1 Les problèmes liés à l`identité sociale et culturelle dans l`art
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1 Les problèmes liés à l`identité sociale et culturelle dans l`art
PLAN Les problèmes liés à l’identité sociale et culturelle dans l’art contemporain français au 21ème siècle. L’exemple de Kader Attia. Remerciements. -----------------------------------------------------------------------Avant propos. -------------------------------------------------------------------------- p. 1 p. 2 PREMIÈRE PARTIE : ÉTUDE INTRODUCTION ---------------------------------------------------------------------- p. 8 CHAPITRE 1. DE L’ART POLITIQUE À L’ART DE L’INTÉGRATION. ------------ p. 17 Introduction au chapitre premier. 1. Art et politique : des avant-garde au 21ème siècle. ---------------------------------- p. 19 A. Avant-garde et contestation. ----------------------------------------------- p. 20 B. L’art politique en période de guerre. --------------------------------------- p. 25 C. L’après guerre : art politique et art social. ---------------------------------- p. 31 2. L’identité dans l’art contemporain. ------------------------------------------------- p. 35 A. Mythologie individuelles. -------------------------------------------------- p. 36 B. Identité et oppression. ------------------------------------------------------ p. 41 3. Identité et immigration dans l’art contemporain français. ------------------------- p. 46 A. L’immigration en France. --------------------------------------------------- p. 46 B. Les artistes issus de l’immigration. ------------------------------------------ p. 49 C. La réception des oeuvres. --------------------------------------------------- p. 54 1 CHAPITRE 2. KADER ATTIA : LE RÉEL RECOMPOSÉ. --------------------------- p. 50 Introduction au chapitre second. 1. L’image du réel. --------------------------------------------------------------------A. Repères biographiques. ----------------------------------------------------B. Reportages anthropologiques. ---------------------------------------------C. Mises en scène. ------------------------------------------------------------- p. 52 p. 52 p. 54 p. 54 2. Des installations politiques. -------------------------------------------------------- p. 66 A. Consommer c’est s’intégrer. ------------------------------------------------ p. 66 B. Dialogues culturels. --------------------------------------------------------- p. 69 3. Des images mentales. --------------------------------------------------------------p. 82 A. Les traumatismes de l’enfance. -------------------------------------------- p. 83 B. Le réel en conflit. ----------------------------------------------------------- p. 89 2 CHAPITRE 3. LA VIOLENCE ET L’ÉMOTION. -------------------------------------- p. 99 Introduction au chapitre troisième. 1. La mémoire du lieu. ----------------------------------------------------------------- p. 100 A. Le passé, le présent. --------------------------------------------------------- p. 101 B. La mémoire contextuelle. --------------------------------------------------- p. 104 2. Le langage de la lumière. ----------------------------------------------------------- p. 109 A. La lumière colorée, l’œil, l’esprit. ------------------------------------------ p. 110 B. Image seconde et contre-image. -------------------------------------------- p. 115 3. Dévoiler la réalité. -----------------------------------------------------------------p. 118 A. La violence du quotidien --------------------------------------------------- p. 119 B. Le poids des mots ------------------------------------------------------------ p. 121 CONCLUSION ------------------------------------------------------------------------- p. 123 3 DEUXIÈME PARTIE : SECTION DOCUMENTAIRE ------------------------------ILLUSTRATIONS ---------------------------------------------------------------------- p. 126 p. 127 EXPOSITIONS DE CLAUDE LÉVÊQUE ---------------------------------------------p. 153 ENTRETIEN AVEC CLAUDE LÉVÊQUE --------------------------------------------BIBLIOGRAPHIE --------------------------------------------------------------------- p. 156 p. 176 4 REMERCIEMENTS : En premier lieu, je tiens à remercier M. Andrzej Turowski pour sa précieuse aide quant à la réalisation de ce mémoire. J’adresse également mes remerciements les plus sincères à Mlle Valérie Dupont. Je souhaite également remercier toute l’équipe du Centre d’Art contemporain du Parc Saint-Léger, à Pougues-les-Eaux, qui m’a permis de participer de près au montage de l’installation Looping de Claude Lévêque. Sur un plan plus personnel, j’aimerais remercier toutes les personnes de mon entourage qui ont participé, de près ou de loin, à la réalisation de ce mémoire. Merci également à Manuelle et Michel Balland, mes parents, qui ont su m’apporter, tout au long de ces années, leur encouragement et leur aide. Sans leur soutien, cette étude n’aurait jamais pu aboutir. Enfin, j’adresse de chaleureux remerciements à M. Claude Lévêque pour sa disponibilité, sa patience et sa générosité. 5 AVANT PROPOS. L’installation en France depuis la fin du vingtième siècle. L’exemple de Claude Lévêque. Ce sujet, comme il l’indique, portera sur la pratique de l’installation en envisageant plus spécifiquement l’art de Claude Lévêque. Ce médium est apparu au cœur des années 1960, alors que l’art tendait à élargir ses contours en investissant le champ du réel. Pour expliciter cette notion, notre étude se propose d’envisager l’apparition de cette pratique dans un cadre historique. Cet exercice n’est cependant pas sans poser certaines difficultés. Ainsi, comme nous le verrons, l’installation est avant tout le fruit de diverses évolutions artistiques. Il faut alors se garder de confondre certains précédents visuels pour des précédents conceptuels, au risque de proposer un historique qui s’étendrait des peintures rupestres à Daniel Buren. Si ce propos semble un peu exagéré, il dénote malgré tout d’une tendance que l’on peut trouver au cours de nos recherches et qui fait de l’installation moderne un véritable fourre-tout d’influence. Ce premier problème en entraîne alors un second sous forme de constat : il existe très peu d’ouvrages consacrés exclusivement à l’installation. En France, seuls deux volumes parus chez Thames&Hudson l’envisagent. Il faut alors considérer la littérature étrangère (plus particulièrement anglo-saxonne) pour élargir nos choix. L’historique proposé dans cette étude se concentre sur trois thèmes qui semblent principaux dans le cadre de cette pratique. Ces thèmes sont, l’apparition de l’objet du quotidien dans le champ de l’art, les considérations qui se développent autour de la notion d’espace et enfin la prise en compte du public dans l’élaboration artistique. Une partie de notre étude se propose de donner des exemples d’installations réalisées à travers le monde. Ces choix ne sont pas aléatoires, outre le fait qu’ils témoignent des divers usages de cette pratique, ils entrent en résonance particulière avec l’œuvre de Claude Lévêque et sont ainsi une manière de mieux introduire sa production, qui, rappelons-le, constituera l’essentiel de notre ouvrage. J’ai rencontré Claude Lévêque pour la première fois lors d’un stage que je réalisais au centre d’art de Pougues-les-Eaux. Ce soir là, un dîner avait été organisé. Je connaissais peu le travail de cet artiste, mais à l’idée de rencontrer un des acteurs majeurs de la scène artistique, j’avais pris la décision de me renseigner sur sa production. Mes recherches furent beaucoup moins fructueuses que la rencontre réelle avec l’artiste. Claude Lévêque aime parler de son travail, aime partager ce qu’il perçoit de cette société qui l’indigne. Avant de me confronter corporellement avec ce qu’il produisait, il m’avait persuadé du bien fondé de son œuvre. Ainsi, je décidais de consacrer mon mémoire à la production de cet artiste, afin d’aller plus en avant dans cet univers torturé mais intensément poétique. 6 INTRODUCTION Le 20ème siècle aura été la scène d’une révolution artistique sans précédent. L’objet d’art, dans sa profonde métamorphose n’aura cessé de repousser les limites qui étaient jusqu’alors les siennes. Limites tant formelles que conceptuelles. Ce bouleversement des règles et des formes, rendu possible par une modernité en plein essor introduira alors l’apparition d’un art nouveau, soulagé des responsabilités réalistes héritées des siècles antérieurs. L’art enfin émancipé de ses vocations initiales, voyait alors ses frontières s’effondrer et prenait forme dans des territoires encore inconnus. Ainsi, au détour des années 1960, l’œuvre libérée ne se satisfait plus d’une classification classique partagée entre peinture et sculpture. L’art avait emprunté au réel ses formes, et s’inscrivait dorénavant dans un champ d’activités aux contours élargis. Ce constat, établit notamment par le professeur et critique d’art Michael Archer dans le premier chapitre de son ouvrage consacré à l’art depuis 19601, nous conduit directement à ce qui sera l’objet de notre étude. En effet, l’élargissement des pratiques liées à l’art dans la seconde moitié du 20ème siècle se cristallise dans l’apparition de différents mouvements explorant ces nouvelles perspectives. Sans nous livrer à une liste exhaustive de ceux-ci, cette époque voit l’émergence, entre autres, de l’art conceptuel, de l’arte povera, du land art, de la performance et de l’art environnemental. Ce dernier évoluera dans les années 1970 pour se généraliser sous la dénomination d’installation. Notre recherche portera ainsi sur cette pratique relativement récente qui constitue aujourd’hui un médium artistique plébiscité par un grand nombre d’artiste. Avant d’aller plus en avant dans notre introduction, et dans un souci de clarté pour le lecteur, tentons d’expliciter ce terme. Nous utiliserons comme point de départ à notre explication une définition simple telle que celle proposée par le Petit Larousse dans son édition de 20062 : « Installation : Œuvre dont les éléments, de caractère plastique ou conceptuel, sont organisés dans un espace donné. » Cette définition, à laquelle il sera nécessaire d’apporter quelques précisions supplémentaires, nous introduit, entres autres, à la notion d’occupation de l’espace par l’élément plastique. C’est là peut être l’élément essentiel à la compréhension de ce qu’est une installation. Claire Bishop, qui a récemment réalisé un ouvrage sur ce thème 1 2 Michael Archer, L’art depuis 1960, Thames & Hudson, Paris, 2002. Le Petit Larousse, Larousse, Paris, 2005. 7 3 , revient sur l’apparition du mot "installation". On y apprend alors que ce terme était utilisé dans les années 1960 par les magazines d’art anglo-saxons pour décrire l’organisation d’une exposition. L’expression fut ensuite récupérée par les critiques pour désigner des œuvres dont l’agencement d’éléments devait être vu de façon globale. L’utilisation du mot, dans un premier temps, avait à voir avec une pratique muséographique, où l’installation (considérée ici comme l’agencement des oeuvres) devait s’effacer derrière les œuvres présentées. Dans un second temps ce terme signifiait, au contraire, que c’était les composants de l’espace donné à voir qui faisaient œuvre. L’installation sous-entend alors un rapport nouveau avec le spectateur, celui-ci pouvant, dans la plupart des cas, circuler librement dans l’œuvre. Présentée depuis de nombreux siècle comme un objet de contemplation, l’œuvre d’art devient espace d’immersion, le spectateur étant amené à pénétrer l’espace constitutif de celle-ci. En englobant physiquement le visiteur, l’installation lui donne à vivre des expériences qui ne pouvaient être envisagées dans un rapport classique et unilatéral œuvre d’art - spectateur. En effet, l’installation « enveloppe » son public et fait de lui l’élément manquant à son accomplissement. C’est avec la présence concrète du visiteur que l’installation prend tout son sens, toute sa dimension. Il convient alors de souligner que la perception globale d’une installation s’effectue de manière polysensorielle, c’est un lieu de réaction sensitive pour le corps du visiteur. L’installation est une expérience à vivre, le corps étant confronté à un dispositif plastique mis en place pour le faire réagir. Cette remarque insinue alors que l’analyse de ce type de création artistique doit avant tout avoir été vécue par l’observateur, et ce, afin qu’il perçoive le caractère sensible que ne saurait retransmettre, par exemple, la reproduction photographique. Le dernier point sur lequel il semble nécessaire de revenir dans notre tentative de définition de l’installation, c’est son implantation physique. Si, étymologiquement, le terme installation servait à signifier un établissement, qui, à défaut d’être permanent, semblait au moins s’étendre durablement dans le temps, l’installation en art se distingue par son caractère relativement éphémère. Ainsi, rares sont les exemples d’installations montrés de façon permanente dans un lieu d’exposition. Celles-ci usent alors de leurs caractères temporaires pour s’établir dans des lieux pas toujours propres à l’art ; on caractérise alors ces installations comme in situ, c'est-à-dire réalisées de façon spécifique au lieu où elles seront présentées. L’œuvre ainsi liée au lieu, n’existera que par rapport à lui et ne sera, dans une grande majorité des cas, pas transposable. Il convient maintenant d’expliquer que notre étude ne consiste pas à réaliser un état des lieux de ce qu’est aujourd’hui l’installation, mais nous nous intéresserons à cette pratique au travers de la production de l’artiste français Claude Lévêque. Depuis près de 25 ans, cet artiste aura utilisé ce médium pour établir un discours artistique personnel, marqué tant par sa biographie que par le contexte social, politique et intellectuel des dernières décennies. De ses premières installations à celles qui sont exposées encore aujourd’hui, la forme s’est faite plus radicale, 3 Claire Bishop, Installation Art, Tate publishing, London, 2005. 8 plus minimale. De même, les sujets sont devenus moins autobiographiques, célébrant ou fustigeant davantage une histoire collective, sociale. L’œuvre de Claude Lévêque n’en a pas pour autant perdu une certaine ligne directrice dans sa détermination à dénoncer les dérives d’une société jugée trop étroite pour ses sujets. Les espaces qu’il invite à pénétrer placent alors le visiteur (le mot visiteur est selon lui plus à même de distinguer le public de ses installations que le mot spectateur) devant d’amers constats déduit de ce que produit le monde contemporain : « machiavélisme, refoulement, psychopathie et standardisation… »4 selon ses propres termes. Ce mal-être, Claude Lévêque le communique en établissant des dispositifs réquisitionnant souvent l’intégralité des sens du visiteur. Son, lumière, odeur…tout se mêle et place le corps à l’épreuve d’une relecture du monde sans complaisance, violente mais rarement dénuée d’allusions poétiques. Tâchons à présent de bien délimiter ce qui sera l’objet de notre réflexion en reprenant les termes énoncés dans le sujet. Le problème de l’installation sera ainsi analysé en prenant le parti de se concentrer sur des exemples français, et ce, depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, comme il est établi dans le titre. Cette pratique sera alors replacée dans son évolution historique afin d’en cerner convenablement les différents intérêts conceptuels. Pour autant, il ne s’agira pas de livrer ici un état des lieux complet de ce qu’est l’installation en France à l’aube du 21ème siècle, l’exercice étant bien entendu trop vaste dans le cadre de cette étude. Il conviendra alors d’analyser cette pratique artistique à partir de l’exemple de Claude Lévêque. La primeur de notre recherche portera sur les installations qu’il a mises en place depuis le début des années 1990, car c’est à l’intérieur de celles-ci que s’exerce la volonté de faire vivre au visiteur une expérience sensorielle. Nous nous référerons cependant à ses premières œuvres pour bien envisager le cheminement artistique qui fut le sien. A partir de cela, soulignons une nouvelle fois que notre étude ne constituera en aucun cas une analyse monographique, ni de l’installation, ni de la production de Claude Lévêque ; il s’agira plutôt d’envisager une pratique relativement récente au travers du travail d’un de ses représentants français le plus audacieux, et le plus en vue actuellement. Les remarques précédentes nous conduisent maintenant à nous pencher sur l’état actuel des recherches. Il faut alors envisager d’un coté les ouvrages consacrés à l’installation et de l’autre ceux destinés à l’œuvre de Claude Lévêque. Concentrons nous ainsi sur le premier terme évoqué. L’installation est aujourd’hui une pratique qui s’est largement démocratisée chez les artistes contemporains, entraînant ainsi la parution d’ouvrages qui y sont consacrés. Force est de constater que ces ouvrages sont, dans leurs grandes majorités, parus en anglais. En France, deux volumes, intitulés Installations, l’art en situation5 ainsi que 4 Sept questions à Claude Lévêque, in Nova Magazine, juillet - août 1996. Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Installations, l’art en situation, Thames & Hudson, Paris, 1997. 5 9 Installation II, l’empire des sens6, furent publiés aux éditions Thames & Hudson. Il s’agit là des deux seuls ouvrages traduits de l’anglais consacrés exclusivement au problème de l’installation. Ce thème, s’il apparaît dans une large partie des ouvrages recensant aujourd’hui les pratiques contemporaines artistiques, reste un sujet de recherche spécifique, semble t-il, mineur chez les historiens et critiques d’art actuel. Dans un second temps, tentons de faire état des recherches existantes aujourd’hui sur Claude Lévêque. Signalons tout d’abord que deux monographies sont parues. La première, signée de Michel Nuridsany fut publiée en 19867 alors qu’une seconde fut écrite par Eric Troncy en 20018. Quinze années les séparent et témoignent d’une activité qui tend à s’émanciper de ses influences, évoluant formellement jusqu’à obtenir une identité visuelle propre. À cela s’ajoutent de nombreux catalogues d’expositions personnelles et collectives témoignant d’une production pléthorique. La presse spécialisée nationale se fit également le relais du travail de Claude Lévèque. De ses débuts, en 1982 (déjà par l’intermédiaire de Michel Nuridsany9), à aujourd’hui, cette tendance n’aura fait que se confirmer, sans jamais cesser de s’intensifier. Ces articles permettent aujourd’hui de réapprécier le travail de Lévêque tout en le replaçant dans un certain contexte historique. Notre analyse sera constituée de trois chapitres principaux, chacun divisés en plusieurs sous-parties. Le premier chapitre de notre étude sera consacré au problème de l’installation. Nous reviendrons alors sur ses origines, afin de replacer son apparition au sein du contexte artistique et intellectuel en place dans les années 1960. Nous tenterons de percevoir ce qui a motivé l’émergence d’une telle forme d’art, et en quoi celle-ci répond à de nouvelles préoccupations des artistes mais également du public. Pour bien envisager la réalité d’une installation nous reviendrons ensuite sur les éléments constitutifs de celle-ci. Nous analyserons, à travers différents exemples, la place prise, entre autres, par la lumière et le son, participant à la constitution d’un art immersif et sensoriel. Il sera alors temps de nous confronter à la place que cette forme artistique occupe dans la création plastique française, et ce, depuis la fin du 20ème siècle. Nous tenterons alors de rendre compte des représentants principaux de l’installation en France, son accueil par la presse et les motifs de son succès. Cette dernière sous-partie, nous conduira alors à nous intéresser plus spécifiquement au travail de Claude Lévêque. Ainsi après l’étude générale visant à définir, de façon contextuelle, conceptuelle et pragmatique, les réalités de l’installation, nous envisagerons ce mode de présentation artistique via la production de cet artiste. Le second chapitre de notre étude sera donc une présentation générale de l’œuvre de Claude Lévêque de 1982 à 2006. Nous envisagerons son travail à travers trois périodes cristallisant différentes préoccupations par rapport à l’objet, à l’espace et au sens. La première 6 Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Installation II, l’empire des sens, Thames & Hudson, Paris, 2003. 7 Michel Nuridsany, Cérémonies secrètes, APAC, Nevers, 1986. 8 Eric Troncy, Claude Lévêque, Hazan, Paris, 2001. 9 Michel Nuridsany, Claude Lévêque, Art Press n°58, avril 1982, P.16. 10 période s’échelonne de 1982 à 1991. Lévêque y développe les thèmes de l’enfance ; de son enfance plus précisément. Ces souvenirs où se mélangent nostalgie et mise à la marge, prennent forme dans des environnements narratifs. L’objet est alors mis en scène par la lumière et le son et place le visiteur face à des univers au référent autobiographique à peine dissimulé. Ce travail trouvera son aboutissement au début des années 1990, lorsqu’il décide de s’éloigner de sa biographie pour des préoccupations plus collectives. Là encore, le sentiment d’exclusion, la désillusion face au monde contemporain resteront des moteurs de création. Mais cette fois, son art prendra forme dans les lieux même de la vie. Il investit alors des appartements dans des barres HLM à Nevers, à Bourges, une piscine désaffectée près de Laval, mais aussi une chambre d’étudiant dans une résidence universitaire de Poitiers. Dans ces lieux il s’attachera à révéler une réalité tintée de désenchantement. Cette phase plus "sociale" de sa production prendra forme de 1992 à 1997 et constituera la deuxième partie de ce chapitre. Suite à cet intérêt manifesté par rapport au lieu, Claude Lévêque va radicaliser un peu plus sa volonté de créer des espaces d’immersions. Cette troisième période de son travail, débutée en 1998 et figurant toujours au cœur de ses préoccupations actuelles, se caractérise par des espaces créateurs d’émotions via une activation des sens du visiteur. Ces espaces, réquisitionnant autant la vue que l’ouie ou encore l’odorat (et parfois même le goût…), sont des lieux d’expérience et de confrontation avec l’univers de l’artiste. Univers à la fois tragique et onirique, témoin d’une époque où la violence se dissimule derrière l’industrie du rêve. Pour finir, nous envisagerons trois thèmes propres aux installations de Claude Lévèque, témoignant de cette forme d’art comme d’une entreprise pluri-sémantique. Pour étayer notre réflexion, nous formulerons nos exemples à partir de travaux appartenant à cette dernière décennie. Dans un premier temps, il s’agira d’évoquer l’installation comme une pratique visant à exalter la mémoire d’un lieu. Ces installations in situ, sont autant de reformulations artistiques permettant de rendre compte des réalités historiques ou géographiques d’un lieu. Ensuite, il sera question de la présence du corps du visiteur à l’épreuve de l’installation monochrome. Nous appuierons alors notre réflexion sur les recherches de Joseph Beuys ainsi que sur celles de Johann Wolfgang von Goethe pour émettre certaines hypothèses. Enfin, nous envisagerons l’installation comme un voile levé sur la réalité. Les productions de Lévêque dérangent, oppressent, torturent presque. Alors que la réalité ne fournit que d’hypocrites illusions, celles-ci cherchent à lever le masque et ainsi dévoiler la tromperie aux yeux de tous. A la lueur de ce qui vient d’être énoncé, on peut dors et déjà percevoir les problèmes que soulèveront notre sujet. Il s’agira dans un premier temps d’envisager la naissance d’une pratique, en déterminer son fonctionnement et en donner des exemples singuliers. L’art de Claude Lévèque viendra alors orienter notre recherche sur l’utilisation spécifique de ce médium. Se poseront alors diverses interrogations quand à l’œuvre de l’artiste lui-même. Nous réfléchirons à son évolution, aux traits caractéristiques de son œuvre mais surtout à la 11 façon dont l’installation a pu répondre, par sa forme même, à la création d’un art polysensoriel et dénonciateur. 12 INTRODUCTION AU CHAPITRE PREMIER : Un « cyclope paralytique »10. C’est par cette dénomination que Pablo Picasso qualifiait, avec l’ironie qu’on lui connaît, le spectateur de la peinture dite traditionnelle. Il fallait voir dans cette expression la volonté de décrire le comportement figé, statique et concentré de ce même spectateur fixant attentivement la surface picturale de la toile. Le premier chapitre de notre étude sera l’occasion d’admettre que ce qui était vrai, il y a encore moins d’un siècle, aura été infirmé par les formes adoptées par l’art au coeur des années 1960. Ces formes artistiques nouvelles, auxquelles appartiennent notamment la performance et l’installation, auront permis au spectateur d’entrer directement dans le "champ" de l’œuvre. Son statut passe alors d’observateur périphérique et contemplatif à celui d’observateur actif, dont la présence effective est réquisitionnée pour donner à l’œuvre toute sa raison. Cette évolution (qu’il serait peut être plus à même de qualifier de révolution, tant cela à modifié définitivement la création et la perception des œuvres d’art), est le fruit de successifs changements du statut de l’objet d’art opéré au vingtième siècle. Ces changements, que nous essaierons de cibler dans un premier temps, nous conduiront à constituer un diaporama sélectif des courants artistiques de la première moitié du siècle précédent. Là encore, il serait impossible de rendre compte intégralement de tous les projets et de toutes les démarches qui ont eu pour but d’abolir la frontière signifiant le champ de l’art et celui du réel. Néanmoins, en tâchant d’en envisager les moments clés, l’idée d’installation, rattachée à un contexte artistique propice à toutes les audaces, apparaîtra, semble t-il, de façon plus logique et plus explicite au lecteur. Les bases historiques ayant été établies, une confrontation avec cette forme d’art sera pour nous l’occasion d’aller plus en avant dans notre recherche. C’est alors aux formes même de l’installation que nous nous intéresserons, en prenant l’exemple de diverses réalisations témoignant de caractéristiques particulières. Nous envisagerons alors les installations mises en place pour les musées, les galeries ; également celles qui, plus architecturales, investissent des sites non-spécifiques à l’art et que l’on qualifie d’œuvres in situ. Enfin nous verrons des exemples de dispositifs usant des technologies modernes, telles que la vidéo, pour prendre forme. Ces considérations générales nous conduiront à resserrer notre étude afin d’introduire de façon plus pertinente l’œuvre de Claude Lévèque. Nous focaliserons alors, l’espace d’une dernière partie, notre analyse sur cette forme artistique en France. Après un bref rappel concernant la politique culturelle française, il sera question de l’apparition de l’installation durant les années 1970 ; cela sera également l’occasion de revenir sur certaines grandes figures hexagonales de cette pratique. Nous porterons aussi notre attention sur certaines 10 Expression de Pablo Picasso reprise par Éliane Burnet dans le magazine Art press de mars 2006. L’article est intitulé : Les aires de réactivité de Claude Lévêque. 13 réserves émises par la presse de l’époque quant à la pertinence de ce médium en pleine éclosion. Cette mise en contexte historique, conceptuelle et géographique nous permettra dans la suite de cette recherche de nous concentrer, de manière quasi exclusive, au travail de Claude Lévêque qui constituera alors un exemple de référence quant à l’utilisation de l’installation en France, et ce, depuis la fin du 20ème siècle. 14 I. AUX ORIGINES DE L’INSTALLATION : S’intéresser à la genèse d’un mouvement artistique est un exercice qui, dans une majorité des cas, s’avère relativement clair. On retrouve bien souvent à l’origine de ceux-ci des textes, manifestes ou articles de presse, qui regroupent sous une dénomination commune un ensemble d’artistes ou de pratiques aux ambitions plus ou moins similaires. Vouloir donner un historique à l’installation est un travail relativement différent. En effet, nul texte ne nous permet d’en donner une origine précise, qui serait bien limitée tant chronologiquement que géographiquement, ou qui attesterait de personnalité déterminante à la création d’une telle pratique. Rappelons alors que ça n’est pas à un mouvement artistique que nous avons affaire ici, mais bien à une forme de création en tant que telle. Remonter aux sources de l’installation est un exercice qui se trouve être particulièrement délicat et qui ne se satisfait pas d’une recherche historique purement visuelle. Dans l’introduction de l’ouvrage intitulé Art, action et participation, Frank Popper insiste alors sur ce point : « La différence fondamentale entre un tombeau égyptien ou une cathédrale gothique, et un « environnement » moderne tient au fait que ce dernier a été conçu comme une proposition spatiale autonome invitant le spectateur à établir un paradigme critique, esthétique ou idéologique, et ne constituant pas le simple reflet d’un contexte socio-historique. »11. Ainsi il ne s’agit pas seulement de jeter un œil rétrospectif dans l’histoire de l’art afin de chercher des formes de proto-installations, mais plutôt d’analyser les différentes évolutions du statut de l’objet d’art qui ont permis à cette pratique de se développer. Pour débuter notre genèse, il semble nécessaire de remonter à la seconde moitié du ème 19 siècle, afin d’appréhender la notion de Gesamtkunstwerk, que l’on peut traduire par œuvre d’art totale, élaborée par Richard Wagner12. Ce concept, inspiré de la tragédie d’Eschyle, se définit comme la réunion de différentes formes d’art dans le cadre de l’opéra. Cette idée de convergence artistique fut reprise notamment par Walter Gropius13, fondateur du Bauhaus, afin de réunir au sein de l’espace de la communauté les différents aspects de la création. Dans le chapitre intitulé Vers l’installation, de l’ouvrage Installation, l’art en situation14, il est ajouté que cette notion ne peut permettre l’installation que si elle est mise en rapport avec les propos de Walter Benjamin15 évoquant le spectacle moderne de la consommation des grandes villes d’Europe et leurs rutilantes galeries marchandes. Selon les mêmes auteurs, il est indiqué un peu plus loin que l’installation est rendue possible s’il y a 11 Frank Popper, Art, action et participation, Klincksieck, Paris, 1985, P.12. Richard Wagner (1813-1883), compositeur allemand et théoricien de la musique. Son influence sur la musique occidentale et en particulier l’opéra est immense. 13 Walter Gropius (1883-1969), architecte et théoricien allemand naturalisée américain. Fondateur du Bauhaus à Weimar en 1919, il participa à la genèse de l’architecture moderne. Il émigra en 1937 aux Etats-Unis, où il enseigna à Harvard et fonda l’agence d’architecture TAC. Cf. Le petit Larousse 2006, op.cit. 14 Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Installations, l’art en situation, Thames & Hudson, Paris, 1997, P.15. 15 Walter Benjamin (1892-1940), écrivain et philosophe allemand. 12 15 « collaboration entre les différentes formes d’art et la culture de masse du capitalisme mercantile. ». Ces idées, si elles ne participent pas encore à donner une base à l’installation, introduisent tout de même les éléments nécessaires à la constitution de celle-ci. Ces éléments sont à la fois l’espace et l’objet. L’espace comme lieu de réunion des arts. L’objet comme référent culturel commun tel que le produit la société de consommation. Ces propos, faisant états de précédents théoriques, conduisent naturellement notre étude vers des exemples appartenant au champ des arts plastiques, et nous mènent alors au cœur des mouvements d’avant-garde du début du siècle dernier. C’est, en effet, à cette période de profonds bouleversements picturaux que l’objet d’art voit son champ pénétré d’éléments constitutifs du réel. A. L’objet réel dans le champ de l’art Pour illustrer ce constat, il nous faut tout d’abord évoquer le mouvement cubiste. Il ne s’agit cependant pas de revenir sur les innovations picturales de ce groupe mais sur l’apparition d’objets constitutifs du réel dans le cadre de l’œuvre. En mai 1912, Picasso réalise son premier collage qu’il intitule Nature morte à la chaise cannée [illustration n°1]. Il marie dans une seule et même œuvre la peinture, le collage et l’objet réel. En utilisant ce procédé, l’artiste réunit et confronte, en un seul et même ensemble, la réalité effective et la réalité picturale. La frontière séparant le collage présenté sur un fond plat à l’assemblage en trois dimensions s’est amoindrie et sera finalement franchit par le même Picasso qui conservera cependant une volonté de présentation frontale. Les collages cubistes constituent, semble t-il, le premier vrai pas plastique vers l’installation. L’introduction de l’objet dans le champ de l’art constitue une étape fondamentale et fondatrice et le ready-made duchampien va alors apporter sa part nécessaire à la construction de l’édifice. Après avoir officié en tant que peintre, Marcel Duchamp16 entreprend dès 1913 la réalisation de ready-made. Sous ce terme anglo-saxon il désigne un objet "tout fait" et qui sera présenté en tant qu’oeuvre d’art. Cela sous-entend alors que le choix de l’artiste est déjà acte de création. Le premier ready-made réalisé s’intitule Roue de bicyclette, [ill. n°2] duquel suivront notamment le Porte bouteille en 1914 et la célèbre Fontaine en 1917. L’objet issu du réel n’est plus seulement utilisé comme élément s’ajoutant à la composition, il est l’œuvre à part entière. En faisant de l’objet issu des industries de production un objet d’art à part entière, Marcel Duchamp ouvre la voie à un élargissement des pratiques artistiques. Le champ de l’art n’est alors plus exclusivement pénétré par des objets produits par le savoir-faire des artistes, il l’est également par des objets confectionnés à la chaîne, sans volonté esthétique particulière. L’objet ne fait alors plus référence qu’à lui-même tout en étant débarrassé de sa fonction utilitaire initiale. Ce statut particulier de l’objet entraîne alors une réflexion sur la culture de 16 Marcel Duchamp (1887-1968), peintre et sculpteur français naturalisé américain inventeur du ready-made. 16 masse, sur ce que produit la société et comment elle le produit. Cette question sera déterminante pour l’installation et nous ne manquerons pas de l’évoquer dans les chapitres qui suivront. Qui plus est, l’apport de Duchamp quant à l’élaboration de l’installation ne se limite pas à cela. Dans un entretien avec Georges Heard Hamilton, il évoque le fait qu’il donnait une légère impulsion à la roue de bicyclette afin de laisser celle-ci doucement tourner. Il souhaitait la voir en mouvement « comme un feu dans un âtre »17. En ayant la volonté d’instaurer dans l’espace de l’atelier ce mouvement, Duchamp agit directement sur l’espace lui-même. Celuici entre alors directement en interaction avec l’œuvre et participe à la perception de cette dernière. Cette volonté d’interaction au sein de l’espace se manifestera également dans la création de la Porte, 11, Rue Larrey, qu’il mit en place en 1927. Cette porte servait pour deux chambranles ce qui signifiait que lorsque l’un était ouvert, l’autre s’en trouvait immanquablement clos. Cette mise en situation de l’espace suscitera l’intérêt grandissant des artistes autour du premier quart du 20ème siècle. B. L’espace et l’œuvre Autour des années 1920, en Russie, les artistes constructivistes Vladimir Tatline18 et El Lissitzky19 apportent au travers de leurs recherches d’autres éléments déterminants concernant la mise en situation de l’espace par l’élément plastique. Le premier, soucieux de l’organisation intérieur de l’espace (il participa notamment à la décoration du Café Pittoresque de Moscou en 1917), conçoit en 1919 le Monument à la IIIe Internationale [ill. n°3]. Ce projet, est conçu de deux spirales enlacées exécutant un mouvement ascensionnel et hélicoïdal. Le monument est composé de quatre volumes connaissant chacun un mouvement de rotation sur son axe. La fréquence de ces mouvements diffère et se fait plus rapide de la base (un tour à l’année) au sommet (un tour par heure). Selon l’artiste il s’agit d’ « une union des formes purement artistiques (peinture, sculpture, et architecture) dans un but utilitaire »20. L’espace architecturé, alors envisagé comme le point de réunion de différentes formes d’art, devient le symbole du renouveau de la société moderne. El Lissitzky, lui, agit directement sur l’espace muséal. En accrochant lors de l’exposition russe de Berlin de 1923 ses Prouns (pour Pro-Ounovis), il vise à les faire interagir avec l’espace de la galerie. Ces éléments plastiques soulignaient alors l’architecture du lieu et illustraient une nouvelle approche spatiale et temporelle de l’art. Chez ces deux artistes les considérations demeurent architecturales, mais 17 Entretien extrait de Conversation with George Heard Hamilton, audio arts, vol. 2, n°4, 1975, mentionné dans l’ouvrage : Installations, l’art en situation, op.cit. P. 11. 18 Vladimir Tatline (1885-1953), peintre, sculpteur et architecte russe. Un des principaux maîtres du « constructivisme ». 19 El Lissitzky (1890-1941), peintre, designer et théoricien soviétique. Il mit en place ses Prouns lors de la Grosse Berliner Kunstaustellung en 1923. 20 Phrase de l’artiste tirée de Gray, Camilla, The russian experiment in art, Londres et New York, Thames & Hudson, 1971, édition révisée, 1986, p.225 et mentionnée dans l’ouvrage : Installations, l’art en situation, op.cit. P. 16. 17 il faut tout de même considérer la part d’innovation mise en place par ces pratiques. L’espace devient la scène d’investigations dans lequel les éléments plastiques "agissent" et donnent à voir une relecture du lieu. À Hanovre, Kurt Schwitters21 entreprend la réalisation de son Merzbau [ ill. n°4] à partir de 1919 et tout au long des années 1920. Par la dénomination Merz, il signifiait les formes d’expression artistique qu’il présentait. Comme Dada, ce terme n’était censé détenir aucune signification et était issu du mot Commerzbank. Le Merzbau peut être considéré comme une création artistique totale, où sont organisés dans un même espace de multiples éléments assemblés. Schwitters agit directement sur son lieu de vie, sur son univers direct en juxtaposant des objets n’étant pas forcément issus du champ de l’art. Ce qui est alors particulièrement important et fondamental quant à l’élaboration de l’installation comme moyen de présentation artistique, c’est la notion de globalité que contient l’œuvre de Kurt Schwitters. Elle s’appréhende en effet de manière globale, c’est ici un espace organisé qui est donné à voir et non les éléments le constituant. Il s’agissait dès lors d’un environnement où le visiteur pouvait circuler. Bien qu’il adopte, là encore, une forme plus proche de l’architecture, le Merzbau, cet assemblage total, apparaît aujourd’hui comme un précédent direct de l’installation. Au travers des exemples précédemment envisagés, nous pouvons nous rendre compte que deux types de réflexions serviront de fondement à la création de l’installation. Il y a d’un côté le problème de l’objet, auquel Marcel Duchamp et les artistes cubistes (entre autres…) apportèrent chacun de nouvelles perspectives, et de l’autre, le problème de l’espace qui nourrissait notamment les recherches des artistes constructivistes. Kurt Schwitters, par la construction de son Merzbau semblait faire le lien entre ces différentes introspections. Cependant, son œuvre apparaît comme quelque peu à part de par son caractère que l’on pourrait qualifier d’obsessionnel et total. Son influence à court terme semble avoir été relativement moindre alors que se généralisait, au cœur de mouvements émergents, la volonté d’agir directement sur l’espace d’expositions. En 1946 Lucio Fontana22 réalise le Manifeste blanc, dans lequel il développe l’idée de réaliser des œuvres, plus particulièrement des sculptures, qui utiliseraient l’espace comme matériau. En 1949, Lucio Fontana investi un peu plus le champ du spatialisme et publie le Second Manifeste blanc. Dans ces écrits il mentionne alors sa volonté de rompre avec la planéité traditionnelle de l’image afin d’intégrer celle-ci à l’espace de la galerie. L’œuvre d’art doit faire échos à son environnement et répondre à ses particularités. Pour rendre cela possible, Fontana se décide à agir directement à la surface de la toile. Son intervention consistera alors à en malmener la matière en lui assenant des perforations (nommées bachi ou 21 Kurt Schwitters (1887-1948), peintre, sculpteur et écrivain allemand. Il contribua au mouvement Dada et au constructivisme. 22 Lucio Fontana (1899-1968), peintre, sculpteur et théoricien italien. Principal animateur du spatialisme de 1947 à 1952. 18 béances en français) mais également des lacérations. Radicalisant un peu plus sa démarche, il intervient de façon similaire à la surface d’une sphère et poursuit ses actions sur l’environnement spatial de l’œuvre. Toujours en 1949, il réalise avec l’aide de l’architecte Luciano Baldessari sa première installation spatialiste intitulée Ambianze Spaziale. Dans un espace plongé dans la pénombre totale, il installe d’abstraites formes dont la fluorescence est rendue possible par l’utilisation de la lumière noire23. L’espace est revisité, ses qualités proprement architecturales sont soulignées. L’œuvre d’art s’appréhende alors dans la relation qu’elle entretient avec son environnement. Fontana agit sur l’espace au travers de ses œuvres, qui en deviennent le révélateur et qui participent à la création d’un environnement global dans lequel les deux éléments doivent être considérés. Son apport à l’installation en tant que forme artistique autonome se perçoit alors dans la volonté d’intervenir et de souligner les qualités proprement physique d’un espace. Cette volonté, liée principalement à l’architecture du lieu, entraîna l’utilisation de matériaux modernes, tels que le néon, illustrant ainsi l’élargissement du champ de l’art par l’emprunt de forme nouvelle dans le cadre de l’œuvre. Mis en rapport avec l’installation "moderne", les travaux de Fontana expriment pareillement cette notion de globalité, l’idée que l’œuvre présentée doit être perçue dans l’ensemble de son espace et non pas de manière isolée. Ce concept sera envisagé, parmi d’autres, dans le discours des acteurs de l’art minimal dans les années 1960. Donald Judd24 qualifiait ses sculptures minimales d’ « objets spécifiques » car il fallait voir dans ses œuvres un élément simple dont la cohérence n’était pas dépendante de la relation des éléments la constituant. Cette simplicité de forme sousentendait alors que l’objet était visible dans une globalité architecturée. Dans son ouvrage consacré à l’art minimal, Ghislain Mollet-Viéville déclare : « devant cette neutralité, le regard du spectateur n’a d’autre choix visuel que de se diriger de l’objet vers son environnement. » Il ajoute : « l’œuvre d’art minimale tend à mettre en adéquation sa présence matérielle et l’expérience spatiale et temporelle que peut en faire son spectateur. »25. L’espace de présentation des œuvres est considéré comme un élément fondamental à l’appréhension de cette dernière, la perception de l’objet s’effectue alors en ayant conscience de son environnement. Cette remarque nous permet alors de revenir sur l’origine du mot installation. Comme il a été dit dans l’introduction, ce mot renvoyait à une certaine façon de mettre en place les œuvres dans l’espace du musée ou de la galerie. L’installation spécifique de l’œuvre minimale dans l’espace d’exposition avait alors pour fonction de mettre en valeur certains rapports physiques qui s’effectuaient entre l’œuvre et son espace. Outre le simple fait que l’art minimal participe à expliciter le terme d’installation, celui-ci évoque la nécessité de la confrontation du regardeur avec les éléments artistiques. Il est alors le témoin de la tension 23 Cette lumière à ultraviolet, fut créée en 1921 par le physicien américain Robert Williams Wood (1868-1955). Elle est connue sous l’appellation de « lumière de Wood » ou « lumière noire ». 24 Donald Judd (1928-1994), sculpteur et théoricien américain. 25 Ghislain Mollet-Viéville, Art minimal et conceptuel, Skira, Genève, 1995. 19 créée par la matière au sein de l’espace et sa présence ne sous-entend plus que le rapport à l’objet est uniquement visuel, mais que cette confrontation requiert, afin de mieux traduire une réalité, la qualification d’expérience. C’est dans ce rapport d’immersion physique que l’art minimal s’avère nécessaire à l’accomplissement de l’installation. En effet, cette notion d’immersion présuppose la présence physique concrète du visiteur, afin qu’il fasse de sa rencontre avec l’œuvre une expérience physique et psychologique. L’art depuis la fin des années 1950, en élargissant ses formes à celles des activités humaines a fait du public un témoin nécessaire. C. La mise en situation du spectateur Au détour des années 1960, les frontières historiques des arts plastiques éclatent, l’installation va alors se développer en puisant dans les pratiques naissantes les éléments nécessaires à son aboutissement. Nous avons précédemment évoqué l’apparition de l’objet dans le cadre de l’œuvre ou en tant qu’œuvre effective. Nous avons également considéré la notion d’espace comme nouvelle préoccupation artistique ; à la fois comme lieu de réunion des différents médiums mais également comme espace physique qui interfère avec l’objet qu’il accueille. Penchons nous enfin sur ce qui apparaît comme le dernier point nécessaire à la notion d’installation, c'est-à-dire la juxtaposition de l’art et de la vie qui amènera à reconsidérer le rôle du spectateur face aux nouvelles formes artistiques. Cette fusion entre l’art et la vie est un problème auquel l’art du 20ème siècle s’est largement confronté. Après avoir emprunté au réel ses objets, comme nous l’avons évoqué auparavant, l’art s’est attribué ses acteurs. Ainsi, au début des années 1960, se développent aux Etats-Unis les pratiques du happening et de la performance. Ces dernières, précédemment utilisées par les artistes du futurisme et du dadaïsme, connurent une nouvelle impulsion sous l’action de John Cage26 au Black Moutain College. Sous ces termes étaient désignées des actions dont les gestes de l’artiste faisaient œuvre. Les œuvres de Jim Dine27 et de Claes Oldenburg28 nous permettent d’envisager des exemples significatifs d’happening. Ces artistes, appartenant au mouvement Pop se mettaient en scène dans des environnements qu’ils avaient créés et dans lesquels le public était convié à prendre place. En 1960, avec The Car Crash, Jim Dine cherchait à reconstituer les sensations que pouvait produire un accident de voiture. Le public se trouvait alors « bombardé de sensations qu’il devait organiser par lui-même » pour reprendre les mots d’Edward Lucie-Smith29. La forme éphémère de ces manifestations octroyait au public un rôle privilégié et indispensable à l’accomplissement de l’œuvre. En 26 John Cage (1912-1992), Compositeur américain, il introduit dans la musique la notion d’indétermination dans la composition et celle d’aléatoire dans l’exécution. 27 Jim Dine (né en 1935) artiste américain représentant du pop art. 28 Claes Oldenburg (né en 1929), artiste américain représentant du pop art. 29 Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, Thames & Hudson, Paris, 1999. P. 156. 20 Europe, les happenings (auxquels on attribue plus généralement le terme d’évènement) sous l’impulsion des artistes du mouvement Fluxus et de Joseph Beuys30 plus particulièrement, empruntent une forme plus marquée politiquement. En 1965, celui-ci réalise une performance qu’il intitule Comment expliquer les peintures à un lièvre mort [ill. n°5] à la galerie Alfred Schmela à Düsseldorf. Tenant un lièvre mort sur ses genoux, Beuys, la tête recouverte de miel et de feuille d’or, entrepris de raconter à l’animal ce qu’il y avait à voir dans la galerie. Beuys expliqua qu’ « un lièvre comprend plus de choses que beaucoup d’êtres humains avec leur rationalisme obstiné. »31. Le public était ici invité à rester hors de l’espace de la galerie, et à visualiser l’action à travers les fenêtres, laissant l’artiste et le lièvre dans une proximité exclusive. Parfois le rôle du public était plus spécifiquement actif, on pense alors aux actions de Yoko Ono32, Valie Export 33 ou de Marina Abramovic34 par exemple. Cette dernière, réalisant en 1974 une performance de la série « Rhythms », intitulée Rhythm 0 [ill. n°6], mis à disposition du public soixante-douze objets qu’il pouvait librement utiliser sur son corps. Complètement mise à nue, la performance s’arrêta lorsqu’un revolver fut introduit dans sa bouche. Au cours de cette mise en situation du corps de l’artiste par les gestes du public, celui-ci se voit dépositaire du déroulement artistique de l’action. Le spectateur voit alors son rôle évoluer par le système de présentation artistique qui lui est donné à voir. Il ne se situe plus dans le cadre d’une confrontation purement visuel à l’œuvre, mais il s’agit pour lui de s’impliquer physiquement dans la "réalité" de celle-ci. Cette implication peut également appeler sa participation effective, mettant l’artiste dans une situation réceptive des gestes du public. Le déplacement du rôle du spectateur sous-entend que le rôle de l’artiste évolue d’une façon analogue ; c’est au travers de sa propre mise en scène que va se renouveler l’expérience sensorielle du spectateur. L’union entre l’art et la vie s’exprime alors dans la capacité qu’ont eu les artistes à intervenir dans un champ alors en marge de celui de l’art. En empruntant au réel ses acteurs et ses formes, il ne s’agissait plus de montrer une restructuration plastique de celui-ci, mais une relecture directe exprimée au travers d’une certaine mise en scène du corps. Pour autant il ne s’agissait pas de théâtre (les œuvres n’avaient pas pour but de raconter des histoires, de constituer une intrigue, etc.), mais plutôt de gestes à valeurs symboliques qui résonnaient de façon sensorielle et intellectuelle sur le spectateur. 30 Joseph Beuys (1921-1986) « Mythe vivant de la scène artistique allemande, [il] puisait le pouvoir quasi chamanique de son œuvre dans une scène primitive dont il sortit « sauvé ». Pilote dans la Luftwaffe pendant la dernière guerre, il fut abattu derrière les lignes ennemies dans un petit village russe où il fut soigné par des onguents traditionnels de la tribu de Tatars qui l’avait recueilli. Pour Beuys, l’art est l’instrument d’une résurrection et son aspect conceptuel doit fonctionner comme une thérapeutique. Après une période de sculptures […], Beuys s’engage, dès le début des années soixante, dans une remise en question radicale des pratiques artistiques. » Cf. Histoire de l’art du moyen âge à nos jours, Larousse, 2003. P. 866. 31 Cette phrase est tirée de l’ouvrage de Michael Archer, L’art depuis 1960, op.cit. P.107. 32 Yoko Ono (née en 1933), artiste japonaise dont les œuvres sont marquées par une volonté pacifiste. 33 Valie Export (née en 1940), artiste britannique réalisant des performances aux échos féministes. 34 Marina Abramovic (née en 1946), artiste serbe qui faisait de ses performances un acte d’investissement corporel extrême. 21 Ces interventions connurent un succès considérable à partir des années 1960, et influencèrent les différentes formes d’art corporel qui apparurent les décennies suivantes et dont les formes se firent encore plus radicales. Par rapport à notre étude, ces exemples apparaissent alors comme particulièrement fondateurs. Dans une installation l’apport du public est primordial, c’est lui qui va donner sens à ce qui lui est donné à voir. En agissant sur les sens et sur la mise en situation du visiteur dans l’espace, c'est-à-dire sa présence concrète confrontée aux rapports entretenus par les éléments constitutifs, celui-ci doit être en position de faire naître une certaine idée inhérente à l’œuvre. L’installation, au travers de cet historique, apparaît comme le fruit de diverses évolutions conceptuelles artistiques. Ces évolutions ont directement agit sur les éléments constituants de l’œuvre, son espace de présentation et les circonstances de visualisations offertes au visiteur. Au travers des trois points principaux évoqués que sont l’objet, l’espace et le public, tachons de synthétiser les informations énoncées afin de replacer l’apparition de l’installation dans un contexte clairement établi. L’installation sous-entend tout d’abord un certain rapport entre l’espace et l’objet. L’apport des avant-gardes du début du siècle va permettre à l’objet issu du quotidien de franchir la frontière de l’art. Il sort de sa réalité utilitaire pour pénétrer celle des symboles. L’objet agit alors comme un indice culturel, un indice contenu dans l’œuvre et signifiant une certaine idée de la société productrice de bien de consommation. Insistons encore une fois sur le fait que l’objet ne se substitue pas à l’œuvre (comme cela peut être cas avec le ready-made ou l’objet est présenté dans son aspect le plus brut en tant qu’oeuvre) mais qu’il en est une part constituante. L’objet est agencé dans un certain espace, c’est sa disposition spécifique, déterminé par l’artiste, qui va faire œuvre. L’objet peut alors souligné un espace, en exalter les caractéristiques physiques autant qu’il peut agir de façon à en fausser délibérément la perception. La disposition spécifique de l’objet entraîne également une certaine narration, dont l’espace va permettre la confrontation avec le visiteur. L’espace devient un lieu de circulation au sein duquel s’appréhende une mise en situation de l’objet. Le public n’entre pas dans une relation frontale ou circonvulatoire comme cela était le cas, respectivement, pour la peinture ou la sculpture, mais dans une situation d’immersion. L’installation enveloppe son visiteur afin de favoriser son impact sensoriel. C’est alors la relation qui se joue entre les objets, en tant que référents culturels et symbolique, et l’espace, en tant que lieu de convergence des différents stimuli sensoriels, qui va permettre au public de donner à l’œuvre son sens. Sa présence effective est donc nécessaire car il sera le témoin privilégié d’une certaine tension physique qui va permettre la création d’interprétations psychologiques. Il faut alors considérer l’installation comme la réunion d’éléments polysensoriels (son, lumière, odeur…) au sein d’un espace constitué d’éléments 22 qui attestent d’une culture spécifique et dont la relation créée sera lieu d’interprétation pour le visiteur. 23 II. LES FORMES DE L’INSTALLATION Les premières formes d’installations apparurent de façon quasi simultanée en Europe et aux Etats-Unis aux alentours de 1965. Il faut souligner que le terme d’installation n’est apparu que plus tard, on préférait alors qualifier les productions qui relèvent de cette pratique d’œuvres environnementales. Ces dénominations distinctes sous-entendent quelques disparités qu’il convient tout d’abord d’envisager. Il faut bien garder à l’esprit que le terme d’installation, selon l’utilisation qui en était la sienne dans les pays anglo-saxons, servait à désigner la disposition d’éléments artistiques dans le cadre de l’exposition. On peut alors penser que l’on qualifia d’environnement les œuvres tridimensionnelles dans lesquelles le visiteur pouvait pénétrer, afin de définir avec précision ce qui était présenté. Le terme d’environnement renvoie à la vocation immersive et englobante de cette forme de création. Le spectateur est invité à prendre place au sein d’éléments qui vont former, à proprement parler son "environnement". Le second point sur lequel nous pouvons nous attarder, concerne la notion d’environnement, pas uniquement par ses particularités physiques, mais, dans sa vocation à constituer « le cadre de vie de l’individu »35. Ainsi, le spectateur est plongé dans un "univers", qui, imaginaire ou non, est (re)composé par l’action de l’artiste. Il est alors placé dans une situation où son appréhension de l’espace le conduira à formuler une interprétation de l’expérience qui lui est donnée à vivre. C’est à partir des années 1980 que l’on utilisa le terme d’installation pour caractériser des œuvres dans lesquelles le spectateur avait la possibilité de déambuler. La définition moderne de l’installation a en commun avec celle que nous avons évoquée plus haut, la notion d’organisation des éléments au sein de l’espace. Cette ressemblance entraîne également ce qui va constituer la différence essentielle : il s’agit à présent d’une œuvre d’installation et plus uniquement d’une installation d’œuvres. Autrement dit, là où les œuvres devaient être envisagées dans leur unicité, s’est substituée une prise en compte globale de l’espace présenté. Dans une majeure partie des cas, les productions relevant de ce type de pratique, sont aujourd’hui caractérisées du terme d’installation, englobant ainsi la notion d’environnement. Néanmoins, certaines installations sont qualifiées d’environnementales. Cette précision vise à différencier les propositions qui relèvent de la création d’environnement (déplaçant le spectateur vers l’imaginaire de l’artiste), aux installations qui ont une dimension plus architecturale, et qui s’articulent autour des spécificités de l’espace ou du lieu. Cette partie de notre étude portera sur les différentes formes d’installations apparues depuis la seconde moitié des années 1960. Là encore, la question ne sera pas de recenser tous les types d’installations qui ont pu être mis en place, mais plutôt d’envisager diverses pratiques recouvrant chacune une signification particulière. Dans un premier temps, nous nous 35 Selon la définition donnée dans le dictionnaire Le petit Larousse de l’année 2006, op.cit. 24 arrêterons sur des exemples d’installations plastiques, réalisés pour l’espace d’exposition, des musées ou des galeries, et nous tâcherons d’analyser leurs impacts sur le spectateur. Nous nous intéresserons ensuite aux installations réalisées de façon spécifique à un lieu, qui s’articulent autour de ce dernier et dans lesquelles l’interprétation est possible lorsque le spectateur prend conscience des relations qui se jouent entre l’espace, son contexte, et ce qui est organisé au sein de cet espace. A. L’installation dans l’espace institutionnel Pour étayer notre réflexion, prenons tout d’abord l’exemple d’un artiste pionnier de l’installation : Jannis Kounellis36. Artiste d’origine grecque, représentant de l’ Arte Povera, il utilisa ce médium dès la fin des années 1960. Le terme d’Arte Povera, traduisible par art pauvre, fut instauré par Germano Celant afin de décrire la production spécifique de jeunes artistes majoritairement italiens. L’Arte Povera propose d’investir le champ de l’art par l’utilisation de matériaux bruts et ainsi, recouvrir une dimension sociale revendicatrice. En 1969, Jannis Kounellis met en place à la Galleria l’Attico de Rome une installation sans titre [ill. n°7], à l’intérieur de laquelle onze chevaux sont attachés. Installés face aux murs de la galerie, leur seule présence servait à constituer l’œuvre. Kounellis utilise l’espace dans son entité pour permettre une confrontation à son travail qui se fait polysensorielle. Edward Lucie-Smith écrira au sujet de cette œuvre : « [C’est] une expérience mobilisant tous les sens, autant l’ouïe, le toucher et l’odorat du spectateur, que la vue.»37. Au-delà de l’expérience sensorielle, se devine en filigrane une volonté critique par rapport aux institutions artistiques mais peut être également, de façon plus large, à l’espace de vie sociale de l’individu. En effet, l’Arte Povera apparaît au cœur des mouvements de revendications sociales qui secouèrent l’Europe à fin des Années 1960. L’action de Kounellis dans cette œuvre sans titre consiste à agencer les éléments choisis, il ne s’agit pas d’une création artistique au sens traditionnel du terme. Le spectateur est alors confronté directement aux matériaux "pauvres" car ils ne renvoient à autre chose qu’à eux même et prennent ainsi sens par rapport à certaines considérations sociales. Auteur du concept de « sculpture sociale », l’artiste allemand Joseph Beuys proposa des installations dans lesquelles pouvaient être perçues ses préoccupations tant idéologiques que matérielles. Engagé politiquement auprès du parti étudiant et du parti vert allemand, ses installations, parallèlement à ses performances aujourd’hui célèbres (Comment expliquer les peintures à un lièvre mort en 196538 ou encore I like America and America likes me [ill. n°8] 36 Jannis Kounellis (né en 1936) fût lié à l’Arte Povera. Les œuvres souvent poétiques qu’il élabore témoignent de réflexions sur les notions de nature et de culture. 37 Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, op.cit, P.190. 38 Voir premier chapitre. 25 en 197439…) témoignent d’une attitude contestataire. En 1985, soit une année avant sa mort, Beuys réalisa Plight [ill. n°9] pour la Anthony d’Offay Gallery située à Londres. Considérant cette œuvre comme la synthèse de quarante années de recherche artistique, Beuys lui intégra de nombreux éléments caractéristiques de sa production. Parmi ceux-là, on peut constater la présence du feutre, matière liée à son histoire personnelle (Beuys fut enveloppé dans une couverture de feutre après avoir été recueilli par les Tatars), auquel il attribua un pouvoir surnaturel. L’environnement que constitue ce Plight, est ainsi formé de quarante-trois rouleaux de feutre, doublant les murs, composés chacun de cinq éléments dans deux pièces reliées par une ouverture à mi-hauteur. Au cœur de la première pièce est installé un piano noir à queue sur lequel est disposé un tableau de couleur identique, servant lui-même de support à un petit thermomètre médical. Avant de se prêter à quelques suppositions, le visiteur doit faire l’expérience de l’installation, s’y immerger, se plier à ses contraintes (il se voit dans l’obligation de se baisser pour passer d’une pièce à l’autre), et mettre ses sens à disposition. Constitué de relativement peu d’éléments, Plight suscite chaque sens du spectateur en commençant, bien entendu, par la vue qui permet de prendre conscience de l’organisation de l’espace partagé de la galerie. Se succèdent alors, dans une hiérarchie propre à chacun, l’ouie (le feutre étouffant les voix, les pas des spectateurs), l’odorat (le feutre exhale une odeur qui lui est propre), le toucher (la matière rugueuse du feutre s’opposant à celle, lisse, du bois verni du piano), mais également le goût (obtenu par le pouvoir de dessiccation du feutre). Cette entreprise polysensorielle peut inspirer deux types de sentiments opposés chez le spectateur, un "positif" et l’autre "négatif" pour reprendre les mots de Joseph Beuys40. Le sentiment positif est le fait de l’impression de protection qui se dégage de l’installation. Les murs de feutre forment une sorte de cocon autour du visiteur et l’isolent des réalités urbaines. Cette atmosphère protectrice ne saurait, pour autant, éblouir le spectateur des éléments mis en place. Le tableau noir irrespectueusement posé sur le piano, semble empêcher ce dernier d’émettre une quelconque sonorité musicale, laissant, au contraire, supposer le bruit du bois s’entrechoquant. Beuys parle alors d’une « salle de concert, sans résonance, c'est-à-dire totalement négative, conçue comme la démonstration de l’existence d’une frontière où tout s’articule autour d’un point critique »41. Le mot anglais plight illustre les deux tendances qui émanent de cette installation, désignant, lorsqu’il est utilisé comme verbe, la volonté de s’engager, et lorsqu’il est utilisé comme nom, un état critique, maladif (matérialisé par le thermomètre sur le tableau). Outre les problèmes que Plight pose quant à son interprétation, 39 I like America and America likes me est le titre d’une action réalisée en 1974 à la galerie René Block de New York. Joseph Beuys se fit amener en ambulance dans la galerie où l’attendait un coyote. Il restera trois jours avec l’animal, muni simplement de sa canne et d’une couverture de feutre. Sur le sol de la galerie, des exemplaires du Wall Street Journal avaient été déposés et seront souillés par l’animal. Par cette performance, Beuys souhaitait confronter la nature (l’animal sauvage), à la culture (l’individu social), et ainsi libérer, le temps de son action, l’homme de son rôle politique. 40 Propos tirés de l’interview donné par Joseph Beuys lors de la présentation de l’œuvre, repris dans l’ouvrage : MNAM, La Collection I, Acquisitions 1986-1996, éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1996. 41 Ibidem. 26 cette installation témoigne d’une difficulté spécifique à cette pratique. Peu après la mort de Joseph Beuys, le Centre Pompidou acquit Plight à la galerie d’Offay et réinstalla l’œuvre dans son espace dédié aux expositions permanentes, suscitant diverses interrogations chez les critiques artistiques. La question était alors de savoir si une installation conservait son statut d’œuvre d’art lorsqu’elle était transposée d’un lieu à un autre (soulevant ainsi le problème de la valeur muséale des éléments constitutifs de l’installation puisque, rappelons-le c’est, en théorie, la globalité des éléments montrés, mis en rapport avec le lieu, qui fait œuvre…), alors que l’artiste ne pouvait plus faire part de ses volontés quant à la façon de montrer l’œuvre. L’équipe du Centre Pompidou opta pour réinstaller l’œuvre de manière à ce qu’elle soit la plus proche possible de celle présentée à la galerie d’Offay. Pour autant, est-ce bien la même œuvre qui est donnée à voir ? Est-ce bien judicieux de réinstaller une œuvre à l’identique lorsqu’on garde à l’esprit que Beuys se plaisait à faire évoluer ses installations selon les lieux où il les présentait (il reformula par exemple trois fois son Dernier espace avec introspecteur42) ? Selon l’artiste installeur russe Ilya Kabakov43, une installation ne peut être répétée sans l’appui de son auteur, au risque d’être dénaturée44. L’attitude muséale face à ce genre de dispositif est alors particulièrement délicate, partagée entre la volonté de montrer les œuvres et celle de perpétuer le plus fidèlement possible la volonté de l’artiste. Nam June Paik45, qui participa également au mouvement Fluxus, est aujourd’hui considéré par beaucoup comme l’inventeur de l’art vidéo46. Dans le champ élargi de l’art, cette forme de présentation, rendue possible par la démocratisation des technologies visuelles, connut un succès significatif. L’art vidéo constitue en effet un médium intéressant à plusieurs points de vue. Le coût de cette technique était relativement abordable ; passé l’investissement de la caméra l’artiste n’avait qu’à se réapprovisionner en film. Un autre avantage résidait dans le caractère spontané de ce médium ; la vidéo pouvait saisir l’instant présent et le donner à voir dégagé de toute mise en scène (à la différence du cinéma ou du documentaire). Bientôt, les téléviseurs et dispositifs de projections apparurent dans l’espace d’exposition, participant ainsi à mettre en forme les premières installations dites vidéo. Le critique américain Michael Rush estime que cette pratique « permettait d’exprimer l’impression de chaos et de hasard née de la multiplicité des images se disputant l’attention du public. »47. Utilisant le médium de 42 Dernier espace avec introspecteur, est le titre de l’installation que Beuys articula autour du rétroviseur latéral de la voiture avec laquelle il eut un grave accident. Il en donna deux versions à la Anthony d’Offay Gallery en 1964 et 1982, et à la galerie Durand-Dessert de Paris, toujours en 1982. 43 Ilya Kabakov (né en 1933), a commencé comme peintre et illustrateur dans des livres pour enfants. Par ses installations, il reflète les dérives qu’ont pu être celle de la société soviétique. 44 « The installation cannot be repeated without the author; how to put it together will simply be incomprehensible. » Ilya Kabakov cité par Claire Bishop dans l’ouvrage Installation Art, op.cit. P.17. 45 Nam June Paik (1932-2006), il déclara : « De même que la technique du collage a remplacé la peinture à l’huile, le tube cathodique remplacera la toile. ». 46 La naissance de l’art vidéo est généralement datée de l’année 1965, lorsque Nam June Paik projeta au Café à GoGo, à New York, un film qu’il avait réalisé l’après-midi même. Ce film montrait le cortège pontifical descendant la Cinquième Avenue. 47 Michael Rush, Les nouveaux médias dans l’art, Thames & Hudson, Paris, 2005, réed de 1999, P.90. 27 l’installation depuis la première moitié des années 1960, c’est à partir du milieu des années 1980 que Nam June Paik en fournit les exemples les plus imposants. À l’occasion de la biennale de Venise de 1993, il investit le pavillon allemand avec l’installation Electronic Superhighway [ill. n°10]. Sur un échafaudage de fer et de bois, il empile et juxtapose du sol au plafond des écrans de télévisions. L’ensemble forme le territoire américain dans sa globalité, les frontières entre les États sont délimitées par des tubes d’acier et de néon fluorescent. La partie continentale des États-Unis est constituée de trois cent treize moniteurs, l’Alaska de vingt-quatre et à chacune des îles d’Hawaii un moniteur a été attribué. Sur les "toiles cathodiques", les images s’enchaînent et se mélangent. On peut y voir, entre autres, le drapeau américain, le globe terrestre, des paysages naturels ou urbains, des explosions nucléaires, mais également des visages, notamment celui de l’ex-président des États-Unis, Bill Clinton. Les couleurs vives et criardes participent à dénaturer l’image et à interpeller le spectateur. Cette œuvre était, bien entendu, éminemment politique mais elle contenait néanmoins une dimension sensorielle qu’il convient de souligner. La vue du visiteur n’était pas exclusivement requise ; vingt ventilateurs avaient été installés tandis qu’un système de sonorisation de deux cent watts se faisait l’écho des images. L’installation semble être particulièrement adaptée à la notion de « chaos » que faisait remarquer Michael Rush. Ici, le chaos sensoriel illustre l’idée de chaos culturel que l’on peut percevoir en filigrane de l’œuvre. B. L’installation « in situ » C’est à présent aux œuvres conçues spécifiquement pour un lieu que nous allons nous intéresser. Une différence essentielle qui sépare ce type de créations à celles que nous avons évoqué plus haut, réside en la caractéristique d’être "liées" à l’espace dans lequel elles prennent forme. Ce constat sous-entend que ces œuvres, dans une majorité de cas, ne sont pas transposables à d’autres sites, ce qui leur octroie donc un statut particulier. En effet, les installations mises en place dans le cadre du musée ou de la galerie, sont souvent de nature temporaire, et ce, pour la principale raison que les espaces requis sont trop importants. Néanmoins, celles-ci peuvent être réadaptables à d’autres espaces d’expositions en prenant, bien entendu, compte des volontés de présentation de l’artiste. En se développant dans l’espace public, ou dans des lieux marqués architecturalement ou historiquement, les installations accentuent bien souvent leur caractère éphémère et unique. Elles sont destinées spécifiquement à un lieu et leurs formes même empêchent tout déplacement vers un espace différent. C’est notamment le cas de certaines installations monumentales de Christo et Jeanne-Claude48. En 1976, il réalise en Californie l’œuvre Running Fence, étendant sur une distance de quarante kilomètres des toiles de nylon blanc. L’ensemble, suivant les 48 Javacheff Christo, et Jeanne-Claude Denat (tous deux nés le 13 juin 1935). Ils entreprirent, ensemble, des travaux aux envergures considérables en agissant sur l’espace public. 28 vallonnements naturels, prend la forme d’une clôture en mouvement et transforme le paysage. De manière toute aussi colossale, ils réalisèrent de 1984 à 1991 The Umbrellas Japan – USA [ill. n°11i]. Ce projet était articulé autour de la volonté de réunir ces deux pays par l’installation de milliers de parasols jaunes et bleus. Ces parasols, de dimensions considérables (6 mètres de haut pour 9 mètres de diamètre), une fois installés dans chacun des deux pays, rompaient avec l’homogénéité de l’espace et modifiaient ainsi la perception globale qui pouvait en être faite. Les installations à grande échelle des deux artistes naturalisés américains bouleversent l’espace naturel qui devient alors le support d’investigation poétique mais également politique. À la différence des "empaquetages", entrepris dès le début des années 1960, dans des territoires dans lesquels l’action de l’homme est minime ou inexistante (comme ce fut le cas pour Wrapped Coast, Little Bay, Australia en 1969 par exemple), ou bien dans l’espace urbain (l’empaquetage du Pont-Neuf à Paris en 1985 ou du Reichstag de Berlin en 1995…), les interventions que l’on a pu envisager, relèvent plus spécifiquement de l’installation car le visiteur pourra librement circuler parmi les éléments mis en place. Par leur volonté d’agir sur les espaces naturels, la pratique de Christo et Jeanne-Claude peut rappeler celles des artistes du Land Art. On pense alors à l’œuvre Lightning Field [ill. n°12] de Walter de Maria49, montrée de 1971 à 1977 au NouveauMexique, et qui constitue, à proprement parler, une installation. Cette œuvre composée de 400 barres d’acier enfoncées en plein air à intervalles réguliers, délimite un périmètre d’un mile (soit environ 1,6 kilomètres) sur un kilomètre. Les barres, malgré les irrégularités du terrain, étaient d’une même hauteur. Les écrits de Walter de Maria rendent compte des conditions dans lesquelles Lightning Field devait être vu. Il souligne la nécessité de se confronter à l’œuvre en étant au sol et que malgré ses dimensions conséquentes, envisager de la survoler pour en percevoir sa globalité ne présente pas d’intérêt. Selon de Maria, « la relation sol-ciel est cruciale »50. La région choisie étant particulièrement propice à la formation d’éclairs, c’est sur terre, et en voyant ce spectacle lumineux naturel se dérouler, que l’œuvre prend toute sa dimension. Les phénomènes naturels, autant que le lieu ou les barres d’acier, sont des éléments constitutifs de l’œuvre et la concrétisation de celle-ci se fait par l’expérience physique du public. Les installations spécifiques à un lieu ne se limitent cependant pas à la seule action des artistes sur l’espace naturel, bien au contraire. Depuis plusieurs décennies déjà, les centres d’art ont adopté l’esthétique du "white cube" afin de permettre au public de mieux percevoir les qualités visuelles de l’objet. Les installations se sont alors développées hors de cette relative neutralité, et ce, afin de tirer parti de l’architecture, de l’histoire ou encore du contexte 49 Walter de Maria (né en 1935), il est le représentant principal du Earthwork. De Maria, Walter, « The Lightning Field : Some Facts, Notes, Data, Information, Statistics and Statements », Artforum, avril 1980, p.58, mentionné dans l’ouvrage : Installations, l’art en situation, op.cit. P.34. 50 29 du lieu investi. L’artiste français Christian Boltanski51, a élaboré un travail sur la mémoire qui l’a conduit à réaliser des installations dans des espaces historiquement marqués. Il réalise en 1990 The Missing House [ill. n°13] à Berlin, capitale de l’Allemagne réunifiée. Il s’installa dans un trou provoqué par l’effondrement d’un immeuble suite à un bombardement allié en 1945. Cet Immeuble, situé dans un ancien quartier juif de Berlin-Est, était entouré de deux autres bâtiments, qui ont échappé aux bombes mais qui portent toujours les traces visibles, les séquelles, de l’effondrement. Sur les habitations adjacentes au trou, furent installées de petites plaques sur lesquelles figuraient le nom, le métier et les dates d’occupations des habitants de l’ancienne demeure. Ces personnes n’avaient pas été tuées lors du bombardement mais dans des camps d’extermination. L’installation participe ici à célébrer la mémoire d’un lieu, à raviver d’anciennes réalités aux yeux du spectateur. Frank Popper expliquera au sujet du travail de Boltanski qu’il « utilise toutes sortes d’objets liés au souvenir afin de reconstituer les traces de vies qui se sont déroulées dans une situation spécifique. »52. Ce ne sont pas des objets qui sont utilisés ici, mais les noms, auxquels il réhabilite le souvenir immatériel. L’artiste français Daniel Buren53 adapta à la notion d’installation le qualificatif in situ. Il expliqua dans un article de 1985 : « employée pour accompagner mon travail depuis une quinzaine d’années, cette locution ne veut pas dire seulement que le travail est situé ou en situation, mais que son rapport au lieu est aussi contraignant que ce qu’il implique lui-même au lieu dans lequel il se trouve. »54. L’artiste exprime alors le rapport de réciprocité qui s’élabore entre le lieu et l’œuvre. Si cette dernière va métamorphoser l’espace dans lequel elle va s’établir, les caractéristiques de son établissement vont lui être inéluctablement liées. Il ajoute : « Le résultat en est toujours la transformation du lieu par l’outil et l’accès au sens de ce dernier grâce à son usage dans et par le lieu en question. ». Le lieu n’insuffle ainsi pas seulement la forme du travail, il lui donne sens. Les réalisations spécifiques au lieu, que nous avons évoquées plus haut, autorisent cette dénomination. Il n’est en effet plus rare de constater que l’expression " oeuvre in situ " s’est généralisée afin de rendre compte de cette manière de travailler. Chez Daniel Buren, le travail in situ s’est développé autour du motif qu’il adopta dès 1965. Ce motif, fait de bandes verticales alternées blanches et colorées d’une largeur de 8.7 centimètres, sera adapté aussi bien à la surface plane de la toile qu’à l’architecture d’un lieu. Avec les artistes Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni, il forma BMPT55, et commença, peu après, à réaliser ses premières œuvres in situ. En 1976, il élabore, pour la Lisson Gallery de Londres, une installation qu’il nommera : On Two Levels 51 Christian Boltanski (né en 1944) est à la fois photographe, sculpteur, installeur et cinéaste. Son travail révèle des préoccupations sur la mémoire, l’enfance, la mort. 52 Frank Popper, Art, action et participation, Klincksieck, Paris, 1985, P.20. 53 Daniel Buren (né en 1938). 54 Daniel Buren, Les Ecrits (1965-1990) , vol. III, Du volume de la couleur , CAPC Musée d’Art Contemporain de Bordeaux, 1991, p.100. 55 La pratique des membres de BMPT (dont chaque lettre renvoie à l’initiale d’un des membres) était fondée sur la répétition systématique d’un motif que chacun avait développé, mais également sur une opposition envers la scène artistique alors en place. 30 with Two Colours. Dans l’espace blanc de la galerie londonienne, il avait disposé, partant du plancher, son motif de bandes rayées. Bien qu’elle fût réalisée pour une galerie destinée à l’art, cette œuvre se doit d’être caractérisée de in situ, car elle entretient un rapport bien particulier avec le lieu. Rapport illustré d’ailleurs par son titre. En effet, par ce procédé, Buren "révélait" les irrégularités de l’espace d’exposition de la galerie. Celui-ci était composé de deux espaces dont une ouverture relativement étroite permettait l’accès. Les espaces n’appartenant pas, historiquement, au même bâtiment, le sol présentait des disparités de niveaux. Les motifs de Buren étaient placés de telle manière qu’ils donnaient l’illusion d’établir une planéité fictive dans le lieu, accentuant du même coup ses imperfections. On a parfois reproché au travail de Buren une certaine austérité56, mais il convient peut être de souligner que si l’action est, somme toute, minimale, elle n’en reste pour autant pas dénuée d’effet. Buren modifie la perception visuelle que le visiteur peut se faire du lieu, il le désoriente, le déstabilise. On Two Levels with Two Colours traduit peut être mal cette réalité, mais il n’est qu’à voir la rétrospective qui lui fût consacrée au Centre Pompidou57 pour prendre conscience de la richesse de ce travail. Si la première partie de ce chapitre visait à retracer l’histoire de l’installation, celle-ci avait pour vocation d’en donner des exemples. Au travers de ce qui a été vu, l’installation se caractérise autant par ses formes hybrides que par la complexité des problèmes qu’elle soulève. Parmi ces difficultés, celle de l’adaptabilité des œuvres semble monopoliser, plus que toute autre, l’attention des commissaires et des artistes. Pour certaines de ces œuvres, la question ne se pose pas : elles sont inéluctablement liées au lieu pour lequel elles ont été pensées et produites, et leurs formes même n’autorisent aucune réadaptation. De manière opposée, certaines installations sont élaborées en tant qu’œuvres autonomes ; leur rapport au lieu n’étant plus exclusif, celles-ci sont réadaptables. Quelques artistes se sont posés la question de cette réadaptation ; si pour Kabakov elle nécessite la présence effective de l’artiste, pour Buren il s’agit d’établir des règles, un « mode d’emploi »58, assurant la pérennité de l’œuvre. Buren « donne toutes les manières pour pouvoir montrer cette pièce », dégageant le collectionneur où le commissaire de choix périlleux et polémiques. L’artiste établit une « règle qui est comme une partition de musique » dont la présentation ne saurait se substituer totalement à l’interprétation. 56 Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, op.cit, P.177. Le musée qui n’existait pas, cette importante rétrospective eut lieu du 26 juin au 23 septembre 2002. 58 Cette citations et toutes les suivantes sont issues de l’entretien donné à Philippe Piguet pour le site Internet creativtv.net et visible à l’adresse suivante : http://www.creativtv.net/videos/burenv.html 57 31 III. L’INSTALLATION EN FRANCE : CONTEXTE POLITIQUE ET ARTISTIQUE : Les deux premières parties de notre étude visaient à définir ce qu’est une installation. Il était dans un premier temps question d’en établir les origines conceptuelles ; dans un second temps d’en étudier des exemples significatifs. Cette dernière sous-partie sera l’occasion d’envisager le contexte de son apparition en France. Contexte que nous ne limiterons pas au champ de l’art, mais que nous élargirons à la situation culturelle du pays. Ces considérations nous mènerons naturellement à nous intéresser aux formes de la création en France, et ce, dans le but de replacer l’installation dans cette globalité. Enfin, nous recenserons les principaux artistes français pour qui l’installation constitue le médium privilégié. Ayant pris connaissances de ces éléments, le lecteur pourra appréhender la production de Claude Lévêque, qui monopolisera le reste de notre travail, de façon satisfaisante ; tant d’un point de vue conceptuel que contextuel. A. La politique culturelle française En 1959, André Malraux est nommé ministre d’État chargé des Affaires culturelles. Bien qu’on lui reproche une politique de « prestige »59, c’est sous ce premier ministère, qu’il entreprit la mise en œuvre des maisons de la culture. Ces institutions nouvelles étaient chargées d’assumer la diffusion des œuvres, passées et contemporaines, mais également d’en favoriser la création. Malgré les critiques qu’a pu essuyer le ministère de Malraux (notamment lors des évènements de 1968 où l’on considéra que l’idée de la culture que celuici véhiculait était clairement « bourgeoise »60), la création de ces maisons eut un impact non négligeable sur l’idée que chacun pouvait se faire de la culture. Comme l’explique Catherine Millet, le fait que la France ait un ministère dédié aux "Affaires culturelles" (dont elle fut longtemps la seule détentrice), ajouté à la création de telles institutions, participait à répandre l’idée que « la culture, devenue affaire d’État, était l’affaire de tous. »61. À cela Catherine Millet ajoute : « en demandant à deux grands artistes de réaliser des décors importants, à Chagall celui du plafond de l’Opéra de Paris (1963), à André Masson celui du plafond du Théâtre de l’Odéon (1964), Malraux montrait qu’une commande officielle pouvait s’adresser à d’autres artistes que les artistes académiques. »62. Bien qu’il eut s’agit d’artistes déjà reconnus, l’action de Malraux est significative de la volonté de l’État de favoriser la création 59 Catherine Millet, L’art contemporain en France, Flammarion, Paris, 2005, P.13. « [La culture] apparaît à une quantité considérable de [leurs] concitoyens comme une option faite par des privilégiés en faveur d'une culture héréditaire, particulariste, c'est-à-dire tout simplement bourgeoise ». Phrase tirée de la déclaration énoncée par les directeurs de maison de la culture, des centres dramatiques et des troupes permanentes en mai 1968. 61 Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.13. 62 Ibidem, P.14. 60 32 contemporaine, d’en assumer le caractère esthétique. Cependant, ces exemples ne doivent pas nous faire oublier le relatif manque de visibilité dont pouvait souffrir l’art contemporain à cette époque. La France, comparée à certains de ses voisins européens, se devait de combler un retard important et l’action de Malraux se devait de montrer la voie à d’autres actions plus radicales encore. En 1969, sous l’impulsion du président Georges Pompidou, fut prise la décision de construire un centre dédié à la création contemporaine. Après avoir examiné plus de six cent cinquante projets, le jury se décida en faveur de celui des architectes Renzo Piano et Richard Rogers. Inauguré par Valéry Giscard d’Estaing, le bâtiment ouvrit ses portes le 31 janvier 1977 suscitant de nombreuses réactions d’indignation. En effet, en plein cœur du Paris historique se dresse un édifice à l’architecture moderne, formé de tubes, de plastiques et de verres. Au-delà de ses qualités esthétiques, le Centre Pompidou offre sept niveaux de 7500 m_ chacun dont quatre sont exclusivement destinés à l’exposition. Malgré l’accueil mitigé du public, le centre connaît un véritable succès de fréquentation, et ce, aussi bien pour la bibliothèque publique d’information (communément appelée BPI), que pour le musée luimême. Au total, c’est plus de cent cinquante millions de visiteurs qui ont été accueillis au centre depuis sa création63. En réalisant ce projet, la France signifiait sa volonté de combler ses lacunes. Le Centre Pompidou, cette verrue posée en plein Paris, comme on l’entend dire si souvent, est devenu le symbole de cette volonté moderniste. Pour preuve, sa collection d’art contemporain est aujourd’hui l’une des plus importante au monde, et le centre est aujourd’hui considéré comme un "monument touristique" de premier ordre. Ce premier élan, visant à soutenir la création contemporaine à hauteur d’État, marquera de façon symbolique les nouvelles considérations dont celle-ci était l’objet. Les initiatives se multiplièrent alors sous l’impulsion du régime socialiste qui investi le pouvoir à partir de 1981. Lorsque François Mitterrand arrive au pouvoir, il confie le poste de ministre de la culture à Jack Lang. Novice en politique et issu du monde du théâtre, Jack Lang animera le dossier de la culture pendant prés de douze années et devra, dans le sillage tracé par Malraux, démocratiser la culture. Pour rendre cette action possible, il disposera d’un budget remanié, qui est passé de trois à six milliards de francs représentant 1 % du budget national. Concrètement, l’action de Jack Lang aboutira à la création de diverses structures culturelles. Ainsi, en 1982, il charge Claude Mollard de créer la Direction des Arts Plastiques (DAP), ayant le souhait de donner à cette activité une nouvelle impulsion. Il avait été en effet exprimé par un certains nombres d’artistes de nouvelles attentes dans ce domaine. Ce souhait fut exprimé lors des États généraux de la culture de novembre 1981 et la création de la DAP devait servir à coordonner la réalisation de Fonds régionaux d’art contemporain (les Frac). La démarche des Frac est simple et peut se résumer en trois points. Le premier est de réaliser un patrimoine d’art contemporain pour chaque région. Le second est de diffuser ce patrimoine au 63 D’après les chiffres donné sur le site Internet du Centre Pompidou : www.centrepompidou.fr 33 sein de la région elle-même. Enfin le troisième point vise à sensibiliser le public à la création contemporaine. Sorti de ces considérations théoriques, l’action des Frac aura apporté aux artistes un appui financier et institutionnel sans précédent, devenant le premier acquéreur d’art contemporain en France, alors que les collectionneurs semblaient montrer des signes de désengagement. Cette relation étroite entretenue par les galeries et les institutions de l’État n’est pas sans poser quelques difficultés. Catherine Millet fait remarquer que le temps intermédiaire qui sépare l’entrée de la production d’un artiste dans une galerie, à son entrée dans le monde institutionnel s’est considérablement amoindri. Partant de ce constat, elle exprime deux conclusions inhérentes à ce système : la première présente « l’avantage, pour les élus, d’accélérer leur réussite »64 et la seconde « l’inconvénient, pour la création, de faire peser le poids d’un goût hégémonique.»65. En clair, et pour (peut-être) un peu radicaliser ses propos, la quantité se serait substituée à la qualité. C’est dans ce contexte particulier que s’est développé l’art en France durant les années 1980. Un contexte à la fois propice, car offrant aux artistes une plus grande visibilité, mais également défavorable quant à son impact sur la scène internationale. Ce serait en effet faire preuve de chauvinisme déraisonné que de nier le fait que l’art contemporain français a perdu de son attrait sur cette même scène. D’une certaine façon, considérer que la création contemporaine française a trouvé en l’institution un relais à sa diffusion amène à se poser de nouvelles questions. Depuis la fin du dix-neuvième siècle, l’art s’est construit sur un principe de contestation, visuelle d’une part, et institutionnelle d’autre part. Si la création est liée à l’institution, il semble que le champ de la contestation ne soit plus un moteur suffisant à son développement66. Ayant pris compte de cela, tâchons de jeter un œil rétrospectif sur l’orientation qui va être adoptée par les artistes français à l’aube des années 1980. B. Les formes de l’art en France à la fin du vingtième siècle Si les années 1960 furent celles de l’élargissement du champ de l’art, les années 1980 semblent, elles, montrer les signes d’un certain recentrement. Cette partie de notre étude sera l’occasion d’envisager la création plastique en France au cours de cette décennie, afin d’en dégager les caractéristiques principales. Une fois encore, il ne s’agit pas d’évoquer la globalité de la création et de ses acteurs, mais d’en montrer les tendances significatives. En 1981 eut lieu à la Royal Academy of Arts de Londres une grande exposition intitulée A New Spirit in Painting. L’art de la peinture, dont il semblait que les artistes avaient totalement oublié la pratique, faisait sa réapparition dans le cadre d’une manifestation internationale. Au sein de cette exposition, la peinture apparaissait sous quatre formes 64 Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.239. Ibidem. 66 Si l’on se réfère à l’historien Marc Fumaroli, l’État ne doit pas subventionner la culture, au risque de stériliser la vie artistique et la créativité. 65 34 distinctes : la première en montrait une tendance abstraite, minimale ; la seconde affichait des œuvres dans la lignée de l’expressionnisme abstrait ; la troisième était dédiée aux peintres du Pop Art ; enfin la quatrième et dernière tendance était à la peinture figurative, « ne coïncidant avec aucun mouvement particulier »67. Ce renouveau de la figuration se concrétise avec l’apparition de manière quasi-simultanée des néo-fauves à Berlin, de la Bad-Painting à New York, des transavantgardes en Italie ainsi que de la figuration libre en France. Si l’on doit chercher les raisons de ce retour, il semble que l’on doit voir dans l’art conceptuel, l’art minimal, et de manière globale tous les mouvements artistiques qui avaient nié l’action directe de l’homme, une motivation. Motivation, non pas de perpétuer cette négation, mais, au contraire de l’infirmer. Pour être plus précis, ce qui était recherché était à la fois un retour à l’acte de peindre mais également un "retour au sujet" comme il est coutume de dire, c'est-àdire une redécouverte picturale des choses de la réalité. Benjamin Vautier68, communément appelé Ben, aurait donné à la figuration libre son nom au début des années 1980. C’est en effet en 1981, que Bernard Lamarche-Vadel met les murs de sa maison à la disposition d’un groupe de jeunes artistes. Il intitule l’exposition Finir en Beauté. Parmi les exposants, François Boisrond69, Robert Combas70 et Hervé Di Rosa 71 sont invités, et c’est à partir de leurs créations communes que sera créée la figuration libre. Leurs peintures évoquent la bande dessinée et le graffiti en pleine éclosion new-yorkaise. Pour signifier leurs productions, Catherine Millet parle d’ « une figuration hâtive, jetée sur des supports de fortunes : toiles libres, affiches, cartons d’emballages, vieux bidons. »72. Ces artistes peignent de la façon la plus instinctive possible, ils représentent le monde sans se soucier de lui être fidèle. Par leurs attitudes et leurs façons de faire de l’art sans vraiment y réfléchir, de manière impulsive, les artistes de la figuration libre rappellent ceux de Dada. La toile redevient le support d’une expérience poétique et spontanée. Mais là où Dada pouvait se percevoir dans une dimension politique et contestatrice, voire révolutionnaire, la figuration libre se suffit à faire sourire, incarnant ainsi parfaitement le renouveau de la peinture populaire. Aux antipodes de cette peinture "naïve", se développe une peinture plus "cultivée", nourrie de mythologie ancienne et de références à l’histoire de l’art. Les artistes illustrant le mieux cette tendance se nomment Gérard Garouste73, Jean-Charles Blais 74 et Jean-Michel Alberola75. Leurs travaux témoignent d’un savoir-faire retrouvé et si le sujet est important, il 67 Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, op.cit, P.202. Benjamin Vautier (né en 1935). Après avoir été proche des nouveaux réalistes, il rejoint le mouvement Fluxus au début des années 1960. Il est aujourd’hui connu pour ses slogans manuscrits. 69 François Boisrond (né en 1959) 70 Robert Combas (né en 1957) 71 Hervé Di Rosa (né en 1959). Il appartient à la Figuration libre, comme son frère Richard Di Rosa (né en 1963). 72 Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.205. 73 Gérard Garouste (né en 1946) 74 Jean-Charles Blais (né en 1956) 75 Jean-Michel Alberola (né en 1953) 68 35 n’est pas rare qu’il se substitue à une sorte de jubilation à peindre. La couleur retrouve ses qualités expressives, la matière se travaille à nouveau en relief. Alors qu’à partir des années 1950 les idées se sont largement imposées à la technique, à la réalisation même de l’œuvre, ces artistes réaffirment le pouvoir de la main de l’artiste. Néanmoins, il ne faudrait s’imaginer que la peinture se réapproprie totalement l’avant de la scène artistique française. Les réflexions autour de l’objet ont largement continuées de se cristalliser dans les travaux d’une vaste part des acteurs de la création. Bertrand Lavier76 s’est d’ailleurs intéressé à unir ces deux formes de pratique dans un seul et même ensemble. Il donne ainsi à voir des objets peints, suivant les couleurs d’origine de l’objet. Pour être plus précis, Bertrand Lavier utilise des objets « ready-made », sur lesquels il appose une couche de peinture épaisse qui respecte scrupuleusement la couleur de l’objet. En confrontant les objets industriels, produits à la chaîne, à l’action picturale de l’artiste, il justifie la présence de ceuxci au sein de l’espace d’exposition. Ils n’attestent plus seulement d’une certaine valeur culturelle propre à l’objet, mais d’une action artistique de réappropriation de l’objet par la peinture. Lavier s’est aussi distingué par ses peintures bichromiques dans lesquelles il juxtaposait la même version d’une couleur par deux marques différentes. En 1985 il réalise Jaune soleil par Astral et Valentine [ill. n°14], qui donne à voir à la surface de la toile deux aplats de couleurs sensiblement différentes. La première est jaune alors que la deuxième tend vers l’orange. Avec ironie, Lavier dénonce les rouages de l’industrialisation en en montrant les limites ; les marques ont réinventé la couleur si bien qu’elles deviennent un référent improbable. Il faut aussi voir dans cet acte la volonté d’utiliser les matériaux que produit le monde contemporain. Alors que les impressionnistes sont sortis de leurs ateliers grâce aux tubes de peinture à l’huile, l’artiste contemporain utilise la peinture glycérophtalique pour y retourner. La peinture est devenue au même titre que l’objet une façon de rendre compte de l’époque contemporaine. C’est durant ces mêmes années que l’art de l’installation commence à véritablement se démocratiser dans la pratique des artistes français. Il ne s’agit plus uniquement d’œuvres environnementales et englobantes mais bien d’installations narratives. Elles témoignent d’ailleurs, au même titre que la peinture, d’un retour au sujet. C. L’apparition de l’installation en France Si l’on reprend ce qui a été dit dans les chapitres précédents, on s’aperçoit que c’est au cœur des avant-gardes du début du siècle que s’est matérialisée la nécessité d’unir l’art et la vie. Face à cette nécessité, l’installation apparaît comme une réponse possible, tant par sa capacité à mettre le spectateur face à ce que produit le monde, que par l’engagement physique et psychologique qui lui est demandé. Prenant compte de ces constats, il n’est pas étonnant de 76 Bertrand Lavier (né en 1949) 36 voir apparaître très tôt des formes prototypes de l’installation en France, tant cette dernière fut une scène privilégiée de l’avant-garde mondiale. L’Exposition internationale surréaliste de 1938 en est d’ailleurs un exemple significatif.77 Plus proche de nous, la galerie Iris Clert à Paris accueillit deux formes précoces d’installations via le travail des artistes Nouveaux Réalistes Yves Klein78 et Arman 79. En 1958, Klein formule son Exposition du vide [ill. n°15]. Pour cela il recouvre les murs de la galerie de peinture blanche, et les fenêtres de peinture bleue. L’exposition sera alors celle du vide, dans le sens où il n’y aura rien à voir que l’espace mis à nu. En réponse à cela, Arman propose le Plein en 1960. L’espace de la galerie est cette fois occupé par une accumulation d’objets de toute sorte si bien qu’il est impossible de pénétrer dans le lieu d’exposition. Si ces formes d’œuvres ne se réclament pas à proprement parler d’installation, on peut pourtant y voir des similitudes significatives. Ce n’est pas ici ce qui est présenté (ou non présenté) dans l’espace qui fait œuvre, mais l’espace dans sa globalité comme œuvre. De ce travail, à des formes plus affirmées d’installation, le pas à franchir était minime. Cela explique d’ailleurs peut-être, le relatif succès de ce médium artistique en France. Outre les figures de Christian Boltanski et Daniel Buren que nous avons précédemment évoquées, l’installation s’est rapidement imposée en France comme un nouveau moyen d’exprimer la réalité. Il serait d’ailleurs bien difficile d’énoncer tous les artistes qui ont pris part à cette forme artistique tant ils sont nombreux et leurs ambitions distinctes. Tâchons tout de même d’en recenser les principaux. Dans une forme plus architecturale de l’installation, les œuvres de François Morellet80 et de Jean-Pierre Raynaud81 apparaissent comme des exemples intéressants. Le premier dont le travail fut proche du minimalisme a créé des installations articulées autour de formes simples, formées bien souvent de néons. Le néon détruit l’architecture du lieu, en recompose une autre réalité. Chez François Morellet, à l’image des artistes minimalistes, les formes géométriques sont utilisées pour leurs qualités propres. L’espace est le lieu de confrontation de l’architecture et des formes. Jean Pierre Raynaud envisage l’installation de manière sensiblement différente. Après avoir fait de sa propre maison une sorte d’installation totale, comme avait pu le faire Kurt Schwitters, Raynaud entreprit de développer son art in situ. En 1989, Il réalisa La carte du 77 En 1938, les surréalistes réalisent à la Galerie des Beaux-Arts une nouvelle exposition internationale. Marcel Duchamp est chargé de la scénographie. Cette exposition est considérée par beaucoup comme un précédent direct de l’installation, car les œuvres étaient moins exposées pour leurs qualités individuelles que l’ensemble qu’elles participaient à créer. 78 Yves Klein (1928-1962). Inventeur de l’IKB (International Klein Blue), il réalisa ses premiers monochromes dès 1956. Il réalisa des œuvres à partir du vide, du feu, mais également du corps (Anthropométries). 79 Armand Fernandez, dit Arman (1928-2005). Il travailla autour de l’objet et de sa réception dans la société contemporaine. Ses accumulations témoignent d’une réflexion sur la société de consommation. 80 François Morellet (né en 1926). D’abord attiré par la mouvance abstraite, il participa au GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel). Son travail sera ensuite proche des mouvements conceptuel et minimal. 81 Jean-Pierre Raynaud (né en 1939). Au départ proche des Nouveaux Réalistes, il est aujourd’hui connut par ses "pots" ; objets banals qu’il s’est approprié pour en formuler une vision artistique. 37 ciel sur le site de la Grande Arche de la Défense à Paris. Pour cette œuvre en plein air, il utilisa le motif du quadrillage noir et blanc sur mille six cent mètres carrés. Le noir est formé de granit alors que le blanc est de marbre. Cette installation réalisée suite à une commande publique et qui est donc visible de manière permanente, fait écho à l’architecture environnante. D’un point de vue moins architecturale, les principaux représentant français de l’installation sont Fabrice Hybert82, Jean-Luc Vilmouth83, Erik Dietman84, Annette Messager85, Pierre Huyghes86… La liste pourrait bien entendu être encore longue puisque, comme l’exprime la critique Roberta Smith : « Il semblerait que de nos jours, l'art de l'installation soit le médium préféré de tout le monde. »87. Leur production est à la fois vaste et personnelle et il serait impossible d’exprimer en quelques lignes l’intérêt que celle-ci mérite (c’est d’ailleurs vrai pour tous les autres artistes que nous avons envisagés). C’est alors à l’un de ses représentants principaux que nous allons bientôt nous intéresser et il s’agit, bien entendu, de Claude Lévêque. Alors que la politique culturelle du pays offrait aux artistes les possibilités d’une plus grande audience, ceux-ci développèrent un art en réaction aux formes hermétiques alors en place. Ils ont ainsi réaffirmé l’acte artistique au sein de la création ; tendance illustrée par un retour à une peinture expressive, spontanée mais également savante et construite. L’installation, quant à elle, est apparue dans la forme qu’on lui connaît au cœur des années 1980. Elle inspira chez les artistes un enthousiasme certain alors que quelques critiques émettaient un certain scepticisme. C’est notamment le cas de Catherine Millet qui déclarait dans son ouvrage consacré à l’art contemporain en France, en parlant de l’installation : « Il arrive que le second degré soit…un premier degré. Que l’image poétique reste mièvre, que la guirlande soit simplement décorative, que la signification cachée soit aussi incertaine que l’intention plastique. »88. Ces mots parlent d’eux-mêmes, et témoignent de la prolifération de cette pratique, dans laquelle devait se côtoyer, le meilleur et le moins bon. En nous intéressant aux origines historiques et conceptuelles de l’installation, nous avons tenté d’en dégager les enjeux. En en envisageant des exemples, il s’agissait de rendre compte de la multiplicité des formes qui pouvaient être adoptées et des problèmes soulevés. En étudiant le contexte de son apparition en France, la volonté était d’introduire au mieux la 82 Fabrice Hybert (né en 1961) Jean-Luc Vilmouth (né en 1952) 84 Erik Dietman (né en 1937) 85 Annette Messager (né en 1943) 86 Pierre Huyghes (né en 1962) 87 Citation tirée de l’encyclopédie en ligne Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Installation_(art) 88 Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.226. 83 38 pratique spécifique d’un artiste. Tous ces éléments pris en compte, nous pouvons maintenant présenter l’œuvre de Claude Lévêque. 39 INTRODUCTION AU CHAPITRE SECOND : « Il faut mettre l’art là où il est indispensable, c'est-à-dire partout»89. Plus qu’une simple formule, cette phrase aura été comme un moteur à la production de Claude Lévêque. C’est une des vocations de ce second chapitre : montrer comment cet artiste aura, en un peu moins de vingt-cinq ans, réussi à investir d’émotions les lieux les plus divers. Pour rendre compte de ce constat, nous partagerons son œuvre en trois périodes, qui marquent chacune, peut être un peu moins qu’une rupture, mais un passage d’une problématique à une autre90. Car si, en effet, l’œuvre de Claude Lévêque est en constante évolution, l’esprit sous-jacent à son travail reste sensiblement le même. Si les formes se sont radicalisées, les effets intensifiés, ce n’est que dans un souci de coller à l’époque ; d’en retranscrire fidèlement la sauvagerie croissante. L’étude de l’œuvre de Claude Lévêque sera donc articulée autour de trois parties, correspondant chacune à une période. Ainsi, notre première partie sera consacrée à la période s’étendant de 1982 à 1990. Les premières œuvres de Lévêque sont construites autour de l’objet, de l’image, dans une réhabilitation du souvenir. Une « célébration » plutôt ; celle de l’enfance, dans ses douceurs, mais également ses tourmentes. Les œuvres prennent forme aussi dans la confrontation désenchantée au monde des adultes. La seconde période, comprise en 1991 et 1996 se caractérise par un rapport nouveau à l’espace. Lévêque élargit les dimensions de son art et investit les lieux du réel afin de mieux cerner son approche de la société. Là encore, c’est une réalité destructrice, violente qui nous est donnée à voir. Enfin, la dernière partie de ce second chapitre sera l’occasion de présenter les œuvres élaborées depuis 1997 jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit d’une période large et au sein de laquelle pourrait se dessiner une évolution propre. Cependant, une ambition globale semble l’animer : la volonté de faire vivre au visiteur une expérience sensorielle forte. La volonté de créer des « zones de réactivité »91 qui interpellent le corps et donnent à penser sur le monde contemporain. Ce retour sur l’œuvre de Claude Lévêque nous permettra dans un dernier chapitre de nous confronter à certains traits inhérents à sa production. 89 Propos de Claude Lévêque énoncé par Dominique Widemann, Portrait, L’Humanité, 11 décembre 2001. À ce sujet, on peut se référer au mémoire de maîtrise de Charlotte Mengual, Claude Lévêque : d’un passage à l’autre, réalisé sous la direction de Eric de Chassey, Université François Rabelais, Tours, 2004. 91 Propos recueillis par Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, Beaux-Arts magazine n°216, mai 2002, P.77. 90 40 I. 1982-1990 : MYTHOLOGIE PERSONNELLE ET COLLECTIVE : A. Un peu d’histoire Claude Lévêque est né à Nevers en 1953. Il passa son enfance dans le quartier du Banlay, « une cité ouvrière bordée de terrains vagues, au bord des voies du chemin de fer »92. Le cadre est modeste, mais il y restera profondément attaché : il aime la Loire, sa lumière, les souvenirs qui y sont rattachés. Comme pour beaucoup d’artistes, sa scolarité fut difficile, pour ne pas dire pénible. Elle constituera sa première confrontation avec le monde institutionnel ; il en subit d’ores et déjà l’étroitesse. Inscrit au Lycée Technique, il passe un CAP de menuiserie en 1970, sans pour autant nourrir de grandes ambitions dans cette filière. Reçu second du département, il prend la décision de poursuivre ses étude à l’école des Beaux-Arts de Bourges. Là encore, l’adaptation est délicate, et elle nécessite toute la patience d’une de ses professeurs, Micheline Laboret, avec qui il se liera d’amitié. C’est durant cette période qu’il va découvrir l’art contemporain, par l’intermédiaire de Christian Boltanski qui expose au CNAC de Paris. S’il s’agit d’une révélation, l’impact n’en fut pour autant pas immédiat, et arrivé au terme de ses études, en 1977, Claude Lévêque s’éloigne du monde de l’art. Attiré depuis son enfance par la musique, qu’il définit comme étant source d’émotion et de connaissance du monde, il découvre cette même année le son Punk venu d’outre-manche. Plus qu’à une sonorité d’ailleurs, c’est à une idéologie que Lévêque adhère ; pas étonnant pour une personne dont le refus des règles aura été un des principaux moteurs. Ce n’est cependant pas vers ce milieu qu’il va se tourner, mais vers d’autres champs de créations en pleine émergence, tels que la mode, ou bien encore la publicité. Si Claude Lévêque n’as pas souhaité entreprendre une carrière artistique au sortir de ses études, il continuait cependant à produire des images, des films, pour « [s’entretenir] le regard »93. Profitant de certaines opportunités, et de l’appui de quelques-uns de ses amis, il réalisa ses premiers décors pour la mode, puis pour des boutiques parisiennes. Ces réalisations lui procurent un véritable intérêt, son travail est reconnu. Il fait réaliser une carte de visite qui affiche présomptueusement, mais non sans une certaine ironie : « Claude Lévêque : les vitrines les plus modernes de Paris ». Ces allers et venues vers la capitale durèrent deux ans, période durant laquelle il se familiarisa avec une scène artistique en pleine effervescence. L’aventure s’acheva lorsque, las de voir ses idées pillées, il retourna à Nevers dans l’intention d’y importer le visage nouveau de la culture contemporaine. À force de persévérance, il fut finalement investi de quelques responsabilités 92 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, Les presses du réel, Dijon, 2002. P.154. Le texte intitulé : Carcasses et émotions est la retranscription de celui que Éric Troncy avait publié une année auparavant dans le cadre de la monographie qu’il avait consacré à Claude Lévêque (Eric Troncy, Claude Lévêque, Hazan, Paris, 2001). Pour des raisons de commodité, c’est à l’ouvrage paru en 2002 que nous nous référerons. 93 Comme il l’explique dans l’entretien que nous avons réalisé et qui est consultable dans la partie annexe de notre étude. 41 à la maison de la culture de Nevers. Il obtint la possibilité d’organiser diverses manifestations autour de ces nouvelles tendances dont il se sent proche. Des concerts furent alors organisés : Marquis de Sade, Taxi Girl, Edith Nylon. Ces « jeunes gens modernes » (comme on les surnommaient à l’époque) représentaient la scène Punk et New Wave française. En 1981, Claude Lévêque organisa une importante exposition rétrospective consacrée à l’art corporel. Pour l’occasion, Gina Pane94 et Michel Journiac95 réalisèrent des performances inédites. Il projeta également une vidéo de l’actionniste viennois Rudolf Schwarzkogler96. Outre le fait quelles suscitèrent l’indignation des pouvoirs politiques alors en place, ces manifestations reçurent un accueil plutôt favorable de la part du public nivernais. D’une certaine façon, l’activité de Claude Lévêque à la maison de la culture participa à établir les bases de son langage artistique. C’est d’ailleurs dans l’intimité des loges où il se trouvait être un témoin privilégié, que se forma, sans même qu’il en est conscience, ce qui allait motiver la réalisation de sa première œuvre : Grand Hôtel [ill. n°16]. 94 Gina Pane (1939-1990) Michel Journiac (1935-1995) 96 Rudolf Schwarzkogler (1940-1969) 95 42 B. Dispositifs du souvenir Comme nous l’avons évoqué plus haut, Claude Lévêque n’a cessé d’entretenir son œil, de saisir les incongruités de son environnement, et ce, même sans ambition artistique. Dans les loges de la maison de la culture, il utilise certains déguisements, du maquillage, et fait poser ses amis. C’est à partir de cette base d’image que va lui être proposé de réaliser ce qui deviendra Grand Hôtel. Alors qu’il montrait ses photographies à un ami, il fit la connaissance du cinéaste expérimental Claude Postel. Celui-ci le mis au courant d’une exposition qui allait avoir lieu à Créteil. Une exposition de photo, mais destinée à des artistes qui ne sont pas exclusivement photographes. Après avoir rencontré le commissaire de l’exposition, et obtenu son approbation pour exposer, Claude Lévêque est confronté à un dilemme quant à la présentation de son travail. « Je n’avais pas envie de les encadrer, ni de les mettre au mur, parce que je n’avais pas envie qu’elles aient un simple statut de photographies »97 déclarera til. Il fit alors le choix de montrer ces images en les mettant en scène, dans un dispositif tridimensionnel. Grand Hôtel fut donc présenté pour la première fois en 1982 à la maison des Arts de Créteil. Sur une table recouverte d’une nappe de satin vert amande, sont disposées de petits cadres dorés dans lesquels Claude Lévêque a disposé des photographies. Au milieu de cette table, un bouquet de roses rouges est posé. Il y a autant de roses que de photographies, c'est-àdire trente. Sur la table et au sol, des morceaux de verres ont été dispersés. L’ensemble est donné à voir devant un fond noir. Le dispositif créé par Lévêque a pour ambition première de présenter des images ; souvenirs de moments particuliers. Seulement, il met ici en place une situation qui sublime la simple présentation. Reprenons alors ce qui est à voir et tâchons d’en retranscrire fidèlement le dessein. Ce dispositif a pour ambition première de mettre en valeur des images aujourd’hui présentées comme autant de moments sur lesquels il faut se recueillir. Il faut bien comprendre que ce procédé de présentation crée ici la théâtralité de l’œuvre, il donne à voir au spectateur une œuvre qui use de codes religieux afin de sacraliser ces moments. Cette dimension religieuse se laisse deviner dès le titre dans cette relation d’ambiguïté que l’on peut discerner entre "Hôtel" et " Autel ". À l’image de l’autel au centre du chœur de l’église, duquel le croyant n’est pas autorisé à accéder lors de la cérémonie, l’"autel" qui nous est ici donné à voir laisse le spectateur à distance, le confinant moins dans un rôle d’observateur que dans celui de voyeur. Les fragments de miroirs sont une barrière physique entre l’œuvre et le spectateur, donnant aux photographies une dimension toute particulière. On pense à Michel Journiac pour le côté religieux et notamment à sa Messe pour un corps [ill. n°17], qu’il réalisa en 1969, mais également aux performances de Gina Pane dans la proximité dangereuse qui s’entretient entre les corps et les morceaux de miroir. Dans la quiétude du recueillement, 97 Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 43 ceux-ci sont une menace physique envers le spectateur ; une interdiction à en troubler le souvenir. Dans les cadres qui scintillent par les jeux de lumières, les images apparaissent alors comme autant de témoignages d’un « ailleurs réel où les choses sont différentes »98 comme l’écrit Eric Troncy et sont donc, pour cela même, des visions extraordinaires dont il faut conserver et protéger le souvenir précieusement. Pour reprendre le mot de Claude Lévêque, on pourrait dire qu’il s’agit d’une « célébrations »99. Les roses rouges correspondant aux images sont, elles aussi, nécessaires à la célébration de ces moments, chacune apportant à l’image à laquelle elle se rapporte la marque d’un souvenir ému mais encore très présent ; elles sont comme la preuve tangible et actuelle de ces moments passés dont elles matérialisent le souvenir. Pour ce qui est des images qui nous sont données à voir, il s’agit de photographies de corps maquillés, ou recouvert de feuilles d’or qui apparaissent alors comme sublimés. Dans l’aspect cérémoniel de l’installation, le sens de ces images n’en est que plus mystérieux, tout en apparaissant à la fois anachronique et ostentatoire. Eric Troncy souligne la parenté que l’on peut établir entre ces images et les corps dorés des Living sculptures de Gilbert and Georges100. Dans Grand Hôtel se lit également, et peut être avant toute autre chose, l’influence du film de Luchino Visconti : Mort à Venise101. Une des photographies que nous pouvons voir a d’ailleurs figée l’image du fronton de l’hôtel où se déroule l’action du film. Soulignons qu’il faut considérer le titre Grand Hôtel, comme l’évocation d’un hôtel en tant que lieu de réception non pas de personnes mais en tant que souvenir de ces personnes. L’adjectif « grand » vient alors renforcer la dimension exceptionnelle de ce souvenir tout en renvoyant à la présentation assez soignée, voire précieuse (à l’image de celle qui caractérise les grands hôtels…) des divers éléments. Il y a quelque chose de dangereusement profane dans la sensualité des corps dévoilés. Grand Hôtel est une invitation au religieux au travers d’images largement iconoclastes ; les corps sont travestis, l’atmosphère est feutrée dans un « rayonnement noir »102 empli de provocation. Claude Lévêque n’use pas de code propre à une religion, il en parodie les rites. À l’image de Mort à Venise, dont les passions interdites conduisent à la mort, l’œuvre nous place ici face aux dangers de l’attirance. Le verre protège et menace le spectateur de ces « Paradis inquiets »103. Grand Hôtel est une œuvre personnelle, dans le sens où ce qu’y donne à voir l’artiste, est une part de son lexique propre. Comme nous l’avons dit au début de cette analyse, Lévêque ne nourrissait pas l’ambition de dévoiler les images qu’il produisait hors du cercle de ses amis proches. S’il se prête à l’exercice, il ne manque cependant pas d’en 98 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit P.156. Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, Le Creux de l’Enfer, Thiers, 2000, P.7. 100 Gilbert & George (Gilbert est né en 1943 et Georges en 1942). Au cours des Singing sculptures et des Living sculptures, ils mettent leur corp en scène et font de lui une œuvre d’art à part entière. 101 Le film Mort à Venise, réalisé en 1971 par Visconti est une adaptation du roman du même titre écrit pas Thomas Mann en 1913. Ce livre retrace la passion qui va naître entre Aschenbach et Tadzio, jeune homme de trente ans son cadet. 102 Michel Nuridsany, Cérémonies Secrètes, APAC, Centre d’Art Contemporain, Nevers, 1986, P.6. 103 Ibidem. 99 44 souligner l’appartenance affective et d’en défendre l’accès. Grand Hôtel représente en quelque sorte l’autel de ses, pour reprendre les termes d’Harald Szeemann, « mythologies individuelles »104. Au sujet de cette œuvre, Michel Nuridsany évoquait avec justesse : « Les histoires inquiètes et radieuses qu’il montre peuvent paraître ridicules ou mettre mal à l’aise, irriter. En fait, Claude Lévêque manifeste, à travers sa personnalité, ce retour à l’intime »105. D’un point de vue plus strictement visuel, cette première installation nous dévoile certains éléments qui seront longtemps partie essentielle de l’œuvre de Claude Lévêque. C’est tout d’abord cette esthétique populaire, fréquemment désignée comme kitch que l’on peut percevoir dans les cadres qui ont ce coté " bon marché" et trop "tape à l’œil", alors bien éloignée des codes mis en place par l’art contemporain. Ces cadres sont pour Lévèque, au même titre que les images, un souvenir ; mais ici il fait référence directement à son enfance populaire. De plus on dénote déjà une dimension ironique, une volonté de ne pas être consensuel avec le monde de l’art contemporain et ainsi d’en rejeter les tendances. Cette œuvre montre également l’intérêt que portera l’artiste à revisiter son passé et notamment par les objets qui y sont liés et qu’il mettra en scène dans ses installations. Ce qui est surtout annonciateur pour la suite de son travail, c’est la dimension environnementale de Grand Hôtel. Si l’œuvre se cantonne bien a faire du spectateur un étranger de l’installation, ce dernier se retrouve néanmoins face à un dispositif narratif et une mise en scène qui lui permet de rentrer dans l’« univers » de l’œuvre. Univers merveilleux et inquiétant qui l’accapare malgré lui. Lors du vernissage de l’exposition, Claude Lévêque fit la rencontre de Michel Nuridsany, dont il aimait lire les articles dans Art Press. Il trouva chez le critique un spectateur admiratif et un soutient de premier ordre. Suite à l’exposition de Créteil, la carrière de Claude Lévêque débuta réellement. Le succès de Grand Hôtel l’encouragea à construire des environnements narratifs, dans lesquels il pourrait faire écho à son existence. Pour l’artiste, l’image, et de manière plus large, l’objet, constitua la base de ses recherches artistiques. Il ne s’agissait cependant pas d’un objet présenté "ready-made", mais d’une mise en situation de l’objet au sein d’univers narratif. Pour la douzième biennale de Paris, en 1982, il réalisa Bonheur perdus [ill. n°18], où il fit se confronter des objets et des images provenant du tremblement de terre qui frappa le nord de l’Italie. Jouets et ustensiles du quotidien se juxtaposaient aux images des villes désincarnées comme des témoins concrets de la catastrophe. Cependant, investir le champ du réel et de ses troubles ne semblait pas encore constituer sa priorité. Il déclare à Frédéric Bouglé : « Je suis un adulte dans son monde d’adultes, sauf que ce monde ne me suffit pas, il est trop pragmatique, trop distancié, trop terrorisant pour moi. »106. Claude Lévêque va alors continuer à investir le monde de l’enfance. 104 Il s’agit du titre qu’il donna à la cinquième édition de la documenta de Kassel en 1972. Michel Nuridsany, Les paradis inquiets de Claude Lévêque, Le Figaro, 19-20 janvier 1985. 106 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.8. 105 45 En 1983, Claude Lévêque débute une série d’œuvre qu’il intitule Anniversaire. Il réalise la première de ces œuvres pour la biennale de Tours. Anniversaire I [ill. n°19] sera l’occasion de voir l’introduction de la lumière et du son dans l’œuvre de l’artiste. Sur quatre socles peints en blanc et agencés dans l’espace, de manière à ce que l’on puisse circuler entre, des "maquettes" sont disposées. Trois d’entre elles représentent une sorte d’îlot rocheux, alors qu’une dernière prend l’apparence d’une île déserte sur laquelle se trouve deux palmiers. Socles et maquettes sont de volumes et de formes différents et sont tous surmontés d’un prénom écrit au néon bleu et suspendu par un réseau de câbles électriques. Associés à ces socles on peut donc lire : Claude, Laurent, Régis et David. Claude Lévêque donne à cette œuvre la qualification d’"environnement visuel et sonore", les écritures imposent une certaine frontalité que le visiteur pourra contourner ensuite. Dans la salle d’exposition, un léger fond sonore se fait entendre ; il diffuse le sifflement des oiseaux. En unissant l’objet, la lumière et le son, Claude Lévêque donne à voir sa première forme d’installation. Si Grand Hôtel était déjà une œuvre tridimensionnelle qui prenait, en partie, sens dans sa confrontation avec le spectateur, on ne pouvait encore la qualifier d’installation. Michel Nuridsany lui préfère l’appellation de « sculpture photographique »107 ; la terminologie peut surprendre, mais il semble adéquat. Pour en revenir à Anniversaire, il semble nécessaire de se livrer au jeu des interprétation tant les éléments mis à notre disposition ne suffisent pas à en comprendre le sens. Ce jeu, le critique Bernard Marcadé s’y livra de bon gré : « Régis n’aime pas l’école, même s’il adore son bureau, son casier, sa serviette de vieux cuir marron. D’ailleurs, Régis se demande s’il a bien fermé son cadenas : son casier contient tous ses secrets. Même Laurent et David ne savent pas ce qu’il recèle. Seul Claude est au courant. Un jour, pendant la récréation, il lui a montré son trésor. Le visage de Claude était devenu rouge mais lui avait juré de ne jamais en parler à personne. Régis sait que Claude sait garder les secrets. »108. La question ici n’est en fait pas tant de savoir si ce que raconte Bernard Marcadé relève de la confidence ou de la fiction, il s’agit plutôt de constater la part d’imaginaire qui se dégage des œuvres de Lévêque. Les œuvres perdent leurs références initiales au profit de l’interprétation de chacun. Une œuvre va particulièrement matérialiser cette tendance, il s’agit de La Nuit [ill. n°20]. Sous le titre « à la fois programmatique et énigmatique »109 : La nuit, nous chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues (que l’on nomme plus habituellement La Nuit), Claude Lévêque créa, sans en avoir conscience, une œuvre qui fut considérée comme générationnelle. Elle marquera son travail autant que les esprits, et restera, pendant de nombreuses années, l’œuvre qui fit de lui, aux yeux de beaucoup, un artiste à part entière. A ce sujet, Claude Lévêque expliquait à Eric Troncy : « Cette pièce a vraiment marqué mon travail, même dix ans après on me proposait des expositions parce qu’on avait vu cette pièce107 Michel Nuridsany, Les paradis inquiets de Claude Lévêque, op.cit. Bernard Marcadé, Claude Lévêque, Abbaye Saint André, Centre d’Art Contemporain, Meymac, 1990, P.20. 109 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.158. 108 46 là, je n’existais que par rapport à cette pièce, le seul horizon de mon travail semblait être l’enfance. J’ai d’ailleurs interdit pendant dix ans qu’on utilise cette photo »110. D’une certaine façon, le travail de Claude Lévêque n’avait de crédibilité que lorsqu’il était associé à l’enfance ; un cloisonnement dont il ne tarda pas à se défendre et à prouver les faiblesses. La Nuit fut montrée pour la première fois en 1984, soit deux ans après Grand Hôtel, aux ateliers de l’ARC – Musée d’Art moderne de la ville de Paris lors d’une exposition collective. D’un point de vue formel, cette œuvre réunit de multiples types d’éléments plastiques, tels que l’objet, la lumière et le son, explorant un peu plus la voie dégagée par Anniversaire I. Si l’on se réfère une fois de plus à Eric Troncy, celui-ci expliquait en 1996 que par cette œuvre, Claude Lévêque contribua à fonder le genre de l’installation111. Des propos que l’artiste nuance, évoquant sa filiation avec Joseph Beuys. Malgré tout, d’un point de vue hexagonal, La Nuit apparaissait comme innovante ; tant d’un point de vue formelle que dans la volonté narrative. Sur un sol de graviers répandus dans l’espace de la galerie, sont disposées trois tentes "tipis". Dispersés autour d’elles, des bustes d’enfants illuminent la pièce. Ils ont été soigneusement peints par l’artiste sur des supports plats (on parle alors d’une présentation PLV : "publicité sur le lieux de ventes" que Lévêque utilisait déjà dans la publicité) et auréolés de petites ampoules scintillantes. La pièce est présentée dans l’obscurité, de manière à ce que l’œuvre crée sa propre lumière et constitue un environnement total. Dans l’espace sombre de la galerie, résonne une bande sonore conçue spécialement pour l’occasion ; on y entend une comptine jouée à la guitare, le chant des grillons, les hurlements des loups. Ce que l’on saisit de l’œuvre au premier abord, c’est cette esthétique du "feu de camp". L’artiste recrée une situation, mais celle-ci n’est pas simplement illustrative : il s’agit d’en célébrer le souvenir. Une fois de plus, Lévêque laisse son public en proie au jeu des suppositions mais, dans La Nuit, sont contenus des références plus évocatrices. Claude Lévêque y intègre des éléments qui font partie des lieux communs de la culture populaire française. Pour illustrer cela, il n’est qu’à évoquer que l’un des bustes représente Mehdi, le jeune acteur de la série Belle et Sébastien. On comprend alors mieux le caractère rassembleur de cette œuvre, que beaucoup verront comme un hymne à la jeunesse. Comme dans Grand Hôtel, Lévêque va composer avec les éléments de son lexique personnel. Les sept jeunes garçons en sont issus, de manière plus ou moins proche. Par la mise en scène, c’est l’image d’un souvenir que l’artiste sublime, les ampoules nous rappellent d’ailleurs étrangement les cadres clinquants de Grand Hôtel. La Nuit trouble autant qu’elle subjugue le visiteur, entre la vision idyllique d’une enfance heureuse et le mystérieux silence des choses inavouables. L’artiste trouble leurs visages impassibles d’un mystère contenu, octroyant à chaque enfant sa part de secret. Si l’ambiance que l’artiste nous donne à voir est douce, feutrée, elle ne peut cependant en 110 Ibidem. Cf. Eric Troncy, in catalogue de l’exposition My Way, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1996 (ouvrage non paginé). 111 47 dissimuler le malaise. Il s’agit certes d’une célébration mais de laquelle serait banni toute joie exacerbée. L’artiste joue du sensoriel pour nous conduire dans cette voie : la pénombre fait partie du vocabulaire commun de la peur chez les enfants, de même, les hurlements du loup inquiètent, dérangent. Mais l’œuvre dépasse le seul sentiment de malaise. Les craintes sont réelles mais elles ne sont pas présentes, elles sont justes évoquées. Lévêque insère la clarté dans la pénombre, comme la part d’espoir que chacun de nous pourrait contenir. L’îlot de La Nuit est un ailleurs, à l’abris du monde réel dans lequel « la tente c’est le drap inventé les soirs d’angoisses pour échapper aux maléfices des ogres et des méchants »112. Lévêque évoque la douceur d’un souvenir comme l’on évoque un être cher aujourd’hui disparu. Le titre exact de la pièce participe à cette volonté : La nuit, nous chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues. Titre que l’on pourrait d’ailleurs rapprocher de ces célèbres paroles de Marcel Proust : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdu »113. Claude Lévêque montre ici sa volonté de ressusciter les paradis de son enfance. Au travers de La Nuit, Claude Lévêque semble avoir trouvé un principe de présentation capable d’exprimer ses volontés. Il intègre à la création environnementale la narration d’un peintre figuratif. Il dit à ce sujet : « je travaille sur le motif, un peu à la manière des artistes du passé »114. Explorant le champ de l’installation, Claude Lévêque proposera plusieurs œuvres dans lesquelles se cristallise l’apport de La Nuit. Il explore à nouveau le registre de l’enfance avec Le Jardin [ill. n°21], en 1984. De façon analogue, il présente l’œuvre dans l’obscurité, la lumière devra jaillir de l’œuvre, en être un composant de plus. Pour ce faire, il installe au centre de la pièce un talus de terre dans lequel sont disposées des bougies, dont la flamme a été remplacée par une petite ampoule. Autour de cette source lumineuse, sur les murs noirs de la galerie, l’artiste a déposé de petits cadres en stuc simulant l’écorce d’un arbre. À l’intérieur de ces derniers, il disposera des petites photographies des lieux de son enfance : les forêts du Morvan, la campagne verdoyante… Encore une fois, il met en scène ses récits privés dans le champ de l’œuvre. Seulement, le talus de terre ne renvoie pas uniquement à l’idée de nature, il évoque de façon évidente l’inhumation ; l’artiste ne semble cependant pas chercher à enfouir certaines réalités, il s’agit plutôt d’en montrer la perte. Le Jardin est une cérémonie de célébration, un hommage à l’enfance et à son insouciance. Cette notion d’insouciance est d’ailleurs, peut-être, la principale différence avec La Nuit. Ici, l’œuvre évoque une relative quiétude, une vision pleine de nostalgie. Le Chant des Ombres, réalisé en 1985 illustre à nouveaux les terreurs du monde de l’enfance. Dans un rayonnant "clair-obscur", les haut-parleurs diffusent des jappements de chiens. Dans l’espace, des tas de brindilles dans lesquelles crépitent de petites lumières rouges ont été disposées. Autour d’eux, quelques arbres, des cerfs peints sont figés. L’artiste fait ressortir les craintes de 112 Michel Nuridsany, Absence, Galerie de Paris Editeur, Paris, 1991, p.21. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, Paris, 1999. 114 Sept questions à Claude Lévêque, Nova Magazine, op.cit. 113 48 l’enfance : l’abandon, l’inconnu. Autant de thèmes traités dans les fables mais dont la morale est ici absente et évoque d’angoissantes réminiscences. Le monde de l’enfance, où comme l’explique Eric Troncy, plus précisément celui de « son enfance »115, monopolisera pendant quelques années encore la production de Claude Lévêque. Si Boltanski réutilisera, plus tard, le système d’ornement lumineux autour de ses figures, Lévêque emprunte à ce dernier le lexique de la mémoire. Sur ce thème, le travail de Christian Boltanski est plus exclusivement visuel, et celui de Claude Lévêque plus sensoriel : jouant sur une mise en scène qui intègre l’image, la lumière et le son. Lévêque se réfère également de manière quasi exclusive à son histoire personnelle, son enfance alors que Boltanski décrit une histoire qui pourrait être celle de chacun. En 1971, il réalise L’album de la famille D. pour laquelle il utilise les photographie de famille d’un de ses amis nommé Durand. Le fait que le nom soit particulièrement répandu rajoutait à la volonté de Boltanski de montrer l’album d’une famille : « banale, moyenne, française »116 dont les images pouvait évoquer l’enfance, de manière générale. Si la volonté première est différente, les œuvres des deux artistes contiennent malgré tout, la capacité de matérialiser les bonheurs, les craintes, les doutes d’une large catégorie de personnes. Dans la seconde moitié des années 1980, Claude Lévêque se détachera des dispositifs de mise en scène qu’il avait jusqu’alors réalisés pour explorer le champ spécifique de l’objet. En se détachant de ses compositions narratives, l’artiste exprime « un certain déséquilibre […] du côté de l’inquiétude et de la violence.»117. A partir de 1986, il entreprend une série d’œuvre à partir de meubles. Pour être plus précis, il faut souligner que ces meubles étaient tous issus de l’histoire personnelle de l’artiste ; s’ils ne lui avaient pas appartenu, il en recherchait de similaires à ceux qui composaient son univers d’enfant. L’artiste qualifie cette période de « retrouvailles », délaissant pour un temps la mise en place d’histoire et illustrant ainsi une réalité plus amère. Claude Lévêque revisite son passé avec ses propres objets, le référent autobiographique n’en est alors que plus évident. Une fois de plus, la filiation avec l’œuvre de Christian Boltanski est perceptible, mais ici, la violence qui se dégage de l’objet laisse entrevoir la direction que tend à prendre son travail. Cette « jubilation à la figuration »118, dont parlait Troncy, disparaît au profit d’une recherche de clarté, d’évidence. Une volonté qui se perçoit jusque dans le titre des œuvres. Ou plutôt dans l’absence de titre, ceux-ci étant bien souvent, substitués par une petite citation évocatrice dans l’œuvre. La poésie douce de La nuit, nous chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues, s’efface pour des allusions plus froides : « le trou dans la tête » [ill. n°22], « la peur du vide » [ill. n°23], « t’es mort » [ill. n°24]. Si, à première vue, le procédé parait plus sculptural qu’environnemental, Lévêque n’hésite cependant pas à disposer ses "meubles" au sein 115 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.161. L’art est une psychanalyse sauvage, entretien Claude Weill/Christian Boltanski, Le Nouvel Observateur, n°2040, décembre 2003, p.144-146. 117 Michel Nuridsany, in catalogue de l’exposition My Way, op.cit. 118 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.159. 116 49 d’atmosphères troublées. L’obscurité est alors une fois de plus sollicitée. Pour l’œuvre sans titre (le trou dans la tête) de 1986, l’artiste utilise le lit de son enfance, sur une des lattes du sommier pyrogravée, il indique: Le trou dans la tête. Ce trou, on le retrouve précisément dans la tête du lit ; il ne s’agit pas d’un trou net, mais d’un trou laborieux, dont le tour est irrégulier, rugueux. Au plafond de la salle, juste au-dessus du lit est installée une ampoule à un fil ; celui-ci se balance animant ainsi tout un balai d’ombre. Plus qu’une évocation des peurs de l’enfance, l’artiste met en scène sa propre violence. Il déclara a Jean-Paul Blanchet : « Quand j’étais enfant je cassais tout, j’étais assez violent, le lit était vraiment complètement déchiqueté, je faisais des trous dedans. J’étais assez dur, je le suis toujours, mais je me suis sociabilisé. Mes années d’enfance étaient assez solitaires parce que j’étais tyrannique, autoritaire, comme aujourd’hui. »119. Dans ce travail, se perçoit un des thèmes fondamentaux de la production de Claude Lévêque. La violence évoque le refus de l’uniformisation, une volonté contestatrice dans les choses établies, une volonté d’affirmer son individualité dans une société « qui écrabouille tout ce qui dépasse pour […] former la galette sociale »120. Cette forme de présentation, fondée sur une mise en situation de l’objet, Claude Lévêque va l’adapter à un projet qui peut paraître éloigné des thèmes qu’il développait jusqu’à présent. Si, en effet, c’est autour d’éléments personnels que son œuvre était construite, c’est vers l’univers de la collectivité que va se diriger son travail. Il élargit ainsi une problématique personnelle au monde réel. C’est en 1987 qu’il accepte une invitation de l’association Entrée les artistes à Meaux. Son travail devant s’élaborer dans un établissement scolaire, Lévêque va s’installer dans un bâtiment préfabriqué au milieu de la cour du lycée. Il explique à propos de ce travail : « J’ai commencé à travailler avec ce que je trouvais autour de moi, les objets et mobilier de l’école, et ce furent mes premières appropriations avec les équipements de collectivité. »121. Investir le champ d’un territoire aussi marqué institutionnellement que celui de l’école est un acte symboliquement fort pour l’artiste. Dans une interview réalisée en 2000, Frédéric Bouglé n’hésitait pas à soumettre cette idée : « à huit ans tous les enfants sont à la fois poètes, révolutionnaires et idéalistes, mais à dix ans, à part quelques exceptions, ils sont tous morts, morts par l’éducation des adultes. »122. Dans la volonté uniformisatrice de l’école, Lévêque voit l’opportunité de mettre en place un discours visuel qui illustrerait cette tendance. Ainsi, l’esthétique de son travail se durcit encore : le fer se substitue au bois, les néons blêmes aux ampoules. Le matériel des collectivités illustre parfaitement cette perte d’identité spécifique, dans son aspect brut il contient la violence nécessaire à exprimer ce constat. Ce travail marque une nouvelle évolution dans l’œuvre de Claude Lévêque : s’il charge toujours ses productions 119 Jean Paul Blanchet, Claude Lévêque, op.cit, P.5. Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.162. 121 Ibidem, P.163. 122 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.11. 120 50 d’éléments autobiographiques, ceux-ci disparaissent derrière la dénonciation froide de la standardisation, de la négation de l’individu. Cette première phase du travail de Lévêque s’achève sur un certain élargissement de la problématique, comme si une conscience générale avait suppléée la conscience de soi. D’un point de vue strictement visuel l’œuvre c’est aussi largement minimalisée, laissant derrière elle l’esthétique kitch initiale. Les "bricolages" de Grand Hôtel et de La Nuit, alors très éloignés de l’esthétique sobre héritée de l’art conceptuel et minimal, évoquaient une certaine conception populaire de l’art. Ils inspiraient d’ailleurs à Michel Nuridsany le qualificatif de 124 « gâteaux d’anniversaire »123. Catherine Millet, elle, parlait de « décors » . Ces dénominations ont le point commun de renvoyer à une conception artisanale de l’art. Si pour Michel Nuridsany il n’y a ici rien de péjoratif, pour Catherine Millet rien n’est moins sûr125. Cette évolution visuelle coïncide avec l’endurcissement de l’œuvre de Lévêque ; comme s’il abandonnait tout élément périphérique à la compréhension pour n’en garder que son essence profonde. C’est un peu d’influence punk qui rejaillit sur son travail ; négation de l’individu, standardisation, amnésie collective, perte de la pensée…telles seront les données qu’il cristallisera dans son art dès le début des années 1990. 123 Michel Nuridsany, Absence, op.cit, P.9. Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.225. 125 Cf. premier chapitre du mémoire. 124 51 II. 1991-1996 : L’ESPACE COMME SUPPORT : A) Affirmation de la violence S’engouffrant un peu plus loin dans la voie entrouverte lors de la série des meubles, Claude Lévêque va radicaliser une fois de plus son discours et réaliser, en 1991, pour la Galerie de Paris une œuvre explicite. Si La Nuit ou Le Jardin pouvait être considérés comme ses premiers exemples d’installation, cette œuvre sans titre [ill. n°25] va proposer une exploitation du thème radicalement différente. Après avoir descendu un grand escalier, le visiteur se trouvait face à une mince ouverture, haute d’un mètre, et qui se trouvait être le seul accès à l’espace d’exposition. Une fois entré, le spectateur partage l’espace avec du matériel agricole, et plus explicitement, du matériel de porcherie. L’installation fait référence aux chevaux de Kounellis dans le rapport à l’animalité et dans la réduction des éléments, seulement, ici, le spectateur n’est pas confronté aux chevaux, il est mis à leur place. Ou plus précisément à celle du porc. On devine également l’héritage de Joseph Beuys et de son Plight dans la volonté de contraindre le visiteur126. Mais alors que chez Beuys la contrainte pousse le visiteur à prendre conscience de l’espace préservé que constitue l’installation, chez Lévêque, il l’insère dans la réalité froide du dispositif. Nous parlions à propos de Grand Hôtel et, de manière plus étendue, des environnements que Lévêque créa entre 1982 et 1985, d’un rapport à la religion. Ici, s’il ne s’agit pas d’une cérémonie, cependant l’entrée contraignante participe malgré tout à l’élaboration d’un rite. Rite de passage où l’homme social entre dans le monde de l’animal. Énoncé en ces termes, cette installation pourrait être comparée avec la performance de Beuys, I like America and America likes me, seulement ici, le visiteur ne rentre pas dans l’univers de l’animal sauvage, mais dans celui de l’animal domestiqué, exploité, par la société. La critique est frontale et plus évidente qu’à l’accoutumée. Les boxes et les sangles près des murs font échos à la mangeoire au centre de la pièce, matérialisant l’attaque que Claude Lévêque dirige contre ce que cherche à produire la société : des êtres humains que l’on met dans des cases et que l’on nourrit de choses identiques, afin d’en créer une pâte malléable où l’on nie l’individualité au profit de la masse. Comme l’explique Claude Lévêque, cette œuvre rompait avec la « séduction »127 qui caractérisait ses pièces précédentes. L’espace d’exposition nous donnait seulement à voir l’agencement du matériel agricole sans aucune mise en scène supplémentaire : ni lumière, ni son. Uniquement l’espace blême de la galerie occupée par la ferraille. Alors qu’une première partie de son œuvre avait pour ambition de magnifier quelques souvenirs, le regard qu’il porte sur le monde contemporain est dégagé de tout sentimentalisme et suggéré dans une violence crue. Eliane Burnet voit également dans cette œuvre une réplique au monde et aux institutions de l’art. Elle énonce en ces termes : « Le visiteur de la Galerie de Paris était convié à se courber sous les portiques du 126 127 Pour ces deux exemples, se référer au premier chapitre de l’étude. Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 52 matériel de porcherie […] comme s’il était contraint de passer sous les fourches caudines de la vision de l’art : mise en espace et parcours obligé construit par le commissaire d’exposition, explications des exégètes autorisés que ne permettent pas de batifoler dans les œuvres en toute liberté, mais place en stabulation dirigée. »128. Claude Lévêque se disait, lui, « amusé de contraindre des gens de l’art, des collectionneurs, des institutionnels »129. Une révélation importante, qui laisse entrevoir la part d’humour noir, mais également d’ironie amère, qui hantera dès lors sa production, concrétisant un peu plus l’éloignement d’un certain pathos qui pouvait caractériser ses oeuvres de début. Dès lors, l’histoire personnelle de Lévêque sera sous-jacente à des préoccupations plus générales. Préoccupations au sein desquelles, il s’attachera à mettre en place un discours gravitant autour de l’individu. Ce recours à des thèmes moins autobiographiques semble avoir mûri au cours d’un voyage que l’artiste entreprit dans le camp de concentration d’Auschwitz à la fin de l’année 1990. S’il faisait d’abord écho à son histoire personnelle (son grand-père, communiste militant, y fut déporté durant la seconde guerre mondiale), ce voyage chargea bientôt son propos d’une conscience plus humaniste. Cependant, il ne s’agissait pas de tomber dans le sentimentalisme exacerbé en évoquant l’atrocité du génocide opéré par les nazis ; sa volonté consistait à illustrer l’amnésie collective que peut produire, pour reprendre l’expression de Guy Debord, cette "société du spectacle" actuelle. Ainsi, en 1992 il réalisa Arbeit Macht Frei [ill. n°26], une œuvre volontairement provocatrice contenant une ambiguïté qui lui portera préjudice. Sous ce titre tristement évocateur, dans une sorte de bas-relief de lumière et d’acier, Lévêque associe l’image au texte. L’image, c’est celle de Mickey, la célèbre souris créée par Walt Disney. Il demanda à Elie, le fils d’un couple d’amis proches, d’en réaliser le dessin au préalable. Il confia ensuite l’"œuvre" à un néoniste afin d’en faire une sculpture lumineuse. Le texte, qui donne son titre à l’œuvre, est une réplique exacte de l’enseigne qui surmontait l’entrée du camp d’Auschwitz, il indique donc : Arbeit Macht Frei ("le travail rend libre" en français). Dans l’association des symboles, l’artiste joue de l’ambiguïté pour créer le malaise. L’image de Mickey renvoie immanquablement au monde du loisir, auquel est aujourd’hui associée la consommation et le capitalisme. Une image qui véhicule sa part de rêve, de magie, associée à l’enfance comme une icône idyllique du bonheur. Dans un registre diamétralement opposé, par l’enseigne Arbeit Macht Frei, c’est à l’horreur que l’artiste se réfère. L’association des deux symboles peut en effet surprendre, choquer même. Elle vaudra d’ailleurs à Lévêque de nombreuses incompréhensions et lui imposera la nécessité de clarifier sa volonté130. Au travers de cette 128 Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, Art Press n°321, mars 2006, P.46. Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 130 Il expliquait à ce sujet à Hélène Chouteau : « J’ai failli passer en procès pour Arbeit Macht Frei à cause de journalistes qui s’en étaient emparés pour essayer de convaincre d’anciens déportés de porter plainte contre une caricature de leur mémoire. J’ai même était présenté par la presse comme un artiste néonazi […]. J’ai rédigé un texte destiné aux anciens déportés pour clarifier ma position. […] Je l’ai présenté au CAPC de Bordeaux, dans l’exposition Présumés innocents, et avant même l’ouverture, il y a eu des réactions négatives. Le musée m’a tout 129 53 œuvre, l’artiste proposait une critique violente des comportements humains, à l’ « amnésie collective par rapport à cette période historique et face à la domination de la société des loisirs.»131. À cette époque, la France voyait en effet la cote de l’extrême droite dangereusement augmenter, alors qu’au même moment, Disney inaugurait l’ouverture du parc d’attraction Eurodisney en Banlieue parisienne. Claude Lévêque construit un dispositif qui rend compte du voile que la société dépose sur certaines réalités préférant se concentrer sur des images de bonheur illusoire. À défaut d’utiliser les drames de l’histoire comme exemple à ne plus reproduire, l’être humain se laisse éblouir par l’éclat d’une joie fabriquée. Les deux images se juxtaposent alors comme deux réalités opposées donnant forme à une troisième : sorte d’expression désenchantée d’une société plus prompte à produire du rêve que d’affronter ses démons. B) Au plus près de la vie Le travail de Claude Lévêque, dont la froideur s’est affirmée, va prendre forme dans les lieux mêmes où la société est synonyme de désenchantement. L’artiste va donc entreprendre une série d’œuvre, entre 1992 et 1995, dans laquelle son art va s’articuler spécifiquement à l’espace de lieux dont le passé résonne. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Daniel Buren, duquel il disait en 2000 : « je le trouve le plus contemporain, le plus jeune dans la création »132. Si dans l’investissement du lieu, les similitudes sont largement perceptibles, les finalités, elles, divergent. Là où Buren s’attache à troubler la perception sensorielle de l’espace, à en nier ou en exalter les aspects, Lévêque investit le lieu d’une réalité fictive dans une célébration morne, tintée de souffrance. Comme, peut être un peu moins qu’un symbole, mais un peu plus qu’une simple coïncidence, ce travail va se concrétiser pour la première fois à Nevers, et plus précisément à la cité du Banlay, où rappelons-le, il a passé son enfance. Elein Fleiss, qui fondera plus tard la revue Purple, avait invité Claude Lévêque ainsi qu’une jeune artiste, Valérie Pigato, à intervenir dans un appartement d’une des tours HLM. L’action de Claude Lévêque sera sommaire, elle ne bouleversera en rien l’aménagement de l’appartement. Le cadre est populaire, modeste, et témoigne d’un milieu « plutôt désespérant »133 comme le souligne Michel Nuridsany. Concernant le lieu de son intervention, le critique ajoutera : « Il y a là du papier peint maronnasse, par terre, partout, du carrelage, des balcons de ciment où l’on s’appuie pour voir d’autres HLM semblables. »134. La violence sociale de ce milieu, Lévêque de suite demandé de présenter le texte. Je trouve terrible de justifier ma démarche avec un écrit car les gens doivent pouvoir lire et interpréter la pièce par eux-mêmes. » In Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, Editorial, Galerie Noisy-le-Sec, mai-juillet 2002, P.148. 131 Ibidem. 132 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.33. 133 Michel Nuridsany, L’avant-garde dans une HLM, Le Figaro, 6 décembre 1992. 134 Ibidem. 54 la connaît bien, l’œuvre qu’il y réalisera témoignera de la perte des illusions que ce cadre peut offrir. Sur les murs recouverts du papier peint marron et fleuri laissé par les anciens locataire, l’artiste a installé une guirlande d’ampoule lumineuse dessinant de lettres droites le mot : « jour de chance ». La pâle lumière qui se dégage des murs rend la lecture des trois mots difficile, presque douloureuse. Elle imprègne l’espace de ses radiances froides et matérialise l’idée d’un espoir fuyant, irréel. Jour de chance illustre tout ce que son titre ne dit pas ; là où semble naître un peu d’espoir, ne figure plus que les vapeurs nébuleuses d’illusions déçues. Cette pièce s’articule également avec l’extérieur de la cité. L’artiste a enlevé les rideaux des fenêtres, laissant voir aux habitants du quartier, de jour comme de nuit, cette entrave lumineuse fissurant les murs de béton, de verre et d’acier. À propos de son intervention, Lévêque justifiera en ces mots : « Je voulais travailler en direct avec la réalité, sur un sujet et sur le lieu même de ce sujet. »135. L’appropriation de ces lieux de réalité sociale, Lévêque la concrétisera un peu plus dans le cadre du projet "Appartement Occupé" auquel il participera en 1993 et 1994 à Bourges. Ce projet ambitieux, initialisé par l’association Emmetrop136, visait à immerger concrètement l’artiste au sein du quartier des Gibjoncs. Il s’installa en effet pendant une année entière dans un appartement de type F5 avec pour seul meuble un matelas et un bureau. Cette occupation minimale des lieux devait permettre aux visiteurs de suivre l’évolution du travail de Claude Lévêque. Comme l’explique Chantal Pétillat, Claude Lévêque devait : « vivre et travailler là, non pas replié dans une méditation artisticocontemporaine, mais la porte grande ouverte : aux visiteurs d’une heure, aux curieux, à des convives avides d’échange, aux étudiants de l’école des Beaux-Arts, comme aux habitants du quartier, de la ville, ou même d’ailleurs. »137. Deux installations seront proposées durant le projet : la première intitulée Printemps et la seconde Automne-Hiver [ill. n°27], illustrant ainsi les différentes phase d’élaboration. Dans Printemps, Lévêque installa dans l’espace de l’appartement un jeu d’extérieur pour enfant, fait de tubes d’acier entrecroisés, appelé plus fréquemment "cage à poule". À cette structure métallique, répondait un trèfle à quatre feuilles de néon vert. Malgré le caractère ludique de cette pièce (les enfants étaient autorisés à jouer dans la structure de métal), celle-ci n’en reste pas moins marquée d’une certaine amertume. La "cage à poule", sorte de reflet interne de l’organisation architecturale de la cité évoque le milieu carcéral, s’emmêlant autour des enfants comme les barreaux autours d’un détenu. Une perspective bouchée, qui fait écho à la verticalité des tours. Au fond de la pièce, le trèfle à quatre feuilles, synonyme de chance, d’opportunité, illustre le triste constat d’un univers clos duquel chacun nourrit l’espoir de s’évader. Lévêque emprunte les constituants de cette œuvre au lexique de l’enfance et teinte son approche d’une dimension tragique qu’il ne donne pas à voir en tant que telle. Dissimulée derrière ces éléments, la réalité n’en est que plus noire ; 135 Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148. L’action de l’association Emmetrop a pour ambition de réhabiliter la place de l’art dans la vie quotidienne. Partant de cela, le champ de leurs interventions embrasse aussi bien l’art contemporain que la musique expérimentale ou encore le théâtre. 137 Chantal Pétillat, Rendez-vous dans l’HLM, La Nouvelle République du Centre-Ouest, janvier 1993. 136 55 tapie dans les jeux innocents de l’enfant elle annonce un futur bien terne. Dans AutomneHiver, l’installation se fait plus violente, moins suggérée. Dans l’espace de l’appartement, quatre-vingt-dix matelas ont été disposés de manière à obstruer toute ouverture et perturber tout passage. La hauteur du plafond est rabaissée à la hauteur des matelas, soit à un mètre quatre-vingt-dix. L’ensemble forme une sorte de tunnel mou et hermétique, juste éclairé par la lumière froide d’un néon blanc, dans lequel résonne le bruit sourd d’une radio. Celle-ci ne diffuse ni chanson, ni émission, seulement le grésillement d’une fréquence mal réglée. Une fois de plus, on pense au Plight de Joseph Beuys dans le rapport qui se crée avec la matière. Mais ici, la référence de Bruce Nauman138 est peut être plus adaptée. Comme dans un des Corridor [ill. n°28] lumineux de l’artiste américain, dont l’accès et difficile et la circulation mal aisée, Automne-Hiver est une œuvre qui nécessite l’engagement sensoriel du visiteur. L’espace étroit créé par les matelas étouffe les bruits, perturbe la perception du lieu, déstabilise. En élaborant l’espace comme un piège à sensations, Lévêque place le spectateur dans une configuration propice à lui évoquer le dessein de l’installation. Cette fois, il fait de l’appartement une zone repliée sur elle-même, coupée de toute vie extérieure. Un espace non pas protégé mais oublié, en témoigne le crépitement de la radio dont aucune information ne peut venir jusqu’aux oreilles du visiteur. L’information ne circule plus, n’est plus intelligible, c’est une sorte de vision d’un monde dont le flot médiatique finit par brouiller les esprits et annihiler toutes pensées individuelles au profit d’une pensée de masse. Cette pensée de masse compresse l’individu, à l’image des matelas se resserrant dangereusement autour de lui, et l’invite à suivre un mode de pensée standardisé. Il est à voir dans cette pièce, et sûrement pour la première fois dans l’œuvre de Lévêque une considération qui se fait autant sensorielle qu’intellectuelle. Cette volonté, sera d’ailleurs au centre de sa démarche à partir de 1998 (cela constituera d’ailleurs la troisième partie de ce chapitre). En s’établissant au cœur des barres HLM, l’art de Claude Lévêque, retournait à sa source sociale. Comme le sous-entendait plus haut Chantal Pétillat, il ne s’agissait pas pour l’artiste de venir et porter un regard critique sur la cité et ce qu’elle produit du haut de sa situation « confortable d’artiste »139. Lévêque se défend de cela, il déclare notamment : « depuis mon enfance, j’ai toujours vécu dans les HLM, je ne les ai jamais vraiment rejetées. C’est plutôt un lieu qui m’inspire. »140. Le travail qu’il réalisa à Bourges n’est pas un travail sur le quartier, mais un travail avec le quartier. L’atelier était ouvert au public, les conversations et les idées s’échangeaient. Le résultat est en accord avec ces échanges ; un constat froid, pessimiste, dans lequel se lit en filigrane les problèmes actuels que pose la cité dans la société. L’intérêt qu’il porte au lieu, à la collectivité, va amener Claude Lévêque à investir d’autres espaces chargés d’histoire. Les œuvres in situ qu’il donne à voir, ont cette particularité de jaillir de lieux fortement marqués par la présence de l’individu, de la masse 138 Bruce Nauman (né en 1941) Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148. 140 Claude Lévêque, La Nouvelle République du Centre Ouest, 17 mars 1993. 139 56 anonyme. Eric Troncy estime que les installations que propose alors Lévêque « [renouent] avec les ambitions de La Nuit ; il convoque en effet la lumière, le son, et l’espace comme un sculpteur modèle la matière. »141. Le lieu devient son support et les éléments qu'il met en place l’animent, le « recharge d’émotion »142, réhabilitant un passé souvent très présent. Il formulera un nouvel exemple de ce constat à Poitiers avec la Chambre 321 [ill. n°29] en 1995. La Chambre 321 est une chambre universitaire de la résidence Rabelais. L’association Confort Moderne, lui proposa d’investir le lieu dans le cadre d’un projet d’exposition. Dans une approche qu’il décrypte comme « d’abord plastique, plus de l’ordre du poétique que du social »143, il fournira une installation que l’on pourrait qualifier de minimale. Mais à la différence de Jour de chance, où l’action de l’artiste avait été minimale, ici, c’est le résultat qu’il faut qualifier de minimal ; ou du moins, proche de l’esthétique minimaliste. Dans les onze mètres carré de la chambre du Crous, Claude Lévêque obstrua les ouvertures et disposa sur le mur, le sol, le plafond, les fenêtres et les rares éléments de mobilier une peinture blanche laquée, brillante. Cette blancheur et rehaussée par deux traits lumineux obtenus par des néons. En pénétrant dans l’espace, le visiteur est confronté au reflet de son image. L’intervention dans la chambre 321 à succéder à une étape où l’artiste s’était entretenu avec les étudiants de la résidence Rabelais. Il constata que les étudiants, de manière générale, avaient tendance à charger leurs chambres de posters, d’objets personnels, de photos, afin d’"humaniser" les lieux, pour rompre avec son aspect anonyme. Claude Lévêque explique : « Une élève de lettre n’a rien touché. Ce fut pour moi le déclencheur : vider la chambre de tous les éléments mobiles et éliminer tout point de repère […]. Ainsi, les visiteurs admis à rentrer un par un, seront confrontés au reflet d’eux-mêmes. La chambre sera transformée en espace miroir. Fermé sur l’intérieur mais ouvert sur l’intériorité de chacun. »144. Au fil des conversations avec les résidents, s’est dessinée une vision très dure de ce que pouvait représenter la vie en chambre universitaire. Lévêque en a formulé une zone vide, dans laquelle le visiteur pénètre comme dans un ailleurs pour mieux se confronter à luimême. Son image s’imprime furtivement au cœur d’un contexte collectif, désindividualisé. L’intervention qu’il réalisa la même année dans une usine désaffectée près de Laval témoigne d’une même conscience de la collectivité. Ces lieux, à l’image de Grand Hôtel ou de La Nuit, Lévêque en évoque la mémoire. Simplement, ici, il ne s’agit plus d’une mémoire personnelle mais d’une mémoire collective, une mémoire sociale, propre à nourrir des sentiments convergents dans lesquelles la place de l’individu au sein de la société reste un élément capital. L’installation qui fut mise en place près de Laval, intitulée La Piscine, fut aussi réalisée en 1995. L’espace est cette fois différent, plus complexe qu’à l’accoutumée. La 141 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.166. Dominique Widemann, Portrait, L’Humanité, 11 décembre 2001. 143 Claude Lévêque in Carlos Herrera, Rabelais, chambre 321, L’actualité Poitou-Charentes n°30, Poitiers, 1995, P.9. 144 Ibidem. 142 57 piscine est en effet un lieu où s’articulent les espaces transitoires, détenant chacun une fonction spécifique. Fonctions que Claude Lévêque va réinterpréter par les moyens plastiques. Pour s’approprier le lieu, il va d’abord en modifier la perception extérieure, en recouvrant les lettres du mot piscine d’une peinture rose fluorescente. Une fois entré dans l’espace du bâtiment, le visiteur est plongé dans une pièce sombre, toutes les ouvertures en ont été obstruées. Des projecteurs illuminent une boule à facette fixée au plafond ; celle-ci renvoie, dans la totalité de l’espace, de minces points de lumières en mouvement [ill. n°30]. Au fond de la pièce, une forte lumière nous parvient des vestiaires. Dans ceux-ci, de petites lampes de chevets ont été solidement vissées au sol, soigneusement ciré pour l’occasion. Entre elles, des vêtements, des médicaments, des objets quelconques (chaussures, rouges à lèvres, bracelets…) ont été parsemés sans précaution [ill. n°31]. Le visiteur continue son chemin et pénètre dans une salle éclairée de deux néons blancs. Dans la salle, des portes vêtements ont été recouverts d’une peinture métallique. Des cintres nus y sont accrochés. Sur le sol, des jetons métalliques et des bracelets jaunes emmêlés semblent avoir été oubliés. Plus loin, le visiteur découvre les cabines de douche. Dans chacune d’elles, l’artiste a fixé au mur un miroir déformant. Enfin, le visiteur se retrouve face à une mince ouverture, donnant sur l’extérieur, depuis laquelle il perçoit le bassin et le plongeoir à l’abandon. L’exposition s’appréhende à l’image d’un parcours, chaque espace participant à construire sa part de suppositions, laissant deviner une narration dont l’artiste serait l’auteur, animé par la volonté de garder son histoire secrète. Critiques et commissaires se prêtent au jeu dans le catalogue d’exposition145, imaginant de brèves histoires visant à donner à l’espace sa raison. Lévêque applique à l’espace les principes de ses premières œuvres : l’espace est narratif, contient en son sein les motifs de nos spéculations. Seulement, cette confrontation se fait plus sensorielle, plus directe. Nul besoin d’en décrypter les éléments pour en percevoir la violence et l’animation chaotique. Dans La Piscine, la question sociale est encore bien présente et est transmise avant tout de manière sensorielle. Comme l’évoque le commissaire de l’exposition, Jean-François Taddéi, l’architecture du lieu est neutre, sans intérêt. Lévêque va l’animer de désenchantement, à l’image de cette boule à facette qui tourne obstinément, pathétiquement dans l’espace vidé du vestibule. Les vêtements au sol témoignent de la désaffectation des lieux, de même que les tas de bracelets, ou de jetons. Dans la réhabilitation que Lévêque effectue sur le lieu, se construit une réflexion sur l’individu. Individu confronté à la collectivité, aux regards des autres, à son jugement. Les miroirs déformant évoquent les inquiétudes qui peuvent naître chez les baigneurs, dans la cabine de douche, avant de se diriger vers l’eau et de dévoiler son corps, ses différences. Claude Lévêque construit un dispositif mémoriel, dans lequel se dessine l’évocation d’une réalité aujourd’hui disparue. Cette "meurtrière", qui obstrue le champ de vision et tronque la vue du bassin, en est un exemple ; impossible alors d’y accéder, cette vision appartient au passé, elle participe au rêve. 145 Michel Nuridsany, Jean-François Taddéi, Jean-Louis Morin, La Piscine, FRAC des Pays de la Loire, Laval, 1998. 58 Les installation in situ de Lévêque ont cette particularité de raviver le souvenir collectif ; les lettres peintes en roses attestent de cette réhabilitation, de cette occupation nouvelle mais éphémère des lieux. Cette exposition inaugure une esthétique qui n’est pas nouvelle chez Claude Lévêque, mais qui apparaît pour la première dans un dispositif de cette ampleur. Cette esthétique est celle du chaos. La violence, sous-entendue jusqu’alors (dans des réalisations telles que sans titre à la Galerie de Paris en 1991 ou Automne-Hiver à Bourges en 1994), semble ici faire partie du processus de création de l’œuvre. Une énergie destructrice qu’il mettra alors à profit dans diverses réalisations à partir de 1995. C) Construire la destruction Pour être tout à fait précis, la première installation de Claude Lévêque où l’on rencontre cette esthétique date de 1992. Loin de l’esthétique "minimaliste" d’alors, Claude Lévêque construit l’espace du centre d’art Optica à Montréal par la destruction. Il agence, dans l’espace blanc de la galerie québécoise, des guirlandes de papier pendantes de papier, d’autres faites d’ampoules colorées. Des ballons : gonflés au plafond, crevés au milieu des tessons de bouteilles cassées, des cotillons, des confettis et des éléments de décorations éparpillés sur le sol en parquet. L’espace est irradié par la lumière du jour pénétrant par trois fenêtres juxtaposées. C’est l’esthétique des « Fins de Fêtes »146, qui témoigne d’une violence palpable mais pourtant absente. L’espace est aménagé d’éléments détruits, cassés, c’est un chaos visuel et sensoriel qui est donné à vivre ici. Cette esthétique, Claude Lévêque va en faire une identité visuelle. Il réalise en 1995 une installation pour l’exposition Mises en scènes au musée Ho-Am en Corée. Michel Nuridsany, qui faisait partie du voyage, en compagnie d’autres artistes français, relate : « Tchun Nam Parck [conservateur du musée Ho-Am] adorait Claude Lévêque. C’était pourtant de tous les artistes, l’un de ceux qui lui avait donné le plus de travail et de soucis. Il avait dû chercher dans tous les hôpitaux de Corée, des lits pour enfants, en métal peint et n’était pas peu fier d’en avoir trouvé. [...] Mais voici que Claude Lévêque est prêt. Il enlève consciencieusement quelques rivets et boulons retenant ensemble divers éléments des lits et soudain, il fonce, se saisit des montants des sommiers, les soulève à bout de bras en soufflant, les balance contre le mur, les projette les uns contre les autres. Et les masses de fer peint tombent les unes sur les autres dans un fracas épouvantable. »147 Cette anecdote, qui vaudra au conservateur du musée quelques sueurs froides, témoigne de la démarche de Claude Lévêque, de son implication physique. Si l’on parle de peinture gestuelle, alors nous pouvons, de façon plus large, parler d’installation gestuelle. L’espace, au travers des objets qu’il torture, devient un médium malléable. Pour le visiteur, il s’agit alors de pénétrer dans un lieu empli de séquelles. Ces fins de fêtes sont à nouveau un moyen 146 147 Michel Nuridsany, Claude Lévêque : La violence et l’émotion, Le Figaro, 16 juillet 1996. Michel Nuridsany, in catalogue de l’exposition My Way, op.cit. 59 détourné d’évoquer l’amnésie du monde. Les émanations de la fête évaporées, il ne reste plus qu’à contempler les dégâts. Puis à oublier, pour mieux recommencer. Michel Nuridsany parle, au sujet de ces propositions de Lévêque, de vision « d’un monde désarticulé, à la dérive et de la difficulté pour chacun d’y trouver sa "voie". »148. Claude Lévêque fournira la forme la plus aboutie de ses "fins de fêtes" avec l’installation intitulée I wanna be your dog, en 1996 réalisée pour l’Atelier Sainte-Anne à Bruxelles. Lévêque utilise l’espace dans son entité pour mettre en place un dispositif plastique, lumineux et sonore. Sur le sol sont flanqués des câbles, des enceintes, des projecteurs, des confettis… Des bouteilles d’alcool ont été jetées et brisées « de façon chaotique »149 comme se plait à le dire Claude Lévêque. Certains projecteurs diffusent de la lumière, des rayons de couleur jaune, orange, rouge et bleu déchirent l’espace. Un léger fond sonore hante la salle, il laisse entendre le bruit des applaudissements des derniers spectateurs. Alors que l’installation présentée à Montréal semblait vidée de toute présence humaine, l’atmosphère créée ici laisse peser le poids de cette absence. Les éléments mis en place accaparent physiquement le visiteur, égaré au milieu d’un décor emprunt de désolation. Ce n’est plus une fête terminée qui se dresse devant nous, mais une fête interrompue. Les projecteurs en marche, les applaudissements lointains, créent une tension physique palpable. Le spectateur arrive dans la salle comme sur le lieu déserté d’un crime d’où les gens auraient fui précipitamment. Sans nous prêter au jeu des interprétations quant aux raisons de cette fuite, elle témoigne malgré tout d’une violence physique tangible. Claude Lévêque désigne ici les comportements humains, il évoque leur brutalité froide et animale. Une animalité corroborée par le titre même de la pièce : I wanna be your dog, en français : je veux être ton chien. Ce titre, est un emprunt à une chanson du groupe The Stooges. L’animalité est ici le point où l’homme se laisse entraîner dans l’effet de masse, où l’individu s’éloigne de toute pensée propre pour adopter celle du groupe, de la meute. Les règles sociales se substituent à d’autres règles, plus instinctives. Dans cette animalité que décrit Lévêque, comme dans celle décrite dans la chanson, il y a cette notion d’avilissement ; cette perte déraisonnée de toute conscience de soi au profit d’une conscience collective qu’on lui impose. Difficile de ne pas voir la critique adressée à la société médiatique, à l’influence qu’elle peut avoir sur les foules. Lévêque parle d’ « information qui excite les gens, les rend dépendants et leur empêche toute réflexion »150. La foule est galvanisée par l’information comme pourrait l’être le public déchaîné d’un concert. Ce dispositif vise à embarquer physiquement le visiteur, lui imposer une tension, un malaise. La question du corps est un thème indirectement traité dans le travail de Claude Lévêque. Eric Troncy énonce en ces termes : « c’est une forme absolument singulière d’art corporel, un art à la fois sensoriel et mental, où le corps n’est plus l’instrument ou le véhicule 148 Michel Nuridsany, Claude Lévêque : La violence et l’émotion, op.cit. The party’s over, entretien Frédéric Fournier/Claude Lévêque, Blocnotes n°13, septembre-octobre 1996, P.51. 150 Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 149 60 d’une forme mais son récepteur privilégié.»151. En effet, l’art de Claude Lévêque depuis 1991 s’est construit dans l’espace de manière à immerger et soumettre le spectateur à l’interprétation. Une interprétation mentale qui est obtenue au travers des constituants sensoriels mis en place dans l’installation. Ce travail sur les réactions sensorielles du spectateur qui tendra à se généraliser à l’orée des années 2000 constituera la troisième partie de notre étude. Avant cela, et en guise de transition, portons notre attention sur l’installation My Way. My Way est le titre que Claude Lévêque a choisi pour l’exposition qu’il réalisa en 1996 à l’ARC - Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. De manière analogue à La Piscine, les différents espaces du musée ont été aménagés différemment, constituant cependant un parcours artistique cohérent. Dès le premier pas franchi, le visiteur se retrouve face à un écran métallique sur lequel est projetée une image. L’image est celle d’un adolescent, cheveux et sourcil rasé, dansant frénétiquement sur une musique que nous ne pouvons entendre [ill. n°32]. Une danse qui n’en est d’ailleurs pas tout à fait une. Les gestes sont violents, incongrus, mécaniques et ininterrompus. Le couloir de transition qui mène au second espace d’exposition a également été aménagé. L’artiste y a fait mettre un grillage, rabaissant considérablement la hauteur de la pièce et imposant ses contraintes au visiteur [ill. n°33]. Sur ce grillage, des chemises blanches sont posées, des manches pendent dans le vide. L’ensemble du couloir est inondé d’une lumière froide, aveuglante. Dans la salle suivante, ce sont des agrès (échelles de corde, cordes à nœuds, anneaux) qui sont accrochés au plafond [ill. n°34]. Cet espace courbe du Musée D’Art Moderne a été recouvert d’une couche de laque blanche. On accède enfin à la dernière salle, carrée cette fois, où dans la pénombre « de petites ampoules figurent des étoiles et le plafond ressemble à la voûte céleste. »152 [ill. n°35]. Dans le vide de ce dernier espace, un rire sorti de nulle part résonne. Ce rire fait écho à l’entrée de l’exposition, au jeune homme entrain de se mouvoir sur l’écran dont les gestes semblaient dépourvus de sens. Ici encore, nous ignorons ce qui peut motiver ce rire. Plus que jamais auparavant, Claude Lévêque aura axé son dispositif sur le corps ; le faire réagir, le mettre en situation, lui faire perdre tout repère. Dans le parcours qui lui est imposé, le spectateur oscille entre lumière et obscurité, vie et mort. La vie, ou plutôt son agitation frénétique. Comme l’explique Frédéric Bouglé en faisant mention de Arthur Schopenhauer : « l’agitation, c’est la poursuite de la vie »153. L’adolescent frénétique semble illustrer cette phrase, cette danse semble naître d’un besoin nécessaire à la vie. S’arrêter serait risquer de mourir. Claude Lévêque met le corps du visiteur à l’épreuve d’une tension sensorielle s’accentuant au cours du parcours. Alors que la frontalité de l’écran lui impose une contemplation visuelle, c’est bientôt son propre corps qui sera mis en situation. Courbé, ébloui par la lumière crue dans le couloir surmonté de grillage puis, zigzaguant entre les agrès qui se balancent depuis le 151 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.167. Michel Nuridsany, Claude Lévêque : La violence et l’émotion, op.cit. 153 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.23. 152 61 plafond pour enfin se perdre, aveuglé à nouveau, dans l’obscurité de la dernière salle, l’œil n’ayant eu le temps de se déshabituer à la dose de lumière reçu précédemment. L’installation est chargée de symbole ; elle illustre de façon dure et poétique le thème de la mort. Le titre, est une fois encore un emprunt musical : Frank Sinatra s’est substitué aux Stooges. My Way, (mon chemin) évoque le parcours mis en place dans l’exposition, mais aussi cette recherche d’un sens à la vie. Le parcours se termine d’ailleurs dans le noir quasi-total où un rire cinglant interpelle et interroge le visiteur. Rire que l’on pourrait notamment rapprocher d’une œuvre récente, simple écriture de néon, qui pose froidement et sans détour cette question : Pourquoi vivre ? (2006) [ill. n°37]. My Way est une œuvre inquiète et inquiétante, dans laquelle l’artiste interroge chacun sur ce qui constitue son existence. Elle est surtout un dispositif total où le corps est le support d’expérience physique qui agissent sur le mental. Lévêque intègre le visiteur au cœur d’un parcours qui agit directement sur les sens. Il cherche à "dérégler" la perception, à en troubler le fonctionnement. Dans la salle obscure de My Way, l’adaptation nécessite un certain moment, durant lequel le visiteur s’abandonne dans l’espace seulement meublé de rire. C’est uniquement après, que le contour des ampoules faiblement éclairées du plafond parviendra clairement au visiteur. Comme la réalité se faisant de plus en plus nette après le sommeil et le rêve. Cet esprit punk dont nous parlions précédemment aura était comme un leitmotiv durant la seconde période de sa production. Les thèmes se sont durcis, l’impact sur le spectateur intensifié. Une anecdote est particulièrement significative : « Lors d’une intervention au Lycée Marguerite de Navarre, à Bourges, en 2000, Claude Lévêque explique sa démarche et l’illustre concrètement en montrant aux élèves ce qu’il produit. Cette démonstration suscite chez les élèves de nombreuses interrogations et remarques. Une élève en particulier se sent touchée, attaquée, agressée par cet art si violent. Elle s’indigne. Révoltée, elle demande à l’artiste comment et pourquoi il réalise de telles œuvres […]. Incompréhension totale face à la vision de la vie aussi cauchemardesque de l’artiste. »154. C’est une attitude révélatrice de la violence qui anime son œuvre. Une violence qu’il obtient dans ses installations par un habile jeu de composition. Les installations de Claude Lévêque sont des expériences dans lesquelles l’immersion est nécessaire à la compréhension. Plus que dans un simple jeu de mise en scène visuelle, qui passerait par l’objet, l’image ou encore l’écriture, c’est dans un espace de tension physique qu’on nous propose de pénétrer. Cette tension est le fait des différents composants sensoriels agencés. Ceux-ci troublent la perception et participe à créer l’atmosphère de l’œuvre. De façon plus explicite, les installations de Lévêque convoquent une tension matérielle et immatérielle. C’est la mise en situation de l’objet dans le cadre sensoriel qui fera naître le sens de l’œuvre. La dématérialisation de ses installations va s’affirmer, s’articuler de plus en plus autour 154 Charlotte Mengual, Claude Lévêque : d’un passage à l’autre, op.cit. P.30. 62 d’éléments tels que la lumière ou le son. Et comme le souligne Eric Troncy : « toujours de la douleur.»155. 155 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.167. 63 III. 1997-2006 : Des zones de réactivité En 2000, Claude Lévêque confie à Frédéric Bouglé : « Je ne suis ni une usine de production, ni un artiste de la continuité ! »156. Des propos difficilement contestables lorsque l’on envisage de jeter un œil rétrospectif sur sa production. Objet, espace, et sens se seront succédés à la tête de ses préoccupations. Il explique à propos des travaux qu’il a entrepris depuis le début des années 1990 : « C’est le moment où l’objet ne m’intrigue plus. J’en ai fait le tour […]. Avec les objets, ce sont aussi mes évocations et mes lieux habités de mobilier que je laisse. Maintenant, c’est sur le lieu seul que je m’attarde, et sur les matériaux qui le constituent. ». Il ajoute un peu plus loin : « c’est cette relation physique à l’espace qui va agir sur nos perceptions, elle va nous faire part des troubles qui émanent du lieu. C’est pourquoi mes interventions dans l’espace concentrent des contraintes qui vont affecter le visiteur. » 157. Les formes artistiques adoptées par Lévêque se sont faites successivement narratives, immersives et enfin, si l’on peut se permettre, impressionnistes. Une appellation qui mérite cependant d’être explicitée. C’est un impressionnisme renversé qui est fabriqué ici : ce n’est pas l’impression née de l’artiste qui donne l’œuvre mais c’est l’œuvre qui doit faire naître l’impression chez le visiteur. Des impressions polysensorielles qui conduisent le visiteur à ressentir l’œuvre et, ainsi, à lui donner sens. Avant d’envisager la dernière période de l’œuvre de Lévêque, il semble nécessaire d’apporter quelques précisions sur différents points. Le premier concerne les œuvres dont nous allons parler dans le reste de cette partie. Si jusqu’à présent il était possible de les recenser dans leur majorité et de percevoir les étapes importantes de sa production, cet exercice devient dès à présent beaucoup moins aisé. La raison de cette difficulté réside simplement dans la quantité d’œuvres que Lévêque aura mises en place, la quantité de lieux qu’il aura investis. Cette partie sera donc moins chronologique que les précédentes ; nous essaierons alors de réunir les œuvres sous différents thèmes. L’autre point qui demande à être éclairci relève de considérations terminologiques. Comme le lecteur aura pu s’en rendre compte, depuis le début de cette étude, le terme "visiteur" est utilisé pour parler du public des installations de Claude Lévêque. Ce terme est utilisé par l’artiste même qui : « n’aime pas le terme de "spectateur" »158, trop statique selon lui. En le qualifiant de visiteur, Lévêque sousentend le caractère immersif de ses propositions, la nécessité de s’y engager corporellement, d’en effectuer la "visite" active. Comme le signale Éliane Burnet : « l’artiste préfère emprunter le mot de "visiteur" plutôt que celui de "spectateur" qui privilégie la seule dimension du regard dans un oubli mutilant les autres sens. »159. Le spectateur serait dans un rapport à l’œuvre plus contemplatif alors que le visiteur y engagerait plus volontiers ses sens. 156 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.23. Ibidem, P.27. 158 Ibidem. 159 Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.46. 157 64 Si cette explication arrive à ce stade du travail, c’est qu’elle semble adaptée aux particularités actuelles de cette production. A. Investir de nouveaux lieux Le thème de la mémoire est essentiel chez Claude Lévêque, et ce, depuis sa première œuvre : Grand Hôtel. Quand elle n’est pas convoquée de manière autobiographique, la mémoire est bien souvent associée à un lieu. Il s’agit alors moins d’une mémoire historique que d’une mémoire "contextuelle", voire "culturelle" (les exemples de Appartement occupé et La Piscine sont, à ce titre, particulièrement significatifs). De manière peut-être plus juste, il semble que l’on puisse les caractériser d’ "activations". Une activation du lieu qui viserait à exprimer de sous-jacentes réalités, et toujours, à le recharger d’émotions. Depuis 1997, c’est une des pratiques qui « excite »160 le plus Claude Lévêque. Une pratique dont il tient dorénavant à fixer les limites, pour éviter tout cloisonnement inapproprié. Suite aux actions réalisées au début des années 1990 dans les HLM de Nevers et de Bourges, et à l’affirmation sociale grandissante de sa production, les demandes d’interventions artistiques dans ce type de secteur se sont multipliées. Les circonstances, pas toujours adéquates à ce type d’intervention, ajoutées au refus d’être catégorisé comme un artiste du social ont amené Claude Lévêque à rédiger un article intitulé ostentatoirement : Pour en finir avec l’art social161. Dans ce texte, il fait part d’une expérience malmenée par la DRAC de Haute-Normandie. Il explique en ces termes : « C’est cette toute dernière expérience labellisée "art social", qui m’a fait prendre conscience que je ne maîtrisais pas l’utilisation que l’institution faisait de moi comme le spécialiste de service des cités hard, à qui on demande du haut de quartiers plus respectables de faire de l’art social chez les défavorisés. »162. Il ajoute plus loin avec une certaine ironie : « si à un moment donné dans mon travail je choisis comme sujet les cités HLM c’est aussi pour la même raison que Matisse peint des poissons rouges dans un bocal ! ». Si Lévêque affirme qu’à l’image d’Henri Matisse son œuvre prend forme autour de ce qui constitue son lexique personnel, il signifie malgré tout sa volonté de ne pas être cloisonné à ce seul registre. Ces revendications prendront forme dans l’art de Claude Lévêque, celui-ci investissant, dès lors, les lieux les plus divers. Qu’il s’agisse de centres d’art ou de locaux non-spécifiques, Lévêque recherche dans l’incongruité des lieux ce qui va donner forme à son art, ce qu’il va vouloir révéler au public, comment il va vouloir le faire réagir. En 1999 au centre d’art newyorkais PS1, il réalise Stigmata [ill. n°38]. Une œuvre in situ articulée autour de l’architecture du lieu et de sa situation géographique. Il choisit tout d’abord de ne pas investir l’espace d’exposition du centre d’art mais l’escalier qui y mène. L’escalier est situé dans un étroit couloir droit et est entrecoupé de plates-formes à chaque étage. Il est articulé autour d’un axe 160 Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. Claude Lévêque, Pour en finir avec l’art social, blocnotes n°15, été 1998, P.74-78. 162 Ibidem, P.74. 161 65 architecturé fait de brique. Le mur donnant sur l’extérieur est pourvu de larges et hautes fenêtres. Claude Lévêque a souhaité créer un effet de vertige en plaçant, sous chaque étage, des plaques d’aluminium reflétant le sol. Il accentue également l’aspect longitudinal du lieu par de fines guirlandes lumineuses rouges clignotant dans un mouvement défilant du bas vers le haut. Ces guirlandes sont placées dans les différents coins du couloir d’escalier et leurs reflets dans les plaques d’aluminium participe à la perte des repères. L’espace est troublé davantage par l’application de filtres rouges sur les vitres des fenêtres. Un musique accompagne le dispositif, c’est une boucle de la bande originale du film d’Alfred Hitchcock : Psychose. L’installation est construite sur l’idée de la perte de notion de l’espace, sur le trouble de la perception. Trouble qui s’exerce également sur l’extérieur, sur les rues de la ville totalement dénaturées par le filtre rouge. Lévêque explique au sujet de Stigmata : « J’ai traité la vue que l’on avait sur l’extérieur, sur le quartier du Queens. […] J’ai installé des faux plafonds en miroir qui reflètent l’escalier, et des lignes de lumières défilantes du rez-dechaussée au dernier étage, afin de transformer cet espace en une image virtuelle infinie. J’ai créé une mise en abîme du site faisant résonner l’intensité de la vie extérieure avec l’intérieur. »163. L’atmosphère baignée de rouge évoque le sang circulant dans les veines et propulsé par les battements du cœur dans un rythme régulier, frénétique. Ce sang semble jaillir du couloir pour inonder notre œil, nous faire perdre tout sens de l’équilibre. Outre le film Psychose, Lévêque fait part d’un autre référent cinématographique crucial pour cette installation : « Dans Shining [de Stanley Kubrick], la violence devient de l’ordre de la schizophrénie, avec ce rapport au lieu, cette peur du vide. Pour moi, ce film est une référence. La pièce que je viens de réaliser au PS1, […] est née d’éléments que j’avais mis de côté depuis Shining, en partant de cette image du film où les flots de sang giclent par des ouvertures imaginaires. »164. Stigmata (stigmate en français), dont le titre est une nouvelle fois tiré d’une chanson (du groupe post-punk Bauhaus) évoque l’idée de blessure, de cicatrice et corrobore l’aspect sanguin de l’installation. Le qualificatif in situ convient particulièrement à cette pièce, qui joue aussi bien sur les réalités physiques du lieu que sur son emplacement géographique. Le Queens est en effet la scène de nombreux affrontements armés. Les filtres rouges obstruant les fenêtres donnant sur ce quartier semblent attester de cette violence, nous dévoiler une réalité sous-jacente à la réalité elle-même. Stigmata trouble le visiteur, elle agit sur ses sens pour l’isoler, le mettre hors de la réalité quotidienne. Lévêque construit un monde cauchemardesque où la violence est magnifiée, où les pulsions sont mises en scène de façon non-narrative. Pour rester dans l’univers cinématographique, citons à présent Scarface [ill. n°39] installé en 2000. Le titre est tiré du fameux film réalisé par Brian de Palma en 1976. Claude Lévêque l’a mise en place au cinéma Les Variétés à Marseille. Ce lieu aujourd’hui à 163 Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148. Entretien Jade Lindgaard, Mécanique phobique, Les Inrockuptibles, hors série n° 4 : Kubrick, l’odyssée d’un solitaire, mai 1999, P.91. 164 66 l’abandon était un ancien cinéma dédié aux films pornographiques. L’artiste dit à son sujet : « J’ai eu un coup de cœur pour cet espace en bascule. J’adore profondément la ville de Marseille et cette salle rejoint pour moi une partie de son histoire, notamment celle des cités, de la culture urbaine et du rap. »165. Le dispositif que Claude Lévêque agença était composé de lettres creuses garnies d’ampoules à fréquence variable placées sur un mur. La salle est dans l’obscurité totale, la seule lumière qui en émane provient de l’œuvre. Une machine à brouillard embrume le petit espace. Les lettres Scarface s’illuminent donc de manière croissante et répétitive, de la simple lueur à l’éblouissement douloureux. L’espace est troublé par la brume faussant la perception des lieux. Lévêque explique sa fascination pour le personnage de Tony Montana (interprété par l’acteur américain Al Pacino) qui constitue pour de nombreux jeunes de cités une icône significative. Il représente l’ascension sociale, la capacité de sortir de son milieu vers un autre, plus favorisé, sans difficultés matérielles. Lévêque utilise la lumière comme source sensitive et émotionnelle. Dans le cycle qu’exécute la lumière, les émotions se succèdent. La douceur se transforme en douleur, la sérénité en violence. La lumière grandit comme le personnage du film, jusqu’à atteindre son paroxysme : le stade où la lumière se substitue à notre œil pour ne laisser filtrer que la douleur, illustrant ainsi la perte, la mort de Tony. J’ai rêvé d’un autre monde, présenté à l’Hôtel de Caumond à Avignon en 2001, s’articule de façon analogue autour de la lumière. Dans l’espace obscur des combles, entrecoupé de voûtes en plein-cintre, l’intervention de l’artiste se fait minimale. Il installe, sur une structure métallique à un mètre du sol, un réseau continu de tubes au néon rouges. Ces néons forment une seule et même ligne sinueuse qui parcours l’espace d’un bout à l’autre. Une machine à brouillard épaissit l’atmosphère pendant qu’un grondement sourd ronfle bruyamment. La lumière est une nouvelle fois conçue comme l’élément sensitif principal. Dans son rapport avec la brume, le mince filet lumineux semble se dématérialiser, s’évaporer presque. Il irradie l’espace d’exposition d’une lumière rouge intense. Le grondement évoque une éruption volcanique dont la lave épaisse engloutirait l’espace. L’œuvre instaure une faille dans notre perception alors que l’architecture disparaît derrière la lumière. Par ses installations immersives, Lévêque éloigne le visiteur du quotidien, le fait rentrer dans sa vision fantasmée. J’ai rêvé d’un autre monde est une œuvre ambiguë, emmêlée d’utopie poétique et de fureur destructrice. La fureur face à un monde à recouvrir d’une coulée de lave épaisse, destructrice et irrémédiable. Comme l’exprime Annabelle Gugnon : « le rouge affole, les pulsions se déchaînent. »166. Claude Lévêque recherche l’émotion chez le spectateur en usant d’une sensorialité éprouvante. On entre dans ses installations comme dans un ailleurs dans lequel l’artiste semble répondre à ses contemporains, au monde et à ce qu’il produit d’injustice. Lévêque cherche à établir un choc sensoriel et mental, à faire pénétrer le visiteur au cœur d’une réalité froide qui aurait abandonné tous faux attraits. 165 166 Jim Vivien, A la lumière de Claude Lévêque, Libération, 4 juillet 2000. Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. 67 La mise en relation du lieu et de son contexte est un exercice auquel Lévêque se prêta à plusieurs reprises. Un des exemples le plus abouti fut montré en 2000 pour le centre d’art contemporain du Creux de l’Enfer, près de Thiers. Cette installation, Claude Lévêque la baptisa Herr monde ("Monsieur monde" en français). Il justifie ce titre en ces propos : « C’est une sorte de clin d’œil caustique sur l’utopie du monde telle qu’elle se présente à nos yeux aujourd’hui. C’est le Maître monde, le Seigneur monde, le Monsieur monde, autrement dit un regard dérisoire et un tant soit peu provocateur sur la glorification d’un monde parfait, et la réalité du chaos de la vie qui tressaille en soi-même. »167. L’installation est une fois encore minimale. Avant d’envisager la disposition des différents éléments, il semble nécessaire d’évoquer la constitution de l’espace d’exposition. Il s’agit d’un espace pentagonal, lequel donne d’une part sur l’extérieur via de grandes baies vitrées, et d’autre part sur un mur entrecoupé ça et là de morceaux de roches. Le bâtiment est adossé au bas d’une falaise abrupte à proximité de l’endroit où le torrent de la Durolle se jette. Le site est ainsi imprégné de son contexte géographique. Les roches sont visibles depuis l’espace d’exposition alors que la chute de la Durolle résonne avec fracas. L’installation de Claude Lévêque va consister en la mise en place, le long des baies vitrées, de feuilles d’inox préalablement froissées. Face à ces feuilles, des projecteurs envoient des flashs de lumière de façon régulière. Le dispositif mis en place pour cette pièce évoque en premier lieu les roches de la falaise. Dans un second temps, l’aspect tranchant et poli de l’inox fait allusion à l’industrie coutelière en place à Thiers. Claude Lévêque parle de ces feuilles d’inox comme des « formes de rappels »168, qui viserait à mettre en conversation le lieu et son contexte. Il s’agit d’une revisitation du contexte dans lequel se trouve le lieu d’exposition, cependant, le discours de l’artiste n’est pas uniquement illustratif. Claude Lévêque tire la violence du lieu vers son paroxysme, il en intensifie les effets de manière à proposer une relecture mémorielle. Il faut comprendre par là que Claude Lévêque s’intéresse avant tout au lieu dans ce qu’il produit de violent, de déstabilisant. Il annonce d’ailleurs clairement : « C’est le lieux de tous les dangers et c’est un nom qui me fait peur [le Creux de l’Enfer]. Cette chute invraisemblable au pied du bâtiment…moi si j’étais enfant je serais terrifié par ce site. »169. Le dispositif que met en place Claude Lévêque ambitionne à amplifier la violence du lieu, à la libérer au sein de l’espace d’exposition. Les feuilles d’inox froissées, au cœur de l’affrontement opposant la lumière naturelle provenant de l’extérieur et celle, artificielle, produite à l’intérieur, menace le visiteur telles des lames acérées suspendues dangereusement. Michel Nuridsany explique : « Il y a là comme des éclats de soleil ; mais coupants, moins agréables que violents, dangereux. »170. Cette utopie que produit le monde, à laquelle Lévêque fait référence plus haut, est ici confrontée à la 167 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.43. Ibidem, P.45. 169 Ibidem, P.50. 170 Michel Nuridsany, Claude Lévêque, dialogues éclairs, Le Figaro, 25 juillet 2000. 168 68 construction d’une violence éblouissante. Herr monde joue sur l’opposition du réel et de ce qui sous-tend au réel. Il met au jour la violence sous-jacente à la réalité. En s’établissant dans des lieux comme le Creux de l’Enfer, l’escalier du PS1, le State Street Bridge de Chicago (où il réalisa Oscillation171 en 1999) ou encore le cinéma Les Variétés, c’est au cœur du réel, qu’il articule sa vision du monde. D’une certaine façon, on peut considérer cette volonté de s’éloigner des espaces artistiques classique comme une façon contestataire d’affirmer une relative liberté. Liberté qui lui permet de laisser libre cours à son discours. De façon plus hypothétique, on peut voir dans cet éloignement une manière d’échapper à une certaine démystification. Démystification qui serait due à l’établissement de son art dans des espaces "classique" : sans réelle identité architecturale, adoptant l’esthétique du "white cube". Claude Lévêque cherche à éviter toute prévisibilité, à tirer profit du lieu pour renouveler sans cesse sa production, la charger de sa part d’inattendu nécessaire à la surprise. Lévêque recherche l’impact brut, soudain, violent de la rencontre émotionnelle. Il se plait d’ailleurs à répéter qu’une installation réussie ne doit pas réquisitionner le visiteur plus de trois secondes, soit le temps d’en saisir l’impact émotionnel. Il explique à ce sujet : « je cherche, c’est certain, à ce que le visiteur reste peu de temps dans ma scène, mais aussi qu’il y revienne, et qu’il expérimente cette tension répétitive entre ces deux réalités »172. B. Des aires de réactivités pures Par opposition aux espaces narratifs que Claude Lévêque a élaborés au début de son cheminement artistique, les dispositifs actuels se caractérisent par leur rapport au sensible. Si les objets ne se sont pas entièrement dérobés à l’espace, ils semblent malgré tout s’effacer derrière des éléments plus spécifiquement sensoriels, tels que la lumière, le son, la brume ou encore les effets de miroirs. Que la lumière soit blafarde, colorée ou absente, elle constitue la première confrontation du visiteur avec l’espace d’exposition. Elle se trouve alors source de désorientation, de déstabilisation physique. Ayant conscience de l’impact émotionnel que la lumière peut avoir, Claude Lévêque va tirer partie de cette caractéristique pour déplacer psychiquement son visiteur. Éliane Burnet propose que la lumière dans l’œuvre de Lévêque est requise : « peut-être pour moins voir afin de mieux sentir »173. La lumière ne participe plus à la compréhension objective du monde, c’est une lumière strictement "subjective". Il faut entendre par là que Lévêque joue à faire perdre tout repère au visiteur, à le déplacer dans des espaces où se met en place une réalité qui n’est plus neutre, mais orientée. Orientée vers une subjectivité de l’artiste qui serait prompte à créer des aires de redécouverte du réel. La déstabilisation physique accompagne, ou plutôt, entraîne le trouble psychologique. Plus que la 171 Oscillations fut réalisé en 1999 pour le State Street Bridge de Chicago. Lévêque, s’inspirant une nouvelle fois de référence cinématographiques y a composé un balai lumineux chaotique. 172 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.31. 173 Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.44. 69 lumière colorée, subjective, l’obscurité se révèle propre à créer d’intenses réactivités. Il faut cependant bien prendre conscience que nous évoquons ici l’obscurité la plus objective, la noirceur la plus épaisse au travers de laquelle nulle lueur n’a sa place. En ayant recours à cette technique, l’artiste choisi volontairement de mutiler la vue afin de laisser le corps en proie à des tensions sensorielles autrement plus intenses. La première œuvre que Lévêque mit en place dans l’obscurité totale fut installée à Dijon, au centre d’art Le Consortium. Elle s’intitule Kollaps. Le commissaire de l’exposition, Éric Troncy, parle d’une pièce « déterminante, où plus rien n’est consenti au visiteur pour se raccrocher »174. En effet, la violence est ici exacerbée car elle ne se nourrit plus d’explications visuelles tangibles. Elle happe le visiteur dans un tourbillon sensoriel, et ce, dès le premier pas posé dans la salle. L’espace est plongé dans une obscurité parfaite ; l’entrée s’effectue d’ailleurs par une sorte de chicane d’où s’efface peu à peu et inexorablement toute trace de lumière. Dans l’espace d’exposition de plusieurs centaines de mètres _, que le visiteur ne peut cependant appréhender, deux dispositifs sensoriels puissants ont été installés. Pendant qu’une soufflerie éprouve le corps du visiteur, le bruit tournoyant et excessivement fort d’un hélicoptère emplit l’espace. Lévêque ne joue que du tactile et de l’auditif pour déstabiliser son visiteur, lui faire perdre tout repère. L’espace se charge d’une violence déraisonnée, à la fois proche et irréel, propre à imprégner le corps d’émotions diverses. Entre excitation et peur, l’installation fait de la sensation l’unique chemin menant à une quelconque interprétation. Dans cette violence paroxysmique se devine, au travers des hélices tournoyant dangereusement, un questionnement sur le devenir humain face à une société qui broie toute individualité. Sous le terme allemand kollaps, qui signifie "collapsus"175 en français, Lévêque élabore un dispositif émotionnel très fort. Après que l’exposition ait été visitée par une classe de primaire, une jeune élève racontait : « j’ai senti des vibrations dans mon cœur »176 [ill. n°36], un propos qui est largement significatif. L’installation s’appréhende avant tout comme un espace d’expériences dont le corps est le réceptacle singulier. Avant toute conclusion, extrapolation, l’œuvre prend sens d’abord comme émotion. L’année suivante, c'est-à-dire en 2000, Lévêque donnait à Kollaps une suite intitulée simplement Claude. Cette installation, qui fut réalisée pour le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, jouait des mêmes éléments que Kollaps, à savoir une recherche sensorielle poussée à l’extrême. Pour illustrer la violence qui va se dégager de Claude, une enseigne, à l’entrée de la salle d’exposition met le visiteur en garde, elle stipule : « Interdit à toute personne ayant une santé fragile ». Le ton est donné, le reste n’est plus qu’émotion. Il semble inutile de décrire les éléments mis en place avant d’avoir expliqué ce qui va être donné à vivre, au risque de gâcher toute surprise. Une fois entré dans l’espace d’exposition, le visiteur est plongé dans l’obscurité la plus totale. Soudain, de 174 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.169. Collapsus : « diminution rapide de la pression artérielle. » Cf. Le petit Larousse 2006, op.cit, 2005. 176 Les dessins des élèves sont disponibles sur le site Internet du Consortium à l’adresse suivante : http://www.leconsortium.com/leveque.php 175 70 manière totalement inattendue, survient une détonation bruyante emmenant avec elle une résonance métallique et un flash lumineux extrêmement violent. Claude Lévêque explique : « Je voulais faire comme si on prenait réellement un coup de feu : les gens, parfois, se touchaient le corps pour voir s’ils n’étaient pas atteints »177. Jamais la violence n’avait atteint un tel stade de dureté dans l’œuvre de Lévêque. Les réactions des visiteurs sont parfois violentes elles aussi, ils s’entrechoquent, se couvrent la tête, se baissent, poussent des cris compulsifs… confondant pour un instant l’espace de l’art et celui du réel. Pour obtenir un tel effet, Lévêque convoque la lumière et le son dans une simultanéité parfaite. Au mur, juste devant les hautes enceintes, des plaques métalliques résonnent à chaque déflagration. Par un effet de miroir, elles renvoient également les flashs lumineux en en intensifiant les effets. Si l’œuvre entretient un rapport avec la société actuelle, dans laquelle la violence gratuite et déraisonnée hante les journaux d’information, elle contient une part de biographie retrouvée, ou plutôt réaffirmée. Le titre même de l’œuvre en est l’illustration : Claude, comme le prénom de l’artiste. L’installation résonne alors comme une caricature à sa propre personne, une autoproclamation de sa volonté à faire vivement réagir le visiteur. Dans Kollaps, comme dans Claude, se perçoit un intense rapport à la mort à travers la mise en danger du corps. Ce rapport est accentué par cette épaisse obscurité qui enveloppe dangereusement le visiteur. Ce dernier se trouve dans la situation d’une victime dans l’incapacité de se défendre, une victime à qui l’on aurait bandé les yeux afin de lui assener un coup violent lorsqu’elle s’y attend le moins. Une fois de plus, la critique sociale est perceptible ; Claude Lévêque condense et exacerbe les effets de réel au sein de dispositifs émotionnels déroutants. Abandonnant un temps la violence sensorielle, Claude Lévêque mit en place en 2001 l’exposition Ende à la Galerie Yvon Lambert. Si l’obscurité est encore une fois de rigueur, les émotions véhiculées par l’œuvre sont cette fois toutes différentes. Dans une pièce plongée dans le noir complet, le sol a été recouvert de latex et de moquette noire, les murs ont été tapissés de mousse et de tissu de couleur identique. Une voix se fait entendre ; elle chante faiblement une chanson de Joe Dassin : Et si tu n’existais pas. Cette voix est celle de la mère de l’artiste. Une voix marquée par le temps : grave, hésitante, lancinante. Geneviève Breerette explique à propos de l’installation : « La mise à l’épreuve physique conjuguée à l’absence de repères visuels génère un moment de déstabilisation dont on ne sort pas facilement. »178. En effet, l’installation perturbe le visiteur dans ses déplacements. Le sol, par son élasticité, semble se dérober sous ses pieds. Le visiteur tente de trouver ses repères, cherche à s’appuyer contre les murs, mais ceux si sont également mou et participent à l’instabilité. Les premiers instants passés dans l’œuvre sont hésitants : le visiteur ressent le besoin de trouver ses marques, mais la réalité semble glisser entre ses doigts. Puis il prend conscience de cette voix qui hante doucement l’espace et écoute les paroles énoncées par cette femme : 177 Claude Lévêque, action à réaction, entretien Emmanuel Lequeux/Claude Lévêque, Aden, 31 octobre – 6 novembre 2006. 178 Geneviève Breerette, A tâtons dans l’obscurité, sur les pas de Claude Lévêque, Le Monde, 8 novembre 2001. 71 « Et si tu n’existais pas, je crois que je l’aurais trouvé Le secret de la vie, le pourquoi, simplement pour te créer, Et pour te regarder. Et si tu n’existais pas, j’essaierais d’inventer l’amour Comme un peintre qui voit sous ses doigts naître les couleurs du jour, Et qui n’en revient pas… » Ce sont les paroles d’une chanson populaire, « pas pire que pas mal de chansons d’amour, de Piaf aux yé-yé »179, mais qui prennent une consistance nouvelle dans le cadre de l’exposition. Des paroles qui peuvent paraître futiles, certes, mais qui sont prononcées avec gravité et qui, dans cette nuit complète, se chargent d’un poids tout particulier. Pour reprendre une nouvelle fois les mots de Geneviève Breerette, les mots prennent « un relief étonnant, parce que détouré, parce que Lévêque n’offre rien d’autre que cette voix mal assurée ». Alors les mots prennent sens ; le visiteur prend conscience de la relation qui se joue entre l’espace, instable, et les mots prononcés. L’angoisse de la mort plane, l’œuvre évoque la déstabilisation que peut entraîner la perte d’un être cher. Le titre, Ende ("fin" en français), participe à rendre compte de ce trouble physique et psychologique. Lévêque utilise l’absence de lumière comme un moyen propre à exalter les sens, et ce, afin de créer des zones de tensions émotionnelles vives. Dans cette disparition visuelle du réel on peut aussi penser à Œdipe, le personnage principal de la célèbre tragédie de Sophocle, qui se creva les yeux lorsqu’il se rendit compte qu’il n’avait jamais vu clair dans sa vie. Dans l’avilissement du corps aux autres sens, Lévêque cherche à nous faire moins voir, pour mieux comprendre peut-être. C. Enchantement/désenchantement Au cours de ces dernières années, le travail de Claude Lévêque semble avoir renoué avec quelques ambitions initiales. Si les thèmes qui lui sont chers restent toujours très présents (négation de l’individu, standardisation et amnésie collective entre autres…), ces derniers se sont articulés autour d’une présentation plus enchanteresse, plus poétique. Lévêque semble avoir renoncé à une certaine froideur pour mettre en place ses dispositifs. D’une certaine façon c’est un peu de l’aura de La Nuit, qui rejaillit sur son travail ; une volonté de créer le malaise par l’opposition entre la douceur apparente et la dureté dissimulée derrière ce voile. Pour point de départ, revenons sur une installation présentée en 2000 au centre Pompidou pour l’exposition Au-delà du spectacle. L’œuvre intitulée Stranger in the Night [ill. n°40], fut particulièrement éphémère puisqu’elle ne dura que le temps du vernissage. Lévêque fit installer dans trois enclos délimités par des barrières de sécurité cent cinquante moutons. 179 Ibidem. 72 Un dispositif lumineux envoyait aux différents coins de l’espace ses rayons colorés. Pendant ce temps, un disc-jockey diffusait des chansons de crooners des années 1960. Le dispositif confrontait donc, sur fond de musique suave, le visiteur, ou plus précisément, le public du vernissage, avec l’animal emparqué. Sous l’apparence humoristique, Claude Lévêque cherchait à établir un malaise. C’est en quelque sorte, une confrontation entre deux types de "troupeaux" : L’un constitué d’animaux domestiqué comprenant mal ce qu’ils font ici, et l’autre d’institutionnels du monde de l’art « qui bêlent à l’unisson autour des buffets de petits fours lors des vernissages »180. Dans l’atmosphère glauque et "sucrée" de l’espace d’exposition du centre Pompidou, les gens ne savaient plus trop quel attitude adopter : participer à la fête ovine ou refuser de nourrir la critique ? Entre humour et vision acerbe du monde de l’art, Claude Lévêque organisait dans cette œuvre deux ingrédients qu’il connaît bien. Cette ambiguïté qui peut naître des installations de Claude Lévêque, entre vision faussement idyllique et prise de position trop marquée, il en sera à nouveau question avec l’œuvre présentée à la biennale de Lyon en 2003. Cette pièce qui porte le nom de Valstar Barbie181 [ill. n°41] fut établie dans le lieu dit de La Sucrière. L’espace d’exposition, qui est un ancien entrepôt à sucre, s’articule en deux parties : une large salle entrecoupée de colonnes et une petite salle au fond de la première par laquelle on rentre par une étroite porte. Lévêque explique au sujet de la réalisation de l’œuvre : « C’est une pièce que j’ai fait relativement à "l’arrache", parce qu’on m’a proposé un lieu en cours de réaménagement et donc que je n’ai jamais trop bien vu. J’ai pris une conscience de l’espace un peu légère… »182. Cette légèreté, on la retrouve dans l’installation ; du moins en apparence. L’entrepôt baignait dans une lumière rose dense. Les murs présentaient des aplats usés de cette même couleur : Claude Lévêque les a rehaussés par des filtres accolés aux fenêtres et par des tubes fluo encadrant l’espace. Les colonnes étaient cerclées d’anneaux dont les ampoules clignotantes donnaient l’impression de tournoyer. Sur deux murs se faisant face, l’artiste installa des rideaux de voiles roses animés par le souffle rotatif de ventilateurs alignés. Dans la petite pièce au fond de l’espace, qu’il serait peut être plus juste de qualifier de cabine, une chaussure à talon surdimensionnée y a été installée. La chaussure est en résine rouge, elle est haute de deux mètres environ et longue de près de trois mètres. Elle est également balayée de bas en haut par la lumière chaude d’un projecteur. Une musique plane dans l’espace de La Sucrière, il s’agit de La valse de l’Empereur de Strauss : celle-ci est très ralentie et donc totalement dénaturée. Claude Lévêque explique à propos de l’installation : « Tout était ainsi en animation flottante et sucrée jusqu’à la nausée, comme une overdose de sucre. »183. L’œuvre, dans sa féerie de lumière, de couleur et de son, entraîne le visiteur dans une sorte de bien-être sensoriel. Les 180 Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.46. Valstar Barbie a été acquise en mars 2006 par le Musée National d’Art Moderne. Elle est actuellement présentée dans la collection permanente. 182 Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 183 Entretien Claude Lévêque/Léa Gauthier, artiste du dérèglement, Mouvement n°28, mai-juin 2004, P.48. 181 73 gens s’assoient dans la salle, comme bercés par ce ballet enchanteur. Seulement le propos de l’artiste n’est pas là. L’univers est « sucré », certes, mais il contient une part de monstruosité dissimulée. Le titre est construit autour d’une opposition entre La Valstar et La poupée Barbie. La première est une bière et la seconde un jouet de petite fille. Une association surprenante qui oppose deux mondes, deux images qui véhiculent chacune leur part d’a priori. Entre ivresse et rêve, l’œuvre tangue dangereusement. Barbie ne fait cependant pas seulement référence à la poupée : le terme évoque Klaus Barbie, le tortionnaire nazi qui fut jugé à Lyon en 1987. L’œuvre, entre douceur et horreur, se joue de l’ambiguïté pour créer le malaise. La chaussure monstrueusement grande, comme emprisonnée dans sa cabine, illustre cette violence douce, amère, nauséeuse. Toute l’œuvre est construite autour de l’association de thèmes ambivalents, à l’image de cette musique troublée et bourdonnante qui donne à la salle l’illusion d’un bal viennois. Un bal où se danserait une valse qui entraînerait, dans son mouvement, la violence et le rêve ; où la féerie se substituerait à la violence du réel. C’est une reformulation du monde actuel qui prend place ici. Comme l’explique Claude Lévêque : « C’est une œuvre pour lutter contre la décrépitude de l’anti-fascisme, contre la féerie supposée de l’oubli ou de l’amnésie. »184. Des notions qui ne sont pas toujours perçues par le visiteur, l’artiste ajoute : « je me suis rendu compte que les gens trouvaient ça beau. Ça m’a posé un problème, un moment donné je trouvais ça trop sucré. Il y avait une menace derrière mais les gens ne le percevaient pas. Ils croyaient voir un décor de comédie musicale. »185. Valstar Barbie est une œuvre dont la féerie supplante la violence, éblouissant le visiteur d’une magie de glucose. Cette notion de magie, dont la production de Lévêque semblait être habitée durant la première moitié des années 1980, semble peu à peu s’être réappropriée sa place. Une féerie de lumière, de couleur derrière laquelle se cache toujours un malaise. Le Grand Sommeil [ill. n°42], présenté au Mac/Val de Vitry en 2006 en constitue un exemple approprié. Dans le large espace d’exposition, Claude Lévêque propose une œuvre qui ressuscite le mystère de La Nuit. Il reprendra pour l’occasion l’image du jeune Mehdi El Glaoui, héros de la série Belle et Sébastien, qui figurait déjà parmi les bustes de l’œuvre de 1984. Le Grand Sommeil prend forme dans la pénombre. Au plafond, quatre rangées de neuf lits retournés, peints en blanc semblent planer ; ils sont attachés par des fils de nylon fin que l’on ne peut voir. Des lits, il ne reste que l’armature : ils sont dénués de matelas, de draps…seules des boules viennent rompre l’harmonie des tubes droits, formant ainsi des bouliers démesurés. Au sol, des demi-sphères de plexiglas sont emplies de boules qui semblent être tombée des lits. Une lumière noire irradie l’espace et donne à l’ensemble une fluorescence irréelle, lunaire. L’espace se charge d’onirisme par le biais d’une petite musique douce aux résonances asiatiques. Lévêque met en place un dispositif dans lequel le matériel et l’immatériel s’allient pour donner sens à l’œuvre. Le visiteur est déplacé dans un monde de symboles articulés autour de l’évocation du rêve, de 184 185 P.T, Dans l’enfer de Valstar Barbie, Culture n° 447, mercredi 15 octobre 2003. Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 74 l’imaginaire. Le Grand Sommeil est une fois de plus un paradis perdu dont Lévêque convoque la mémoire ; à l’image des dispositifs de ses débuts, ces paradis perdus contiennent leur part de nostalgie heureuse et de désespoir. Dans ce dortoir renversé, les lits sont vides de corps, vides de toute humanité. Au sol, les réceptacles « inspirées des hublots que l’on trouve sur les toits plats des grands bâtiments, typique de l’architecture d’entreprise »186 semblent contenir les espoirs déchus d’enfants désenchantés. Il faut aussi voir dans cette pièce une évocation du temps qui passe inexorablement, emportant avec lui les rêves de l’enfance. Derrière la poésie, le calme, qui s’échappe de l’installation, se devine le malaise de la confrontation au monde des adultes, le souvenir inquiet de la disparition des illusions perdues. La musique asiatique, inspirée des patchinkos187, participe à établir l’onirisme de la pièce. Cependant, elle fait également référence aux jeux d’argent, à l’univers mercantile. De la même façon, les bouliers renvoient au monde comptable, aux calculs des profits. Le Grand Sommeil, dont le titre est une reprise du film de Howard Hawks réalisé en 1946, évoque, plus que le rêve, la mort. La mort des idéaux, la mort de l’individu et de ses rêves au détriment d’une société pour laquelle l’épanouissement n’a de sens que s’il est associé à des notions de profits. Si l’enchantement est très présent dans la production actuelle de Claude Lévêque, il n’est cependant jamais très loin d’un profond désenchantement. Plusieurs volontés semblent avoir animées Claude Lévêque durant ces presque vingtcinq ans de production. Les espaces se sont peu à peu déchargés de matières référentielles, afin de déplacer le visiteur vers des zones de tensions sensorielles et émotionnelles. L’artiste monopolise les sens pour susciter la réflexion, pour dévoiler le réel de sa part d’illusion. Cette attitude contestataire, cette « remise en cause des schémas établis »188, aura nourri l’œuvre de Lévêque depuis ses débuts. Ce comportement n’aura eu de cesse de s’affirmer, de se renforcer ; trouvant toujours de nouveaux motifs pour s’enraciner dans son discours. En témoigne cet écusson, qu’il fait aujourd’hui apposer sur les cartons d’invitations et autres affiches qui lui sont consacrés, et qui indique impétueusement : Police partout, justice nulle part. Un acte qui n’est pas toujours bien vu, mais qui est nécessaire « parce que cette réalité doit nous sauter aux yeux. »189. 186 Claude Lévêque in Claude Lévêque, Le Grand Sommeil, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitrysur-seine, 2006, P.59. 187 Le patchinko est un jeu d’argent très populaire au Japon. Il s’agit d’une forme extrême du flipper. Le joueur doit rattraper les boules pour remporter les gains. Les salles de jeu sont baignées de musique asiatique traditionnelle. 188 Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.166. 189 Entretien Emmanuelle Lequeux/Claude Lévêque, Claude Lévêque, Le grand méchant doux, Beaux-Arts magazine n°264, juin 2006. 75 INTRODUCTION AU CHAPITRE TROISIÈME : Dans l’étude que nous avons dédiée aux installations de Claude Lévêque depuis 1982, différents thèmes apparaissent comme cruciaux. Ce dernier chapitre se propose de revenir sur ces thèmes essentiels au travers de productions récentes. Le travail de l’artiste aura vu, parallèlement à l’évolution visuelle qui l’animera, ses problématiques s’élargir. Ainsi, toujours sous formes de contestation sociale, médiatique, Lévêque aura insuffler une dimension collective à son travail. Cette prise de conscience semble s’être cristallisée dans l’investissement de lieux chargés d’histoire sociale. Ces lieux, Claude Lévêque les investit d’émotions neuves, qui font échos à la mémoire historique et contextuelle de l’espace. La première partie de ce chapitre sera donc dédiée au thème de la mémoire associée au lieu. Dans un second temps, nous reviendrons sur le langage de la lumière. En prenant pour base de départ certaines considérations théoriques de Goethe, Kandinsky ou Beuys, nous essaierons de comprendre comment les dispositifs lumineux mis en place dans les installations de Claude Lévêque convoquent nos sens et manipulent nos émotions. Enfin, nous reviendrons sur la thématique principale à l’œuvre de Lévêque, c'est-àdire, la critique sociale. Cette critique, qui se perçoit depuis l’origine de son travail se sera intensifier avec l’élaboration des zones de réactivités. Chez Claude Lévêque, Les émotions sont des vecteurs à la compréhension. 76 I. LA MÉMOIRE DU LIEU : Le thème de la mémoire est apparu très tôt dans l’œuvre de Claude Lévêque. À propos de ses premières œuvre, il explique : « quand je faisais des pièces au début des années 80, je reconstruisais par bricolage la mémoire de mon enfance »190. Les dispositifs de Claude Lévêque célébraient alors une mémoire personnelle, une mythologie individuelle. Cette dernière expression sous-entend non seulement le caractère narratif des pièces de Lévêque, mais également la volonté de se détacher du discours originel pour en sublimer les contours. Les célébrations mémorielles de Claude Lévêque ne sont pas des œuvres naturalistes191 : si elles partent d’éléments du réel, elles n’en sont cependant pas une retranscription ; c’est la réinterprétation subjective de l’artiste qui va enchanter la présentation. Cette célébration permet à l’artiste de s’éloigner d’une simple illustration nostalgique emprunte de pathos. À ce sujet, il déclare : « je ne souhaite pas tomber dans le "mélo", car j’ai un côté assez noir, j’évite de tomber dans la prise directe avec mes états d’âmes »192. Ainsi, pour illustrer la noirceur de ce monde, les dispositifs environnementaux initiaux de Claude Lévêque étaient articulés autour d’une féerie, certes, mais emplie de désespoir. Comme nous l’avons vu auparavant, le thème de la mémoire dans l’œuvre de l’artiste aura connu plusieurs étapes. Après y avoir laissé résonner son histoire, sa production s’est naturellement tournée vers des considérations plus collectives. Ses œuvres se chargent d’une mémoire sociale dont il connaît la réalité. Il s’installe alors dans des zones de collectivités et fait jaillir des lieux une violence froide, « l’esthétique de l’inacceptable »193 comme la définit Frédéric Bouglé. La mémoire dans l’œuvre de Claude Lévêque devient ainsi propre à rassembler à la fois une histoire personnelle, trop présente pour être occultée, mais aussi une histoire collective, dans les lieux même de son ancrage. Dans la création d’œuvre mémorielle, il ne faut pas simplement voir une volonté historique, une volonté de réactualiser un passé ; cette notion est également associée au contexte de la création. De manière plus explicite, on pourrait opposer deux types de mémoire constatable dans l’œuvre de Claude Lévêque. La première pourrait être qualifiée de "mémoire historique" : elle vise à réhabiliter le passé d’un objet, d’un lieu. La seconde se définirait comme "mémoire contextuelle" : il s’agirait d’une mémoire plus actuelle, qui ferait toujours écho à l’espace dans lequel l’œuvre s’établit. Cette première partie sera ainsi l’occasion d’envisager ces deux formes de mémoire dans l’art de Lévêque. A. Le passé, le présent 190 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.12. « Naturalisme : École littéraire et artistique du XIXème siècle qui, par l’application à l’art des sciences positives, visait à reproduire la réalité avec une objectivité parfaite et dans tous ses aspects, même les plus vulgaires. » Cf. Le petit Larousse 2006, op.cit. 192 Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 193 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.15. 191 77 L’installation sans titre présentée en 1991 à la Galerie de Paris semble marquer un tournant important dans l’œuvre de Lévêque. Elle inaugure non seulement une prise de conscience totale de l’espace, mais aussi un changement significatif dans le discours de l’artiste. Si jusqu’alors la révolte était associée au souvenir, elle s’affirme, ici, comme une réponse au monde contemporain. Pour l’artiste, cela signifie aussi une prise de distance par rapport à son passé, la nécessité de réagir à son époque. Ce changement de problématique, il l’exprime en ces termes : « En fait j’ai basé mon travail sur une globalité, celle de ma vie, et celle de la vie des autres. […] Je n’aurais pas pu faire des petites loupiottes pendant cinquante ans ! Mon principe de fonctionnement change, les lieux changent, la réalité change, moi je change, et il y a encore autant d’éléments qui modifient mon parcours. »194. Les évocations de son enfance, de son histoire deviendront alors plus rares, pour ne pas dire quasiimperceptibles. Si Claude Lévêque convoque le passé, c’est pour pointer du doigt les faiblesses du présent, l’amnésie du monde contemporain (comme Arbeit Macht Frei en témoigne). C’est dans son travail in situ que le passé redeviendra source de création, et ce, dès les premières formes d’installation qu’il va y établir. Dès Jour de Chance, en 1992, le passé et le présent se font écho et évoquent aussi bien l’enfance de l’artiste, passée dans une cité HLM, que le monde actuel et la précarité sociale. Le lieu est alors devenu, plus que toute autre chose, l’espace que l’artiste va privilégier pour mettre en place un discours mémoriel. Dans La Piscine, en 1995, Lévêque fait de l’espace un parcours qu’il rehausse d’une sensorialité nouvelle. Il évoque le passé d’un lieu aujourd’hui à l’abandon, construit une histoire possible autour de l’identité de chaque espace. D’une certaine façon, on peut percevoir le travail de Lévêque comme un hommage à une conscience collective dont il matérialiserait les doutes et les craintes. Les lieux seraient en quelque sorte un lien matériel qui porterait les séquelles de cette conscience. Lévêque réanime les lieux d’éléments sensoriels pour exalter cette conscience. En 2002, lors de la première édition de Nuit Blanche, à Paris, Claude Lévêque entreprend de réhabiliter l’usine SUDAC. Le lieu, implanté sur la rive gauche de la Seine, a fourni pendant près d’un siècle de l’air comprimé. L’action de Lévêque consistera en une réactivation du lieu. Il ravive une réalité passée au travers d’éléments sensoriels forts. Le dispositif convoque en effet l’œil, l’ouie et l’odorat du visiteur, provoquant ainsi le déplacement de ce dernier dans une réalité révolue, ou du moins, dans un univers polysensoriel qui tend à la recréer. Les référents qu’utilise Lévêque ne sont pas matériels, aucun objet n’a été installé comme témoin d’une action antérieure ; c’est par le biais des éléments immatériels que le lieu est réactivé. Plus que la lumière blafarde des néons, caractéristique de l’éclairage industriel, ou le bruit ininterrompu des machines hantant les locaux, le parfum joue ici un rôle capital. Avec l’aide d’un chimiste, Claude Lévêque élabora un parfum dont les effluves devaient évoquer le mélange de métal, d’air comprimé, d’huile, dont l’usine était imprégnée durant son occupation. Au-delà de la simple évocation ou 194 Ibidem, P.23. 78 illustration, l’artiste accentue les caractéristiques du lieu pour former une redécouverte sensorielle de l’espace. Un espace dénué d’hommes, de main d’œuvre, plus fantomatique que fantasmé dans lequel le visiteur est moins le témoin d’une réalité d’antan que le sujet d’une expérimentation sensorielle. En mai 2006, Lévêque réimplanta son art dans un lieu historiquement marqué. Il réalisa pour le Centre d’Art La suite, fixé à Château-Thierry, un parcours artistique sous forme d’installations successives qu’il intitula Friandises Intérieures [ill. n°45]. Après l’usine d’air comprimé, c’est dans une ancienne chocolaterie LU, dans « l’usine qui fabriquait les Pépitos »195, qu’il mit en place un dispositif sensoriel. L’action de l’artiste prit place dans trois espaces bien différents. Dans le premier espace, filtré de rose aux fenêtres, une structure métallique ondoie [ill. n°43]. Au plafond, des tubes fluo roses irradient la pièce. Dans le second espace, plongé dans l’obscurité quasi-complète, deux rangées de cinq cerceaux blancs sont alignées au sol [ill. n°44]. Une lumière noire diffusée depuis le plafond les teinte de fluorescence. Une odeur intense de chocolat plane dans la pièce. Enfin dans le troisième espace, irradié de lumière par de hautes fenêtres, une machine à brouillard opacifie l’atmosphère [ill. n°45]. Sur les murs gris et usés, à environ un mètre du sol, des néons bleus ont été installés. Au sol, sur le carrelage martelé, des petites chaises bleues d’enfants semblent avoir été disposées sans attention particulière. D’un des coins de la pièce, un petit crépitement se diffuse. Dans cette installation mémorielle, Lévêque a laissé une part plus grande à l’imaginaire, illustrant ainsi une volonté de se détacher du récit historique. Pour être plus précis, il faudrait souligner que Lévêque tisse la toile de son récit autour d’un point de départ réel, qui est ici l’évocation du chocolat. Il semble d’ailleurs judicieux de mentionner que les installations-parcours que l’artiste réalise empruntent une forme plus narrative qu’exclusivement réactive, la succession d’espaces étant propre à donner forme au récit. Friandises Intérieures est une évocation du thème de l’enfance au travers de l’odeur du chocolat. Comme souvent chez Lévêque, cette évocation n’est pas idyllique, elle témoigne d’un malaise, d’un trouble. L’univers baigne ainsi dans l’évocation maladive des souvenirs de l’enfance, dans le sentiment d’abandon, et de rejet. Ce qui est le plus caractéristique de cette installation reste la forte odeur de chocolat qui y circule, et qui suscite tour à tour la gourmandise, puis le dégoût. Dans cette installation, à l’image des autres œuvres qu’il met en place dans son travail actuel, Claude Lévêque joue de la séduction avant d’imposer la dureté et la violence. L’installation devient difficilement supportable pour le visiteur, l’odeur de chocolat imprègne de plus en plus ses narines tandis que l’obscurité trouble sa perception et l’écœure. Le corps du visiteur est suscité afin de lui faire ressentir les tensions du monde contemporain, de lui dévoiler l’écœurement avec lequel l’artiste l’appréhende. Si Friandises Intérieures peut à nouveau être caractérisé de paradis perdu, c’est parce que sa forme enchanteresse laisse très vite place à l’angoisse. Les mémoires de l’enfance, dont les effluves 195 Claude Lévêque in Claude Lévêque, Le Grand Sommeil, op.cit, P.69. 79 de chocolat sont une évocation, l’artiste les concentre jusqu’à la boulimie, jusqu’au mal-être. L’histoire du lieu, si elle fut comme un moteur à la mise en place de l’œuvre, ne fut en aucun cas une finalité pour Claude Lévêque, qui assujettit l’espace de son intervention à la violence qui anime sa production. Comme l’exprime Bérénice Bailly très justement : « Voilà donc le visiteur coincé entre l’imaginaire de Peter Pan et celui de la DDASS. »196. En effet, deux visions de l’enfance s’opposent ici : une première douce et féerique dans laquelle se cristallise nos rêves (qui n’a jamais souhaité être enfermé dans une usine de chocolat ?), et une seconde dans laquelle le rêve tourne au cauchemar, où l’isolement évanouit l’idylle de la découverte. Claude Lévêque aime insuffler un souffle de vie malade aux lieux qu’il réhabilite. Ces derniers ne dictent pas la forme à l’œuvre, ils s’effacent devant la violence de l’artiste. Il déclare à ce propos : « J’aime l’univers industriel, comme une ruine où ne se passe plus ce qu’il s’y passait à l’origine. Je l’aime, parce que j’aime la destruction. »197. B. La mémoire contextuelle Comme nous l’avons déjà envisagé dans le reste de notre étude, Claude Lévêque laisse souvent le lieu dans lequel il s’implante faire écho à ses installations. C’est d’ailleurs là une des caractéristiques de l’œuvre dite in situ, dont Daniel Buren s’est plu à délimiter les contours. Ce dernier expliquait notamment qu’ « il y a donc toujours deux transformants à l’œuvre, l’outil sur le lieu et le lieu sur l’outil »198, laissant ainsi supposer qu’une œuvre in situ agit autant sur le lieu que le lieu agit sur elle. Ces notions s’appliquent bien évidemment à l’œuvre de Claude Lévêque, néanmoins, il semble nécessaire d’apporter quelque précision au terme "lieu". Si l’action de Daniel Buren est avant tout architecturale (Claude Lévêque dit à son sujet qu’il est : « plus architecte que les architectes »199) celle de Lévêque est avant tout plastique. La différence est importante, car lorsque Buren adapte son motif à un espace, c’est avant tout pour perturber la perception que l’on peut avoir de ce même espace. Claude Lévêque, lui, n’utilise pas de motifs préétablis, chaque intervention nécessite donc un nouvel investissement des lieux par une action différente. Chaque installation que donne à voir Claude Lévêque participe à la création d’un environnement différent, lequel pouvant être le résultat d’une équation entre l’architecture du lieu, son établissement historique et contextuel et le message que souhaite véhiculer l’artiste. Ce constat sous-entend donc que si le lieu reste le support privilégié des deux artistes, l’action de Claude Lévêque fait du terme "lieu" la réunion de plusieurs notions qui vont donner forme à l’œuvre. Cette forme d’art liée au contexte aura inspiré à Nicolas Bourriaud quelques hypothèses : « L’art in situ est une forme d’intervention artistique qui prend en compte l’espace dans lequel elle se donne à voir […]. 196 Bérénice Bailly, Claude Lévêque, un artiste entre Peter Pan et la DSASS, Le Monde, 31 mai 2006. Ibidem. 198 Daniel Buren, Les Ecrits (1965-1990), vol. III, Du volume de la couleur, op.cit, P.100. 199 Entretien avec Michel Nuridsany, in DVD, Installation 2000-2004, production Mamco, Genève, 2004. 197 80 Une seconde possibilité, qui domine dans l’art des années 90, consiste en une enquête sur le contexte général de l’exposition : sa structure institutionnelle, les caractéristiques socioéconomiques au sein desquelles elle s’inscrit, ses acteurs. Cette dernière méthode exige la plus grande finesse : quoique de telles études de contexte ont le mérite de rappeler que le fait artistique ne tombe pas du ciel dans un espace pur de toute idéologie, il est néanmoins nécessaire d’insérer cette enquête dans une perspective dépassant la sociologie amusante. Il ne suffit pas, en effet, d’extraire mécaniquement les caractéristiques sociales du lieu où l’on expose, […] pour révéler quoi que ce soit. […] L’erreur consiste à croire que le sens d’un fait esthétique réside "uniquement" dans le contexte. »200. Si l’art de Lévêque échappe à cette "erreur" dont parle Nicolas Bourriaud, c’est que son art, bien qu’il soit lié au contexte, trouve son essence profonde dans les thèmes que l’artiste développe depuis près de vingt-cinq ans. Claude Lévêque ne satisfait pas son œuvre d’une volonté illustratrice, elle est animée de constats sociaux prenant en compte aussi bien la situation politique actuelle, que le refus de l’uniformisation, ou encore les dérives du monde de l’art. L’œuvre réalisée en 2005 au centre d’Art international de Vassivière s’appuie sur le contexte pour caricaturer ce dont Éliane Burnet nommait avec humour « le devenir-vache »201 de l’être humain. L’installation, intitulée 1 000 plateaux [ill. n°46] est d’ailleurs un hommage à plusieurs références. On pense alors au Mille Plateaux, l’ouvrage de Gilles Deleuze et Félix Guattari ; également au deux plateaux de Daniel Buren, pour lequel Lévêque avoue son admiration ; et enfin au plateau des Millevaches, situé près de l’endroit où se trouve le centre de Vassivière. Là encore, l’installation s’appréhende en trois temps. En arrivant près du lieu de l’exposition le visiteur se trouve confronté à d’imposantes vaches limousines, enfermées dans un enclos électrique, qui se protègent de la chaleur en se réfugiant sous l’ombre de parasols géants que l’artiste a planté. Les parasols sont noirs et la matière qui les compose imite une fine dentelle. En continuant son chemin, le visiteur arrive dans l’espace tout en longueur du bâtiment. Là, sur une vingtaine de centimètres est entassé du foin, tandis que descendant du plafond par un épais câble, des ampoules rouges s’en approchent dangereusement. Elles sont alignées dans l’axe central de l’espace et illuminent l’espace de rouge. Dans une seconde salle, filtrées de rouge aux fenêtres, des centaines de boîtes de conserve ont été posées. Le visiteur est gentiment convié à les bousculer sur son passage. Dans la tour à l’autre extrémité du bâtiment, l’atmosphère est une fois de plus baignée par cette chaude lumière rouge, obtenue par l’action des filtres posés sur les fenêtres. Dans cet espace, seul résonne le bruit éprouvant d’une boîte de conserve qui semble s’écraser chaotiquement sur le sol de béton. Le contexte du lieu est un des composants de l’œuvre ; il va motiver en partie l’utilisation des éléments qu’on retrouve au sein de l’installation. Lévêque évoque les exploitations agricoles du Limousin au travers du foin, ou encore en intégrant les vaches dans son dispositif. Seulement, ici encore, le contexte est substitué aux 200 201 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 2003, P.113. Eliane Burnet, Les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.47. 81 préoccupations formelles et idéologiques de l’artiste. Le lieu est trempé dans un épais voile rouge kubrickien, chaque espace témoigne d’une menace imminente. Menace d’un monde qui véhicule, dans un même élan, le rêve et la peur ; à l’image de ces vaches, lascives, à l’ombre des parasols mais dont la quiétude ne saurait faire oublier le cloisonnement. Un cloisonnement qui rappelle l’installation sans titre de 1991 à la Galerie de Paris, où le visiteur était déplacé vers la situation du porc ; ou encore Strangers in the night dans laquelle l’humain empruntait à l’animal sa condition servile. 1 000 Plateaux convoque la totalité des sens du visiteur pour le faire entrer dans une vision du monde âpre. Les boîtes de conserve au sol, dans lequel le visiteur frappe, renvoient à l’univers de la collectivité, à la standardisation de l’être humain. Lévêque a très vite évacué le contexte géographique pour utiliser les caractéristiques physiques du lieu et provoquer les réactions du visiteur. Éliane Burnet voit également dans cette œuvre une critique du monde de l’art : « Qu’est ce qui est mis en boîte à Vassivière ? Les œuvres d’art qui sont des produits de consommation, les artistes obligés de vendre comme une marchandise, ou le visiteur qui doit entrer dans un moule ? »202. Il y a sûrement un peu de tout ça dans cette installation mais surtout, une révolte face aux schémas mis en place par ce monde, qui tend à faire oublier à l’homme sa condition en lui faisant miroiter d’illusoires espoirs. Claude Lévêque utilise le lieu comme un vecteur à son discours. Quand il élabore une œuvre dans un espace chargé d’histoire sociale, ouvrière, comme ce fut le cas pour l’usine SUDAC ou Friandises Intérieures, plus que de raviver d’anciennes réalités, Lévêque cherche à les réhabiliter en sensation. Il articule ainsi la narration autour de ces sensations retrouvées sans pour autant chercher à coller à une illustration du passé. Le passé constitue un point de départ à partir duquel une réactivité en rapport avec le monde contemporain va être donnée à vivre. D’une manière assez proche, en s’implantant dans des lieux très marqués contextuellement, c’est une réalité qu’il s’accapare pour y assujettir sa propre histoire, ses propres motivations. Si le lieu devient le théâtre de tensions exacerbées, c’est avant tout pour susciter la réactivité du spectateur, le rendre « voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »203 comme dirait Rimbaud. 202 203 Ibidem, P.46. Arthur Rimbaud, lettre du voyant, adressée à Paul Demeny, 1871. 82 II. LE LANGAGE DE LA LUMIÈRE : Claude Lévêque déclarait en 2000 à Frédéric Bouglé : « Je me dois d’inventer un langage à la lumière, de manière à ce que l’on ne l’appréhende plus en tant que source, en tant même que lumière, mais davantage dans son impact. »204. Nous avons vu précédemment divers exemples de l’utilisation de la lumière chez l’artiste. Que celle-ci soit niée ou intense, elle est avant toute chose le moyen de déplacer physiquement le visiteur d’une réalité à une autre : celle de l’installation. Cette lumière englobante, Lévêque l’obtient au travers de moyens relativement simple. Dans un lieu traversé par la lumière du jour, l’artiste va s’attacher à transformer cette lumière en modifiant la source par laquelle nous provient cette lumière (fenêtres, baies vitrées, portes…). Cette transformation passe bien souvent par l’application de filtres colorés ou de tissu occultant (ces derniers empêchant toute lumière de pénétrer dans l’espace) sur chaque ouverture donnant sur l’extérieur. Ainsi, la lumière qui irradie les lieux se teinte de la couleur des filtres mis en place. Le cas échéant, lorsque la lumière est retenue, l’espace se retrouve dans la pénombre la plus complète. Lorsque l’artiste fait le choix d’imprégner l’espace de lumière colorée, il accentue bien souvent l’intensité de cette lumière par l’utilisation de matériaux propre à rehausser la monochromie. Néons, tubes fluorescents, ampoules à fortes intensités… sont alors réquisitionnés pour donner au lieu illuminé, l’intensité nécessaire à provoquer la déstabilisation. C’est là une des caractéristiques du travail de Lévêque, et on peut en prendre conscience dès Grand Hôtel, en 1982. Dès lors, Lévêque a montré sa volonté d’agir sur la lumière : la mettre en scène, l’articuler, afin de perturber le rapport que peut entretenir le visiteur face à l’œuvre. La lumière dans l’œuvre de Claude Lévêque eue d’abord une résonance symbolique (on se souvient des cérémonies que sont Grand Hôtel ou La Nuit), puis s’est muée peu à peu en composant essentiel au dispositif, insufflant au visiteur une émotion propre à produire la réaction (ou pense alors à la l’impact lumineux foudroyant de Claude, ou encore à l’ambiance hémoglobine de Stigmata). Si Lévêque utilise la lumière colorée plus spécifiquement que la couleur seule dans ses environnements, c’est pour en imprégner le visiteur. Celui-ci évolue alors dans une matière colorée que la couleur seule, posée en aplat, ne saurait rendre. Car la lumière chez Claude Lévêque est un composant immatériel dont l’intensité est telle qu’elle « devient comme une matière qui agit non seulement sur les yeux mais sur le corps entier. »205. Malgré le relatif minimalisme dans lequel prennent forme les installations actuelles de l’artiste, la lumière est un psychotrope propre à déplacer le visiteur d’une émotion à l’autre. Johann Wolfgang von Goethe, dans son traité des couleurs explique à ce sujet : « Nous ne serons pas surpris des effets qu’elle [la couleur] exerce sur l’œil, auquel elle est voué par excellence – et par l’intermédiaire de l’œil sur la sensibilité dans ses manifestations élémentaires les plus 204 205 Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.32. Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.43. 83 générales, sans que la substance ou la forme d’un objet à la surface duquel nous la percevons y soit pour quelque chose. »206. La couleur est un phénomène qui se perçoit par l’œil mais qui est apte à agir sur le psychisme du regardeur. « L’expérience nous enseigne que les couleurs font naître des états d’âme particulier »207 précise le philosophe. Si on admet que les couleurs sont propres à influer sur nos états d’âme, les installations de Claude Lévêque semblent particulièrement propices à affirmer ces exemples. Le discours de l’artiste est perceptible par la couleur avant même que le visiteur n’est pu formuler une interprétation à l’œuvre. De plus, la forme même de l’installation, et la manière dont Lévêque utilise la lumière, favorise la visualisation des couleurs telle que la conçoit Goethe : « Pour qu’il éprouve parfaitement ces effets caractéristiques, il faut que l’œil soit entièrement environné par la couleur, par exemple dans une chambre monochrome ; ou bien il faut regarder à travers un verre coloré. On s’identifie alors avec la couleur ; elle créé l’unisson entre elle, l’œil et l’esprit. »208. Attardons nous à présent à ces phénomènes dans l’œuvre de Lévêque. A. La lumière colorée, l’œil et l’esprit L’impact de la lumière est primordial à l’œuvre de Claude Lévêque. Dans le discours que l’artiste établit, elle constitue, avant même la compréhension, la réaction, entraînant ainsi le visiteur dans une configuration psychique adaptée. L’artiste n’utilise jamais la lumière du jour, trop fade selon lui, mal adaptée à « influer sur l’intime, sur les affects et sur tout ce qui est enfoui en nous »209. La lumière, à l’image de la formulation qu’il donne de la société, doit être intensifié. Lévêque ne produit pas du réel, mais des visions subjectives de la réalité. Avec Stigmata en 1999, il inaugure l’utilisation de la couleur rouge dans son travail. Cette couleur, que la codification contemporaine associe bien souvent à la violence, Claude Lévêque la déclinera dès lors en de nombreuses occasions. En 2002, il présente à La Galerie de Noisy-leSec Welcome to Pacific Dream [ill. n°47], une installation monochrome rouge. Outre l’adjonction de filtre rouge sur les fenêtres de la galerie, Claude Lévêque a disposé dans différents coins de l’espace des phares de voiture dont l’intensité varie. La lumière blanche qu’ils diffusent semble attiser, renforcer l’impact de la lumière rouge. Ces phares semblent donner sa matérialité à la couleur. Dans chacun des cinq espaces entrecoupés de colonne de la Galerie, Claude Lévêque a disposé une branche d’arbre recouverte d’aluminium. Cette branche est accrochée à l’envers au plafond et tournoie doucement sur elle-même. Pendant ce temps, un son cristallin tinte dans l’espace. Claude Lévêque parle du rouge comme une couleur qui « a une existence physique et pulsionnelle »210, il ajoute : « C’est aussi le sang, la révolte, une symbolique forte. Cette couleur organique peut modifier complètement notre 206 Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, Centre Triades, Paris, 1986, P.258. Ibidem, P.259. 208 Ibidem. 209 Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148. 210 Ibidem. 207 84 espace. » La couleur rouge, lorsqu’elle est donnée à voir dans son extrême intensité, est une couleur éprouvante pour l’œil. Goethe classait le rouge dans la catégorie des "zones Plus", c’est-à-dire les couleurs chaudes. Il disait à son propos : « L’effet de cette couleur est unique comme l’est sa nature. Elle donne une impression de gravité et de dignité aussi bien que de bienveillance et de grâce »211. Kandinsky, lui, associait d’avantage cette couleur à une fougue furieuse et puissante, c’est « une couleur débordante d’une vie ardente et agitée […] Malgré toute son énergie et son intensité, le rouge témoigne d’une immense et irrésistible puissance. »212. La théorie de Kandinsky rejoint celle de Goethe dans la nature que l’on pourrait qualifier de noble et grave du rouge. Pour reprendre une nouvelle fois les mots de Goethe : « Le verre pourpre montre un paysage bien éclairé sous un jour terrible. Telle devrait être la teinte épandue sur la terre et le ciel au jour du jugement dernier. »213. Sans aller jusqu’à comparer les installations de Claude Lévêque à des mises en scène du jugement dernier, son travail corrobore malgré tout l’idée d’un chaos social et sensoriel. Comme l’ont exprimé Goethe et Kandinsky, les couleurs se perçoivent avant tout comme des sensations : effervescence, agitation, puissance… tels sont les qualificatifs avec lesquels il rendent compte du rouge. Claude Lévêque semble avoir bien conscience de la puissance émotionnelle des couleurs, elles sont donc le dispositif principal à la réactivité ; donner un langage à la lumière, c’est chercher à susciter l’émotion. Pour en revenir à l’installation de Noisy-le-Sec, celle-ci surprend dans un premier temps le visiteur par les éclats flamboyant qu’elle arbore. L’arbre d’aluminium renvoie les radiances pâles des phares tandis que le mouvement rotatif qu’il exécute laisse place au scintillement. Une fois encore joue de la séduction pour mieux attirer le visiteur vers le dessein ultime de son installation. Car l’installation, sous ses abords séduisant, dévoile peu à peu sa dureté, à l’image de ce rouge dans lequel elle baigne, qui se fait minutes après minutes plus éprouvant, plus implacable. Welcome to Pacific Dream fonctionne comme un renversement de la réalité, à l’image de ces morceaux d’arbres retournés. Le titre invite au voyage, au rêve, alors que la réalité des lieux résonne surtout avec le désenchantement. C’est donc avec ironie que Claude Lévêque accueille son public dans la banlieue parisienne, cette banlieue entachée de « cités hard »214, dans laquelle il nous souhaite la bienvenue. « J’ai trouvé amusant d’appeler cette œuvre Welcome to Pacific Dream en reprenant un vocabulaire employé par la télévision ou à la publicité et en me référant à une culture populaire familière de beaucoup de gens des banlieues. »215. Là encore, il ne faut pas voir une volonté de Claude Lévêque de stigmatiser la banlieue. Il déclare : « J’adore la banlieue mais de manière très poétique. J’en ai assez d’entendre toujours les mêmes clichés, toujours la même surenchère sur l’insécurité, les jeunes qui dealent dans les caves, la peur, le 211 Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op.cit, P.263. Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Denoël, Paris, 1969, P.131. 213 Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op.cit, P.264. 214 Claude Lévêque, Pour en finir avec l’art social, op.cit. P.74. 215 Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148. 212 85 fantasme… »216. Cette empathie qu’il lui porte n’occulte cependant pas certaines difficultés sociales. Si l’installation est si dure, c’est qu’elle exprime le fossé qui sépare le rêve que les médias peuvent véhiculer, à la réalité effective. La couleur telle que Lévêque l’utilise ne renvoie donc à aucun référent concret. Elle est utilisée subjectivement pour mettre en place une vision oscillant entre rêve et réalité. Les tensions psychique qu’il obtient au travers de la lumière sont bien souvent rehaussée par l’utilisation du son, ou de n’importe quelles autres sensorialités. Dans cette partie, dédiée au langage de la lumière, il semble nécessaire d’envisager l’installation Ligne Blanche [ill. n°48], présentée en 2004 à la galerie Yvon Lambert. Cette installation, loin d’atteindre le degré de spectaculaire de nombres de celles que nous avons envisagé se caractérise par l’emploi singulier que Lévêque fait de la lumière. Si l’on se remémore La Nuit, ou de Anniversaire I, il apparaît que d’une manière semblable, les deux œuvres créaient leur propre lumière. Cette lumière, mis en rapport avec les préoccupations qui étaient celles de Claude Lévêque à l’époque, était utilisée pour raviver un souvenir passé. C’était un élément de la célébration mémorielle mais également un composant qui participait au dispositif, qui donnait à l’œuvre sa lumière. Pareillement, dans Ligne Blanche, la lumière est ambivalente : en même temps qu’elle illumine la pièce d’une clarté blême, elle tient le rôle d’objet référentiel. Ligne Blanche est une installation qui mérite le qualificatif de minimal : alors que le sol de la galerie a été recouvert de planches de bois brut, des haut-parleurs diffusent la chanson de Salvatore Adamo : Tombe la neige. Un tube fluorescent, simplement retenu par quatre câbles, semble flotter près d’un mur. L’allusion à Ende est immédiate, on se rappelle de ces mots fredonnés par la mère de l’artiste dans cet univers aux contours noirs. Seulement Ligne Blanche joue d’émotions opposées à celles exprimées dans Ende. Si la chanson est une fois encore détourée par l’interprétation a capella, et par l’aspect minimal de l’installation, celle-ci acquiert un sens qui peut paraître moins naïf. Claude Lévêque semble ici faire référence à l’univers de la drogue d’une façon excessivement poétique. Les mots prononcés font alors échos à cette ligne blanche lumineuse, flottant irrationnellement dans l’espace, tandis qu’au sol, le plancher dessine de minces traits. Le chanteur clame avec tristesse : « Tombe la neige Tu ne viendras pas ce soir […] Ce soyeux cortège tout en larme blanche Tu ne viendras pas ce soir, me crie mon désespoir Mais tombe la neige Impassible manège… » 216 Ibidem. 86 L’artiste use du fait que cette chanson soit populaire, bien connu de nombre de personnes pour briser son image. Lévêque joue une fois de plus sur l’ambiguïté pour surprendre le visiteur et déplacer son émotion première. "Ligne blanche", "neige", "impassible manège", tous ces termes évoque la poudre blanche, autrement dit : la cocaïne. La chanson souligne d’ailleurs avec une ironie emplie de pathos l’accoutumance mais aussi ce qu’entraîne cette accoutumance, c'est-à-dire le manque. Le manque de la drogue s’est substitué au manque de l’être aimé, évoqué initialement dans la chanson. De plus, cette installation convoque l’odorat et le goût comme l’explique Éliane Burnet en parlant des « exhalaisons »217 du plancher qui « instaurent une espèce d’atmosphère "gustative" en provoquant de légers picotement au fond de la gorge. ». Elle ajoute : « le visiteur ressort la bouche pâteuse de caoutchouc, de goudron ou de poussière. »218. L’odorat et le goût évoquent les sens convoqués lors de l’inhalation de la drogue. Les addictions auront souvent été au cœur du discours de Lévêque, qui montre par là même, que les drogues ont apporté, en réponse au monde contemporain, une fragile solution d’évasion. D’un point de vue plus formel, cette œuvre réhabilite l’utilisation de la lumière en tant que composant ambivalent à l’installation. Ici, l’atmosphère blafarde évoque à la fois cette neige, tombant continuellement, comme il est dit dans la chanson, mais également cette perte d’idéaux. Le langage lumineux qu’établit Claude Lévêque permet au visiteur de pénétrer dans un univers émotionnel ; celui-ci ne doit alors plus « penser de la même façon après avoir appréhendé l’œuvre »219. B. Image seconde et contre-image Cette partie sera en quelque sorte transitoire avec le dernier chapitre de notre étude, au cours duquel nous reviendrons sur la vision critique que Claude Lévêque livre de la société. Avant d’envisager cela, il semble nécessaire de parler d’un concept développé par Joseph Beuys et qui semble s’adapter tout particulièrement à la production de Claude Lévêque. Si nous avons déjà évoqué la filiation des deux artistes220, il parait opportun d’envisager la notion d’image seconde, ou contre-image que Beuys développa. Outre l’importance du social dans leur art, cette notion rapproche la production des deux hommes. Ce que Beuys définit comme contre-image serait une image qui s’imposerait au visiteur en réaction à l’image qui lui est donné à voir. Il explique en ces termes : « Les gens ne vont pas très loin quand ils emploient l’argumentation suivante : Beuys, s’il fait tout avec du feutre, c’est qu’il veut parler des camps de concentrations. Personne ne se demande si ce qui m’intéresse ce ne serait pas, par ces éléments de feutre, de produire en l’homme tout l’univers de couleurs comme contre-image. 217 Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.44. Ibidem. 219 Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148. 220 Voir également l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 218 87 C'est-à-dire : provoquer […] un monde clair et lumineux. »221. Cette image qui vient s’inscrire dans l’esprit de l’homme serait une formulation complémentaire de ce qui lui est donné à voir. Ainsi, pour vulgariser la pensée de Beuys, la présentation d’une image noire peut susciter dans l’esprit du regardeur la formation d’une image claire. Si les oeuvres que Beuys avait pour habitude de présenter se caractérisaient bien souvent par leurs aspects sombres, salis, celles de Claude Lévêque sont souvent lumineuses et féeriques. Nous avons déjà envisagé la dimension politique des œuvres de Lévêque, leur enracinement social et contestataire ; cette notion de contre-image semble alors apte à caractériser la noirceur inhérente à son œuvre. Derrière l’agitation lumineuse peut alors se dissimuler la vision concentrationnaire, l’oppression du corps social. Valstar Barbie, un exemple sur lequel nous nous sommes déjà penché, baignait dans une atmosphère sucrée et suave alors que la finalité était ailleurs. Il en va de même pour Friandise intérieurs, 1 000 Plateaux…la liste pourrait être encore très longue. Beuys précisait son propos par ces mots : « Car les images secondes, ou les contreimages, on ne peut les produire qu’à condition de ne pas faire ce qui existe déjà, qu’à condition de faire quelque chose qui est la contre image, toujours d’un processus de contreimage. »222. Ainsi l’œuvre comme il l’entend, serait déjà une contre-image de la réalité. Là encore le propos semble s’appliquer à l’œuvre de Lévêque. Malgré tout, une question reste un suspend. Si l’on a constaté que ce processus de création pouvait caractériser l’œuvre des deux artistes, il faut maintenant envisager ce qui motive ce choix. Pourquoi fuir la représentation du réel au profit d’une vision contraire de celui-ci ? Si nous ne pouvons nous risquer à émettre d’hypothétiques interprétations quand à la motivation de Joseph Beuys, il semble que nous puissions voir dans ce choix de Claude Lévêque une volonté éminemment poétique. La volonté de prendre ses distances avec le réel pour mieux l’imprégner de sa subjectivité et ainsi, ne pas être dans une illustration naïve de celui-ci mais de faire surgir de son œuvre les tensions complexes du monde contemporain. Comme l’exprime Bachelard : « essentiellement, l’instant poétique est une relation harmonique de deux contraire »223. L’œuvre comme contre-image est ainsi l’intégration dans le monde réel d’une image contraire ; le réel s’oppose à la nature que l’artiste lui perçoit. Si Claude Lévêque n’a pas toujours recours à cette méthode de présentation, c’est qu’il cherche aussi la réactivité pure, la violence de l’évidence. Le langage que Claude Lévêque donne à la lumière entraîne deux conséquences. La première est la réaction. Celle-ci s’échelonne entre sensation de bien-être, d’apaisement, et oppression physique et mentale. La seconde conséquence est l’interprétation ; ce que le visiteur aura eue à voir doit être apte à résonner sur l’individu social qu’il est. En prenant 221 Joseph Beuys, Volker Harlan, Qu’est ce que l’art ?, L’arche, Paris, 1992, P.202. Ibidem. 223 Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Livre de poche, 1994, P.104. 222 88 conscience des propos de Beuys sur la notion de contre-image, le piège tendu par la séduction ne semble plus suffire à détourner le visiteur de la réalité de ses installations. 89 III. DÉVOILER LA RÉALITÉ : Lors d’un discours qu’il prononça en Suède en 1957, à l’occasion de la remise du Prix Nobel de Littérature, Albert Camus exprimait en ces termes : « Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. »224. Pour l’écrivain, cela signifiait que l’artiste, qu’il en ait conscience ou non, laissait l’époque résonner dans sa production. Il véhiculait ainsi l’idée que l’art ne pouvait être isolé des réalités de l’époque dans laquelle il s’inscrivait. Il ajoutait : « Embarqué me paraît ici plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. »225. Si Camus oppose "engagement" et "embarquement", c’est qu’il admet que l’impact de l’époque sur l’art est inévitable, dépassant ainsi la propre individualité de l’artiste. Cette idée se rapproche d’une des trois "nécessités mystiques" constituant la "Nécessité Intérieure" chère à Wassily Kandinsky226. Ce dernier énonçait alors : « Chaque artiste, comme enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque.»227. En ce sens, Claude Lévêque est un artiste embarqué (nécessairement) et engagé ; un artiste qui exprime ce qui est inhérent à son époque, tout en teintant son discours d’un regard critique par rapport à son temps. Cette volonté critique anime le travail de Lévêque depuis sa première œuvre, jusqu’à ses productions les plus récentes. La réalité qu’il nous dévoile est froide, violente, oppressante car elle est réinterprétée par la sensibilité de l’artiste. Elle se charge d’une véhémence passionnée que seule la subjectivité de l’artiste permet de libérer. Libération qu’il serait d’ailleurs plus à même de qualifier d’explosion, tant elle est radicale. Si cette critique montre une telle virulence, c’est qu’elle est intimement liée à l’existence de l’artiste, à l’homme social qu’il représente. Cependant, cette critique ne doit pas être prise pour ce qu’elle n’est pas ; il ne faudrait pas voir dans l’art de Lévêque une volonté moralisatrice qui dicterait un mode de conduite à adopter. Il tire des constats de ce que produit le réel, sans chercher à imposer son regard au visiteur. Son ambition est de confronter l’individu à ce que produit la société et ainsi, susciter en lui quelques questionnements. Il déclarait à Annabelle Gugnon en 2002 : « Je ne délivre pas de message, je veux juste créer des zones de réactivités »228, explicitant par là même sa volonté de faire réagir le corps social plus que de lui imposer un quelconque dictat de la pensée. Les motifs de ses critiques, nous l’avons vu, se mettent en place de différentes manières dans son œuvre : entre mise en scène féerique, séduction, et oppression physique. La réactivité du visiteur constitue le premier pas vers la compréhension de l’espace. Souvent 224 Albert Camus, Discours de Suède, Gallimard, 1997. Ibidem. 226 « Cette Nécessité intérieure, trois nécessités mystiques la constituent : 1° Chaque artiste, comme créateur, doit exprimer ce qui est propre à sa personne. […] 2° Chaque artiste, comme enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque. […] 3° Chaque artiste, comme serviteur de l’Art, doit exprimer ce qui, en général, est propre à l’art. […] » Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, op.cit. P.109. 227 Ibidem. 228 Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77. 225 90 l’artiste joue de l’ambiguïté pour déstabiliser, provoquer, et illustrer ainsi l’écart qui sépare la réalité telle qu’il la perçoit et l’apparence sous laquelle celle-ci veut se donner à voir. L’installation Mon Combat [ill. n°49] ne joue cependant pas de cette ambiguïté pour prendre forme. A. La violence du quotidien Cette installation fut présentée en 2002 au centre d’art lyonnais de la Salle de Bains. Pour investir ce lieu, Claude Lévêque a tiré parti de deux éléments principaux : l’objet et la lumière. Le lieu d’exposition est divisé en deux espaces : l’un est intérieur alors que l’autre donne sur une cours extérieure, celle-ci étant encadrée de hauts murs de béton. Dans chacune des deux salles, Claude Lévêque a disposé des caisses de bouteilles vides de bière Kronenbourg. Les caisses d’un rouge « saignant »229, flanquées sur leur face du logo de la marque, double chaque mur des deux espaces d’exposition. Seules une cloison vitrée et une porte, permettant la jonction entre les deux espaces, ont été épargnées. Près de huit cent caisses contenant chacune une demi-douzaine de bouteilles vides furent réquisitionnées. L’espace est imprégné d’une vive lumière rouge. Mon Combat est une installation qui joue du rapport entre les objets et l’atmosphère pour prendre sens. Le titre de l’installation, Mon Combat, fait référence à Mein Kampf, l’ouvrage écrit par Adolf Hitler durant sa période de captivité. Cette référence au nazisme, on l’a retrouve sur les caisses même, comme l’explique Claude Lévêque : « Ces caisses de bière font référence aux skinheads, à l’écriture gothique, à un univers de désespérance. »230. Dans l’atmosphère sanguinolente de la Salle de Bains , Lévêque met en place un discours autour de l’alcool et de la violence sur fond d’évocation du nazisme. Cette œuvre véhicule une finalité qui peut paraître ambiguë, certains s’y tromperont même. « C’était une pièce extrêmement provocatrice raconte l’artiste, d’ailleurs j’ai reçu une lettre d’un "admirateur" qui me félicitait de faire partie des "chemises brunes"… »231. Lévêque n’avait en aucun cas pour volonté de perpétuer la mémoire du nazisme. Cette œuvre renvoyait à l’univers de consommation, au moment où « la société, prise dans la mondialisation, ne répond plus d’une manière critique et réactive au pouvoir. »232. Il faut voir dans Mon Combat une critique directe envers le monde contemporain, la volonté de dénoncer la façon dont la consommation supplante la réflexion. Lorsque la société ne peut plus fournir de repères suffisants à ses sujets, la consommation s’impose comme le palliatif à l’errance psychologique et alors, les pulsions déraisonnées se déchaînent. Cette lutte, que le titre nous annonce, serait ainsi celle d’une société en perte de repères, d’illusions, et dont l’artiste souligne avec cynisme l’absurdité. Il ne s’agit plus dès lors d’une lutte personnelle (on aurait 229 Hauviette Béthemont, Bière en stock pour galerie hygiénique, Petites affiches lyonnaises n°0560, 16-18 janvier 2002, P.14. 230 Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77. 231 Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 232 Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77. 91 pu voir dans l’installation, dans ces caisses vidées de litres de bières, la dénonciation ironique d’une accoutumance personnelle…), mais de celle de chaque homme et femme confrontés à la société de consommation. Dans cette épaisse lumière rouge, le visiteur est englué dans la violence d’une accoutumance qui entraîne la perte de réflexion. Lévêque explique que cette installation fut en partie influencée par le geste de Richard Durn233. « J’ai été bouleversé par la tuerie de Nanterre […]. Ça résonne tellement du monde dans lequel on vit. L’humanité s’automutile, les gens s’entredévorent parce que le monde est violent de pathologies nées de problèmes d’identité. »234. Les œuvres de Claude Lévêque sont construites en réaction à ces signes de psychopathie, à ces actes déraisonnés dont ses installations tentent, sinon de retranscrire, au moins d’évoquer la sauvagerie. B. Le poids des mots Ces gestes que produit le monde, ces révoltes désespérées, Lévêque les aura très tôt intégrés dans son travail, tous d’abord par de simples phrases manuscrites écrites sur des images (Prêts à crever ? 1994), puis par le biais des phrases de néon. Ce sont des phrases courtes, éloquentes, mais aussi furieusement banales. L’artiste explique qu’il choisi ces phrases car elles « font partie des lieux communs du langage »235, elles captent notre attention par leurs allures faussement philosophiques, leurs allusions poétiques, revendicatrice ou humoristique. Elles nous présentent alors ces mots : Pourquoi vivre ? (2006) ; Nous voulons en finir avec ce monde irréel (2006) ; Pluie Pourrie (2004) [ill. n°50] ; Vous allez tous mourir (2001) ; Je suis une merde (2001) ; Nous sommes heureux (1997)… L’écriture manuscrite est reprise par un néoniste ; les phrases qui nous sont donnés à lire sont détourées, elles prennent alors une résonance nouvelle, la consistance de questions existentielles. L’artiste joue ici du même effet que celui mis en place dans Ende, lorsque sa mère susurrait, d’une voix male ajustée, cette chanson d’amour un peu Kitch. Alors rien d’autre n’est donné à entendre ou à voir que ces phrases, qui dès lors s’imprègnent en nous et qui nous hantent. Ces mots, dans leurs impacts directs et froids évoquent les doutes, les craintes que l’homme peut nourrir. Lévêque ne donne alors rien d’autre à voir que ces lettres, crépitant dans l’espace comme si elles portaient en eux le désespoir qu’elles insuffleront au lecteur. L’artiste part d’éléments réels pour les reformuler plastiquement et leurs octroyer une dimension politique et poétique. Car le voile que Lévêque soulève n’est pas uniquement propre à mettre au jour d’effroyables réalités, il réintroduit la poésie dans ces réalités. Une poésie douce-amère, de laquelle jaillirait les couleurs qui tendraient à réchauffer un monde sans réelle humanité. Un monde dans lequel 233 Richard Durn fut coupable le 26 mars 2002 de ce qui sera appelé la tuerie de Nanterre. Au cours d’un conseil municipal, le jeune homme s’introduisit dans les locaux de l’hôtel de ville et tua 8 personnes. 14 autres furent gravement blessées. 234 Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77. 235 Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe. 92 nous pourrions dire, sans grande conviction : Nous sommes heureux ; sinon pour accepter cette réalité, au moins pour y faire face. Autour des thèmes que nous avons évoqués dans cette dernière partie, l’art de Claude Lévêque se révèle comme spectaculaire et intime. En effet, si les dispositifs qu’il met en place immergent le visiteur dans un tourbillon sensoriel, c’est avant tout pour produire en lui une réaction. Le spectaculaire se justifie lorsqu’il ne se satisfait pas d’uniques finalités esthétiques. À ce sujet, l’artiste déclare : « Je ne suis pas opposé aux formes spectaculaires si elles impliquent un esprit acide, par effet de miroir et de métaphore par rapport à la réalité. »236. Les installations de Claude Lévêque peuvent, tour à tour, être le spectacle d’une collaboration ou une confrontation du corps et de l’esprit. Ces aires de réactivité que l’artiste met en place expriment le monde tel qu’il le perçoit. Cette vision, s’il tente de la communiquer, il n’en impose pas l’acquiescement. L’art de Claude Lévêque n’a pas l’ambition de produire de messages, ni de programmes politico-sociaux. 236 Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148. 93 CONCLUSION Cette étude consacrée à l’installation, puis plus spécifiquement à l’œuvre de Claude Lévêque nous a permis d’envisager une pratique relativement récente dans son application singulière. Sans nous livrer ici à une liste exhaustive de ce qui aura été vu, revenons sur les points importants de l’articulation de notre étude. Notre premier chapitre se proposait d’envisager l’apparition de ce médium autour des trois critères principaux nécessaires à son élaboration. Ces critères sont successivement : l’apparition de l’objet dans le champ de l’œuvre ; les considérations nouvelles qui se développent autour de la notion d’espace ; et enfin, l’intégration du spectateur dans le cadre de la création artistique. C’est la réunion de ces trois entités qui va permettre à l’installation de prendre forme. Suite à ces considérations théoriques, il semblait opportun de nous confronter à des exemples concrets d’installation afin d’en saisir, au moins en partie, les enjeux, mais aussi les problèmes. Car si l’installation aura su motiver l’intérêt de nombreux artistes en quête d’interactivité avec le spectateur, elle aura également dévoilé des problèmes inhérents aux formes qu’elle adopte. Le plus récurrent semble être celui de la réadaptabilité. En effet, une installation est élaborée par un artiste dans une conscience globale de l’objet et de l’espace. Ce sont les tensions crées lors de la confrontation de ces deux éléments qui permettent au spectateur de saisir le sens de ce qui lui est donné à voir. Ainsi, se pose la question de la pérennité de cette pratique. Comment continuer à présenter l’œuvre d’un artiste après sa mort, alors que sa présence semble nécessairement requise ? Pour éviter aux commissaires tous choix individuels qui seraient propres à dénaturer l’impact et le sens de l’œuvre, Daniel Buren aura choisi de mettre en place un "mode d’emploi" spécifique à chaque dispositif qu’il réalise. Ce "mode d’emploi", qu’il qualifie également de "règle du jeu", a pour vocation de faciliter l’intégration de ses œuvres à chaque nouvel espace, et ce, afin de perpétuer sa volonté propre. Cependant, si ce système semble être apte à répondre correctement à bien des mésententes, le problème des œuvres in situ persiste. Ces œuvres, crées spécifiquement pour un lieu, sont intimement liées, non seulement à l’espace, mais également au contexte propre au lieu. Toute réhabilitation sur un autre territoire que celui d’origine ne semble envisageable. Ne reste alors de ces œuvres bien souvent que l’unique trace visuelle (des photographies ou dans des cas plus rares des vidéos), qui ne saurait, bien évidemment, en traduire justement l’impact physique et donc, psychologique. La suite de notre étude, après une brève mise en perspective du contexte de l’art en France dans la seconde moitié du vingtième siècle, se concentre exclusivement sur la production de Claude Lévêque. Depuis près de vingt-cinq ans, l’installation constitue le support privilégié de l’artiste. Si dans ses débuts son œuvre se sera construite autour d’une mise en situation de l’objet visant à l’établissement d’une narration artistique, ses formes se seront peu à peu radicalisées. Claude Lévêque cherche à investir l’espace d’émotions qui 94 seront propres à susciter la réaction. L’artiste donne à voir des univers monochromes, tantôt subjugués de lumière, tantôt inondés de pénombre, afin de faire du corps le support d’étranges tensions. Convoquant tour à tour l’apaisement, la déstabilisation, le malaise physique mais aussi psychique, les installations de Claude Lévêque oscillent entre féerie inquiète et violence sanguinaire, dans une volonté de faire vivre à son visiteur les troubles du monde contemporain. Car Si l’art de Claude Lévêque subjugue, dérange, déstabilise dans un seul et même élan, c’est qu’il est profondément enraciné dans ce que le monde actuel produit. Cependant, il serait faux de dire que Claude Lévêque cherche à nous montrer le réel. Puisque le réel nous environne, le champ de l’art se doit de l’explorer et de donner à voir ce que celuici ne saurait nous dire. L’art, tel que Lévêque le conçoit, ne peut se satisfaire d’être un simple présentoir du monde, il est son interprétation exacerbée. Le constat que Claude Lévêque dresse de son époque est brutal, désenchanté, sans pour autant être pessimiste. L’artiste déclare : « Je pense que l’art contemporain peut provoquer un espace différent de redécouverte des choses, indépendant des obligations de consommation dictées par les médias avilissant, des politiciens corrompus et des marchands de jeux, de pavillons ou de bagnoles. »237. La nécessité de l’art, selon Lévêque est d’offrir un lieu de redécouverte du réel, un lieu où serait contenu autant de désespoir que d’espoir face à un futur dont les contours semblent d’ores et déjà bien ternes. 237 7 questions à Claude Lévêque, Nova Magazine, op.cit. 95 ENTRETIEN AVEC CLAUDE LÉVÊQUE238 Franck Balland : J’aimerais que l’on revienne tout d’abord sur vos débuts dans le monde de l’art ? Claude Lévêque : J’ai fait les Beaux-Arts à Bourges, mais je ne me sentais pas attiré par le milieu de l’art. L’approche que j’avais eue des réseaux, des galeries, ne m’avait pas trop motivée. Quand j’en suis sorti, j’ai d’abord fait pas mal de petits films, des photos, des images qui m’entretenaient le regard. C’était une forme d’expression qui n’était pas du tout affirmée, tout ça était très artisanal. J’ai ensuite eu l’opportunité, par des amis et des rencontres à Paris de faire des décors pour la mode. C’était une expérience qui s’offrait à moi alors que je ne m’y attendais pas. Je me suis retrouvé dans une situation totalement inconnue et qui a finalement durée deux ans. Mais je me suis fait avoir, on a repris mes idées, je n’étais pas du tout protégé de quoi que ce soit alors j’ai vite arrêté. F.B : C’était l’époque où vous aviez fait mettre sur votre carte : « Claude Lévêque : les vitrines les plus modernes de Paris » ? C.L : Oui (rires). Ça c’était toute la mouvance qu’il y avait dans les années 1980, aussi bien autour de la musique, les soirées du Palace, dans lesquelles je me retrouvais assez. Dans les années 80, il y avait des tas de tentatives. C’était certes un peu naïf, mais les gens avaient une générosité dans leurs expériences, leurs échanges. Maintenant on se force un peu pour ce genre de choses. Pour moi ce n’est pas de la nostalgie, mais il y a eu dans ces années là, des expériences, dont on espérerait qu’elles se reproduisent aujourd’hui, un peu fusionnelles entre l’art, la mode, les journaux. Thierry Ardisson avait fait édité le magazine Façade, vraiment nouveau et extraordinaire visuellement. J’étais un peu autour de ça, c’était vraiment une époque fusionnelle qu’il est difficile de concevoir aujourd’hui tant les milieux sont cloisonnés. Aujourd’hui, il y a vraiment la chape de plomb de l’institution, tout ce qui se passe est contraire à ces années là. F.B : Pour en revenir à vos débuts, pouvez-vous me parler des conditions dans lesquelles vous avez créé votre première œuvre, « Grand Hôtel », en 1982 ? C.L : Je faisais pas mal d’images et je faisais poser des copains. On aimait bien certains types de vêtements, de situations, on délirait pas mal mais sans savoir à quoi ça mènerait. Puis une fois, j’ai montré mes photos à un copain à Paris. Je faisais ça de manière complètement 238 Le texte retranscrit ici même est le résultat de deux entretiens effectués le 26 janvier et le 10 avril 2006. 96 amateur mais je n’avais pas envie d’être photographe, ni d’être artiste. Chez lui, il y avait Claude Postel, qui a fait du cinéma expérimental et qui m’a parlé d’une exposition à Créteil sur l’exposition de la photo par des gens qui ne sont pas photographes. Il m’a dit que ce serait bien que je les montre. J’ai donc rencontré le commissaire de l’exposition, qui a accepté, mais je ne savais pas quel statut donner à ces photos. Je n’avais pas envie de les encadrer, ni de les mettre au mur, parce que je n’avais pas envie qu’elles aient un simple statut de photographies. J’ai donc fini par construire cet autel et à les mettre dessus et trouver une cohérence de choix sur des photos qui sont liées au corps, au feu à l’eau, etc. C’est le premier questionnement que j’ai eu de l’installation et ça s’est transformé en dispositif rituel autour du corps. Ça a intéressé des gens et j’ai eu un peu de presse et ça m’a confronté à ce problème d’exposition. Ensuite j’ai fait la biennale de Paris, où, j’utilisais toujours la photo, l’objet. J’avais associé des maquettes d’engins militaires à des photographies. J’avais également toute une série de photos du tremblement de terre qu’il y avait eu à la fin des années 80 en Italie. J’avais pris aussi des objets trouvés sur place et l’association des deux éléments avait donné Bonheur Perdu. Ça a démarré comme ça. Mes expériences, aussi bien dans la mode que pour l’exposition de Créteil ont été basées sur des opportunités, des rencontres. On trouvait que j’avais certaines idées qui correspondaient assez bien à l’époque. F.B : Concernant « La Nuit », est-ce vous qui avez peint les bustes ? C.L : Oui. Souvent les gens voyant ça de loin pensaient que c’était de la photo mais c’était peint. F.B : Et pourquoi ne pas avoir continué dans la peinture ? C.L : Quand j’étais au Beaux-arts, à Bourges, J’ai beaucoup dessiné et peint. Je m’intéressais à l’image et aux gestes produits par la peinture. Je m’intéressais aussi bien à une peinture gestuelle très "folle" qu’à une peinture hyper "léchée". Ce qui me plaisais quand j’utilisais la peinture, c’était ce coté troublant qui rappelait les enseignes de magasins. F.B : Eric Troncy parle au sujet de « La Nuit » de la première installation en Europe : qu’en pensez vous ? C.L : Il exagère un peu quand même… F.B : Vous aviez donc connaissance de cette forme de présentation ? 97 C.L : Oui c’est un dispositif qui a eu beaucoup de succès dans les années 1970. Il y a eu Beuys notamment. Je suis loin d’être le premier. F.B : Dans son rapport à l’objet, l’art de vos débuts se rapproche d’ailleurs de celui de Beuys… C.L : Sans prétention, c’est vrai que je me sens très proche de Beuys, mais avec un récit qui est absolument différent. Ce qui nous rapproche c’est le rapport au rituel, l’espace comme concentration de la mémoire, mais vu la mémoire de Beuys c’est un peu terrible que de parler de concentration, c’est aussi l’espace lié à une idée de transmission, d’échange, de communion. F.B : Comment votre travail était-il perçu dans les années 1980 ? J’ai lu notamment des textes assez sceptiques de Catherine Millet… C.L : Oui, elle nous avait descendu avec quelques artistes. C’était terrifiant, son article m’avait tué. C’était en 1984, je commençais et lorsque quelqu’un dit de telles choses sur votre travail et avec de tels arguments, il n’y a plus qu’à se jeter par la fenêtre. Quand j’ai lu ça je me suis dit : c’est pas possible. Elle comparait ce que l’on faisait à des décors et elle expliquait qu’il s’agissait d’un piège de la séduction. Cet article était vraiment redoutable. En 1985, Alain Coulanges avait fait un bon article dans Art Press et en écrivant son livre239 elle avait repris certains passage de l’article et les avaient décontextualisé et du fait ils se sont retournés contre moi. J’avais contacté Coulanges pour lui demander comment il pouvait accepter ça et il ne semblait plus très sûr de lui : comme-ci il acceptait le sens et le contre-sens de ses propos. Je suis d’ailleurs resté très longtemps fâché avec lui par son manque de perspicacité par rapport à ses écrits. Et après je ne sais pas trop ce qui s’est passé dans Art Press, il faisait très peu de compte-rendu de mon travail. C’est rigolo, Catherine Francblin détestait mon boulot, elle ne s’en cachait pas et maintenant elle me défend (rires). Catherine Millet m’a appelé il n’y a pas longtemps m’expliquant qu’elle voulait faire un article un peu conséquent sur moi. Je suis un peu tombé des nues, elle m’a expliqué qu’elle n’aimait pas tout ce que je faisais mais que certaines choses étaient importantes (rires). F . B : C’est vrai que c’est quelqu’un d’important, ça a du être particulièrement déstabilisant… 239 Catherine Millet, L’art contemporain en France, Flammarion, Paris, 1987. 98 C.L : Oui et surtout à cette époque là, il n’y avait pas tant de critique que ça. Elle était vraiment prépondérante. D’autant plus prépondérante qu’elle a eu une position vraiment déterminante au moment du retour à la peinture qu’elle défendait énormément. Après, c’est sûr que ce que je faisais, bricolage narratif autobiographique, ce n’était pas trop son truc. Elle tolérait par contre Boltanski et dans une moindre mesure Annette Messager. Il a fallu attendre dix ans pour que ça soit vraiment accepté. C’était vrai aussi pour les gens du Consortium, qui étaient particulièrement durs, mais pour qui j’ai un total respect. F.B : J’aimerais revenir sur « La Nuit », c’est une œuvre qui vous a fait beaucoup connaître… C.L : Trop… F.B : Vous aviez interdit l’utilisation des photos de cette œuvre, pourquoi ? Vous vouliez vous détacher de l’image que cette œuvre dégageait ? C.L : Non, c’est une installation que j’aime toujours et que je ne renie absolument pas. Simplement, comme elle était assez spectaculaire, elle avait une aura particulière et c’était devenu un piège pour moi, car, même si mon travail évoluait, on m’associait à ça. Les gens ne me voyaient qu’à travers cette pièce là, ils avaient énormément de mal à voir autre chose. Ça les rendait sceptiques par rapport aux autres choses que je faisais. Ça m’a ennuyé que tout soit concentré là-dessus car comme elle est très spectaculaire, très représentative, ça fait tout de suite de l’effet reproduit dans un magazine. Au bout d’un moment elle avait été tellement reproduite que j’ai refusé qu’on l’utilise. Ça me nuisait. F.B : Il n’y avait donc pas que des sceptiques par rapport à votre œuvre ? C.L : Mais le point de vue de Catherine Millet m’a malgré tout servi. Il m’a fait réfléchir. J’ai trouvé ça un peu raide car c’était aussi un peu caricaturer un certain type de travail, mais elle n’avait pas déraison sur tout. Il a fallu résister (rires)… parce que parfois c’est très mauvais. Je me rappelle Marie Bourget qui était une artiste très connue de la scène française des années 1980, qui avait un travail intéressant et qui a fait une erreur fatale en faisant une mauvaise pièce pour la biennale de Venise. Dans Libération, qui était alors une bible lue par tout le milieu de l’art, Hervé Gauville a détruit son travail. Il avait reproché à son travail l’utilisation de matériaux, issus du quotidien, qui évoquaient le travail de celui d’artistes antérieurs, alors que tout le monde a fait ça. On n’a jamais l’exclusivité d’un langage, d’un médium. Ça serait comme reprocher à des artistes de la renaissance de peindre avec de la peinture à l’huile. Et 99 même dans les codes de représentation, il y a beaucoup d’artistes de la renaissance qui ont des codes de représentation qui sont comparables. Il avait donc "cassé" son travail en disant qu’on retrouvait tel élément dans l’art conceptuel, tel autre dans l’art minimal, etc. Il s’est tellement acharné que du jour au lendemain elle n’a plus eu aucune exposition. F.B : Je ne savais pas que les critiques avaient un tel poids, qu’ils pouvaient stopper une carrière aussi rapidement… C.L : C’est beaucoup moins vrai maintenant. À l’époque, très peu de gens écrivaient. Il y en a toujours assez peu mais ça c’est quand même démultiplié, et si quelqu’un est "cassé" il va être repris par deux autres. Quand Gauville écrivait une page sur quelqu’un dans Libé, ça n’était pas rien, et il n’y avait pas de retournement possible. Puis de toute façon aujourd’hui les choses sont plus consensuelles, les gens sont dans le descriptif, s’ils n’aiment pas la production d’un artiste ils n’en parlent pas. F.B : Quelle importance avait la musique sur votre travail à cette époque là ? C.L : J’ai toujours été très lié à la musique, je n’en ai jamais fait mais j’en écoute beaucoup. C’est un univers qui m’intéresse car il est déclencheur d’émotions dans un certain type de langage. On a fait une sorte de caricature de moi aujourd’hui car j’ai beaucoup été marqué par le punk, mais j’ai aussi envie qu’on passe à autre chose. Le punk m’a beaucoup marqué car c’était quelque chose de vraiment innovant en France à la fin des années 70. C’est quelque chose qui était très fort, un moment de métamorphose qui aujourd’hui n’existe absolument plus. Aujourd’hui j’en écoute encore beaucoup, beaucoup de Hardcore, de musique contemporaine, de musique classique. F.B : Eric Troncy dit au sujet de votre œuvre « sans titre » de 1991 à la galerie de Paris que : « c’en est fini de la connivence »240 . Qu’est ce qu’on pouvait caractériser de connivent dans votre travail ? C.L : Peut être dans la séduction qui était transmise, dans la séduction des choses données à voir un peu frontalement. À partir de là, il y a eu un aspect austère, raide qui créé une rupture avec ce que j’utilisais avant. Là c’est froid, on est dans l’économie totale des moyens. Je jouais sur deux choses, une démonstration d’équipement réduite au minimum, sans en rajouter. Mais cet équipement imposait ses contraintes aux visiteurs qui pénétraient dans l’espace. J’ai évacué les éléments rajoutés à l’objet, tels que la lumière qui définissait telle 240 Eric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, les presses du réel, Dijon, 2002, P.164. 100 ambiance. D’un coup, c’est raide, les objets se suffisent à eux-mêmes, ils renvoient au principe de l’aliénation, de l’enfermement de la privation de liberté. Ça m’a ouvert sur un principe de travail basé sur la perte d’identité, de l’anonymat, de la répétition, de l’aliénation. F.B : Cette rupture était-elle volontaire ? C.L : j’avais besoin de faire ça. Ça n’était pas qu’une volonté formelle de rupture. J’ai visité le camp d’Auschwitz, et cela m’a assez préoccupé car ayant eu de la famille disparue dans les camps de concentration, c’est aussi quelque chose qui fait partie de mon histoire personnelle. C’est à partir de ce moment là que j’ai réalisé des œuvres telles qu’Arbeit Macht Frei. F.B : Pouvez t’on voir dans cette œuvre « sans titre » de 1991, une critique du monde de l’art ? C.L : Évidemment, c’était amusant de contraindre des gens de l’art, des collectionneurs, des institutionnels dans cette situation là pour être un visiteur concerné par ce qui est proposé à voir. Le but n’était pas seulement de se dire comment le milieu de l’art allait réagir à ça. F.B : Au milieu des années 1990, vous avez réalisé des œuvres dans des appartements (à Nevers et à Bourges notamment), comment s’élabore une œuvre dans un lieu, qui, à priori n’est pas conçu pour cela ? C.L : Une de mes premières expériences était à Nevers, au moment de l’APAC241, avec l’artiste Valérie Pigato nous avions été invité par Elein Fleiss à occuper deux appartements de la cité du Banlay. Ces appartements étaient situés dans le quartier où j’ai vécu mon enfance et où mes parents habitaient encore voilà pas si longtemps. J’ai inscrit un dispositif qui était lié à une histoire des lieux. J’avais utilisé uniquement la salle de séjour, bien qu’on avait accès à toutes les pièces qui étaient restées vides et où seules restaient quelques images collées aux murs qui donnaient quelques indications sur ce qu’avait été l’occupation de l’appartement avant, et j’avais inscrit sur les murs de cette salle « jour de chance » avec 400 ampoules qui allaient du sol au plafond et se mélangeaient avec le papier-peint. Mes lettres étaient physiquement très imposantes et les caractères rendaient la structure presque illisible. On était tout d’abord pris par l’aveuglement avant de pouvoir lire. Travailler dans des appartements, c’est m’intéresser à la mémoire du lieu, c’est un peu la globalité de mon fonctionnement dans certains endroits qui ne sont pas neutres comme peuvent l’être les centres d’art avec les 241 APAC : Association pour l’art contemporain. 101 « white cube ». Ce qui m’intéresse c’est de pouvoir métamorphoser par un apport souvent assez léger, ce qui s’est passé dans le lieu, la façon dont je le perçois. Le lieu c’est une architecture, c’est en même temps une fonction, domestique, privée, dans les appartements mais j’ai également travaillé dans le domaine public, une piscine, une usine, des friches… à chaque fois cela m’a amené à m’intéresser à ce qu’était ces lieux dans leurs fonctions, les traces qui en restaient et la façon dont je pouvais les réhabiliter en ajoutant des éléments de ma propre interprétation. Après je me suis installé à Bourges pour une expérience que l’on a nommée, appartement occupé, qui dura à peu près deux ans, et pour laquelle j’ai fait deux interventions. Ce projet avait été élaboré avec l’association Emmetrop avec qui j’aime beaucoup travailler car ils s’intéressent aussi bien à la musique, la performance que les arts plastiques et ils essaient de bâtir des passerelles entre toutes ces formes de créations. F.B : L’installation est aussi la réunion de différents médias, quel importance donnez vous à chaque élément pris séparément ? C.L : Ce n’est jamais séparé, il n’y a aucun intérêt de les prendre séparément. Souvent les gens font un amalgame totalement inutile entre l’intérêt que je porte à la musique, qui me permet de percevoir le monde et d’être en connexion sensorielle, et le son tel que je l’utilise dans mes installations. Ça n’a rien à voir, ici, ce n’est pas un son de musicien. Un dispositif est fait d’éléments, matériaux, objets, lumière, son mais s’appréhende de manière globale. C’est un tout. Il n’y a aucun statut possible des éléments séparés. Quand j’interviens sur un lieu et que je souhaite le métamorphoser, ces éléments s’additionnent, se complètent, et font sens dans la globalité. F.B : Qu’est ce qui vous intéresse dans l’installation ? Faire réagir le corps ? C.L : Oui, c’est en quelque sorte l’héritage de l’art corporel. Ça m’intéresse de savoir comment les gens vont réagir, alors je vais faire une proposition qui va amener certains types de réactions. F.B : Comment expliqueriez-vous votre évolution : de l’objet autobiographique à la collectivité, de la collectivité à l’espace sensorielle ? C.L : Je ne change jamais réellement de préoccupation. Dans mes installations, la forme change mais ce qui génère ça est toujours à peu près la même chose. C’est vrai qu’à un moment donné, j’ai travaillé beaucoup sur les territoires de mon enfance, sur ma mémoire au travers d’objet, de lieu, de paysage. Il y avait une certaine dimension autobiographique mais qui était très vaste car j’avais été beaucoup influencé par des artistes antérieurs qui avaient 102 beaucoup travaillé sur le corps ou sur l’objet. Ensuite l’objet s’est un peu déchargé de sa dimension autobiographique immédiate mais je travaille malgré toujours un peu là-dessus. F.B : Justement, comment s’élabore concrètement une installation ? C.L : D’un côté, j’ai des idées, je prends beaucoup de notes qui forment une certaine banque de données. Ensuite les gens me proposent des lieux. Ces lieux me font réagir, j’envisage alors la disposition de certains éléments. Parfois les choses sont plus longues à s’élaborer. Il n’y a pas de recette toute prête, j’essaie de faire des choses assez différentes, il faut que j’y trouve un certain plaisir. F.B : Il y a une phase de travail en atelier ? C.L : Non, je n’ai pas d’atelier, j’ai un bureau. Je travaille avec des entreprises, je visite des entrepôts de matériaux qui me font réagir. Parfois j’essaie quelques trucs, pour la lumière notamment. Pour le son, je travaille avec Gérome Nox. Je travaille avec beaucoup de gens qui m’aident dans des domaines de spécialités qui ne sont pas les miens. F.B : Qui réalisent concrètement les phrases écrites au néon ? C.L : Elles sont faites par un néoniste qui reproduit les phrases manuscrites. Je demande souvent à ma mère de les écrire. Dans une majorité de cas, ce ne sont pas des phrases que j’invente, elles font partie des lieux communs du langage, on peut les voir sur les murs. Ce ne sont pas des citations, ce n’est pas philosophique mais ça appartient aux gens. Il y’a toujours sur les murs des sortes de questionnements existentiels qui arrivent comme ça, de manière assez gratuite. F.B : Quelle importance a l’actualité sur votre travail ? C.L : Je ne réagis pas directement à l’information, ça n’aurait aucun intérêt. Aujourd’hui l’information véhiculée par les médias trouble la pensée. D’ailleurs il n’y a plus de pensée. Quand on parle des énergies durables, moi je pense que c’est la connerie qui est durable. On est dans une régression intellectuelle, on est pris en charge par un mode de pensée lié à la consommation, au monde mercantile. L’information excite les gens, les rend dépendants et leur empêche toute réflexion. Tout ça me fait réagir, mais je n’ai pas envie de jouer un rôle. Je n’ai pas envie de dire aux gens : réagissez ! Ça me lasserait très rapidement. On balance aux gens du prêt à consommer qui est aussi bien quotidien que culturel. C’est peut être aussi pour ça que je reste aussi indépendant du marché de l’art, qui est une consommation comme une 103 autre. Je suis aussi dans ce système là, je vends des œuvres, il y’a de très bon bourgeois qui s’intéressent bien à l’art. Mais j’ai besoin d’être assez libre par rapport à ça, je ne bouleverse pas le monde, je ne le change pas, je n’ai pas cette prétention là. Je n’ai de toute façon pas envie d’être un artiste politique. C’est très limité et moi je revendique une certaine liberté. F.B : Cette liberté vous a d’ailleurs parfois été reprochée, je pense à Arbeit Macht Frei… C.L : J’ai eu des problèmes avec ça, c’est une pièce ambiguë et j’aime l’ambiguïté. Il n’y a pas de réelle faiblesse dans cette pièce mis à part qu’elle est peut être un peu illustrative, mais la juxtaposition de deux éléments symboles, je l’ai parfaitement assumée. Moi ça m’a amusé, j’ai fait ça avec une bonne dose d’humour. C’est la réalité d’une mémoire dramatique qu’est le nazisme, qui n’est d’ailleurs pas souvent comprise et qui pourrait être aujourd’hui utile face aux intolérances. C’est un symbole qui fait un peu pleurer dans les chaumières, sans pour autant faire changer les gens. C’est au même titre que la symbolique de Disney qui créé tout un monde de rêve et qui rend les gens amnésiques parce que tout à coup ils vont être dans l’entertainemnent, le monde du loisir. C’est la perte d’une mémoire qui pourrait être utile pour faire évoluer certains problèmes graves de l’humanité et qui est prise trop émotionnellement. C’est de la provocation, mais je n’ai pas pour autant envie d’être complètement ironique avec ça. C’est un problème de société qu’il faut se poser. Mais c’est une pièce qu’il faut voir réellement. Le Mickey a une dimension humaine, il a été dessiné par un enfant et il y’a une certaine maladresse dans le trait. Puis l’enseigne et vraiment reprise exactement sur la réelle. Elle est rouillée et les découpes sont les mêmes. F.B : Qu’advient il de vos installations après qu’elles aient été présentées ? C.L : Certaines peuvent aller dans un musée. Mais d’autres sont tellement contextualisées à des lieux que c’est impossible de les déplacer. J’ai par exemple refusé que les institutions acquièrent l’installation avec les matelas qui avait été présentée à Bourges. Je ne voyais pas ça reconstitué, car le rôle de ces matelas c’est aussi l’aveuglement sur la réalité. Ils mettaient dans un monde de privation sensoriel total, on n’entendait plus, on ne voyait plus, le plafond avait été rabaissé donc on en était très près. C’était un dispositif adapté au lieu. C’était une cité assez dure, assez délabrée et une fois dans l’appartement tout était fini, on perdait toute notion de la réalité. F.B : Finalement on peut dire que vous vous plaisez à torturer votre visiteur ? C.L : Lors des conférences que je donne dans les écoles d’art, les étudiants me demandent : pourquoi cette violence ? Ce n’est pas une volonté délibérée de provoquer. Ce qui m’intéresse c’est de créer des réactions. Ces réactions qui vont être générées par un dispositif que je fais, 104 vont m’apporter pour en développer un autre. On n’est pas que dans la contemplation, j’aime voir les gens réagir, voir s’ils vont sortir tout de suite, s’ils vont rester, s’asseoir… Pour l’expo du musée d’art moderne Voilà, dans un espace avec des plaques d’acier, il y avait en même temps un flash et une déflagration. Comme si quelqu’un vous tirez dessus. Je suis pas mal arrivé à ça, j’aurais pu le rater d’ailleurs, mais la synchronisation était parfaite et les gens avaient l’impression qu’on leur avait tiré dessus. F.B : Vous arrive t-il de ne pas obtenir l’effet escompté ? C.L : Oui ça arrive. Par exemple Valstar Barbie, la pièce faite pour la biennale de Lyon de 2003 qui a été acquise par Beaubourg est une pièce que j’ai relativement bien réussie mais qui a dévié de son aspect initial. C’est une pièce que j’ai fait relativement à « l’arrache », parce qu’on m’a proposé un lieu en cours de réaménagement et donc que je n’ai jamais trop bien vu. J’ai pris une conscience de l’espace un peu légère et j’ai réagi un peu de cette manière là. J’ai mis des éléments qui étaient en relation avec la poupée Barbie et avec Klaus Barbie. Je voulais montrer cette situation un peu suave entre la monstruosité de la chaussure extrêmement agrandie et coincée dans cette cabine d’usine, et la valse de Strauss distordue. Et je me suis rendu compte que les gens trouvaient ça beau. Ça m’a posé un problème, un moment donné je trouvais ça trop sucré. Il y avait une menace derrière mais les gens ne le percevaient pas. Ils croyaient voir un décor de comédie musicale. F.B : Que pensez vous de l’hypothèse qui tendrait à dire que dans votre travail il y aurait deux niveaux de lecture : un premier, immédiat, qui serait sensoriel, et un second : moins direct, plus intellectuel, et qui laisserait deviner une vision de la société, de l’individu ? C.L : Effectivement, j’essaye de développer ça comme je peux. C’est une position critique, qui nécessite d’avoir un positionnement politique. Je dis souvent que je ne crois pas en l’art politique, mais l’artiste doit être engagé, avoir une position de citoyen, même si cette position est complètement dérisoire. L’artiste a la nécessité de savoir ce qu’il est de la politique aujourd’hui. Mais après, je ne crois pas du tout à un art qui serait d’appartenance à un mouvement politique. C’est difficilement envisageable et très limité. En plus ça aurait un aspect démagogique qui ne m’intéresse absolument pas. Après c’est vrai que quand on créé certains effets de miroirs, qu’on renvoie certaines situations de société qui impliquent un sujet et d’en jouer, c’est sûr que c’est éminemment politique. Faire de l’art politique, c'est-à-dire manipuler des symboles qui seraient propres à un système de pensée qu’on pourrait défendre ou développer naïvement, je n’en vois pas l’intérêt. Je suis également convaincu que mon travail conserve toujours un référent autobiographique fort, un certain regard sur la fragilité de la position que je peux avoir dans la société, qui me fait fluctuer dans mes positionnements. 105 Mais je ne souhaite pas tomber dans le "mélo", car j’ai un côté assez noir, j’évite de tomber dans la prise directe avec mes états d’âmes, je suis un professionnel… (Rires) F.B : Suite à l’exposition « Kollaps », qui avait eu lieu au consortium, des dessins d’enfants qui avaient vécu l’installation ont été déposés sur le site. Les enfants y parlent de ce qu’ils ont ressenti et essayent de traduire visuellement leurs sensations, alors que l’exposition avait lieu dans la totale pénombre. Avez-vous vu ces dessins et qu’en avez-vous pensé ? C.L : Je n’ai pas vu ces dessins, ils abusent quand même. Ça m’aurait beaucoup intéressé, même pour mettre dans un catalogue. Les réactions des enfants sont souvent très intéressantes. F.B : Pouvez-vous me parler de l’installation « Stranger in the night » ? C.L : C’est une intervention que j’ai fait pour le vernissage d’au delà du spectacle qui avait eu lieu à Beaubourg. On prépare actuellement un livre suite à l’exposition de Vassivière dans lequel je reviens sur les installations où j’ai fait intervenir les animaux, comme les poules à Bourges, les vaches pour Vassivière et donc les moutons de Stranger in the night. Cette pièce fut montrée en 2000, et pour moi elle était éphémère. Je participais à l’exposition au delà du spectacle et j’avais envie de faire ces trois parcs de moutons avec le DJ qui diffusait une musique de "croisières", avec beaucoup de chansons de crooners. L’ambiance était assez glauque, avec les moutons emparqués et les gens qui se forçaient un peu à danser autour. Les gens n’ont pas trop aimé par contre, c’est vrai que c’était un peu pesant, mais j’étais très satisfait de ça. Beaubourg a voulu que je participe absolument à l’expo mais ça m’ennuyait car je tenais à marquer le coup comme ça. Ils ont donc fait un film à partir de cette intervention, qui fut diffusé dans l’exposition. Ce film est très bien comme document mais n’a pas vraiment sa place dans l’exposition car on ne comprend plus. Il y avait déjà beaucoup de films d’artistes et si on n’était pas au vernissage on n’en perçoit pas le sens. Je leur ai demandé de le retirer et ça a polémiqué car mon nom était associé à l’exposition et il n’y avait rien à présenter. Je suis un peu caractériel, alors j’ai décidé que cette pièce ne serait pas reproduite, pour que les gens qui l’ont vécu la garde en tête. Comme le thème de Vassivière s’y prête bien, j’ai décidé de faire paraître une photo de cette intervention dans la future publication. 106 F.B : Je voulais revenir sur le titre de vos installations, qui n’en ont pas toujours d’ailleurs. Certains sont illustratifs, tandis que d’autres permettent d’envisager l’œuvre différemment. Comment sont-ils élaborés ? C.L : Parfois les titres me viennent pendant la réalisation du projet, parfois je cherche après et parfois je ne trouve pas. J’essaye de faire en sorte qu’ils donnent un accès mais sans que cela soit vraiment direct. Souvent je m’inspire des titres de chansons, ce sont des lieux communs qui évoquent quelque chose et qui ajoutent au dispositif des choses qu’il n’y a pas forcément à voir. F.B : Si l’on prend l’exemple de « Looping », qui aura lieu au centre d’art de Pougues-leseaux cet été, comment le titre a-t-il été choisi ? C.L : C’est en rapport avec le retournement, il y aura des choses au sol, des choses en l’air…mais je ne suis pas sûr de ce titre. Je me demande si je ne vais pas le changer242, je suis sceptique sur l’évocation. F.B : Dans des installations comme « Mon Combat » ou « City Strass », vous utilisez des fûts de bière, pourquoi cet attrait pour ce matériau ? C.L : Ce que je disais pour justifier l’emploi de ce matériau, c’est que l’idée de la bière renvoie à la consommation. À chaque fois, je montrais une quantité de bière qui avait été consommée, soit des colonnes de fûts vides, soit des caisses de bouteilles vides. L’idée, pour moi, était de montrer la rupture des idéaux, se dire que la pensée est substituée à la consommation de bière. C’est au départ un geste un peu dérisoire, un peu provocant. Pour « Mon Combat », le titre était important. J’avais repris la typographie gothique de la bière Kronenbourg et « mon combat » est la traduction française du livre d’Hitler Mein Kampf. C’était une pièce extrêmement provocatrice, d’ailleurs j’ai reçu une lettre d’un "admirateur" qui me félicitait de faire partie des « chemises brunes »… (Rires) F.B : Comment choisissez-vous les matériaux qui vont composer vos installations ? C.L : Rien est déterminé au départ, j’envisage cela par rapport au lieu, à la façon dont je vais m’y inscrire, ce que je vais avoir envie de dire. Tout cela va déterminer un certain type d’équipement qui va créer une réactivité. Rien n’est prémédité, toutes mes notes, mes idées vont prendre forme à un moment par rapport à l’espace. Je n’ai pas de logique par rapport à l’utilisation de certains matériaux qui me seraient propres. Souvent il s’agit de matériaux 242 L’exposition va conserver le titre Looping, et sera présentée au centre d’art contemporain de Pougues-leseaux du 8 juillet 2006, au 1er octobre de cette même année. 107 industriels qui vont participer à métamorphoser le lieu. Il s’agit aussi de lumière, de brouillard. F.B : Que pensez vous des commissaires qui revendiquent de plus en plus une position d’artiste ? C.L : Je suis assez critique vis-à-vis de ça. Je pense que Éric Troncy, dans sa façon de délibérément s’approprier le travail et en jouer est assez légitime car il le réussit. C’est plus problématique quand ça n’est pas réussi. Il y a toujours eu ce jeu des commissaires, de manager dans leurs choix, une forme d’exposition. C’est l’ambivalence du jeu de la création, de la sélection, de la scénographie. Quand c’est réussi c’est bien, mais quand ça ne l’est pas, c’est discutable. Un commissaire est là pour choisir des artistes, déterminer une thématique, y répondre et parfois ça n’est pas vraiment évident, c’est purement illustratif, ça n’a pas vraiment d’intérêt, c’est un fourre-tout de catégories de choses. Troncy joue avec ça et il réussit des coups exceptionnels, comme juxtaposer Buffet à LeWitt, personne n’aurait osé faire ça. Ressortir Buffet, c’est fort, aux Beaux-Arts, on vous apprend à ne jamais toucher à ça… (Rires) F.B : Si vous aviez à définir votre carrière en moments clé, quels seraient-ils ? C.L : IL y a eu des expériences déterminantes. Aujourd’hui je suis dans une réponse à un cahier des charges, mais j’ai toujours du plaisir à faire les choses. Ce que j’aime c’est qu’un lieu m’excite, me donne envie de réagir. Le plaisir est indispensable, primordial, je suis dans l’offre et la demande, c’est du délire. On me demande de plus en plus de faire de l’éclairage de lieu, je peux presque monter demain une boite d’éclairage. Ça me pose d’ailleurs beaucoup de problèmes, car je suis beaucoup demandé mais il y a une orientation de cette demande qui m’inquiète parfois. Après il y a eu des moments importants dans mon trajet qui ont été des situations impromptues, peu sécurisantes. L’expérience des HLM à Bourges a été un tournant dans mon travail. J’ai pu un moment donné m’approprier un sujet de réalité, plutôt que devenir trop formel, trop jouer sur des mises en situation poétique des pièces autobiographiques. La pièce Voilà aura également été déterminante. Quand j’arrive à réduire au maximum l’expression pour un impact fort, c’est que j’ai pas mal bossé. L’expérience du MAMCO aura également été très importante. J’ai eu beaucoup de temps pour la préparer, j’ai repositionné plein de fois les choses et cette façon de travailler m’a permis de développer d’autres choses. F.B : Qu’est ce qui ressort de vos projets actuels ? 108 C.L : Je me rends compte que ce que je vais faire à Vitry, au MAC/VAL, à la Suite à ChâteauThierry, au MAC de Marseille puis à Pougues-les-eaux, semble inscrit dans une certaine continuité. C’est peut-être aussi un tournant dans mon travail mais c’est encore un peu tôt pour le dire. F.B : Comment cela se manifeste-t-il dans votre travail ? C.L : J’ai envie de travailler dans les lieux, d’inscrire des choses. Certaines choses reviennent et participent à des propositions différentes car les lieux n’ont rien à voir. À Vitry, c’est un musée avec une énorme salle qui n’a pas d’intérêt particulier, c’est une salle d’exposition temporaire, ni bien, ni mal. Je vais y faire installation inscrite dans le lieu car il y a une échelle qui y correspond mais en même temps, elle sera assez indépendante. Elle n’est pas liée aux caractéristiques de l’architecture, par contre à Château-Thierry, elle l’est complètement. C’est un lieu magnifique avec trois espaces totalement différents les uns des autres, qui ont une histoire. C’est une ancienne chocolaterie mais il n’y a plus rien, ils ont enlevé les machines mais le lieu est resté tel quel, donc il y a des traces. Ce sont à la fois les traces des machines, mais aussi le fait que les murs soient cramés. Toutes ces traces rappellent qu’une activité a eu lieu. Tout ça va être assez dépouillé mais ce qui est intéressant c’est que l’on va créer un parfum au chocolat spécialement pour le lieu. C’est une odeur qui n’est pas répulsive mais qui est très prenante, à la limite de l’écœurement. L’idée c’est que les gens en sortant sentent le chocolat. À Marseille c’est encore autre chose, je traite les cinq travées du musée, cela va s’appeler La Maison des Mensonges. Je traite avec des éléments qui ont avoir avec l’univers domestique, pavillonnaire, tout ce qui se passe dans les maisons. C’est aussi un parcours. À Pougues, je vais créer une situation avec l’idée du parc et les corneilles qui sont très présentes. F.B : Repérer un lieu, cela va jusqu’à écouter les corneilles alors ? C.L : Je prend tout ce qu’il y autour : le lieu, sa raison, sa fonction. Après, je travaille sur un sujet qui va de : comment les gens circulent ? Comment ils vont se comporter dans mon espace ? Ça ne sera pas pareil selon l’espace qu’il soit fragmenté ou grand, selon la hauteur de plafond également. Toute la volumétrie du lieu entre en jeu, de même que la capacité de jouer avec les échelles, les proportions qui vont aussi déterminer certains types de matériaux. F.B : Quels sont les caractéristiques de votre travail aujourd’hui ? 109 C.L : Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect sensoriel, c’est savoir comment le corps va réagir, aussi bien sur des affectations visuelles qu’auditives ou olfactives. Toutes ces altérations m’intéressent, mais il y a aussi les éléments qu’on pourrait qualifier d’éléments de "mémoire" : révéler des choses, les transcender. F.B : Imaginez vous dans un futur plus ou moins proche de cesser de produire des installations ? C.L : Je n’en ai aucune idée. F.B : Quel regard portez-vous sur le monde de l’art actuel ? C.L : Il y a plein de gens et de choses qui m’intéressent dans la jeune génération. J’aime beaucoup le travail de Thomas Hirschhorn, de Bertrand Lavier même s’il est plus antérieur. Aussi celui de Boris Achour, ou de Mathieu Mercier. Après, je suis beaucoup plus critique par rapport au retour au "Pop", tous les cinq ans, un artiste revient sur le Pop. Par exemple, je n’arrête pas de voir des gens qui travaillent sur des pochettes de disque à la façon des années 1970. Sans arrêt il y a ce retour. Je me demande pourquoi, est-ce l’époque qui veut ça ? Est-ce par ce que cela évoque la légèreté ? Est-ce que la perte d’illusion génère cette attitude qui, à mon avis, ne révèle pas grand-chose dans la mesure où ça revient à chaque fois. 110 BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES GÉNÉRAUX : - Abensour Alexandre, Le vingtième siècle en France, Art, Politique, Philosophie, BergerLevrault, Paris, 2000. - Allix Louis, Perception et Réalité, CNRS, Paris 2004. - Archer Michael, L’art depuis 1960, Thames & Hudson, Paris, 2002. - Bachelard Gaston, L’intuition de l’instant, Livre de poche, 1994. - Bernard Edina, Cabanne Pierre, Durand Jannic, Legrand Gérard, Pradel Jean louis, Tuffelli Nicole, Histoire de l’art du moyen âge à nos jours, Larousse, 2003. - Beuys Joseph, Harlan Volker, Qu’est ce que l’art ?, L’arche, Paris, 1992. - Bishop Claire, Installation Art, Tate publishing, London, 2005. - Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 2001. - Buren Daniel, Les Ecrits (1965-1990), CAPC Musée d’Art Contemporain de Bordeaux, 1991. - Camus Albert, Discours de Suède, Gallimard, 1997. - Cauquelin Anne, L’art contemporain, Presses universitaires de France, Paris, 1993. - Charbonneaux Anne-Marie, (dir.) 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CATALOGUES D’EXPOSITIONS PERSONELLES : - Textes de Nuridsany Michel, Meubles, Institut français, Edimbourg, 1986. - Textes de Blanchet Jean-Paul, Marcadé Bernard, Troncy Eric, Claude Lévêque, Abbaye Saint André, Centre d’Art Contemporain, Meymac, 1990. - Textes de Criton Sonia, Sellier Marie-Claire, Stefano Eva di, Traverses, Centre culturel français, Palerme, 1992. 243 Dans un souci de cohérence, les ouvrages, vidéos, revues et articles consacrés à Claude Lévêque seront classés par thème et selon leurs dates de parution. 113 - Textes de Savitzkaya Eugène, Truco Dominique, Chambre 321, Le Confort Moderne, Poitiers, 1995. - Textes de Morin Jean-Louis, Nuridsany Michel, Taddéi Jean-François, La Piscine, FRAC des Pays de la Loire, Laval, 1998. - Textes de Boyer Charles-Arthur, Criton Sonia, Fleiss Elein, Nez Guillaume, Nuridsany Michel, Pagé Suzanne, Perrin Frank, Salzad Sandrine, Troncy Eric, Zahm Olivier, My Way, ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1996. - Textes de Agnès.b, Gaillot Michel, Matray Maxime, Morin Elie, Plus de lumière, La Villa Arson, Paris, 1998. - Herr Monde, entretien avec Bouglé Frédéric, Le Creux de l’enfer, Thiers, 2000. - Textes de Dazord Cécile, Hergott Fabrice, City Strass, Welcome to Pacific Dream, Musée d’Art moderne et contemporain, Strasbourg, Strasbourg, 2002. - Textes de Parisi Chiara, Pécoil Vincent, 1000 plateaux, Centre international d’Art et du Paysage de l’île de Vassivière, Vassivière-en-Limousin, 2006. - Textes de Dazord Cécile, Fabre Alexia, Favier Christian, Gauthier Léa, Lamy Frank, Lévêque Claude, Mazoyer Pascal, Nox Gérome, Claude Lévêque, Le Grand Sommeil, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine, 2006. CATALOGUES D’EXPOSITIONS COLLECTIVES : -Ateliers 84, ARC/Musée d’Art moderne de la ville de Paris, Paris, 1984. -Textes de Daviez Nathalie, Lecluse Dominique, Marcinkowski Arzel, Le Spectaculaire, Centre d’Histoire de l’art contemporain, Rennes, 1990. -Textes de Pagès Estelle, Bifurcations, Abbaye Saint André, Centre d’Art Contemporain, Meymac, 1994. - Présumés innocents, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2000. - Coollustre, Presses du Réel, Dijon, 2003. 114 - C’est arrivé demain, Avant et Après, VIIe biennale de Lyon, Les presses du Réel, Dijon, 2003. VIDÉOS : - Réalisation Helaouët Sébastien, Sourice Frédéric, Sentier Lumineux, production Lieu Unique, Nantes, 2000. - Réalisation Morin Armand, Installation 2000-2004, production Mamco, Genève, 2004. LIVRES DE L’ARTISTE : - Fantaisies, Sixtus, Limoges, 1999. - Holidays in France, Flux, Le Havre, 2001. - C’est si joli, Quiquandquoi, Genève, 2004. - Le Manège, Janvier/Léo Scheer, Paris, 2005. 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ARTICLE DE L’ARTISTE : - Pour en finir avec l’art social, Blocnotes n°15, juin 1998, P.74-79. 118 119