263-280 - Netcom

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263-280 - Netcom
Networks and Communication Studies,
NETCOM, vol. 23 (2009), n° 3-4
pp. 263-280
LE RETOUR DES « INFORMATICIENS INDIENS ».
PERSPECTIVES MIGRATOIRES SUR LE SECTEUR INDIEN DES TIC
AURELIE VARREL1
Résumé : La circulation des personnels indiens à haut niveau de qualification du secteur
des TIC est un élément de la montée en puissance de celui-ci, à laquelle participe aussi depuis le début
de la décennie l’apparition de migrations de retour parmi certains immigrés. L’article propose une
approche localisée et qualitative de ces retours, observés à Bangalore, dans une perspective
professionnelle et migratoire. En s’appuyant sur les résultats d’une recherche qualitative menée à
Bangalore dans les années 2000, il s’attache à montrer la place du retour dans un secteur, celui des
TIC, marqué par l’idée de la circulation des compétences, et à réinterroger la signification et les
modalités de cette dernière.
Mots-clés : Bangalore, Inde, migration, circulation, compétences
Abstract: The circulation of Indian IT professionals is a key element of the development of
the Indian IT sector. Since the beginning of the decade, return migration to India has become part of
the Indian IT scenario. This article offers a situated and qualitative perspective on returns to
Bangalore, from a professional and sectorial perspective. Based on the results of a qualitative research
in Bangalore (2004-2006), it shows the importance of return migration for the IT sector; meanwhile
it reassesses the relevance and the forms of the so-called “soft circulation of skills”.
Key-words: Bangalore, India, migration, circulation, skills
INTRODUCTION
La figure des bataillons d’informaticiens indiens employés dans la Silicon
Valley participe de l’imagerie attachée au secteur indien des TIC ; elle recouvre deux
réalités distinctes aux limites poreuses. Elle évoque la circulation intense des
personnels envoyés comme « consultants » chez des entreprises clientes à travers le
monde, qui est une activité majeure des grandes entreprises indiennes de services
informatiques. Mais cette image correspond aussi à la masse de migrants indiens très
qualifiés à qui leurs compétences ont permis de quitter l’Inde depuis quatre décennies,
et qui ont largement contribué à la domination technologique et scientifique des EtatsUnis dans le domaine des TIC (Khadria, 1999 ; Saxenian, 2006). Les allers et venues
Docteure en géographie, chercheuse Post-doc au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du
Sud, CNRS-EHESS, 54 Bld Raspail – 75006 Paris, [email protected].
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des personnels de sociétés de services indiennes, stigmatisées sous le terme de
bodyshopping, ont fait l’objet d’un certain nombre de travaux (Fuller & Narasimhan,
2008 ; Leclerc, 2007 ; Upadhya, 2006; Xiang, 2007) ; Xiang Biao (2007) et Carmen
Voigt-Graf (2005) ont mis en évidence les trajectoires spatiales et professionnelles
visant à passer de la situation de consultant à celle de migrant installé à l’étranger et
donc la porosité entre les deux catégories. Symétriquement la rhétorique du brain drain
reste très vivace en Inde, déclinée depuis le début de la décennie sur le mode du brain
reverse, en référence aux retours d’informaticiens immigrés rentrant vivre et travailler en
Inde.
Nous proposons dans cet article d’analyser ce dernier phénomène : il est
certes mineur dans son ampleur, concernant au plus quelques milliers de familles par
an, mais nous montrerons qu’il a joué un rôle non négligeable dans l’évolution du
secteur des TIC en Inde au cours des années 2000. Nous nous appuierons sur les
résultats d’une enquête compréhensive entamée en 2003, dans le cadre d’une
recherche doctorale, à Bangalore auprès de professionnels du secteur des TIC rentrés
de l’étranger (Varrel, 2008). Elle comprend un corpus d’entretiens semi-directifs,
menés entre 2004 et 2006, avec une soixantaine de personnes nées en Inde et qui y
sont revenues après avoir passé au moins quatre années à l’étranger (essentiellement
aux Etats-Unis). 31 travaillaient dans le secteur des TIC, à des postes d’ingénieur au
moins, majoritairement dans des équipes faisant de la recherche-développement. Cette
contribution exploite spécifiquement ce sous-échantillon de 31 personnes2, qui fait
l’objet actuellement d’une enquête secondaire de suivi à cinq ans d’intervalle dont
quelques éléments préliminaires seront analysés dans la quatrième partie de cet article.
Par ailleurs un certain nombre d’informations a été collecté auprès d’acteurs
institutionnels, de consultants en ressources humaines, de cadres dirigeants
d’entreprises du secteur, ainsi que par l’exploitation de la presse locale et
professionnelle entre 2003 et 2006. Cette démarche compréhensive s’attache aux
migrants de retour envisagés comme des acteurs : elle permet de décrire des pratiques
et des stratégies migratoires au sein d’un secteur d’emploi spécifique, mais aussi les
significations et les valeurs que les acteurs attachent à leurs choix en matière de
mobilité spatiale et professionnelle. Cet article propose donc de décrire et d’analyser
certains processus migratoires qui sont essentiels au secteur au regard de l’ensemble de
ses acteurs, tout en ne prétendant pas à une représentativité que l’ampleur et la
complexité du secteur des TIC en Inde ne nous semblent au demeurant pas permettre.
Ces résultats amènent à questionner la vision, largement promue par certains
organismes internationaux autant que dans le secteur indien des TIC lui-même, selon
laquelle les migrations de personnes à fort capital éducatif et professionnel seraient
une « circulation douce » (smooth circulation of skills), c’est-à-dire facile et
économiquement efficace, par opposition à d’autres formes de migrations de travail.
Après avoir mis en perspective l’importance que revêt la circulation des personnels
Il s’agit de 31 personnes composant 28 ménages, puisque l’échantillon comprend trois
couples, interviewés ensemble ou successivement.
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dans le développement et le fonctionnement du secteur indien des TIC, nous
analyserons la place qu’y jouent les retours, puis les modalités et les limites de cette
mobilité inscrite à la fois dans des logiques professionnelles et sectorielles ainsi que
dans l’un des plus vastes champs migratoires au monde, celui des migrants indiens
(Simon, 2008).
1. LA MISE EN CIRCULATION DE LA MAIN-D’ŒUVRE, AU
CŒUR DU DEVELOPPEMENT DU SECTEUR INDIEN DES TIC
La circulation des personnels entre l’Inde et les entreprises clientes à
l’étranger, en particulier aux États-Unis - ce pays demeure la destination de la majorité
des exportations du secteur « IT » indien3 - est un élément constitutif de la montée en
puissance des sociétés de services en régie indiennes. Il s’agit de l’une des bases du
secteur informatique indien. Dans les années 1970-1980 il n’y avait en Inde ni les
infrastructures ni les moyens financiers pour développer sur place ces activités.
Néanmoins le pays disposait d’une main-d’œuvre possédant deux caractéristiques qui
la rendaient compétitive au plan international : sa bonne maîtrise de l’anglais, qui était
la lingua franca de l’enseignement supérieur et de la recherche en Inde depuis
l’Indépendance (Montaud, 2004) ; ses compétences dans des langages de
programmation précis. En effet, après le départ d’Inde d’IBM au lendemain des deux
années où l’Inde fut soumise à un régime d’état d’urgence (1975-1977), les
informaticiens indiens ont beaucoup travaillé sous Unix, système d’exploitation de
type Open source4, ainsi que dans des environnements souvent anciens, les importations
de logiciels et de systèmes neufs étant rares, très coûteuses et contraintes. À partir des
années 1980 ces compétences ont pu être valorisées, car ces informaticiens étaient à la
fois capables d’assurer la maintenance de systèmes et de machines déjà anciens, tout
en étant familiers d’Unix dont dérivaient les nouveaux systèmes tels que DOS, Mac
OS et Windows (Parthasarathy, 2005). Ces deux caractéristiques rendaient cette maind’œuvre apte à travailler à court terme avec et pour des partenaires étrangers, à une
période où la diffusion des applications et des usages de l’informatique se heurtait à
une carence de personnel compétent dans les pays à haut niveau de développement. Il
s’agit de l’origine de la pratique du travail temporaire de salariés de sociétés indiennes
chez des clients étrangers en tant que « consultants », connue sous l’appellation
d’activités « onsite ». Les migrations temporaires ont donc été au cœur du
développement du secteur indien de l’informatique : cela a permis aux entreprises
indiennes de «monter l’échelle de valeur », grâce aux gains réalisés ainsi qu’aux
60 % pour l’année fiscale 2007-2008, loin devant la Grande-Bretagne, seconde destination
avec 19 % des exportations (GoI, DIT, 2009, p.1).
4 Un logiciel (ou un système) Open Source est un logiciel « ouvert », c’est-à-dire que son
utilisation est gratuite, mais aussi que ses utilisateurs ont accès au code source et peuvent donc
faire évoluer le programme source et développer des applications librement à partir de celui-ci,
ce qui le différencie des logiciels libres ou freeware, qui sont gratuits mais non modifiables par
les utilisateurs.
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transferts de compétences et de savoir-faire assurés par ces informaticiens entre les
pôles mondiaux de l’innovation technologique et la périphérie que constituait l’Inde en
la matière (Arora & Gambardella, 2005). Cela a contribué aussi à établir la réputation
de l’Inde dans ce domaine pour développer la sous-traitance délocalisée (offshoring)
dans un deuxième temps.
La circulation des personnels et de leurs compétences n’est toutefois pas une
étape révolue de l’évolution du secteur informatique indien. Certes la part des activités
onsite dans le chiffre d’affaires des sociétés de services informatiques indiennes a baissé
au fil des années 2000, au profit de projets sous-traités en Inde même pour des clients
étrangers. Mais il est nécessaire que certains salariés de l’entreprise indienne soustraitante circulent pour assurer la réalisation de ces projets (Khadria & Leclerc, 2006).
Cela concerne au moins le(s) responsable(s) de projets et certains chefs des équipes
impliquées, qui doivent se rendre chez le client pour préciser les spécifications initiales
du projet puis en présenter périodiquement l’avancée. Il est parfois nécessaire qu’une
ou plusieurs personnes supplémentaires restent chez le client pour assurer la
communication entre les deux entreprises et le suivi, durant une partie ou la totalité de
la période (Lateef, 1997 ; Raghuram, 2004 ; Upadhya, 2006)5. Ces séjours à l’étranger,
dans le cas des États-Unis, s’effectuent soit sur la base des fameux visas H1-B6, soit de
visas « business » (B), ce qui est frauduleux mais couramment pratiqué7, soit de visas de
transfert intra-compagnie (L)8.
A l’échelle individuelle, ces périodes de séjour à l’étranger sont considérées
comme des phases importantes dans l’évolution de carrière d’un employé d’une
société de services indienne ; Marisa d’Mello parle d’ailleurs de « rite de passage »
(p.94, 2008). Il y est « exposé » entre autres à des pratiques managériales et
Un article paru le 1er mai 2004 dans le San José Mercury News indiqueque, dans le cas d’un
projet externalisé par une entreprise de la Silicon Valley et sous-traité à une entreprise indienne,
jusqu’à 30% de la main-d’œuvre indienne employée par le sous-traitant pouvait ponctuellement
se trouver aux États-Unis (« Jobs that stay here. But not for Americans », San José Mercury News,
01/07/2004).
6 Le visa H1-B est un visa dit « non immigrant » destiné à permettre à des individus ayant des
compétences particulières de séjourner et travailler aux Etats-Unis pour une durée de 3 ans,
renouvelable une fois. Il est adossé à un contrat de travail, c’est d’ailleurs l’employeur qui fait la
demande de visas, ce qui rend son détenteur particulièrement vulnérable : en cas de
licenciement il a 90 jours pour quitter le territoire américain, à moins d’y trouver un autre
emploi. Ce visa est largement associé au secteur des IT et aux informaticiens indiens depuis le
début des années 2000 ; de fait les grandes entreprises informatiques indiennes continuent à
dominer le classement des demandeurs de visas H1B (McGee, 2009).
7 Cela donne périodiquement lieu à des vagues d’arrestations et d’expulsions dans différents
pays, qui font en général l’objet d’une couverture médiatique importante en Inde (Leclerc,
2007).
8 De nombreuses entreprises de services en régie possèdent une ou plusieurs filiales à l’étranger
et fonctionnent donc de manière transnationale ; à l’inverse un nombre croissant de
multinationales s’est implanté en Inde depuis une décennie, ce qui permet notamment de faire
circuler facilement du personnel indien vers d’autres pays (Saxenian, 2006).
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entrepreneuriales différentes, qui sont censées développer ses compétences non
techniques (soft skills). Or ce sont ces dernières qui sont valorisées pour accéder à des
postes d’encadrement (Fuller & Narasimhan, 2006 ; Upadhya, 2007).
Beaucoup de salariés entrant dans des entreprises qui pratiquent le offhsoring /
bodyshopping y voient par ailleurs un moyen d’immigrer, notamment aux Etats-Unis, en
se faisant débaucher par l’entreprise cliente, qui peut ensuite les sponsoriser pour
obtenir un visa d’immigration et une carte verte (procédure de l’adjustment, du statut de
migrant temporaire à celui de résident permanent). Pour Biao Xiang ce serait une des
raisons principales de l’engouement que suscite ce secteur d’activité parmi les jeunes
Indiens (Xiang, 2007). Cette pratique se traduit par un taux important de démissions
parmi les salariés en mission à l’étranger, qui avait été mis en évidence dès le début de
la décennie, à partir d’une enquête de grande ampleur menée auprès de 250 entreprises
indiennes membres de la NASSCOM : le taux de démission en cours ou à la suite de
missions à l’étranger pour émigrer s’élevait en 1999 à 17 %, à 10 % en 2002 soit en
pleine crise du secteur (Commander et al., 2004). Sur la base de données consulaires
non officielles, Ronald Fernandes et Ashish Arora avaient estimé entre 20 000 et
30 000 par an le nombre de salariés indiens qui avaient ainsi immigré aux États-Unis
en 1999 et 2000 (Fernandes et Arora, 2001). Ces départs posent de vrais problèmes de
gestion des ressources humaines aux entreprises indiennes, puisque ce sont
généralement les salariés les plus compétents, disposant de relations dans les
entreprises clientes qui sont débauchés, après qu’elles ont pu évaluer leurs qualités. Sur
le moyen terme cela enlève aux entreprises indiennes les salariés qui auraient pu être
promus à des postes d’encadrement, bien que cette tendance ait semblé décroître
après 2002 suite à l’éclatement de la bulle dite des nouvelles technologies.
De cette manière le secteur de l’informatique et plus largement celui des
nouvelles technologies a pu devenir en Inde une porte d’accès privilégiée au marché
du travail qualifié international, en particulier au marché américain, en donnant une
opportunité de migrer à des Indiens à haut niveau de qualification (Khadria, 2004).
2. LA PLACE DES MIGRATIONS DE RETOUR DANS LA
CROISSANCE DU SECTEUR9
Comme l’écrit Anna Lee Saxenian : « A partir de 2002 la combinaison de la
récession dans la Silicon Valley et de la croissance des opportunités professionnelles
ont pour la première fois suscité chez les Indiens formés aux États-Unis un intérêt
pour l’idée de rentrer en Inde. » (Saxenian, 2006). La recomposition de la géographie
mondiale du secteur des TIC a amené un certain nombre d’ingénieurs indiens
immigrés à revenir en Inde. Ce retour est articulé non seulement avec l’évolution de la
9 Cette partie s’appuie, en ce qui concerne le matériel empirique, sur différents entretiens
menés avec des DRH, des « chasseurs de tête » et des cadres haut placés, à Bangalore, en 2004
et 2006.
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géographie économique mondiale mais aussi avec des réseaux sociaux transnationaux
puissants.
2.1. Les entreprises en quête de personnel très qualifié
Dans un premier temps, alors que la libéralisation se met en place en Inde au
fil des années 1990, de nombreuses multinationales désireuses d’y développer leurs
activités ont embauché des immigrés indiens, ayant des diplômes et une expérience
professionnelle acquis à l’étranger, à des postes de direction et d’encadrement de haut
niveau en Inde même.
Un certain nombre de paramètres propres au secteur des NTIC diffère en ce
qui concerne les années 2000. En ce qui concerne les entreprises indiennes, le offshoring
s’est développé ; les entreprises indiennes ont commencé à décrocher des contrats de
plus en plus importants et intégrant l’ensemble des étapes pour pouvoir fournir un
service « clés-en-main » aux clients (turnkey project). Cela suppose de recruter une maind’œuvre ayant des savoir-faire inhabituels en Inde, d’une part pour encadrer des tâches
qui n’y étaient pas effectuées jusque-là, d’autre part pour pouvoir gérer des projets
beaucoup plus importants et complexes, avec des équipes pouvant atteindre plusieurs
centaines de personnes. Par ailleurs, ces entreprises pour assurer leur développement
ont intérêt à recruter des personnes disposant de contacts privilégiés sur les principaux
marchés qui alimentent le développement des activités de sous-traitance délocalisée.
Bangalore présente une spécificité supplémentaire : les multinationales y ont créé
depuis le début de la décennie plus d’une centaine de filiales ayant des activités de
recherche-développement. Il s’agit rarement d’une stratégie de délocalisation, mais
relevant en quelque sorte d’un pari fait par ces entreprises, compte tenu des niveaux
de salaire et des coûts de fonctionnement relativement faibles (Parthasarathy, 2006 ;
Halbert, 2007). De plus la perspective du développement du marché sud-asiatique a
incité à y développer une recherche-développement qui lui est consacrée : cette
tendance a été lancée à Bangalore en 2002 par Intel et Hewlett-Packard. Un certain
nombre d’entreprises y ont subséquemment développé aussi leurs fonctions
stratégiques pour assurer des économies d’échelle et une meilleure coordination des
opérations en Asie du Sud, ce qui suppose l’embauche de cadres dans les activités de
tertiaire non supérieur non techniques (marketing, gestion, stratégie)
Cette évolution a posé des problèmes de recrutement, particulièrement pour
les postes d’encadrement, qui requéraient à la fois des compétences techniques
pointues et de l’expérience du management. La carence était particulièrement criante
s’agissant des postes d’encadrement de niveau intermédiaire (chefs de projet,
directeurs techniques), pour lesquels des personnes suffisamment expérimentées dans
ce domaine d’activité manquaient en Inde au début des années 2000. Ce problème est
accentué par les modalités d’organisation du travail dans le domaine des technologies
de pointe en Inde : la gestion des ressources humaines y repose sur des équipes très
nombreuses de personnes peu expérimentées (jeunes diplômés), mais avec un taux
d’encadrement plus élevé qu’ailleurs (Upadhya & Vasavi, 2006). Les multinationales,
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dans un premier temps, se sont reposées sur l’expatriation de cadres étrangers ;
toutefois cette solution est coûteuse et ne donne pas toujours de résultats satisfaisants
en raison des limites du management interculturel ; une variante en est le transfert
interne de cadres d’origine indienne, pratique qui ne règle pas non plus le problème à
moyen terme.
2.2. Le passage à un recrutement à l’échelle internationale
Face à la pénurie de personnel d’encadrement, une solution a été de lancer de
nouveaux recrutements à l’échelle internationale. En ce qui concerne les ingénieurs
expérimentés et les cadres, le recrutement s’appuie beaucoup sur les réseaux
d’interconnaissances à base professionnelle : anciens collègues ayant travaillé ensemble
en Inde ou aux Etats-Unis, anciens élèves des institutions indiennes d’enseignement
supérieur (où l’esprit de promotion et d’école est très fort et se maintient durant toute
la vie professionnelle). La majorité des professionnels enquêtés avait trouvé leur
emploi grâce à la circulation d’informations sur les postes vacants dans ces réseaux
informels d’anciens camarades et collègues ; d’ailleurs très peu avaient mis en ligne
leur CV : ils avaient préféré le faire circuler de manière plus sélective, soit par mails
envoyés à des connaissances, soit sur des listes de diffusion10. Si ces réseaux ne
suffisent pas, les entreprises recourent à des moyens supplémentaires pour recruter
des cadres, en particulier pour les activités de recherche-développement : présence
dans des foires professionnelles (notamment en Californie), petites annonces sur des
sites web et dans des revues spécialisées. La revue Silicon India11, éditée en Inde et aux
États-Unis, est citée par tous les recruteurs interrogés, qui placent des petites
annonces sur son site web. Elle est ainsi un support privilégié d’existence et
d’animation d’un bassin d’emploi transnational caractérisé par le secteur d’emploi et
les origines, - sinon la nationalité - des personnes qui l’utilisent. En effet ceux qui
répondent à ces annonces sont des Indiens travaillant à l’étranger, même si le fait
d’être Indien ou d’origine indienne n’est jamais un critère de recrutement imposé par
l’entreprise d’après nos interlocuteurs. Cela s’explique à la fois par les canaux de
circulation de l’information sur les offres d’emploi, dont on a vu qu’ils sont
Ces observations sur le rôle des NTIC dans le fonctionnement des réseaux sociaux
transnationaux et le déroulement des carrières sont corroborées par l’étude de plus grande
échelle menée par A. Montgomery dans la Silicon Valley (2008).
11 Silicon India est une entreprise transnationale : elle comprend un magazine mensuel publié
aux États-Unis (dont les bureaux se trouvent à Freemont, c’est-à-dire au cœur de la Silicon
Valley) tiré à 100 000 exemplaires et un site web développé par une société-sœur localisée à
Bangalore. Le site web de Silicon India a d’ailleurs été refondu au printemps 2007 pour devenir
un portail dédié à « la création d’une communauté en ligne de « professionnels » indiens »
(creating the online community of Indian professionals) qui se présente en chapeau sur sa page d’accueil
comme « le plus grand réseau de professionnels d’Inde » (India’s largest professional network),
proposant un équivalent à base nationale de sites comme ZoomInfo ou LinkedIn.
10
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strictement indiens, et par les conditions de recrutement proposées : le niveau de
salaire et le contrat proposés sont indiens, sauf exceptions12.
Les retours d’immigrés très qualifiés indiens / d’origine indienne résulteraient
donc de la rencontre entre la quête de compétences très spécifiques à l’échelle
internationale et une main-d’œuvre potentiellement favorable à une migration de
retour en Inde. Ces retours, même s’ils ne concernent que quelques milliers de
personnes, ont participé à la croissance et à l’élargissement des activités dans le secteur
indien des TIC grâce au profil de nouveaux « returnees », cadres expérimentés dont
manquait le secteur pour pouvoir continuer à croître et à diversifier ses activités.
3. RENTRER A BANGALORE : UNE MIGRATION DANS LA
CONTINUITE DE CARRIERES PROFESSIONNELLES
Le choix du terrain bangaloréen pour étudier le retour à l’échelle des migrants
s’explique par l’importance de cette ville dans la géographie mondiale du secteur des
TIC, dans la mesure où cette ville est un des quatre pôles technologiques majeurs de
l’Inde, avec Mumbai, Delhi et Chennai (voir l’article de Divya Leducq, dans le même
numéro). Binod Khadria l’a d’ailleurs qualifiée de « ville-sas » (gateway city) (Khadria,
2004) pour les migrations de professionnels de ce secteur.
3.1. L’inscription du retour dans la logique de carrières professionnelles13
De nos enquêtes ressort que c’est le fait de trouver un emploi en Inde dans le
secteur des nouvelles technologies qui déclenche le retour effectif de l’ensemble du
ménage14. Dans l’extrait d’entretien qui suit, un migrant expose la chronologie du
retour qui prévalait de manière générale parmi les personnes enquêtées :
« Si les gens ont une possibilité de trouver un emploi ici, oui ils rentrent. Il n’y
a pas de gens qui essaient de rentrer mais qui n’arrivent pas à trouver un emploi [une
fois sur place], ce n’est pas comme ça que ça marche habituellement. Une fois que tu
es décidé, tu peux trouver un emploi, ça ne prend pas très longtemps normalement.
En tout cas c’est la situation actuelle, en quelques mois tu peux rentrer. » (M.,
21/10/2004)
12 Ces salaires peuvent être un peu plus élevés (jusqu’à 15 %) dans le cas d’un salarié recruté à
l’étranger, mais ils n’atteignent des niveaux occidentaux que dans de très rares cas, pour des
postes de direction occupés par des salariés détachés de maisons mères occidentales durant
quelques années seulement, ce qui correspond en fait à une situation d’expatriation.
13 Cette troisième partie exploite les résultats de l’enquête qualitative menée en 2004-2006 à
Bangalore et sur un sous-échantillon de 28 ménages de « returnees ». Pour plus de détails sur la
méthodologie d’enquête et l’échantillon, voir : Varrel, 2008.
14 Seuls trois ménages dans notre échantillon dérogeaient à ce principe.
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La continuité de l’activité professionnelle est centrale. Il est nécessaire aussi de
trouver un emploi pour rentrer qui corresponde à ses compétences. Le retour en Inde
s’inscrit dans la logique de la progression de carrière, d’autant que 25 des 28 personnes
de l’échantillon occupaient des postes d’encadrement, à l’exception des trois plus
jeunes. Ils ne conçoivent pas de rentrer autrement, par exemple en s’arrêtant de
travailler et en vivant de leurs économies ou en changeant d’activité, comme cela a pu
être décrit pour d’autres types de migrants dans d’autres pays (Iredale et al., 2004).
C’est d’autant plus vrai qu’il s’agit surtout de trentenaires, dont la carrière est déjà bien
établie, qui rentrent généralement avec une famille à charge. De manière générale le
retour en Inde s’articule avec une « promotion », le passage à un statut de cadre ou à
des fonctions d’encadrement plus élevées qu’à l’étranger15. Rentrer en Inde constitue
donc souvent un accélérateur de carrière, en valorisant son expérience étrangère et
grâce à l’arrivée de nouveaux types d’activité en Inde.
L’accélération de la carrière par le retour est particulièrement évidente en ce
qui concerne les enquêtés plus jeunes, qui ont quitté l’Inde alors que des perspectives
intéressantes d’emploi dans les hautes technologies ou l’informatique s’y dessinaient
déjà, et qui affirment parfois avoir organisé leur formation et leur carrière à l’étranger
dans cette perspective. C’était le cas de P., qui était à la tête d’un « groupe » de
quarante personnes dans le centre de recherche-développement d’une multinationale
de Bangalore à trente et un ans, après avoir passé sept ans aux Etats-Unis (où il a
poursuivi des études et accumulé une expérience professionnelle), alors que les autres
Indiens occupant le même niveau hiérarchique dans l’entreprise approchaient
généralement la quarantaine (mais ceux-là n’avaient pas d’expérience conséquente à
l’étranger). La migration peut donc même constituer en ce cas un détour « pour mieux
rentrer » sur le plan professionnel.
3.2. Où rentrer ? Le « choix » de Bangalore
Dans la perspective professionnelle qui apparaît centrale pour ces migrants, le
retour ne saurait être un retour nécessairement dans un lieu de naissance tel que leur
village d’origine16. Leur secteur d’activité professionnelle implique le retour dans un
lieu dont la taille et les fonctions leur permettent de travailler, c’est-à-dire
nécessairement dans une agglomération millionnaire.
Pour les ménages enquêtés originaires de Bangalore ou du Karnataka, soit
onze dans l’échantillon, le retour à Bangalore, près de leurs familles, dans la métropole
régionale, est présenté comme une évidence. Les ressorts de la réinstallation à
Les quelques enquêtés qui ont consenti à revenir à un poste peu intéressant ou dans une
branche peu dynamique soulignaient que c’était un sacrifice, consenti généralement pour faire
face à une urgence familiale.
16 L’usage prévaut pour l’épouse de rentrer chez ses parents pour donner naissance au moins à
son premier enfant, ce qui a pour conséquence que le lieu de naissance d’un grand nombre
d’Indiens est dé-corrélé de leur(s) lieu(x) de résidence suivant(s).
15
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Bangalore en ce qui concerne les autres sont plus complexes. Les Indiens du sud
étaient majoritaires dans l’échantillon, avec vingt-et-un des vingt-huit ménages
enquêtés, mais seule une minorité d’entre eux avait vécu, étudié ou travaillé dans cette
ville précédemment. Quatre personnes étaient originaires des métropoles du
Maharashtra (Mumbai, Pune) et trois d’Inde du nord. Au total plus de la moitié de
l’échantillon n’avait pas d’attaches à Bangalore. Néanmoins les Indiens du sud peuvent
assez facilement se déplacer pour maintenir leurs liens familiaux grâce à la situation de
carrefour méridional de la ville, où par ailleurs tamoulophones et teluguphones17 sont
assez nombreux pour que les interactions quotidiennes ne leur posent pas de
problème. La situation est différente s’agissant des sept ménages restants, non sudindiens, pour qui Bangalore est un lieu distant de leur lieu d’origine, tant
matériellement que culturellement.
En fait rentrer dans la continuité d’une carrière professionnelle dans les TIC
implique un choix restreint de destinations potentielles. La liste des noms cités comme
destinations possibles par l’ensemble des migrants est courte : Delhi, Mumbai,
Chennai, Hyderabad, Pune, c’est-à-dire les cinq pôles technologiques du pays. Le
choix du lieu de réinstallation en Inde semble donc obéir à une logique professionnelle
qui se plie à la géographie économique à l’échelle de l’Inde. Nous avons retenu trois
extraits d’entretiens qui mettent en évidence ces contraintes, au niveau individuel ; le
deuxième entretien concerne un ménage originaire d’Inde du nord.
S. est originaire de Vijayawada, ville côtière d’Andhra Pradesh. Il a été
transféré depuis Intel USA vers Intel Inde à un niveau hiérarchique élevé.
« Même maintenant, si j’avais le choix, je rentrerais à Hyderabad. C’est ce que
je ferais si je le pouvais. Mais je ne peux pas parce que Intel est ici, pas à Vijayawada ni
à Hyderabad, et que je suis très content de travailler pour Intel. » (02/12/2004)
Le mari de P. a rejoint, alors qu’ils étaient aux Etats-Unis, une grande
entreprise indienne d’informatique pour pouvoir être transféré en Inde ensuite. Elle
évoque le choix du lieu de transfert, parmi les différentes implantations que cette
entreprise possède en Inde.
« On est de Delhi et on voulait se rapprocher de ses parents, donc mon mari a
essayé d’avoir un emploi là-bas, mais leur centre dans le nord est à Mohalli, très au
nord, plus près de Chandigarh [que de Delhi] en fait18. Et de toute façon ce qu’ils y
font n’est pas … ça n’allait pas pour mon mari, il n’y avait pas de projet pour son
profil [il occupe un poste d’encadrement haut placé]. Donc nous sommes venus à
Bangalore où se trouvent le siège et les projets intéressants. » (10/05/2004)
17 Le telugu est a langue de l’Etat d’Andhra Pradesh, le tamoul celle du Tamil Nadu ; Bangalore
se situe dans l’angle sud-est de l’Etat du Karnataka, à une distance respective de 70 et 40 km de
ces deux Etats voisins.
18 Delhi et Chandigarh sont distantes de deux cent soixante-quinze kilomètres.
NETCOM, vol. 23, n° 3-4, 2009
273
N. travaille pour une multinationale de l’électronique, comme S.
Contrairement aux deux cas précédents, il a trouvé un nouvel employeur en Inde. Il
dresse une géographie sectorielle puis personnelle des lieux de retour possibles en
Inde.
« Ma famille est à Chennai mais il ne passe pas grand-chose là-bas, par
comparaison avec tout ce qui se passe à Bangalore, au niveau des multinationales, de la
technologie, etc. Je n’aurais pas choisi d’aller à Noïda, à Hyderabad, à cause de la
distance et de la langue, je ne parle pas hindi donc je préfère vivre dans le Sud
[contradiction : Hyderabad est en Inde du Sud]. Chennai est ma ville natale mais il y
fait trop chaud et … Bref, entre Chennai et Bangalore, je préfère Bangalore. »
(16/11/2004)
La liste de destinations potentielles apparaît encore plus courte au niveau
individuel : ces migrants n’ont généralement eu le choix qu’entre deux villes, trois au
plus, en fonction de leur domaine de spécialisation. Le choix s’est souvent réduit
finalement à un seul lieu, celui correspondant à l’emploi proposé. L’emploi pour
rentrer en Inde prime donc sur le lieu où rentrer en Inde. La migration de retour est
par conséquent un retour en Inde mais pas nécessairement un retour, au sens plein du
terme, au lieu de départ, dans la région d’origine ou celle d’attache. Par conséquent
c’est aussi une migration à l’intérieur de l’Inde pour certains. On peut donc parler d’un
« retour paradoxal » car c’est majoritairement une migration au plein sens du terme.
En conséquence, Bangalore apparaît comme un lieu saillant du champ migratoire des
migrants indiens très qualifiés car elle constituerait en quelque sorte un palier, un lieu
intermédiaire entre l’Inde et l’étranger, principalement grâce à son bassin d’emplois.
4. RENTRER, RESTER, REPARTIR : ENTRE MIGRATION ET
CIRCULATION
Un certain nombre de travaux portant sur les migrants très qualifiés met en
avant leur mobilité intense et reprend à son compte l’idée d’une « circulation douce »
qui serait avant tout motivée par des opportunités professionnelles (soft circulation of
skills), développée initialement par la littérature d’origine managériale (Pierre, 2003). À
partir des résultats empiriques de l’enquête menée en Inde, cette partie s’attache à
montrer les ressorts plus complexes et le caractère plus heurté de cette mobilité,
incitant à réévaluer le paradigme mobilitaire omniprésent tant dans le secteur indien
des TIC que dans la littérature sur les migrants les plus qualifiés.
4.1. Les difficultés du retour en Inde : une migration à part entière
Les récits d’expériences de la réinstallation et de la réinsertion soulignent à
l’envi les difficultés du retour, qui indiquent, souvent en creux, son idéalisation. Une
phrase récurrente dans les entretiens menés incarne la déception : « Ce n’est pas / c’est
moins que ce qu’on espérait » (« It is not what we had expected / It is below our
274
NETCOM, vol. 23, n° 3-4, 2009
expectations »19). Tous les entretiens soulignent les difficultés du retour, présentes
notamment dans la sphère professionnelle, sur laquelle nous nous arrêterons d’abord,
puisque c’est un élément clé du retour. Les deux entretiens cités ci-dessous ont été
menés avec des personnes s’estimant satisfaites d’être rentrées et n’envisageant a priori
pas de repartir au moment de l’entretien ; toutefois elles soulignent des problèmes
signalés par tous au niveau du travail.
G. a passé sept ans aux États-Unis et est rentré en septembre 2003.
« C’est vraiment un gros challenge, à nouveau faire cette transition [des ÉtatsUnis à l’Inde] … Même si c’est assez ok pour moi, par rapport à des gens qui sont
allés là-bas [aux États-Unis] dès l’université pour un second cycle et qui ont toujours
travaillé là-bas ensuite. Ce sont des gens qui sont d’ici [indiens] mais qui ont des
problèmes pour se réadapter ici, parce qu’ils n’ont jamais travaillé ici. Moi ça va, parce
j’ai travaillé ici [il a travaillé initialement huit années en Inde avant de partir aux EtatsUnis], je suis parti après, donc c’est relativement ok … Mais quand même, tes attentes
(expectations) changent, tu t’habitues à certaines choses, tu voudrais que certaines
choses soient mieux. Donc au début ça a été problématique de s’adapter (it has been an
issue, getting adjusted to) … » (26/11/2004)
Les difficultés évoquées, formulées en termes d’adaptation (adjustment,
adaptation), sont confirmées par de nombreux interlocuteurs du secteur : les cadres
venant de l’étranger peinent à s’adapter aux méthodes de travail et à l’organisation des
entreprises spécifiques à l’Inde. Les méthodes d’encadrement apprises et
expérimentées à l’étranger donnent des résultats médiocres. La migration de retour ne
permet donc pas vraiment de valoriser l’expérience professionnelle acquise à
l’étranger, au-delà de l’avancement de carrière initial. Ce constat va dans le sens des
observations de Philippe Pierre, qui montre qu’au-delà de l’illusion d’une culture
d’entreprise « globalitaire », la transférabilité des techniques et compétences en matière
de management n’est pas assurée, en dépit du jeu des cadres à la carrière internationale
sur leurs appartenances multiples (Pierre, 2003).
Par ailleurs la question de la réadaptation englobe évidemment l’ensemble du
mode de vie des ex-migrants, comme l’explique avec beaucoup de justesse l’extrait
d’entretien qui suit :
Les Raos sont rentrés en avril 2003 de la Silicon Valley où ils ont passé onze
ans ; ils sont originaires de Bangalore, ce qui normalement facilite la réadaptation.
« Il y a peut-être dix pour cent de la population ici qui est liée à la IT, mais le
reste, les quatre-vingt-dix autres pour cent, les choses vont lentement pour eux. Et tu
es confronté à eux tout le temps, à l’extérieur, dans les services, l’administration… Il
faut le comprendre. Ce n’est pas parce qu’on a passé quinze ans à l’étranger que tout a
Les entretiens ont été menés en anglais, en raison de la diversité des origines régionales des
personnes enquêtées et donc des langues indiennes qu’elles pratiquaient, et grâce à leur maîtrise
de l’anglais.
19
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275
changé. Il y a des choses qui ont changé, mais beaucoup aussi qui n’ont pas changé, ce
que les gens [qui rentrent] ne comprennent pas. » (Raos, 26/05/2004)
Les différents témoignages recueillis et nos observations indiquent qu’une
part importante des retours n’est pas pérennisée consécutivement à ces difficultés de
réadaptation. D’ailleurs rares étaient les personnes enquêtées en 2004 qui excluaient
totalement l’hypothèse de quitter à nouveau l’Inde pour résider dans un autre pays, un
jour ou l’autre. La différence entre les deux catégories de returnees, ceux qui évoquaient
la possibilité de quitter l’Inde de nouveau, ou pas, semblait se situer au niveau de la
situation légale et / ou professionnelle à l’étranger : avoir obtenu un statut de résident
permanent (Green Card) et réussi à le conserver20, être devenu ou pas citoyen américain
(il faut cinq ans de résidence pour pouvoir demander à être naturalisé), enfin exercer
une activité qui soit demandée sur le marché du travail américain, sont autant de
situations permettant d’envisager de repartir. Ces différences dépendent en partie de la
durée du séjour à l’étranger.
4.2. Eléments de suivi (2004-2008) : la remise en cause de la circulation ?
L’incertitude quant à la pérennisation du retour en Inde est accentuée par
l’appartenance à un secteur d’activité en rapide évolution, ce que soulignaient souvent
les enquêtés en 2004 : une nouvelle mobilité internationale pouvait survenir plus tard
dans leur carrière. Elle était toutefois aussi imprévisible que pouvait l’être, pour ceux
qui étaient partis avant la fin des années 1990, la possibilité de rentrer en Inde à terme.
En 2008 nous avons entamé un suivi de l’échantillon enquêté, en particulier
auprès de trois ménages qui déclaraient en 2004 souhaiter repartir d’Inde. Seul l’un
d’entre eux était reparti effectivement aux Etats-Unis en 2008. Les deux autres étaient
toujours à Bangalore : les hommes avaient tous deux changé d’entreprise et obtenu
des emplois de direction dans des centres de R&D appartenant à des multinationales
célèbres. Ces deux cas de sédentarisation à Bangalore sont d’autant plus frappants qu’il
s’agissait de personnes originaires d’autres régions, n’ayant pas d’attaches à Bangalore,
et qui donc auraient pu migrer aussi bien vers un autre pôle technopolitain en Inde.
Ces cas soulignent le caractère imprévisible et relativement improvisé de l’évolution du
projet de retour dans le temps, et rappelle le rôle important qu’y joue la carrière
professionnelle, entre autres facteurs, accroissant les difficultés de lisibilité des
trajectoires.
Une personne disposant d’un titre de séjour permanent aux Etats-Unis (Green Card) doit
normalement y résider au moins la moitié de l’année. Si elle s’absente davantage elle doit le
signaler préalablement et peut obtenir jusqu’à deux ans d’autorisation d’absence, au-delà
desquels elle peut perdre son titre de séjour si elle ne revient pas. Cette question suscite de
nombreuses inquiétudes parmi les Indiens de retour des Etats-Unis, bien que l’application de
ces règles, en l’occurrence la suppression de la Green Card pour défaut de résidence, semble
aléatoire.
20
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Cela indique également le poids d’éléments macro-économiques. En effet
l’évolution des carrières de ces deux chefs de famille, et ses conséquences sur leurs
trajectoires spatiales et migratoires semblent pouvoir être généralisées à une grande
partie de notre échantillon : le développement des activités de recherchedéveloppement dans des pays à moindre coût salarial, en particulier ceux du nouveau
marché asiatique, semble fonctionner comme un aimant pour ces cadres expérimentés.
Ils envisageaient en 2004 la suite de leurs carrières plutôt à l’étranger, puis se sont vus
proposer des postes et des perspectives de carrières inenvisageables ailleurs qu’en
Inde, en raison du développement des activités de R&D dans ce pays qui contraste
avec leur gel dans les pays à coût de main-d’œuvre élevé, en particulier aux Etats-Unis,
et de surcroît dans des multinationales. Cela souligne la capacité de la technopole
bangaloréenne à s’adapter aux mutations économiques et technologiques et à
« aimanter » les entreprises, les activités et les personnels (Saxenian, 2006).
Pour autant le fait de travailler pour une entreprise en Inde n’implique pas de
travailler en Inde en permanence. La circulation des personnels n’est pas révolue, loin
s’en faut. Nous avons souligné plus haut que l’Inde se maintient au premier rang
mondial pour le nombre de visas H1-B délivrés (Breeding, 2009 ; McGee, 2009).
Concernant des personnels d’encadrement d’un niveau plus élevé, on peut relever la
croissance du nombre de visas de transferts intra-compagnie (L1) délivrés en Inde, qui
permettent à une entreprise d’envoyer un salarié aux Etats-Unis pour une période
atteignant sept ans : leur nombre a doublé entre 2004 et 2007 pour se stabiliser autour
de 40 000 par an (Breeding, 2009). Ces visas sont légalement réservés à des personnels
d’encadrement ou au moins à haut niveau de compétences, employés par des
entreprises comptant au moins 1000 salariés aux Etats-Unis. Sur ce point l’hypothèse
de M. Breeding est qu’ils correspondent pour partie à des migrations « secondaires »,
celles de returnees remis en mouvement par les entreprises.
Enfin se fixer en Inde n’est pas incompatible avec des stratégies résolument
ancrées entre l’Inde et les Etats-Unis, mises en place dans les familles à une échelle
multi-locale et pluri-générationnelle. Les entretiens font apparaître des pratiques
transnationales de prise en charge des aînés en Inde, de roulement des périodes de
séjour à l’étranger entre les membres d’une fratrie, de scolarisation des enfants entre
deux pays (Varrel, 2010). Certes la continuité de la carrière professionnelle et sa
progression importent à ces personnels indiens des TIC, mais à l’instar de ce qui peut
être observés au sujet de cadres sino-américains à Hong Kong ou à Singapour (Ley &
Kobayashi, 2005 ; Huang & Yeoh, 2005) elle peut s’articuler avec des projets relevant
de la sphère privée qui sont de plus en plus ancrés à une échelle transnationale. Pour
ces raisons, pouvoir garder la possibilité de circuler est crucial pour ces migrants, audelà d’une lecture strictement sectorielle et professionnelle des trajectoires migratoires.
Cette partie a mis en évidence la complexité des mobilités des personnels du
secteur indien des TIC enquêtés, par-delà le paradigme mobilitaire ou les formules
autour du « brain drain / gain / brain regain ». Les trajectoires doivent se lire à la lumière
d’un ensemble de facteurs professionnels, qui incluent aussi certaines évolutions
macro-économiques, mais aussi extra-professionnels, parmi lesquels il ne faut pas
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négliger les considérations relatives au statut légal, aux régimes de citoyenneté en
vigueur, qui sont souvent omises, s’agissant de ressortissants d’un pays du Sud, aussi
qualifiés soient-ils. La mise en place de visas spécifiques facilitant la circulation des
professionnels des TIC non occidentaux est d’ailleurs une question régulièrement mise
à l’agenda des négociations bilatérales entre l’Inde et les pays occidentaux.
CONCLUSION
Cet article s’est attaché à montrer l’importance de la mobilité internationale
des employés indiens du secteur des TIC pour l’expansion et la montée en gamme de
celui-ci. L’évolution de la place occupée par l’Inde dans la géographie mondiale du
secteur des TIC a rendu possible, voire suscité indirectement les retours de
professionnels indiens immigrés à haut niveau de qualification et d’expérience.
Réciproquement ceux-ci ont joué un rôle clé dans le développement de ces activités en
Inde.
L’approche compréhensive des conditions du retour montre toutefois que les
logiques de carrières ainsi que sectorielles imposent de fortes contraintes aux individus
et à leurs familles, notamment en ce qui concerne le lieu du retour et les perspectives
ultérieures. Ainsi Bangalore constitue plus une destination obligée en Inde pour un
certain nombre d’entre eux, qu’un lieu de retour à proprement parler. A l’instar de
l’ensemble des migrants, ces employés très qualifiés ne circulent pas à l’évidence de
manière « douce » d’un lieu de travail à un autre, non plus qu’ils ne semblent
réellement maîtriser leur mobilité. Ceci apporte un élément au débat sur les migrants
très qualifiés, et va à l’encontre de la thèse qui tend à placer les « compétences » sous le
signe de la circulation. Pour autant ces migrants s’efforcent de mettre en place des
stratégies à long terme ancrées à l’échelle transnationale, où la migration a inscrit leurs
vies et leurs familles.
La quantité de retours est faible en proportion des stocks d’immigrés indiens
(d’origine indienne) à haut niveau de compétence présents à l’étranger, en particulier
aux Etats-Unis, mais a changé le regard porté sur ceux-ci en Inde. D’ailleurs avant la
crise qui a considérablement ralenti le secteur et donc la demande de main-d’œuvre à
l’étranger, les départs d’Inde semblaient avoir augmenté, alimentés par la perspective
nouvelle de pouvoir rentrer aisément à terme. Ainsi le retour nourrit la migration,
paradoxalement, en alimentant l’illusion d’une circulation pourtant moins aisée qu’elle
ne le paraît.
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