Extrait du livre - Editions Orizons

Transcription

Extrait du livre - Editions Orizons
Éric Colombo
Empêcher
que le monde se défasse
Péril dans la bibliothèque ?
2016
À Céline,
Aube souveraine,
Visionnaire infatigable,
Offrant à la jeunesse et au monde
De quoi nourrir même les étoiles.
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire
le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera
pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste
à empêcher que le monde se défasse. »
Albert Camus, Discours de Suède, pour la réception du
prix Nobel de Littérature et dédié à Louis Germain, son
instituteur, Folio, Gallimard, 1997.
« Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans
cette main affectueuse que vous avez tendue au petit
enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et
votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. »
Albert Camus, lettre adressée à Louis Germain peu
après que l’écrivain a pris connaissance de son attribution du prix Nobel.
« Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de
nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture
tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser
que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort
de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout
préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre
la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et
de déguster ensuite passivement dans un parfait repos
de corps et d’esprit. »
Marcel Proust, Sur la lecture, Éditions Sillage, 2011.
Exorde
L
’homme est assis. Sa concentration ne fait nul doute mais
son corps ne prend pas entièrement possession de la
chaise ; il en refuse le confort qui pourrait nuire à la qualité de sa lecture. Une bibliothèque, présentant des ouvrages
dont certains se tiennent droits et sont ouverts, l’encadre en
partie. Cet homme est Saint-Jérôme, traducteur de la Bible
en latin — la Vulgate — dans son cabinet d’étude, représenté
par Antonello de Messine en cette deuxième moitié du XVe
siècle. Les diagonales de la fenêtre — est-ce une porte ? — par
laquelle est vu le saint se croisent à l’endroit des mains et de
l’ouvrage. Le livre est ainsi au cœur même du tableau.
Mais les traits du visage de Jérôme sont si singuliers qu’il
nous semble observer davantage l’homme que l’Être d’exception, élu de Dieu1. Il est vrai, l’artiste peint bien moins
le saint que l’humaniste en action, optant pour la lecture et
l’étude comme activités indépassables, aux côtés des hommes.
Les rameurs, les cavaliers et la ville, apparaissant derrière la
fenêtre de gauche, sont sur la même horizontale que Jérôme ;
1.Le Jérôme d’Antonello est dans la force de l’âge. Les traits de son visage
échappent à la représentation archétypale de la majorité des peintres : celle
d’un vieillard barbu, plus ou moins chauve, comme ce sera le cas avec Albrecht Dürer, Lorenzo Lotto, Le Caravage ou même Georges de la Tour.
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Empêcher que le monde se défasse
même vous et moi, spectateurs qui le surprenons, presque
en voyeurs, nous trouvons à sa hauteur. Il y a, dans l’œuvre
d’Antonello, toute l’humanité d’un homme terrestre dont la
vie se veut distincte du royaume de Dieu, figuré, Lui, par
l’artiste bien en hauteur, au moyen d’ouvertures sur le ciel,
lieu de rédemption et de vie éternelle.
Ce cabinet d’étude est également ouvert, et non fermé
comme cela était très souvent le cas2. De surcroît, il prend
place dans une salle elle-même ouverte sur la ville et la campagne. Intérieur et extérieur communiquent. Les êtres humains
peuvent sortir des murs et les animaux pénétrer la demeure,
librement. Et c’est au cœur de ces échanges que siège Jérôme
l’érudit, pétri de cultures latine et grecque, ayant étudié avec
application l’hébreu, s’intéressant aux méthodes éducatives
et s’adonnant, des années durant, à la traduction, considérée
par les humanistes comme une tâche fondamentale3. En jouant
autant de la composition des motifs que de l’ambivalence des
multiples symboles, dont les livres de la bibliothèque sont
l’enjeu, le peintre de Messine exerce notre esprit critique, si
cher aux humanistes. Par exemple, le chat — prenant place à
côté de Jérôme — désigne habituellement l’infidélité, l’inconstance, voire la luxure. Cependant, il est aussi l’animal dévorant
les souris, lesquelles grignotent les papiers et les livres. En cela,
le chat est le précieux allié de l’humaniste. Le paon, figurant
au premier plan, représentation tantôt de la vanité, tantôt de
l’immortalité, mérite encore plus notre attention. Sa longue
traîne n’est pas déployée en roue et, donc, il ne pavane pas.
Contrairement à ce qui a souvent été invoqué pour expliquer
la présence de l’oiseau dans le tableau d’Antonello, il ne s’agit
pas du symbole de la vie éternelle mais celui de « l’homme par2.
3.
Songeons à La vision de Saint-Augustin de Carpaccio ou au Saint-Jérôme de
Ghirlandaio.
Il est, d’ailleurs, fort probable que l’œuvre d’Antonello ait été destinée à être
accrochée au mur d’un cabinet d’étude d’un lettré.
Exorde 15
fait, juste et saint qui n’est corrompu par aucun vice, car dans
l’opinion des Anciens la chair du paon est incorruptible »4. Or,
l’homme parfait, juste et saint, est, dans l’Italie du XVe siècle, la
figure de l’humaniste, celui là-même que Pic de la Mirandole
décrit dans son Discours sur la Dignité de l’homme : « souverain de (lui)-même, (il) achève (s)a propre forme librement, à
la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. (Il) pourra dégénérer
en des formes inférieures, comme celles des bêtes, ou régénéré,
atteindre les formes supérieures qui sont divines »5. Enfin, observons l’animal caractérisant habituellement Jérôme : le lion,
dont l’épisode est raconté dans La Légende dorée de Jacques
de Voragine. Le fauve entre, en boitant, dans l’enceinte d’un
monastère et fait fuir tous les frères à l’exception du Saint :
« Seul Jérôme alla au-devant de lui comme au-devant d’un
hôte et, le lion lui ayant montré sa patte blessée, il appela des
frères et leur ordonna de laver sa plaie et d’en prendre soin.
Ainsi fut fait et le lion guéri habita parmi les frères comme
un animal domestique »6. Traditionnellement, Saint-Jérôme
domptant l’animal sauvage est l’Église qui convertit les plus
farouches et les plus barbares. Pourtant, notons : le lion, à
droite du tableau, est dans la pénombre et Jérôme est encore
à son bureau. Que nous dit cette disposition ? L’action est
à venir et elle sera le fruit de la lecture ainsi que de l’étude.
Sur une estrade, en un lieu dont l’architecture gothique rappelle les églises ou les cathédrales, Jérôme se pose, certes,
en modèle, mais en modèle accessible, à hauteur d’homme.
Face au lion, l’espace de la bibliothèque — ouverte sur le
monde — consacre, chez Antonello de Messine, la connais4.
5.
6.
Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ, Albin Michel, 2006.
Giovanni Pico della Mirandolla, De la dignité de l’homme, Éditions de l’éclat,
Philosophie imaginaire, 2008.
Jacques de Voragine, La Légende dorée, tome second, Citadelles & Mazenod,
2000. De nombreux artistes ont peint le saint soignant le roi des animaux ;
c’est notamment le cas de Colantonio, Liberale da Vérona et Rogier van der
Weyden, contemporains d’Antonello.
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Empêcher que le monde se défasse
sance, la lumière, aux dépens de l’ignorance et de l’obscurité.
Saint-Jérôme, patron des traducteurs, des érudits et des bibliothécaires, est l’homme du triomphe en devenir du livre.
Ce tableau, l’un des tout premiers réalisés à l’huile dans
la péninsule italienne, a été peint sous le règne des Médicis,
lesquels favorisèrent la peinture, la sculpture, l’architecture,
l’orfèvrerie, la recherche d’anciens manuscrits. Ils accueillirent
artistes, savants et ouvrirent des bibliothèques, dont la Laurentienne, première bibliothèque publique européenne où Cosme
l’Ancien voulut exposer le savoir de l’humanité. Le monde
ne serait plus jamais le même. Les temps modernes étaient
en marche.
Il y a presque six siècles, dans l’Italie du Quattrocento.