LA CHUTE ÉTAIT SI LONGUE
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LA CHUTE ÉTAIT SI LONGUE
LA CHUTE ÉTAIT SI LONGUE Françoise Dehaye La Chute était si longue Roman Editions Persée Du même auteur Voyage au gré d’une plume, 2013, Ed. Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Editions Persée, 2015 Pour tout contact : Editions Persée – 38 Parc du Golf – 13856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe) CHAPITRE I UNE JOURNÉE ENSOLEILLÉE L ’aiguille de sa montre s’est arrêtée. Il est quinze heures. Le temps passe et, soudain, le balancier de l’horloge interrompt la mesure du temps comme cesse le battement d’un cœur. Et puis, il fait si froid sur cette terre de Bretagne. Un froid glacial où le ciel nuageux se mêle aux brumes marines. Ce mélange insipide, relayé à la grisaille de la mer, ressemble à la couleur du granit des remparts de Saint-Malo. La citadelle, empreinte magnifique d’une époque médiévale, conserve encore ses vestiges en défiant le temps. Sa forteresse, valeureuse guerrière à la beauté rude et austère, brave toujours les tempêtes, alors qu’elle a lutté pendant des siècles contre l’envahisseur. Une période de l’histoire où les Corsaires, maîtres de la Cité, régnaient pour laisser sur les murs en pierre les fissures du temps. Et, du haut de sa splendeur, Saint-Malo, ville natale d’un grand écrivain célèbre, s’élevait sur un piédestal pour afficher au registre de la littérature française du XIXe siècle, l’illustre personnage : François-René de Chateaubriand, l’un des précurseurs du romantisme français. La veille, après la diffusion du journal télévisé du vingt heures, Météo France augurait une belle journée ensoleillée avec des 5 températures plus fraîches en soirée. Bien que les prévisions affichassent une fraîcheur automnale, le fabuleux thermomètre inscrivait une douceur hivernale. Un tel paradoxe soulevait une question : que pouvait-on comprendre par fraîcheur automnale et douceur hivernale ? Un degré de plus ou de moins, au-dessus de dix degrés, faisait-il la différence ? Et en degré Fahrenheit, combien cela faisait-il ? On était à l’apogée de la balourdise ! En réalité, l’hiver était là, présent au rendez-vous ! L’animateur météo effleurait avec sa main la carte de France, et montrait du doigt un passage nuageux, lesquels nuages traversaient les côtes bretonnes. Ainsi, le tableau se ternissait en fin de journée, car la bruine maritime s’invitait au décor. Finalement, le lendemain, les prévisions trahissaient les espoirs. Encore une supercherie des météorologues à berner, dès que l’hiver approche, les amateurs en manque de soleil. Les températures avaient chuté pendant la nuit, et la gelée du petit matin s’était cristallisée sur les pare-brise des voitures. Puis, au cours de l’après-midi, une brume avait jeté un voile grisé sur les rayons du soleil. Mais le givre persistait. Ce froid glaçait le corps de Julie, tétanisée par la chute. Elle était allongée sur le sol, la tête tournée sur le côté. Un goût de sable et de fer imprégnait sa gorge. Les feuilles écrasées et les algues séchées ressemblaient à ce parfum d’automne, avec cette fragrance de moisissure et de pourriture iodée. Son nez n’avait plus les facultés olfactives. Car l’odeur puissante que dégageait ce magma de feuillage lui donnait la nausée. Sa bouche était sèche et, de la commissure de ses lèvres, sortait un mince filet de sang. Ce ruissellement vermillon courait le long de son visage pour s’arrêter dans le creux de son oreille. Des larmes se mélangeaient au sang et s’égouttaient comme des perles de corail. Nous sommes le 15 décembre, une date inoubliable pour Julie. Ce jour est marqué d’un sceau qui restera gravé dans sa mémoire, 6 comme le nom du défunt regretté inscrit sur une stèle de marbre. Le souvenir d’un temps où la vie s’est arrêtée. Il est quinze heures. L’aiguille de sa montre de plongée ne bouge plus. Le bruit du mécanisme, si peu audible, s’est tu. La tonalité du tic-tac ne bat plus la mesure du temps. C’est un arrêt brutal à l’élan de sa vie. Cette journée a frappé violemment Julie, brisant ses rêves contre le roc ensablé. Sa peau si délicate est écorchée, meurtrie jusque dans la profondeur de sa chair. Et puis, à l’intérieur de ce corps gracile, les os sont fracassés, broyés par la souffrance qui se dessine à son histoire. L’accident s’est produit cet après-midi, parmi tant d’événements, au milieu de nulle part. La légende d’une nouvelle s’écrit sur le papier froissé d’un journal local, et poursuit le dialogue médiatique sur les réseaux sociaux ; l’information est déjà transmise sur Internet. C’est une traversée inexorable dans l’espacetemps. Voilà qu’un corps, souillé par les blessures, est façonné par une estampille indélébile. La brûlure est tatouée au fer, un métal rougi par la flamme. Et dans les yeux de Julie se déverse déjà la langueur des larmes. Peut-être que, et dès demain, l’énergie de la révolte poussera Julie à se battre pour survivre jusqu’aux confins de son imaginaire. C’est la mi-décembre. Julie ne pense pas aux prémices des réjouissances d’une fin d’année, ni aux festivités nourries par les joies et les peines. Si la gaîté s’invite aux élans des fêtes artificielles, l’euphorie se délite face à la réalité des lendemains. Julie souffre en pleurant devant un avenir incertain. Noël, après tout, elle s’en fout ! Ce n’est plus son sujet d’actualité. Pourtant, un défilé de drones survole l’étendue du ciel pour épier, ou plutôt, commercialiser un nouveau produit de consommation. Au-dessus des habitations, les libellules robotisées larguent avec précision les colis livrés à la maison. En un temps record, la livraison contrôlée a été parfaitement chronométrée. Voilà que les cadeaux tombent immédiatement de l’espace. Ils ont 7 été sélectionnés avec le seul clic de la petite souris. En quelques secondes, la commande a été passée sur des sites en provenance des industriels de la consommation virtuelle. C’est alors que, dès l’aurore, les paquets envoyés au domicile sont jetés dans les boîtes à lettres comme de vulgaires quotidiens. Le coursier est un étudiant employé à temps partiel, un petit boulot qu’il a déniché pour payer ses études en attendant le versement d’une bourse. Mais la tradition voudrait que le cadeau arrive le jour de Noël, près de la cheminée, au pied du sapin. Il y a encore dans cette société virtuelle quelques adeptes qui furètent dans les boutiques. Ceux-là se précipitent au dernier moment pour trouver leur trésor. L’important, c’est de localiser l’objet insolite sur son Smartphone. Alors, dans les rues commerçantes et sur les grands boulevards parisiens, des gens s’agitent nerveusement. Au pas de course, ils se faufilent à travers une foule empressée, esquivent les obstacles placés, çà et là, et cherchent désespérément le numéro d’un des grands magasins des Galeries Lafayette. C’est un défi au parcours du combattant, car la bousculade menace de les emporter vers le mauvais côté. Mais ils résistent toujours. Et, quand ils estiment être arrivés au bon endroit, ils défient l’industrie commerciale. Un grand bazar inimaginable s’étale devant leurs yeux. Le choix est vaste. La course au trésor peut enfin commencer dans ce souk pittoresque. Soudain, ils s’arrêtent, attirés par un monde enchanté. Les illuminations les entraînent jusqu’aux vitrines des grands magasins. Là, le nez collé contre la vitre, ils découvrent avec enchantement la féerie des animations de Noël. De mignons personnages imaginaires dansent dans un décor d’enfance. Un instant d’émotion. Seulement, il faut aller chiner dans chaque rayon pour trouver la marchandise convoitée. La sélection devient difficile, car l’ustensile ludique devient futile. La préférence sera motivée par l’humeur du moment. Si l’incertitude gagne les indécis, s’ils tergiversent longtemps sur la délicate attention, alors, ceux-là sont vite enrôlés par un ven8 deur impatient. Malgré les heures passées à chercher le cadeau remarquable, quand vient le jour de Noël, la déception altère l’enthousiasme, car le plaisir d’offrir est parfois bafoué. Les cadeaux n’intéressent pas ou peu. Alors, à peine le temps d’être débarrassés de leurs emballages de papier froissé, les cadeaux sont redistribués aussitôt sur le site internet troc.echanger.com. Une consommation à donner le vertige. Tandis que batifolent dans les magasins les inconditionnels conformistes, les opportunistes s’impatientent. Ils attendent de recevoir l’appel d’une invitation. Certains sont des boute-entrain, animent les soirées de farces grasses. Un régal pour les réveillons de fin d’année ! D’autres, plus sobres, manifestent leurs bonnes intentions et participent aux préparatifs des festins. Ils prennent l’initiative d’apporter un panier garni aux saveurs gustatives. D’ailleurs, très appréciées de la maîtresse de maison, surtout s’il s’agit d’un plateau de fromages. La variété de ce terroir aux spécialités régionales exhale un violent parfum sortant de l’outre-tombe. Ce relent pestilentiel inondera tous les étages, de la cage de l’escalier à celle de l’ascenseur, et terminera sa course folle jusqu’à stagner au dernier palier. Le voisinage viendra, peut-être, pester furieusement contre les effluves environnants. La joie s’invite à ces réunions où d’autres parfums enivrent déjà les têtes. Ici, un bouquet de fleurs orne la table du salon. Là, posée sur le buffet de la salle à manger, une corbeille décorée de paillettes étincelantes est remplie de fruits. La fraîcheur de l’exotisme exhale les senteurs des jardins fleuris. Les sens s’éveillent par cette fragrance venue d’ailleurs ; tandis que d’autres arômes se diffusent agréablement, en provenance des tables gigognes. Un plateau de velours se présente avec l’offrande des saveurs douces et sucrées ; c’est une invitation à la gourmandise. Les chocolats s’abandonnent dans les pupilles, fondent sur les papilles et les oreilles indiscrètes entendent les bouteilles d’un bon cru 9 s’entrechoquer. Un vin de Bordeaux, un autre de Bourgogne, qu’importe ! Ces breuvages sont à la fête pour accompagner volontiers les multiples mets, du gibier mariné avec des épices corsées jusqu’aux fromages à l’odeur fétide. Le plateau du berger sera placé loin des convives. Il restera sur le balcon parisien, à la froidure de la nuit d’hiver. Bien que ces soirées s’animent de gaieté, cette chance ne sourit pas à tout le monde. Certains, le cœur lourd, ne sont pas à la fête. Ils veillent pendant les réveillons devant un écran plat en compagnie de Mademoiselle Solitude. Ils zappent par ennui à l’aide de leur télécommande pour trouver, parmi cette multitude de chaînes TV, un programme qui pourrait retenir leur attention. Et, comme chaque année, sera diffusé Le Père Noël est une ordure. Un plateau-repas sans saveur agrémente leur charmante soirée avec, au menu, le goût de l’amertume. Ces gens-là n’espèrent plus, n’attendent aucune réception, ni la visite d’un parent, ni celle d’un ami. La tristesse se peint dans leurs yeux. Surtout quand la concierge de l’immeuble ou les voisins de palier, un peu trop curieux, demandent avec maladresse : — Alors, et vous ? Qu’avez-vous prévu pour les fêtes de fin d’année ? À Noël ? Vous réveillonnez en famille, n’est-ce pas ? Et pour le Jour de l’An ? Ah, peut-être allez-vous chez des amis, hein ? Vous n’allez tout de même pas rester seul. Allez, allez, il faut vous amuser ! La réponse est brève. Car ces personnes, pour qui la solitude pèse, détournent le regard et parlent d’autre chose. La discussion est banale, puis s’amenuise. Ces gens-là finissent par se taire, le temps d’oublier un mauvais souvenir. Le couteau cisaille encore les chairs. La blessure n’est toujours pas refermée. Pendant ce temps-là, la planète Terre achève sa révolution autour du Soleil. Un étourdissement qui donne le vertige pendant 365 jours et six heures. Les jours, les mois, les années passent. On remarque qu’un cycle a encore tourné. On a le sentiment d’avoir 10 bouclé, cette dernière journée de fin d’année, la fin d’une période de sa vie. Et puis, on fait l’inventaire d’un bilan qui se clôt par un solde de tout compte. C’est un cadeau de la vie, une parure ciselée d’or fin comme l’est une épitaphe sur un monument… * * * 11 « La gymnastique assurant la beauté du corps, la musique et la philosophie la bonté, la sagesse de l’âme. » (Platon) CHAPITRE II LE VOYAGE D’UNE VIE Q uelques semaines plus tôt, Julie avait accepté la proposition de Serge, un ami de longue date. Il était commandant de Police dans un service de renseignements à Paris. L’été dernier, Serge apportait de bonnes nouvelles à Julie. C’était au cours d’une soirée parisienne dans un club de jazz. Une réponse qu’elle attendait depuis longtemps. Une exception à la règle à laquelle Julie ne croyait plus. Cette surprise ne ressemblait pas aux caractéristiques d’un voyage romantique ; mais plutôt à un stage professionnel, particulièrement sportif. C’est dans le cadre de ses travaux pratiques universitaires que Julie avait choisi de rejoindre une unité de Police en formation. Serge ne s’y était pas opposé, mais il lui fallait l’autorisation de ses supérieurs, car il avait la responsabilité d’encadrer une quinzaine de policiers pour un enseignement technique à la protection rapprochée. Au bout de six mois d’attente, la dérogation lui fut accordée. Heureux de pouvoir emmener Julie à Saint-Malo vers la mi-décembre, Serge lui annonça la nouvelle. L’opportunité tombait à pic. Julie terminait sa dernière année d’études et la date de ses examens approchait. Tout s’imbriquait pièce par pièce, comme la reconstitution d’un puzzle. Et Julie était soulagée, si bien qu’elle se mit à hurler de joie. 13 — Fantastique, Serge ! Tu es génial ! Mais comment as-tu fait ? C’est extraordinaire ! s’exclama-t-elle, en regardant Serge droit dans les yeux. C’est une expérience nouvelle pour moi et un supplément à mes études. C’est une valeur ajoutée pour décrocher mon diplôme. Extasiée, Julie ne put s’empêcher de poser un baiser presque humide sur les lèvres de Serge. Ne sachant que dire, il resta muet, troublé par cet élan impudique. Il savait lui rendre service. Surtout quand elle oubliait de régler ses amendes, qu’elle avait accumulées pendant des semaines dans la boîte à gants de sa voiture. Des P.-V. au stationnement que Serge pouvait encore démêler. Il réussissait encore à les « faire sauter » grâce à ses bonnes relations bien placées. Le temps manquait à Julie. Alors, elle délaissait l’essentiel au profit de ses études. Elle rechignait à s’affairer aux démarches administratives, aussi contraignantes que fastidieuses. D’un tempérament bien trempé, Serge était un Basque espagnol. Sa corpulence de rugbyman n’était pas comparable aux athlètes des Dieux du Stade. D’ailleurs, son tour de taille, bien enveloppé par les bons coups de fourchette, lui rappelait qu’il avait négligé les fondamentaux de la diététique. Dans son travail, Serge avait la réputation d’un tyran. Il menait ses enquêtes en solitaire, avait son franc-parler, n’admettait pas qu’on empiète sur son domaine. Ses collègues le respectaient et n’osaient contredire ses ordres. D’ailleurs, ses subalternes obtempéraient sur-le-champ. Sa vie était bien remplie, mais mêlée d’embûches. Ce destin avait fini par assombrir son regard. Et, derrière les traits de ce visage endurci, se cachaient un charme palpable et une sensibilité à fleur de peau. Tant et si bien qu’un jour, sans crier gare, il tomba amoureux. Cela lui était tombé dessus, sans comprendre pourquoi. Quand il apercevait Julie, son rythme cardiaque s’emballait, battant la chamade comme le cœur d’un adolescent. Il restait là, devant elle, comme un idiot, figé tel un iceberg. D’un œil discret, 14 il la regardait, un peu sournoisement, mais il ne laissait rien apparaître à son égard. Aucune émotion ne transpirait de son visage. Vu de l’extérieur, Serge restait de glace, et à l’intérieur, il brûlait d’un amour platonique gardé secrètement. La première fois qu’il avait rencontré Julie, c’était à l’occasion d’une soirée passée chez des amis. Subjugué par son charme, il était resté pétrifié comme une statue de marbre. Et, depuis ce jourlà, ce sentiment ne le quittait plus. Serge ne montrait rien à Julie, ne disait rien, pas un mot, ne faisait rien, pas un geste. Il ne voulait pas la décevoir, ni la trahir. Quant à Julie, elle ne s’apercevait de rien ou, peut-être, faisait-elle semblant de ne rien voir. C’était son ami, elle l’aimait bien et n’éprouvait rien de plus. Du haut de ses vingt-cinq ans, Julie avait le charme d’une jeune femme mystérieuse. Ses cheveux châtains étaient coupés très court comme un garçon. Deux grands yeux verts en amande se dessinaient sur ce visage d’ange. Sa bouche en forme de cœur rendait à ce joli minois, une figure enfantine. Sa silhouette fine d’androgyne lui donnait, malgré sa taille moyenne, l’allure d’une adolescente. Diplômée d’un Master de la filière des Langues Étrangères Appliquées, Julie continuait ses études. Elle s’orientait vers un autre cursus universitaire, une formation appliquée à celle du sport et à celle de la santé. Ses examens approchaient. Elle présentait, dans un premier temps, sa candidature au concours du Professorat de sport, puis d’autres épreuves l’attendaient pour obtenir un Master de kinésithérapeute avec la mention sport. D’un tempérament opiniâtre, elle gardait une ligne de conduite en s’adonnant à ses activités sportives. Une passion singulière qu’elle découvrait au cours de son enfance. Des jeux en plein air, qu’elle vouait jusqu’aux temples des athlètes de haut niveau. Aujourd’hui, elle nourrissait des desseins ambitieux et fixait l’objectif de réussir une carrière médicale et sportive. Une consécration à ses rêves, comme l’engagement par vocation ou par dévotion comme on entre en religion. Malgré une enfance difficile, Julie ne s’aban15