénoue de son torse la corde à laquelle il s’était attaché pour descendre à l’eau. « Allons-nous-en ! » dit-il. Quatre le suivent. Ils se rhabillent en marchant. « Où allez-vous ? » Le chef enfile ses chaussures. Sa voix couine d’inquiétude. « Que faites-vous ? » Quatre de plus s’en vont nu-pieds. « Tu nous as enlevé l’envie ! » lui reproche-t-on. Il subit, assis, leur départ, leurs dos tournés. Il ne se lève qu’une fois sûr de la trahison. Personne ne s’est retourné, ne l’a attendu. Paolo lui a parlé italien (« Queste cazzate ! » Les a de Paolo sont des â. Comme dans âme.) L’accent du Sud. Quelle ironie ! Le chef s’est tu, vexé. Il s’est baissé pour ramasser mes mules, qu’il emporte sous la menace de son couteau de berger, maniaque de cuir verni. 15 Dolce vita.p65 15 25/09/2008, 15:20 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE L’Institut du monde arabe, album, 2007. Dix-sept histoires au pays de 89, nouvelles, 2010. Jo Vargas, monographie, 2011. L’Enfer, album, 2013. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2008. 17 histoires de dolce vita.indd 4 21/10/2015 19:15:18