Le chant du déshonneur

Transcription

Le chant du déshonneur
Le chant du déshonneur
Volet n°1 – Hiroshima
Pièce de théâtre courte
Drame
Une jeune femme japonaise, un prêtre catholique, un prix Nobel de physique et un pilote de
bombardier se réunissent. La jeune femme japonaise accuse le pilote du bombardier de l’avoir
assassinée. Huis clos sur la bombe atomique larguée sur Hiroshima.
Les personnages :
Kioko
Henri Grouès – L’Abbé Pierre
Maria Skłodowska – Marie Curie
Paul Tibbets
Durée approximative : 30 minutes
Les didascalies sont laissées à la discrétion du metteur en scène et des comédiens(nes)
1
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, intégrale ou partielle réservés pour tous pays.
ISBN : 978-1-326-01436-0
Dépôt légal : Septembre 2014
© Daniel Pina Lulu.com Éditeur Standard Copyright License
2
Les quatre personnages arrivent sur scène, lentement, les uns après les autres.
Scène 1
Kioko (s’adresse à l’Abbé Pierre) – Tu es qui toi, une célébrité ?
Abbé Pierre – Moi ? Non pas vraiment, même si j’ai été connu de mon vivant, je ne me
considère pas de la sorte.
Marie Curie – Moi j’en suis une, une véritable.
Kioko – Une véritable quoi ?
Marie Curie – Une véritable personnalité bien entendu.
Kioko – Ah bon ! Je ne te connais pas, c’est quoi ton nom ?
Marie Curie – Maria Skłodowska.
Kioko – Ça ne me dit rien. Tu es quoi une actrice, une chanteuse ? C’est quoi ton nom de scène ?
Marie Curie – Mon nom de scène ? C’est quoi un nom de scène ?
Kioko – Ton pseudonyme si tu préfères.
Marie Curie – Ah ça ! J’ai obtenu le prix Nobel de chimie en 1911, sous le nom de Marie Curie.
Kioko – Alors tu es dans le même état que moi.
Marie Curie – De quel état parles-tu ?
Kioko – Toi aussi tu es morte.
Marie Curie – Oui !
Abbé Pierre – Moi aussi je suis mort tu sais.
Paul Tibbets – Moi aussi je le suis.
Kioko (à Paul Tibbets) – Et toi tu es qui ?
Paul Tibbets – Je m’appelle Paul Tibbets.
Kioko – Toi aussi tu as obtenu le prix Nobel ?
Paul Tibbets – Non, moi j’ai obtenu la croix pour service distingué.
Marie Curie (à Paul Tibbets) – Si tu as eu une croix tu dois être un homme d’église alors ?
Paul Tibbets – Pas du tout, j’étais militaire.
Kioko (à l’Abbé Pierre) – Pourquoi sommes-nous là, qu’est-ce qui peut nous réunir ?
3
Abbé Pierre – Je le sais bien, tout le monde le sait, tout être vivant doit mourir un jour. Personne
ne peut échapper à cet inexorable instant du dernier voyage vers la destination finale. Vous savez
tous ici de quoi je parle, bien évidemment. C’est la mort qui nous réunit.
Kioko – J’ai une question à poser ?
Abbé Pierre – Qui es-tu ?
Kioko – Je m’appelle Kioko.
Paul Tibbets – Tu es japonaise ?
Kioko – Oui, je suis japonaise.
Marie Curie (à l’Abbé Pierre) – Et toi tu ne t’es pas présenté, qui es-tu donc ?
Abbé Pierre – Je m’appelle Henri Grouès.
Kioko – Alors c’est toi le chanteur du groupe ?
Abbé Pierre – Il m’est arrivé de chanter mais pas dans un boys band, je suis un prêtre catholique,
je suis l’abbé Pierre.
Paul Tibbets – Et c’est quoi le but de cette petite réunion de gens qui sont morts ?
Kioko (à Paul Tibbets) – Nous sommes tous décédés le même jour, c’est ça la célébration ?
Abbé Pierre – Ce n’est pas ça la cause, mais je crois Kioko que tu peux arrêter de faire semblant.
Kioko – Tu as compris ?
Marie Curie – Qui y a-t-il à comprendre ?
Kioko – Cet homme, ce Paul Tibbets ici présent, c’est lui le responsable de ma mort.
Paul Tibbets – Mais non c’est faux. Je ne t’avais jamais vu de ma vie avant aujourd’hui, ni de
ma mort d’ailleurs.
Kioko – C’est ça ! Joue l’innocent accusé à tort.
Paul Tibbets – Je maintiens, je ne sais pas qui tu es.
Kioko – Bien sûr !
4
Paul Tibbets – Mais c’est quoi ce délire, cette femme est une étrangère pour moi. Je ne la
connais pas.
Abbé Pierre – Kioko, tu veux bien nous dire quand tu es morte ?
Kioko – Le 6 août 1945.
Abbé Pierre – Et où te trouvais-tu ce jour-là ?
Kioko – À 7 heures 09 l’alarme aérienne s’est déclenchée, alors je me suis réfugiée comme à
chaque fois dans l’abri, en sous-sol, et j’y suis restée jusqu’à 7 heures 30, la fin de l’alerte.
Ensuite je suis retourné dans ma maison avec mon mari et mon bébé. Il était 8 heures 16 minutes
exactement quand la bombe a été larguée sur ma ville, Hiroshima.
Silence
Marie Curie – Mon Dieu ! Quelle horreur !
Abbé Pierre – Oui tu as bien raison de dire que c’était une horreur. Ce jour-là ce n’était pas
Dieu, ce n’était pas le destin non plus qui a pris la décision de faire mourir tous ces gens, mais bel
et bien la folie des hommes.
5
6
Scène 2
Marie Curie – Pauvre petite, je suis désolée.
Kioko – Plus de 250.000 de mes semblables ont perdu la vie, tu peux être désolée. Mais tu es
responsable toi aussi de ce qui est arrivé.
Marie Curie – Moi ? Mais c’est impossible voyons, j’étais morte depuis plusieurs années lorsque
c’est arrivé.
Kioko – Tu as contribué avec l’autre là (pointe du doigt Paul Tibbets) à l’anéantissement de toute
une nation.
Paul Tibbets – Oh ça va hein ! Un peu de respect !
Kioko –Tu veux que je te respecte, toi, qui es l’un des pires assassins que le monde ait connu ?
Marie Curie – Je suis très peinée que tu me rendes responsable de cette monstruosité.
Abbé Pierre (à Paul Tibbets) – Je crois également que la moindre des choses pour toi
aujourd’hui serait au moins de reconnaître ce que tu as fait.
Paul Tibbets – Mais je ne le nie pas. J’étais lieutenant-colonel au service de mon pays, je n’ai
fait que mon devoir.
Kioko – Ton devoir ! Une fois ton devoir accompli tu as dû bien jouir espèce d’ordure de
salopard.
Paul Tibbets – Je ne te permets pas de me parler de cette manière. Nous étions en guerre.
Marie Curie – Dis-moi Tibbets étais-tu au courant que la bombe embarquée était atomique ?
Silence
Paul Tibbets – Je savais que le chargement était spécial, nous n’avions pas plus de précision.
Abbé Pierre – Combien d’hommes d’équipage y avaient-ils à bord ?
Paul Tibbets – Douze.
Abbé Pierre – Ce n’était que des militaires ?
Paul Tibbets – Pourquoi cette question ?
7
Marie Curie – Parce que nous voulons le savoir, voilà pourquoi.
Paul Tibbets – Non, pas que des militaires, il y avait quatre scientifiques à bord.
Kioko – Tu oublies de dire que deux autres B29 vous escortaient.
Paul Tibbets – Jamais un appareil ne décollait seul.
Marie Curie – Nous savons pertinemment que les deux autres appareils emportaient des
instruments scientifiques. Pourquoi à ton avis ?
Paul Tibbets – Je n’en sais rien.
Kioko – Pour analyser l’explosion bien sûr.
Marie Curie – Donc ?
Paul Tibbets – Donc quoi ?
Abbé Pierre – Donc tu ne pouvais pas ne pas savoir pour la bombe.
Paul Tibbets – Je n’en savais rien.
Kioko – Tu n’es qu’un menteur et une ordure d’assassin, tu me dégouttes.
Paul Tibbets – Je suis surtout et avant tout un militaire et mon devoir est d’obéir aux ordres, à
tous les ordres, sans me poser de questions.
Kioko – Sans se poser de questions c’est évident, si tu avais un cerveau tu n’aurais jamais fait
une chose pareille.
Paul Tibbets – On ne fait pas la guerre sans faire de victimes.
Kioko – Tuer des milliers d’innocents de la sorte ce n’est pas faire la guerre, c’est de la boucherie
pure et simple.
Paul Tibbets – J’étais au service de mon pays.
Kioko – Pauvre taré !
8
Abbé Pierre – Essayez de vous calmer tous les deux, le but de cette réunion n’est pas de
remporter un concours d’injures mais de méditer sur les horreurs que l’être humain est capable
d’accomplir.
Marie Curie – Avec tout le respect que je vous dois, à tous, je ne vois pas la nécessité de ma
présence ici.
Abbé Pierre – Marie, pas de fausse modestie, comme tu nous l’as dit tout à l’heure tes travaux
sur la radioactivité ont permis la découverte du polonium et du radium, ce sont des éléments
figurants dans une bombe atomique n’est-ce pas ?
Marie Curie – Pas le Polonium, on obtient la fission nucléaire avec le radium ou le plutonium,
mais…
Abbé Pierre – Comme les bombes A larguées sur Hiroshima et Nagasaki ?
Marie Curie – C’est exact.
Silence
Kioko – Ils ont osé donner un nom à chacune d’elle, Little Boy pour Hiroshima et Fat Man pour
Nagasaki, vous vous rendez compte ?
Paul Tibbets – Et alors, j’ai moi-même baptisé ma Superfortress Enola Gay du nom de ma mère,
et ça m’a porté chance.
Kioko – Et il en est fier l’animal !
Paul Tibbets – Je ne suis pas un animal.
Kioko – Tu as raison, jamais un animal n’aurait fait une chose aussi horrible.
Abbé Pierre (à Marie Curie) – Il y avait quel élément radioactif dans ces bombes ?
Marie Curie – Uranium pour la première, Plutonium pour l’autre.
Abbé Pierre – Tu as mis au point des armes de mort, Marie, tu en es consciente ?
Marie Curie – Je le reconnais mais… le but était de progresser dans le domaine médical, pas
dans l’armement. Il y a eu un détournement manifeste.
9
Kioko – Alors tes recherches ce n’était pas pour fabriquer des bombes ?
Marie Curie – Non, je t’assure, c’était destiné à la radiothérapie, je ne veux pas entrer dans les
détails mais le but des radiations était de détruire les cellules cancéreuses.
Kioko – Je me suis trompée sur toi, tu veux bien me pardonner de t’avoir mis dans le même sac
que ce sac à merde ?
Marie Curie – Evidemment que je te pardonne.
Paul Tibbets – Je proteste, je n’ai pas accepté de venir pour me faire insulter.
Abbé Pierre – Ce n’est pas une invitation mon vieux mais une obligation déclenchée par les
instances supérieures.
Paul Tibbets – Quelles instances supérieures ?
Abbé Pierre – Allons voyons, un peu de bon sens.
Marie Curie – Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez largué la bombe ?
Paul Tibbets – C’est le capitaine William Sterling Parsons qui a armé la bombe.
Kioko – Tu ne réponds pas à la question.
Paul Tibbets – Vous voulez vraiment le savoir ?
Marie Curie – Oui !
Kioko – J’aimerais aussi !
Abbé Pierre – Nous avons été désignés pour écouter ce que tu as à dire.
Marie Curie – Les instances supérieures ?
Abbé Pierre – Tout juste.
Marie Curie – Je répète donc ma question, qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez largué la
bombe ?
Paul Tibbets – La fierté de servir mon pays face à ces chiens de japonais.
Silence
10
Kioko – Je suis peut-être une chienne mais c’est toi qu’on devrait museler.
Paul Tibbets – En attendant j’ai été décoré pour mon dévouement.
Marie Curie – Je ne m’en vanterais pas à ta place.
Abbé Pierre – Tu n’as décidément pas beaucoup de respect pour la vie humaine.
Paul Tibbets – Le président Truman a pris la bonne décision, il a fait capituler l’empire du
Japon. Dieu protège l’Amérique.
Kioko – Oui, c’était très courageux, en ordonnant de lâcher une bombe atomique sur l’hôpital de
Shima.
Rideau ou obscurité
11
12
Scène 3
Marie Curie (à l’Abbé Pierre) – Comment se fait-il que tu sois présent à cette… réunion ?
Abbé Pierre – Je suis en mission.
Marie Curie – Tu as toujours été au service de l’église ?
Abbé Pierre – Ma vie a été simple et banale.
Kioko – Alors là c’est faux. Je me suis renseigné sur lui, cet homme est un saint.
Marie Curie – Ah oui ?
Abbé Pierre – Mais non !
Kioko – Figure toi qu’il n’a pas été que prêtre, mais également ancien résistant pendant la guerre,
et même député.
Paul Tibbets – Un résistant pendant la guerre c’est un planqué oui !
Kioko – Il a renoncé à sa part du patrimoine familial en donnant tout ce qu’il possédait à des
œuvres caritatives.
Marie Curie – C’est vrai ?
Abbé Pierre – Oui mais…
Paul Tibbets – Oh, c’est un grandiose sacrifice.
Kioko – Ce n’est pas tout.
Abbé Pierre – Kioko je t’en prie, ce n’est pas nécessaire.
Kioko – Il a fondé un mouvement, une organisation laïque de lutte contre l’exclusion. Le 1er
février 1954 il a même lancé un appel sur les antennes radio.
Paul Tibbets – Ah oui, et dans quel but ?
13
Kioko – Pour faire adopter une loi interdisant l’expulsion de locataires pendant la période
hivernale.
Paul Tibbets – Vous commencez à me saouler avec vos salades de mélo !
Marie Curie – Et toi tu ne peux pas savoir à quel point tu me dégoûtes.
Paul Tibbets – Oh ça te va bien toi la chimiste, combien de souris et de rats as-tu assassiné dans
ton laboratoire lors de tes expériences ?
Marie Curie – Tu es en train de me dire que tu as de la compassion pour quelqu’un d’autre que
toi ?
Paul Tibbets – Compatir ? Non, c’est un acte de faiblesse.
Marie Curie – Tu n’as donc aucun regret d’avoir des milliers de morts sur la conscience ?
Paul Tibbets – J’étais pilote de bombardier je n’ai pas appuyé sur le bouton, ce n’est pas moi qui
ai largué la bombe.
Kioko – Tu veux dire par là que tu n’es pas responsable ?
Paul Tibbets – J’ai obéi, je n’avais pas le choix.
Kioko – Nous avons toujours le choix. Enfin, je veux dire nous l’avions.
Abbé Pierre – C’est exact. Le libre arbitre existe quel que soit le contexte, quelle que soit la
situation nous pouvions toujours dire non. Là ça va trop loin, il faut s’arrêter, je refuse d’exécuter
les ordres donnés.
Kioko – Je pense qu’il était trop content qu’on lui ait confié cette mission, il a été décoré pour ça.
Marie Curie – Je pense que tu as raison, il était le premier à transporter une arme atomique dans
son avion, pour lui c’était un privilège.
Paul Tibbets – Pas seulement un privilège mais un véritable honneur !
Kioko – Tu connaissais les risques encourus par la population n’est-ce pas ? Bien sûr que oui,
c’était d’autant plus jouissif.
14
Abbé Pierre – L’être humain est capable des pires exactions mais ce qui est réconfortant c’est
que parfois il peut se sublimer et faire de merveilleuses actions.
Kioko – La seule bonne action que cette ordure est faite c’était de mourir.
Abbé Pierre – Je t’en prie Kioko ne te rabaisse pas à son niveau.
Marie Curie – N’empêche que je me mets à sa place, c’est vrai, il lui a ôté la vie de la pire des
façons.
Abbé Pierre – Ça ce n’est rien de le dire.
Kioko – L’explosion en elle-même était une atrocité, son onde de choc un véritable enfer de feu
et de sang, comment peut-on inventer des armes aussi terrifiantes ?
Marie Curie – Et comment un être dit humain peut-il faire subir ça à d’autres êtres humains ?
Paul Tibbets – Vous me faites marrer ! C’était la guerre bordel, et quand c’est la guerre tous les
moyens sont bons pour exterminer l’ennemi.
Kioko – Tu es un véritable guerrier Tibbets, pas étonnant qu’ils t’aient donné leur confiance en
haut lieu. Mais à mes yeux tu n’es qu’une mauviette.
Paul Tibbets – Comme tu l’as si bien dit je suis un guerrier, j’étais là pour ça, j’ai accompli mon
job aussi bien que j’ai pu. Si c’était à refaire je le referais sans hésiter.
Marie Curie – C’est curieux ça ne me surprend pas le moins du monde !
Kioko – Mais Tibbets, tu parles d’ennemis mais si tu parlais de militaires à l’extrême limite
j’aurais pu comprendre, mais là ce sont des civils que vous avez assassinés, sans armes et sans
défense.
Silence
Paul Tibbets – Nous sommes tous des guerriers.
Kioko – Je n’ai jamais désiré cette guerre, c’est tout le contraire.
Abbé Pierre – Tout le monde n’a pas envie de prendre les armes tu sais.
Marie Curie – Les hommes sont tous les mêmes quel que soit le pays où ils vivent.
15
Kioko – Des assassins sanguinaires, pour prouver qu’ils sont les plus forts.
Paul Tibbets – Mais c’est exactement ce que nous sommes, nous les américains sommes les plus
forts.
16
Scène 4
Abbé Pierre – Vous auriez dû unir toutes vos forces pour éviter le pire.
Paul Tibbets – Mais le pire c’est eux, ces salopards de bridés.
Kioko – Tu n’es qu’un con, pas étonnant que ta nation soit devenue ce qu’elle est avec des
arriérés dans ton genre.
Paul Tibbets – Vous l’avez voulu cette guerre alors vous avez mérité ce qui vous est arrivé.
Abbé Pierre – Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Marie Curie – Non mais tu es vraiment un fou furieux mon vieux !
Kioko – Faut être militaire ou fanatique pour vouloir la guerre, je peux te dire que nous étions
des millions à avoir peur que ça arrive. Surtout que nous étions déjà en conflit avec la Chine et
l’Indochine française. Enfin, quand je dis nous !
Abbé Pierre – C’est vrai que beaucoup de gens avaient déjà versé leur sang.
Marie Curie – Pendant que tellement d’entre nous se battent pour sauver des vies dans tous les
domaines vous venez avec vos armes et prenez un malin plaisir à en détruire tellement d’autres.
Paul Tibbets – Je vous ai menti tout à l’heure.
Abbé Pierre – À quel mensonge fais-tu allusion ?
Paul Tibbets – Je ne savais pas que la bombe que nous transportions était atomique.
Marie Curie – J’ai vraiment énormément de mal à te croire.
17
Abbé Pierre – Pourtant tu as dit que tu étais fier de ce que tu as fait, et honoré de ta décoration
pour cet acte de bravoure.
Paul Tibbets – La décoration c’était pour tous les services rendus, avant.
Kioko – Arrête !
Paul Tibbets – Quoi ?
Kioko – Arrête tes conneries, même toi tu ne crois pas à ce que tu dis.
Paul Tibbets – Oh ça va ! Depuis quand avez-vous droit à la parole, vous les bonnes femmes
devriez retourner derrière vos fourneaux que vous n’auriez jamais dû quitter d’ailleurs.
Kioko – Tu vois Tibbets je me suis trompée à ton sujet, je t’ai sous-estimé tu n’es pas une ordure,
tu n’es qu’une sous-merde.
Paul Tibbets – Peut-être, mais j’ai gagné la guerre moi, tu peux en dire autant ?
Silence
Abbé Pierre – Comment peux-tu être fier d’avoir commis un acte aussi barbare ?
Paul Tibbets – Mais ce n’est pas moi qui ai pris la décision, je n’ai fait que mon devoir.
Marie Curie – J’ai comme l’impression que ses qualités intellectuelles ont été le critère de choix
de ses supérieurs.
Abbé Pierre – C’est l’humanité toute entière qui est en déliquescence.
Paul Tibbets – Si vous pouviez vous arrêter de geindre tous autant que vous êtes ça me ferait
vraiment des vacances.
Marie Curie – Pauvre chou, le poids du remord serait-il trop lourd pour ta petite personnalité ?
Paul Tibbets – Je ne vois pas pourquoi j’en aurais !
Kioko – Tu parles de quoi, de personnalité ou de remord ?
Paul Tibbets – C’est marrant ça, vous parlez tous comme si vous n’aviez vous-même rien à vous
reprocher.
18
Abbé Pierre – C’est sûr que nous avons tous quelque chose sur la conscience, mais tu sais
Tibbets, un individu incapable de ressentir le moindre remord ça s’appelle un psychopathe.
Kioko – Ce que nous avons à nous reprocher n’est vraiment pas important par rapport à la gravité
de ton geste.
Marie Curie – En éthologie cognitive le test du miroir permet d’évaluer la conscience de soi,
mais je pense que toi, devant le miroir, tu te prendrais pour Narcisse.
Paul Tibbets – Vous savez quoi ? Vous êtes jaloux de moi, je le vois je le sens, de la confiance
que mes chefs avaient en moi pour cette mission, il leur fallait quelqu’un de brave et de fiable, ils
savaient qu’avec moi aux commandes la mission ne pouvait pas échouer.
Marie Curie – C’est encore pire que je ne le pensais.
Paul Tibbets – Si ça se trouve j’ai peut-être rendu service à des gens qui voulaient se
supprimer ?
Abbé Pierre – Je pense que cette mission à fait en toi plus de dégâts que tu ne le penses.
Marie Curie – Tu as perdu la raison mon pauvre Tibbets pour sortir des inepties pareilles.
Silence
Kioko – Je veux juste te rappeler qu’avant que tu commettes ton crime j’étais une jeune femme
heureuse, j’avais un mari génial, un bébé adorable, et que nous avions un avenir prometteur et
brillant.
Abbé Pierre – C’est évident que bien d’autres personnes avaient une vie équilibrée comme la
tienne à ce moment-là.
Paul Tibbets – Ben oui, il y a une fin à tout, c’est comme ça.
Kioko – Tu as fait souffrir des milliers et des milliers d’innocents qui n’étaient coupables que
d’une chose, exister.
Abbé Pierre – C’est très cruel de s’en prendre à la population, même en temps de guerre.
Paul Tibbets – De la stratégie dépend l’issue de la bataille.
19
Marie Curie – Ça serait bien s’il s’agissait d’un jeu d’échecs mais là il est question de millions
de personnes à qui on n’a pas demandé s’ils voulaient mourir ou pas.
Kioko – Tu n’avais vraiment pas le droit de commettre cet acte horrible, tu as brisé nos
existences alors que tu ne nous connaissais pas, aucun de ceux que tu as exterminé ne t’avaient
fait de mal.
Paul Tibbets – Mes ennemis, vous étiez tous mes ennemis.
Silence
Paul Tibbets – Au même titre que nous étions les vôtres.
Kioko – Jamais de ma vie je n’aurais osé faire ce que tu as fait. La seule chose positive que je tire
de cet acte abominable c’est qu’il puisse choquer les consciences, afin que plus jamais le monde
ne subisse une telle atrocité.
Marie Curie – C’était particulièrement odieux et irresponsable, ouvrir la porte à la guerre
atomique était une erreur à ne jamais commettre.
Abbé Pierre – Il a raison sur un point vous savez, ce n’est pas lui le responsable.
Paul Tibbets – Bien sûr que non, merci de le reconnaître.
Abbé Pierre – Ce sont des têtes pensantes qui ont donné cet ordre, lui n’est qu’un exécutant, un
minable serviteur.
Rideau ou obscurité
20
Scène 5
Kioko – Quand nous sommes revenus de l’abri une fois l’alerte terminée nous nous préparions
pour le petit déjeuner.
Paul Tibbets – C’était quoi un bol de riz et une tasse de saké ?
Marie Curie – Kioko a vraiment raison tu n’es qu’un sale con.
Kioko – Quand la bombe a explosé il y a eu un souffle d’une puissance inouïe, une intense
chaleur et puis plus rien, nous avons brûlé littéralement.
Marie Curie – Pauvre chérie, c’est tout simplement affreux.
Abbé Pierre – Ça a dû être terrible ces instants, ce n’est pas humain, personne n’aurait dû subir
ces tortures.
Kioko – Il n’est resté aucune trace des 70.000 habitants situés à moins de 500 mètres du lieu de
l'explosion et de l'onde de choc. 250.000 morts entre Hiroshima et Nagasaki.
Marie Curie – Énormément de survivants ont connu une fin horrible, une terrifiante pluie noire
s’est abattue sur les blessés errants dans les décombres de la ville, et les a irradiés.
Abbé Pierre – Puisse l’humanité ne plus jamais connaître de telles horreurs.
Paul Tibbets – Bon c’est vrai c’est affreux d’avoir largué cette bombe mais personne ici ne
s’émeut de l’attaque des japonais sur Pearl Harbor on dirait !
21
Silence
Abbé Pierre – Au risque de te surprendre et de te choquer je pense que ces deux événements
n’ont rien de comparables.
Paul Tibbets – Tu préfères les bridés aux américains, c’est ça ?
Kioko – Tu ne comprends décidément rien, je sais pourquoi tu as fait carrière dans l’armée.
Abbé Pierre – Combien l’attaque de Pearl Harbor a-t-elle fait de victimes ?
Paul Tibbets – 2400, je crois.
Abbé Pierre – Combien de victimes civiles a-t-on dénombré ?
Silence
Abbé Pierre – Combien de civils sont décédés lors de cette attaque ?
Paul Tibbets – Aucun, à ma connaissance.
Marie Curie – Plus de 250.000 civils contre 2400 militaires dont c’était le métier, félicitations
lieutenant-colonel Tibbets.
Paul Tibbets – Bon, le but de cette réunion est atteint, je suis un salaud et vous les gentils qui
m’avez jugé coupable d’atrocité en temps de guerre, je plaide coupable, voilà vous êtes
satisfaits ?
Kioko – Parce que tu crois que ça nous fait plaisir de revivre ces instants, d’être morts dans des
circonstances horribles, d’avoir été séparés de tous ceux que nous aimions tout ça parce que nous
étions l’ennemi ? Tu crois vraiment qu’on peut se satisfaire de ce genre de situation ?
Abbé Pierre – Les japonais ont attaqué Pearl Harbor certes, mais pour eux aussi c’était la guerre
et ils se sont battus avec les moyens dont ils disposaient, des armes conventionnelles, mais pas
l’arme atomique Tibbets, pas d’arme atomique.
Paul Tibbets – Bien évidemment qu’ils ne se sont pas servis d’arme atomique pour la bonne
raison qu’ils étaient trop nuls pour en fabriquer une.
Marie Curie – Lieutenant-colonel Tibbets tu es l’être le plus vil que je connaisse.
22
Paul Tibbets – Vous croyez quoi que la guerre est un jeu où l’on peut faire des sentiments, où
l’on peut discuter les ordres qui sont donnés, vous venez de quelle planète ? Les kamikazes qui
ont jeté leur avion sur nos bâtiments que faisaient-ils à votre avis ? Ils exécutaient les ordres, un
point c’est tout.
Kioko – C’est vrai, ils ont exécuté les ordres qu’on leur a donnés, mais c’étaient des militaires
contre des militaires.
Marie Curie – Vous savez quoi j’en ai assez entendu, je vais prendre congé.
Abbé Pierre – Je comprends Marie et je te remercie d’avoir accepté cette invitation.
Paul Tibbets – J’en ai marre également je m’en vais.
Abbé Pierre – Nous allons te laisser vivre ta mort, mais avant j’aimerais te présenter des gens,
des japonais, ce sont des Hibakusha.
Paul Tibbets – C’est quoi ça encore ?
Kioko – Ce sont des gens qui après avoir été irradiés ont souffert physiquement, mais également
moralement par manque de traitement adapté à leurs blessures, mais aussi parce qu’ils ont eu
honte d’avoir été surpris et vaincus, et la plupart se sont suicidés par trop de souffrances
insupportables.
Paul Tibbets – Pourquoi j’accepterais de les voir ?
Abbé Pierre – Par compassion, par respect.
Paul Tibbets – Et puis après, ça va nous avancer à quoi ?
Marie Curie – Ça serait un geste de ta part de reconnaître leurs souffrances.
Paul Tibbets – Et me faire insulter ? Mais vous ne faites que ça depuis tout à l’heure !
Abbé Pierre – Allons Tibbets je t’en prie tu n’es pas un martyr.
Paul Tibbets – Je ne me considère pas comme tel, mais comme un élu, oui.
Marie Curie – Un élu ?
23
Paul Tibbets – J’ai choisi d’être militaire pour servir mon pays, mais par contre j’ai été choisi
pour accomplir une mission qui a changé son destin.
Marie Curie – Tu es sérieux là ?
Kioko – Le pire c’est qu’il croit vraiment ce qu’il dit.
Paul Tibbets – J’ai contribué à mettre un terme à cette fichue guerre.
Abbé Pierre – Et de quelle façon !
Paul Tibbets – Si je n’avais pas été choisi un autre s’en serait chargé, c’est un véritable honneur
pour moi que d’avoir été désigné.
Silence
Abbé Pierre – Écoutez ! Est-ce que vous entendez ?
Kioko – Quoi ? Je n’entends rien.
Marie Curie – Je n’entends rien non plus.
Abbé Pierre – C’est exact il n’y a rien à entendre, et pourtant, nous devrions.
Paul Tibbets – Et que faudrait-il que nous entendions monsieur le donneur de leçons ?
Abbé Pierre – Un chant.
Silence
Abbé Pierre – Le chant d’approbation, des bravos, des hourras, des félicitations, des mercis par
millions. Or, je ne perçois aucun signe, aucun son.
Marie Curie – Aucune manifestation en ta faveur, serait-il possible que tu te retrouves
entièrement seul pour l’éternité ?
Kioko – Le monde des hommes a fait de toi un héros, mais ici tu n’es qu’un soldat qui a exécuté
sur un ordre stupide des milliers d’innocents.
Paul Tibbets – L’histoire se rappellera de moi, de qui j’étais.
24
Abbé Pierre – Le monde sait ce que tu as fait, c’est de ça dont se rappelleront les générations à
venir.
Marie Curie – Les paroles que nous avons prononcées demeurent pour le futur, mais pas les
actes que l’univers tout entier a eu à supporter qu’il aurait bien voulu ne jamais subir.
Abbé Pierre – Avant de partir, quelque chose à déclarer, une prise de conscience à nous faire
partager lieutenant-colonel Tibbets ?
Marie Curie – C’est le moment ou jamais de te montrer humain.
Paul Tibbets – Ce n’est certainement pas une bonne femme qui va me donner des ordres. Seuls
mes chefs ont grâce à mes yeux, ils ont décidé que c’était une décision que je me devais
d’honorer et comme je suis un soldat exemplaire j’ai exécuté les ordres, sans état d’âme et sans
regret.
Silence
Abbé Pierre – Je ne peux pas t'aider, je n'ai rien à te donner. Mais toi, tu peux m'aider à aider les
autres. Pauvre lieutenant-colonel Tibbets si seulement je t’avais connu de mon vivant je t’aurais
peut-être dissuadé de mener cette mission à son terme.
Marie Curie – Pour toi Tibbets et pour tous les hommes de ton acabit, en vérité je vous le dis, le
temps est proche où les femmes deviendront des êtres humains.
Kioko – Tu nous as tout pris, tu as volé notre vie, et en faisant ça tu as également volé notre
mort.
Paul Tibbets – Au fait, je ne t’ai pas dit pourquoi ta ville a été choisie en priorité.
Kioko – Non, mais nous n’allons pas tarder à le savoir.
Paul Tibbets – Le temps, à quoi ça tient n’est-ce pas !
Kioko – Le temps ?
Paul Tibbets – Toutes les autres villes cibles étaient sous les nuages mais à Hiroshima il faisait
beau, très beau ce jour-là. C’était vraiment une belle journée.
25
Kioko – Puisses-tu brûler en enfer, du même feu que l’ouragan de haine et de sang que tu as
déversé sur notre pays, sur l’univers tout entier, mais mon Dieu, au nom de quoi !
26
27
Daniel Pina Lulu.com Éditeur Standard Copyright License
(Volet n°2 – À l’ombre de Dora)
28