TERRITOIRE, VILLE ET ARCHITECTURE BALNÉAIRE L`EXEMPLE

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TERRITOIRE, VILLE ET ARCHITECTURE BALNÉAIRE L`EXEMPLE
TERRITOIRE, VILLE ET ARCHITECTURE BALNÉAIRE
L'EXEMPLE DE LA GRANDE MOTTE
Ecrit en collaboration avec Claude Prélorenzo et René Borruey. Paru dans Les Cahiers de la recherche
architecturale, n° 32/33, 3ème trimestre 1993, pp. 59-72.
Introduction
En plus de la population installée dans ses résidences principales, le territoire français est le lieu de séjour de près
de 80 millions de personnes, françaises et étrangères en vacances. Le phénomène est appelé à se développer et la
France, déjà deuxième pays attracteur de touristes juste après les USA, devrait voir le poids économique, social et
culturel du tourisme croître.
La question de l'hébergement de vacances est donc une question d'importance. Les édifices et les formes urbaines
liées aux diverses formes de la résidence vacancière sont cependant mal connus. Cette méconnaissance résulte à
notre sens de deux raisons principales.
La première est liée à la nouveauté du phénomène. C'est en effet au cours du siècle précédent que se définit, sous
les espèces des stations thermales puis des stations balnéaires et de montagne, la résidence de vacances au sens
moderne du terme. Et ce n'est qu'à partir des années 60 que ces vacances, réservées jusqu'alors à une élite
économique, vont devenir un phénomène de masse, une valeur hégémonique, un besoin universel.
La seconde s'enracine dans une sorte de perversion morale qui tend à classer les préoccupations selon des échelles
de valeurs qui donnent la préséance tantôt à l'architecture sacrée sur la profane, souvent au monument sur
l'immeuble, presque toujours à l'édifice de luxe sur la construction ìsimpleî, perversion qui longtemps a rejeté dans
les marges de la considération l'architecture et la ville fondées sur la résidence vacancière. Depuis le XIXe siècle,
celles-ci représentent pourtant un champ d'expérimentations urbanistiques et architecturales important comme le
montre à l'évidence les réalisations situées dans le cadre de l'opération Languedoc-Roussillon, et plus
particulièrement la ville balnéaire de la Grande Motte de Jean Balladur.
Aménagement du territoire et urbanisme de fondation
Comme toutes les villes nouvelles créées au cours des "trente glorieuses", la Grande Motte entretient des liens
étroits avec l'aménagement du territoire. Son emplacement, sa structure, certaines caractéristiques de ses espaces
publics, certains aspects même de son architecture, ne s'expliquent qu'en référence aux orientations retenues par les
aménageurs.
Au cours des années 50, l'aménagement du territoire change de nature, à la suite des réflexions des planistes de
l'entre-deux guerres et des expériences des technocrates de Vichy. Il ne réside plus seulement, comme au
XIXe siècle, dans l'établissement de voies de communications, même si celles-ci continuent à jouer un rôle essentiel.
L'aménagement doit désormais concerner l'ensemble des activités économiques qu'il s'agit de développer en les
répartissant de manière optimale sur le territoire national. Agriculture, industrie, mais aussi tourisme, sont concernés
par cette répartition. En attribuant la défaite de 39-40 au déséquilibre entre la capitale et la province dans son
célèbre Paris et le désert français, le géographe Jean-François Gravier contribue à répandre cette conception d'une
architecture territoriale d'ensemble dont dépend la prospérité et la grandeur françaises. C'est "l'époque de la
géographie volontaire, collectivement assumée [1]", comme l'écrit Olivier Guichard, le premier patron de la
Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale, la Datar, qui voit le jour en 1963 pour coordonner
l'action des différentes administrations spécialisées [2]. La nouvelle structure s'appuie sur une unité d'intervention de
définition récente, la région [3]. A l'intérieur de chaque région, l'armature urbaine constitue bien sûr une donnée de
première importance. Développer ou créer une ville participe de ce souci d'équilibrage ou de rééquilibrage des
activités qui caractérise l'aménagement de la période gaullienne.
Dans le cas de la Grande Motte, il s'agit de répondre à la demande croissante du tourisme en France et en Europe
en lui consacrant un littoral jusque là délaissé, une sorte de Far-West à la française où le camping sauvage est roi.
Le développement touristique dont chacun s'accorde à souligner l'importance économique semble d'ailleurs le seul
avenir possible pour une région faiblement industrialisée dont l'agriculture se modernise difficilement [4]. La côte
languedocienne se révèle pourtant ingrate, avec son absence de relief et ses nombreux marécages infestés de
moustiques. Sa faible urbanisation qui contraste avec le surpeuplement de la Côte d'Azur attire tout de même
l'attention des aménageurs en quête de terres vierges où exercer leurs capacités. De par sa situation géographique,
elle est en outre susceptible de capter une partie des flux qui la traversent en direction de l'Espagne. L'Espagne est,
ne l'oublions pas, au début des années 60 le concurrent auquel il faut reprendre une partie de la clientèle [5].
Contrairement à la Côte d'Azur, la côte languedocienne doit être consacrée au tourisme de masse. La Grande Motte
et les autres stations qui vont être construites dans le cadre de l'opération Languedoc-Roussillon sont conçues dès le
départ dans la perspective d'une différenciation par rapport aux autres sites balnéaires français [6]. La Côte d'Azur
joue même à certains égards un rôle de contre-modèle. Les aménageurs du Languedoc vont en effet tenter
constamment de se démarquer de son urbanisation continue et anarchique en regroupant les interventions au sein
de six "unités touristiques" mêlant les villes existantes aux stations à créer, unités séparées par de longues étendues
où la nature conserve tous ses droits. La Grande Motte constitue la pièce maîtresse de la première de ces unités qui
s'étend du Grau du Roi à Palavas [7].
La conduite de l'aménagement touristique du littoral Languedoc-Roussillon est parfaitement représentative des
objectifs et des méthodes de la Datar. L'opération est tout d'abord dictée par un souci de l'intérêt public qui passe par
la maîtrise du foncier afin d'éviter tout phénomène de spéculation. Afin d'y parvenir, l'affaire s'engage dans le secret,
l'Etat se portant acquéreur de terrains par l'intermédiaire d'agents qui se gardent bien de révéler les motifs réels de
leurs démarches. Au moment du lancement officiel de l'opération en juin 1963, ses responsables disposent déjà de 1
200 hectares de terrains réservés à l'emplacement des futures stations [8]. L'aménagement du LanguedocRoussillon est d'autre part conçu dans un cadre interministériel qui conduit à la création d'une mission dont les
prérogatives et le fonctionnement s'inspirent de ceux de la Délégation. On est loin, on le voit, des mécanismes
économiques libéraux qui avaient présidé à la constitution des villes balnéaires du XIXe siècle. Perçu comme le
synonyme d'une spéculation débridée, le "laissez faire laissez passer" ne séduit pas les technocrates de la période
gaullienne qui se réclament de l'intérêt supérieur de la nation en même temps que de la légitimité technicienne [9].
Ville de fondation, ville s'inscrivant dans le cadre de la politique d'aménagement du territoire, la Grande Motte est
étroitement solidaire de toute une série de grands travaux d'infrastructure, travaux de bonification des terres et de
démoustication du littoral pour commencer, travaux de terrassements conduisant à la création d'un sol artificiel,
entreprise de reboisement menée par l'intermédiaire de l'Office national des forêts afin d'inscrire l'úuvre des hommes
dans un cadre naturel régénéré. "Le spectacle qu'offre en 1966-1967 le sol des futures stations est saisissant écrit à
ce propos le premier président de la Mission Languedoc. Un vrai paysage de Far-West, une immense étendue de
sable scintillant au soleil, face à la mer bleue. Partout de gros engins de travaux, des tracteurs, des grues, des
ouvriers affairés, une activité intense. Les architectes et nous-mêmes parcourons ces prodigieux chantiers, d'où se
dégage une inoubliable impression d'espace et de liberté, de travail et de création. Souvent les grands vents du
Nord-Ouest, le mistral et la tramontane, soufflent avec violence. Il faut protéger le sable accumulé par les dragues et
le fixer au sol pour l'empêcher de se disperser en plein air [10]."
Par dessus tout, la nouvelle station est conçue en fonction d'un réseau routier assurant plusieurs niveaux de
desserte. L'ensemble de l'opération Languedoc est tout d'abord desservi par une autoroute situé à quelques
kilomètres de la côte et qui la relie à l'Europe du Nord d'un côté, à l'Espagne de l'autre. Chaque unité touristique
dispose ensuite d'une rocade de liaison entre les différents éléments dont elle se compose. La voirie des stations
vient enfin compléter le dispositif. Des décisions importantes sont entérinées au travers de ce système de voirie
clairement hiérarchisé, comme le refus du boulevard de front de mer au profit d'une desserte en peigne qui confère à
la Grande Motte ou au Cap d'Agde une organisation en rupture avec celle de la ville balnéaire traditionnelle.
Conçue en fonction de l'autoroute et de la route, comme les stations du XIXe siècle pouvaient l'être en fonction du
chemin de fer, la Grande Motte fonctionne selon des rythmes qui portent leur empreinte, rythmes des grandes et
petites vacances françaises et étrangères, rythmes d'une circulation automobile qui se pare des vertus de la
célébration collective, ainsi que le montre de manière caricaturale Jacques Tati dansTrafic, en même temps qu'elle
fait de la trajectoire de chacun une expérience profondément individuelle. A l'univers de la vitesse et de la fluidité
autoroutière répond symboliquement l'immobilité des corps parvenus à leur destination et se livrant aux plaisirs du
soleil et de la mer. Cela n'empêche pas ces plaisirs de faire l'objet d'une programmation tout aussi rigoureuse que les
flux de circulation, programmation destinée à conférer aux espaces de loisir la même rigueur et la même efficacité
dont se parent les lieux de production. Là où la ville balnéaire du siècle dernier tentait avant tout de préserver les
distinctions sociales internes à la bourgeoisie, les concepteurs de la Grande Motte procèdent à un travail d'analyse
fonctionnelle faisant implicitement l'hypothèse d'une homogénéisation nécessaire des classes moyennes dans leur
rapport aux éléments naturels qui font désormais tout le prix des vacances.
L'homogénéité ne doit pas être confondue avec l'uniformité. Si leur clientèle est potentiellement la même, les stations
du Languedoc-Roussillon doivent faire preuve d'originalité urbanistique et architecturale sans pour autant tomber
dans le piège de l'individualisme. "L'individualisme, qui s'est toujours traduit, en fin de compte, par l'absence de style,
doit faire place à des programmes minutieusement étudiés ", déclarait Gravier en 1947 ; "le Languedoc n'est pas une
Floride où l'on s'en remettrait à l'esthétique individuelle [11]" renchérit Guichard deux ans après le lancement de
l'opération. Dans le cas d'une station comme la Grande Motte, l'originalité et le style juste passent par la prise en
compte globale du site, prise en compte à laquelle doivent contribuer aussi bien le géographe que l'ingénieur et
l'architecte. Dans la confrontation des pyramides de Balladur à la mer comme dans le rappel auquel elles procèdent
de la ligne des Cévennes à l'horizon lointain de la station s'introduit ce même "sens du terrain et des sites [12]" dont
se réclament tous les acteurs de l'aménagement. Ville d'infrastructures au sens large du terme, la Grande Motte l'est
aussi dans ce rapport très particulier à un environnement qu'elle bouleverse en même temps qu'elle cherche à en
révéler toutes les potentialités.
La conception d'une ville balnéaire
Concevoir de toutes pièces une ville, fut-elle balnéaire, pose au XXe siècle la question des modèles et des
références. Lorsque les concepteurs engagés dans l'opération Languedoc-Roussillon s'interrogent, discutent,
s'informent sur les formes urbaines les plus satisfaisantes pour la résidence vacancière de masse, ils réfutent
d'emblée deux modèles, et non des moindres. Le premier est celui de la Côte d'Azur, le second celui du littoral
espagnol, Costa del Sol et Costa Brava.
La Côte d'Azur ne peut constituer un modèle pour les raisons de politique d'aménagement du territoire que nous
avons exposées. Quant à l'Espagne, les concepteurs de l'opération Languedoc-Roussillon se montrent très critiques
à l'égard de son urbanisation sans épaisseur, véritable "mur" qui consomme d'un seul coup toute la valeur maritime
et interdit l'organisation différenciée de l'espace.
La Grande Motte n'est pas non plus un grand ensemble, comme le seront la plupart des stations de sport d'hiver
françaises souvent victimes de leur dépendance communale qui conduisait à s'appuyer sur le bourg existant.
Rapidement émancipé de tout problème communal, Jean Balladur s'attache à créer une ville balnéaire en définissant
une structure urbaine, en réunissant en un ensemble cohérent logements, équipements, et services, en créant une
voirie hiérarchisée et formellement très typée. Jean Balladur renoue ainsi avec la grande tradition des stations de
bord de mer du XIXe siècle [13].
On trouve une ressemblance tout d'abord dans la pratique même de la fondation urbaine ex nihilo. Si les stations
balnéaires ont été, avec les villes patronales, les véritables villes-nouvelles du siècle dernier, la Grande Motte est
sans conteste une des têtes de pont des "villes nouvelles" qui naissent dans cette seconde moitié de XXe siècle dans
la région parisienne, à Brasilia, à Chandigarh.
Une autre ressemblance réside dans le procès de bonification du sol et le lien étroit avec les infrastructures de
desserte. Une dernière analogie peut être lue dans le programme urbain des stations. A la Grande Motte comme au
XIXe siècle le projet est d'équiper complètement le lieu de la villégiature, de lui donner tout le confort de la cité.
D'autres caractéristiques cependant distinguent radicalement les deux démarches et surtout les deux "produits". En
premier lieu, le projet social : il ne s'agit plus d'accueillir l'élite des grandes métropoles pour de longues périodes de
résidence mondaine, mais de donner aux classes moyennes l'occasion de pratiquer le bord de mer.
Relevons une deuxième différence dans les équipements, ou plus exactement dans la nature des équipements. Pour
cette clientèle de classes moyennes (et même de petites gens dans les campings et les centres de vacances) il ne
pouvait être question de reproduire les équipements de pure mondanité qui faisaient la réputation des grandes
stations du Second Empire: le grand hôtel, le casino, l'établissement de bains. A la Grande Motte, les équipements
sont plus "civiques" : centre de congrès, terrains de sports, église et, pour répondre aux besoins des sédentaires,
établissements scolaires.
Enfin, et ce n'est pas la moindre des dissemblances, le dispositif urbain qui gère le rapport de la ville au littoral est à
la Grande Motte radicalement différent du modèle canonique du XIXe siècle. Deux éléments essentiels ont en effet
disparu : le front de mer et la promenade de bord de mer. Originalité marquante des villes balnéaires, qui étaient de
ce fait parmi les rares villes occidentales réellement "orientées" la facade urbaine faisait l'objet d'un soin particulier.
Lieu d'implantation privilégiée du Casino, du Grand Hôtel, de l'Etablissement de Bains et des plus belles demeures,
cette facade était le fond de scéne obligé, emblématique de la ville balnéaire. Rien de tel à la Grande Motte. Au
contraire, Jean Balladur va éviter de disposer ses immeubles frontalement pour, nous semble-t-il, deux raisons
principales : éviter de privilégier une partie du programme résidentiel au détriment des autres, assurer un accès à la
plage sans avoir à rencontrer les effets de privatisation que n'auraient pas manqué de susciter une construction en
ras de plage. C'est qu'en effet l'absence du deuxième élément du dispositif, la large promenade aux voies
différenciées, aux balcons et lieux de séjour, aux plantations et mobilier urbain, qui supportait les pratiques de la
marche hygiènique et de la mondanité, n'instaure plus une zone assez large d'usages multiples et publics. A la
Grande Motte la plage est seulement bordée d'une promenade piétonne qui constitue une transition rapide et peu
complexe entre la mer et ses activités et la ville et son fonctionnement.
Ville planifiée, la Grande Motte est dans le même temps une ville dessinée, une ville dont la morphologie témoigne
d'une forte homogénéité et d'une grande continuité. Au contraire des "villes nouvelles" qui lui sont contemporaines, la
Grande Motte est une ville qui bénéficie d'une finitude et d'un "fini" auxquels sont sensibles (parfois négativement)
même ses détracteurs.
Cette homogénéité traduit une maîtrise des densités, des implantations et des alignements qui va bien au delà des
habituelles prescriptions de l'urbanisme "opérationnel" alors en vigueur. Dans ce domaine également, Jean Balladur
va se trouver en situation d'innovation par par le biais paradoxal d'un statut que l'on croyait alors usé, dépassé,
improductif, celui d'architecte-en-chef. En tant que tel, il est responsable non seulement de la distribution
topographique et fonctionnelle des constructions et des coefficients régulateurs, mais aussi de la morphologie
générale de la station et de sa genèse.
Ainsi il attache un grand prix à la construction progressive et harmonieuse de la ville. Afin d'en contrôler le processus,
il ne livre au promoteur que des lots de petite taille, les dépossédant ainsi d'une stratégie commerciale qui aurait
conduit à construire au fur et à mesure de la demande avec les inévitables espaces vides que cela entraîne.
Jean Balladur gère plus précisément la forme urbaine par deux moyens, d'une part l'imposition de gabarits, de l'autre
le recours au plus traditionnel plan de masse[14].
Le recours au gabarit s'accompagne d'une réflexion poussée sur ce qu'est la ville dans sa forme. Pour lui en effet le
vide, ce que l'on a l'habitude de signifier en creux, en négatif dans les plans constitue la réalité pratique et physique
de la ville. Faire de la ville pour lui c'est en effet tout d'abord créer, l'espace qui contient les pratiques urbaines, les
rues dans leurs dimensions, mais surtout leur volume, les places, les espaces ouverts. "Pour moi l'architecture c'est
le vide [15]", déclare à ce propos Jean Balladur.
A nouveau dans ce domaine, l'architecte crée du neuf par référence au passé. Le sentiment de familiarité qui émane
des voies de la Grande Motte est en effet le résultat d'une démarche volontaire : "J'avais été frappé par la qualité de
l'espace parisien, qui tenait à mon avis à l'institution des gabarits haussmaniens, qui ont donné une unité de volume
à cette ville (...). Le gabarit était une notion qui avait complètement disparu des plans d'urbanisme. C'était resté limité
à Paris [16]." Il va pour cela étudier avec beaucoup de précision les boulevards parisiens, et tout spécialement le
boulevard Saint Germain. De même pour concevoir les mesures de la traversée sous immeubles des cheminements
piétonniers, ce sont les arcades de la rue de Rivoli ou les passages de la place des Victoires qui lui fournissent les
règles de proportion.
Enfin, l'homogénéité de la Grande Motte et sa marque identitaire la plus forte, c'est l'usage systématique de la forme
pyramidale. La pyramide correspond tout d'abord à une position théorique sur le projet qui pour lui doit procéder de
l'extérieur vers l'intérieur, de l'enveloppe à la partition interne : "Plusieurs conjonctions m'ont amené à faire cela. Pour
moi c'est une des grandes leçons de Le Corbusier, que j'ai toujours vu travailler sur les sites, que ce soit à
Chandigarh, que ce soit à Longchamp, c'est un homme qui allait sur place, qui regardait le paysage et qui faisait des
croquis. Autrement dit, il étudiait la silhouette du bâtiment avant de regarder la fonction, le plan, etc... [17]"
Par contre Jean Balladur ne s'attarde pas beaucoup (peut-être trouve-t-il cela trop évident pour être signalé) sur
l'aptitude de la pyramide à créer des terrasses, des espaces extérieurs très prisés compte-tenu du climat méridional
et du caractère balnéaire du lieu.
Enfin la pyramide a pour lui une fonction paysagère tout à fait essentielle. "C'est une plaine le Languedoc. Vous avez
en fond les Cévennes. C'est très sensible. Quand il fait beau, vous voyez très nettement la plaine et les Cévennes
qui moutonnent. Il y a aussi les dunes. Déjà, quand vous commencez à "silhouetter" vous vous apercevez que toute
verticale poignarde le sol et le ciel. Donc vous êtes amené à rechercher des formes inclinées. Deuxièmement, j'avais
fait un voyage au Mexique peu de temps avant, en 1962, et j'avais vu Teotihuacàn et ses pyramides. (...)
Teotihuacàn est une évocation géométrique des montagnes qui entourent la plaine de Mexico (...). Cette espèce de
symbolique entre une forme mathématique de pyramide tronquée et la montagne a travaillé mon esprit quand j'ai
regardé la corniche des Cévennes. Je me suis dit que j'allais faire un écho des Cévennes sur le littoral [18]."
La leçon de La Grande Motte, c'est peut-être dans cet art de mélanger et d'exploiter au mieux des procèdures
anciennes et des démarches nouvelles qu'il faut la chercher. Dans le contraste aussi qu'elle établit au coeur des
optimistes et constructives années 60, avec le mode de production des "villes nouvelles" encore aujourd'hui à la
recherche de leur achèvement et de leur identitié. L'univers des loisirs et du temps exceptionnel a (pour une fois ou
comme toujours?) mieux atteint son but que celui du travail et du temps normal.
Conclusion
Notre travail sur la Grande Motte doit être à présent replacé dans le cadre d'une étude plus générale de l'urbanisation
du littoral français dans les années 50-70 et de la diversification des modèles d'implantations balnéaires dont elle
s'accompagne [19]. Des opérations comme Marina-Baie-des-Anges ou Port-Grimaud voient le jour au cours de la
même période en proposant des solutions urbanistiques et architecturales très différentes de celles dont témoigne
l'aménagement du Languedoc-Roussillon. Quel commun dénominateur proposer pour ces interventions que tout
sépare en apparence ? D'un point de vue strictement urbanistique et architectural, on notera la récurence de la
pratique de la grande opération intégrée, la présence fréquente d'un architecte en chef investi de pouvoirs
importants, André Minangoy à Marina, François Spoerry à Port-Grimaud ou Jean Balladur à la Grande Motte. Le
caractère à certains égards extra-territorial de ces grandes réalisations par rapport à leur environnement immédiat,
les liens étroits qu'elles entretiennent avec les infrastructures, de la route au sol artificiel sur lequel elles sont souvent
fondées, offrent d'autres possibilités de rapprochement. A travers ces opérations investies d'une valeur exemplaire
s'organise un type d'intervention sur le littoral dont les réalisations de groupes comme Merlin constituent aujourd'hui
des formes dégradées. En dépassant le cadre balnéaire, l'étude de Marina-Baie-des-Anges, Port-Grimaud ou la
Grande Motte, permet sans doute de mieux comprendre ce qu'a été l'urbanisme volontaire des "trente glorieuses" et
sur quels modèles il se réglait implicitement. Si Marina peut s'assimiler à une grande opération immobilière périurbaine, la Grande Motte n'est jamais qu'une ville nouvelle réussie là où tant d'autres ont échoué. Est-il besoin de
souligner l'intérêt que présente ce genre d'étude au moment où l'on assiste au retour en force des grandes
opérations. Longtemps honnie au nom de la diversité de l'expression architecturale et/ou du respect de la ville
ancienne, la figure de l'architecte en chef semble elle-même renaître, que l'on songe au rôle joué par Rem Koolhaas
à Lille ou Richard Rogers à Dunkerque. Si l'histoire de l'urbanisme ne se répète certainement pas à l'identique, elle
enregistre le retour périodique d'occurences riches de signification.
NOTES
[1]. O. Guichard, Aménager la France, Paris, Robert Laffont, Genève, Gonthier, 1965, p. 24.
[2]. Sur l'histoire de la Datar, lire par exemple F. Essig, DATAR des régions et des hommes, Paris, Stanké, 1979, J.P. Laborie, J.-F. Langumier, P. De Roo, La politique française d'aménagement du territoire de 1950 à 1985, Paris, La
Documentation Française, 1985.
[3]. La région est d'ailleurs définie au départ en fonction des seules nécessités de l'aménagement comme le déclare
sans ambages Olivier Guichard : "En France, l'aménagement du territoire n'est pas né de l'existence institutionnelle
de la région; au contraire, ce sont les besoins propres de l'aménagement, à l'étroit dans le cadre départemental qui
ont entraîné la prise de conscience régionale." O. Guichard, op. cit., p. 196.
[4]. Voir par exemple Aménagement du territoire Le tourisme balnéaire en Languedoc-Roussillon, document réalisé à
l'intention de la Datar et de la Mission interministérielle pour l'Aménagement touristique du littoral du LanguedocRoussillon, Paris, Centre de sociologie européenne, 1967. Sur l'ensemble de l'opération, lire surtout P.
Racine, Mission impossible? L'aménagement touristique du littoral Languedoc-Roussillon, Montpellier, Midi Libre,
1980.
[5]. Entre 1962 et 1963 le nombre de touristes étrangers croît de +2% en France et de + 25% en Espagne.
[6]. Tandis que la Côte d'Azur doit continuer à recevoir comme par le passé une clientèle aisée, la Corse est placée
quant à elle sous l'égide d'un tourisme plus naturel, camping et nautisme, ce qui ne doit pas l'empêcher d'accueillir
en quelques sites choisis "les formes les plus raffinées de la civilisation des loisirs", formes résolument absentes du
Languedoc-Roussillon entièrement dévolu aux classes moyennes. O. Guichard, op. cit., pp. 169-170.
[7]. Cf. Notes et etudes documentaires, n° 3326, "L'aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussilon,
Paris, La Documentation Française, 13 octobre 1966, pp. 14-18.
[8]. P. Racine, op. cit., p. 93.
[9]. Sur la formation de l'idéologie technocratique, on lira avec intérêt R. Baudoui, Raoul Dautry 1880-1951 Le
technocrate de la République, Paris, Balland, 1992.
[10]. P. Racine, op. cit., p. 100.
[11]. J.-F. Gravier, Paris et le désert français Décentralisation-Equipement-Population, Paris, Le Portulan, 1947 ; p.
242, O. Guichard, op. cit., p. 169.
[12]. O. Guichard, op. cit., p. 179. L'accent mis sur ce sens du terrain et des sites explique l'importance prise par les
géographes dans les premières années de la politique gaullienne d'aménagement du territoire.
[13]. Sur les stations de bord de mer au XIXe siècle, lire D. Rouillard, Le site balnéaire, Bruxelles, Mardaga, 1984.
Leur principe avait été abandonné par le Mouvement Moderne au profit de la villa isolée. Cf. C. Prélorenzo, J.-L.
Bonillo, R. Borruey, J.-M. Chancel, Les villas de la Côte d'Azur Entre modernité et régionalisme 1920-1940, rapport
de recherche B.R.A., Marseille, INAMA, 1989.
[14]. Traditionnel mais tombé alors en quasi désuétude, non utilisé dans le villes nouvelles de la région parisienne ; il
faudra attendre les années 90 pour le voir refleurir comme avec Rogers auteur de ìmaître planî du quartier Neptune à
Dunkerque.
[15]. Entretien des auteurs avec Jean Balladur, 21 août 1991.
[16]. Ibid.
[17]. Ibid.
[18]. Ibid.
[19]. Ce travail est effectué dans le cadre du Groupe de Recherche Architecture d'Infrastructure

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