Recherche sur la notion de régulation en droit
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Recherche sur la notion de régulation en droit
INTRODUCTION « Les tribunaux administratifs diffèrent entre eux d’une manière notable (...). Les uns jugent en premier, les autres en dernier ressort, et l’un d’eux est le régulateur suprême des compétences duquel relèvent tous les autres tribunaux administratifs »1. C’est en ces termes que T. Ducrocq s’exprime, dès 1874, à propos de la répartition des compétences au sein de l’ordre juridictionnel administratif. Par ces quelques mots, les juristes sont invités à s’interroger sur l’ancienneté et le contenu de « l’idée de régulation »2 en droit administratif français. Si celle-ci est apparue dès le XIXe siècle3, contrairement à une opinion communément admise situant son avènement au cours du XXe siècle4, la question de la définition juridique de la régulation est toujours d’une grande actualité. Malgré une nette tendance, depuis la fin du e XX siècle, à une multiplication des études spécialisées sur le sujet, et à sa consécration croissante par le droit positif, à même de faire naître une impression générale de « déjà-vu », le besoin d’une définition juridique de la régulation est constamment réaffirmé par la doctrine. Dès lors, si l’idée de régulation appartient depuis longtemps au monde du droit, elle reste encore marquée du sceau de l’incertitude. Ce constat est à l’origine de ce travail de recherche : l’utilisation de plus en plus fréquente du terme de « régulation » sur le terrain juridique s’accompagne rarement d’une définition validant son emploi. Transparaît alors la complexité suscitée par l’étude de la régulation en droit administratif français, une des difficultés majeures provenant du caractère extra-juridique de l’objet d’étude. Certes, cette caractéristique ne constitue pas en soi un obstacle à son analyse en droit. Nombre de notions cardinales du droit administratif ne relèvent pas exclusivement du monde du droit. La mission de la doctrine consiste aussi à « éclairer par des définitions les concepts nouveaux quand bien même elle devrait, pour ce faire, abandonner le langage du droit »5. Toutefois, son étude soulève une difficulté supplémentaire : la régulation est un objet de recherche qui constitue un chapitre essentiel d’autres domaines de la connaissance dans lesquels elle a acquis ses premières définitions. Un préalable s’impose donc avant de s’interroger sur sa définition proprement juridique : il convient de s’attacher à la dimension extra-juridique de l’objet de l’étude (§ 1). Les conclusions issues de cette première démarche constituent une donnée fondamentale, et invitent, ensuite, à préciser l’intérêt d’une recherche portant sur la régulation en droit administratif français (§ 2). Si de nombreux éléments semblent faire obstacle à 1. T. DUCROCQ, Cours de droit administratif, t.. 1, Librairie du Collège de France et de l’ENS, Ernest Thorin Éditeur, 4e éd., 1874, p. 192. 2. Expression employée par A. LICNEROWICZ, J. LIONS, F. PERROUX et G. GADOFFRE (dir.), L’Idée de régulation dans les sciences, Recherches interdisciplinaires, Doin, 1977. 3. Voir infra, p. 42 et s. 4. Généralement les premiers usages du terme « régulateur » sont situés au milieu du XXe siècle, la paternité étant attribuée à R. CASSIN, « Introduction », EDCE 1948, p. 9, et à J. RIVERO, « Le Conseil d’État. Cour régulatrice », D. 1954, chron., p. 157. J.-L. AUTIN, citant G. PICHAT, explique que, dès 1934, le Conseil d’État a été qualifié de « régulateur » par la doctrine, « De quelques usages du concept de régulation en droit public », in M. MIAILLE (dir.), La régulation entre droit et politique, L’Harmattan, « Logiques juridiques », 1995, p. 43-55. 5. Y. GAUDEMET, « Remarques à propos des circulaires administratives », in Mélanges en l’honneur de M. Stassinopoulos, LGDJ, 1974, p. 561, spéc. p. 566. 2 RECHERCHE SUR LA NOTION DE RÉGULATION EN DROIT ADMINISTRATIF FRANÇAIS l’élaboration d’un principe explicatif unique de la régulation juridique, c’est vraisemblablement parce que les difficultés et les enjeux méthodologiques de la recherche sont considérables (§ 3). Il convient de les exposer, pour les dépasser et, enfin, proposer une problématique et un plan (§ 4). § 1. LA DIMENSION EXTRA-JURIDIQUE DE LA RÉGULATION La simplicité attachée à l’usage du terme « régulation » n’est qu’apparente. Comme le souligne le Rapport du Conseil d’État de 2001 sur Les autorités administratives indépendantes, « le concept de régulation ne se laisse pas aisément définir (...) »6. De même, selon l’éminent philosophe G. Canguilhem, « l’invention laborieuse de cette dénomination, nécessairement dépendante d’une conceptualisation progressive, a une histoire difficile à exposer »7. À ce titre, la distinction entre le mot et le concept doit être précisée. Le mot est le signe linguistique tandis que le concept est la définition en termes généraux de la signification du mot. Le concept de régulation a besoin de mots pour prendre forme. Ainsi que l’explique U. Scarpelli, « l’expression linguistique est l’apparence, le son, l’événement sensible, porteur de la signification, c’est-à-dire posé par la coutume ou une convention. Elle se trouve dans un système de relations avec d’autres expressions linguistiques et avec des entités non linguistiques, ce qui constitue précisément la signification ; le concept peut être compris comme la signification portée par une certaine expression linguistique, mais il peut éventuellement en même temps être également porté par d’autres expressions différentes (...) »8. Le terme de « régulation » illustre de façon emblématique ce que les linguistes appellent une « double appartenance »9. Vocable relevant à la fois du lexique général et du vocabulaire juridique, il a été emprunté au vocabulaire courant par la terminologie juridique. En outre, bien avant de constituer un objet d’étude propre de la discipline juridique, le vocable « régulation » a été utilisé dans divers domaines scientifiques. Cette observation implique donc d’opérer une étude à la fois étymologique10 et épistémologique11 de la régulation. Néanmoins, ce serait faire offense à ces disciplines que de prétendre rassembler l’ensemble des aspects non juridiques de la régulation, alors même qu’une étude entière n’y suffirait pas. De même, n’y dédier que des réflexions succinctes serait insignifiant. Il convient donc d’opérer une sélection. Celle-ci est ici guidée par le souci 6. Conseil d’État, Rapport public 2001, Les autorités administratives indépendantes, La Documentation française, p. 279. Les auteurs du rapport soulignent : si le mot est « apparu en français dès 1460 », ce n’est que « depuis la fin du XIXe siècle [qu’il a], dans notre langue, un sens assez proche de celui sous-entendu lorsqu’il est question d’autorité de régulation (...) ». 7. « Le terme s’est introduit en physiologie par voie de métaphores, à une époque où les fonctions qu’il désigne étaient encore bien éloignées d’avoir suscité les études comparatives d’où devait sortir une théorie générale des régulations et de l’homéostasie organiques (...) d’où devait naître un jour la cybernétique », G. CANGUILHEM, « La formation du concept de régulation biologique aux XVIIIe et e XIX siècles », Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Librairie philosophique J. Vrin, 2e éd., revue et corrigée, 2000, p. 81-82. 8. U. SCARPELLI, Qu’est-ce que le positivisme juridique ?, LGDJ, Bruylant, Bruxelles, rééd., 1996, p. 4. 9. Sur la définition et les hypothèses de « double appartenance » dans le vocabulaire juridique, cf. G. CORNU, Linguistique juridique, Montchrestien, Domat droit privé, 3e éd., 2005, spéc. p. 68 et s. 10. L’étymologie est la « science des mots, reconstitution de leur ascendance jusqu’à leur état le plus anciennement accessible », Dictionnaire de la langue française Le Petit Robert. 11. L’épistémologie est entendue comme « l’étude critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses sciences destiné à déterminer leur origine logique (...), leur valeur et leur portée objective », A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Quadrige, 3e éd., 1993, v° « Épistémologie », p. 293 ; ou encore comme « l’étude critique des événements qui émaillent l’histoire du corps des connaissances qu’une collectivité savante alimente, corrige, travaille et dont l’objet est relativement déterminé », C. ATIAS, Épistémologie juridique, Dalloz, Précis droit privé, 1re éd., 2002, p. 3. INTRODUCTION 3 de mettre en lumière les aspects présentant un intérêt pour le sens général de l’étude, mais aussi par le souhait de relever les limites d’une telle démarche. Loin de constituer une panacée, la référence aux origines extra-juridiques de la régulation comporte de nombreux risques, dégagés par les études de philosophie : « derrière cette apparente clarté se dissimulent au moins trois risques pour qui emploie ce terme : recouvrir d’une sorte d’ignorance synthétique ce que de nombreux efforts cherchent à caractériser de manière analytique (paresse) ; manquer l’un des paramètres du contrôle en caricaturant le réel (erreur de modélisation) ; supposer implicitement une conception réductionniste ou holiste de la régulation (interprétation philosophique) »12. Ces mises en garde requièrent, d’une part, une analyse étymologique de la régulation, révélant une polysémie du terme et, d’autre part, une analyse épistémologique, mettant en exergue les insuffisances entourant le statut de la régulation dans les domaines de la connaissance autres que la discipline juridique. A. ÉTYMOLOGIE DE LA RÉGULATION : LA POLYSÉMIE DU TERME Établir la signification courante du terme de « régulation » n’est pas a priori aisé. Certes, il s’agit d’un dérivé savant du bas latin « regulare », « régler », provenant du latin « regula », « règle ». Le sens du mot révèle déjà des rapports étroits avec le droit, au même titre que de nombreuses notions juridiques majeures du droit administratif de même origine étymologique13. Au-delà de ce premier constat, les significations acquises par ce vocable dans la terminologie courante sur la base de cette racine latine, loin de nécessairement clarifier le sens du terme, induisent une forte polysémie. Une telle caractéristique est souvent relevée par la théorie juridique, à tel point que la souligner une fois de plus peut paraître banal14. Toutefois, cette polysémie a une double origine. Elle résulte d’abord de l’usage indifférencié des termes « régulation » et « régulateur », mot lui-même doté de significations diverses. Cette polysémie est, ensuite, accrue en raison de l’acquisition d’une signification propre par le terme « régulation » dans la langue française. La nouvelle signification, n’effaçant pas les anciennes, s’y superpose ; les contours du terme deviennent de moins en moins clairs15. 12. N. AUMONIER, « Régulation », in M. BLAY (dir.), Grand Dictionnaire de la Philosophie, CNRS éd., Larousse, p. 914. Contra voir not. G. CLAMOUR, Intérêt général et concurrence, Dalloz, « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2006, p. 646-647 : l’auteur évoque les « certitudes étymologiques de la régulation ». 13. Il s’agit par exemple des notions juridiques de réglementation ou encore de régularisation ; sur les rapports entre ces notions avec la régulation, voir infra, Partie 1, Titre 1, Chapitre 1. 14. Voir, par exemple, J.-L. AUTIN, « Réflexions sur l’usage de la régulation en droit public », op. cit., p. 43 et s. ; J. CHEVALLIER, « De quelques usages du concept de régulation », in M. MIAILLE (dir.), La régulation entre droit et politique, op. cit., p. 71 et s. ; M.-A. FRISON-ROCHE et « Les différentes définitions de la régulation », in « La régulation : monisme ou pluralisme ?, LPA n° 82 du 10 juillet 1998 ; N. DECOOPMAN, « Peut-on clarifier le désordre ? », in Le désordre des autorités administratives indépendantes. L’exemple du secteur économique et financier, PUF, CEPRISCA, 2002, p. 15 et s., spéc. p. 20 ; A. LAGET-ANNAMAYER, La régulation des service publics en réseaux. Télécommunications et électricité, Bruylant, Bruxelles, 2002, p. 2 ; C. CHAMPAUD, « Régulation et droit économique », RIDE 2002, p. 23, spéc. p. 34 ; M. LOMBARD, « À la recherche de la régulation », op. cit., p. 289 ; du même auteur, « Institutions de régulation économique et démocratie politique », AJDA 2005, p. 530, spéc. p. 531. 15. En ce sens A. DELION indique que l’histoire du mot régulation « révèle la façon dont la conscience collective a fait vivre un mot, lui a imposé des spécialisations, ou des extensions, parfois des dérives, ou encore a maintenu des constantes dans ses diverses acceptions, ce qui a une très forte valeur explicative des sens actuels », « Notion de régulation et droit de l’économie », in Annales de la régulation (ouv. coll.), vol. 1, Bibliothèque de l’Institut André Tunc, t.. 9, LGDJ, 2006, p. 4.