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CRIMÉE : LA TERRE MENT !
C’est une affiche électorale qui a fait le tour du monde. Placardée sur les
murs de Crimée, elle énonce le choix qui se présente aux citoyens de la
péninsule lors du référendum du 16 mars 2014. Un choix qui n’en est pas
un, puisqu’il oppose une Crimée ukrainienne sombre, lardée de fils
barbelés et frappée de la svastika hitlérienne, à la même Crimée,
rayonnante, flottant dans le bleu azuréen du drapeau russe…
On pourrait dire - sans mauvais jeu de mots – que c’est de bonne guerre,
qu’en période électorale, on fait feu de tout bois pour discréditer et
caricaturer l’adversaire, etc, etc, … Stop ! L’emploi ici de la croix gammée
est une banalisation honteuse et scandaleuse de l’Histoire ; une torsion, un
détournement de sens et de gravité censés servir une russophilie endolorie
qui n’a toujours pas fait son deuil de l’Union soviétique. C’est aussi déplacé
que si l’on baptisait du nom de Shoah la mort des partisans de la Commune
de Paris au 19ème siècle. Et pourtant les (post)-Soviétiques savent ce qu’a
été le nazisme, eux envahis, torturés et abattus par les troupes de
l’opération Barbarossa ; eux qui perdirent vingt millions de vies tout au
long de la « Grande guerre patriotique » pour fournir un apport décisif à
l’écrasement du IIIe Reich. Si les mots et les signes ont un sens, ils devraient
les employer avec mesure et justesse ? Eh bien non ! L’écrivain russe
Zinoviev – qui était loin d’être un occidentaliste ! - affirmait, en substance,
que l’Histoire, ses récits, ses écrits sont toujours détournés et falsifiés au
profit du vainqueur et par le vainqueur, non pour en tirer les leçons, mais
pour occuper la fonction de hache de guerre que l’on garde à portée de
main, au cas où …
L’affaire criméenne révèle un double oubli de la part d’une certaine partie
de la population russe : non seulement le soviétisme fut aussi un ultranationalisme, méfiant envers ses propres sujets non-slaves et implicitement
méprisant à l’égard de ses alliés du Pacte de Varsovie ; mais plus grave
encore, l’oubli de l’examen de conscience sur le passé, ce que les Allemands
appellent « Vergangenheitsbewältigung ». Ces derniers s’y sont frottés dans
une introspection à la fois individuelle et collective qui peut se résumer
ainsi : mon Dieu ! Qu’avons-nous fait ?
L’homo sovieticus s’est perçu d’abord comme une victime (Mon Dieu qu’a-ton fait de nous ?). Ce n’est pas contraire à la vérité, à ceci près qu’il fallut
des centaines de milliers de fonctionnaires, de petites mains, pour animer
et surveiller les « Ispalkom », comités exécutifs locaux chargés d’appliquer
les directives absurdes et impitoyables du Kremlin. Ceux-là ont échappé aux
questionnements et se sont recyclé dans le commerce plus ou moins licite.
Cette posture victimaire trouve une expression particulièrement aiguë
dans la crise actuelle. Il existe, c’est vrai, une extrême-droite ukrainienne
qui puise son origine dans le bain des nationalismes du 19ème siècle et dont
les crimes les plus graves furent de prêter main forte aux Nazis dans
l’exécution en masse de Polonais, de Russes, de Juifs polonais et russes, et
d’Ukrainiens récalcitrants. La Légion ukrainienne fut l’effroyable fer de
lance de ce mouvement dirigé par Stepan Bandera, en l’hommage duquel le
« Président orange » Viktor Iouchtchenko, versatile et politiquement
inculte, crut bon de faire ériger une statue à Kiev.
L’extrême-droite ukrainienne actuelle, et particulièrement la mouvance
« Prawy Sektor », très active à « Maïdan », ne doit pas être négligée, mais
non surévaluée. Elle s’inscrit dans le processus d’une Ukraine qui se
cherche en tant qu’État-Nation. Elle est, en tous les cas, moins
représentative qu’en Hongrie, aux Pays-Bas, en France ou qu’en Russie où
bon nombre de méfaits commis par des groupes fascistes restent impunis.
Sans parler de l’ineffable Vladimir Jirinovski, que l’on traite trop souvent
par l’ironie et dont les troupes à la Douma votent comme un seul homme les
lois émises par le Kremlin.
L’Occident, dans cette histoire, s’est conduit avec une arrogance et un
amateurisme navrants. Forte de ce qu’elle croit être son pouvoir de
séduction, l’Europe a fait miroiter à l’Ukraine un partenariat intenable.
Comment en effet Kiev pouvait-elle garder la tête hors de l’eau dans un
marché concurrentiel où ses produits ne sont pas compétitifs, si ce n’est au
prix de mesures d’austérité dont les citoyens ukrainiens n’ont vraiment pas
besoin ?
Les États Unis, eux, ne bronchent que mollement. Pas question de brandir la
menace militaire : ils n’ont aucunement l’intention de la mettre à exécution
et tout le monde le sait, surtout Vladimir Poutine. Sans doute Washington
sait-il par expérience ce que vaut une invasion fondée sur un prétexte
fallacieux : il n’y a pas plus de menaces pour les russophiles de Crimée qu’il
n’y eut d’armes de destruction massive dans l’Irak de Saddam Hussein.
Précision urgente : Arseni Iatseniouk n’est pas Saddam Hussein ! Et
personne de raisonnable ne peut pleurer la chute du dictateur irakien. Cela
fait une sacrée différence.
Il est devenu de bon ton auprès d’une certaine « intelligentsia »
occidentale qui est devenue la gardienne du politiquement correct, de
trouver des excuses à l’impérialisme poutinien. Pour ces « idiots utiles » qui
trouvent les mœurs occidentales urticantes, seuls la terre et le sang n’ont de
valeur. Ils voient dans les événements ukrainiens la main du sionisme et
des néo-Nazis … Faudrait savoir ! Leur vision ethnicisante des faits prétend
donner un fondement quasi-légal aux manœuvres du pouvoir russe.
La Crimée est russe ? Admettons ! Dans ce cas Kiev est scandinave (fondée
par les Varègues, Vikings suédois) ; le Belarus, polonais et la Silésie
allemande … !
L’histoire a bon dos pour couvrir les pulsions nationalistes et leurs marques
nauséabondes de pureté raciale. Chacun chez soi et entre soi.
Ce ne sont pas les habitants russophiles de Crimée que Moscou défend.
Sinon, Vladimir Poutine ne se risquerait pas à supporter le coût très lourd
du rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie ; sinon il se
préoccuperait du bien-être économique et social des Russes de la Volga ou
de Sibérie. Non, il s’agit bien de la terre et du désir maladif de la posséder.
La Mère-Patrie, la Terre-Patrie est, comme disait le philosophe russe
Mikhaïl Bakounine, « cet autel de la religion politique sur lequel la société
est toujours immolée ». Et tant pis si ce désir de possession n’est qu’un
miroir aux alouettes, symptôme plutôt d’une existence morne, d’une
apathie sociale et d’une économie moribonde. Partout dans le monde, cette
glorification de « la terre nationale » est à l’œuvre. Vladimir en est l’un des
serviteurs les plus appliqués, surtout si personne ne l’empêche de s’arrêter
en si « bon » chemin.
Un jour de juin 1940, le maréchal Philippe Pétain, potentat français et
auxiliaire zélé des Nazis, eut ces mots : « La terre ne ment pas. Elle demeure
votre recours, elle est la Patrie elle-même. » Si ! Elle ment ! Le 15 mars
2014, quelque 50.000 Russes ont défilé dans les rues de Moscou pour
manifester leur dégoût de ce que le Kremlin commet en leur nom. Respect.