Tractions 2002

Transcription

Tractions 2002
■EVASIONETATS-UNIS
Un rarissime cabriolet Traction
domine Monument Valley, perché
sur le John Ford’s Point.
Le célèbre réalisateur américain
tourna ici de nombreux westerns
avec John Wayne en vedette.
Les Traction
à la conquête de l’Ouest
Traverser l’Amérique en Citroën
Traction, drôle d’idée ! Mais
derrière le pare-brise étiré de cette
vieille dame s’offre la vision en
Cinémascope des somptueux
paysages du grand Ouest.
Par Philippe Doucet
Photos Eric Sander/Tracbar Yankee 2002
■EVASIONETATS-UNIS
Quatre voitures font face
au lac Powell, la plus
grande réserve d’eau
douce des Etats-Unis.
Jean-Claude Tilly (à gauche) et son équipe remplacent
un moteur sur la route de San Francisco.
Les séances nocturnes de mécanique furent assez rares :
les voitures étaient dans l’ensemble bien préparées.
Une Traction se glisse
respectueusement
entre d’immenses
séquoias millénaires.
Un cabriolet et
une 11 « légère »
surplombent
les lumières
de Los Angeles.
L
Las Vegas, hôtel Palms, quatre heures du
matin. Les paupières masculines se soulèvent à peine devant la bimbo en bas résille
et maillot de bain se faufilant pour aller servir une consommation à l’un des innombrables joueurs, qui, malgré l’heure tardive,
cherchent toujours la fortune en pianotant
sur les touches des machines à sous disposées à foison au rez-de-chaussée de l’établissement. La trentaine de conducteurs de
Traction et leur famille n’ont qu’une idée :
gagner leur chambre et pousser la clim à
fond. Dehors, il fait encore 42 °C. Avant de
rejoindre la capitale mondiale du jeu, ils ont
traversé la Vallée de la Mort, où le thermomètre a joyeusement dépassé les 50°C...
Les mécaniques, parfois sexagénaires, ont
souffert. Les hommes ont eu peur : une
panne dans une telle fournaise n’est pas
une partie de plaisir.
Le 12 juin dernier, ces « tractionnistes »
venus de toute la France avaient déposé
leurs voitures sur le pont d’un bateau quittant Zeebrugge. Ils les ont retrouvées un
mois plus tard soigneusement alignées sur
un quai du port de Los Angeles. Universitaire, chef d’entreprise, horticulteur, pharmacien, restaurateur ou retraité, tous ont
voulu traverser le Nouveau Monde, de la
Californie à New York, derrière le pare-brise
étiré de leur ancêtre. Une lucarne magique ?
– Le tractionniste vit avec son mythe. Il
aime le faire vivre en le transposant dans
son environnement ou dans ses rêves, analyse Olivier de Serres, auteur du Grand
Livre de la Traction avant (Editions EPA),
Une expédition réservée aux passionnés
aire traverser un continent à des véhicules de collection
conduits par des non-professionnels exige un certain
sens de l’organisation, une bonne dose d’obstination
et beaucoup de passion. Des qualités que possède
Eric Massiet du Biest, 39 ans, l’organisateur de l’équipée,
qui n’en était pas à son coup d’essai : il avait déjà fait
traverser deux fois l’Australie (en 1998 et en 2000)
à 260 « tractionnistes ». Presque une partie de plaisir
pour un homme qui avait auparavant bouclé un tour du
monde en 80 jours dans une voiture à vapeur de 1922....
Ouvert à chacun pour peu qu’il dispose d’une auto en
bon état, cette expédition américaine a coûté 9 800 €
pour deux personnes, somme qui comprend tous les
frais de transport (véhicule, conducteur et passager),
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d’assistance mécanique et d’hébergement. Mais elle n’est
guère lucrative pour l’organisateur : ce type de voyage
fleure encore bon l’artisanat et la complicité entre
mordus. Si Citroën n’a jusqu’à maintenant guère prêté
l’oreille à ses expéditions internationales en Traction,
Eric Massiet du Biest a su s’assurer la confiance et l’aide
de deux autres passionnés : celle de Robert Sarrailh,
un fabricant d’ascenseurs fou d’autos anciennes,
puis celle de Jean-Alexis Pougatch, l’un des meilleurs
spécialistes français du voyage en Amérique. Sans
doute le retrouveront-ils pour une nouvelle traversée
de l’Amérique, mais cette fois en Citroën SM,
qu’il mijote pour 2005. Amateurs de belles Citroën
à moteur Maserati, vous voilà prévenus. ■
qui avoue que « le virus de la Traction lui
a été bien inconsciemment inoculé par
ses parents et ses grands-parents ».
Eric, malgré sa qualité de professeur
de médecine à Rennes, a probablement
été victime du même virus. Accompagné
de sa femme et de ses deux fillettes, il a
voulu faire découvrir l’Amérique à sa
famille dans la voiture qui fut celle de son
grand-père puis de son père. Bref, associer son bonheur actuel à celui de son
enfance. Histoire différente, en revanche,
pour Robert, 55 ans, et Julien, son cousin, de vingt ans son aîné. Les deux
hommes sont nés en Algérie et l’ont quittée en 1962. Robert s’est établi comme
restaurateur à Los Angeles en 1972,
emmenant avec lui la Traction acquise
deux ans auparavant auprès d’un boulanger du Bordelais. Adolescent, il rêvait déjà
de posséder l’une de ces magnifiques carrosseries noires qui stationnaient dans les
rues d’Alger la Blanche, tandis que Julien
les réparait. La voiture évoque pour les
deux cousins bien des souvenirs communs. Ils ont sans doute défilé tout au
long des milliers de kilomètres parcourus
sur les routes de l’Amérique profonde.
Christian, propriétaire d’un restaurant à
Paris dédié à l’automobile, a pour sa part
emprunté une Traction pour traverser les
Etats-Unis dans ce qu’il considère comme
un monument historique.
Voiture des résistants, de la police, des
gangsters et des petits commerçants, la
Citroën Traction a été produite pendant
vingt-trois ans à plus de 750 000 exem-
plaires dans trente pays. Selon Olivier de
Serres, 40 000 seraient toujours en circulation. Qu’est-ce qui explique l’indéniable
fascination qu’exerce toujours la Traction ?
Une odeur de molleton
de mécanique
et de métal chauffé
Installons-nous à son volant. C’est un
cercle de métal assez dur à tourner, la direction assistée n’avait pas encore été complètement inventée. Le pare-brise, qui domine
un long capot, offre une vision Cinémascope
du paysage, sensation que l’on retrouve également sur certaines Jaguar. Le fin levier de
boîte de vitesses plonge au cœur du tableau
de bord. On cale confortablement son
genou sur ce bout d’acier une fois la troisième et dernière vitesse enclenchée. Prière
de manier boîte et embrayage avec doigté
sous peine de provoquer des plaintes aiguës
de la pignonnerie. La tenue de route est
digne d’une voiture contemporaine,
l’espace intérieur, surtout sur le modèle
« commerciale », supérieur à la norme
actuelle. La Traction semble une créature
vivante : elle émet toutes sortes de bruits,
chuintements et sifflements qui renseignent
en permanence le conducteur sur son fonctionnement. A son époque, les autos parlaient, et mieux valait les écouter pour être
sûr d’arriver à bon port.
Les grands espaces américains ont mis
les vieilles dames et leur cornac face aux
épreuves de l’essence sans plomb, des
longues étapes effectuées pied au plan-
cher, des courtes nuits et, surtout, de la
chaleur, très élevée pendant tout le parcours. Dès que le thermomètre dépasse les
30 °C, la Traction exhale à l’arrêt une odeur
inoubliable de molleton, de mécanique et
de métal chauffé. Façon de prévenir qu’une
fois sur la route, l’œil du conducteur doit
rester rivé sur le thermomètre de température d’eau. Gare à la surchauffe fatale au
joint de culasse ! Si les interminables montées précédant Sequoia Park furent pénibles pour les moteurs et les transmissions,
c’est la Vallée de la Mort qui a délivré aux
ancêtres leur passeport pour le reste du
voyage : Saint Louis, Chicago et enfin New
York le jeudi 8 août. Près de 200 kilomètres, quelques terribles côtes et une chaleur infernale.
Voitures et conducteurs ont survécu.
Chaque soir, après avoir ouvert leur double
capot, les hommes, lunettes de dentistes
accrochées au bout du nez, leur ont prodigué
mille soins. La casse a été rare : un moteur
hors-service après Los Angeles, des soupapes
défectueuses à Monument Valley, un piston baladeur du côté de Saint Louis.
De nombreux vétérans américains de
la Seconde Guerre mondiale sont également venus accueillir les équipages lors de
plusieurs étapes. A Las Vegas, un ancien
pilote de P51 Mustang, une larme au coin
de l’œil, n’a jamais oublié comment il avait
été emmené au nez et à la barbe de l’occupant dans « a black Citroën » par des résistants après le crash de son appareil en Normandie. C’était en 1944. Il n’y a finalement
pas si longtemps. ■
La perfection même
a Citroën Traction fait partie des rares voitures réussies dès
leur conception. Elle est le fruit du coup de crayon magistral
du dessinateur Flaminio Bertoni et du génie technologique de
l’ingénieur André Lefebvre. Produite entre 1934 et 1957, elle
a déclassé dès son lancement tout ce qui roulait, en particulier
en matière de tenue de route, ce qui lui a valu une excellente
réputation à la fois parmi les forces de l’ordre et les truands.
Dotée d’un placide moteur à 4 cylindres de 11 chevaux fiscaux
(environ 55 chevaux réels) et d’un tout aussi tranquille 6-cylindres
(15 chevaux fiscaux, 77 réels) dans sa version la plus
perfectionnée, la Traction se déclinait en plusieurs modèles :
11 « normale », 11 « légère » (moins large), 11 « commerciale »
ou « familiale » (trois glaces latérales), 15-Six à suspension
arrière oléopneumatique, sans oublier les somptueux coupés et
cabriolets, produits uniquement avant guerre. Les mécaniques
sont robustes et faciles à entretenir. Elles assurent au véhicule
une vitesse de croisière de 110-120 kilomètres/heure.
– Une Traction bien préparée et surtout bien conduite peut
faire le tour du monde sans anicroche, disent en chœur
Philippe Chauvet, Jean Louvigné et Jean-Claude Tilly, les trois
mécaniciens spécialistes du modèle présents lors de l’expédition.
Que vaut aujourd’hui une Traction ? En bon état, environ de
5 500 € à 7 000 € pour les versions 11 et 15 000 € pour
les 15. Les rarissimes coupés et cabriolets se négocient
entre 45 000 € et 60 000 €. ■
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