Sexe ! Le Trouble du Héros
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Sexe ! Le Trouble du Héros
The Village schtroumpf « Il est avant tout utile aux hommes de nouer des relations et de s’enchaîner par des liens qui fassent d’eux tous un seul (de omnibus unum), et, absolument parlant, de faire ce qui contribue à affermir les amitiés. » Spinoza, Ethique, IV, appendice, ch. XI, XII. Le village schtroumpf est un village heureux. Amenés à vivre à de nombreuses aventures et intrigues propres à une communauté d’individus cohabitant dans un périmètre réduit, la quiétude des habitants de ce village pourrait laisser songeurs anthropologues et autres sociologues venus en observation. On ne peut donc qu’envier ce bonheur, cette joie mêlée d’insouciance, qui domine l’atmosphère générale, et rêver à être admis dans cette joyeuse et, prospère cité. Mais c’est justement cette apparence prospère et joyeuse qui doit nous interpeller. Qu’est-ce qui rend les Schtroumpfs si heureux ? Ils habitent un village isolé aux confins d’un milieu hostile et barbare. Ils sont, sans repos, poursuivis par l’horrible Gargamel et son non moins maléfique chat, Azraël. Ils montrent un physique qui est le plus souvent un handicap, les empêchant bien la plupart du temps de s’aventurer aux delà de leurs contrées sans prendre d’infinies précautions. De plus, la proximité et le sentiment de vase clos de cette communauté restreinte en nombre (entre 100 et 104 habitants) pourraient être l’objet de tensions dans ce village, exclusivement masculin. Nous pourrions alors penser que c’est justement ce qui nous apparaît comme des entraves au bonheur (repli sur soi, communautarisme, isolement, population peu renouvelée...) qui loin d’être considérées par eux comme une seule suite de contraintes, constituent ce qui les réunit — permettant ainsi 14 une cohésion sociale, moteur de leur épanouissement. De la même façon que nous appréhendons l’organisation du village comme un tout, la figure de l’héroïsme est ici à la fois multiple (car composée de plusieurs individus) et unificatrice, car il s’agit d’un seul groupe à qui, collectivement, il arrive des aventures. Quant à la sexualité de nos héros, si certains ont cru déceler en ces petits hommes bleus des êtres dépassionnés, ou du moins asexués, ils se sont fourvoyés. En effet, la sexualité est bien présente, et tout porte même à croire qu’elle est assujettie à l’exercice social que représente la vie dans cette communauté. Elle en est même le principe fondateur puisque nous avons ici l’exemple de la sexualité pensée comme le vecteur essentiel du progrès social. Le village schtroumpf est un village isolé, aux confins d’un pays hostile. Le choix de la situation géographique de la cité a été pensé de telle façon que le monde extérieur puisse avoir le moins possible de prise sur l’harmonie qui semble y régner. L’esprit de camaraderie, de bonne entente et de communion peut s’expliquer par l’organisation interne au village, et sa volonté SEXE ! farouche de rester quasi introuvable pour quiconque viendrait avec quelques intentions de discordes. Il paraîtrait pourtant peu étonnant que dans cette assemblée, des clans se lient, que la jalousie se fasse jour et que chacun s’évertue à vivre peu à peu dans l’indifférence — à défaut d’une sensible haine entre voisins. Il n’en est rien, et cela semble s’expliquer par le fait qu’ils vivent tous selon les mêmes principes d’égalité. En effet, chacun semble jouir des mêmes attributs que son voisin. Les maisons sont toutes identiques et ont la forme d’un champignon. Seule la couleur des façades, de la toiture ou des volets semble différer d’une habitation à l’autre, exception faite des maisons attribuées à des habitants dont l’activité principale demande une place plus importante. Comme en témoigne celles, par exemple, des Schtroumpfs bricoleur ou paysan. Le Grand Schtroumpf, pourtant la première autorité du village, n’a pas non plus d’habitation plus imposante qui pourrait être le reflet son statut de chef. Sa maison est identique à celles de ses congénères. Lorsque pour un voyage, Le Grand Schtroumpf quitte le village et que le Schtroumpfissime prend le pouvoir, ce despote se fait aussitôt construire un château. Les autres S c h t r o u mp f s Schtroumpfs vivront cela comme une aberration et brûleront ce palais de pacotille. Par ce geste, ils montreront que leur communauté ne pense pas l’exercice d’un pouvoir comme étant autocratique ; et pas autrement que par l’égalitarisme et le partage. De l’exemple donné par l’habitat (qui est identique pour tous), on peut penser qu’il existerait un esprit égalitaire qui se trouverait lié à la gestion de leur vie quotidienne : organisations du travail, questions d’ordre sociales et politiques etc. On ne trouve pas d’exclus (un Schtroumpf mendiant, par exemple) et tous semblent jouir d’une qualification qui leur donne, sinon du travail, du moins de quoi vivre. Le travail est l’affaire de tous, pour tous. Il n’y a ainsi aucune mise en concurrence. On ne trouve qu’un Schtroumpf cuisinier ou qu’un Schtroumpf journaliste (ce qui peut soulever les questions de l’indépendance de la presse et d’un contre-pouvoir…) pour l’ensemble du village. Le camarade (ou Schtroumpf) bricoleur ou le camarade pâtissier sont les seuls individus de la communauté à exercer leur art, et ils travaillent non pas pour certains (ceux qui auraient les moyens de rémunérer leurs services) mais pour tous. Si chacun a une activité bien dé- 15 finie, il n’en demeure pas moins que chacun œuvre, collectivement, aux améliorations des conditions de vie de la communauté : construction et entretien de bâtiments publics (le barrage et le Pont sur la rivière Schtroumpf) ou la cueillette qui permettra de nourrir le village… En ce sens, il y a une mise en commun des outils et des moyens de production qui rend ces Schtroumpfs totalement indépendants du monde extérieur. Ce qui pouvait être ressenti comme un handicap (habiter aux confins du pays maudit) semble alors être un choix stratégique, du moins idéologique — puisqu’ils en tirent leur parti avec joie et bonne humeur. « Comment veux-tu schtroumpfer un souhait avec la vie comme celle qu’on mène ? On a tout ce qu’on veut. » Même le Grand Schtroumpf ne semble pas jouir d’un traitement particulier ou d’une aisance supérieure. Premier magistrat de la communauté, figure titulaire de l’autorité, il est celui qui veille avec bienveillance sur ses « braves petits Schtroumpfs. » Son autorité n’est pas contestée et son rôle de rassembleur (plutôt que celui de « contrôleur ») permet à ses concitoyens de vivre sereinement. Veillant comme un père sur le bien-être de tous, il s’évertue à ce que chacun trouve sa place. En faisant alterner travail 16 collectif et festivités, il sait donner à ses congénères le goût de l’effort et de la vie en commun. Il ressemble à une sorte d’administrateur qui gérerait les aléas quotidiens, l’approvisionnement et la gestion des biens collectifs, tout en faisant transition, quand le besoin se fait sentir, avec le monde extérieur au village. En effet, seul le Grand Schtroumpf semble maîtriser les langues avec facilité, et sert quelquefois de traducteur d’un langage ou d’une langue à l’autre, notamment lorsqu’il rencontre ou fait appel à ses amis habitant au-delà du pays maudit (Homnibus, Johan et Pirlouit…). Le schtroumpf apparaît cependant plus comme une sorte de langage communautaire, un sociolecte, que comme une véritable langue. Ce langage est construit à partir de nombreuses racines communes à notre langue, où certains mots et verbes seraient remplacés par la locution « schtroumpf. » Il semble plutôt que ce soit ici le parler d’un groupe social, proche du dialecte, dont la pratique ne se réduit pas seulement à un cadre géographique (le village), et qu’il est compris par d’autres Schtroumpfs habitant audelà de la forêt magique. Chaque langue ou langage porte ainsi en lui une culture et une identité qui SEXE ! sont comme le socle d’une société ou d’une communauté, et dont le langage, écrit François Cavallier1, est « pris inconsciemment comme un avatar. » Ainsi, il y a un langage communautaire des informaticiens ou de la communauté gay construit à partir d’une ou plusieurs langues qui subissent des transformations, des emprunts, des glissements sémantiques ou des néologismes. Ce langage communautaire n’apparaît dès lors compréhensible que par des individus initiés, et cela même s’ils demeurent en des régions (ou des villages) différents. Tous ces éléments (culture, social, politique, langage) portent à croire que les Schtroumpfs ne sont pas de simples résidants d’un village qui accueilleraient, par le hasard des migrations et des naissances, ses habitants. S’il s’agit d’immigrations, la destination est sciemment choisie parce que le style de vie et les valeurs défendues ne correspondent pas à la norme rencontrée hors de ses frontières. En effet, ceux qui auraient choisi de résider là semblent, par leurs actes, montrer leur attachement à une cohésion sociale et politique, tout en revendiquant 1 Le Langage et la pensée. François Cavalier, Ellipses, 1997 S c h t r o u mp f s un geste solidaire. Cette solidarité est le principe de l’éthique sociale schtroumpf. En œuvrant pour l’autre et pour le bien de la communauté, le Schtroumpf tend à devenir un être social. Cette pensée du groupe social et de la Solidarité n’est pas l’avatar des seuls Schtroumpfs, il est très tôt présent dans la philosophie et dans la littérature utopique. Notamment chez un de ses premiers théoriciens politique, Léon Bourgeois2, qui en 1896 publie son ouvrage Solidarité, inventant ainsi le terme Solidarisme3. Solidarisme qui met au cœur du projet d’organisation sociale la solidarité « La notion de solidarité sociale est la résultante de deux forces longtemps étrangères l’une à l’autre, aujourd’hui rapprochées et combinées chez toutes les nations parvenues à un degré d’évolution supérieur : la méthode scientifique et l’idée morale4. » 2 Homme politique français, il est à l’origine de la création du Parti Radical et de son mouvement de pensée, le radicalisme. Président du Conseil en 189596, il participe à la création de la Société des Nations dont il deviendra président. Il obtient le Prix Nobel de la Paix en 1920. 3 Terme qui entend se dégager de la notion chrétienne de « Charité ». 4 Léon Bourgeois, « Solidarité ». In Denis Denko, Léon Bourgeois philosophe de la solidarité. Édition de la documen- 17 Chez Platon, Thomas More, chez les Saint-simonien et d’autres philosophes utopistes, notamment au XIXe et au début du XXe siècle, il y a en substance ce que nous retrouvons chez les Schtroumpfs. Mais c’est dans la vision de Charles Fourier (1772-1837) que nous retrouvons le plus de points communs. Partage de l’outil de travail, partage du temps entre développement personnel et activités pour la communauté, harmonie avec la nature, habitations identiques, droit au confort, à des services collectifs, tolérance, curiosité, sociabilité et partage… Fourier théorise la vie en communauté comme une sorte de société du bien-être où chaque individu est en harmonie avec soimême, et avec les autres. Même si l’architecture du Phalanstère de Fourier5 n’est pas celle du village, on y trouve les mêmes principes, mais organisés en petites maisons individuelles. Fourier, qui trouve tation républicaine, 2001. 5 Sorte de « Palais Social » où l’on trouve réunis dans une même architecture les habitations, les services collectifs et le ou les lieux de production, le tout ouvert sur des jardins. On peut en voir un exemple inspiré des théories fouriériste dans le Familistère de Godin ou un exemple précurseur dans les Salines d’arc et Senan construites par C. N. Ledoux. 18 le carré (le modèle architectural communément admis) comme une « monotonie parfaite » et source de « désordre dans les relations », aurait certainement trouvé dans les maisons en forme de champignon (et donc rondes) une alternative architecturale passionnante. Que ce soit chez Fourier ou chez les Schtroumpfs, l’habitat est pensé comme un tout avec la Nature. Le village s’intègre de par sa forme à son environnement et la nature qui est autour et peut apparaître comme le lieu de production. De celle-ci, dépend la sauvegarde de la communauté. Fourier qui souhaite une cohésion avec la nature, n’aurait pas manqué de trouver dans la cité schtroumpf une parfaite application de ses théories sociales et humanistes. SEXE ! Le Phalanstère doit être entouré de 400 hectares afin que l’on y cultive légumes, fruits et fleurs pour nourrir tous ses habitants. Ce Palais social, tout comme le village schtroumpf, doit être régi et pensé comme une coopérative où ses habitants sont des copropriétaires actionnaires, où chacun participe à l’effort collectif et en récolte les résultats. L’homme est fait pour le bonheur, écrit Fourier, et le « monde serait incompréhensible si le bonheur de l’homme ne devait pas être réalisé un jour. » Les législateurs ont essayé pendant des siècles de freiner les passions humaines, l’utopie fouriériste doit rendre libre les passions dont l’âme humaine se compose. La quête de Fourier est celle d’une harmonie universelle, Vue de phalanstère, librairie phalanstèrienne, Arnoult, 1847. S c h t r o u mp f s où les hommes donnent libre cours à ces Passions pour que leur bonheur soit réalisable. Il faut changer la société, revoir les législations pour les mettre en adéquation avec celles-ci. Chacune d’elles est importante. S’il existe un Schtroumpf gourmand, c’est que la Providence prévoyait non seulement le développement de l’agriculture mais aussi le travail du Schtroumpf paysan qui cultive des fruits savoureux. Le Schtroumpf paresseux est la preuve que l’on doit, aussi, s’adonner à la contemplation et au farniente. Fourier pose les bases d’une réflexion critique sur la société industrielle, qui est, selon lui, le meilleur terreau au développement des vices. Il faut, dit-il, donner toute confiance à « l’Attraction passionnée qui est cette impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion, et persistante malgré l’opposition du devoir et du préjugé. » Si ce moteur secret qu’est « l’attraction pulsionnelle » était correctement mis au service de la société, cela permettrait à chacun de vivre en harmonie. Pour ce faire, chaque société devra être articulée par ces ensembles de passions ; ainsi chaque individu trouvera naturellement sa place. Il faudra alors mettre en place des agencements collectifs qui permettent le libre 19 essor de toutes les potentialités individuelles et collectives. Le Grand Schtroumpf, nous l’avons vu, agit selon le même principe. Tout montre que le village schtroumpf est une communauté, un ensemble d’individus qui œuvrent pour le même dessein, avec une idéologie commune, des moyens collectifs et avec la conscience de la spécificité de leurs choix de vie. Mais qu’est-ce qui rassemble cette communauté. En effet, au-delà du choix de vivre ensemble, avec des règles de vie tournées vers le partage, pourquoi ont-ils fait ce choix du vivre ensemble ? Que peuvent en être les raisons passionnées ? Si le désir de vivre à l’écart du monde semble être un choix, est-il motivé par un sentiment de danger, ont-ils quelque chose à cacher ou une différence à préserver ? Ou bien, estce seulement le choix de vivre en harmonie, et si oui, quelle peut en être la spécificité ? Dès à présent nous devons écarter l’idée que ce « communautarisme » est motivé par le rassemblement (et donc la sauvegarde) de l’espèce. Il y a, en effet, d’autres schtroumpfs (Le Schtroumpf sauvage, la Schtroumpfette ou encore ces « schtroumpfs bizarres qui schtroumpfent au nord de la forêt ») et peut-être même d’autres villes, ou d’autres villages.