"Le curé, la charrue et le monde rural" Honore Ouedraogo in

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"Le curé, la charrue et le monde rural" Honore Ouedraogo in
Social Sciences and
Missions 29 (2016) 242–272
Social Sciences and Missions
Sciences sociales et missions
brill.com/ssm
Le curé, la charrue et le monde rural
Aperçu sur la contribution de la Mission au développement
en Haute-Volta (actuel Burkina Faso)
Honoré Ouedraogo
Maître-assistant à l’université Saint Thomas d’Aquin (usta),
Ouagadougou, Burkina Faso
[email protected]
Résumé
Cet article explore les relations entre religion et développement en s’appuyant sur
l’implication d’un missionnaire Père blanc dans le développement agricole en HauteVolta (actuel Burkina Faso) de 1958 à 1983. En «inventant» la charrue à traction asine,
«la houe-manga» et en développant la culture attelée, le Révérend Père Régis Chaix
a apporté une amélioration aux techniques culturales locales et a préparé la voie à
une révolution agricole dans cette région déshéritée d’Afrique. Les pratiques agricoles
établies par ce missionnaire ont réduit la pénibilité des travaux agricoles et amélioré les
conditions d’existence des Voltaïques. A la lumière de son expérience, il apparaît que
la double décennie du développement proclamée par les Nations-Unies (1960–1980) a
été une opportunité pour l’Église catholique de redécouvrir le lien fondamental entre
évangélisation et développement.
Abstract
This paper explores the relationship between religion and development as inspired
by the implication of a missionary White Father in the agricultural development of
former Upper-Volta (now Burkina Faso) between 1958 and 1983. By ‘inventing’ (so to
speak) the donkey-dragged hoe or houe-manga and by the development of donkeydragged hoe farming, Reverend Father Regis Chaix has brought in an improvement
of local farming techniques and paved the way to an agricultural revolution in that
disinherited corner of Africa. The farming practices introduced by this missionary
have reduced the laboriousness of agricultural work and improved the living conditions of Voltaics. In the light of his experience, it appears that the double decade of
development (1960–1980) set up by unesco has provided an opportunity to the Catho-
© koninklijke brill nv, leiden, 2016 | doi: 10.1163/18748945-02903007
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lic Church to rediscover the fundamental link between evangelization and development.
Mots-clés
Haute-Volta – Mission catholique – développement – missionnaire – innovation technologique – agriculture – traction asine – charrue – houe-manga – Pères Blancs
Keywords
Upper-Volta – Catholic Church – development – missionary – technological innovation – farming – donkey-dragged hoe – farming – houe-manga – White Fathers
« La Mission du Mossi» qui s’ implanta en Haute-Volta (actuel Burkina Faso1)
sur les cendres chaudes de la conquête coloniale en 1900, fut l’ œuvre des
Missionnaires d’Afrique plus connus sous le nom de Pères Blancs2. Après
plus d’un demi-siècle, la période missionnaire se referme timidement à partir
de 1956, année marquant le début de l’africanisation de la hiérarchie3, sans
pour autant mettre fin à la présence des missionnaires dans l’ Église locale.
L’ accroissement progressif de l’effectif du clergé africain va réduire le nombre
de postes tenus par les Pères Blancs.
L’histoire de l’engagement missionnaire révèle qu’ aux différentes périodes,
ces missionnaires ont fondé leurs actions sur des options préférentielles, souvent inspirées par les impératifs ou les opportunités du contexte sociopolitique,
mais constamment imposées par le besoin de consolider l’ évangélisation. Leur
champ d’action pour la promotion de l’homme en Haute-Volta a été vaste et
dense. Depuis 1900, l’engagement de la mission catholique pour l’ épanouisse-
1 En août 1984, soit un an après la prise du pouvoir par les jeunes militaires instaurant un régime
révolutionnaire marxiste, le pays change de nom et devient le Burkina Faso.
2 Exception faite de la bande Est (actuel diocèse de Fada N’Gourma), concédée à la congrégation du Très Saint Rédempteur (les Rédemptoristes), le reste du pays fut évangélisé par les
Pères Blancs.
3 Benoist Joseph Roger (de), « L’africanisation de la hiérarchie catholique en Afrique Occidentale Française», in M. Spindler (dir.), Des Missions aux Églises: naissance et passation des
pouvoirs, xviie–xxe siècles, Lyon, Université Jean Moulin, 1990, p. 253–257: p. 253.
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ment des populations moose4 a touché plusieurs domaines qui lui semblaient
fondamentaux: promotion de la liberté de l’homme, lutte pour la « libération »
de la jeune fille, formation et éducation de la jeunesse, promotion du mieuxêtre à travers les soins5 etc.
Afin de donner un aperçu de cette action missionnaire, nous nous intéresserons ici à un domaine dont l’impact sur le développement de la HauteVolta nous semble important: la modernisation de l’ agriculture. Parlant d’ agriculture, l’Église catholique reconnaît son importance fondamentale et appelle
à la valorisation du travail agricole et du monde rural en des termes on ne peut
plus éloquents:
Dans de nombreuses situations, des changements radicaux et urgents
sont donc nécessaires pour redonner à l’agriculture – et aux cultivateurs –
leur juste valeur comme base d’une saine économie, dans l’ ensemble
du développement de la communauté sociale. C’ est pourquoi il faut
proclamer et promouvoir la dignité du travail, de tout travail, et spécialement du travail agricole, grâce auquel l’ homme, de manière si éloquente, «soumet» la terre reçue comme un don de Dieu et affermit sa
«domination» sur le monde visible6.
Or un homme, missionnaire dans un pays africain, la Haute-Volta, de 1956
à 1983, a consacré sa vie à la cause du monde agricole. Son action permet
d’éclairer une série d’interrogations: la contribution de la mission catholique
au développement était-elle seulement collatérale ou consubstantielle à
l’évangélisation? Les missionnaires peuvent-ils séparer l’ annonce de l’ Évangile et la recherche de solutions aux préoccupations matérielles des évangélisés? Comment la mission s’est-elle positionnée par rapport à la question du
développement en Haute-Volta?
Nous analyserons dans un premier temps la nécessité d’ un engagement de
la mission pour le développement en Haute-Volta. Dans un second temps nous
verrons, à travers l’action de Régis Chaix, comment les Pères Blancs ont pu
contribuer, au tournant de l’indépendance de la Haute-Volta, à une rupture
avec les anciennes pratiques de développement missionnaire.
4 « Moose » est le pluriel de « Moaaga», ethnie majoritaire du Burkina Faso (adjectifs
« moaaga » ; moose »). Le « Moogo » définit l’ espace habité par les Moose.
5 Halpougdou Martial, L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), thèse de doctorat en histoire, université Paris 7 – Denis
Diderot, 1998–1999, 426p. : p. 128–186.
6 Jean Paul ii, Laborem Exercens, 1981, paragraphe n°21.
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La nécessité d’un engagement de la mission pour le
développement en Haute-Volta
Un contexte agricole défavorable
La Haute-Volta est un pays sahélien de 274,000km2 inscrit dans la boucle du
Niger mais étroitement relié au golfe de Guinée. C’ est un pays continental sans
ouverture sur la mer. En 1960, elle est un pays dépourvu de minerai exportable,
où l’industrialisation est embryonnaire et où l’agriculture, principale activité
économique, occupe plus de 90% de la population7. Cette activité est pratiquée dans des conditions agro-climatiques et pédologiques difficiles, avec
un système d’exploitation extensif. Les aléas climatiques pèsent lourdement
sur la production agricole. Les pluies et leur répartition limitent la production végétale; leurs aléas sont les principales causes de mauvaises récoltes. Les
conditions de vie et d’hygiène sont commandées par l’ eau disponible qui est
ici tributaire d’une pluviométrie plutôt capricieuse.
Les problèmes techniques ne sont pas négligeables. L’outillage, bien que
diversifié, reste rudimentaire. Les outils agricoles utilisés sont la houe, la daba,
la pioche, le coupe-coupe … En 1956, l’usage de la charrue, longtemps marginal,
commence à se vulgariser depuis quelque temps. Dans ces conditions, l’ énergie
première est la force humaine. Les méthodes de culture sont très peu élaborées, avec le recours à l’agriculture itinérante sur brûlis avec ou sans jachère.
On rencontre le système intensif autour des cases et le système extensif en
brousse, ainsi que d’autres méthodes comme l’assolement et l’ association des
cultures.
Le plateau central, où vivent les populations moose, est la région historiquement très peuplée du pays avec une forte densité atteignant quatre-vingt
habitants au km2, par endroit. Cette forte pression humaine épuise et dégrade
les terres et induit une grande migration des populations vers d’ autres régions
moins peuplées ou vers l’étranger. Malgré ce contexte agricole plutôt défavorable, la Haute-Volta aspire aussi au développement.
La décennie 1960–1970 est marquée dans ce pays, comme dans tant d’ autres,
par une forte aspiration au développement et le sentiment que cet objectif est
réalisable. Pendant ces années, règne un certain optimisme sur la possibilité de
combler rapidement le retard économique des territoires en plein processus de
décolonisation, et par la suite, les pays nouvellement indépendants. A l’ instar
7 Zoungrana Guy Evariste André, « La politique de développement agricole au Burkina Faso:
Orientation et manifestations de 1954 à nos jours », in Y.G. Madiega & O. Nao (dir.), Burkina
Faso cent ans d’ histoire, 1895–1995, Karthala-puo, Paris, 2003, p. 1587–1621: p. 1599.
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des autres pays africains, la Haute-Volta, parvenue à l’ indépendance nationale
en 1960, fait du développement une préoccupation essentielle. Elle éprouve la
nécessité de consolider cette liberté politique par une croissance économique
et sociale, autonome et digne, afin d’assurer à ses citoyens le plein épanouissement humain.
Comme dans la plupart des pays nouvellement indépendants, l’ idéologie
développementaliste est alors fondée sur les principes majeurs d’ une croissance accélérée des forces productives. La retentissante conférence d’ AddisAbeba tenue en mai 1961 se faisait l’écho de cette aspiration à la croissance économique. L’éducation y était présentée comme le moyen d’ amorcer et réussir
le développement de ces pays. Dans la conclusion de ses travaux, la conférence
déclarait:
Que le contenu de l’éducation doit répondre aux besoins du développement économique, et qu’il faut donner plus d’ importance aux sciences et
à leur application. Que, étant donné le niveau actuel du développement
de l’Afrique, il faut veiller avant tout à ce qu’ une proportion adéquate de
la population acquiert … les divers types de formation spécialisés nécessaires pour le développement économique8.
Pendant la période 1960–1970, déclarée décennie du développement par l’ onu,
le concept de «développement» a servi de paradigme à d’ innombrables politiques économiques et sociales et a laissé espérer l’ avènement du bien-être
pour tous. Nonobstant les limites des résultats engrangés dans les pays nouvellement indépendants, le concept a survécu comme une lueur d’ espoir collectif,
tant et si bien que la décennie 1970–1980 lui a été de nouveau consacrée.
Un contexte politique national favorable au secteur rural
En 1961, le gouvernement de Haute-Volta institue un système d’ enseignement
parallèle à l’enseignement scolaire classique dénommé Education rurale. Il
s’agit d’un programme de scolarisation élaboré en 1959, par la sedes9 et
l’ipn10, à la demande du gouvernement voltaïque, qui prévoyait la mise en
place, en dix ans, d’un système permettant une scolarisation quasi-totale du
pays selon des modalités inédites.
8
9
10
unesco, rapport final de la conférence d’ Etats africains sur le développement de l’éducation en Afrique Addis-Abeba, 15–25 mai 1961, p. 13.
sedes : Société d’ Etudes du Développement Economique et Social (France).
ipn : Institut Pédagogique National de Paris.
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Les objectifs de cette éducation rurale étaient ainsi déclinés : « offrir une
scolarité de compensation, après l’âge scolaire aux sujets qui n’ont pu trouver place, à 6 ans, dans le primaire classique; concevoir cette scolarisation
d’ une part comme une alphabétisation du groupe d’ âge prêt à être engagé
dans la production agricole, d’autre part comme une formation professionnelle destinée à augmenter la productivité rurale par l’ apprentissage et la diffusion d’attitudes, de techniques et de comportements à la fois novateurs et
réalistes, c’est-à-dire immédiatement disponibles ou accessibles et bien adaptés au milieu naturel et humain»11.
Comme on peut le constater, dans sa quête du développement, le gouvernement voltaïque avait axé sa priorité sur le développement agricole. L’arme
stratégique pour y parvenir était la formation des futurs paysans. Pour le gouvernement de Haute-Volta, l’éducation rurale telle qu’ elle a été mise en œuvre
au tournant de l’indépendance était la panacée au problème éducationnel et
agricole du pays. En l’absence de structures nationales adaptées et capables
d’ entreprendre une politique de modernisation agricole accélérée, l’ Etat burkinabè fait appel à des organismes français de développement rural12. Plusieurs
programmes de développement rural sont mis en place, comme ceux de la
satec13 de 1961 à 196714, dont l’objet était l’intensification des productions
agricoles. C’est dans ce contexte politique où les schémas de développement
national passaient par la modernisation du secteur rural qu’ intervint l’ action
de Régis Chaix.
Le concept du développement dans la vision de l’ Église catholique
L’ historien qui parcourt les documents de l’Église catholique est frappé par
l’ irruption soudaine de la question sociale dans le magistère. L’Église s’ est sentie interpellée par cette situation sociale nouvelle et a entrepris d’ y répondre.
La question sociale apparaît de façon explicite avec l’ encyclique Rerum Nova-
11
12
13
14
Lallez Raymond, « L’innovation en Haute-Volta: éducation rurale et enseignement primaire », Expérience et innovation en éducation n°21, une série du bureau international
d’ éducation, Les presses de l’ Unesco, Paris 1976, 107p., p. 22.
Zoungrana G.E.A., « La politique de développement agricole au Burkina Faso: Orientation
et manifestations de 1954 à nos jours », p. 1600.
Société d’ Aide Technique et de Coopération: Société créée en 1956 dans le cadre du
2ème plan quadriennal du fides (1953–1957) afin d’ assurer le développement agricole des
territoires de la France d’ outre-mer.
Archives nationales du Burkina Faso, 9 v, Bib 1194: la satec et l’opération de développement rural dans les ord de Ouagadougou et de Koudougou, Mission satec en hv sept.
1966, p. 4.
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rum du pape Léon xiii de 1891. Les commémorations de la parution de ce
document inédit ont donné lieu, par la suite, à d’ autres encycliques sociales où
s’est progressivement élaborée ce qu’on a appelé la doctrine sociale de l’ Église.
Pour s’en convaincre, il suffirait, pour la période d’ après-guerre qui est aussi
celle de l’ère du développement, de citer les deux encycliques majeures qui
exposent la doctrine sociale de l’Église: Mater et Magistra du pape Jean xxiii,
donnée à Rome le 15 mai 1961, et Populorum progresso du 26 mars 1967, auxquelles s’ajoute la constitution pastorale Gaudium et Spes du concile Vatican ii.
Dans son avant-propos, Gaudium et Spes affirme l’ étroite solidarité de
l’Église avec toute la famille humaine:
Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce
temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les
joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ,
et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur.
Leur communauté, en effet, s’édifie avec des hommes, rassemblés dans
le Christ, conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume
du Père, et porteurs d’un message de salut qu’ il faut proposer à tous. La
communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement
solidaire du genre humain et de son histoire.
L’intérêt pour les préoccupations matérielles des hommes était ainsi affirmé
par ce concile dont on sait quel profond bouleversement il a apporté au sein
de l’Église. On peut considérer que l’Église se réconciliait avec elle-même
lorsqu’elle a replacé la question sociale et donc le développement au cœur
de ses préoccupations. Ainsi comme le souligna, longtemps après, Jean Paul ii
dans son encyclique Solicitudo Reis socialis, «lorsque l’ Église s’ occupe du ‘développement des peuples’, elle ne peut être accusée d’ outrepasser son propre
domaine de compétence et encore moins le mandat reçu du Seigneur. »15
Qu’est-ce que l’Église entend par développement? Dans la perspective ecclésiale le concept même de développement change considérablement :
Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique.
Pour être authentique, il doit être intégral, c’ est-à-dire promouvoir tout
homme et tout l’homme. Comme l’a fort justement souligné un éminent
expert: «Nous n’acceptons pas de séparer l’ économique de l’ humain, le
15
Jean-Paul ii, Solicitudo Reis socialis, 1987, paragraphe n°8.
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développement des civilisations où il s’inscrit. Ce qui compte pour nous,
c’est l’homme, chaque homme, chaque groupement d’ hommes, jusqu’ à
l’humanité tout entière»16.
Et plus loin, la même encyclique précise que «Dire: développement, c’ est en
effet se soucier autant de progrès social que de croissance économique. »17
Ainsi, le concept de développement, tel que l’Église le définit, ne se limite pas
à la satisfaction des nécessités matérielles par l’accroissement des biens, sans
égard pour les souffrances du plus grand nombre. Selon cette vision, il n’est de
développement que là où l’homme est mis au centre. C’ est selon les termes
de Paul vi, un développement intégral de l’homme. Dans cette perspective, il
apparaît que l’Église redécouvre, dans ce contexte de l’ ère du développement,
que son engagement pour le développement n’est pas une option mais un
élément constitutif de son être, appelée qu’elle est à rendre actuels les gestes
de Jésus Christ, qui prenait en compte les besoins des âmes et des corps de ceux
qui venaient à lui. Le synode africain pouvait alors s’ en faire écho :
Entre évangélisation et développement, il ya des liens très profonds. Un
lien éminemment évangélique qui est celui de la charité. Comment en
effet proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la
justice et la paix, la véritable, l’authentique croissance de l’ homme18 ?
Les évêques de Haute Volta, quant à eux, dans leur lettre pastorale intitulée « le
Chrétien dans la cité», le rappelaient déjà en 1959 avec force, en ces termes :
Un chrétien, qui à sa place, suivant son âge et sa condition sociale, ne se
préoccuperait pas des problèmes économiques et sociaux de son pays,
ne serait pas un véritable chrétien. Il n’aurait pas entièrement compris
sa religion. Un chrétien, ce n’est pas seulement quelqu’ un qui prie, c’ est
encore quelqu’un qui agit; «Ora et labora» de saint Benoît.
Les missionnaires catholiques ne peuvent s’abstenir de participer à l’ effort
collectif des chrétiens.
16
17
18
Paul vi, Populorum progressio, 1967, paragraphe n°14.
Paul vi, Populorum progressio, 1967, paragraphe n°34.
Ecclésia in Africa, 1995, paragraphe n°68.
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La pratique du développement par les missionnaires en
Haute-Volta
Le champ d’action des missionnaires en Haute-Volta pour l’ épanouissement
des populations a été très vaste. Très tôt, ceux-ci ont investi les domaines sanitaire et scolaire. On connaît l’engagement des missionnaires pour les activités
scolaires, faisant de celle-ci la clé de voûte de leur apostolat19. De nombreux
dispensaires ont été également ouverts pour soulager les différents maux des
populations locales20. Dans ce domaine, la renommée du révérend père Joanny
Goarnisson, surnommé «docteur Lumière» pour ses compétences en ophtalmologie, dépassa largement les frontières de la Haute-Volta.
Dans le domaine de l’agriculture, l’histoire missionnaire a été enrichie
d’essais pertinents, notamment la prestigieuse ferme agricole de Saint Joseph
à Pabré21. Dans cette ferme aménagée en aval du barrage, dont la première
construction avait été achevée en 1917, les missionnaires mettaient l’ accent
sur la plantation de bananiers, la culture des arbres fruitiers, la culture du blé,
celle de la pomme de terre, de la patate, du manioc, de l’ ananas22. De même,
une viticulture lancée en 1906 semblait promettre de bons résultats23. Mais,
comme le note Martial Halpougdou, ces différentes initiatives agricoles à travers le Moogo durant la période coloniale étaient avant tout orientées vers des
cultures d’appoint pour les besoins alimentaires des missionnaires.
Alors que les missionnaires étaient en présence de peuples à économie
agricole fréquemment malmenée par les aléas climatiques et les contreperformances de l’archaïsme, les innovations techniques et les méthodes
culturales intensives n’ont pas eu l’ambition de toucher de près le tradi-
19
20
21
22
23
Ouedraogo Honoré, Les défis de l’ enseignement secondaire en Haute-Volta (Burkina Faso),
Acteurs, expansion et politiques scolaires, 1947–1983, Doctorat d’histoire, Université Paris
7 – Denis Diderot, 640p., p. 104–105.
Bouron Jean-Marie, « Le paradigme médical en milieu catholique: offre sanitaire missionnaire et demande de santé en Haute-Volta (actuel Burkina Faso)», Histoire, monde
et culture religieuse, 2012/1 n°21, p. 103–136.
Localité située à une vingtaine de kilomètres au nord de Ouagadougou. La ferme Saint
Joseph était la plus importante exploitation initiée par les Pères Blancs de Ouagadougou.
Halpougdou M., L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), p. 195.
Halpougdou M., L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), p. 191.
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tionalisme de l’agriculture. Cette distance renforce encore l’ interrogation
sur l’humanitaire missionnaire24.
L’ introduction de la culture attelée et sa diffusion sur le plateau central moaaga,
à partir des années 1960, a constitué une rupture avec « la frénésie mercantile
dans laquelle furent plongées les activités socio-économiques de la mission
catholique en Haute-Volta»25 au lendemain de la Première Guerre mondiale.
À travers cette initiative, le monde rural voltaïque a vécu sa révolution agricole,
qui mérite d’être connue ne serait-ce qu’à cause de son impact social sinon à
cause de l’originalité du mode d’introduction et de la diffusion de nouvelles
techniques agricoles.
Un héraut de la doctrine sociale de l’Église
La Société des Missionnaires d’Afrique a été fondée dans le but d’ évangéliser
les peuples d’Afrique. La stratégie missionnaire établie par son fondateur,
le cardinal Lavigerie, recommandait l’intégration de ses membres au milieu
« indigène». Cette politique d’«assimilation» si chère au cardinal Lavigerie26
devait permettre de réduire la méfiance des populations locales et favoriser leur
conversion au christianisme.
C’est en 1956 que Régis Chaix arrive en Haute-Volta, dans le diocèse de
Ouagadougou. Il est né à Privas en Ardèche (France) en juillet 1929, dans une
famille de sept enfants. Il y fait ses études primaires et secondaires. Très tôt, il
s’ investit dans le scoutisme. Cet engagement dans un mouvement associatif lui
ouvre la voie à la prêtrise, comme il le dit lui-même, plus tard: « Pourquoi me
suis-je orienté vers le séminaire, sur la voie de la prêtrise? Je pense que c’ est un
désir de continuer ce «service» qui est l’idéal scout … »27
Il entre au grand séminaire de Viviers, où il reste deux ans avant de rejoindre
le noviciat des Pères Blancs à Maison Carrée en Algérie, en septembre 1950.
Après quelques années passées à se familiariser avec la pensée du cardinal
Lavigerie28 sur la vie missionnaire et à étudier la théologie et le droit canonique.
24
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27
28
Halpougdou M., L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), p. 195.
Halpougdou M., L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), p. 188.
Halpougdou M., L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), p. 44.
Chaix R. Foi et développement, Cinquante ans d’ engagement au service de l’Afrique, inédit,
2006, 194 p., p. 8.
Fondateur de la Société des Missionnaires d’ Afrique.
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Il reçoit l’ordination sacerdotale le premier avril 1956 à Carthage en Tunisie. Au
mois de mai de la même année, le jeune Père Blanc accepte sa nomination dans
le diocèse de Ouagadougou en Haute-Volta.
Comme le veut la tradition chez les Pères Blancs, Régis Chaix se met immédiatement à l’étude de la langue et des coutumes locales. C’ est dans la paroisse
rurale de Manga, à une centaine de kilomètres de Ouagadougou, qu’ au contact
des jeunes ruraux, il affûte ses premières armes de jeune missionnaire tout en
rongeant son frein en attendant de pouvoir agir en faveur du monde rural.
Habitué depuis son jeune âge à passer ses vacances scolaires chez des voisins paysans en Ardèche et à participer aux travaux des champs avec ceux-ci, il
a pris facilement contact avec les réalités agricoles du pays mooaga29. Ce goût
pour le monde rural n’a jamais quitté ce curé ardéchois. Mieux, il en a fait la
clef de voûte de son apostolat. Avec la complicité tacite de ses supérieurs hiérarchiques, il a été continuellement en contact avec le milieu rural, exception
faite des six dernières années (1987–1993) de sa présence en Haute-Volta où
il assuma, dans un esprit d’obéissance religieuse, le rôle de supérieur provincial30. Ainsi la présence de Régis Chaix en Haute-Volta a été entièrement dédiée
à la recherche de solutions pour réduire la pénibilité et améliorer le rendement
des travaux agricoles de ses paroissiens. Sans renoncer à ses activités ordinaires
de prêtre, il a donné libre cours à sa passion pour le monde rural et il a noué de
solides et profonds rapports avec les paysans du Moogo qui en retour lui sont
restés reconnaissants.
Cet engagement pour le monde rural n’était pas sans difficultés. Il suscita
des incompréhensions de la part de certains de ses confrères qui voyaient
d’un mauvais œil cet investissement personnel d’ un missionnaire au service
du développement. En effet, ceux-ci ne considéraient pas ces activités comme
une priorité. Pour eux, l’évangélisation consistait davantage à faire la catéchèse,
des tournées dans les villages pour le suivi des catéchistes, la formation au
mariage, au baptême etc31. C’est dire qu’au sein de l’ Église, les esprits n’étaient
pas encore totalement convertis au point qu’on admette un lien évangélique
entre évangélisation et développement. Tous ne faisaient pas leurs les recommandations du magistère, qui soulignaient nettement que :
29
30
31
Chaix Régis, Foi et développement, Cinquante ans d’engagement au service de l’Afrique,
p. 4–5.
La hiérarchie des Pères Blancs est organisée comme suit: le Supérieur Général et ses
quatre assistants animent toute la Société. Au niveau inférieur, les Provinciaux animent
la province.
Entretien du 11 août 2013 avec Régis Chaix, à Privas.
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Bien que le rôle de la sainte Église soit d’abord de sanctifier les âmes et
de les faire participer au bien de l’ordre surnaturel, elle est cependant
soucieuse des exigences de la vie quotidienne des hommes, en ce qui
regarde leur subsistance et leurs conditions de vie, mais aussi la prospérité
et la civilisation dans ses multiples aspects et aux différentes époques …32
Mais de telles incompréhensions n’ont pas dissuadé Régis Chaix de s’ engager
pour le monde rural voltaïque, en saisissant les opportunités telles qu’ elles se
présentaient.
Le discret transfert de technologie et les débuts de la culture attelée
La situation agricole de la Haute-Volta à la veille de son indépendance renvoyait
aux réalités d’une économie de subsistance. Pendant la première République
(1960–1966) aucune politique n’avait vraiment été mise en œuvre en vue de
promouvoir le monde rural33. C’est dans ce contexte qu’ intervint l’ action du
Révérend Père Régis Chaix. Le point de départ de ce qu’ on pourrait appeler
la révolution agricole au Moogo a été un constat né de l’ observation attentive
de ce missionnaire, dans ses premiers contacts avec les réalités rurales de ce
pays.
À la première pluie, on sème; dix jours après si les pluies ont été régulières, les champs ressemblent à une prairie. Avec la chaleur et l’ eau, tout
pousse, … le mil mais aussi l’herbe. Le mil est très sensible et doit être
rapidement débarrassé de cette herbe qui «pousse » avec lui et risque de
l’étouffer, surtout s’il s’agit du «sorgho». Toute la famille doit alors se
mettre au travail pour le sarclage. Un retard de quelques jours peut fortement compromettre la récolte34.
De cette observation est né un questionnement: comment réussir le premier
sarclage afin de garantir de meilleures récoltes? Le recours à des moyens
plus performants, notamment mécaniques, s’imposait. La culture attelée, à
l’ image de ce qu’il voyait dans ses lointaines terres natales ardéchoises, semblait être la solution. C’est ainsi que le missionnaire s’ est lancé dans une série
d’ expériences agricoles cumulativement avec son travail de prêtre. La première
32
33
34
Jean xxiii, Mater et Magistra, 1961.
Zagre Pascal, Les politiques économiques du Burkina Faso, Une tradition d’ajustement structurel, Karthala, Paris, 244p. : p. 90.
Chaix Régis, Naissance de la « Houe Manga », inédit, Sd, 93 p.: p. 4.
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254
ouedraogo
est initiée à Saponé, en 1957–1958. Elles se poursuivent ensuite à Manga, à partir de 1958. Dans ces essais, il met à profit le matériel inutilisé des « fermes
pilotes» de la localité: une exploitation modèle dotée d’ un équipement agricole dit moderne, conçue selon des normes occidentales entre 1947 et 1954 par
les services de l’agriculture, qui avaient installé un certain nombre de paysans
dans des fermes modèles. Ils construisaient des bâtiments, équipaient le paysan d’une paire de bœufs, d’une charrette, d’un multiculteur, d’ une herse. Le
gouvernement avait ainsi consenti un gros investissement afin de moderniser
le secteur agricole pour un meilleur développement économique. L’ expérience
des fermes agricoles a pris fin en 1957 en raison des échecs constatés35. Selon
Zoungrana Guy Evariste, cet échec s’explique par l’ insuffisance de suivi des fermiers par les moniteurs d’agriculture, le mauvais traitement des animaux, les
charrues qui étaient plutôt facteurs de destruction des sols36. À ces motifs, l’ on
peut associer les mentalités qui étaient plutôt réfractaires à l’ innovation agricole. Cette tentative de modernisation de l’agriculture par les services agricoles
de l’époque était donc un échec. Il importait d’ imaginer d’ autres solutions, ce
à quoi Régis Chaix s’employa.
Vers une innovation technologique au Moogo : la houe-manga
L’introduction de la houe-manga dans le plateau moaaga s’ est révélée déterminante pour la modernisation de l’agriculture en Haute-Volta. Après Saponé où
il n’était resté qu’un an, Régis Chaix fut nommé curé de la paroisse de Manga en
1958. Il resta à ce poste pendant huit ans et entreprit de comprendre les conditions de vie des populations auprès de qui s’exerçait sa mission. Il a ainsi mis à
profit son long séjour à Manga pour poursuivre des expériences en matière de
culture attelée. Son angle d’approche a été l’innovation technologique consistant à trouver un outil adapté au contexte pédologique et socioéconomique du
plateau central voltaïque.
Au plan pédologique, Régis Chaix avait noté que « Les terres de la région de
Ouaga étant assez pauvres, elles ne supportaient pas de labours profonds. Une
simple préparation du terrain avec un “multiculteur” avant les semis donnait
entière satisfaction.»37 Au plan socioéconomique, il avait constaté qu’ un choix
judicieux de l’animal de trait serait déterminant pour le succès de l’ opération.
Il renonce alors à l’usage de bœufs retenu dans le cadre des fermes pilotes
35
36
37
Zoungrana G.E.A., « La politique de développement agricole au Burkina Faso: Orientation
et manifestations de 1954 à nos jours », p. 1593.
Zoungrana G.E.A., « La politique de développement agricole au Burkina Faso: Orientation
et manifestations de 1954 à nos jours », p. 1594.
Chaix Régis, Naissance de la « Houe Manga», p. 10.
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le curé, la charrue et le monde rural
255
et même à celui du cheval dont la capacité à tirer une charrue n’était pas à
démontrer. À la surprise de tous, il retient l’âne comme animal idéal dans la
culture attelée, sur le plateau moaaga:
Des ânes il y en avait partout. C’était la «bicyclette» de l’ époque. On les
«chargeait» pour des transports; les vieux les montaient pour se déplacer,
aller au marché etc. Le prix était modique, l’ entretien très facile38.
Pour lui, les sols du plateau moaaga requéraient plutôt des labours superficiels,
d’ où un intérêt à recourir à une houe plutôt légère, laquelle pouvait être tirée
par un âne.
Pour trouver ce matériel, il a fait une prospection auprès du syndicat des
constructeurs de matériel agricole en France. Un multiculteur « bourguignon »
proposé par la S.A. Gard – Père et Fils – Constructeur à Potelières par Saint
Ambroix dans le Gard en France semblait répondre aux besoins, encore qu’ il
fallait l’adapter aux réalités locales. Pendant quatre ans, le curé s’ est lancé
dans une série d’ adaptations qui a abouti à une transformation du multiculteur
bourguignon.
Il y avait au départ deux modèles types, dont un modèle à « 7 dents » pour
la traction bovine, qui a été le premier modèle importé. Le poids de celui-ci
(35kg) a rapidement justifié sa mise à l’écart au profit d’ un second modèle à
« 5 dents», plus léger (24kg) et donc plus adapté à la traction asine. Avec cette
dernière version, la culture attelée était dotée d’ un instrument efficace pour
réussir sur le plateau moaaga, au double motif qu’ elle recourait à un animal
réputé moins cher et était plus adaptée aux conditions pédologiques locales.
La houe-manga est un «multiculteur» conçu spécialement pour les cultures
subtropicales. Cette opération a en outre bénéficié d’ un coup de pouce de la
satec.
En effet, en 1961, lorsque le gouvernement voltaïque avait fait appel à cette
Société (la satec) pour définir une politique de développement intégré de
chaque région du pays, celle-ci intervint dans le cercle de Ouagadougou, région
du programme n°1 pour l’accroissement des productions vivrières et le développement des cultures cotonnières et arachidières39. Elle a alors défini un
schéma de développement en trois points qui se présente comme suit :
38
39
Chaix Régis, Naissance de la « Houe Manga », p. 8.
Zoungrana G.E.A., « La politique de développement agricole au Burkina Faso: Orientation
et manifestations de 1954 à nos jours », p. 1601.
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ouedraogo
1. amélioration de la productivité du travail du paysan par l’ introduction
de la houe à traction asine et de la culture en ligne.
2. amélioration de la productivité des cultures par la diffusion de la désinfection des semences et la fertilisation minérale.
3. amélioration du revenu monétaire du paysan par la diffusion des cultures de rente (coton arachide)40.
Conformément à son plan de développement rural, la satec a décidé de mettre
en place pour trois ans (1961–1964) un programme d’ intensification des productions agricoles par l’amélioration des techniques culturales traditionnelles :
l’utilisation de la houe-manga répondait à cet objectif41. Les premiers résultats
furent jugés satisfaisants et l’on décida l’extension du programme sur trois ans
pour une deuxième phase de 1965 à 1967 dans la région de Koudougou. Afin
d’assurer une meilleure vulgarisation de cette innovation, l’« introduction de
la houe à traction asine et de la culture en ligne » était retenue comme thème
technique de la première année de formation pendant la seconde phase du
programme d’activités de la satec42.
Cette implication de la satec devait assurer une plus large visibilité et une
plus grande promotion de la houe du Père Blanc. Selon Zoungrana Guy Evariste,
la vulgarisation de la houe-manga est à mettre à l’ actif des sociétés françaises
de développement rural:
La vulgarisation de la houe-manga, un outil de culture à traction asine
adapté au plateau mossi, mis au point par le Révérend Père Régis Chaix
dans le cercle de Ouagadougou, remonte à cette période (l’ intervention
des sociétés françaises)43.
Une excellente collaboration entre le curé de Manga, la S.A. Gard et la satec
permit, d’une part, le ravitaillement en houes pour répondre au besoin de la
40
41
42
43
Archives nationales du Burkina Faso, 9 v, Bib 1194: la satec et l’opération de développement rural dans les ord de Ouagadougou et de Koudougou, Mission satec en hv sept.
1966, p. 4.
Archives nationales du Burkina Faso, 9 v, Bib 1194: la satec et l’opération de développement rural dans les ord de Ouagadougou et de Koudougou, Mission satec en hv sept.
1966, p. 5.
Archives nationales du Burkina Faso, 9v428, programme de développement rural en pays
mossi 2ème phase (1965–1967), note de Synthèse, novembre 1964.
Zoungrana G.E.A., « La politique de développement agricole au Burkina Faso: Orientation
et manifestations de 1954 à nos jours », p. 1603.
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le curé, la charrue et le monde rural
ill. 1
257
Houe 5 dents
satec et, d’autre part, l’allègement du multiculteur français tout en conservant les mêmes possibilités (voir illustration 1). Ce nouveau multiculteur ainsi
obtenu a été baptisé houe-manga, Manga étant la localité voltaïque qui a vu la
mise en œuvre des différentes opérations ayant abouti à la version d’ une charrue adaptée aux réalités locales.
Cette initiative de Régis Chaix, qui constituait un petit pas en matière
d’ innovation technologique, a produit une révolution silencieuse au sein du
monde rural moaaga au cours des années 1960. En introduisant la houe-manga
dans le Moogo, Régis Chaix suivait la recommandation du Concile Vatican ii,
selon laquelle «au regard des difficultés particulières de la production et de
la commercialisation dans le secteur agricole, il faut aider les agriculteurs à
accroître cette production et à la vendre, à réaliser les transformations et les
innovations nécessaires, à obtenir enfin un revenu équitable ; sinon ils demeureront, comme il arrive trop souvent, des citoyens de seconde zone »44.
Toutefois, trois difficultés majeures militaient contre le succès de l’ initiative
de Régis Chaix et, en premier lieu, un contexte hostile à l’ innovation. De fait, il
s’ agissait là d’une nouvelle aventure qui imposait le renoncement à certaines
44
Concile Vatican ii, Constitution Pastorale sur l’ Église dans le monde de ce temps gaudium et spes n°66, paragraphe 1.
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258
ouedraogo
traditions, ce nouveau modèle cultural bousculant les représentations culturelles des paysans moose45. Il restait donc à les convaincre de l’ avantage de la
houe-manga.
Au départ, il fallait convaincre qu’une méthode de culture différente
de la culture traditionnelle était possible, qu’ atteler un âne n’était pas
simplement une idée curieuse «d’un étranger» – mais pouvait changer la
façon de travailler des paysans – Combien de paysans ne voulaient même
pas essayer de cultiver avec une houe-manga alors même qu’ on la leur
donnait presque46!
La seconde difficulté est l’indifférence du gouvernement vis-à-vis de ce nouvel
outil agricole. En effet, alors que la houe-manga avait manifestement donné les
preuves de son efficacité, elle ne semblait guère retenir l’ attention ni susciter
l’intérêt du gouvernement, malgré la bonne expérience vécue entre le Père
Régis et la satec. Cette indifférence des autorités nationales semblait plomber
le devenir de la houe-manga, comme le souligne Régis Chaix avec une pointe de
dépit: «La houe-manga a été le «parent pauvre» et n’a aucun appui officiel… ;
aussi, elle n’est toujours pas construite industriellement en Haute-Volta … »47
Le manque d’intérêt du gouvernement, trouve sa source non dans la qualité
ou l’efficacité de la charrue mais dans le jeu d’ intérêts des décideurs officiels.
Pour Régis Chaix, l’adhésion immédiate de la satec à la culture attelée avec
la houe-manga avait ruiné l’espoir de ceux-là, désireux de voir diffuser l’ usage
des tracteurs48.
Enfin, la troisième difficulté était que la houe-manga demeurait un produit
étranger. Tout au long de la période de coopération avec la satec, la Maison
Gard avait exporté 25,000 houe-manga en direction de la Haute-Volta. A l’ issue
de l’intervention de la satec, le coût d’acquisition de la houe-manga devait
subir une hausse. Dans la perspective d’une large diffusion, s’ imposait l’ idée
de la fabriquer sur place49. Il a fallu s’atteler à trouver une solution. Régis Chaix
a alors eu recours aux artisans locaux. Ceux-ci ont fait preuve d’ ingéniosité
et permis de se passer des services du partenaire français. La houe-manga a
45
46
47
48
49
Bouron Jean-Marie, Evangélisation parallèle et configurations croisées. Histoire comparative de la christianisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana (1945–1960), thèse de doctorat,
université de Nantes-Université de Ouagadougou, p. 603.
Entretien du 11 août 2013 avec Régis Chaix, à Privas.
Chaix Régis, Naissance de la « Houe Manga», p. 40.
Chaix Régis, entretien du 11/8/2013.
Chaix Régis, entretien du 9/8/2013.
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le curé, la charrue et le monde rural
259
été, dès lors, entièrement fabriquée en Haute-Volta par des artisans locaux,
favorisant sa diffusion.
Il est intéressant de constater que grâce aux efforts des paysans, des
artisans formés par les centres de formation et de perfectionnement,
des artisans ruraux fabriquent la houe-manga dans beaucoup de régions
de la Haute Volta. Les forgerons récupèrent toutes les vieilles ferrailles.
Les plus chanceux trouvent le fer nécessaire à la fabrication des houes
dans le commerce. La seule pièce délicate est le ressort du porte outils
qui doit être en acier. Les forgerons ne savent pas encore le « tremper»
convenablement. Cependant, les ressorts d’ automobile peuvent servir.
Les paysans collaborent ainsi à l’opération, inventent eux-mêmes des
modèles d’outils adaptables, qui répondent mieux à leurs besoins, leur
terre, leur façon culturale … Ils traitent directement avec leurs forgerons
villageois, ce qui leur donne une indépendance très favorable à la création
et à l’extension de la houe-manga50.
Après avoir réussi ce transfert technologique, Régis Chaix a trouvé un cadre
idéal pour une large diffusion de la culture attelée sur le plateau moaaga: le
Centre de formation de Watnoma.
Vers une large diffusion de la culture attelée
La période de 1968 à 1982 constitue le sommet et la consécration de l’ activité
rurale de Régis Chaix en Haute-Volta. Pendant quinze ans, il partage son temps
entre la pastorale explicite en paroisse et l’animation d’ un centre de formation
professionnelle agricole qui retient toute son attention.
Dans sa biographie tapuscrite, Régis Chaix note qu’ en 1967, l’ archevêque de
Ouagadougou lui a demandé d’être entièrement détaché pour l’ aumônerie de
la Jeunesse agricole catholique (jac) de l’archidiocèse, ce qu’ il a accepté volontiers après les huit années passées comme curé à Manga51. Il le fut pendant
quinze ans, c’est-à-dire jusqu’en 1982, année de sa nomination dans le diocèse
de Bobo-Dioulasso. La feuille de route établie par l’ évêque était d’ uniformiser
les structures et le travail de la jac dans le diocèse. Il porta au cœur de ses préoccupations la formation des militants de la jac.
50
51
Chaix Régis, Naissance de la « Houe Manga », p. 18.
Chaix Régis, foi et développement, p. 131.
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ouedraogo
Un centre de formation des responsables de mouvement d’ action
catholique
Dans le cadre de ses responsabilités d’aumônier diocésain de la Jeunesse agricole catholique, il a créé un centre de formation pour les jeunes ménages,
ouvert en 1968, près du village de Nakamtenga, à 30 km au Sud-Est de Ouagadougou, à la demande des responsables du mouvement Action Catholique
Rural Adulte (acra)52.
Le point culminant des moyens de formation pour les jacistes a été la création du centre de Watinoma. Il y avait une demande d’ approfondissement
de la foi, un désir d’expérience de vécu en chrétien et en communauté.
Partant du principe que, pour être de bons chrétiens, il faut d’ abord être
«un homme debout» qui a un métier, qui sait réfléchir et s’ organiser,
l’équipe diocésaine a mis au point le projet d’ ouverture d’ un centre de
formation. Pour les militants, il a été considéré et vécu un peu comme
un «noviciat»: une année au calme, entre eux, priant et travaillant ensemble, pour pouvoir être plus à la hauteur et plus utiles dans leur vie de
chrétien, dans les groupements, les paroisses, et les villages53.
Dans un contexte de forte migration saisonnière marqué par l’ exode massif de
la jeunesse moaaga vers les pays côtiers (Ghana, Côte d’ Ivoire)54, la création de
ce centre de formation apparaissait comme une alternative pour dissuader les
candidats au départ. L’initiation aux nouvelles techniques agricoles qui était
faite dans le centre devait permettre de fixer les jeunes couples dans leur village
à leur retour.
L’agriculture en révélant toutes ses potentialités, doit permettre de retenir
au village le lot des habitants tentés par l’ aventure de la mobilité. Sur le
plateau moaaga où la pression démographique rend avare une terre déjà
maigrement productive, le défi ressemble à une gageure55.
52
53
54
55
Ce mouvement regroupe les anciens membres de la jac qui après leur mariage désirent
continuer de militer dans un mouvement d’ action catholique. Pour leur donner cette
opportunité, il leur a été proposé le mouvement acra qui est membre de la fédération
internationale de mouvement d’ adultes ruraux chrétiens (fimarc).
Chaix Régis, Foi et développement, p. 142.
Bouron J-M., Evangélisation parallèle et configurations croisées. Histoire comparative de la
christianisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana (1945–1960), p. 595.
Bouron J-M., Evangélisation parallèle et configurations croisées. Histoire comparative de la
christianisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana (1945–1960), p. 599.
Social Sciences and Missions 29 (2016) 242–272
le curé, la charrue et le monde rural
261
Si le mouvement acra a été à l’origine de ce projet de centre, Régis Chaix
a été le principal artisan de sa mise en œuvre, en inscrivant toujours cette
action dans la perspective tracée par les orientations du magistère de l’ Église,
qui soulignait l’importance pour les chrétiens de prendre une part active dans
l’ éducation à l’action chrétienne en matière économique et sociale.
Durant le stage de formation d’un an, le centre accueillait douze jeunes
ménages56, ayant au maximum trois enfants, pour une formation humaine
et spirituelle. Le but du centre Watinoma était de former la personnalité et
la qualité d’animateur des responsables de l’ acra57. La formation visait à
apprendre aux stagiaires à réfléchir sur leur vie de chrétiens et d’ agriculteurs,
sur leur façon de travailler. Le recrutement des stagiaires était très sélectif
comme le note Jean-Baptiste Konsigui qui fut responsable de l’ acra, chargé
du recrutement des pensionnaires du centre Watinoma, du suivi et de la vie du
centre jusqu’en 197858. La formation dans le centre visait les membres actifs
du mouvement acra, engagés dans la foi catholique, en vue de leur fournir
des outils nécessaires afin qu’ils agissent efficacement auprès des cellules du
mouvement auxquels ils appartenaient.
Afin d’atteindre ces objectifs, il importait de mettre en place un dispositif
de formation conséquent. Selon le témoignage de Régis Chaix, le centre fonctionnait sans l’aide de cadres externes. Les responsables du mouvement acra
assuraient la bonne marche du centre. Sur place, la responsabilité de la formation est assurée par un stagiaire de la promotion précédente. Celui-ci est épaulé
par un ancien stagiaire permanent qui a reçu une formation plus poussée, en
vue d’assurer la continuité de la transmission des acquis. En clair, l’ approche
suivie a été celle de l’autopromotion59. Outre le travail en commun pour promouvoir une volonté de progresser ensemble, l’ardeur au travail, le désir d’ un
travail bien fait et la formation d’une conscience professionnelle en étaient des
objectifs connexes. Pour vivre cela de façon consciente et en faire un moyen de
formation, une réunion hebdomadaire « de révision de vie » était instituée pour
tous les pensionnaires.
Cette réunion a lieu toutes les semaines, à la veillée lorsque les enfants
sont couchés, elle est préparée et animée par deux ou trois hommes ou
56
57
58
59
En réalité, onze nouveaux ménages arrivaient chaque année, un douzième ménage appartenant à la promotion précédente étant chargé d’ assurer la transition entre les deux promotions et la formation des nouveaux stagiaires.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 66.
Entretien du 9 janvier 2014 avec Konsigui Ambroise, à Zigniaré.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 79.
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262
ouedraogo
femmes à tour de rôle. Nous échangeons librement sur des sujets proposés par eux comme: – l’argent – l’économie – le mariage – l’ éducation
des enfants, – les coutumes, etc … et sur ce que nous vivons tous les
jours ensemble ici au centre pour le comparer à notre idéal de chrétiens militants. Nous cherchons ce que nous pouvons faire pour améliorer encore notre vie et ainsi profiter de la formation qui nous est
offerte60.
Comme cela apparait clairement, au centre Watinoma, les stagiaires étaient
les agents de leur propre formation. De fait, pendant leur séjour au centre,
les responsables insistaient beaucoup sur les échanges entre stagiaires et la
recherche de solutions pour progresser ensemble. Avec l’ aide de l’ aumônier,
ils réfléchissaient sur divers thèmes, en particulier la place de la foi dans leur
vie61. Les stagiaires d’une même promotion formaient une grande famille, prenant leur repas en général en groupe, selon le sexe, en tout cas chaque fois
que le temps leur en donnait l’occasion. La discipline était très rigoureuse.
Par exemple, les stagiaires avaient droit de se rendre au marché du village
une seule fois par semaine, le dimanche qui était jour libre, mais il fallait le
faire en groupe. Malgré cette discipline rigoureuse, Jean-Baptiste Konsigui note
qu’aucun cas d’indiscipline notoire n’a jamais été enregistré. Quelques manquements légers ont été constatés62. Très certainement, la très grande sélection
opérée au moment du recrutement permettait d’ obtenir des stagiaires très
motivés.
La place de l’aumônier y était capitale. Il se faisait l’ obligation de prendre
part à cette réunion hebdomadaire et aidait à approfondir la réflexion, à faire le
lien avec l’Évangile. Les activités spirituelles figuraient en effet en bonne place
dans l’organisation quotidienne de la vie du centre. Les prières quotidiennes
faites en commun, l’Eucharistie hebdomadaire célébrée dans le centre, en
plus du dimanche, complétaient la réunion de révision de vie63. Les stagiaires
trouvaient ainsi un cadre pour approfondir leur foi, leur idéal d’ animateurs de
mouvement d’action catholique.
Toutefois, la ligne directrice qui sous-tendait l’ action de Régis Chaix dans le
centre Watinoma s’inspirait du principe d’action suivant: « Pour être de bons
chrétiens, ils (les stagiaires) doivent d’abord être des hommes et des hommes
60
61
62
63
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 81.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 53.
Entretien du 9 janvier 2014 avec Konsigui A., à Zigniaré.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 82.
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le curé, la charrue et le monde rural
263
debout! Le centre leur fournira donc un moyen de se perfectionner dans leur
métier d’agriculteurs …»64 À travers ce centre de formation, se profilait le
projet missionnaire d’édification d’une paysannerie au sein de laquelle les
baptisés seraient les fers de lance de toute la société moaaga65.
Le centre Watinoma, un incubateur pour les nouvelles techniques
agricoles
Un des objectifs du centre Watinoma était de former de bons agriculteurs maîtrisant les nouvelles techniques agricoles et aptes à servir de vecteurs de diffusion des nouvelles méthodes agricoles. Il importait de former les stagiaires correctement et de les initier à fond aux nouvelles méthodes agricoles. L’initiation
à la culture attelée et le maraîchage étaient les deux principaux pôles de cette
formation agricole.
L’initiation à la culture attelée
L’ initiation à la culture attelée se faisait en deux phases : la phase théorique et
la phase expérimentale. Dans la première, tout commençait par la découverte
des outils agricoles. En arrivant au centre, chaque stagiaire recevait des outils,
auxquels il n’était pas toujours habitué, notamment l’ incontournable houemanga, la charrette, le métier à tisser destiné aux femmes. Il importait qu’ il
apprenne à se familiariser avec ces outils.
(…) nous étudions tous ces outils minutieusement, longuement, en détail
en expliquant la raison d’être et l’entretien de chacun. Nous faisons
de nombreux montages et démontages pour que cela devienne presque
automatique. Il y a une façon de faire pour dévisser un boulon sans
l’abîmer, il faut l’apprendre66.
Venaient ensuite l’apprentissage des gestes adéquats et l’ acquisition de certains mécanismes. Cela consistait en la préparation du sol avant le semis, le
rayonnage, le semis à certaines densités, le sarclage, le buttage.
Tout le matériel doit être essayé par des exercices « concrets» et pas
seulement théoriquement. Et pour certains travaux comme le labour et le
64
65
66
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 66.
Bouron J-M., Evangélisation parallèle et configurations croisées. Histoire comparative de la
christianisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana (1945–1960), p. 604.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 90.
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rayonnage, ce n’est pas en une fois que l’on peut les réaliser comme il faut.
Et si l’on n’est pas bien exercé le jour de la pluie de début de l’ hivernage
ça ne va pas … et on peut tout laisser tomber67 !
En outre, la gestion de l’animal de trait, en l’occurrence l’ âne, supposait tout
un apprentissage: il fallait apprendre à le nourrir et à le dresser pour les travaux
champêtres.
Cette phase d’apprentissage était d’autant plus importante que les stagiaires
n’avaient qu’une seule saison hivernale pour acquérir, aux côtés de leurs encadreurs, une bonne maîtrise de la culture attelée. Pour éviter, pendant la période
de démarrage de la saison pluvieuse, de proposer trop d’ innovations à la fois
à des stagiaires peu préparés au changement, huit heures étaient consacrées à
l’apprentissage, en pleine saison sèche68.
Ensuite venait la phase d’expérimentation grandeur nature. Pour cela, le
centre avait obtenu un terrain de 30 hectares de terres sèches69. Sur ce terrain,
les principaux produits du terroir étaient cultivés: petit mil, sorgho, maïs,
haricot etc. On y fit également l’expérience de la culture du coton.
L’initiation à la culture attelée était faite par l’ ancien stagiaire retenu pour
une seconde année et par le moniteur qui avait reçu une formation plus poussée. Mais l’aumônier était régulièrement présent et n’hésitait pas à descendre
dans les champs avec les stagiaires afin d’apporter un complément d’ instruction à ceux qui en avaient besoin. Il demeurait cependant très discret, laissant
les premiers rôles aux formateurs locaux. Ses nombreuses charges pastorales
qu’il partageait avec ses confrères ne lui laissaient d’ ailleurs pas le loisir de
jouer les premiers rôles. Néanmoins, les témoignages s’ accordent à dire que les
stagiaires avaient régulièrement de bonnes récoltes à la fin de chaque saison.
La formation donnée dans le centre permettait donc une meilleure maîtrise
des activités agricoles.
L’initiation à la culture irriguée et au maraîchage
Le choix du site du centre Watinoma n’avait pas été laissé au hasard. Le centre
avait été implanté près d’une retenue d’eau, ce qui devait permettre de ravitailler les stagiaires pour leurs besoins personnels mais aussi pour une éventuelle exploitation maraîchère. De fait, les responsables du centre mirent à
profit ce contexte favorable pour initier les stagiaires à la culture irriguée : « Le
67
68
69
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 90.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 88.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 52.
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le curé, la charrue et le monde rural
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Centre a obtenu un terrain sur un périmètre irrigué qui n’était pas encore mis
en valeur, il dispose de 5 hectares pour le riz irrigué »70.
Ils étaient également initiés au maraîchage, notamment à la culture des
légumes et de bien d’autres produits:
Dès que le mois de septembre commence, en parallèle avec la fin des travaux d’hivernage, la culture de légumes, soit haricots verts, « flageolets»,
pomme de terre, choux, poivrons, montrant ainsi qu’ en produisant assez
tôt (mi-décembre début janvier), on est toujours assuré d’ avoir de l’ eau
dans les barrages71.
Pour l’initiation des stagiaires à la culture irriguée, les responsables du centre
avaient recours à des agents d’encadrement, des formateurs professionnels.
Pour la culture du riz, ils avaient sollicité les services d’ un agent d’ agriculture
d’ expérience:
Un agent d’agriculture, ayant travaillé dix ans à la culture du riz à « l’ office
du Niger» au Mali, a joué dès le début un rôle de conseiller pour lancer le
premier groupe de stagiaires montrant comment aménager la plaine, préparer le terrain, faire les semis, le repiquage et l’ entretien de la rizière. Sa
compétence et sa disponibilité ont permis assez vite d’ avoir des paysans
bien formés pour la culture irriguée72.
Les résultats d’une telle intervention étaient satisfaisants. Les stagiaires se sont
rapidement appropriés les techniques de la culture irriguée. Quant au jardinage, le centre a collaboré également avec les services de l’ Union Voltaïque des
Coopératives Agricoles et Maraichères (uvocam)73. Cela a permis de meilleurs
rendements. La culture du haricot vert dans ce centre connut un succès particulièrement retentissant, avec l’exportation de ce produit vers la France au
cours des années 1970.
Que ce soit pour la culture attelée ou pour le maraîchage, il a fallu procéder à
une formation théorique avant d’en arriver à la phase pratique. Dans cette formation théorique, la question de la programmation des activités dans le temps
était un aspect fondamental: de la maîtrise du cycle saisonnier à la conception des activités quotidiennes à mener, le stagiaire devait savoir prendre des
70
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Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 52.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 55.
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 57.
Devenue ucobam : Union des coopératives Agricoles et Maraichères du Burkina.
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dispositions pour une gestion optimale du temps ainsi qu’ une exploitation
rationnelle de la saison des pluies.
Ainsi grâce à l’auto-prise en charge prônée par les responsables du centre
et la collaboration des agents externes, les stagiaires étaient munis de connaissances théoriques et pratiques qu’ils pouvaient réinvestir dès leur retour dans
leur village d’origine. En outre, à l’issue de la formation, chaque stagiaire
retournait chez lui muni du matériel agricole reçu au début du stage: charrette
à traction asine, houe-manga complète avec charrue et socs butteurs, un métier
à tisser pour la femme. Un délai de dix ans leur était accordé pour rembourser
le prix de ce matériel agricole très utilitaire. Ils étaient ainsi outillés pour reproduire dans leur village ce qu’ils avaient appris pendant l’ année de formation à
Koubri.
L’impact du centre de formation de Watinoma
Pendant quinze ans, environ 330 stagiaires, hommes et femmes, bénéficièrent
de cette formation spirituelle, humaine et professionnelle. D’ anciens stagiaires
n’ont pas pu réinvestir pleinement le capital de connaissances engrangé pendant leur séjour à Koubri, néanmoins, nombreux sont les anciens stagiaires qui
ont su valoriser la formation dispensée dans ce centre. Selon le témoignage de
Régis Chaix qui a gardé de solides liens avec ses anciens pensionnaires, ceuxci ont pris leur place au sein de la communauté chrétienne comme chrétiens
engagés dans leur foi.
Dans le domaine socioéconomique, les anciens stagiaires du centre de formation ont été les vecteurs de diffusion des nouvelles techniques agricoles dans
les villages les plus reculés du plateau moaaga, comme le souligne Régis Chaix
lui-même:
Le domaine où beaucoup de stagiaires collaborent avec les populations
est la diffusion de matériel agricole. Les amis et voisins des stagiaires
deviennent des adeptes de la culture attelée grâce à l’ exemple et aux
conseils de nos animateurs qui les aident à obtenir du bon matériel. Ils
se le procurent chez un ancien stagiaire, forgeron qui est spécialisé dans
la fabrication de la houe-manga. Ainsi naît tout un réseau de distribution
de matériel assez important74.
Ainsi, petit à petit, la charrue a pénétré même les zones les plus reculées du
Moogo et a métamorphosé la vie du village du plateau moaaga. Les pratiques
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Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 78–79.
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agricoles se sont transformées lentement mais sûrement au cours des années
1970. Il aura fallu plus d’une décennie pour que ces changements adviennent.
Les populations se sont appropriées progressivement ces nouvelles techniques.
De toute évidence, la houe-manga a connu un franc succès et semble ainsi avoir
trouvé sa revanche sur le silence des autorités nationales à travers son adoption
par les populations locales.
(…) elle a, de ce fait, trouvé un autre moyen d’ existence qui semble même
beaucoup plus sûr: les paysans qui l’utilisent l’ apprécient, la trouvent
adaptée, légère et en même temps solide … Ils veulent continuer à l’ utiliser; ceux qui n’en ont pas encore s’en procurent et ils en trouvent, car
depuis quelques années de nombreux artisans locaux la fabriquent entièrement un peu partout dans le pays, après avoir reçu une formation dans
des centres de perfectionnement sans aide extérieure. Ils traitent directement du fabricant à l’utilisateur sans intermédiaire, ce qui nous fait
penser que ce processus est irréversible. Les sociétés d’ aide au développement peuvent passer … fermant ainsi leurs ateliers soutenus de
l’extérieur, les forgerons locaux seront toujours là ; ils prendront même
de l’importance. Déjà, ils fabriquent plusieurs centaines de houes par
an75!
Le curé et les responsables de la jac ont été les personnages clés, les vecteurs
déterminants de cette révolution agricole locale. Mais l’ innovation technique
n’ a de sens que si elle est au service de l’homme et contribue à l’ émergence
de figures locales, comme celle de Jean-Baptiste Konsigui, ancien stagiaire de
Koubri.
Militant du mouvement de la jac depuis 1966, il bénéficie du stage organisé pour les responsables acra au centre Watinoma à Koubri en 1971–1972.
En 1972–1973, il est retenu dans le même centre comme moniteur. A l’ issue de
ce séjour de deux années dans le centre de Watinoma, il a rejoint son village
natal, Zigniaré, dans la partie nord-est de Ouagadougou. Ce retour au village
s’ effectue dans un contexte national difficile marqué par la sècheresse et la
famine que la Haute-Volta a connues au cours des années 1973–197476. La question de l’accès à l’eau se pose avec acuité. Avec la charrette et une citerne qu’ il
avait ramenées de son stage, il pouvait parcourir les 20 kilomètres qui sépa-
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Chaix R., Naissance de la « Houe Manga », p. 40.
Zagre P., Les politiques économiques du Burkina Faso, Une tradition d’ajustement structurel,
p. 90.
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raient son village de la grande retenue de la région pour l’ approvisionnement
en eau de son village77.
Très entreprenant, il a engagé des démarches et a obtenu du Secours catholique français la réalisation d’une retenue d’eau dans son village près de Zigniaré. L’ouvrage a été achevé en 197878. Une digue de près de trois kilomètres
sur une rivière a transformé le lit du fleuve en une importante cuvette qui
retient l’eau pour abreuver les animaux et surtout pour les cultures de contresaison. Ainsi en aval, dans la vaste plaine sillonnée par des caniveaux conduisant l’eau du barrage sur une grande superficie, la culture irriguée s’ est développée, notamment pour la riziculture et le maraîchage. De fait, l’ ancien pensionnaire de Watnoma s’est trouvé un domaine pour valoriser la formation
reçue pendant le stage à Koubri. Cette retenue d’ eau a été une aubaine pour
les populations locales qui, sous sa conduite, se sont investies dans la culture
irriguée. Comme il en témoigne lui-même, «A ce jour, tout le village de Zigniaré
exploite le barrage. Il y a plus de 1000 exploitants de la retenue d’ eau. Ceux-ci
sont organisés en cinq groupements de maraîcherculteurs et en un groupement
de riziculteurs.»
Toujours débordant d’initiatives, il a ouvert une école de fortune, ayant en
tout et pour tout une seule classe dirigée par un instituteur. Il a de nouveau
bénéficié d’un appui financier du Secours catholique français :
Lors de son passage en Haute-Volta, et spécialement à Zigniaré pour une
inspection du barrage, Mlle Rivet découvrit l’ embryon d’ école. Saisie de
pitié, elle engagea ses partenaires à accepter le projet de construction
d’une école primaire de trois classes dans le village. Par la suite, un
autre projet de construction de trois autres classes permit à l’ école de se
normaliser. J’ai obtenu également par la suite un soutien de l’ ambassade
d’Allemagne, pour la réalisation de deux logements des maîtres79.
En mettant en œuvre ces deux initiatives, Jean-Baptiste Konsigui s’ est réapproprié le concept «traditionnel» de richesse chez les Moose selon laquelle le lien
social l’emporte sur le bien matériel:
Selon leur vision sociale, la richesse n’avait de valeur que quand elle était
utilisée de manière à socialiser davantage celui qui la possédait. Pour
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Entretien du 9 janvier 2014 avec Konsigui Ambroise, à Zigniaré.
Entretien du 9 janvier 2014 avec Konsigui Ambroise, à Zigniaré.
Entretien du 9 janvier 2014 avec Konsigui Ambroise, à Zigniaré.
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ce faire, il fallait accepter le partage. Le riche reconnu et respecté était
celui qui partageait, qui faisait preuve de générosité. Il n’y avait pas de
respect pour le riche avare. C’était un pauvre riche. La richesse devait
être mise au service de l’homme, de l’ humanisme. Elle devait permettre
à l’homme de s’élever davantage en humanité par rapport à ceux qui
n’en avaient pas. Selon cette philosophie, la meilleure richesse était moralement contraignante. Etre riche supposait un savoir-vivre. L’exigence
morale de cette richesse est une ligne de démarcation avec la richesse
actuelle qui découle de la mentalité occidentale capitaliste. Cette dernière désocialise l’homme en privilégiant l’individu80.
Il élargit son assise sociale et fait vivre économiquement plusieurs centaines de
familles. Pour Jean-Marie Bouron, «l’autonomisation de la cellule domestique,
le contrôle des ressources hydriques et l’introduction des cultures de saison
sèche sont donc à considérer, plus que d’un simple point de vue économique,
comme un véritable changement idéel»81.
Avec la retenue d’eau et l’école primaire qui scolarise des centaines d’ élèves
par an, Jean-Baptiste Konsigui se ré-enracine dans sa culture, laquelle à bien
des égards détermine la notion du développement. Cette notion, comme on
le sait, ne renvoie pas uniquement à la modernisation de l’ équipement et
des infrastructures, encore moins seulement à la croissance économique, mais
implique aussi le progrès social. A la question de savoir quelle était sa source
d’ inspiration, il répond: «Le centre Watinoma a ouvert mes yeux, il m’a donné
la lumière et m’a éclairé. C’est grâce à la formation reçue dans ce centre que
j’ ai compris l’intérêt d’une retenue d’eau et celui d’ une école. »82
L’expérience de Jean-Baptiste Konsigui n’est pas un cas isolé. Dans d’ autres
villages, d’anciens stagiaires de Koubri ont engagé des actions aussi importantes, impliquant dans certains cas des centaines de personnes, en particulier
pour la mise en place de rizières et de jardins maraîchers. D’ autres actions sont
plus modestes: d’anciens stagiaires ont souvent été au centre de la diffusion de
la culture attelée. Ils ont ainsi décuplé l’action novatrice de Régis Chaix, en diffusant dans les zones les plus reculées les nouvelles techniques agricoles.
Si le centre Watinoma a donc été un lieu idéal en matière de formation
professionnelle et de diffusion de nouvelles cultures et celle des approches
80
81
82
Ouedraogo Honoré, Richesse et société chez les Moose de Wogdgo, de la fin du xvième siècle
à 1908, mémoire de maîtrise, université de Ouagadougou, 2001–2002, 159 p.: p. 127.
Bouron J-M., Evangélisation parallèle et configurations croisées. Histoire comparative de la
christianisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana (1945–1960), p. 603.
Entretien du 9 janvier 2014 avec Konsigui Ambroise, à Zigniaré.
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culturales nouvelles, pour ses initiateurs l’essentiel n’était pourtant pas la
partie agricole: «Nous la considérons (la formation professionnelle) un peu
comme un ‘support’ ne voulant pas la mettre en premier comme on peut le
faire dans d’autres centres de formation ‘agricole’ »83.
La conception que l’on se fait du développement peut tout changer dans
les résultats obtenus. L’action de Régis Chaix apparait en soi comme une
interpellation pour les projets de pur développement économique initiés alors
en Haute-Volta. Alors que ceux-ci sont généralement prévus pour une durée
assez courte, trois ans pour le programme satec de 1961, et sont souvent de
véritables gouffres financiers, le Père Chaix a inscrit son action dans la durée.
Cette temporalité plus longue lui a permis de procéder par essais et corrections
et ainsi d’améliorer progressivement, par des gains à la marge, son dispositif de
culture attelée. En outre, cette temporalité a permis de vulgariser à peu de frais
son innovation technologique. A l’évidence, contrairement aux programmes
ordinaires de pur développement économique, il ne s’ agissait pas pour lui de
plaquer une méthode ou une technique préconçue en employant d’ importants
moyens financiers en vue d’obtenir coûte que coûte des résultats. Refusant les
pratiques courantes de ceux-ci, il a prouvé que le succès était possible si l’ on
inscrit le projet de développement dans le temps et si l’ on met les bénéficiaires
au centre dudit projet. En cela, il s’est inspiré des principes de la doctrine
sociale de l’Église catholique, en suivant les directives du magistère et de sa
hiérarchie.
Conclusion
Dans différents domaines de l’agriculture en Haute-Volta, les missionnaires ont
été des précurseurs. Dans le maraîchage comme dans l’ arboriculture, ceuxci se sont illustrés dès les premières heures de leur implantation au pays
moaaga. Cependant ces différentes initiatives manquaient d’ ambition pour
s’attaquer aux contre-performances des vieilles méthodes par des innovations
techniques84. Jusqu’à la veille de l’indépendance, en matière d’ agriculture,
l’enjeu des initiatives missionnaires était orienté vers la satisfaction des
besoins de la mission. Comme l’a souligné à juste titre Jean-Marie Bouron, « La
diffusion du maraîchage va s’opérer à partir du jardin de Père. Conçu pour ravi-
83
84
Chaix R., Naissance de la « Houe Manga», p. 88.
Halpougdou M., L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), p. 191.
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tailler la communauté missionnaires en produits frais, il devient un maillon
essentiel du projet de développement pensé par la mission »85.
Plus généralement, la nécessité de générer des ressources pour la mission
avait alors pris le pas sur l’intention de promouvoir l’ émergence d’ une classe
de chrétiens à l’abri du besoin. Le contexte économique difficile de la période
coloniale, marquée par les deux guerres mondiales, semble avoir contribué
à cette orientation autocentrée des activités de développement des missionnaires.
Au lendemain de la guerre (la Première Guerre mondiale), l’ humanitaire
des missionnaires à Ouagadougou s’engagea dans l’ exploitation intensive
d’unités de production agricole et manufacturières. Le développement
constant de la fabrique de tapis et de l’usine de filature et de tissage,
par rapport aux timides investissements dans le secteur de l’ agriculture,
plongea l’humanitaire dans une frénésie mercantile86.
La vulgarisation de la culture attelée initiée par Régis Chaix, se situant au tournant de l’indépendance de la Haute-Volta, s’impose comme une rupture avec
les pratiques de développement missionnaires tant dans ses manifestations
que dans ses enjeux. Dans ce pays nouvellement indépendant et donc en mutation, celui-ci a bien compris que ce sont les paysans qui font tenir la société. Il
s’ est aperçu très tôt que ceux-ci pouvaient être les vecteurs du changement.
En mettant l’accent sur la culture attelée, en incitant les paysans à utiliser
de nouveaux outils, en leur donnant l’opportunité de saisir les implications
qu’ une technique particulière a sur l’ensemble des façons culturales, le Père
Régis Chaix a préparé la voie pour une révolution agricole en Haute-Volta.
L’objectif de cet article était de présenter un aspect de la vie missionnaire
à travers l’expérience de Régis Chaix. Jean xxiii, dans l’ encyclique Mater et
Magistra, souligne que l’insertion de l’Église dans un peuple comporte toujours
d’ heureuses conséquences dans le domaine économique et social, comme le
montrent l’histoire et l’expérience87. L’œuvre de Régis Chaix corrobore cette
assertion. A la lumière de son action, on peut admettre que pour lui comme
pour l’Église, le développement est un projet de société pensé et conçu à la
85
86
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Bouron J-M., Evangélisation parallèle et configurations croisées. Histoire comparative de la
christianisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana (1945–1960), p. 601.
Halpougdou M., L’ enjeu de l’ humanitaire missionnaire dans le vicariat Apostolique de
Ouagadougou (Haute-Volta 1901–1957), p. 188.
Jean xxii, Mater et Magistra, 1961.
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base, avec et par les personnes concernées. Il en résulte une ligne de développement rural par le biais d’actions peu spectaculaires, assimilables par les
ruraux car compréhensibles pour eux, décidées par eux et sans grand recours à
un financement extérieur. Cette ligne de développement suppose beaucoup de
travail et de persévérance pour produire, lentement mais sûrement, l’ évolution
du monde rural et préparer l’avenir.
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