Le Pacte des Idoles - Raphaël Baeriswyl, Sous le fardeau de la liberté.

Transcription

Le Pacte des Idoles - Raphaël Baeriswyl, Sous le fardeau de la liberté.
Le Pacte des Idoles
Une approche girardienne du "politiquement correct"
Raphaël Baeriswyl
8 décembre 2012
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
2
"L’honnêteté intellectuelle
garantie morale."
Karl Popper
1
est
notre
1
Popper Karl Raimund, La société ouverte et ses ennemis, Tome II, Hegel et Marx, Paris 1979, p. 40
seule
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
3
"Tous les jours, Erasme écrit de trente à
quarante lettres ; il traduit les Pères de l’Eglise,
il complète ses Colloques et met sur pied une
foule de travaux esthétiques et moraux. Il écrit
et agit avec la conscience d’un homme qui croit
que la raison a toujours le droit et le devoir
d’élever la voix dans un monde ingrat. Mais, au
fond, il sait depuis longtemps qu’il est fou de
vouloir parler d’humanité en de tels moments de
démence collective, il sait que sa sublime et
grande idée, l’humanisme, est vaincue."
"Rien de ce qui a été conçu et énoncé par un
cerveau lucide, rien de ce qui possède une force
morale n’est inutile ; même ce qui a été
imparfaitement esquissé par une main mal
assurée stimule la pensée et la pousse à se
renouveler. Ce qui fera la gloire d’Erasme,
vaincu dans le domaine des faits, ce sera
d’avoir frayé littérairement la voie à l’idée
humanitaire, à cette idée très simple et en
même temps éternelle que le devoir suprême de
l’humanité est de devenir toujours plus humaine,
toujours
plus
spirituelle,
toujours
plus
compréhensive."
Stefan Zweig
2
2
Zweig Stefan, Erasme, grandeur et décadence d’une idée, Paris, 1935, pp. 168 et 184
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
4
Avertissement
La présente théorie n’est pas de celles qui se passent de recommandation. Il est probable en effet
qu’elle soit prise pour l’œuvre d’un fou – jugement qu’il serait vain de combattre. Vain, et par ailleurs
sans intérêt, car c’est seule, et sevrée de son auteur (fou ou pas), qu’une théorie fait son entrée et
tâche ensuite de survivre dans le monde impitoyable des idées.
Il devrait néanmoins être utile et intéressant de signaler les trois points suivants, qui tiendront lieu de
recommandation en faveur de la présente théorie, tout autant qu’ils serviront d’avertissement au
lecteur :
-
La présente théorie est d’inspiration girardienne et présuppose que le lecteur connaisse les thèses
de René Girard. Ce présupposé devrait aller de soi en 2012 (plus de cinquante ans après
Mensonge romantique et vérité romanesque, et plus de trente après Des choses cachées depuis la
fondation du monde…), tant il paraît impensable que l’on puisse se pencher sur le mystère du
fonctionnement des sociétés humaines (au cœur duquel se terre le "politiquement correct"), sans
connaître les thèses de René Girard. Un astronome aurait-il pu décemment ignorer les théories de
Nicolas Copernic plus de cinquante ans après la publication de De revolutionibus orbium
cœlestium ? Toute taquinerie mise à part, et indépendamment par ailleurs des éventuels mérites de
la présente théorie, il est impératif de lire René Girard.
-
Cette théorie est la dernière que je consacre à l’anthropologie girardienne. Je la mûris depuis plus
de quinze ans et elle a toujours eu dans mon esprit un caractère ultime. Après avoir appliqué les
3
thèses de René Girard dans le domaine de l’analyse stratégique , puis dans celui plus général du
4
développement de la violence , je ne conçois pas que l’on puisse aller au-delà de cette troisième
théorie, consacrée au "politiquement correct". Cette limite est néanmoins ma limite, et non celle des
thèses de René Girard.
-
De mes trois théories girardiennes, celle-ci est la plus difficile. Elle est en tout point difficile :
(i)
par son objet d’abord, qui la conduit en terrain miné – il s’agira précisément de comprendre
pourquoi,
(ii)
par la complexité, ensuite, du raisonnement proposé – celui-ci emprunte un cheminement long
et original, à l’écart des idées reçues (et des mines, je l’espère) ; mais plus encore
(iii) de par la fonction sociale du "politiquement correct" – on ne peut en effet s’intéresser au
"politiquement correct" sans prendre le risque de croiser le regard des idoles que nous
adorons tous malgré nous, et, finalement,
(iv) en raison d’un paradoxe méthodologique très embarrassant : plus cette théorie sera contestée,
et plus il y a de chances qu’elle ait visé juste – il est vraisemblable qu’elle soit mal reçue, et il
se trouve que les raisons de cette mauvaise réception constituent, en fait, son principal objet...
Aucune société humaine en effet ne peut souhaiter que soit révélé le Pacte des Idoles dont
elle tire l’illusoire sentiment de sa propre justice.
3
4
"Use and Perception of Violence : A Girardian Approach to Asymmetric Warfare", essai publié en 2007,
accessible sous http://www.anthropoetics.ucla.edu/ap1303/1303baeriswyl.htm.
"Théorie
générale
de
la
violence",
théorie
publiée
en
2011,
accessible
sous
http://www.raphaelbaeriswyl.ch/pdf/Theorie-generale-de-la-violence.pdf.
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Le Pacte des Idoles – une approche girardienne du "politiquement correct"5
"Les fils répètent les crimes de leurs pères
précisément parce qu’ils se croient moralement
supérieurs à eux."
"En révélant l’autoduperie des violents, le
Nouveau Testament dissipe le mensonge de
leur violence. Il énumère tout ce dont nous
avons besoin pour rejeter la vision mythique de
nous-mêmes, la croyance en notre propre
innocence."
René Girard
6
Le "politiquement correct" est un phénomène régulièrement décrié. On s’accorde en général pour lui
imputer une large responsabilité dans la préoccupante incapacité de réflexion et d’action qui frappe la
société occidentale, mais ce n’est pas pour autant que l’on saurait définir avec précision ce qu’est le
"politiquement correct".
Si, à ce jour, aucune analyse satisfaisante n’a été faite du "politiquement correct", c’est que personne
n’a encore appliqué à ce phénomène le prodigieux pouvoir explicatif de l’anthropologie girardienne. La
présente théorie entend combler cette lacune.
Après quelques considérations sur le concept de "politiquement correct" (1), j’introduirai la notion
d’idole et énoncerai une série de propositions sur le rapport entre les idoles et le "politiquement
correct" (2). J’examinerai ensuite la validité de ces propositions en les appliquant à l’histoire récente de
l’Europe (3) et me pencherai finalement sur l’opposition inévitable et fatale qui règne entre le
"politiquement correct" et l’Eglise catholique (4).
1
Le concept de "politiquement correct"
Le "politiquement correct" apparaît fréquemment comme un frein à la liberté d’expression.
Il est perçu comme un censeur en présence duquel "de nos jours, on ne peut pas dire ça".
Si le "politiquement correct" n’était qu’un frein dont l’effet se limiterait à policer l’expression
des opinions afin que chaque personne soit respectée, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter
de ce phénomène ni de lui consacrer une théorie – il suffirait en effet de se réjouir de ce
progrès de civilisation. Cependant, en dépit des apparences réjouissantes dont on
pourrait être tenté de le parer, le "politiquement correct" n’est pas un progrès de
civilisation. Une analyse rigoureuse dévoile qu’il constitue au contraire l’un des rouages
essentiels de toute civilisation sacrificielle et qu’il porte ainsi visiblement la marque des
origines sanglantes et violentes de la culture.
Afin de préciser le concept de "politiquement correct", je proposerai une description
factuelle de ce phénomène (1.1), que j’analyserai ensuite (1.2), avant d’énoncer les bases
girardiennes de mon approche (1.3).
5
6
La présente théorie a été exposée pour la première fois dans le cadre du Colloquium on Violence & Religion
qui s’est tenu du 15 au 18 juin 2011 sur l’île de Salina (Iles Eoliennes).
Girard René, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris 1999, pp. 43 et 199
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6
1.1
Description du phénomène
1.1.1
Le "politiquement correct" se manifeste constamment – il n’est pas un jour sans que l’on
ne relève sa trace. Parmi les innombrables situations dans lesquelles j’ai pu l’observer au
cours des quinze dernières années, prenons la plus limpide et la plus emblématique, celle
qui trahit le mieux les éléments constitutifs du phénomène. L’anecdote est britannique,
7
mais n’importe quel pays d’Europe aurait pu en être le théâtre. En tant que telle,
l’anecdote ne revêt pas d’importance particulière. C’est sans doute ce qui lui confère sa
force d’illustration.
1.1.2
En mars 2007, le parti conservateur de la circonscription de Barnet Council, dans le nord
de Londres, organisait un bal pour célébrer la fête juive de Pourim. Il s’agissait d’un bal
masqué. Le conseiller Brian Gordon, politicien local, avait décidé de se déguiser en
Nelson Mandela. Il portait une chemise multicolore et s’était noirci le visage (ce qui
semble peu étonnant puisqu’il est de race blanche). Satisfait de son déguisement,
M. Gordon en adressa une photographie à un journal local qui couvrait l’événement. La
photographie fut publiée. Un membre du parti rival libéral-démocrate, voyant dans ce
8
déguisement du "racisme à peine voilé" , déposa une plainte contre M. Gordon auprès de
la Campagne pour l’égalité raciale (Campaign for Racial Equality). L’affaire fit l’objet de
nombreuses mentions dans les media britanniques, qui flairaient le scandale. Très vite,
une tempête médiatique se leva et M. Gordon – dont je précise qu’il n’était nullement
connu sur le plan national auparavant (en particulier, il ne s’était jamais distingué par des
9
propos racistes ou xénophobes ) – fut la cible d’un véritable lynchage dans tout le
Royaume-Uni. Une émission d’information de la BBC diffusa les réactions de nombreux
quidam interrogés dans la rue. A ma grande surprise, une large majorité d’entre eux (à
mon souvenir plus de quatre sur cinq) affirmait voir, dans le déguisement du politicien, un
acte de racisme qu’elle condamnait avec la plus grande virulence. L’affaire fit
suffisamment de bruit pour que M. Mandela lui-même soit appelé à s’exprimer. Il affirma
ne voir aucun racisme dans le déguisement de M. Gordon, et prit l’affaire suffisamment à
la légère pour regretter, en riant, que la chemise choisie par M. Gordon ait été moins
élégante que celles qu’il avait lui-même coutume de porter. Peu importe la suite juridique
donnée à l’affaire – l’essentiel, anthropologiquement, est que le scandale ait eu lieu.
1.1.3
Indiscutablement, l’acte de M. Gordon a été perçu comme raciste. Se posent alors deux
questions :
1.1.4
7
8
9
(i)
cet acte est-il objectivement raciste ou non ?
(ii)
dans la négative, pourquoi l’accusation de racisme a-t-elle néanmoins été portée ?
Sur la première question (la détermination du caractère raciste ou non), on pourrait s’en
tenir au jugement de M. Mandela, en sa qualité de principal intéressé, et en raison de la
caution morale dont bénéficie indiscutablement son opinion. Mais au-delà de l’opinion de
La présente théorie se limite à l’Europe. Il est néanmoins vraisemblable qu’elle puisse s’appliquer dans le reste
du monde occidental.
L’expression utilisée était "thinly-veiled racism".
Il est néanmoins ressorti plus tard (après l’affaire Nelson Mandela), que M. Gordon s’était vu reprocher des
vues trop restrictives (et son langage très crû) en matière d’immigration au Royaume-Uni trente ans
auparavant, en 1977, lors d’une campagne pour une élection locale dans une banlieue de Londres. Toujours
est-il que rien n’indique que les quidam interrogés en 2007 au sujet du déguisement aient connu M. Gordon au
moment où ils s’exprimaient, ni qu’ils n’aient été mis au courant des reproches que celui-ci avait essuyés dans
le passé. Cela pour dire que M. Gordon n’était pas précédé d’une réputation qui aurait pu conditionner les
réactions des quidam Interrogés, qui donnaient leur avis sur le déguisement, et non pas sur M. Gordon. La
valeur de généralisation de l’anecdote relatée aurait évidemment été nulle si l’image de M. Gordon avait été
celle d’un raciste. Mais, si tel avait été le cas, on imagine mal que M. Mandela, alerté et appelé à s’exprimer,
n’ait pas été lui aussi mis au courant de cette réputation négative.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
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M. Mandela, tout membre de notre société doit savoir où se situent les limites du racisme
et de la lutte contre celui-ci. Pour autant que l’on ait du racisme une définition sensée, on
ne peut pas qualifier de raciste le simple fait de se grimer en noir – ou alors, il serait aussi
irrespectueux et scandaleux de revêtir un kilt pour se déguiser en Ecossais, une jupe pour
camper une femme, ou de coiffer une perruque rousse et de se moucheter le visage pour
mieux ressembler à un rouquin.
1.1.5
Pour démontrer l’absurdité des accusations portées contre M. Gordon, envisageons la
situation à rebours. Selon la doctrine publique qui s’est manifestée, le fait qu’un blanc se
déguise en noir relèverait du racisme. Acceptons un instant cette doctrine publique et
conformons-nous à ses règles. Imaginons donc que les organisateurs du bal aient pris la
précaution d’édicter, avant le bal, un règlement interdisant aux blancs de se déguiser en
noirs, et que ce règlement ait été porté à la connaissance du même journal local, qui
aurait alerté la même opinion publique. A n’en point douter, l’existence même de ce
règlement aurait suscité contre les organisateurs des accusations de racisme tout aussi
véhémentes que celles dirigées contre M. Gordon. A meilleur droit, me semble-t-il, car il y
a sans doute davantage de racisme dans une interdiction générale faite aux blancs de se
déguiser en noirs (ou l’inverse), que dans le fait qu’un blanc ait décidé de se déguiser en
noir (ou l’inverse). Si l’on veut donc que son attitude obéisse à un semblant de logique,
l’opinion publique offusquée par le comportement de M. Gordon devrait être prête, par
excès de zèle, à préférer à ce comportement prétendument scandaleux un règlement
encore plus scandaleux…
1.1.6
L’accusation portée contre M. Gordon était infondée et irrationnelle, ce qui ne l’a pas
empêchée d’être relayée au sein d’une société entière, à une époque qui se croit et se dit
éclairée. De toute évidence, certains faits, certaines situations, et la seule évocation de
certains sujets, suffisent à produire ce type de réactions irrationnelles. Bien
qu’objectivement irrationnelles, ces réactions n’en obéissent pas moins à une logique
claire et prévisible, à laquelle se soumettent toutes les situations dans lesquelles se
manifeste le phénomène du "politiquement correct".
1.1.7
De telles réactions sont malsaines, car elles échappent à la raison. Sans nullement
minimiser – au contraire – les ravages du racisme ou des autres questions à l’évocation
desquelles le "politiquement correct" se manifeste de nos jours, il s’agit de comprendre ce
phénomène. Si l’on veut lutter contre le racisme, il faut refuser d’être dupe des dérives et
de l’instrumentalisation dont cette lutte peut faire l’objet, et tenter d’adopter une manière
honnête et intelligente de raisonner, ce qui est, quoi qu’il en soit, nécessaire avant de
s’aventurer sur ce terrain que le "politiquement correct" a soigneusement miné.
1.2
Analyse du phénomène
1.2.1
Avant d’aborder la deuxième question (pourquoi l’accusation de racisme a-t-elle été
portée ?), il est nécessaire d’examiner plus attentivement la nature du phénomène du
"politiquement correct".
1.2.2
La description de la mésaventure de M. Gordon révèle que le "politiquement correct" n’est
pas un frein à la liberté d’expression, mais qu’il conduit au contraire à l’expression de très
nombreuses accusations, dans un élan collectif qui pousse à la sur-réaction et à une
surenchère de condamnations. On croit protéger un idéal. En réalité, on n’hésite pas à
condamner une personne innocente. Quels sont les ressorts qui nous y poussent ?
1.2.3
Parmi les personnes interrogées par la BBC, celles, largement majoritaires, qui disaient
voir du racisme dans l’acte de M. Gordon ne sont pas toutes stupides. Je dirais qu’elles
ont, au contraire, bien compris le monde dans lequel elles vivent. Assez certainement, si
ces personnes avaient l’occasion d’être interrogées plus discrètement, elles
conviendraient qu’on ne peut pas reprocher de racisme au politicien blanc dont le
supposé tort serait son déguisement en Nelson Mandela. Mais sur le moment, devant la
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caméra, c’est-à-dire face à la communauté, elles ont su ce qu’il fallait dire. Et, lâchement,
elles ont proféré et ajouté une accusation mensongère contre une personne accusée à
tort d’un comportement répréhensible. Nul ne pouvait parler en faveur de M. Gordon, car
tout défenseur aurait immédiatement été, lui aussi, accusé de racisme. Dès qu’il est
question de racisme (ou d’autres sujets minés par le "politiquement correct"), toute
personne qui minimise un fait (même inexistant) est immédiatement vouée aux gémonies.
Une personne raisonnablement soucieuse de son image, ou qui souhaite tout simplement
éviter un soupçon (si vite instillé dans les esprits), a donc tout intérêt à simuler une
extrême sensibilité à ces sujets. En fonction de l’exposition de la personne concernée,
c’est une simple question de survie sociale. De surcroît, participer au lynchage de
l’imprudent qui s’aventure dans le terrain miné du "politiquement correct" ne comporte pas
le moindre risque et permet, au contraire, de se voir immanquablement reconnaître
comme "un vrai humaniste". Ces propos pourront sembler cyniques. C’est hélas ainsi que
le monde fonctionne.
1.2.4
J’évoque la lâcheté, la volonté de survie sociale voire la recherche d’un intérêt, mais
comme dans toute chasse aux sorcières, le "politiquement correct" dépasse la volonté
des individus qu’il tient sous son charme. Il possède un caractère irrépressible et, en cela,
n’est pas sans rappeler les "deux minutes de la haine" qu’Orwell imagine dans l’Oceania
de 1984 et qu’il décrit en ces termes : "L’horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine,
était, non qu’on fût obligé d’y jouer un rôle, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter
de s’y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile.
Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser
des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant
électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et
10
grimaçant." Il est en fait très facile, quasi automatique, de se démarquer sans réflexion
d’un comportement auquel on associe des intentions dangereuses, ou d’une personne à
laquelle on prête de telles intentions. Plus on exagère les reproches infondés, plus on salit
la personne à laquelle on prête cette idée dangereuse, et plus on se démarque de l’idée
dangereuse dont on doit se distancier. La surenchère dans la condamnation et dans
l’exagération des reproches infondés constitue ainsi le trait caractéristique du
"politiquement correct".
1.2.5
Quelles sont les questions "sensibles" à l’évocation desquelles le politiquement correct se
manifeste ? Pourquoi ces questions sont-elles "sensibles" alors que d’autres ne le sont
pas ? Pourquoi, par exemple, ne serait-il pas perçu comme problématique qu’un blond
mette une perruque rousse pour se déguiser en rouquin, alors que la mésaventure de
M. Gordon prouve qu’il peut être problématique qu’un blanc se déguise en noir ? C’est ce
que cette théorie propose de découvrir, après une rapide parenthèse méthodologique.
1.3
Ancrage girardien
La présente théorie affiche une filiation girardienne, qui est bien visible dans la mesure où
elle fonde ses observations sur deux idées centrales de l’œuvre de René Girard :
10
(i)
A l’évidence, le "politiquement correct" présente les caractéristiques de l’emballement
mimétique : des accusations mensongères, mais tenues pour vraies, conduisent au
lynchage (médiatique) d’une personne innocente de l’acte dont on l’accuse. La
victime de cet emballement mimétique est toujours isolée alors qu’elle fait face à des
reproches insensés, et personne, ou presque, n’ose prendre le risque de la défendre.
On peut retenir sur cette base que le "politiquement correct" est d’essence
sacrificielle.
(ii)
Toutefois, cette évidence girardienne ne suffit pas à épuiser l’analyse du
"politiquement correct". Il faut lui associer un autre aspect des thèses de René
Orwell George, 1984, Paris 1950, p. 26
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Girard, moins connu puisqu’il est lié non pas au développement de la violence mais à
la représentation de celle-ci. René Girard souligne plusieurs fois dans son œuvre que
toute époque est prompte à condamner les erreurs des époques précédentes. Il livre
– comme souvent – la seule lecture intelligente de la Bible lorsqu’il commente – en
les prenant au pied de la lettre – ces paroles de malédiction que le Christ adresse
aux pharisiens : "Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui bâtissez les
sépulcres des prophètes et décorez les tombeaux des justes, tout en disant : ‘Si nous
avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour
verser le sang des prophètes.’ Ainsi, vous témoignez contre vous-même, vous êtes
11
les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes !" René Girard prend cette phrase
dans la radicalité de son sens littéral, et saisit ainsi la vérité anthropologique révélée
par le Christ. Le Christ ne dit pas : vous reconnaissez que ce sont vos pères, donc,
en tant que leurs enfants, vous devez bien être comme eux (dans une variante
alambiquée de "tels pères, tels fils"). Au contraire, il dit : c’est le fait que vous vous
désolidarisiez de vos pères qui prouve que vous êtes de la même engeance. C’est
bien ainsi que René Girard a compris ce passage, puisqu’il écrit : "Les
démonstrations spectaculaires de piété envers les victimes de nos prédécesseurs
dissimulent fréquemment une volonté de se justifier à leurs dépens […]. Les fils
répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils se croient moralement
12
supérieurs à eux." Je vais démontrer que cette affirmation est littéralement exacte,
expliquer comment on parvient à cette compréhension et pourquoi cette
compréhension littérale est la seule possible et la seule vraie. Il faut pour cela mettre
en lumière le rôle-clé que joue le "politiquement correct" dans le développement et la
représentation de la violence sociétale, et introduire à cette fin la notion d’idole.
2
Idoles
2.1
La notion d’idole
2.1.1
Les idoles sont les valeurs auxquelles une société sacrifie des vies humaines . Cette
définition n’est pas imagée, et elle ne tire rien de l’hyperbole. Le sacrifice est réel et
sanglant. Il est total. Il affecte toutes les valeurs qu’une société déclare pourtant
inviolables, et il n’épargne jamais ses enfants. On croit souvent qu’Abraham fut
exceptionnel pour avoir été prêt à sacrifier son fils, alors que l’histoire enseigne qu’en
réalité, sacrifier ses enfants à une idole est d’une triste banalité. Au contraire, ce qui fait
d’Abraham un homme d’exception, c’est d’avoir été touché par la grâce de comprendre
que contrairement aux idoles, Dieu ne demande pas de sacrifice humain.
2.1.2
Toute société humaine sacrifie réellement des vies humaines. En fonction des époques,
les idoles changent. Et il serait plus juste d’ailleurs de dire que ce sont les époques qui
changent en fonction des idoles qu’elles se donnent.
2.1.3
Toute société humaine cherche à dissimuler sa propre violence, et y parvient si bien
qu’elle est persuadée de ne pas avoir d’idole et qu’elle ignore toujours le nom de son
idole.
2.1.4
En dépit de la prodigieuse capacité de dissimulation des sociétés humaines, cette
ignorance n’est plus possible dès que le culte de l’idole (et la violence perpétrée en son
honneur) sont devenus trop visibles et qu’ils sont pratiqués à trop grande échelle. Arrive
11
12
13
13
Mt 23, 29
Girard René, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris 1999, p. 43
Une valeur est un critère de décision, selon la définition (axiologique, et non morale) proposée dans Use and
Perception of Violence (accessible sous http://www.anthropoetics.ucla.edu/ap1303/1303baeriswyl.htm). Doit
donc être admis au rang d’idole tout critère dont le poids, dans une prise de décision, dépasse celui d’une vie
humaine. Dans le système axiologique d’une société, une idole est une valeur à laquelle ladite société sacrifie
des vies humaines.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
10
alors le moment où l’idole se noie dans le sang des victimes qui lui ont été sacrifiées.
Dans l’écœurement et la nausée que produit l’abus de sang versé, la société assiste alors
à la mort de son idole.
2.2
Le Pacte des Idoles
2.2.1
Dès qu’une idole est déchue, la société se rend compte des crimes qu’elle a commis en
son nom. Elle peut commencer, sans risque, à s’opposer dans un combat chimérique au
règne qui a déjà pris fin. Mais loin de favoriser l’avènement d’un monde meilleur, cette
focalisation sur l’idole déchue facilite l’accession au trône de la nouvelle idole régnante,
qui peut avoir lieu dans une parfaite indifférence.
2.2.2
A sa mort, l’idole déchue prend sur elle les reproches qu’elle aurait dû recevoir durant son
règne, ou qui devraient s’adresser, au moment où ils sont formulés, à la nouvelle idole
régnante. Car les idoles ne sont jamais blâmées pour leurs crimes en temps utile. L’idole
déchue accepte de couvrir l’idole régnante, à la manière d’un père mourant qui se ferait
passer pour l’auteur des crimes de son fils.
2.2.3
Ainsi, aucune idole régnante n’est appelée à répondre de ses crimes. C’est seulement
une fois qu’elle est déchue que l’on s’en prend à elle, et qu’elle accepte de cumuler sur
elle tous les torts, alors que la nouvelle idole régnante, elle, échappe pour l’heure à tout
reproche. Le règne paisible des idoles est possible grâce à ce Pacte des Idoles, selon
lequel la succession est assurée par la transposition des reproches d’une idole à l’autre,
ce dont résulte qu’aucune idole régnante n’a, de son vivant, à répondre de ses méfaits, et
des crimes qui sont commis en son nom.
2.3
Le "politiquement correct" comme dépositaire du Pacte des Idoles
2.3.1
Le "politiquement correct" est l’expression même, la réalisation même du combat
chimérique qu’une société mène contre son idole déchue. En effet, le "politiquement
correct" ne s’attaque jamais à l’idole régnante, mais il s’attaque toujours à l’idole déchue.
Il ne s’agit pas de nier le danger que pourrait représenter l’idole déchue, seulement de
mettre en lumière la prodigieuse disproportion entre l’horreur qu’inspire l’idole déchue,
morte, par rapport à l’indifférence dont bénéficie l’idole régnante, qui, elle, est bien vivante
et reçoit, encore, des sacrifices humains.
2.3.2
Le "politiquement correct" tire sa force du décalage entre le culte et le reniement de
l’idole. Il joue le jeu des idoles en brouillant les cartes. Il est en fait le dépositaire du Pacte
des Idoles, l’exécuteur testamentaire des idoles déchues. Il n’y aurait pas d’idoles sans le
"politiquement correct", ce mécanisme qui garantit la continuité du règne des idoles en
assurant à la nouvelle idole régnante la paix et l’indifférence dont elle a besoin pour
régner.
2.3.3
Surtout, le "politiquement correct" occupe tout le terrain de la conscience d’une époque
pour que personne, à cette époque, ne puisse soupçonner l’existence de l’idole régnante.
Le combat du "politiquement correct" n’est pas un combat honnête, mais une simple
diversion, un alibi. C’est pour cela que les combats du "politiquement correct" sonnent
toujours un peu faux et que ses champions manquent si souvent de crédibilité.
2.3.4
Selon le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, "seul peut s’emparer de la liberté d’un homme
celui qui donne la paix à sa conscience". Le "politiquement correct" a réellement pour
fonction de donner la paix à notre conscience. Il anesthésie nos consciences en se
focalisant, et en nous flattant, sur notre résistance à des idoles qui n’ont plus la capacité
de nuire. Ainsi nous pouvons croire que nous n’aurions jamais commis les crimes de nos
pères, et nous complaire dans l’idée que nous sommes d’incorruptibles gens de bien.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
2.4
11
Propositions
Avant de donner un visage aux idoles, et d’appliquer le modèle exposé à des événements
de l’histoire récente, j’énonce les propositions suivantes :
(i)
le "politiquement correct" est un emballement mimétique (à ce titre, il se base sur des
accusations mensongères dirigées contre un individu isolé, que personne ne défend,
mais qui est innocent des actes dont on l’accuse),
(ii)
l’emballement mimétique du "politiquement correct" s’amorce par l’évocation de toute
circonstance rappelant les sacrifices rendus autrefois à une idole entretemps déchue,
et se déploie en déchaînant sur la victime les sur-réactions irrationnelles que
provoque cette évocation, et
(iii) l’effet et la fonction du "politiquement correct" sont d’anesthésier la conscience d’une
époque pour qu’elle puisse, en dénonçant le culte d’une idole déchue, mieux ignorer
les sacrifices qu’elle rend à son idole actuelle ; logiquement (et paradoxalement),
plus une société sacrifie de victimes à son idole régnante, plus elle redoublera de
vigilance et de virulence dans sa condamnation de l’idole déchue, et plus elle sera
convaincue d’avoir accompli de progrès moral par rapport à la génération de ses
14
pères .
3
Les idoles européennes et le "politiquement correct"
3.1
Introduction
3.1.1
Avant d’appliquer ces propositions à l’histoire récente de l’Europe occidentale, plantons le
décor spirituel qui a permis l’entrée en scène des idoles de l’Europe moderne. L’élément
constitutif et déterminant de la modernité occidentale, c’est l’abandon de l’attitude
intellectuelle classique qui se fonde sur :
(i)
la notion de vérité comme correspondance d’un énoncé avec la réalité,
(ii)
l’existence objective de la réalité, et
(iii) la capacité de l’homme à découvrir la réalité.
3.1.2
Dès la fin du Moyen-Âge, cette attitude intellectuelle classique, naturelle et organique,
cède la place au relativisme, au subjectivisme et au positivisme, à la faveur d’un
recentrage des préoccupations générales sur l’homme et les problèmes techniques. La
métaphysique ne cessera dès lors de rétrograder sur l’échelle des intérêts de la société.
3.1.3
Reniant ses origines spirituelles, l’Occident moderne s’est construit contre l’antimimétisme fondamental de l’enseignement chrétien, ce qui l’a rendu très perméable au
discours des idoles. Les idoles qui se sont succédé depuis la fin du Moyen-Âge jusqu’à
aujourd’hui ont pris des formes variées. De désignations et de titres divers, toutes
constituent néanmoins un alliage entre les trois métaux lourds de la modernité que sont le
relativisme, le subjectivisme et le positivisme.
3.1.4
Une idole plonge ses racines dans des courants de pensée bien antérieurs à son règne.
Façonnée au gré de l’évolution d’une idée, elle ne peut entamer son règne d’idole ni
14
A contrario, on peut dire que si certains courants de pensée sont moins sujets au "politiquement correct", ce
n’est pas nécessairement parce qu’ils cautionnent les sacrifices du passé, mais aussi peut-être parce qu’ils
cautionnent moins ceux du présent. En effet, on peut imaginer qu’une personne consciente des crimes du
présent ressente moins l’urgence de dénoncer ceux du passé, et qu’elle s’y sent moins légitimée.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
12
recevoir son culte d’idole avant que cette idée ne se soit pervertie en idéologie et que ne
se soient fanatisées les mentalités et les mœurs.
3.2
Quelques considérations sur l’histoire, telle qu’elle nous est racontée
3.2.1
Au moment d’évoquer certains événements historiques révélateurs de l’ascension des
idoles modernes, j’ouvre une rapide parenthèse sur l’histoire, en rappelant d’abord que
toute société ment sur sa propre violence. Dans une certaine mesure, chaque époque
favorise la version de l’histoire qui lui convient, et tente d’extraire du passé une
justification honorable de sa situation actuelle – l’histoire telle qu’enseignée et approuvée
dans une société a donc toutes les chances de remplir ni plus ni moins que le rôle social
dévolu aux mythes (qui est de dissimuler la violence de la société). Il s’agit là d’une
constante anthropologique, à laquelle rien ne permet de supposer que les champions de
la modernité occidentale aient échappé. L’histoire que l’on enseigne à l’école, mais aussi
et surtout la représentation de l’histoire qui a généralement cours dans notre société,
méritent donc d’être appréhendées avec un certain recul.
3.2.2
On remarque ainsi que le Moyen-Âge est systématiquement dépeint comme une époque
obscure, à laquelle on oppose la Renaissance, qui serait plus lumineuse. C’est au MoyenÂge que l’on rattache l’opprobre des procès en sorcellerie, et l’on ignore très volontiers
ème
siècle fut le grand siècle des chasses aux sorcières. Cette représentation
que le XVII
biaisée – dont les médiévistes commencent à se plaindre – n’est vraisemblablement pas
due au hasard. Il semble que la modernité occidentale ait favorisé l’émergence d’une
représentation des faits historiques propice à ses desseins relativistes, subjectivistes et
positivistes. Ainsi, la représentation de la réalité a subi les influences nécessaires à la
création d’un lien – devenu omniprésent dans l’inconscient collectif – entre la foi, la
violence et l’ignorance (apanages d’un monde ancien et obscur – "On n’est quand même
pas au Moyen-Âge !"), alors que la "science" (terme qu’aucun "moderne" ne définit
15
clairement ) devait nécessairement conduire à la lumineuse sérénité d’un monde de
liberté, de connaissance et de raison. L’histoire enseignée à mon époque s’est écrite dans
cet esprit moderne. C’est le cas aussi de celle qui se lit en filigrane de la plupart des
représentations contemporaines de l’histoire, en particulier celles que véhiculent les
media. Il n’y a pas lieu de se scandaliser, car ce phénomène est normal. Evitons
simplement d’être dupes.
3.2.3
L’histoire est, évidemment, le travail des historiens, qui sont en principe les mieux à même
de juger et d’attester de l’existence des faits. Rien, cependant, ne leur garantit une
honnêteté ou une intelligence supérieures à celles du commun des mortels lorsque, dans
16
notre "univers de propensions" , l’enchevêtrement des causalités, corrélations et simples
contingences invite à l’interprétation, à l’imagination, et ouvre aussi la porte au mythe et à
la manipulation. A vrai dire, dès que l’histoire chemine (ou s’aventure) au-delà du strict
établissement des faits (à supposer que celui-ci même puisse être entrepris sans arrièrepensée ou parti-pris), il est rare qu’elle soit exempte d’idéologie. De surcroît, il faut être
conscient que l’enseignement de l’histoire constitue toujours un enjeu politique majeur.
3.2.4
Je sais qu’on ne peut relativiser la noirceur de l’époque médiévale sans encourir le
reproche de vouloir idéaliser le passé. Je réponds à ce reproche en notant que la
présente théorie n’énonce aucune proposition (si ce n’est la brève mention des chasses
aux sorcières) sur la période qui a précédé l’époque moderne. Le passé n’est pas son
propos. Au contraire, elle est focalisée sur les époques moderne et contemporaine et
s’élève, précisément, contre l’attitude générale qui consiste à idéaliser la modernité. Il est
15
16
La seule définition valable de la science est proposée par Karl Popper, qui n’est pas un "moderne", dans Logik
der Forschung.
Cf. Popper Karl Raimund, Un univers de propensions, Deux études sur la causalité et l’évolution, Combas
1992.
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13
inconcevable, en effet, que notre vision de l’histoire soit encore marquée par les sornettes
historicistes de l’indéboulonnable Hegel. Inconcevable sous l’angle intellectuel (tant
17
l’illogisme de Hegel saute aux yeux ), l’étonnante complaisance envers Hegel s’explique
néanmoins si l’on voit en celui-ci le faux prophète dont la modernité a toujours eu besoin
18
pour cacher ou justifier ses crimes .
3.3
L’idole nationaliste (1789 – 1945)
Le nationalisme a reçu un culte ininterrompu en Europe de 1789 à 1945. Le nationalisme
est le culte de la nation, la nation étant définie comme l’union suprême d’un même peuple,
d’une même culture, d’une même race, dans un même Etat. Nation, peuple, culture, race,
Etat, tels sont les traits disctinctifs de l’idole à laquelle l’Europe occidentale a sacrifié des
millions de vies humaines de 1789 à 1945.
3.3.1
Généalogie de l’idole
Sans prétendre résoudre l’épineux problème de la causalité, de la corrélation et des
simples contingences, on peut certainement dire que la naissance et l’essor de l’idole
nationaliste ne sont pas sans lien avec les événements suivants, que la modernité
présente – en principe mais peut-être à tort – comme des évolutions essentiellement
positives :
17
18
(i)
La Réforme, qui est contemporaine de la naissance de l’idée nationale en Europe,
est un mouvement dans lequel se cristallisent des revendications d’autonomie, sur le
plan spirituel, individuel, mais aussi et surtout sur le plan social et politique. La
Réforme veut faire table rase d’une tradition commune. Elle affiche la volonté d’un
retour aux sources, d’un nouveau départ, et permet ainsi l’affirmation de nouvelles
communautés de justes, communautés résolues à se désolidariser et à se distinguer
de la tradition catholique (adjectif dont la signification littérale, "universelle", est aux
antipodes de la mentalité moderne naissante). La définition de l’identité place dès
lors son accent sur l’opposition et la différence. Si la traduction de la bible en langue
vernaculaire rend sa lecture accessible à un plus grand nombre de fidèles, elle
impose de fait une standardisation des dialectes et contribue ainsi à la création
d’idiomes nationaux qui – loin de conduire, dans un premier temps en tout cas, à la
liberté de l’individu – vont surtout permettre l’expansion de cultures nationales et
l’émergence du sentiment national sur le continent européen.
(ii)
La Renaissance offre aux peuples européens l’occasion de redécouvrir le monde
antique. Le rêve des grands empires disparus fascine les peuples et stimule les
sentiments nationaux. Toutefois, on ne peut prendre la mesure d’un empire disparu
sans sonder aussi l’abîme de sa chute. Du Prince de Nicolas Machiavel (1515) au
Léviathan de Thomas Hobbes (1651), on s’inquiète des moyens de conserver le
pouvoir, des vertus nécessaires aux peuples qui ne veulent pas sombrer. Edward
Gibbon publie entre 1776 et 1789 les six volumes de son Histoire du déclin et de la
chute de l’Empire romain. (Petite parenthèse pour illustrer le caractère politique de
ème
l’histoire officielle : dès la fin du XX
siècle, époque que Gibbon et ses
contemporains auraient perçue comme celle du déclin et de la chute de la civilisation
Il faut faire, une fois dans sa vie, l’effort de lire Hegel dans le texte.
Les inepties de Hegel sont si utiles au règne des idoles que la modernité lui pardonne absolument tout :
l’indigence de ses raisonnements, la malhonnêteté foncière de sa posture, et ses positions moralement
scandaleuses (voir, par exemple, le mépris que Hegel affiche pour les peuples d’Afrique dans ses Leçons sur
la philosophie de l’histoire) qui auraient valu à tout autre un bannissement éternel des cercles universitaires.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
14
occidentale, la fin de l’Empire romain n’est plus vue comme un déclin ou une chute ;
19
on parle désormais de la Transformation du monde romain .)
(iii) Les grandes découvertes éveillent l’intérêt pour d’autres cultures, dont la relative
faiblesse militaire a tôt fait de conforter les nations européennes dans leur sentiment
de supériorité. Assez naturellement fleurissent des théories sur les races et leurs
différences. Il aurait été étonnant en effet que les peuples européens, prompts à se
comparer et se mesurer entre eux, épargnent ce type de comparaisons aux peuples
nouvellement découverts et asservis.
(iv) La création de l’Etat moderne survient alors en Europe. A la fin de la guerre de
Trente Ans (1618-1648), la paix prend les contours que lui dictent les Traités de
Westphalie (1648). Ceux-ci établissent la notion de souveraineté nationale en
Europe, et fixent le modèle selon lequel les Etats européens vont régler leurs
relations et leurs différends pour les trois siècles qui suivirent. La notion d’Etat se
renforce et se matérialise, pour devenir imperméable à toute influence spirituelle
dans la marche des affaires étatiques, ainsi que l’expose et surtout le préconise
Thomas Hobbes dans son Léviathan (1651).
3.3.2
Accession au trône
3.3.2.1
Les bases de la nation étant formalisées, le sentiment national enfle en Europe, jusqu’à
ème
atteindre un premier pic au sortir de la Révolution française et au XIX
siècle, où la
révolution industrielle donne à l’Etat moderne les moyens de ses ambitions matérialistes.
En parallèle, le romantisme exalte le sentiment national et fouette la rivalité mimétique qui
servira de moteur à l’essor des nations européennes. Le culte de l’antiquité romaine et
grecque pousse tour à tour les grandes nations d’Europe occidentale à revendiquer
l’héritage des empires de l’Antiquité, dont elles empruntent puérilement les emblèmes.
3.3.2.2
Chaque culture nationale tend à prétendre qu’elle se trouve, elle, être la plus proche des
modèles de l’Antiquité. La preuve la plus touchante de cet état d’esprit nous est livrée par
l’assurance avec laquelle chaque grande nation européenne croit, et enseigne dans ses
écoles, que les Romains prononçaient le latin de la façon qui semble naturelle dans sa
langue nationale... C’est là juste un exemple, innocent, de la rivalité sourde et larvée qui
s’est installée petit à petit entre les nations européennes.
3.3.3
Bains de sang
3.3.3.1
Visible dans les petits détails, la rivalité fait rage lorsque les intérêts l’exigent. Le culte de
la nation s’accompagne d’immenses sacrifices. Si je parle de sacrifices, ce n’est – j’insiste
– pas dans un langage imagé. Dès les guerres napoléoniennes (1799-1815), il est perçu
comme normal qu’une armée populaire, basée sur une conscription de masse au service
non de la défense mais de l’expansion nationale, mette l’Europe à feu et à sang (et tue
ses propres enfants) pour des gains militaires qui, en dépit des éloges que Napoléon peut
recevoir sur le plan tactique et opératif, furent d’une précarité tout simplement ridicule.
3.3.3.2
Suivent les unifications nationales en Europe, dès la deuxième moitié du XIX siècle, en
particulier les unifications allemande et italienne, puis les guerres franco-allemandes de
1870-1871. Arrive alors la première guerre mondiale (1914-1918), où l’on voit par
20
exemple (ce que seul un romancier comme Proust peut comprendre et décrire ) se
19
20
ème
Voir en particulier le programme de recherche The transformation of the Roman world financé par la European
Science Foundation de 1993 à 1998. Ce programme a été continué par les éditions Brill, sous le nom de Brill’s
Series on the Early Middle Ages.
Il faut lire à ce propos le chapitre IX de Mensonge romantique et vérité romanesque, où l’on trouve notamment
le passage suivant : "A la fin de A la recherche du temps perdu la guerre éclate. Le salon Verdurin devient un
quartier général du jusqu’auboutisme mondain. Tous les fidèles emboîtent le pas guerrier de la Patronne.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
15
cristalliser l’espace d’un été la volonté de guerre des bourgeois français qui soudain
trouvent normal d’envoyer leurs enfants sous les obus pour l’honneur de la nation. De
toute évidence, le fanatisme nationaliste, ivre de romantisme, a charmé tout une époque
qui se réjouissait d’une "bonne guerre" (dans laquelle une génération entière de jeunes
gens est entrée la fleur au fusil), et lui a tout simplement fait perdre conscience de la
réalité.
3.3.4
Noyade
Le culte de l’idole nationaliste culmine dans le national-socialisme et atteint dans la
seconde guerre mondiale (1939-1945) et en particulier dans le génocide des juifs son
paroxysme, sommet de l’horreur qui – puisque l’apocalypse est révélation – révèle au
monde le visage hideux de son idole. Comme exposé précédemment, toute idole finit par
se noyer dans le sang versé pour elle. C’est le bain de sang de l’Holocauste qui conduit à
la mort de l’idole nationaliste.
3.4
Le "politiquement correct" aujourd’hui
3.4.1
L’idole nationaliste comme idole déchue
3.4.1.1
Le nationalisme est aujourd’hui une idole déchue. En Europe occidentale, on ne sacrifie
quasiment personne à la nation. Les nations européennes envoient, à contrecœur,
quelques soldats dans des guerres perdues d’avance. Mais personne n’ose glorifier le
sacrifice de ceux qui tombent au combat, ni prétendre que ce sacrifice soit de quelque
utilité. La raison d’Etat elle-même n’excuse plus aucun crime.
3.4.1.2
Sur le plan politique, le régime de Westphalie se désintègre. L’Etat peine à exercer sa
souveraineté. Si l’on se souvenait qu’en théorie, est souverain celui qui est reconnu
comme légitime dans l’usage de sa force, il faudrait bien reconnaître qu’en Europe
occidentale, l’Etat devrait être le dernier à passer pour souverain. La conséquence logique
en est la liquéfaction pure et simple de l’ordre juridique des Etats européens.
3.4.2
Le pseudo-combat du "politiquement correct" contre l’idole déchue
3.4.2.1
L’Holocauste, comme révélateur du visage hideux de l’idole nationaliste, demeure la
pierre de touche de toute question morale aujourd’hui. La référence indiscutable du mal
absolu. Alors même que l’idole nationaliste est déchue, le "politiquement correct" permet à
tout un chacun de se distancier du mal absolu qu’elle représente désormais. En effet, les
facteurs déclencheurs de toute crise de "politiquement correct" sont des faits liés à une
problématique de race, de préférence nationale, de culture ou de religion, la discrimination
d’un individu (réelle ou prétendue), en particulier si elle est basée sur l’appartenance de
cet individu à un groupe jugé défavorisé par rapport à un autre ou, pire évidemment, un
groupe ayant été persécuté par les nazis (ce qui n’est pas un hasard, puisque le lien avec
le paroxysme du culte nationaliste apparaît alors le plus clairement). Cette règle connaît
néanmoins une exception : les catholiques, pour minoritaires que soient leurs idées dans
le monde d’aujourd’hui, ne sont jamais protégés par le "politiquement correct". Il est
toujours de bon ton de les ridiculiser (ce qui – nous le verrons – n’est pas un hasard non
plus).
3.4.2.2
Tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin le sentiment d’appartenance à une nation
nous rend extrêmement mal à l’aise. Le patriotisme lui-même est évidemment suspect,
Brichot tient une chronique belliqueuse dans un grand journal parisien. Il n’est pas jusqu’au violoniste qui ne
désire « faire son devoir ». Le chauvinisme mondain trouve une expression complémentaire dans le
chauvinisme civique et national. L’image du chauvinisme est donc beaucoup plus qu’une image. Entre le
microcosme qu’est le salon et le macrocosme de la nation en guerre, il n’y a jamais qu’une différence
d’échelle." (Girard René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris 1961, p. 233)
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
16
ainsi que l’est l’attachement à son pays. Seuls les minorités et les groupes composés de
victimes (réelles ou supposées) osent afficher la solidarité aveugle du clan sans susciter
d’accusations malveillantes.
3.4.2.3
Tous les éléments (nation, peuple, culture, race, Etat) qui furent constitutifs du culte de
l’idole nationaliste, aujourd’hui déchue, sont devenus les accroches favorites du
"politiquement correct". L’idole nationaliste, aujourd’hui déchue, est au centre des pseudocombats du "politiquement correct". Le geste stupide d’un adolescent mal dans sa peau
sera immédiatement monté en épingle, de manière à simuler la persistance du règne de
l’idole nationaliste, grand danger qui a son tour donne à ceux qui se sont rassemblés pour
dire : "plus jamais ça !" l’illusion de leur grand courage.
3.4.2.4
Nous avons ainsi la réponse à notre deuxième question : c’est en raison du rapport entre
la race et l’idole nationaliste que le déguisement de M. Gordon était de nature à
déclencher un scandale, alors qu’il aurait pu sans encombre se déguiser en rouquin. Le
concept de race, contrairement à la seule couleur des cheveux, est lié au culte de l’idole
nationaliste déchue.
3.4.3
Notre société est-elle enfin libérée de toute idole ?
3.4.3.1
Ainsi, c’est bien à l’idole déchue que nous accordons le plus d’importance. Est-ce parce
que nous sommes réellement meilleurs que nos pères et nos grands-pères ? Assez
certainement, la réponse anthropologiquement naturelle de notre société doit être que
nous faisons tellement attention que cela ne peut réellement plus se reproduire. Nous
sommes tellement vigilants, courageux et intransigeants face à l’idole nationaliste que
nous vivons réellement dans un monde meilleur. C’est ce que notre nature humaine nous
pousse à croire. Et en cela, nous sommes très exactement, et même très
caricaturalement, les pharisiens qui se croient meilleurs que leurs pères.
3.4.3.2
René Girard écrit que "les fils répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils
21
se croient moralement supérieurs à eux." Le dernier point à clarifier est celui de savoir si
nous avons, aujourd’hui, une idole régnante. Y a-t-il aujourd’hui une idole régnante ?
L’idole nationaliste étant déchue, avons-nous une nouvelle idole, ou n’en avons-nous
pas ? Est-ce que, oui ou non, nous sacrifions des vies humaines ?
3.4.3.3
J’aborde le passage le plus scabreux mais aussi le plus révélateur de ma théorie. Puisque
toute société humaine ment au sujet de sa propre violence, puisque le Pacte des Idoles
exige que seule l’idole déchue soit critiquée et attaquée, dans le but de préserver la
discrétion nécessaire aux libations sanglantes de l’idole régnante, on ne peut sans risque
désigner l’idole régnante d’aujourd’hui. Parce que nous sommes tous plus ou moins ses
adorateurs. En bonne logique, si la présente théorie est correcte, notre société ne peut
accepter qu’elle désigne son idole. Ainsi, plus cette théorie est jugée déplaisante, et plus il
y a de chances qu’elle soit vraie. Mais imaginons bien, n’est-ce pas, qu’il ne faisait pas
bon non plus s’opposer à l’idole régnante, à l’époque de l’idole raciste du nationalisme...
Voudrons-nous "rejeter la vision mythique de nous-mêmes, la croyance en notre propre
22
innocence" ou simplement nous complaire dans le "politiquement correct" ?
3.5
L’idole individualiste (1950 – …)
3.5.1
Généalogie de l’idole
3.5.1.1
Suite à la chute de l’idole nationaliste, s’établirent dans la société occidentale les
conditions d’émergence d’une nouvelle idole. Subjectivisme, relativisme et positivisme
réorganisèrent leur ménage à trois, et l’on assista, en conséquence de l’Holocauste, à un
21
22
Girard René, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris 1999, p. 43
Girard René, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris 1999, p. 199
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
17
rejet systématique non seulement de la nation, mais aussi de tout sentiment
d’appartenance à une communauté, et de tout ce qui relie l’individu aux groupes auxquels
il appartient naturellement.
3.5.1.2
Petit à petit, l’individu fut ainsi déclaré indépendant de toute structure étatique (l’Etat
n’ayant plus d’autre fonction que celle de débiteur du bonheur de chacun), libéré de toute
figure d’autorité, de toute structure ou engagement familial, de toutes les fonctions
naturelles liées à son genre. Le relativisme et le subjectivisme, qui sont au cœur des
valeurs de l’Occident moderne, ont atteint depuis le déclin de la nation un degré
jusqu’alors inégalé.
3.5.2
Accession au trône
3.5.2.1
Profitant du démantèlement de toute structure d’autorité, de la perte de légitimité de toute
prétention à l’autorité et du dénigrement systématique de tous les groupes naturels qui
assurent la cohésion d’une société vivante, l’idole individualiste ne rencontra quasiment
aucune résistance sur le chemin qui la menait au trône. Ainsi c’est très facilement qu’elle
remplaça l’idole nationaliste. Les manquements à la logique, les erreurs intellectuelles et
les fautes morales qui avaient été commis au nom de l’idole nationaliste furent endossés
en faveur de la nouvelle idole individualiste. Alors que sous le règne de l’idole nationaliste
l’Etat jouissait d’un droit qui n’était circonscrit par aucune limite, cette prétention à la
jouissance sans limite, loin d’être abandonnée, fut simplement cédée à l’individu.
3.5.2.2
Dans tous les domaines, le subjectivisme et le relativisme établirent l’individu comme seul
souverain et seul juge, ce dont découla une perte de repères généralisée qui affecta tous
les compartiments de la vie sociale. A titre d’exemples :
- aucune règle morale ne conserva d’autre autorité que celle conférée par l’adhésion de
celui qui souhaite s’y plier,
- le sens même d’un texte se mit à dépendre de la seule perception de son lecteur, alors
que
- les rigueurs de l’orthographe et de la grammaire (rigueurs que respecte naturellement
toute personne ouverte et docile à la vérité) furent décrétées incompatibles avec les
exigences de l’épanouissement individuel d’un enfant.
3.5.2.3
Il faut toutefois éviter, ici, que la citation d’exemples n’affadisse le propos en le diluant
dans une abondance d’anecdotes. Toute l’évolution sociale des soixante dernières
années peut et doit se lire comme une capitulation sans conditions face à l’idole
individualiste. Que ce soit dans le domaine de la famille, de l’enseignement ou de
l’organisation scolaire, des sociétés locales culturelles ou sportives, de toute forme
d’engagement en faveur de la communauté ou de l’Etat, de la conception de la
23
connaissance et du savoir , ou de la perception de la réalité spirituelle, le "moi" de
l’individu a été placé au centre de toutes les préoccupations.
3.5.2.4
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, une logique individuelle de consommation a
remplacé la logique nationale de production. Les individus ont pris à leur compte les
rivalités qui avaient autrefois opposé les Etats. Sous l’effet de cette rivalité mimétique, une
croissance économique faramineuse s’est installée, sans considération ni pour
l’environnement, ni pour les générations futures, ni pour les populations non-occidentales,
ni pour les finances publiques futures, alors que les Etats occidentaux affaiblis par la
liquéfaction du tissu social n’ont eu d’autre choix s’ils voulaient se maintenir que d’acheter
la paix sociale à crédit. Sans s’en rendre compte, l’individu occidental – dans son rôle de
23
Cela est vrai en particulier pour les sciences sociales, qui se sont égarées dans le subjectivisme, alors que les
sciences naturelles doivent leur formidable essor à la réhabilitation de la théorie classique de la vérité et à une
"épistémologie sans sujet connaissant" (voir à ce propos Popper Karl Raimund, La connaissance objective,
Paris 1991).
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
18
consommateur insatiable – est très rapidement devenu le grand bénéficiaire d’un système
fondé sur de profonds déséquilibres et de graves injustices.
3.5.3
Bains de sang
3.5.3.1
On aura compris qu’il ne s’agit plus, aujourd’hui, de sacrifier quiconque pour garantir son
Lebensraum à la nation. C’est à l’idole individualiste que notre société sacrifie aujourd’hui
ses enfants, dans le but d’assurer son Lebensraum à l’individu, à qui doit être garanti – si
possible aux frais de l’Etat – l’accomplissement sans restriction de ce qu’il imagine être
son destin individuel.
3.5.3.2
Au même titre que le génocide rwandais fut qualifié de "génocide de proximité" perpétré
par une société agricole, par opposition à l’Holocauste qui fut un génocide mené selon les
principes d’organisation et d’efficience d’une nation industrielle et administrative, les
sacrifices d’aujourd’hui, consentis à l’idole individualiste, ont lieu – logiquement – dans le
théâtre secret de la sphère individuelle. Le massacre s’organise dans la cellule familiale
(c’est-à-dire, bien souvent, ce qu’il en reste), et est laissé au libre choix de l’individu, tout
en étant, bien évidemment, financé par l’Etat (dans sa fonction de débiteur du bonheur de
chacun).
3.5.3.3
L’enfant non encore né est, aujourd’hui, la principale victime de l’idole individualiste. Sur
les dernières décennies, soit en pleine période d’essor économique, les avortements en
Europe occidentale se comptent par millions.
3.5.3.4
Comme c’était le cas pour les personnes d’autres races ou d’autres nations sous le règne
de l’idole nationaliste, des théories "scientifiques" prétendent aujourd’hui que les victimes
de l’idole individualiste ne sont pas des êtres humains. Il y a certes toujours eu des
avortements. Mais il a fallu l’avènement de l’idole individualiste pour que l’avortement
cesse d’être considéré comme un crime et qu’il soit ainsi accepté comme moralement
juste par la société dans laquelle il est pratiqué. Car l’avortement n’est pas simplement
toléré. Il est vu comme un grand progrès social, comme un droit qu’il est fort malvenu de
remettre en cause.
3.5.4
Risques de noyade
3.5.4.1
A bien y réfléchir, notre société se trouve dans une position moralement intenable. Dans
les écoles, sont organisées maintes expositions pour sensibiliser les élèves aux
problèmes du racisme, de l’exclusion, à l’Holocauste, alors que simultanément on
recommande l’avortement aux élèves qui tombent enceintes en conséquence de
l’abandon de règles sensées en matière de sexualité (abandon qui révèle, là aussi,
l’absence de tout frein aux envies de l’individu). En mars 2007, le Royaume-Uni célébrait
le bicentenaire de l’abolition du commerce d’esclaves. Tout ce que le royaume pouvait
compter d’autorités morales s’était rassemblé pour une série de déclarations sur le
respect de la personne humaine, dans le but bien sûr que l’esclavage ne puisse plus
réapparaître. Intention éminemment louable. Mais le jour même de cette célébration, on
25
peut estimer que 542 enfants furent tués par avortement au Royaume-Uni , dans une
indifférence semblable à celle qui régnait, jadis au port de Bristol, lorsque les bateaux
partaient pour l’Afrique avant de mettre le cap sur l’Amérique ou les Caraïbes.
3.5.4.2
Les autorités morales sont donc pleines de courage pour dénoncer les crimes commis au
nom de l’idole déchue. Elles sont muettes lorsqu’il s’agit de combattre les sacrifices offerts
à l’idole régnante. Le meilleur moyen d’éviter que le pire se reproduise ne peut pas être
24
25
24
Voir Hatzfeld Jean, Une saison de machettes, Paris 2003, p. 78
Les statistiques officielles du Royaume-Uni recensent 198'500 avortements pour l’année 2007.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
19
de s’émouvoir des crimes d’une idole déchue. Ce serait, davantage, d’avoir le courage de
dénoncer l’idole régnante d’aujourd’hui.
3.5.4.3
Lorsque l’horreur est évoquée a posteriori, tout le monde souligne sa banalité. Mais c’est
toujours pour s’étonner que d’autres, dans d’autres circonstances que les nôtres, aient
commis des crimes collectifs ou en aient toléré la commission. Les nombreuses études
qui ont été faites sur les individus impliqués dans les crimes du nazisme, ou dans le
génocide rwandais, relèvent systématiquement leur caractère normal et banal. On
aimerait imaginer des monstres, et l’on est choqué de voir que les gens qui ont participé
au massacre, et même ceux qui s’y sont distingués, sont tout à fait normaux. Mais il ne
vient à personne l’idée que notre société – toute normale qu’elle soit – puisse
précisément, elle aussi, se rendre coupable de crimes collectifs.
3.5.4.4
Pourtant, comme l’idole nationaliste avant elle, l’idole individualiste tombera. Il est même
probable que le degré d’horreur devienne visible dans un avenir relativement proche. Les
phénomènes suivants (classés du microsociologique au macrosociologique) devraient
être de nature à précipiter sa chute :
(i)
Le deuil impossible de femmes qui ont avorté (et qui souffrent que soit niée
l’existence de l’enfant dont elles ont mis fin à la vie), le combat pathétique des
abortionnistes qui, en France notamment, s’opposent à ce que les enfants mort-nés
aient un état civil, de crainte que le droit à la vie ne sorte renforcé de cette
26
reconnaissance de l’existence d’un enfant non-né .
(ii)
L’existence d’autres moyens de contraception, moins invasifs et utilisés à titre
préventif, laisse apparaître la femme qui avorte comme une personne mal organisée,
caractéristique qui éveille généralement peu de sympathie dans un monde qui
célèbre la réussite individuelle.
(iii) L’imagerie médicale, en particulier les échographies en trois dimensions, les progrès
de la chirurgie in utero (qui de fait reconnaît au fœtus le statut de patient et permet la
diffusion d’images comme celle de cet enfant serrant dans sa main le doigt du
27
chirurgien qui l’opère ), rendent le crime de plus en plus visible.
(iv) La proportion des personnes ayant des valeurs dites "traditionnelles" augmente en
Europe occidentale, sous les effets conjugués du faible taux de natalité des
"modernes" au sein même de la société occidentale, et de l’apport démographique
26
27
En droit suisse, “la personnalité commence par la naissance accomplie de l’enfant vivant” (art. 31 al. 1 du
Code civil), alors que “l’enfant conçu jouit des droits civils, à la condition qu’il naisse vivant” (art. 31 al. 2 du
Code civil). Le droit suisse subordonne la protection de la personnalité (et de la vie) de l’enfant à la condition
qu’il naisse vivant, condition dont la réalisation est empêchée par l’avortement. Selon l’art. 156 du Code des
obligations, “la condition est réputée accomplie quand l’une des parties en a empêché l’avènement au mépris
des règles de la bonne foi”. La logique juridique (si elle n’était sacrifiée à l’idole régnante) voudrait donc que
l’on reconnaisse la personnalité de l’enfant conçu dont les parents ont empêché la naissance. D’éminents
professeurs le reconnaissent : "Cela revient à dire que le droit à la vie déduit de l’art. 28 [du Code civil] existe
dès le moment de la conception et que, par conséquent, l’embryon peut exiger de toute personne qu’elle
s’abstienne de perturber le processus naturel qui conduit à la naissance." (Steinauer Paul-Henri, L’enfant dans
le Code civil, in : L’image de l’homme en droit, Mélanges publiés par la faculté de droit à l’occasion du
centenaire de l’Université de Fribourg, Fribourg 1990, p. 475.) Mais les présupposés moraux de la société
actuelle s’y opposent. A noter que le législateur suisse a autorisé l’avortement l’année même où il a accordé
une personnalité juridique aux animaux, dont le Code civil suisse stipule qu’ils ne sont pas des choses. Durant
une brève période, le canton de Zurich a même eu un avocat pour les animaux (Tieranwalt).
Au cours d’une opération pratiquée en 1999 par le Dr Joseph Bruner sur le jeune Samuel Armus, alors fœtus
de 21 semaines, celui-ci a involontairement serré le doigt du chirurgien qui l’opérait. La photographie de cette
scène, réalisée par Michael Clancy, a sérieusement secoué la communauté abortionniste, qui a
immédiatement compris le risque que cette image faisait courir à ses idées.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
20
externe des populations immigrées qui ont en général une vision plus "traditionnelle"
de la vie.
(v) L’Occident vieillissant, qui commence à se rendre compte des méfaits de l’inversion
de sa pyramide démographique, ne devrait pas tarder à regretter les cotisants
absents de ses caisses de pension.
(vi) Sur un plan plus vaste, il apparaît qu’un certain malaise individualiste, dont le
28
romancier Michel Houellebecq est vraisemblablement l’observateur le plus sagace ,
s’est emparé de la société occidentale. Révélant sa fatigue et son envie d’en finir,
l’Europe occidentale a très bien accueilli, presque avec soulagement, la Fin de
l’Histoire de Francis Fukuyama, qui est pourtant la théorie historiciste la plus ridicule
29
de tous les temps .
(vii) A maints égards, il semble que le piège de la modernité se referme sur un individu
libéré de toute attache mais aussi privé de tout secours. Après une longue période
d’inertie, où le bateau avançait sans que quiconque, dans l’agitation générale, ne se
soucie de l’état de ses moteurs, notre époque a pris conscience, récemment, que le
bateau n’avançait plus, et que plus personne ne saura le réparer…
3.5.4.5
Comme toujours, le rapport de force des idées évolue. La mort de l’idole individualiste
sera vraisemblablement causée par une conjonction de plusieurs des facteurs cités cidessus. On aura compris, à leur énumération, que la mort d’une idole ne correspond pas
nécessairement à une véritable prise de conscience morale, à une victoire du bien contre
le mal. C’est une évolution dont les hommes de bien se réjouiront certainement. Mais il ne
faut pas se méprendre sur les causes de cette évolution, ni imaginer que cette évolution
positive ne s’accompagnera pas de nouvelles calamités. Au même titre que l’esclavage a
surtout disparu parce que l’industrialisation a rendu dérisoire et proportionnellement
coûteuse la force mécanique que l’on peut tirer d’un être humain (ce qui ne change rien
au fait que sa disparition est un réel bienfait dont il faut se féliciter), l’avortement cessera
lui aussi d’être accepté socialement lorsque son utilité sociale sera remise en doute. Il est
peu probable en revanche que l’injustice et les sacrifices humains disparaissent avec lui.
3.5.4.6
Tout indique aujourd’hui que la modernité est arrivée à la fin d’un cycle. Le subjectivisme
et le relativisme ont conduit la société occidentale à un point d’où elle semble devoir
rebrousser chemin. En effet, le discours intellectuel occidental a pu – sans dommage
apparent – s’encanailler dans le subjectivisme et le relativisme tant que subsistait, dans le
domaine des faits, suffisamment d’intelligence commune de la réalité. Aujourd’hui, notre
conception de la pensée est si irréductiblement atomisée et individualisée que nous
n’avons plus de rationalité commune qui nous permette d’appréhender, discuter et
résoudre les problèmes de notre société. On oppose à juste titre (si l’on suit Karl Popper)
la société tribale à la société ouverte, mais l’on oublie – dans notre manie individualiste –
que même une société ouverte demeure une société, c’est-à-dire qu’elle doit
nécessairement comporter une certaine proportion d’individus habités d’un même animus
societatis. En particulier, aucune société n’échappe à la nécessité d’une rationalité
commune, plus petit commun dénominateur que l’on peine à distinguer dans la modernité
occidentale de fin 2012.
3.5.4.7
Tant que la société occidentale, qui tarde à refermer la parenthèse de la modernité, ne
renouera pas avec l’attitude intellectuelle classique (vérité comme correspondance d’un
énoncé avec la réalité, existence objective de la réalité, et capacité de l’homme à
découvrir la réalité), tout dialogue – au sein de la société occidentale comme avec
28
29
Lire notamment Extension du domaine de la lutte et Les Particules élémentaires, ses deux premiers romans.
Fukuyama Francis, La Fin de l’Histoire, in : The National Interest, 16 (été 1989), Washington 1989, pp. 3-18.
Francis Fukuyama affirme qu’avec la chute du communisme en Europe, l’ensemble du monde s’est désormais
définitivement rallié à la démocratie libérale, modèle social que plus rien ne saurait contester.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
21
d’autres cultures – demeurera non seulement impossible, mais aussi sans objet, et la
violence s’imposera chaque jour davantage comme notre seul moyen de communication.
4
Les idoles européennes et l’Eglise catholique
4.1
Introduction méthodologique
4.1.1
Arrivée à ce stade, la théorie n’est pas complète. Et, surtout, elle n’est pas encore
suffisamment ancrée dans le réel. Sur la base des propositions émises ci-dessus, l’idée
de la disparition de l’idole nationaliste pourrait éventuellement être bien accueillie (car elle
semble flatteuse pour notre époque). En revanche, la fonction sociale du "politiquement
correct", qui est de focaliser les préoccupations morales sur le passé dans le but de
permettre à l’idole régnante de recevoir aujourd’hui son lot de sacrifices, sera, elle,
certainement niée (car l’existence d’une idole régnante ne pourra être acceptée).
4.1.2
En bonne logique, et si cette théorie est vraie, notre époque devrait (dans la plus pure
veine du "politiquement correct") lui reprocher de relativiser l’Holocauste, sous prétexte
qu’elle place l’avortement sur le même plan que les crimes commis au nom de l’idole
nationaliste. Mais notre époque oublierait, ce faisant, que le "politiquement correct" fait –
lui – métier de relativiser l’Holocauste, puisqu’il exploite les faits divers les plus
ème
Reich, dans le seul but de valoriser
insignifiants pour en tirer des parallèles avec le III
son combat chimérique contre l’idole déchue (plus sa malheureuse victime est présentée
comme vile et dangereuse, plus le chevalier du "politiquement correct" semblera noble et
courageux). Dans la hiérarchie du crime, l’avortement partage avec l’Holocauste le triste
honneur de compter ses victimes par millions. On ne peut pas, sauf à revendiquer
l’abominable hypocrisie du pharisien, s’apitoyer sur les victimes de l’idole déchue et
refuser d’entendre parler de celles de notre idole régnante.
4.1.3
Afin de confondre le "politiquement correct", et de prouver qu’il vise effectivement à
protéger le culte rendu à l’idole régnante, il est dès lors nécessaire d’aller plus loin dans la
démonstration. Pour ce faire, il est temps de considérer le problème sous un autre angle
et de se pencher sur l’exception catholique mentionnée plus haut. Cette exception
consiste – pour notre société – à tolérer systématiquement les attaques contre les
catholiques, alors que toute autre confession est protégée, ce qui révèle une anomalie
dans le fonctionnement du "politiquement correct". Pourquoi le "politiquement correct"
s’accommode-t-il de la ridiculisation constante de tout ce qui est catholique ?
4.1.4
Il s’agira ici de mettre en lumière le rôle de l’Eglise catholique dans le combat contre les
idoles, tout en examinant le rapport que les forces du "politiquement correct" entretiennent
avec elle. Cette approche nous donnera l’occasion d’apprécier le rôle très particulier de
l’Eglise catholique, dont on ne peut comprendre les actes sans les considérer dans leur
opposition frontale à l’idole régnante du moment – ce qui la prédispose théoriquement à
des frictions avec les forces du "politiquement correct".
4.2
L’Eglise catholique comme force anti-mimétique
4.2.1
Les thèses de René Girard permettent de comprendre que l’Eglise catholique est une
force anti-mimétique. La révélation chrétienne est d’essence anti-mimétique. En sus de
l’enseignement qu’elle diffuse, l’Eglise catholique est anti-mimétique par la conception
même qu’elle a de sa propre existence et de sa propre identité, qui s’inscrivent dans la
tradition. Par tradition, je n’entends pas un ensemble de règles ou de pratiques (qui
seraient le résultat d’un processus), mais, au contraire, le processus lui-même, le
cheminement qui assure la permanence de l’identité de l’Eglise catholique dans l’histoire.
4.2.2
L’Eglise catholique a de sa propre existence, et de sa propre identité, une compréhension
qui n’est pas celle qu’ont d’elles-mêmes les autres églises, ou d’eux-mêmes les Etats.
L’Eglise catholique se conçoit comme une personne en l’existence surnaturelle de
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
22
30
laquelle ses fidèles sont censés croire . Les autres églises relèvent de la catégorie des
agrégats, c’est-à-dire des ensembles spatio-temporels (par exemple l’ensemble des
er
membres de l’Eglise protestante de Genève au 1 janvier 2012). Il ne s’agit pas d’établir
de hiérarchie, mais seulement de prendre acte de ce que chaque église dit à son propre
sujet.
4.2.3
La permanence de son identité à travers les siècles conditionne la manière dont l’Eglise
catholique peut considérer sa propre histoire, histoire dont elle ne peut jamais se délester
du fardeau. Elle ne peut pas se renier elle-même, ni répondre à de vieux reproches en se
défaussant sur les circonstances ou les standards de l’époque. Lorsque se lève une
tempête liée à une responsabilité historique, les Etats présentent des excuses
symboliques (c’est-à-dire de fausses excuses) au nom d’un gouvernement qui n’existe
plus et qui n’est plus légitime aujourd’hui, les églises réformées sont dans une position
similaire, dépourvues d’un organe qui puisse endosser valablement la responsabilité du
passé. L’Eglise catholique, en revanche, ne peut se désolidariser d’elle-même. Elle est là
pour recevoir des coups qui n’ont rien de symbolique, ce qui est sans doute un signe de
son existence particulière – ubicumque fuerit corpus illuc congregabuntur aquilae, en
quelque sorte.
4.2.4
Cette existence particulière hausse le niveau des exigences auxquelles l’Eglise catholique
doit satisfaire. Elle conditionne la manière dont elle peut agir. Tel gouvernement, ou telle
église réformée peuvent bien se plier à la dernière mode – rien dans leur nature ne les en
empêche et, de surcroît, ils ne seront plus là pour rendre des comptes quand, dans trois
siècles, aura tourné le vent de la mode. Mais ce constat – qui pourrait servir de base à
une sorte de "calcul" stratégique s’il s’agissait d’atteindre un succès terrestre – n’est pas
la cause de l’attitude de l’Eglise catholique. Il est seulement la manifestation d’une
particularité dans la nature de l’institution qu’est L’Eglise catholique. Elle ne peut se
complaire dans la légèreté ou la frivolité du monde car elle ne vit pas que pour l’instant –
elle chemine dans le monde et se sait, en tant que personne appelée à une existence
éternelle, spirituellement engagée dans une autre vocation. Son action dans le monde est
soumise à la réfraction que subit un bâton plongé dans l’eau. De part et d’autre de la
surface, elle semble toujours en décalage, et quelque peu égarée. C’est que sa nature la
place sur un autre plan que les institutions humaines.
4.2.5
Située sur un autre plan, l’Eglise catholique ne se voit comme la rivale d’aucune autre
église (avec laquelle on voudrait la placer en compétition), et elle n’entre jamais en rivalité
avec elle-même (tel pape acceptant telle nouveauté sous prétexte que son prédécesseur
en aurait accepté une autre) dans une logique humaine de progrès temporel qui obéirait
nécessairement à un agenda civil. Les commentateurs qui s’imaginent que l’Eglise
catholique devrait (et même pourrait) évoluer en phase avec la société se fourvoient
totalement sur son identité. L’Eglise catholique ne serait pas à sa place, elle ne serait pas
elle-même, si elle prenait part au tourbillon du monde. C’est pourquoi elle se tient toujours
en retrait et s’oppose à tout emballement. C’est une attitude qui participe nécessairement
de son identité.
4.2.6
Parmi les particularités anti-mimétiques évidentes de l’Eglise catholique, on peut citer les
suivantes :
(i)
30
Le célibat des prêtres, et de la plupart des religieux et religieuses, assure que ceux-ci
ne soient jamais dans une position de rivalité légitime avec d’autres hommes ou
femmes.
Lire, sur la personnalité de l’Eglise catholique : Maritain Jacques, Le Paysan de la Garonne, Paris 1966, pp.
256ss ; Maritain Jacques, De l'Eglise du Christ, Paris 1970, pp. 35 ss et 229ss ; Journet Charles, L'Eglise du
Verbe incarné, Tome II (Sa structure interne et son unité catholique), Paris 1951, pp. 472ss et 497ss ; et
Ratzinger Joseph, Eglise, Œcuménisme et Politique, Paris 1987, pp. 11-43.
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
(ii)
23
Les communautés monastiques (grâce aux règles monastiques qui ont consacré les
vœux de stabilité, de pauvreté, et d’obéissance) se placent à l’écart du tourbillon
mimétique du monde, en particulier en ce qui concerne les habitudes de
consommation et l’idée d’une conformité nécessaire à tout nouveau modèle proposé
par les évolutions sociales.
(iii) Le respect de la hiérarchie, l’humilité et l’obéissance interdisent qu’une charge ne se
conçoive comme une prérogative individuelle. La personne, homme ou femme, qui
se croit par exemple titulaire du droit subjectif privé de devenir prêtre, s’inscrit dans la
logique de l’assouvissement d’un désir qui est contraire au message évangélique.
(iv) Par l’indissolubilité du mariage, elle rend illégitime tout désir en dehors du mariage et
limite ainsi le cercle des rivalités légitimes tout autant qu’elle protège la personne
mariée.
31
4.2.7
Est-ce un hasard si toutes les propositions "modernes" tendant à réformer l’Eglise
catholique cherchent à la soumettre à davantage de rivalité, et à mieux l’exposer aux
forces du désir mimétique ? Abandon du célibat des prêtres, possibilité d’ordonner des
femmes, négation de l’indissolubilité du mariage, contestation de la primauté du pape,
sape de l’idée d’obéissance librement consentie à une autorité, ridiculisation de l’état
monastique : de toute évidence, ces menées "modernes" s’en prennent, précisément, aux
caractéristiques anti-mimétiques de l’Eglise catholique et elles portent, on ne peut plus
visiblement, le sceau de l’idole individualiste contre laquelle la société et les forces du
"politiquement correct" souhaitent que l’Eglise catholique abandonne son combat. Si
l’Eglise catholique entend rester fidèle à sa mission, elle a donc raison de décliner ces
propositions.
4.2.8
Cette fidélité à la mission est le seul critère valide, et le seul pertinent sous l’angle
spirituel. Mais – c’est un comble – même l’application des critères inopérants avancés par
les "modernes" ne peut que conforter l’Eglise catholique dans sa position. En effet, si l’on
se place sur le plan social et terrestre (qui est celui sur lequel les "modernes" prétendent
faire la leçon à l’Eglise catholique), il faut bien admettre qu’aucune des propositions
"modernes" n’a produit, dans les églises qui les ont expérimentées, les retombées
sociales que les "modernes" lui font miroiter. Les temples réformés de Suisse ou
d’Allemagne et les églises de la Church of England sont encore moins fréquentés que les
églises des catholiques. Les églises réformées, il est vrai, subissent moins d’attaques que
l’Eglise catholique. Mais l’indifférence dans laquelle elles sont tombées est-elle préférable
à ces attaques ? Et ces attaques ne sont-elles pas la conséquence de l’insigne courage
dont l’Eglise catholique fait preuve dans son combat contre les idoles ?
4.3
Relation entre l’Eglise catholique et le "politiquement correct"
4.3.1
Peu portée sur le subjectivisme, le relativisme et le positivisme qui sont les moteurs de la
modernité occidentale, consciente, comme aucune autre entité, des dangers du
mimétisme, l’Eglise catholique a peu de chances de commettre les mêmes erreurs que la
société occidentale. Instinctivement, elle se comporte de façon anti-mimétique et se tient
en retrait. On raille son incapacité à s’adapter. A y regarder de plus près, on constate
qu’elle tient tête aux idoles.
4.3.2
L’Eglise catholique est toujours seule face à l’idole régnante. En cela, son action se situe
à l’exact opposé du "politiquement correct" : alors que le "politiquement correct" concentre
ses reproches sur l’idole déchue, permettant ainsi à l’idole régnante de se gorger
31
L’adjectif "moderne" s’inscrit ici en opposition avec "classique". Inutile de préciser que les propositions visées
n’ont rien de récent ou de nouveau, autre sens de "moderne".
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
24
paisiblement du sang de ses victimes, l’Eglise catholique a le courage, elle, de s’élever
contre l’idole régnante.
4.3.3
Dès lors, logiquement, le rapport entre la société et l’Eglise catholique s’inscrit dans le
schéma suivant :
(i)
la société s’oppose à l’Eglise catholique lorsque celle-ci s’élève contre l’idole
régnante, car aucune société ne tolère que l’on désigne son idole (c’est l’habituel
reproche selon lequel l’Eglise catholique ne serait "pas en phase" avec son époque,
ou qu’elle serait "déconnectée de la réalité"),
(ii)
dès que l’idole régnante est déchue, le "politiquement correct" ose enfin mener
campagne contre l’idole déchue, alors que de son côté l’Eglise catholique se
désintéresse de l’idole déchue et a déjà tourné son attention vers la nouvelle idole
régnante,
(iii) fâchée que l’Eglise catholique s’en prenne de nouveau à son idole régnante, la
société s’oppose derechef à l’Eglise catholique, dont elle cherche à décrédibiliser le
combat en lui reprochant cette fois, en sus d’une prétendue déconnexion de la
réalité, de ne pas avoir suffisamment combattu la première idole, aujourd’hui déchue.
4.3.4
C’est à la lumière de ce schéma que l’on comprend pourquoi – parmi les croyants de
toutes les dénominations – seuls les catholiques peuvent être attaqués sans que le
"politiquement correct" ne les protège. A mon sens, le "politiquement correct" est ainsi
démasqué comme l’allié des idoles, puisqu’il refuse sa protection – précisément – à la
seule entité qui ose combattre l’idole régnante.
4.3.5
Tel est le drame spirituel et historique qui se déroule sous nos yeux. Dans le modèle
proposé par cette théorie, l’histoire moderne et contemporaine a connu deux idoles
principales : à la nation, idole régnant de la fin du Moyen-Âge à la fin de la seconde
guerre mondiale (avec une période de virulence extrême entre 1789 et 1945), succède
l’individu, dont le règne est devenu public dans les années 1950-60 et n’est pas encore
terminé. Tâchons de discerner quelle fut, et quelle est, l’attitude de l’Eglise catholique face
à ces deux idoles.
4.4
Le combat anti-nationaliste (XVI
4.4.1
L’Eglise catholique, par sa définition même, est une négation du nationalisme, qui s’est
construit contre l’unité qu’elle proposait. Qu’on le veuille ou non, l’Eglise catholique était
particulièrement bien configurée pour résister au nationalisme. Elle l’a d’ailleurs combattu
avec force. Pas toujours avec efficacité – à tout le moins d’un point de vue terrestre. Mais
toujours avec force.
4.4.2
Quand, en marge de l’encyclique Quanta Cura du 8 décembre 1864, le pape Pie IX
condamna dans son Syllabus l’idée que "le pontife romain peut et doit se réconcilier et
composer avec le progrès, le libéralisme et la culture moderne" (proposition condamnée
n° 80), et surtout celle que " en tant qu’origine et source de tout droit, l’Etat jouit d’un droit
qui n’est circonscrit par aucune limite" (proposition condamnée n° 39), la société de
l’époque se rebella dans ce qui fut le premier grand scandale médiatique anti-papal. Ce
scandale médiatique fut évidemment vécu de façons fort diverses par les membres de
l’Eglise catholique, qui, à l’époque comme aujourd’hui, trouvent aisément de bonnes
raisons de ne pas suivre son enseignement. Toujours est-il que l’Eglise catholique était
fidèle au poste. Le nationalisme n’avait pas encore pris les proportions qui ont permis les
deux guerres mondiales, ou l’Holocauste. Mais l’Eglise catholique avait déjà flairé le
danger, senti l’odeur de soufre dont s’accompagnaient les boniments de la modernité. Elle
avait bien compris que les idées doivent être prises au sérieux – si l’Etat jouit d’un droit
qui n’est circonscrit par "aucune limite", il faut prendre cette prétention au pied de la lettre.
ème
siècle – 1945) : le Syllabus de Pie IX (1864)
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
25
ème
Avec le terrible recul que donne la connaissance de l’histoire du XX
siècle, on ne peut
relire Quanta Cura et le Syllabus sans la plus grande prudence et le plus grand respect.
4.4.3
Le "non possumus" des catholiques a été exprimé au moment où il devait l’être. Le pape
Pie XI consacra ses trois premières encycliques à autant de condamnations des idées
mortifères de son temps : Non abbiamo bisogno (en italien) contre le fascisme le 29 juin
1931, Mit brennender Sorge (en allemand) contre le nazisme le 14 mars 1937, puis cinq
jours plus tard, Divini Redemptoris contre le communisme le 19 mars 1937. Ces textes
furent tous publiés à des époques où il était dangereux – et, pire, même ridicule (!) – de
prendre position contre l’idole nationaliste. En particulier en ce qui concerne le nazisme,
aucun Etat, aucune autre autorité morale de l’époque n’a pris une telle position à ce
moment-là. Sans prétendre que tout s’explique par ce simple constat, les faits sont clairs :
une superposition des cartes des répartitions religieuses par région (entre catholiques et
protestants) et des résultats aux diverses élections fédérales allemandes des 31 juillet
1932, 6 novembre 1932 et 5 mars 1933 suggère que les cercles électoraux à majorité
32
catholique ont moins voté en faveur des nazis . C’est là une simple corrélation qu’il y
aurait lieu de creuser davantage. Mais le constat invite sans doute à réévaluer certaines
idées reçues.
4.4.4
Lorsque s’achève l’Holocauste en mai 1945, l’idole nationaliste rend son dernier souffle.
Dès 1946, au procès de Nuremberg, le tribunal condamne des personnes qui avaient obéi
aux lois de leur Etat et leur reconnaît soudain, leur impose soudain – en contradiction
totale avec le culte jusqu’alors unanime de l’Etat et de la nation – l’obligation de désobéir
à l’Etat et d’obéir au droit naturel. On ne le dit nulle part, mais force est de constater que
l’Eglise catholique avait raison et que les juges de Nuremberg se sont ralliés sur ce point
au Syllabus de Pie IX, dont la société occidentale s’était copieusement moquée 82 ans
plus tôt. Hélas, en dépit des mises en garde de l’Eglise catholique, le monde a eu besoin,
pour comprendre, du pouvoir révélateur (apocalyptique) de l’horreur.
4.4.5
Il pourrait dès lors paraître étonnant que, par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, on entende
surtout des reproches liés au fait que l’Eglise catholique n’aurait pas assez fait contre le
nazisme, voire qu’elle l’aurait même activement aidé, alors qu’elle était au contraire la
seule autorité morale qui ait attaqué de front, et à sa racine, le problème que l’idole
nationaliste posait à l’humanité.
4.4.6
Cela pourrait paraître étonnant, mais c’est en fait tout à fait normal si ma théorie est
exacte. Les tenants d’une nouvelle idéologie attaquée par l’Eglise cherchaient à
décrédibiliser celle-ci. En effet, ces reproches émanèrent, dans un premier temps, des
tenants de l’idéologie communiste, contre laquelle l’Eglise catholique s’était très
rapidement élevée. Dans le but de décrédibiliser le combat qu’elle menait contre le
communisme, les sympathisants de cette idéologie avaient en effet intérêt à salir l’Eglise
catholique. Et le meilleur moyen de salir une personne, depuis la chute de l’idole
nationaliste, est de prétendre qu’elle était au service de celle-ci. Puisque l’Eglise
catholique s’oppose ouvertement à l’idole régnante, il y a toujours beaucoup d’oreilles
favorables à ce type de calomnies. Cela n’a rien de surprenant. Et cela concerne bien
évidemment aussi, aujourd’hui, les adorateurs de l’idole individualiste, à qui plaira
naturellement l’idée que le pape aurait d’une manière ou d’une autre favorisé les nazis,
mais qui s’accommoderont plus difficilement du fait que dans l’Allemagne de 1932 et
1933, les cercles électoraux à majorité catholique semblent avoir mieux résisté au
nazisme que ceux à majorité protestante.
32
Lire, à ce propos, dans le Spiegel du 29 janvier 2008 (Nr. 1/2008) l’interview du Prof. Andreas Wirsching, qui,
sans se référer spécifiquement à Hegel, soutient que le protestantisme allemand attendait que la révélation
divine se manifeste dans l’histoire nationale, alors qu’une telle attente était plutôt étrangère à la représentation
catholique d’un pays tel que la France (p. 22).
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
26
4.5
Le combat anti-individualiste (1945 – …) : l’encyclique Humanae Vitae de Paul VI
(1968)
4.5.1
L’encyclique Humanae Vitae, publiée par Paul VI le 25 juillet 1968, fut accompagnée d’un
tumulte de protestations similaire à celui qui avait accueilli le Syllabus de Pie IX un siècle
auparavant. A nouveau, l’Eglise catholique fut ridiculisée et vilipendée pour son
incompréhension des problèmes contemporains. Encore aujourd’hui, l’Eglise catholique
est le seul corps constitué qui s’oppose à l’idole individualiste et qui proclame la famille
fondée sur le mariage (par définition indissoluble) entre un homme et une femme, comme
le lieu d’épanouissement de la vie et la garante de la dignité humaine de la conception à
la mort. Elle est aussi, notoirement, la seule institution qui s’oppose à l’avortement,
position qui ne peut que faire scandale sous le règne de l’idole individualiste.
4.5.2
La position de l’Eglise catholique est effectivement très claire. Dans l’encyclique Humanae
Vitae, le pape Paul VI n’écrivait-il pas aux évêques : "Considérez cette mission comme
33
l'une de vos plus urgentes responsabilités dans le temps présent" ? Mais, à supposer
que ma théorie soit correcte, cela sera-t-il suffisant ? Il est patent que de nombreux
membres de l’Eglise catholique – parmi lesquels des prêtres et des évêques – trouvent
plus urgent de rallier les pseudo-combats du "politiquement correct" que de soutenir le
vrai combat que l’Eglise catholique mène, seule, contre l’idole individualiste.
4.5.3
Le jour où l’idole individualiste se sera noyée dans le sang versé pour elle (ce qui devrait
se produire dans un avenir relativement proche), un nouveau "politiquement correct"
s’inquiétera des victimes de l’individualisme. Qui nous dit que l’Eglise catholique, qui
assure des services d’aumônerie dans presque tous les hôpitaux, ne sera pas pointée du
doigt comme complice des avortements qui s’y déroulent chaque jour ? De tels reproches
ne semblent pas impossibles. A tout le moins, ils ne seraient pas plus irrationnels que
l’opinion des nombreuses personnes pour qui les crimes commis lors des conquêtes
espagnoles n’auraient pas eu lieu sans l’Eglise catholique, ou pour qui l’Eglise catholique
aurait favorisé ceux du nazisme.
4.5.4
L’Eglise catholique est, tour à tour, ridiculisée pour ses exigences, puis vilipendée pour ne
pas avoir suffisamment sévi contre ceux de ses membres qui ne les ont pas observées.
4.6
L’Eglise catholique, signe et clé des contradictions du monde
4.6.1
L’histoire récente de l’Europe, vue dans l’ombre des idoles auxquelles notre continent a
sacrifié ses enfants, permet de jeter un regard nouveau sur l’opposition séculaire qui unit
l’Eglise catholique à la société occidentale. L’Eglise catholique est anticyclique, mais elle
34
est parfaitement connectée à la réalité. "Experte en humanité" , elle a même, du monde
et de ses tragédies, une meilleure lecture que n’en ont les observateurs englués dans les
intérêts terrestres.
4.6.2
La plupart des observateurs (dont les critiques sont déjà toutes contenues dans le
Léviathan de Thomas Hobbes, ou d’autres textes fort anciens) affirment que la forme de
l’Eglise catholique l’empêcherait d’être à la hauteur du message dont elle est dépositaire.
Cette critique récurrente – qui a traversé les âges – pouvait éventuellement sembler
crédible à l’époque où les papes exerçaient une charge politique. De nos jours, les papes
n’exercent plus de charge politique (effective), mais la critique persiste, sans variation
notable depuis des siècles.
4.6.3
La présente théorie permet de comprendre que si l’Eglise catholique est en permanence
critiquée, c’est que son message, sa mission et son existence même sont
anthropologiquement problématiques. Alors que la société occidentale veut avoir la
33
34
Encyclique Humanae Vitae, n. 30
Encyclique Populorum Progressio, n. 13
Le Pacte des Idoles | Raphaël Baeriswyl | 8 décembre 2012
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conscience tranquille et préfère, par le mécanisme du "politiquement correct", regretter les
crimes commis par d’autres générations (sous une idole déchue), l’Eglise catholique l’en
empêche en rappelant à chaque génération les crimes qu’elle commet aujourd’hui (sous
l’idole régnante).
4.6.4
En dépit de tout ce que l’on peut lire sur l’Eglise catholique, ce n’est pas un problème de
communication qui brouille ses rapports avec la société d’aujourd’hui. C’est évidemment
le contenu de son message qui est rejeté. Il n’est pas facile d’éveiller la sympathie en
s’opposant à l’idole régnante, en violation de toutes les conventions d’une culture
sacrificielle. Il faut bien admettre que l’Eglise catholique n’est "pas en phase" avec son
époque, et, dans la mesure où chaque phase correspond à une nouvelle mode idolâtre,
l’Eglise catholique ne pourrait se mettre "en phase" sans aussitôt faillir à sa mission et
renier sa propre identité.
4.6.5
L’Eglise catholique est donc toujours à contretemps. Mais curieusement, sa position n’est
jamais ignorée. Alors qu’ils devraient, s’ils avaient quelque logique, ignorer l’avis de
l’Eglise catholique en tant que simple opinion subjective parmi tant d’autres, les plus
fanatiques des relativistes tiennent à ce qu’elle leur donne raison. C’est là l’une des
nombreuses contradictions dans lesquelles le monde moderne s’est enfermé. Si l’on dit
d’ailleurs que l’Eglise est un signe de contradiction, ce n’est pas pour signifier qu’elle
aurait vocation à contredire le monde, mais parce que sa stabilité révèle que le monde ne
cesse de se contredire lui-même au gré des idoles qu’il se donne. Ainsi l’Eglise catholique
délivre au monde le signe et la clé de ses propres contradictions. Stat crux dum volvitur
orbis.