1 Les problèmes liés à l`identité sociale et culturelle dans l`art

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1 Les problèmes liés à l`identité sociale et culturelle dans l`art
PLAN
Les problèmes liés à l’identité sociale et culturelle dans l’art contemporain français au 21ème siècle.
L’exemple de Kader Attia.
Remerciements. -----------------------------------------------------------------------Avant propos. --------------------------------------------------------------------------
p. 1
p. 2
PREMIÈRE PARTIE : ÉTUDE
INTRODUCTION ----------------------------------------------------------------------
p. 8
CHAPITRE 1. DE L’ART POLITIQUE À L’ART DE L’INTÉGRATION. ------------
p. 17
Introduction au chapitre premier.
1. Art et politique : des avant-garde au 21ème siècle. ---------------------------------- p. 19
A. Avant-garde et contestation. ----------------------------------------------- p. 20
B. L’art politique en période de guerre. --------------------------------------- p. 25
C. L’après guerre : art politique et art social. ---------------------------------- p. 31
2. L’identité dans l’art contemporain. ------------------------------------------------- p. 35
A. Mythologie individuelles. -------------------------------------------------- p. 36
B. Identité et oppression. ------------------------------------------------------ p. 41
3. Identité et immigration dans l’art contemporain français. ------------------------- p. 46
A. L’immigration en France. --------------------------------------------------- p. 46
B. Les artistes issus de l’immigration. ------------------------------------------ p. 49
C. La réception des oeuvres. --------------------------------------------------- p. 54
1
CHAPITRE 2. KADER ATTIA : LE RÉEL RECOMPOSÉ. --------------------------- p. 50
Introduction au chapitre second.
1. L’image du réel. --------------------------------------------------------------------A. Repères biographiques. ----------------------------------------------------B. Reportages anthropologiques. ---------------------------------------------C. Mises en scène. -------------------------------------------------------------
p. 52
p. 52
p. 54
p. 54
2. Des installations politiques. -------------------------------------------------------- p. 66
A. Consommer c’est s’intégrer. ------------------------------------------------ p. 66
B. Dialogues culturels. --------------------------------------------------------- p. 69
3. Des images mentales. --------------------------------------------------------------p. 82
A. Les traumatismes de l’enfance. -------------------------------------------- p. 83
B. Le réel en conflit. ----------------------------------------------------------- p. 89
2
CHAPITRE 3. LA VIOLENCE ET L’ÉMOTION. -------------------------------------- p. 99
Introduction au chapitre troisième.
1. La mémoire du lieu. ----------------------------------------------------------------- p. 100
A. Le passé, le présent. --------------------------------------------------------- p. 101
B. La mémoire contextuelle. --------------------------------------------------- p. 104
2. Le langage de la lumière. ----------------------------------------------------------- p. 109
A. La lumière colorée, l’œil, l’esprit. ------------------------------------------ p. 110
B. Image seconde et contre-image. -------------------------------------------- p. 115
3. Dévoiler la réalité. -----------------------------------------------------------------p. 118
A. La violence du quotidien --------------------------------------------------- p. 119
B. Le poids des mots ------------------------------------------------------------ p. 121
CONCLUSION -------------------------------------------------------------------------
p. 123
3
DEUXIÈME PARTIE : SECTION DOCUMENTAIRE ------------------------------ILLUSTRATIONS ----------------------------------------------------------------------
p. 126
p. 127
EXPOSITIONS DE CLAUDE LÉVÊQUE ---------------------------------------------p. 153
ENTRETIEN AVEC CLAUDE LÉVÊQUE --------------------------------------------BIBLIOGRAPHIE ---------------------------------------------------------------------
p. 156
p. 176
4
REMERCIEMENTS :
En premier lieu, je tiens à remercier M. Andrzej Turowski pour sa précieuse aide
quant à la réalisation de ce mémoire. J’adresse également mes remerciements les plus sincères
à Mlle Valérie Dupont.
Je souhaite également remercier toute l’équipe du Centre d’Art contemporain du Parc
Saint-Léger, à Pougues-les-Eaux, qui m’a permis de participer de près au montage de
l’installation Looping de Claude Lévêque.
Sur un plan plus personnel, j’aimerais remercier toutes les personnes de mon
entourage qui ont participé, de près ou de loin, à la réalisation de ce mémoire.
Merci également à Manuelle et Michel Balland, mes parents, qui ont su m’apporter,
tout au long de ces années, leur encouragement et leur aide. Sans leur soutien, cette étude
n’aurait jamais pu aboutir.
Enfin, j’adresse de chaleureux remerciements à M. Claude Lévêque pour sa
disponibilité, sa patience et sa générosité.
5
AVANT PROPOS.
L’installation en France depuis la fin du vingtième siècle.
L’exemple de Claude Lévêque.
Ce sujet, comme il l’indique, portera sur la pratique de l’installation en envisageant
plus spécifiquement l’art de Claude Lévêque. Ce médium est apparu au cœur des années
1960, alors que l’art tendait à élargir ses contours en investissant le champ du réel. Pour
expliciter cette notion, notre étude se propose d’envisager l’apparition de cette pratique dans
un cadre historique. Cet exercice n’est cependant pas sans poser certaines difficultés. Ainsi,
comme nous le verrons, l’installation est avant tout le fruit de diverses évolutions artistiques.
Il faut alors se garder de confondre certains précédents visuels pour des précédents
conceptuels, au risque de proposer un historique qui s’étendrait des peintures rupestres à
Daniel Buren. Si ce propos semble un peu exagéré, il dénote malgré tout d’une tendance que
l’on peut trouver au cours de nos recherches et qui fait de l’installation moderne un véritable
fourre-tout d’influence. Ce premier problème en entraîne alors un second sous forme de
constat : il existe très peu d’ouvrages consacrés exclusivement à l’installation. En France,
seuls deux volumes parus chez Thames&Hudson l’envisagent. Il faut alors considérer la
littérature étrangère (plus particulièrement anglo-saxonne) pour élargir nos choix.
L’historique proposé dans cette étude se concentre sur trois thèmes qui semblent principaux
dans le cadre de cette pratique. Ces thèmes sont, l’apparition de l’objet du quotidien dans le
champ de l’art, les considérations qui se développent autour de la notion d’espace et enfin la
prise en compte du public dans l’élaboration artistique.
Une partie de notre étude se propose de donner des exemples d’installations réalisées à
travers le monde. Ces choix ne sont pas aléatoires, outre le fait qu’ils témoignent des divers
usages de cette pratique, ils entrent en résonance particulière avec l’œuvre de Claude Lévêque
et sont ainsi une manière de mieux introduire sa production, qui, rappelons-le, constituera
l’essentiel de notre ouvrage.
J’ai rencontré Claude Lévêque pour la première fois lors d’un stage que je réalisais au
centre d’art de Pougues-les-Eaux. Ce soir là, un dîner avait été organisé. Je connaissais peu le
travail de cet artiste, mais à l’idée de rencontrer un des acteurs majeurs de la scène artistique,
j’avais pris la décision de me renseigner sur sa production. Mes recherches furent beaucoup
moins fructueuses que la rencontre réelle avec l’artiste. Claude Lévêque aime parler de son
travail, aime partager ce qu’il perçoit de cette société qui l’indigne. Avant de me confronter
corporellement avec ce qu’il produisait, il m’avait persuadé du bien fondé de son œuvre.
Ainsi, je décidais de consacrer mon mémoire à la production de cet artiste, afin d’aller plus en
avant dans cet univers torturé mais intensément poétique.
6
INTRODUCTION
Le 20ème siècle aura été la scène d’une révolution artistique sans précédent. L’objet
d’art, dans sa profonde métamorphose n’aura cessé de repousser les limites qui étaient
jusqu’alors les siennes. Limites tant formelles que conceptuelles. Ce bouleversement des
règles et des formes, rendu possible par une modernité en plein essor introduira alors
l’apparition d’un art nouveau, soulagé des responsabilités réalistes héritées des siècles
antérieurs. L’art enfin émancipé de ses vocations initiales, voyait alors ses frontières
s’effondrer et prenait forme dans des territoires encore inconnus. Ainsi, au détour des années
1960, l’œuvre libérée ne se satisfait plus d’une classification classique partagée entre peinture
et sculpture. L’art avait emprunté au réel ses formes, et s’inscrivait dorénavant dans un champ
d’activités aux contours élargis. Ce constat, établit notamment par le professeur et critique
d’art Michael Archer dans le premier chapitre de son ouvrage consacré à l’art depuis 19601,
nous conduit directement à ce qui sera l’objet de notre étude. En effet, l’élargissement des
pratiques liées à l’art dans la seconde moitié du 20ème siècle se cristallise dans l’apparition de
différents mouvements explorant ces nouvelles perspectives. Sans nous livrer à une liste
exhaustive de ceux-ci, cette époque voit l’émergence, entre autres, de l’art conceptuel, de
l’arte povera, du land art, de la performance et de l’art environnemental. Ce dernier évoluera
dans les années 1970 pour se généraliser sous la dénomination d’installation. Notre recherche
portera ainsi sur cette pratique relativement récente qui constitue aujourd’hui un médium
artistique plébiscité par un grand nombre d’artiste. Avant d’aller plus en avant dans notre
introduction, et dans un souci de clarté pour le lecteur, tentons d’expliciter ce terme.
Nous utiliserons comme point de départ à notre explication une définition simple telle
que celle proposée par le Petit Larousse dans son édition de 20062 :
« Installation : Œuvre dont les éléments, de caractère plastique ou conceptuel, sont organisés
dans un espace donné. »
Cette définition, à laquelle il sera nécessaire d’apporter quelques précisions
supplémentaires, nous introduit, entres autres, à la notion d’occupation de l’espace par
l’élément plastique. C’est là peut être l’élément essentiel à la compréhension de ce qu’est une
installation. Claire Bishop, qui a récemment réalisé un ouvrage sur ce thème
1
2
Michael Archer, L’art depuis 1960, Thames & Hudson, Paris, 2002.
Le Petit Larousse, Larousse, Paris, 2005.
7
3
, revient sur l’apparition du mot "installation". On y apprend alors que ce terme était
utilisé dans les années 1960 par les magazines d’art anglo-saxons pour décrire l’organisation
d’une exposition. L’expression fut ensuite récupérée par les critiques pour désigner des
œuvres dont l’agencement d’éléments devait être vu de façon globale. L’utilisation du mot,
dans un premier temps, avait à voir avec une pratique muséographique, où l’installation
(considérée ici comme l’agencement des oeuvres) devait s’effacer derrière les œuvres
présentées. Dans un second temps ce terme signifiait, au contraire, que c’était les composants
de l’espace donné à voir qui faisaient œuvre. L’installation sous-entend alors un rapport
nouveau avec le spectateur, celui-ci pouvant, dans la plupart des cas, circuler librement dans
l’œuvre. Présentée depuis de nombreux siècle comme un objet de contemplation, l’œuvre
d’art devient espace d’immersion, le spectateur étant amené à pénétrer l’espace constitutif de
celle-ci. En englobant physiquement le visiteur, l’installation lui donne à vivre des
expériences qui ne pouvaient être envisagées dans un rapport classique et unilatéral œuvre
d’art - spectateur. En effet, l’installation « enveloppe » son public et fait de lui l’élément
manquant à son accomplissement. C’est avec la présence concrète du visiteur que
l’installation prend tout son sens, toute sa dimension. Il convient alors de souligner que la
perception globale d’une installation s’effectue de manière polysensorielle, c’est un lieu de
réaction sensitive pour le corps du visiteur. L’installation est une expérience à vivre, le corps
étant confronté à un dispositif plastique mis en place pour le faire réagir. Cette remarque
insinue alors que l’analyse de ce type de création artistique doit avant tout avoir été vécue par
l’observateur, et ce, afin qu’il perçoive le caractère sensible que ne saurait retransmettre, par
exemple, la reproduction photographique. Le dernier point sur lequel il semble nécessaire de
revenir dans notre tentative de définition de l’installation, c’est son implantation physique. Si,
étymologiquement, le terme installation servait à signifier un établissement, qui, à défaut
d’être permanent, semblait au moins s’étendre durablement dans le temps, l’installation en art
se distingue par son caractère relativement éphémère. Ainsi, rares sont les exemples
d’installations montrés de façon permanente dans un lieu d’exposition. Celles-ci usent alors
de leurs caractères temporaires pour s’établir dans des lieux pas toujours propres à l’art ; on
caractérise alors ces installations comme in situ, c'est-à-dire réalisées de façon spécifique au
lieu où elles seront présentées. L’œuvre ainsi liée au lieu, n’existera que par rapport à lui et ne
sera, dans une grande majorité des cas, pas transposable.
Il convient maintenant d’expliquer que notre étude ne consiste pas à réaliser un état des lieux
de ce qu’est aujourd’hui l’installation, mais nous nous intéresserons à cette pratique au travers
de la production de l’artiste français Claude Lévêque. Depuis près de 25 ans, cet artiste aura
utilisé ce médium pour établir un discours artistique personnel, marqué tant par sa biographie
que par le contexte social, politique et intellectuel des dernières décennies. De ses premières
installations à celles qui sont exposées encore aujourd’hui, la forme s’est faite plus radicale,
3
Claire Bishop, Installation Art, Tate publishing, London, 2005.
8
plus minimale. De même, les sujets sont devenus moins autobiographiques, célébrant ou
fustigeant davantage une histoire collective, sociale. L’œuvre de Claude Lévêque n’en a pas
pour autant perdu une certaine ligne directrice dans sa détermination à dénoncer les dérives
d’une société jugée trop étroite pour ses sujets. Les espaces qu’il invite à pénétrer placent
alors le visiteur (le mot visiteur est selon lui plus à même de distinguer le public de ses
installations que le mot spectateur) devant d’amers constats déduit de ce que produit le monde
contemporain : « machiavélisme, refoulement, psychopathie et standardisation… »4 selon ses
propres termes. Ce mal-être, Claude Lévêque le communique en établissant des dispositifs
réquisitionnant souvent l’intégralité des sens du visiteur. Son, lumière, odeur…tout se mêle et
place le corps à l’épreuve d’une relecture du monde sans complaisance, violente mais
rarement dénuée d’allusions poétiques.
Tâchons à présent de bien délimiter ce qui sera l’objet de notre réflexion en reprenant
les termes énoncés dans le sujet. Le problème de l’installation sera ainsi analysé en prenant le
parti de se concentrer sur des exemples français, et ce, depuis les années 1980 jusqu’à
aujourd’hui, comme il est établi dans le titre. Cette pratique sera alors replacée dans son
évolution historique afin d’en cerner convenablement les différents intérêts conceptuels. Pour
autant, il ne s’agira pas de livrer ici un état des lieux complet de ce qu’est l’installation en
France à l’aube du 21ème siècle, l’exercice étant bien entendu trop vaste dans le cadre de cette
étude. Il conviendra alors d’analyser cette pratique artistique à partir de l’exemple de Claude
Lévêque. La primeur de notre recherche portera sur les installations qu’il a mises en place
depuis le début des années 1990, car c’est à l’intérieur de celles-ci que s’exerce la volonté de
faire vivre au visiteur une expérience sensorielle. Nous nous référerons cependant à ses
premières œuvres pour bien envisager le cheminement artistique qui fut le sien. A partir de
cela, soulignons une nouvelle fois que notre étude ne constituera en aucun cas une analyse
monographique, ni de l’installation, ni de la production de Claude Lévêque ; il s’agira plutôt
d’envisager une pratique relativement récente au travers du travail d’un de ses représentants
français le plus audacieux, et le plus en vue actuellement.
Les remarques précédentes nous conduisent maintenant à nous pencher sur l’état
actuel des recherches. Il faut alors envisager d’un coté les ouvrages consacrés à l’installation
et de l’autre ceux destinés à l’œuvre de Claude Lévêque. Concentrons nous ainsi sur le
premier terme évoqué. L’installation est aujourd’hui une pratique qui s’est largement
démocratisée chez les artistes contemporains, entraînant ainsi la parution d’ouvrages qui y
sont consacrés. Force est de constater que ces ouvrages sont, dans leurs grandes majorités,
parus en anglais. En France, deux volumes, intitulés Installations, l’art en situation5 ainsi que
4
Sept questions à Claude Lévêque, in Nova Magazine, juillet - août 1996.
Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Installations, l’art en situation, Thames & Hudson, Paris,
1997.
5
9
Installation II, l’empire des sens6, furent publiés aux éditions Thames & Hudson. Il s’agit là
des deux seuls ouvrages traduits de l’anglais consacrés exclusivement au problème de
l’installation. Ce thème, s’il apparaît dans une large partie des ouvrages recensant aujourd’hui
les pratiques contemporaines artistiques, reste un sujet de recherche spécifique, semble t-il,
mineur chez les historiens et critiques d’art actuel.
Dans un second temps, tentons de faire état des recherches existantes aujourd’hui sur Claude
Lévêque. Signalons tout d’abord que deux monographies sont parues. La première, signée de
Michel Nuridsany fut publiée en 19867 alors qu’une seconde fut écrite par Eric Troncy en
20018. Quinze années les séparent et témoignent d’une activité qui tend à s’émanciper de ses
influences, évoluant formellement jusqu’à obtenir une identité visuelle propre. À cela
s’ajoutent de nombreux catalogues d’expositions personnelles et collectives témoignant d’une
production pléthorique. La presse spécialisée nationale se fit également le relais du travail de
Claude Lévèque. De ses débuts, en 1982 (déjà par l’intermédiaire de Michel Nuridsany9), à
aujourd’hui, cette tendance n’aura fait que se confirmer, sans jamais cesser de s’intensifier.
Ces articles permettent aujourd’hui de réapprécier le travail de Lévêque tout en le replaçant
dans un certain contexte historique.
Notre analyse sera constituée de trois chapitres principaux, chacun divisés en plusieurs
sous-parties. Le premier chapitre de notre étude sera consacré au problème de l’installation.
Nous reviendrons alors sur ses origines, afin de replacer son apparition au sein du contexte
artistique et intellectuel en place dans les années 1960. Nous tenterons de percevoir ce qui a
motivé l’émergence d’une telle forme d’art, et en quoi celle-ci répond à de nouvelles
préoccupations des artistes mais également du public. Pour bien envisager la réalité d’une
installation nous reviendrons ensuite sur les éléments constitutifs de celle-ci. Nous
analyserons, à travers différents exemples, la place prise, entre autres, par la lumière et le son,
participant à la constitution d’un art immersif et sensoriel. Il sera alors temps de nous
confronter à la place que cette forme artistique occupe dans la création plastique française, et
ce, depuis la fin du 20ème siècle. Nous tenterons alors de rendre compte des représentants
principaux de l’installation en France, son accueil par la presse et les motifs de son succès.
Cette dernière sous-partie, nous conduira alors à nous intéresser plus spécifiquement au travail
de Claude Lévêque. Ainsi après l’étude générale visant à définir, de façon contextuelle,
conceptuelle et pragmatique, les réalités de l’installation, nous envisagerons ce mode de
présentation artistique via la production de cet artiste.
Le second chapitre de notre étude sera donc une présentation générale de l’œuvre de
Claude Lévêque de 1982 à 2006. Nous envisagerons son travail à travers trois périodes
cristallisant différentes préoccupations par rapport à l’objet, à l’espace et au sens. La première
6
Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Installation II, l’empire des sens, Thames & Hudson, Paris,
2003.
7
Michel Nuridsany, Cérémonies secrètes, APAC, Nevers, 1986.
8
Eric Troncy, Claude Lévêque, Hazan, Paris, 2001.
9
Michel Nuridsany, Claude Lévêque, Art Press n°58, avril 1982, P.16.
10
période s’échelonne de 1982 à 1991. Lévêque y développe les thèmes de l’enfance ; de son
enfance plus précisément. Ces souvenirs où se mélangent nostalgie et mise à la marge,
prennent forme dans des environnements narratifs. L’objet est alors mis en scène par la
lumière et le son et place le visiteur face à des univers au référent autobiographique à peine
dissimulé. Ce travail trouvera son aboutissement au début des années 1990, lorsqu’il décide
de s’éloigner de sa biographie pour des préoccupations plus collectives. Là encore, le
sentiment d’exclusion, la désillusion face au monde contemporain resteront des moteurs de
création. Mais cette fois, son art prendra forme dans les lieux même de la vie. Il investit alors
des appartements dans des barres HLM à Nevers, à Bourges, une piscine désaffectée près de
Laval, mais aussi une chambre d’étudiant dans une résidence universitaire de Poitiers. Dans
ces lieux il s’attachera à révéler une réalité tintée de désenchantement. Cette phase plus
"sociale" de sa production prendra forme de 1992 à 1997 et constituera la deuxième partie de
ce chapitre. Suite à cet intérêt manifesté par rapport au lieu, Claude Lévêque va radicaliser un
peu plus sa volonté de créer des espaces d’immersions. Cette troisième période de son travail,
débutée en 1998 et figurant toujours au cœur de ses préoccupations actuelles, se caractérise
par des espaces créateurs d’émotions via une activation des sens du visiteur. Ces espaces,
réquisitionnant autant la vue que l’ouie ou encore l’odorat (et parfois même le goût…), sont
des lieux d’expérience et de confrontation avec l’univers de l’artiste. Univers à la fois tragique
et onirique, témoin d’une époque où la violence se dissimule derrière l’industrie du rêve.
Pour finir, nous envisagerons trois thèmes propres aux installations de Claude
Lévèque, témoignant de cette forme d’art comme d’une entreprise pluri-sémantique. Pour
étayer notre réflexion, nous formulerons nos exemples à partir de travaux appartenant à cette
dernière décennie. Dans un premier temps, il s’agira d’évoquer l’installation comme une
pratique visant à exalter la mémoire d’un lieu. Ces installations in situ, sont autant de
reformulations artistiques permettant de rendre compte des réalités historiques ou
géographiques d’un lieu. Ensuite, il sera question de la présence du corps du visiteur à
l’épreuve de l’installation monochrome. Nous appuierons alors notre réflexion sur les
recherches de Joseph Beuys ainsi que sur celles de Johann Wolfgang von Goethe pour émettre
certaines hypothèses. Enfin, nous envisagerons l’installation comme un voile levé sur la
réalité. Les productions de Lévêque dérangent, oppressent, torturent presque. Alors que la
réalité ne fournit que d’hypocrites illusions, celles-ci cherchent à lever le masque et ainsi
dévoiler la tromperie aux yeux de tous.
A la lueur de ce qui vient d’être énoncé, on peut dors et déjà percevoir les problèmes
que soulèveront notre sujet. Il s’agira dans un premier temps d’envisager la naissance d’une
pratique, en déterminer son fonctionnement et en donner des exemples singuliers. L’art de
Claude Lévèque viendra alors orienter notre recherche sur l’utilisation spécifique de ce
médium. Se poseront alors diverses interrogations quand à l’œuvre de l’artiste lui-même.
Nous réfléchirons à son évolution, aux traits caractéristiques de son œuvre mais surtout à la
11
façon dont l’installation a pu répondre, par sa forme même, à la création d’un art
polysensoriel et dénonciateur.
12
INTRODUCTION AU CHAPITRE PREMIER :
Un « cyclope paralytique »10. C’est par cette dénomination que Pablo Picasso
qualifiait, avec l’ironie qu’on lui connaît, le spectateur de la peinture dite traditionnelle. Il
fallait voir dans cette expression la volonté de décrire le comportement figé, statique et
concentré de ce même spectateur fixant attentivement la surface picturale de la toile. Le
premier chapitre de notre étude sera l’occasion d’admettre que ce qui était vrai, il y a encore
moins d’un siècle, aura été infirmé par les formes adoptées par l’art au coeur des années 1960.
Ces formes artistiques nouvelles, auxquelles appartiennent notamment la performance et
l’installation, auront permis au spectateur d’entrer directement dans le "champ" de l’œuvre.
Son statut passe alors d’observateur périphérique et contemplatif à celui d’observateur actif,
dont la présence effective est réquisitionnée pour donner à l’œuvre toute sa raison. Cette
évolution (qu’il serait peut être plus à même de qualifier de révolution, tant cela à modifié
définitivement la création et la perception des œuvres d’art), est le fruit de successifs
changements du statut de l’objet d’art opéré au vingtième siècle. Ces changements, que nous
essaierons de cibler dans un premier temps, nous conduiront à constituer un diaporama
sélectif des courants artistiques de la première moitié du siècle précédent. Là encore, il serait
impossible de rendre compte intégralement de tous les projets et de toutes les démarches qui
ont eu pour but d’abolir la frontière signifiant le champ de l’art et celui du réel. Néanmoins,
en tâchant d’en envisager les moments clés, l’idée d’installation, rattachée à un contexte
artistique propice à toutes les audaces, apparaîtra, semble t-il, de façon plus logique et plus
explicite au lecteur.
Les bases historiques ayant été établies, une confrontation avec cette forme d’art sera
pour nous l’occasion d’aller plus en avant dans notre recherche. C’est alors aux formes même
de l’installation que nous nous intéresserons, en prenant l’exemple de diverses réalisations
témoignant de caractéristiques particulières. Nous envisagerons alors les installations mises en
place pour les musées, les galeries ; également celles qui, plus architecturales, investissent des
sites non-spécifiques à l’art et que l’on qualifie d’œuvres in situ. Enfin nous verrons des
exemples de dispositifs usant des technologies modernes, telles que la vidéo, pour prendre
forme.
Ces considérations générales nous conduiront à resserrer notre étude afin d’introduire
de façon plus pertinente l’œuvre de Claude Lévèque. Nous focaliserons alors, l’espace d’une
dernière partie, notre analyse sur cette forme artistique en France. Après un bref rappel
concernant la politique culturelle française, il sera question de l’apparition de l’installation
durant les années 1970 ; cela sera également l’occasion de revenir sur certaines grandes
figures hexagonales de cette pratique. Nous porterons aussi notre attention sur certaines
10
Expression de Pablo Picasso reprise par Éliane Burnet dans le magazine Art press de mars 2006. L’article est
intitulé : Les aires de réactivité de Claude Lévêque.
13
réserves émises par la presse de l’époque quant à la pertinence de ce médium en pleine
éclosion.
Cette mise en contexte historique, conceptuelle et géographique nous permettra dans la suite
de cette recherche de nous concentrer, de manière quasi exclusive, au travail de Claude
Lévêque qui constituera alors un exemple de référence quant à l’utilisation de l’installation en
France, et ce, depuis la fin du 20ème siècle.
14
I. AUX ORIGINES DE L’INSTALLATION :
S’intéresser à la genèse d’un mouvement artistique est un exercice qui, dans une
majorité des cas, s’avère relativement clair. On retrouve bien souvent à l’origine de ceux-ci
des textes, manifestes ou articles de presse, qui regroupent sous une dénomination commune
un ensemble d’artistes ou de pratiques aux ambitions plus ou moins similaires. Vouloir
donner un historique à l’installation est un travail relativement différent. En effet, nul texte ne
nous permet d’en donner une origine précise, qui serait bien limitée tant chronologiquement
que géographiquement, ou qui attesterait de personnalité déterminante à la création d’une telle
pratique. Rappelons alors que ça n’est pas à un mouvement artistique que nous avons affaire
ici, mais bien à une forme de création en tant que telle. Remonter aux sources de l’installation
est un exercice qui se trouve être particulièrement délicat et qui ne se satisfait pas d’une
recherche historique purement visuelle. Dans l’introduction de l’ouvrage intitulé Art, action et
participation, Frank Popper insiste alors sur ce point : « La différence fondamentale entre un
tombeau égyptien ou une cathédrale gothique, et un « environnement » moderne tient au fait
que ce dernier a été conçu comme une proposition spatiale autonome invitant le spectateur à
établir un paradigme critique, esthétique ou idéologique, et ne constituant pas le simple reflet
d’un contexte socio-historique. »11. Ainsi il ne s’agit pas seulement de jeter un œil rétrospectif
dans l’histoire de l’art afin de chercher des formes de proto-installations, mais plutôt
d’analyser les différentes évolutions du statut de l’objet d’art qui ont permis à cette pratique
de se développer.
Pour débuter notre genèse, il semble nécessaire de remonter à la seconde moitié du
ème
19 siècle, afin d’appréhender la notion de Gesamtkunstwerk, que l’on peut traduire par
œuvre d’art totale, élaborée par Richard Wagner12. Ce concept, inspiré de la tragédie
d’Eschyle, se définit comme la réunion de différentes formes d’art dans le cadre de l’opéra.
Cette idée de convergence artistique fut reprise notamment par Walter Gropius13, fondateur du
Bauhaus, afin de réunir au sein de l’espace de la communauté les différents aspects de la
création. Dans le chapitre intitulé Vers l’installation, de l’ouvrage Installation, l’art en
situation14, il est ajouté que cette notion ne peut permettre l’installation que si elle est mise en
rapport avec les propos de Walter Benjamin15 évoquant le spectacle moderne de la
consommation des grandes villes d’Europe et leurs rutilantes galeries marchandes. Selon les
mêmes auteurs, il est indiqué un peu plus loin que l’installation est rendue possible s’il y a
11
Frank Popper, Art, action et participation, Klincksieck, Paris, 1985, P.12.
Richard Wagner (1813-1883), compositeur allemand et théoricien de la musique. Son influence sur la musique
occidentale et en particulier l’opéra est immense.
13
Walter Gropius (1883-1969), architecte et théoricien allemand naturalisée américain. Fondateur du Bauhaus à
Weimar en 1919, il participa à la genèse de l’architecture moderne. Il émigra en 1937 aux Etats-Unis, où il
enseigna à Harvard et fonda l’agence d’architecture TAC. Cf. Le petit Larousse 2006, op.cit.
14
Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, Installations, l’art en situation, Thames & Hudson, Paris,
1997, P.15.
15
Walter Benjamin (1892-1940), écrivain et philosophe allemand.
12
15
« collaboration entre les différentes formes d’art et la culture de masse du capitalisme
mercantile. ». Ces idées, si elles ne participent pas encore à donner une base à l’installation,
introduisent tout de même les éléments nécessaires à la constitution de celle-ci. Ces éléments
sont à la fois l’espace et l’objet. L’espace comme lieu de réunion des arts. L’objet comme
référent culturel commun tel que le produit la société de consommation. Ces propos, faisant
états de précédents théoriques, conduisent naturellement notre étude vers des exemples
appartenant au champ des arts plastiques, et nous mènent alors au cœur des mouvements
d’avant-garde du début du siècle dernier. C’est, en effet, à cette période de profonds
bouleversements picturaux que l’objet d’art voit son champ pénétré d’éléments constitutifs du
réel.
A. L’objet réel dans le champ de l’art
Pour illustrer ce constat, il nous faut tout d’abord évoquer le mouvement cubiste. Il ne
s’agit cependant pas de revenir sur les innovations picturales de ce groupe mais sur
l’apparition d’objets constitutifs du réel dans le cadre de l’œuvre. En mai 1912, Picasso
réalise son premier collage qu’il intitule Nature morte à la chaise cannée [illustration n°1]. Il
marie dans une seule et même œuvre la peinture, le collage et l’objet réel. En utilisant ce
procédé, l’artiste réunit et confronte, en un seul et même ensemble, la réalité effective et la
réalité picturale. La frontière séparant le collage présenté sur un fond plat à l’assemblage en
trois dimensions s’est amoindrie et sera finalement franchit par le même Picasso qui
conservera cependant une volonté de présentation frontale. Les collages cubistes constituent,
semble t-il, le premier vrai pas plastique vers l’installation. L’introduction de l’objet dans le
champ de l’art constitue une étape fondamentale et fondatrice et le ready-made duchampien
va alors apporter sa part nécessaire à la construction de l’édifice.
Après avoir officié en tant que peintre, Marcel Duchamp16 entreprend dès 1913 la
réalisation de ready-made. Sous ce terme anglo-saxon il désigne un objet "tout fait" et qui sera
présenté en tant qu’oeuvre d’art. Cela sous-entend alors que le choix de l’artiste est déjà acte
de création. Le premier ready-made réalisé s’intitule Roue de bicyclette, [ill. n°2] duquel
suivront notamment le Porte bouteille en 1914 et la célèbre Fontaine en 1917. L’objet issu du
réel n’est plus seulement utilisé comme élément s’ajoutant à la composition, il est l’œuvre à
part entière. En faisant de l’objet issu des industries de production un objet d’art à part entière,
Marcel Duchamp ouvre la voie à un élargissement des pratiques artistiques. Le champ de l’art
n’est alors plus exclusivement pénétré par des objets produits par le savoir-faire des artistes, il
l’est également par des objets confectionnés à la chaîne, sans volonté esthétique particulière.
L’objet ne fait alors plus référence qu’à lui-même tout en étant débarrassé de sa fonction
utilitaire initiale. Ce statut particulier de l’objet entraîne alors une réflexion sur la culture de
16
Marcel Duchamp (1887-1968), peintre et sculpteur français naturalisé américain inventeur du ready-made.
16
masse, sur ce que produit la société et comment elle le produit. Cette question sera
déterminante pour l’installation et nous ne manquerons pas de l’évoquer dans les chapitres qui
suivront. Qui plus est, l’apport de Duchamp quant à l’élaboration de l’installation ne se limite
pas à cela. Dans un entretien avec Georges Heard Hamilton, il évoque le fait qu’il donnait une
légère impulsion à la roue de bicyclette afin de laisser celle-ci doucement tourner. Il souhaitait
la voir en mouvement « comme un feu dans un âtre »17. En ayant la volonté d’instaurer dans
l’espace de l’atelier ce mouvement, Duchamp agit directement sur l’espace lui-même. Celuici entre alors directement en interaction avec l’œuvre et participe à la perception de cette
dernière. Cette volonté d’interaction au sein de l’espace se manifestera également dans la
création de la Porte, 11, Rue Larrey, qu’il mit en place en 1927. Cette porte servait pour deux
chambranles ce qui signifiait que lorsque l’un était ouvert, l’autre s’en trouvait
immanquablement clos. Cette mise en situation de l’espace suscitera l’intérêt grandissant des
artistes autour du premier quart du 20ème siècle.
B. L’espace et l’œuvre
Autour des années 1920, en Russie, les artistes constructivistes Vladimir Tatline18 et El
Lissitzky19 apportent au travers de leurs recherches d’autres éléments déterminants concernant
la mise en situation de l’espace par l’élément plastique. Le premier, soucieux de
l’organisation intérieur de l’espace (il participa notamment à la décoration du Café
Pittoresque de Moscou en 1917), conçoit en 1919 le Monument à la IIIe Internationale [ill.
n°3]. Ce projet, est conçu de deux spirales enlacées exécutant un mouvement ascensionnel et
hélicoïdal. Le monument est composé de quatre volumes connaissant chacun un mouvement
de rotation sur son axe. La fréquence de ces mouvements diffère et se fait plus rapide de la
base (un tour à l’année) au sommet (un tour par heure). Selon l’artiste il s’agit d’ « une union
des formes purement artistiques (peinture, sculpture, et architecture) dans un but utilitaire »20.
L’espace architecturé, alors envisagé comme le point de réunion de différentes formes d’art,
devient le symbole du renouveau de la société moderne. El Lissitzky, lui, agit directement sur
l’espace muséal. En accrochant lors de l’exposition russe de Berlin de 1923 ses Prouns (pour
Pro-Ounovis), il vise à les faire interagir avec l’espace de la galerie. Ces éléments plastiques
soulignaient alors l’architecture du lieu et illustraient une nouvelle approche spatiale et
temporelle de l’art. Chez ces deux artistes les considérations demeurent architecturales, mais
17
Entretien extrait de Conversation with George Heard Hamilton, audio arts, vol. 2, n°4, 1975, mentionné dans
l’ouvrage : Installations, l’art en situation, op.cit. P. 11.
18
Vladimir Tatline (1885-1953), peintre, sculpteur et architecte russe. Un des principaux maîtres du
« constructivisme ».
19
El Lissitzky (1890-1941), peintre, designer et théoricien soviétique. Il mit en place ses Prouns lors de la
Grosse Berliner Kunstaustellung en 1923.
20
Phrase de l’artiste tirée de Gray, Camilla, The russian experiment in art, Londres et New York, Thames &
Hudson, 1971, édition révisée, 1986, p.225 et mentionnée dans l’ouvrage : Installations, l’art en situation, op.cit.
P. 16.
17
il faut tout de même considérer la part d’innovation mise en place par ces pratiques. L’espace
devient la scène d’investigations dans lequel les éléments plastiques "agissent" et donnent à
voir une relecture du lieu.
À Hanovre, Kurt Schwitters21 entreprend la réalisation de son Merzbau [ ill. n°4] à
partir de 1919 et tout au long des années 1920. Par la dénomination Merz, il signifiait les
formes d’expression artistique qu’il présentait. Comme Dada, ce terme n’était censé détenir
aucune signification et était issu du mot Commerzbank. Le Merzbau peut être considéré
comme une création artistique totale, où sont organisés dans un même espace de multiples
éléments assemblés. Schwitters agit directement sur son lieu de vie, sur son univers direct en
juxtaposant des objets n’étant pas forcément issus du champ de l’art. Ce qui est alors
particulièrement important et fondamental quant à l’élaboration de l’installation comme
moyen de présentation artistique, c’est la notion de globalité que contient l’œuvre de Kurt
Schwitters. Elle s’appréhende en effet de manière globale, c’est ici un espace organisé qui est
donné à voir et non les éléments le constituant. Il s’agissait dès lors d’un environnement où le
visiteur pouvait circuler. Bien qu’il adopte, là encore, une forme plus proche de l’architecture,
le Merzbau, cet assemblage total, apparaît aujourd’hui comme un précédent direct de
l’installation.
Au travers des exemples précédemment envisagés, nous pouvons nous rendre compte
que deux types de réflexions serviront de fondement à la création de l’installation. Il y a d’un
côté le problème de l’objet, auquel Marcel Duchamp et les artistes cubistes (entre autres…)
apportèrent chacun de nouvelles perspectives, et de l’autre, le problème de l’espace qui
nourrissait notamment les recherches des artistes constructivistes. Kurt Schwitters, par la
construction de son Merzbau semblait faire le lien entre ces différentes introspections.
Cependant, son œuvre apparaît comme quelque peu à part de par son caractère que l’on
pourrait qualifier d’obsessionnel et total. Son influence à court terme semble avoir été
relativement moindre alors que se généralisait, au cœur de mouvements émergents, la volonté
d’agir directement sur l’espace d’expositions.
En 1946 Lucio Fontana22 réalise le Manifeste blanc, dans lequel il développe l’idée de
réaliser des œuvres, plus particulièrement des sculptures, qui utiliseraient l’espace comme
matériau. En 1949, Lucio Fontana investi un peu plus le champ du spatialisme et publie le
Second Manifeste blanc. Dans ces écrits il mentionne alors sa volonté de rompre avec la
planéité traditionnelle de l’image afin d’intégrer celle-ci à l’espace de la galerie. L’œuvre
d’art doit faire échos à son environnement et répondre à ses particularités. Pour rendre cela
possible, Fontana se décide à agir directement à la surface de la toile. Son intervention
consistera alors à en malmener la matière en lui assenant des perforations (nommées bachi ou
21
Kurt Schwitters (1887-1948), peintre, sculpteur et écrivain allemand. Il contribua au mouvement Dada et au
constructivisme.
22
Lucio Fontana (1899-1968), peintre, sculpteur et théoricien italien. Principal animateur du spatialisme de 1947
à 1952.
18
béances en français) mais également des lacérations. Radicalisant un peu plus sa démarche, il
intervient de façon similaire à la surface d’une sphère et poursuit ses actions sur
l’environnement spatial de l’œuvre. Toujours en 1949, il réalise avec l’aide de l’architecte
Luciano Baldessari sa première installation spatialiste intitulée Ambianze Spaziale. Dans un
espace plongé dans la pénombre totale, il installe d’abstraites formes dont la fluorescence est
rendue possible par l’utilisation de la lumière noire23. L’espace est revisité, ses qualités
proprement architecturales sont soulignées. L’œuvre d’art s’appréhende alors dans la relation
qu’elle entretient avec son environnement. Fontana agit sur l’espace au travers de ses œuvres,
qui en deviennent le révélateur et qui participent à la création d’un environnement global dans
lequel les deux éléments doivent être considérés. Son apport à l’installation en tant que forme
artistique autonome se perçoit alors dans la volonté d’intervenir et de souligner les qualités
proprement physique d’un espace. Cette volonté, liée principalement à l’architecture du lieu,
entraîna l’utilisation de matériaux modernes, tels que le néon, illustrant ainsi l’élargissement
du champ de l’art par l’emprunt de forme nouvelle dans le cadre de l’œuvre. Mis en rapport
avec l’installation "moderne", les travaux de Fontana expriment pareillement cette notion de
globalité, l’idée que l’œuvre présentée doit être perçue dans l’ensemble de son espace et non
pas de manière isolée.
Ce concept sera envisagé, parmi d’autres, dans le discours des acteurs de l’art
minimal dans les années 1960. Donald Judd24 qualifiait ses sculptures minimales d’ « objets
spécifiques » car il fallait voir dans ses œuvres un élément simple dont la cohérence n’était
pas dépendante de la relation des éléments la constituant. Cette simplicité de forme sousentendait alors que l’objet était visible dans une globalité architecturée. Dans son ouvrage
consacré à l’art minimal, Ghislain Mollet-Viéville déclare : « devant cette neutralité, le regard
du spectateur n’a d’autre choix visuel que de se diriger de l’objet vers son environnement. »
Il ajoute : « l’œuvre d’art minimale tend à mettre en adéquation sa présence matérielle et
l’expérience spatiale et temporelle que peut en faire son spectateur. »25. L’espace de
présentation des œuvres est considéré comme un élément fondamental à l’appréhension de
cette dernière, la perception de l’objet s’effectue alors en ayant conscience de son
environnement. Cette remarque nous permet alors de revenir sur l’origine du mot installation.
Comme il a été dit dans l’introduction, ce mot renvoyait à une certaine façon de mettre en
place les œuvres dans l’espace du musée ou de la galerie. L’installation spécifique de l’œuvre
minimale dans l’espace d’exposition avait alors pour fonction de mettre en valeur certains
rapports physiques qui s’effectuaient entre l’œuvre et son espace. Outre le simple fait que l’art
minimal participe à expliciter le terme d’installation, celui-ci évoque la nécessité de la
confrontation du regardeur avec les éléments artistiques. Il est alors le témoin de la tension
23
Cette lumière à ultraviolet, fut créée en 1921 par le physicien américain Robert Williams Wood (1868-1955).
Elle est connue sous l’appellation de « lumière de Wood » ou « lumière noire ».
24
Donald Judd (1928-1994), sculpteur et théoricien américain.
25
Ghislain Mollet-Viéville, Art minimal et conceptuel, Skira, Genève, 1995.
19
créée par la matière au sein de l’espace et sa présence ne sous-entend plus que le rapport à
l’objet est uniquement visuel, mais que cette confrontation requiert, afin de mieux traduire
une réalité, la qualification d’expérience. C’est dans ce rapport d’immersion physique que
l’art minimal s’avère nécessaire à l’accomplissement de l’installation. En effet, cette notion
d’immersion présuppose la présence physique concrète du visiteur, afin qu’il fasse de sa
rencontre avec l’œuvre une expérience physique et psychologique. L’art depuis la fin des
années 1950, en élargissant ses formes à celles des activités humaines a fait du public un
témoin nécessaire.
C. La mise en situation du spectateur
Au détour des années 1960, les frontières historiques des arts plastiques éclatent,
l’installation va alors se développer en puisant dans les pratiques naissantes les éléments
nécessaires à son aboutissement. Nous avons précédemment évoqué l’apparition de l’objet
dans le cadre de l’œuvre ou en tant qu’œuvre effective. Nous avons également considéré la
notion d’espace comme nouvelle préoccupation artistique ; à la fois comme lieu de réunion
des différents médiums mais également comme espace physique qui interfère avec l’objet
qu’il accueille. Penchons nous enfin sur ce qui apparaît comme le dernier point nécessaire à la
notion d’installation, c'est-à-dire la juxtaposition de l’art et de la vie qui amènera à
reconsidérer le rôle du spectateur face aux nouvelles formes artistiques.
Cette fusion entre l’art et la vie est un problème auquel l’art du 20ème siècle s’est
largement confronté. Après avoir emprunté au réel ses objets, comme nous l’avons évoqué
auparavant, l’art s’est attribué ses acteurs. Ainsi, au début des années 1960, se développent
aux Etats-Unis les pratiques du happening et de la performance. Ces dernières, précédemment
utilisées par les artistes du futurisme et du dadaïsme, connurent une nouvelle impulsion sous
l’action de John Cage26 au Black Moutain College. Sous ces termes étaient désignées des
actions dont les gestes de l’artiste faisaient œuvre. Les œuvres de Jim Dine27 et de Claes
Oldenburg28 nous permettent d’envisager des exemples significatifs d’happening. Ces artistes,
appartenant au mouvement Pop se mettaient en scène dans des environnements qu’ils avaient
créés et dans lesquels le public était convié à prendre place. En 1960, avec The Car Crash,
Jim Dine cherchait à reconstituer les sensations que pouvait produire un accident de voiture.
Le public se trouvait alors « bombardé de sensations qu’il devait organiser par lui-même »
pour reprendre les mots d’Edward Lucie-Smith29. La forme éphémère de ces manifestations
octroyait au public un rôle privilégié et indispensable à l’accomplissement de l’œuvre. En
26
John Cage (1912-1992), Compositeur américain, il introduit dans la musique la notion d’indétermination dans
la composition et celle d’aléatoire dans l’exécution.
27
Jim Dine (né en 1935) artiste américain représentant du pop art.
28
Claes Oldenburg (né en 1929), artiste américain représentant du pop art.
29
Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, Thames & Hudson, Paris, 1999. P. 156.
20
Europe, les happenings (auxquels on attribue plus généralement le terme d’évènement) sous
l’impulsion des artistes du mouvement Fluxus et de Joseph Beuys30 plus
particulièrement, empruntent une forme plus marquée politiquement. En 1965, celui-ci réalise
une performance qu’il intitule Comment expliquer les peintures à un lièvre mort [ill. n°5] à la
galerie Alfred Schmela à Düsseldorf. Tenant un lièvre mort sur ses genoux, Beuys, la tête
recouverte de miel et de feuille d’or, entrepris de raconter à l’animal ce qu’il y avait à voir
dans la galerie. Beuys expliqua qu’ « un lièvre comprend plus de choses que beaucoup d’êtres
humains avec leur rationalisme obstiné. »31. Le public était ici invité à rester hors de l’espace
de la galerie, et à visualiser l’action à travers les fenêtres, laissant l’artiste et le lièvre dans une
proximité exclusive. Parfois le rôle du public était plus spécifiquement actif, on pense alors
aux actions de Yoko Ono32, Valie Export 33 ou de Marina Abramovic34 par exemple. Cette
dernière, réalisant en 1974 une performance de la série « Rhythms », intitulée Rhythm 0 [ill.
n°6], mis à disposition du public soixante-douze objets qu’il pouvait librement utiliser sur son
corps. Complètement mise à nue, la performance s’arrêta lorsqu’un revolver fut introduit dans
sa bouche. Au cours de cette mise en situation du corps de l’artiste par les gestes du public,
celui-ci se voit dépositaire du déroulement artistique de l’action. Le spectateur voit alors son
rôle évoluer par le système de présentation artistique qui lui est donné à voir. Il ne se situe
plus dans le cadre d’une confrontation purement visuel à l’œuvre, mais il s’agit pour lui de
s’impliquer physiquement dans la "réalité" de celle-ci. Cette implication peut également
appeler sa participation effective, mettant l’artiste dans une situation réceptive des gestes du
public. Le déplacement du rôle du spectateur sous-entend que le rôle de l’artiste évolue d’une
façon analogue ; c’est au travers de sa propre mise en scène que va se renouveler l’expérience
sensorielle du spectateur. L’union entre l’art et la vie s’exprime alors dans la capacité qu’ont
eu les artistes à intervenir dans un champ alors en marge de celui de l’art. En empruntant au
réel ses acteurs et ses formes, il ne s’agissait plus de montrer une restructuration plastique de
celui-ci, mais une relecture directe exprimée au travers d’une certaine mise en scène du corps.
Pour autant il ne s’agissait pas de théâtre (les œuvres n’avaient pas pour but de raconter des
histoires, de constituer une intrigue, etc.), mais plutôt de gestes à valeurs symboliques qui
résonnaient de façon sensorielle et intellectuelle sur le spectateur.
30
Joseph Beuys (1921-1986) « Mythe vivant de la scène artistique allemande, [il] puisait le pouvoir quasi
chamanique de son œuvre dans une scène primitive dont il sortit « sauvé ». Pilote dans la Luftwaffe pendant la
dernière guerre, il fut abattu derrière les lignes ennemies dans un petit village russe où il fut soigné par des
onguents traditionnels de la tribu de Tatars qui l’avait recueilli. Pour Beuys, l’art est l’instrument d’une
résurrection et son aspect conceptuel doit fonctionner comme une thérapeutique. Après une période de sculptures
[…], Beuys s’engage, dès le début des années soixante, dans une remise en question radicale des pratiques
artistiques. » Cf. Histoire de l’art du moyen âge à nos jours, Larousse, 2003. P. 866.
31
Cette phrase est tirée de l’ouvrage de Michael Archer, L’art depuis 1960, op.cit. P.107.
32
Yoko Ono (née en 1933), artiste japonaise dont les œuvres sont marquées par une volonté pacifiste.
33
Valie Export (née en 1940), artiste britannique réalisant des performances aux échos féministes.
34
Marina Abramovic (née en 1946), artiste serbe qui faisait de ses performances un acte d’investissement
corporel extrême.
21
Ces interventions connurent un succès considérable à partir des années 1960, et
influencèrent les différentes formes d’art corporel qui apparurent les décennies suivantes et
dont les formes se firent encore plus radicales. Par rapport à notre étude, ces exemples
apparaissent alors comme particulièrement fondateurs. Dans une installation l’apport du
public est primordial, c’est lui qui va donner sens à ce qui lui est donné à voir. En agissant sur
les sens et sur la mise en situation du visiteur dans l’espace, c'est-à-dire sa présence concrète
confrontée aux rapports entretenus par les éléments constitutifs, celui-ci doit être en position
de faire naître une certaine idée inhérente à l’œuvre.
L’installation, au travers de cet historique, apparaît comme le fruit de diverses
évolutions conceptuelles artistiques. Ces évolutions ont directement agit sur les éléments
constituants de l’œuvre, son espace de présentation et les circonstances de visualisations
offertes au visiteur. Au travers des trois points principaux évoqués que sont l’objet, l’espace et
le public, tachons de synthétiser les informations énoncées afin de replacer l’apparition de
l’installation dans un contexte clairement établi.
L’installation sous-entend tout d’abord un certain rapport entre l’espace et l’objet.
L’apport des avant-gardes du début du siècle va permettre à l’objet issu du quotidien de
franchir la frontière de l’art. Il sort de sa réalité utilitaire pour pénétrer celle des symboles.
L’objet agit alors comme un indice culturel, un indice contenu dans l’œuvre et signifiant une
certaine idée de la société productrice de bien de consommation. Insistons encore une fois sur
le fait que l’objet ne se substitue pas à l’œuvre (comme cela peut être cas avec le ready-made
ou l’objet est présenté dans son aspect le plus brut en tant qu’oeuvre) mais qu’il en est une
part constituante.
L’objet est agencé dans un certain espace, c’est sa disposition spécifique, déterminé
par l’artiste, qui va faire œuvre. L’objet peut alors souligné un espace, en exalter les
caractéristiques physiques autant qu’il peut agir de façon à en fausser délibérément la
perception. La disposition spécifique de l’objet entraîne également une certaine narration,
dont l’espace va permettre la confrontation avec le visiteur.
L’espace devient un lieu de circulation au sein duquel s’appréhende une mise en
situation de l’objet. Le public n’entre pas dans une relation frontale ou circonvulatoire comme
cela était le cas, respectivement, pour la peinture ou la sculpture, mais dans une situation
d’immersion. L’installation enveloppe son visiteur afin de favoriser son impact sensoriel.
C’est alors la relation qui se joue entre les objets, en tant que référents culturels et
symbolique, et l’espace, en tant que lieu de convergence des différents stimuli sensoriels, qui
va permettre au public de donner à l’œuvre son sens. Sa présence effective est donc nécessaire
car il sera le témoin privilégié d’une certaine tension physique qui va permettre la création
d’interprétations psychologiques. Il faut alors considérer l’installation comme la réunion
d’éléments polysensoriels (son, lumière, odeur…) au sein d’un espace constitué d’éléments
22
qui attestent d’une culture spécifique et dont la relation créée sera lieu d’interprétation pour le
visiteur.
23
II. LES FORMES DE L’INSTALLATION
Les premières formes d’installations apparurent de façon quasi simultanée en Europe
et aux Etats-Unis aux alentours de 1965. Il faut souligner que le terme d’installation n’est
apparu que plus tard, on préférait alors qualifier les productions qui relèvent de cette pratique
d’œuvres environnementales. Ces dénominations distinctes sous-entendent quelques
disparités qu’il convient tout d’abord d’envisager.
Il faut bien garder à l’esprit que le terme d’installation, selon l’utilisation qui en était
la sienne dans les pays anglo-saxons, servait à désigner la disposition d’éléments artistiques
dans le cadre de l’exposition. On peut alors penser que l’on qualifia d’environnement les
œuvres tridimensionnelles dans lesquelles le visiteur pouvait pénétrer, afin de définir avec
précision ce qui était présenté. Le terme d’environnement renvoie à la vocation immersive et
englobante de cette forme de création. Le spectateur est invité à prendre place au sein
d’éléments qui vont former, à proprement parler son "environnement". Le second point sur
lequel nous pouvons nous attarder, concerne la notion d’environnement, pas uniquement par
ses particularités physiques, mais, dans sa vocation à constituer « le cadre de vie de
l’individu »35. Ainsi, le spectateur est plongé dans un "univers", qui, imaginaire ou non, est
(re)composé par l’action de l’artiste. Il est alors placé dans une situation où son appréhension
de l’espace le conduira à formuler une interprétation de l’expérience qui lui est donnée à
vivre.
C’est à partir des années 1980 que l’on utilisa le terme d’installation pour caractériser
des œuvres dans lesquelles le spectateur avait la possibilité de déambuler. La définition
moderne de l’installation a en commun avec celle que nous avons évoquée plus haut, la notion
d’organisation des éléments au sein de l’espace. Cette ressemblance entraîne également ce qui
va constituer la différence essentielle : il s’agit à présent d’une œuvre d’installation et plus
uniquement d’une installation d’œuvres. Autrement dit, là où les œuvres devaient être
envisagées dans leur unicité, s’est substituée une prise en compte globale de l’espace présenté.
Dans une majeure partie des cas, les productions relevant de ce type de pratique, sont
aujourd’hui caractérisées du terme d’installation, englobant ainsi la notion d’environnement.
Néanmoins, certaines installations sont qualifiées d’environnementales. Cette précision vise à
différencier les propositions qui relèvent de la création d’environnement (déplaçant le
spectateur vers l’imaginaire de l’artiste), aux installations qui ont une dimension plus
architecturale, et qui s’articulent autour des spécificités de l’espace ou du lieu.
Cette partie de notre étude portera sur les différentes formes d’installations apparues
depuis la seconde moitié des années 1960. Là encore, la question ne sera pas de recenser tous
les types d’installations qui ont pu être mis en place, mais plutôt d’envisager diverses
pratiques recouvrant chacune une signification particulière. Dans un premier temps, nous nous
35
Selon la définition donnée dans le dictionnaire Le petit Larousse de l’année 2006, op.cit.
24
arrêterons sur des exemples d’installations plastiques, réalisés pour l’espace d’exposition, des
musées ou des galeries, et nous tâcherons d’analyser leurs impacts sur le spectateur. Nous
nous intéresserons ensuite aux installations réalisées de façon spécifique à un lieu, qui
s’articulent autour de ce dernier et dans lesquelles l’interprétation est possible lorsque le
spectateur prend conscience des relations qui se jouent entre l’espace, son contexte, et ce qui
est organisé au sein de cet espace.
A. L’installation dans l’espace institutionnel
Pour étayer notre réflexion, prenons tout d’abord l’exemple d’un artiste pionnier de
l’installation : Jannis Kounellis36. Artiste d’origine grecque, représentant de l’ Arte Povera, il
utilisa ce médium dès la fin des années 1960. Le terme d’Arte Povera, traduisible par art
pauvre, fut instauré par Germano Celant afin de décrire la production spécifique de jeunes
artistes majoritairement italiens. L’Arte Povera propose d’investir le champ de l’art par
l’utilisation de matériaux bruts et ainsi, recouvrir une dimension sociale revendicatrice. En
1969, Jannis Kounellis met en place à la Galleria l’Attico de Rome une installation sans titre
[ill. n°7], à l’intérieur de laquelle onze chevaux sont attachés. Installés face aux murs de la
galerie, leur seule présence servait à constituer l’œuvre. Kounellis utilise l’espace dans son
entité pour permettre une confrontation à son travail qui se fait polysensorielle. Edward
Lucie-Smith écrira au sujet de cette œuvre : « [C’est] une expérience mobilisant tous les sens,
autant l’ouïe, le toucher et l’odorat du spectateur, que la vue.»37. Au-delà de l’expérience
sensorielle, se devine en filigrane une volonté critique par rapport aux institutions artistiques
mais peut être également, de façon plus large, à l’espace de vie sociale de l’individu. En effet,
l’Arte Povera apparaît au cœur des mouvements de revendications sociales qui secouèrent
l’Europe à fin des Années 1960. L’action de Kounellis dans cette œuvre sans titre consiste à
agencer les éléments choisis, il ne s’agit pas d’une création artistique au sens traditionnel du
terme. Le spectateur est alors confronté directement aux matériaux "pauvres" car ils ne
renvoient à autre chose qu’à eux même et prennent ainsi sens par rapport à certaines
considérations sociales.
Auteur du concept de « sculpture sociale », l’artiste allemand Joseph Beuys proposa
des installations dans lesquelles pouvaient être perçues ses préoccupations tant idéologiques
que matérielles. Engagé politiquement auprès du parti étudiant et du parti vert allemand, ses
installations, parallèlement à ses performances aujourd’hui célèbres (Comment expliquer les
peintures à un lièvre mort en 196538 ou encore I like America and America likes me [ill. n°8]
36
Jannis Kounellis (né en 1936) fût lié à l’Arte Povera. Les œuvres souvent poétiques qu’il élabore témoignent
de réflexions sur les notions de nature et de culture.
37
Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, op.cit, P.190.
38
Voir premier chapitre.
25
en 197439…) témoignent d’une attitude contestataire. En 1985, soit une année avant sa mort,
Beuys réalisa Plight [ill. n°9] pour la Anthony d’Offay Gallery située à Londres. Considérant
cette œuvre comme la synthèse de quarante années de recherche artistique, Beuys lui intégra
de nombreux éléments caractéristiques de sa production. Parmi ceux-là, on peut constater la
présence du feutre, matière liée à son histoire personnelle (Beuys fut enveloppé dans une
couverture de feutre après avoir été recueilli par les Tatars), auquel il attribua un pouvoir
surnaturel. L’environnement que constitue ce Plight, est ainsi formé de quarante-trois
rouleaux de feutre, doublant les murs, composés chacun de cinq éléments dans deux pièces
reliées par une ouverture à mi-hauteur. Au cœur de la première pièce est installé un piano noir
à queue sur lequel est disposé un tableau de couleur identique, servant lui-même de support à
un petit thermomètre médical. Avant de se prêter à quelques suppositions, le visiteur doit faire
l’expérience de l’installation, s’y immerger, se plier à ses contraintes (il se voit dans
l’obligation de se baisser pour passer d’une pièce à l’autre), et mettre ses sens à disposition.
Constitué de relativement peu d’éléments, Plight suscite chaque sens du spectateur en
commençant, bien entendu, par la vue qui permet de prendre conscience de l’organisation de
l’espace partagé de la galerie. Se succèdent alors, dans une hiérarchie propre à chacun, l’ouie
(le feutre étouffant les voix, les pas des spectateurs), l’odorat (le feutre exhale une odeur qui
lui est propre), le toucher (la matière rugueuse du feutre s’opposant à celle, lisse, du bois verni
du piano), mais également le goût (obtenu par le pouvoir de dessiccation du feutre). Cette
entreprise polysensorielle peut inspirer deux types de sentiments opposés chez le spectateur,
un "positif" et l’autre "négatif" pour reprendre les mots de Joseph Beuys40. Le sentiment
positif est le fait de l’impression de protection qui se dégage de l’installation. Les murs de
feutre forment une sorte de cocon autour du visiteur et l’isolent des réalités urbaines. Cette
atmosphère protectrice ne saurait, pour autant, éblouir le spectateur des éléments mis en place.
Le tableau noir irrespectueusement posé sur le piano, semble empêcher ce dernier d’émettre
une quelconque sonorité musicale, laissant, au contraire, supposer le bruit du bois
s’entrechoquant. Beuys parle alors d’une « salle de concert, sans résonance, c'est-à-dire
totalement négative, conçue comme la démonstration de l’existence d’une frontière où tout
s’articule autour d’un point critique »41. Le mot anglais plight illustre les deux tendances qui
émanent de cette installation, désignant, lorsqu’il est utilisé comme verbe, la volonté
de s’engager, et lorsqu’il est utilisé comme nom, un état critique, maladif (matérialisé par le
thermomètre sur le tableau). Outre les problèmes que Plight pose quant à son interprétation,
39
I like America and America likes me est le titre d’une action réalisée en 1974 à la galerie René Block de New
York. Joseph Beuys se fit amener en ambulance dans la galerie où l’attendait un coyote. Il restera trois jours avec
l’animal, muni simplement de sa canne et d’une couverture de feutre. Sur le sol de la galerie, des exemplaires du
Wall Street Journal avaient été déposés et seront souillés par l’animal. Par cette performance, Beuys souhaitait
confronter la nature (l’animal sauvage), à la culture (l’individu social), et ainsi libérer, le temps de son action,
l’homme de son rôle politique.
40
Propos tirés de l’interview donné par Joseph Beuys lors de la présentation de l’œuvre, repris dans l’ouvrage :
MNAM, La Collection I, Acquisitions 1986-1996, éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1996.
41
Ibidem.
26
cette installation témoigne d’une difficulté spécifique à cette pratique. Peu après la mort de
Joseph Beuys, le Centre Pompidou acquit Plight à la galerie d’Offay et réinstalla l’œuvre dans
son espace dédié aux expositions permanentes, suscitant diverses interrogations chez les
critiques artistiques. La question était alors de savoir si une installation conservait son statut
d’œuvre d’art lorsqu’elle était transposée d’un lieu à un autre (soulevant ainsi le problème de
la valeur muséale des éléments constitutifs de l’installation puisque, rappelons-le c’est, en
théorie, la globalité des éléments montrés, mis en rapport avec le lieu, qui fait œuvre…), alors
que l’artiste ne pouvait plus faire part de ses volontés quant à la façon de montrer l’œuvre.
L’équipe du Centre Pompidou opta pour réinstaller l’œuvre de manière à ce qu’elle soit la
plus proche possible de celle présentée à la galerie d’Offay. Pour autant, est-ce bien la même
œuvre qui est donnée à voir ? Est-ce bien judicieux de réinstaller une œuvre à l’identique
lorsqu’on garde à l’esprit que Beuys se plaisait à faire évoluer ses installations selon les lieux
où il les présentait (il reformula par exemple trois fois son Dernier espace avec
introspecteur42) ? Selon l’artiste installeur russe Ilya Kabakov43, une installation ne peut être
répétée sans l’appui de son auteur, au risque d’être dénaturée44. L’attitude muséale face à ce
genre de dispositif est alors particulièrement délicate, partagée entre la volonté de montrer les
œuvres et celle de perpétuer le plus fidèlement possible la volonté de l’artiste.
Nam June Paik45, qui participa également au mouvement Fluxus, est aujourd’hui
considéré par beaucoup comme l’inventeur de l’art vidéo46. Dans le champ élargi de l’art,
cette forme de présentation, rendue possible par la démocratisation des technologies visuelles,
connut un succès significatif. L’art vidéo constitue en effet un médium intéressant à plusieurs
points de vue. Le coût de cette technique était relativement abordable ; passé l’investissement
de la caméra l’artiste n’avait qu’à se réapprovisionner en film. Un autre avantage résidait dans
le caractère spontané de ce médium ; la vidéo pouvait saisir l’instant présent et le donner à
voir dégagé de toute mise en scène (à la différence du cinéma ou du documentaire). Bientôt,
les téléviseurs et dispositifs de projections apparurent dans l’espace d’exposition, participant
ainsi à mettre en forme les premières installations dites vidéo. Le critique américain Michael
Rush estime que cette pratique « permettait d’exprimer l’impression de chaos et de hasard née
de la multiplicité des images se disputant l’attention du public. »47. Utilisant le médium de
42
Dernier espace avec introspecteur, est le titre de l’installation que Beuys articula autour du rétroviseur latéral
de la voiture avec laquelle il eut un grave accident. Il en donna deux versions à la Anthony d’Offay Gallery en
1964 et 1982, et à la galerie Durand-Dessert de Paris, toujours en 1982.
43
Ilya Kabakov (né en 1933), a commencé comme peintre et illustrateur dans des livres pour enfants. Par ses
installations, il reflète les dérives qu’ont pu être celle de la société soviétique.
44
« The installation cannot be repeated without the author; how to put it together will simply be
incomprehensible. » Ilya Kabakov cité par Claire Bishop dans l’ouvrage Installation Art, op.cit. P.17.
45
Nam June Paik (1932-2006), il déclara : « De même que la technique du collage a remplacé la peinture à
l’huile, le tube cathodique remplacera la toile. ».
46
La naissance de l’art vidéo est généralement datée de l’année 1965, lorsque Nam June Paik projeta au Café à
GoGo, à New York, un film qu’il avait réalisé l’après-midi même. Ce film montrait le cortège pontifical
descendant la Cinquième Avenue.
47
Michael Rush, Les nouveaux médias dans l’art, Thames & Hudson, Paris, 2005, réed de 1999, P.90.
27
l’installation depuis la première moitié des années 1960, c’est à partir du milieu des années
1980 que Nam June Paik en fournit les exemples les plus imposants. À l’occasion de la
biennale de Venise de 1993, il investit le pavillon allemand avec l’installation Electronic
Superhighway [ill. n°10]. Sur un échafaudage de fer et de bois, il empile et juxtapose du sol
au plafond des écrans de télévisions. L’ensemble forme le territoire américain dans sa
globalité, les frontières entre les États sont délimitées par des tubes d’acier et de néon
fluorescent. La partie continentale des États-Unis est constituée de trois cent treize moniteurs,
l’Alaska de vingt-quatre et à chacune des îles d’Hawaii un moniteur a été attribué. Sur les
"toiles cathodiques", les images s’enchaînent et se mélangent. On peut y voir, entre autres, le
drapeau américain, le globe terrestre, des paysages naturels ou urbains, des explosions
nucléaires, mais également des visages, notamment celui de l’ex-président des États-Unis,
Bill Clinton. Les couleurs vives et criardes participent à dénaturer l’image et à interpeller le
spectateur. Cette œuvre était, bien entendu, éminemment politique mais elle contenait
néanmoins une dimension sensorielle qu’il convient de souligner. La vue du visiteur n’était
pas exclusivement requise ; vingt ventilateurs avaient été installés tandis qu’un système de
sonorisation de deux cent watts se faisait l’écho des images. L’installation semble être
particulièrement adaptée à la notion de « chaos » que faisait remarquer Michael Rush. Ici, le
chaos sensoriel illustre l’idée de chaos culturel que l’on peut percevoir en filigrane de
l’œuvre.
B. L’installation « in situ »
C’est à présent aux œuvres conçues spécifiquement pour un lieu que nous allons nous
intéresser. Une différence essentielle qui sépare ce type de créations à celles que nous avons
évoqué plus haut, réside en la caractéristique d’être "liées" à l’espace dans lequel elles
prennent forme. Ce constat sous-entend que ces œuvres, dans une majorité de cas, ne sont pas
transposables à d’autres sites, ce qui leur octroie donc un statut particulier. En effet, les
installations mises en place dans le cadre du musée ou de la galerie, sont souvent de nature
temporaire, et ce, pour la principale raison que les espaces requis sont trop importants.
Néanmoins, celles-ci peuvent être réadaptables à d’autres espaces d’expositions en prenant,
bien entendu, compte des volontés de présentation de l’artiste. En se développant dans
l’espace public, ou dans des lieux marqués architecturalement ou historiquement, les
installations accentuent bien souvent leur caractère éphémère et unique. Elles sont destinées
spécifiquement à un lieu et leurs formes même empêchent tout déplacement vers un espace
différent. C’est notamment le cas de certaines installations monumentales de Christo et
Jeanne-Claude48. En 1976, il réalise en Californie l’œuvre Running Fence, étendant sur une
distance de quarante kilomètres des toiles de nylon blanc. L’ensemble, suivant les
48
Javacheff Christo, et Jeanne-Claude Denat (tous deux nés le 13 juin 1935). Ils entreprirent, ensemble, des
travaux aux envergures considérables en agissant sur l’espace public.
28
vallonnements naturels, prend la forme d’une clôture en mouvement et transforme le paysage.
De manière toute aussi colossale, ils réalisèrent de 1984 à 1991 The Umbrellas Japan – USA
[ill. n°11i]. Ce projet était articulé autour de la volonté de réunir ces deux pays par
l’installation de milliers de parasols jaunes et bleus. Ces parasols, de dimensions
considérables (6 mètres de haut pour 9 mètres de diamètre), une fois installés dans chacun des
deux pays, rompaient avec l’homogénéité de l’espace et modifiaient ainsi la perception
globale qui pouvait en être faite. Les installations à grande échelle des deux artistes
naturalisés américains bouleversent l’espace naturel qui devient alors le support
d’investigation poétique mais également politique. À la différence des "empaquetages",
entrepris dès le début des années 1960, dans des territoires dans lesquels l’action de l’homme
est minime ou inexistante (comme ce fut le cas pour Wrapped Coast, Little Bay, Australia en
1969 par exemple), ou bien dans l’espace urbain (l’empaquetage du Pont-Neuf à Paris en
1985 ou du Reichstag de Berlin en 1995…), les interventions que l’on a pu envisager, relèvent
plus spécifiquement de l’installation car le visiteur pourra librement circuler parmi les
éléments mis en place. Par leur volonté d’agir sur les espaces naturels, la pratique de Christo
et Jeanne-Claude peut rappeler celles des artistes du Land Art. On pense alors à l’œuvre
Lightning Field [ill. n°12] de Walter de Maria49, montrée de 1971 à 1977 au NouveauMexique, et qui constitue, à proprement parler, une installation. Cette œuvre composée de 400
barres d’acier enfoncées en plein air à intervalles réguliers, délimite un périmètre d’un mile
(soit environ 1,6 kilomètres) sur un kilomètre. Les barres, malgré les irrégularités du terrain,
étaient d’une même hauteur. Les écrits de Walter de Maria rendent compte des conditions
dans lesquelles Lightning Field devait être vu. Il souligne la nécessité de se confronter à
l’œuvre en étant au sol et que malgré ses dimensions conséquentes, envisager de la survoler
pour en percevoir sa globalité ne présente pas d’intérêt. Selon de Maria, « la relation sol-ciel
est cruciale »50. La région choisie étant particulièrement propice à la formation d’éclairs, c’est
sur terre, et en voyant ce spectacle lumineux naturel se dérouler, que l’œuvre prend toute sa
dimension. Les phénomènes naturels, autant que le lieu ou les barres d’acier, sont des
éléments constitutifs de l’œuvre et la concrétisation de celle-ci se fait par l’expérience
physique du public.
Les installations spécifiques à un lieu ne se limitent cependant pas à la seule action des
artistes sur l’espace naturel, bien au contraire. Depuis plusieurs décennies déjà, les centres
d’art ont adopté l’esthétique du "white cube" afin de permettre au public de mieux percevoir
les qualités visuelles de l’objet. Les installations se sont alors développées hors de cette
relative neutralité, et ce, afin de tirer parti de l’architecture, de l’histoire ou encore du contexte
49
Walter de Maria (né en 1935), il est le représentant principal du Earthwork.
De Maria, Walter, « The Lightning Field : Some Facts, Notes, Data, Information, Statistics and Statements »,
Artforum, avril 1980, p.58, mentionné dans l’ouvrage : Installations, l’art en situation, op.cit. P.34.
50
29
du lieu investi. L’artiste français Christian Boltanski51, a élaboré un travail sur la mémoire qui
l’a conduit à réaliser des installations dans des espaces historiquement marqués. Il réalise en
1990 The Missing House [ill. n°13] à Berlin, capitale de l’Allemagne réunifiée. Il s’installa
dans un trou provoqué par l’effondrement d’un immeuble suite à un bombardement allié en
1945. Cet Immeuble, situé dans un ancien quartier juif de Berlin-Est, était entouré de deux
autres bâtiments, qui ont échappé aux bombes mais qui portent toujours les traces visibles, les
séquelles, de l’effondrement. Sur les habitations adjacentes au trou, furent installées de petites
plaques sur lesquelles figuraient le nom, le métier et les dates d’occupations des habitants de
l’ancienne demeure. Ces personnes n’avaient pas été tuées lors du bombardement mais dans
des camps d’extermination. L’installation participe ici à célébrer la mémoire d’un lieu, à
raviver d’anciennes réalités aux yeux du spectateur. Frank Popper expliquera au sujet du
travail de Boltanski qu’il « utilise toutes sortes d’objets liés au souvenir afin de reconstituer
les traces de vies qui se sont déroulées dans une situation spécifique. »52. Ce ne sont pas des
objets qui sont utilisés ici, mais les noms, auxquels il réhabilite le souvenir immatériel.
L’artiste français Daniel Buren53 adapta à la notion d’installation le qualificatif in situ.
Il expliqua dans un article de 1985 : « employée pour accompagner mon travail depuis une
quinzaine d’années, cette locution ne veut pas dire seulement que le travail est situé ou en
situation, mais que son rapport au lieu est aussi contraignant que ce qu’il implique lui-même
au lieu dans lequel il se trouve. »54. L’artiste exprime alors le rapport de réciprocité qui
s’élabore entre le lieu et l’œuvre. Si cette dernière va métamorphoser l’espace dans lequel elle
va s’établir, les caractéristiques de son établissement vont lui être inéluctablement liées. Il
ajoute : « Le résultat en est toujours la transformation du lieu par l’outil et l’accès au sens de
ce dernier grâce à son usage dans et par le lieu en question. ». Le lieu n’insuffle ainsi pas
seulement la forme du travail, il lui donne sens. Les réalisations spécifiques au lieu, que nous
avons évoquées plus haut, autorisent cette dénomination. Il n’est en effet plus rare de
constater que l’expression " oeuvre in situ " s’est généralisée afin de rendre compte de cette
manière de travailler. Chez Daniel Buren, le travail in situ s’est développé autour du motif
qu’il adopta dès 1965. Ce motif, fait de bandes verticales alternées blanches et colorées d’une
largeur de 8.7 centimètres, sera adapté aussi bien à la surface plane de la toile qu’à
l’architecture d’un lieu. Avec les artistes Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni,
il forma BMPT55, et commença, peu après, à réaliser ses premières œuvres in situ. En 1976, il
élabore, pour la Lisson Gallery de Londres, une installation qu’il nommera : On Two Levels
51
Christian Boltanski (né en 1944) est à la fois photographe, sculpteur, installeur et cinéaste. Son travail révèle
des préoccupations sur la mémoire, l’enfance, la mort.
52
Frank Popper, Art, action et participation, Klincksieck, Paris, 1985, P.20.
53
Daniel Buren (né en 1938).
54
Daniel Buren, Les Ecrits (1965-1990) , vol. III, Du volume de la couleur , CAPC Musée d’Art Contemporain de
Bordeaux, 1991, p.100.
55
La pratique des membres de BMPT (dont chaque lettre renvoie à l’initiale d’un des membres) était fondée sur
la répétition systématique d’un motif que chacun avait développé, mais également sur une opposition envers la
scène artistique alors en place.
30
with Two Colours. Dans l’espace blanc de la galerie londonienne, il avait disposé, partant du
plancher, son motif de bandes rayées. Bien qu’elle fût réalisée pour une galerie destinée à
l’art, cette œuvre se doit d’être caractérisée de in situ, car elle entretient un rapport bien
particulier avec le lieu. Rapport illustré d’ailleurs par son titre. En effet, par ce procédé, Buren
"révélait" les irrégularités de l’espace d’exposition de la galerie. Celui-ci était composé de
deux espaces dont une ouverture relativement étroite permettait l’accès. Les espaces
n’appartenant pas, historiquement, au même bâtiment, le sol présentait des disparités de
niveaux. Les motifs de Buren étaient placés de telle manière qu’ils donnaient l’illusion
d’établir une planéité fictive dans le lieu, accentuant du même coup ses imperfections. On a
parfois reproché au travail de Buren une certaine austérité56, mais il convient peut être de
souligner que si l’action est, somme toute, minimale, elle n’en reste pour autant pas dénuée
d’effet. Buren modifie la perception visuelle que le visiteur peut se faire du lieu, il le
désoriente, le déstabilise. On Two Levels with Two Colours traduit peut être mal cette réalité,
mais il n’est qu’à voir la rétrospective qui lui fût consacrée au Centre Pompidou57 pour
prendre conscience de la richesse de ce travail.
Si la première partie de ce chapitre visait à retracer l’histoire de l’installation, celle-ci
avait pour vocation d’en donner des exemples. Au travers de ce qui a été vu, l’installation se
caractérise autant par ses formes hybrides que par la complexité des problèmes qu’elle
soulève. Parmi ces difficultés, celle de l’adaptabilité des œuvres semble monopoliser, plus que
toute autre, l’attention des commissaires et des artistes. Pour certaines de ces œuvres, la
question ne se pose pas : elles sont inéluctablement liées au lieu pour lequel elles ont été
pensées et produites, et leurs formes même n’autorisent aucune réadaptation. De manière
opposée, certaines installations sont élaborées en tant qu’œuvres autonomes ; leur rapport au
lieu n’étant plus exclusif, celles-ci sont réadaptables. Quelques artistes se sont posés la
question de cette réadaptation ; si pour Kabakov elle nécessite la présence effective de
l’artiste, pour Buren il s’agit d’établir des règles, un « mode d’emploi »58, assurant la
pérennité de l’œuvre. Buren « donne toutes les manières pour pouvoir montrer cette pièce »,
dégageant le collectionneur où le commissaire de choix périlleux et polémiques. L’artiste
établit une « règle qui est comme une partition de musique » dont la présentation ne saurait se
substituer totalement à l’interprétation.
56
Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, op.cit, P.177.
Le musée qui n’existait pas, cette importante rétrospective eut lieu du 26 juin au 23 septembre 2002.
58
Cette citations et toutes les suivantes sont issues de l’entretien donné à Philippe Piguet pour le site Internet
creativtv.net et visible à l’adresse suivante : http://www.creativtv.net/videos/burenv.html
57
31
III. L’INSTALLATION EN FRANCE : CONTEXTE POLITIQUE ET
ARTISTIQUE :
Les deux premières parties de notre étude visaient à définir ce qu’est une installation.
Il était dans un premier temps question d’en établir les origines conceptuelles ; dans un second
temps d’en étudier des exemples significatifs. Cette dernière sous-partie sera l’occasion
d’envisager le contexte de son apparition en France. Contexte que nous ne limiterons pas au
champ de l’art, mais que nous élargirons à la situation culturelle du pays. Ces considérations
nous mènerons naturellement à nous intéresser aux formes de la création en France, et ce,
dans le but de replacer l’installation dans cette globalité. Enfin, nous recenserons les
principaux artistes français pour qui l’installation constitue le médium privilégié. Ayant pris
connaissances de ces éléments, le lecteur pourra appréhender la production de Claude
Lévêque, qui monopolisera le reste de notre travail, de façon satisfaisante ; tant d’un point de
vue conceptuel que contextuel.
A. La politique culturelle française
En 1959, André Malraux est nommé ministre d’État chargé des Affaires culturelles.
Bien qu’on lui reproche une politique de « prestige »59, c’est sous ce premier ministère, qu’il
entreprit la mise en œuvre des maisons de la culture. Ces institutions nouvelles étaient
chargées d’assumer la diffusion des œuvres, passées et contemporaines, mais également d’en
favoriser la création. Malgré les critiques qu’a pu essuyer le ministère de Malraux
(notamment lors des évènements de 1968 où l’on considéra que l’idée de la culture que celuici véhiculait était clairement « bourgeoise »60), la création de ces maisons eut un impact non
négligeable sur l’idée que chacun pouvait se faire de la culture. Comme l’explique Catherine
Millet, le fait que la France ait un ministère dédié aux "Affaires culturelles" (dont elle fut
longtemps la seule détentrice), ajouté à la création de telles institutions, participait à répandre
l’idée que « la culture, devenue affaire d’État, était l’affaire de tous. »61. À cela Catherine
Millet ajoute : « en demandant à deux grands artistes de réaliser des décors importants, à
Chagall celui du plafond de l’Opéra de Paris (1963), à André Masson celui du plafond du
Théâtre de l’Odéon (1964), Malraux montrait qu’une commande officielle pouvait s’adresser
à d’autres artistes que les artistes académiques. »62. Bien qu’il eut s’agit d’artistes déjà
reconnus, l’action de Malraux est significative de la volonté de l’État de favoriser la création
59
Catherine Millet, L’art contemporain en France, Flammarion, Paris, 2005, P.13.
« [La culture] apparaît à une quantité considérable de [leurs] concitoyens comme une option faite par des
privilégiés en faveur d'une culture héréditaire, particulariste, c'est-à-dire tout simplement bourgeoise ». Phrase
tirée de la déclaration énoncée par les directeurs de maison de la culture, des centres dramatiques et des troupes
permanentes en mai 1968.
61
Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.13.
62
Ibidem, P.14.
60
32
contemporaine, d’en assumer le caractère esthétique. Cependant, ces exemples ne doivent pas
nous faire oublier le relatif manque de visibilité dont pouvait souffrir l’art contemporain à
cette époque. La France, comparée à certains de ses voisins européens, se devait de combler
un retard important et l’action de Malraux se devait de montrer la voie à d’autres actions plus
radicales encore.
En 1969, sous l’impulsion du président Georges Pompidou, fut prise la décision de
construire un centre dédié à la création contemporaine. Après avoir examiné plus de six cent
cinquante projets, le jury se décida en faveur de celui des architectes Renzo Piano et Richard
Rogers. Inauguré par Valéry Giscard d’Estaing, le bâtiment ouvrit ses portes le 31 janvier
1977 suscitant de nombreuses réactions d’indignation. En effet, en plein cœur du Paris
historique se dresse un édifice à l’architecture moderne, formé de tubes, de plastiques et de
verres. Au-delà de ses qualités esthétiques, le Centre Pompidou offre sept niveaux de 7500
m_ chacun dont quatre sont exclusivement destinés à l’exposition. Malgré l’accueil mitigé du
public, le centre connaît un véritable succès de fréquentation, et ce, aussi bien pour la
bibliothèque publique d’information (communément appelée BPI), que pour le musée luimême. Au total, c’est plus de cent cinquante millions de visiteurs qui ont été accueillis au
centre depuis sa création63. En réalisant ce projet, la France signifiait sa volonté de combler
ses lacunes. Le Centre Pompidou, cette verrue posée en plein Paris, comme on l’entend dire si
souvent, est devenu le symbole de cette volonté moderniste. Pour preuve, sa collection d’art
contemporain est aujourd’hui l’une des plus importante au monde, et le centre est aujourd’hui
considéré comme un "monument touristique" de premier ordre. Ce premier élan, visant à
soutenir la création contemporaine à hauteur d’État, marquera de façon symbolique les
nouvelles considérations dont celle-ci était l’objet. Les initiatives se multiplièrent alors sous
l’impulsion du régime socialiste qui investi le pouvoir à partir de 1981.
Lorsque François Mitterrand arrive au pouvoir, il confie le poste de ministre de la
culture à Jack Lang. Novice en politique et issu du monde du théâtre, Jack Lang animera le
dossier de la culture pendant prés de douze années et devra, dans le sillage tracé par Malraux,
démocratiser la culture. Pour rendre cette action possible, il disposera d’un budget remanié,
qui est passé de trois à six milliards de francs représentant 1 % du budget national.
Concrètement, l’action de Jack Lang aboutira à la création de diverses structures culturelles.
Ainsi, en 1982, il charge Claude Mollard de créer la Direction des Arts Plastiques (DAP),
ayant le souhait de donner à cette activité une nouvelle impulsion. Il avait été en effet exprimé
par un certains nombres d’artistes de nouvelles attentes dans ce domaine. Ce souhait fut
exprimé lors des États généraux de la culture de novembre 1981 et la création de la DAP
devait servir à coordonner la réalisation de Fonds régionaux d’art contemporain (les Frac). La
démarche des Frac est simple et peut se résumer en trois points. Le premier est de réaliser un
patrimoine d’art contemporain pour chaque région. Le second est de diffuser ce patrimoine au
63
D’après les chiffres donné sur le site Internet du Centre Pompidou : www.centrepompidou.fr
33
sein de la région elle-même. Enfin le troisième point vise à sensibiliser le public à la création
contemporaine. Sorti de ces considérations théoriques, l’action des Frac aura apporté aux
artistes un appui financier et institutionnel sans précédent, devenant le premier acquéreur d’art
contemporain en France, alors que les collectionneurs semblaient montrer des signes de
désengagement. Cette relation étroite entretenue par les galeries et les institutions de l’État
n’est pas sans poser quelques difficultés. Catherine Millet fait remarquer que le temps
intermédiaire qui sépare l’entrée de la production d’un artiste dans une galerie, à son entrée
dans le monde institutionnel s’est considérablement amoindri. Partant de ce constat, elle
exprime deux conclusions inhérentes à ce système : la première présente « l’avantage, pour
les élus, d’accélérer leur réussite »64 et la seconde « l’inconvénient, pour la création, de faire
peser le poids d’un goût hégémonique.»65. En clair, et pour (peut-être) un peu radicaliser ses
propos, la quantité se serait substituée à la qualité. C’est dans ce contexte particulier que s’est
développé l’art en France durant les années 1980. Un contexte à la fois propice, car offrant
aux artistes une plus grande visibilité, mais également défavorable quant à son impact sur la
scène internationale. Ce serait en effet faire preuve de chauvinisme déraisonné que de nier le
fait que l’art contemporain français a perdu de son attrait sur cette même scène. D’une
certaine façon, considérer que la création contemporaine française a trouvé en l’institution un
relais à sa diffusion amène à se poser de nouvelles questions. Depuis la fin du dix-neuvième
siècle, l’art s’est construit sur un principe de contestation, visuelle d’une part, et
institutionnelle d’autre part. Si la création est liée à l’institution, il semble que le champ de la
contestation ne soit plus un moteur suffisant à son développement66. Ayant pris compte de
cela, tâchons de jeter un œil rétrospectif sur l’orientation qui va être adoptée par les artistes
français à l’aube des années 1980.
B. Les formes de l’art en France à la fin du vingtième siècle
Si les années 1960 furent celles de l’élargissement du champ de l’art, les années 1980
semblent, elles, montrer les signes d’un certain recentrement. Cette partie de notre étude sera
l’occasion d’envisager la création plastique en France au cours de cette décennie, afin d’en
dégager les caractéristiques principales. Une fois encore, il ne s’agit pas d’évoquer la globalité
de la création et de ses acteurs, mais d’en montrer les tendances significatives.
En 1981 eut lieu à la Royal Academy of Arts de Londres une grande exposition
intitulée A New Spirit in Painting. L’art de la peinture, dont il semblait que les artistes avaient
totalement oublié la pratique, faisait sa réapparition dans le cadre d’une manifestation
internationale. Au sein de cette exposition, la peinture apparaissait sous quatre formes
64
Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.239.
Ibidem.
66
Si l’on se réfère à l’historien Marc Fumaroli, l’État ne doit pas subventionner la culture, au risque de stériliser
la vie artistique et la créativité.
65
34
distinctes : la première en montrait une tendance abstraite, minimale ; la seconde affichait des
œuvres dans la lignée de l’expressionnisme abstrait ; la troisième était dédiée aux peintres du
Pop Art ; enfin la quatrième et dernière tendance était à la peinture figurative, « ne coïncidant
avec aucun mouvement particulier »67. Ce renouveau de la figuration se concrétise avec
l’apparition de manière quasi-simultanée des néo-fauves à Berlin, de la Bad-Painting à New
York, des transavantgardes en Italie ainsi que de la figuration libre en France. Si l’on doit
chercher les raisons de ce retour, il semble que l’on doit voir dans l’art conceptuel, l’art
minimal, et de manière globale tous les mouvements artistiques qui avaient nié l’action
directe de l’homme, une motivation. Motivation, non pas de perpétuer cette négation, mais, au
contraire de l’infirmer. Pour être plus précis, ce qui était recherché était à la fois un retour à
l’acte de peindre mais également un "retour au sujet" comme il est coutume de dire, c'est-àdire une redécouverte picturale des choses de la réalité.
Benjamin Vautier68, communément appelé Ben, aurait donné à la figuration libre son
nom au début des années 1980. C’est en effet en 1981, que Bernard Lamarche-Vadel met les
murs de sa maison à la disposition d’un groupe de jeunes artistes. Il intitule l’exposition Finir
en Beauté. Parmi les exposants, François Boisrond69, Robert Combas70 et Hervé Di Rosa 71
sont invités, et c’est à partir de leurs créations communes que sera créée la figuration libre.
Leurs peintures évoquent la bande dessinée et le graffiti en pleine éclosion new-yorkaise.
Pour signifier leurs productions, Catherine Millet parle d’ « une figuration hâtive, jetée sur
des supports de fortunes : toiles libres, affiches, cartons d’emballages, vieux bidons. »72. Ces
artistes peignent de la façon la plus instinctive possible, ils représentent le monde sans se
soucier de lui être fidèle. Par leurs attitudes et leurs façons de faire de l’art sans vraiment y
réfléchir, de manière impulsive, les artistes de la figuration libre rappellent ceux de Dada. La
toile redevient le support d’une expérience poétique et spontanée. Mais là où Dada pouvait se
percevoir dans une dimension politique et contestatrice, voire révolutionnaire, la figuration
libre se suffit à faire sourire, incarnant ainsi parfaitement le renouveau de la peinture
populaire.
Aux antipodes de cette peinture "naïve", se développe une peinture plus "cultivée",
nourrie de mythologie ancienne et de références à l’histoire de l’art. Les artistes illustrant le
mieux cette tendance se nomment Gérard Garouste73, Jean-Charles Blais 74 et Jean-Michel
Alberola75. Leurs travaux témoignent d’un savoir-faire retrouvé et si le sujet est important, il
67
Edward Lucie-Smith, Les mouvements artistiques depuis 1945, op.cit, P.202.
Benjamin Vautier (né en 1935). Après avoir été proche des nouveaux réalistes, il rejoint le mouvement Fluxus
au début des années 1960. Il est aujourd’hui connu pour ses slogans manuscrits.
69
François Boisrond (né en 1959)
70
Robert Combas (né en 1957)
71
Hervé Di Rosa (né en 1959). Il appartient à la Figuration libre, comme son frère Richard Di Rosa (né en 1963).
72
Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.205.
73
Gérard Garouste (né en 1946)
74
Jean-Charles Blais (né en 1956)
75
Jean-Michel Alberola (né en 1953)
68
35
n’est pas rare qu’il se substitue à une sorte de jubilation à peindre. La couleur retrouve ses
qualités expressives, la matière se travaille à nouveau en relief. Alors qu’à partir des années
1950 les idées se sont largement imposées à la technique, à la réalisation même de l’œuvre,
ces artistes réaffirment le pouvoir de la main de l’artiste.
Néanmoins, il ne faudrait s’imaginer que la peinture se réapproprie totalement l’avant
de la scène artistique française. Les réflexions autour de l’objet ont largement continuées de
se cristalliser dans les travaux d’une vaste part des acteurs de la création. Bertrand Lavier76
s’est d’ailleurs intéressé à unir ces deux formes de pratique dans un seul et même ensemble. Il
donne ainsi à voir des objets peints, suivant les couleurs d’origine de l’objet. Pour être plus
précis, Bertrand Lavier utilise des objets « ready-made », sur lesquels il appose une couche de
peinture épaisse qui respecte scrupuleusement la couleur de l’objet. En confrontant les objets
industriels, produits à la chaîne, à l’action picturale de l’artiste, il justifie la présence de ceuxci au sein de l’espace d’exposition. Ils n’attestent plus seulement d’une certaine valeur
culturelle propre à l’objet, mais d’une action artistique de réappropriation de l’objet par la
peinture. Lavier s’est aussi distingué par ses peintures bichromiques dans lesquelles il
juxtaposait la même version d’une couleur par deux marques différentes. En 1985 il réalise
Jaune soleil par Astral et Valentine [ill. n°14], qui donne à voir à la surface de la toile deux
aplats de couleurs sensiblement différentes. La première est jaune alors que la deuxième tend
vers l’orange. Avec ironie, Lavier dénonce les rouages de l’industrialisation en en montrant
les limites ; les marques ont réinventé la couleur si bien qu’elles deviennent un référent
improbable. Il faut aussi voir dans cet acte la volonté d’utiliser les matériaux que produit le
monde contemporain. Alors que les impressionnistes sont sortis de leurs ateliers grâce aux
tubes de peinture à l’huile, l’artiste contemporain utilise la peinture glycérophtalique pour y
retourner. La peinture est devenue au même titre que l’objet une façon de rendre compte de
l’époque contemporaine.
C’est durant ces mêmes années que l’art de l’installation commence à véritablement se
démocratiser dans la pratique des artistes français. Il ne s’agit plus uniquement d’œuvres
environnementales et englobantes mais bien d’installations narratives. Elles témoignent
d’ailleurs, au même titre que la peinture, d’un retour au sujet.
C. L’apparition de l’installation en France
Si l’on reprend ce qui a été dit dans les chapitres précédents, on s’aperçoit que c’est au
cœur des avant-gardes du début du siècle que s’est matérialisée la nécessité d’unir l’art et la
vie. Face à cette nécessité, l’installation apparaît comme une réponse possible, tant par sa
capacité à mettre le spectateur face à ce que produit le monde, que par l’engagement physique
et psychologique qui lui est demandé. Prenant compte de ces constats, il n’est pas étonnant de
76
Bertrand Lavier (né en 1949)
36
voir apparaître très tôt des formes prototypes de l’installation en France, tant cette dernière fut
une scène privilégiée de l’avant-garde mondiale. L’Exposition internationale surréaliste de
1938 en est d’ailleurs un exemple significatif.77
Plus proche de nous, la galerie Iris Clert à Paris accueillit deux formes précoces
d’installations via le travail des artistes Nouveaux Réalistes Yves Klein78 et Arman 79. En
1958, Klein formule son Exposition du vide [ill. n°15]. Pour cela il recouvre les murs de la
galerie de peinture blanche, et les fenêtres de peinture bleue. L’exposition sera alors celle du
vide, dans le sens où il n’y aura rien à voir que l’espace mis à nu. En réponse à cela, Arman
propose le Plein en 1960. L’espace de la galerie est cette fois occupé par une accumulation
d’objets de toute sorte si bien qu’il est impossible de pénétrer dans le lieu d’exposition. Si ces
formes d’œuvres ne se réclament pas à proprement parler d’installation, on peut pourtant y
voir des similitudes significatives. Ce n’est pas ici ce qui est présenté (ou non présenté) dans
l’espace qui fait œuvre, mais l’espace dans sa globalité comme œuvre. De ce travail, à des
formes plus affirmées d’installation, le pas à franchir était minime. Cela explique d’ailleurs
peut-être, le relatif succès de ce médium artistique en France.
Outre les figures de Christian Boltanski et Daniel Buren que nous avons
précédemment évoquées, l’installation s’est rapidement imposée en France comme un
nouveau moyen d’exprimer la réalité. Il serait d’ailleurs bien difficile d’énoncer tous les
artistes qui ont pris part à cette forme artistique tant ils sont nombreux et leurs ambitions
distinctes. Tâchons tout de même d’en recenser les principaux.
Dans une forme plus architecturale de l’installation, les œuvres de François Morellet80
et de Jean-Pierre Raynaud81 apparaissent comme des exemples intéressants. Le premier dont
le travail fut proche du minimalisme a créé des installations articulées autour de formes
simples, formées bien souvent de néons. Le néon détruit l’architecture du lieu, en recompose
une autre réalité. Chez François Morellet, à l’image des artistes minimalistes, les formes
géométriques sont utilisées pour leurs qualités propres. L’espace est le lieu de confrontation
de l’architecture et des formes.
Jean Pierre Raynaud envisage l’installation de manière sensiblement différente. Après
avoir fait de sa propre maison une sorte d’installation totale, comme avait pu le faire Kurt
Schwitters, Raynaud entreprit de développer son art in situ. En 1989, Il réalisa La carte du
77
En 1938, les surréalistes réalisent à la Galerie des Beaux-Arts une nouvelle exposition internationale. Marcel
Duchamp est chargé de la scénographie. Cette exposition est considérée par beaucoup comme un précédent
direct de l’installation, car les œuvres étaient moins exposées pour leurs qualités individuelles que l’ensemble
qu’elles participaient à créer.
78
Yves Klein (1928-1962). Inventeur de l’IKB (International Klein Blue), il réalisa ses premiers monochromes
dès 1956. Il réalisa des œuvres à partir du vide, du feu, mais également du corps (Anthropométries).
79
Armand Fernandez, dit Arman (1928-2005). Il travailla autour de l’objet et de sa réception dans la société
contemporaine. Ses accumulations témoignent d’une réflexion sur la société de consommation.
80
François Morellet (né en 1926). D’abord attiré par la mouvance abstraite, il participa au GRAV (Groupe de
Recherche d’Art Visuel). Son travail sera ensuite proche des mouvements conceptuel et minimal.
81
Jean-Pierre Raynaud (né en 1939). Au départ proche des Nouveaux Réalistes, il est aujourd’hui connut par ses
"pots" ; objets banals qu’il s’est approprié pour en formuler une vision artistique.
37
ciel sur le site de la Grande Arche de la Défense à Paris. Pour cette œuvre en plein air, il
utilisa le motif du quadrillage noir et blanc sur mille six cent mètres carrés. Le noir est formé
de granit alors que le blanc est de marbre. Cette installation réalisée suite à une commande
publique et qui est donc visible de manière permanente, fait écho à l’architecture
environnante.
D’un point de vue moins architecturale, les principaux représentant français de
l’installation sont Fabrice Hybert82, Jean-Luc Vilmouth83, Erik Dietman84, Annette Messager85,
Pierre Huyghes86… La liste pourrait bien entendu être encore longue puisque, comme
l’exprime la critique Roberta Smith : « Il semblerait que de nos jours, l'art de l'installation soit
le médium préféré de tout le monde. »87. Leur production est à la fois vaste et personnelle et il
serait impossible d’exprimer en quelques lignes l’intérêt que celle-ci mérite (c’est d’ailleurs
vrai pour tous les autres artistes que nous avons envisagés). C’est alors à l’un de ses
représentants principaux que nous allons bientôt nous intéresser et il s’agit, bien entendu, de
Claude Lévêque.
Alors que la politique culturelle du pays offrait aux artistes les possibilités d’une plus
grande audience, ceux-ci développèrent un art en réaction aux formes hermétiques alors en
place. Ils ont ainsi réaffirmé l’acte artistique au sein de la création ; tendance illustrée par un
retour à une peinture expressive, spontanée mais également savante et construite.
L’installation, quant à elle, est apparue dans la forme qu’on lui connaît au cœur des années
1980. Elle inspira chez les artistes un enthousiasme certain alors que quelques critiques
émettaient un certain scepticisme. C’est notamment le cas de Catherine Millet qui déclarait
dans son ouvrage consacré à l’art contemporain en France, en parlant de l’installation : « Il
arrive que le second degré soit…un premier degré. Que l’image poétique reste mièvre, que la
guirlande soit simplement décorative, que la signification cachée soit aussi incertaine que
l’intention plastique. »88. Ces mots parlent d’eux-mêmes, et témoignent de la prolifération de
cette pratique, dans laquelle devait se côtoyer, le meilleur et le moins bon.
En nous intéressant aux origines historiques et conceptuelles de l’installation, nous
avons tenté d’en dégager les enjeux. En en envisageant des exemples, il s’agissait de rendre
compte de la multiplicité des formes qui pouvaient être adoptées et des problèmes soulevés.
En étudiant le contexte de son apparition en France, la volonté était d’introduire au mieux la
82
Fabrice Hybert (né en 1961)
Jean-Luc Vilmouth (né en 1952)
84
Erik Dietman (né en 1937)
85
Annette Messager (né en 1943)
86
Pierre Huyghes (né en 1962)
87
Citation tirée de l’encyclopédie en ligne Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Installation_(art)
88
Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.226.
83
38
pratique spécifique d’un artiste. Tous ces éléments pris en compte, nous pouvons maintenant
présenter l’œuvre de Claude Lévêque.
39
INTRODUCTION AU CHAPITRE SECOND :
« Il faut mettre l’art là où il est indispensable, c'est-à-dire partout»89. Plus qu’une
simple formule, cette phrase aura été comme un moteur à la production de Claude Lévêque.
C’est une des vocations de ce second chapitre : montrer comment cet artiste aura, en un peu
moins de vingt-cinq ans, réussi à investir d’émotions les lieux les plus divers. Pour rendre
compte de ce constat, nous partagerons son œuvre en trois périodes, qui marquent chacune,
peut être un peu moins qu’une rupture, mais un passage d’une problématique à une autre90.
Car si, en effet, l’œuvre de Claude Lévêque est en constante évolution, l’esprit sous-jacent à
son travail reste sensiblement le même. Si les formes se sont radicalisées, les effets intensifiés,
ce n’est que dans un souci de coller à l’époque ; d’en retranscrire fidèlement la sauvagerie
croissante.
L’étude de l’œuvre de Claude Lévêque sera donc articulée autour de trois parties,
correspondant chacune à une période.
Ainsi, notre première partie sera consacrée à la période s’étendant de 1982 à 1990. Les
premières œuvres de Lévêque sont construites autour de l’objet, de l’image, dans une
réhabilitation du souvenir. Une « célébration » plutôt ; celle de l’enfance, dans ses douceurs,
mais également ses tourmentes. Les œuvres prennent forme aussi dans la confrontation
désenchantée au monde des adultes.
La seconde période, comprise en 1991 et 1996 se caractérise par un rapport nouveau à
l’espace. Lévêque élargit les dimensions de son art et investit les lieux du réel afin de mieux
cerner son approche de la société. Là encore, c’est une réalité destructrice, violente qui nous
est donnée à voir.
Enfin, la dernière partie de ce second chapitre sera l’occasion de présenter les œuvres
élaborées depuis 1997 jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit d’une période large et au sein de laquelle
pourrait se dessiner une évolution propre. Cependant, une ambition globale semble l’animer :
la volonté de faire vivre au visiteur une expérience sensorielle forte. La volonté de créer des
« zones de réactivité »91 qui interpellent le corps et donnent à penser sur le monde
contemporain.
Ce retour sur l’œuvre de Claude Lévêque nous permettra dans un dernier chapitre de
nous confronter à certains traits inhérents à sa production.
89
Propos de Claude Lévêque énoncé par Dominique Widemann, Portrait, L’Humanité, 11 décembre 2001.
À ce sujet, on peut se référer au mémoire de maîtrise de Charlotte Mengual, Claude Lévêque : d’un passage à
l’autre, réalisé sous la direction de Eric de Chassey, Université François Rabelais, Tours, 2004.
91
Propos recueillis par Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, Beaux-Arts magazine n°216, mai
2002, P.77.
90
40
I. 1982-1990 : MYTHOLOGIE PERSONNELLE ET COLLECTIVE :
A. Un peu d’histoire
Claude Lévêque est né à Nevers en 1953. Il passa son enfance dans le quartier du
Banlay, « une cité ouvrière bordée de terrains vagues, au bord des voies du chemin de fer »92.
Le cadre est modeste, mais il y restera profondément attaché : il aime la Loire, sa lumière, les
souvenirs qui y sont rattachés. Comme pour beaucoup d’artistes, sa scolarité fut difficile, pour
ne pas dire pénible. Elle constituera sa première confrontation avec le monde institutionnel ; il
en subit d’ores et déjà l’étroitesse. Inscrit au Lycée Technique, il passe un CAP de menuiserie
en 1970, sans pour autant nourrir de grandes ambitions dans cette filière. Reçu second du
département, il prend la décision de poursuivre ses étude à l’école des Beaux-Arts de
Bourges. Là encore, l’adaptation est délicate, et elle nécessite toute la patience d’une de ses
professeurs, Micheline Laboret, avec qui il se liera d’amitié. C’est durant cette période qu’il
va découvrir l’art contemporain, par l’intermédiaire de Christian Boltanski qui expose au
CNAC de Paris. S’il s’agit d’une révélation, l’impact n’en fut pour autant pas immédiat, et
arrivé au terme de ses études, en 1977, Claude Lévêque s’éloigne du monde de l’art. Attiré
depuis son enfance par la musique, qu’il définit comme étant source d’émotion et de
connaissance du monde, il découvre cette même année le son Punk venu d’outre-manche. Plus
qu’à une sonorité d’ailleurs, c’est à une idéologie que Lévêque adhère ; pas étonnant pour une
personne dont le refus des règles aura été un des principaux moteurs. Ce n’est cependant pas
vers ce milieu qu’il va se tourner, mais vers d’autres champs de créations en pleine
émergence, tels que la mode, ou bien encore la publicité. Si Claude Lévêque n’as pas souhaité
entreprendre une carrière artistique au sortir de ses études, il continuait cependant à produire
des images, des films, pour « [s’entretenir] le regard »93. Profitant de certaines opportunités, et
de l’appui de quelques-uns de ses amis, il réalisa ses premiers décors pour la mode, puis pour
des boutiques parisiennes. Ces réalisations lui procurent un véritable intérêt, son travail est
reconnu. Il fait réaliser une carte de visite qui affiche présomptueusement, mais non sans une
certaine ironie : « Claude Lévêque : les vitrines les plus modernes de Paris ». Ces allers et
venues vers la capitale durèrent deux ans, période durant laquelle il se familiarisa avec une
scène artistique en pleine effervescence. L’aventure s’acheva lorsque, las de voir ses idées
pillées, il retourna à Nevers dans l’intention d’y importer le visage nouveau de la culture
contemporaine. À force de persévérance, il fut finalement investi de quelques responsabilités
92
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, Les presses du réel, Dijon, 2002. P.154. Le
texte intitulé : Carcasses et émotions est la retranscription de celui que Éric Troncy avait publié une année
auparavant dans le cadre de la monographie qu’il avait consacré à Claude Lévêque (Eric Troncy, Claude
Lévêque, Hazan, Paris, 2001). Pour des raisons de commodité, c’est à l’ouvrage paru en 2002 que nous nous
référerons.
93
Comme il l’explique dans l’entretien que nous avons réalisé et qui est consultable dans la partie annexe de
notre étude.
41
à la maison de la culture de Nevers. Il obtint la possibilité d’organiser diverses manifestations
autour de ces nouvelles tendances dont il se sent proche. Des concerts furent alors organisés :
Marquis de Sade, Taxi Girl, Edith Nylon. Ces « jeunes gens modernes » (comme on les
surnommaient à l’époque) représentaient la scène Punk et New Wave française. En 1981,
Claude Lévêque organisa une importante exposition rétrospective consacrée à l’art corporel.
Pour l’occasion, Gina Pane94 et Michel Journiac95 réalisèrent des performances inédites. Il
projeta également une vidéo de l’actionniste viennois Rudolf Schwarzkogler96. Outre le fait
quelles suscitèrent l’indignation des pouvoirs politiques alors en place, ces manifestations
reçurent un accueil plutôt favorable de la part du public nivernais. D’une certaine façon,
l’activité de Claude Lévêque à la maison de la culture participa à établir les bases de son
langage artistique. C’est d’ailleurs dans l’intimité des loges où il se trouvait être un témoin
privilégié, que se forma, sans même qu’il en est conscience, ce qui allait motiver la réalisation
de sa première œuvre : Grand Hôtel [ill. n°16].
94
Gina Pane (1939-1990)
Michel Journiac (1935-1995)
96
Rudolf Schwarzkogler (1940-1969)
95
42
B. Dispositifs du souvenir
Comme nous l’avons évoqué plus haut, Claude Lévêque n’a cessé d’entretenir son œil,
de saisir les incongruités de son environnement, et ce, même sans ambition artistique. Dans
les loges de la maison de la culture, il utilise certains déguisements, du maquillage, et fait
poser ses amis. C’est à partir de cette base d’image que va lui être proposé de réaliser ce qui
deviendra Grand Hôtel. Alors qu’il montrait ses photographies à un ami, il fit la connaissance
du cinéaste expérimental Claude Postel. Celui-ci le mis au courant d’une exposition qui allait
avoir lieu à Créteil. Une exposition de photo, mais destinée à des artistes qui ne sont pas
exclusivement photographes. Après avoir rencontré le commissaire de l’exposition, et obtenu
son approbation pour exposer, Claude Lévêque est confronté à un dilemme quant à la
présentation de son travail. « Je n’avais pas envie de les encadrer, ni de les mettre au mur,
parce que je n’avais pas envie qu’elles aient un simple statut de photographies »97 déclarera til. Il fit alors le choix de montrer ces images en les mettant en scène, dans un dispositif
tridimensionnel. Grand Hôtel fut donc présenté pour la première fois en 1982 à la maison des
Arts de Créteil.
Sur une table recouverte d’une nappe de satin vert amande, sont disposées de petits
cadres dorés dans lesquels Claude Lévêque a disposé des photographies. Au milieu de cette
table, un bouquet de roses rouges est posé. Il y a autant de roses que de photographies, c'est-àdire trente. Sur la table et au sol, des morceaux de verres ont été dispersés. L’ensemble est
donné à voir devant un fond noir.
Le dispositif créé par Lévêque a pour ambition première de présenter des images ;
souvenirs de moments particuliers. Seulement, il met ici en place une situation qui sublime la
simple présentation. Reprenons alors ce qui est à voir et tâchons d’en retranscrire fidèlement
le dessein. Ce dispositif a pour ambition première de mettre en valeur des images aujourd’hui
présentées comme autant de moments sur lesquels il faut se recueillir. Il faut bien comprendre
que ce procédé de présentation crée ici la théâtralité de l’œuvre, il donne à voir au spectateur
une œuvre qui use de codes religieux afin de sacraliser ces moments. Cette dimension
religieuse se laisse deviner dès le titre dans cette relation d’ambiguïté que l’on peut discerner
entre "Hôtel" et " Autel ". À l’image de l’autel au centre du chœur de l’église, duquel le
croyant n’est pas autorisé à accéder lors de la cérémonie, l’"autel" qui nous est ici donné à
voir laisse le spectateur à distance, le confinant moins dans un rôle d’observateur que dans
celui de voyeur. Les fragments de miroirs sont une barrière physique entre l’œuvre et le
spectateur, donnant aux photographies une dimension toute particulière. On pense à Michel
Journiac pour le côté religieux et notamment à sa Messe pour un corps [ill. n°17], qu’il réalisa
en 1969, mais également aux performances de Gina Pane dans la proximité dangereuse qui
s’entretient entre les corps et les morceaux de miroir. Dans la quiétude du recueillement,
97
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
43
ceux-ci sont une menace physique envers le spectateur ; une interdiction à en troubler le
souvenir. Dans les cadres qui scintillent par les jeux de lumières, les images apparaissent alors
comme autant de témoignages d’un « ailleurs réel où les choses sont différentes »98 comme
l’écrit Eric Troncy et sont donc, pour cela même, des visions extraordinaires dont il faut
conserver et protéger le souvenir précieusement. Pour reprendre le mot de Claude Lévêque,
on pourrait dire qu’il s’agit d’une « célébrations »99. Les roses rouges correspondant aux
images sont, elles aussi, nécessaires à la célébration de ces moments, chacune apportant à
l’image à laquelle elle se rapporte la marque d’un souvenir ému mais encore très présent ;
elles sont comme la preuve tangible et actuelle de ces moments passés dont elles matérialisent
le souvenir. Pour ce qui est des images qui nous sont données à voir, il s’agit de photographies
de corps maquillés, ou recouvert de feuilles d’or qui apparaissent alors comme sublimés. Dans
l’aspect cérémoniel de l’installation, le sens de ces images n’en est que plus mystérieux, tout
en apparaissant à la fois anachronique et ostentatoire. Eric Troncy souligne la parenté que l’on
peut établir entre ces images et les corps dorés des Living sculptures de Gilbert and
Georges100. Dans Grand Hôtel se lit également, et peut être avant toute autre chose,
l’influence du film de Luchino Visconti : Mort à Venise101. Une des photographies que nous
pouvons voir a d’ailleurs figée l’image du fronton de l’hôtel où se déroule l’action du film.
Soulignons qu’il faut considérer le titre Grand Hôtel, comme l’évocation d’un hôtel en tant
que lieu de réception non pas de personnes mais en tant que souvenir de ces personnes.
L’adjectif « grand » vient alors renforcer la dimension exceptionnelle de ce souvenir tout en
renvoyant à la présentation assez soignée, voire précieuse (à l’image de celle qui caractérise
les grands hôtels…) des divers éléments.
Il y a quelque chose de dangereusement profane dans la sensualité des corps dévoilés.
Grand Hôtel est une invitation au religieux au travers d’images largement iconoclastes ; les
corps sont travestis, l’atmosphère est feutrée dans un « rayonnement noir »102 empli de
provocation. Claude Lévêque n’use pas de code propre à une religion, il en parodie les rites. À
l’image de Mort à Venise, dont les passions interdites conduisent à la mort, l’œuvre nous
place ici face aux dangers de l’attirance. Le verre protège et menace le spectateur de ces
« Paradis inquiets »103. Grand Hôtel est une œuvre personnelle, dans le sens où ce qu’y donne
à voir l’artiste, est une part de son lexique propre. Comme nous l’avons dit au début de cette
analyse, Lévêque ne nourrissait pas l’ambition de dévoiler les images qu’il produisait hors du
cercle de ses amis proches. S’il se prête à l’exercice, il ne manque cependant pas d’en
98
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit P.156.
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, Le Creux de l’Enfer, Thiers, 2000, P.7.
100
Gilbert & George (Gilbert est né en 1943 et Georges en 1942). Au cours des Singing sculptures et des Living
sculptures, ils mettent leur corp en scène et font de lui une œuvre d’art à part entière.
101
Le film Mort à Venise, réalisé en 1971 par Visconti est une adaptation du roman du même titre écrit pas
Thomas Mann en 1913. Ce livre retrace la passion qui va naître entre Aschenbach et Tadzio, jeune homme de
trente ans son cadet.
102
Michel Nuridsany, Cérémonies Secrètes, APAC, Centre d’Art Contemporain, Nevers, 1986, P.6.
103
Ibidem.
99
44
souligner l’appartenance affective et d’en défendre l’accès. Grand Hôtel représente en
quelque sorte l’autel de ses, pour reprendre les termes d’Harald Szeemann, « mythologies
individuelles »104. Au sujet de cette œuvre, Michel Nuridsany évoquait avec justesse : « Les
histoires inquiètes et radieuses qu’il montre peuvent paraître ridicules ou mettre mal à l’aise,
irriter. En fait, Claude Lévêque manifeste, à travers sa personnalité, ce retour à l’intime »105.
D’un point de vue plus strictement visuel, cette première installation nous dévoile
certains éléments qui seront longtemps partie essentielle de l’œuvre de Claude Lévêque. C’est
tout d’abord cette esthétique populaire, fréquemment désignée comme kitch que l’on peut
percevoir dans les cadres qui ont ce coté " bon marché" et trop "tape à l’œil", alors bien
éloignée des codes mis en place par l’art contemporain. Ces cadres sont pour Lévèque, au
même titre que les images, un souvenir ; mais ici il fait référence directement à son enfance
populaire. De plus on dénote déjà une dimension ironique, une volonté de ne pas être
consensuel avec le monde de l’art contemporain et ainsi d’en rejeter les tendances. Cette
œuvre montre également l’intérêt que portera l’artiste à revisiter son passé et notamment par
les objets qui y sont liés et qu’il mettra en scène dans ses installations. Ce qui est surtout
annonciateur pour la suite de son travail, c’est la dimension environnementale de Grand
Hôtel. Si l’œuvre se cantonne bien a faire du spectateur un étranger de l’installation, ce
dernier se retrouve néanmoins face à un dispositif narratif et une mise en scène qui lui permet
de rentrer dans l’« univers » de l’œuvre. Univers merveilleux et inquiétant qui l’accapare
malgré lui. Lors du vernissage de l’exposition, Claude Lévêque fit la rencontre de Michel
Nuridsany, dont il aimait lire les articles dans Art Press. Il trouva chez le critique un
spectateur admiratif et un soutient de premier ordre.
Suite à l’exposition de Créteil, la carrière de Claude Lévêque débuta réellement. Le
succès de Grand Hôtel l’encouragea à construire des environnements narratifs, dans lesquels
il pourrait faire écho à son existence. Pour l’artiste, l’image, et de manière plus large, l’objet,
constitua la base de ses recherches artistiques. Il ne s’agissait cependant pas d’un objet
présenté "ready-made", mais d’une mise en situation de l’objet au sein d’univers narratif. Pour
la douzième biennale de Paris, en 1982, il réalisa Bonheur perdus [ill. n°18], où il fit se
confronter des objets et des images provenant du tremblement de terre qui frappa le nord de
l’Italie. Jouets et ustensiles du quotidien se juxtaposaient aux images des villes
désincarnées comme des témoins concrets de la catastrophe. Cependant, investir le champ du
réel et de ses troubles ne semblait pas encore constituer sa priorité. Il déclare à Frédéric
Bouglé : « Je suis un adulte dans son monde d’adultes, sauf que ce monde ne me suffit pas, il
est trop pragmatique, trop distancié, trop terrorisant pour moi. »106. Claude Lévêque va alors
continuer à investir le monde de l’enfance.
104
Il s’agit du titre qu’il donna à la cinquième édition de la documenta de Kassel en 1972.
Michel Nuridsany, Les paradis inquiets de Claude Lévêque, Le Figaro, 19-20 janvier 1985.
106
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.8.
105
45
En 1983, Claude Lévêque débute une série d’œuvre qu’il intitule Anniversaire. Il
réalise la première de ces œuvres pour la biennale de Tours. Anniversaire I [ill. n°19] sera
l’occasion de voir l’introduction de la lumière et du son dans l’œuvre de l’artiste. Sur quatre
socles peints en blanc et agencés dans l’espace, de manière à ce que l’on puisse circuler entre,
des "maquettes" sont disposées. Trois d’entre elles représentent une sorte d’îlot rocheux, alors
qu’une dernière prend l’apparence d’une île déserte sur laquelle se trouve deux palmiers.
Socles et maquettes sont de volumes et de formes différents et sont tous surmontés d’un
prénom écrit au néon bleu et suspendu par un réseau de câbles électriques. Associés à ces
socles on peut donc lire : Claude, Laurent, Régis et David. Claude Lévêque donne à cette
œuvre la qualification d’"environnement visuel et sonore", les écritures imposent une certaine
frontalité que le visiteur pourra contourner ensuite. Dans la salle d’exposition, un léger fond
sonore se fait entendre ; il diffuse le sifflement des oiseaux. En unissant l’objet, la lumière et
le son, Claude Lévêque donne à voir sa première forme d’installation. Si Grand Hôtel était
déjà une œuvre tridimensionnelle qui prenait, en partie, sens dans sa confrontation avec le
spectateur, on ne pouvait encore la qualifier d’installation. Michel Nuridsany lui préfère
l’appellation de « sculpture photographique »107 ; la terminologie peut surprendre, mais il
semble adéquat. Pour en revenir à Anniversaire, il semble nécessaire de se livrer au jeu des
interprétation tant les éléments mis à notre disposition ne suffisent pas à en comprendre le
sens. Ce jeu, le critique Bernard Marcadé s’y livra de bon gré : « Régis n’aime pas l’école,
même s’il adore son bureau, son casier, sa serviette de vieux cuir marron. D’ailleurs, Régis se
demande s’il a bien fermé son cadenas : son casier contient tous ses secrets. Même Laurent et
David ne savent pas ce qu’il recèle. Seul Claude est au courant. Un jour, pendant la
récréation, il lui a montré son trésor. Le visage de Claude était devenu rouge mais lui avait
juré de ne jamais en parler à personne. Régis sait que Claude sait garder les secrets. »108. La
question ici n’est en fait pas tant de savoir si ce que raconte Bernard Marcadé relève de la
confidence ou de la fiction, il s’agit plutôt de constater la part d’imaginaire qui se dégage des
œuvres de Lévêque. Les œuvres perdent leurs références initiales au profit de l’interprétation
de chacun. Une œuvre va particulièrement matérialiser cette tendance, il s’agit de La Nuit [ill.
n°20].
Sous le titre « à la fois programmatique et énigmatique »109 : La nuit, nous chanterons
à la mémoire des passions aujourd’hui disparues (que l’on nomme plus habituellement La
Nuit), Claude Lévêque créa, sans en avoir conscience, une œuvre qui fut considérée comme
générationnelle. Elle marquera son travail autant que les esprits, et restera, pendant de
nombreuses années, l’œuvre qui fit de lui, aux yeux de beaucoup, un artiste à part entière. A
ce sujet, Claude Lévêque expliquait à Eric Troncy : « Cette pièce a vraiment marqué mon
travail, même dix ans après on me proposait des expositions parce qu’on avait vu cette pièce107
Michel Nuridsany, Les paradis inquiets de Claude Lévêque, op.cit.
Bernard Marcadé, Claude Lévêque, Abbaye Saint André, Centre d’Art Contemporain, Meymac, 1990, P.20.
109
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.158.
108
46
là, je n’existais que par rapport à cette pièce, le seul horizon de mon travail semblait être
l’enfance. J’ai d’ailleurs interdit pendant dix ans qu’on utilise cette photo »110. D’une certaine
façon, le travail de Claude Lévêque n’avait de crédibilité que lorsqu’il était associé à
l’enfance ; un cloisonnement dont il ne tarda pas à se défendre et à prouver les faiblesses. La
Nuit fut montrée pour la première fois en 1984, soit deux ans après Grand Hôtel, aux ateliers
de l’ARC – Musée d’Art moderne de la ville de Paris lors d’une exposition collective. D’un
point de vue formel, cette œuvre réunit de multiples types d’éléments plastiques, tels que
l’objet, la lumière et le son, explorant un peu plus la voie dégagée par Anniversaire I. Si l’on
se réfère une fois de plus à Eric Troncy, celui-ci expliquait en 1996 que par cette œuvre,
Claude Lévêque contribua à fonder le genre de l’installation111. Des propos que l’artiste
nuance, évoquant sa filiation avec Joseph Beuys. Malgré tout, d’un point de vue hexagonal,
La Nuit apparaissait comme innovante ; tant d’un point de vue formelle que dans la volonté
narrative.
Sur un sol de graviers répandus dans l’espace de la galerie, sont disposées trois tentes
"tipis". Dispersés autour d’elles, des bustes d’enfants illuminent la pièce. Ils ont été
soigneusement peints par l’artiste sur des supports plats (on parle alors d’une présentation
PLV : "publicité sur le lieux de ventes" que Lévêque utilisait déjà dans la publicité) et
auréolés de petites ampoules scintillantes. La pièce est présentée dans l’obscurité, de manière
à ce que l’œuvre crée sa propre lumière et constitue un environnement total. Dans l’espace
sombre de la galerie, résonne une bande sonore conçue spécialement pour l’occasion ; on y
entend une comptine jouée à la guitare, le chant des grillons, les hurlements des loups. Ce que
l’on saisit de l’œuvre au premier abord, c’est cette esthétique du "feu de camp". L’artiste
recrée une situation, mais celle-ci n’est pas simplement illustrative : il s’agit d’en célébrer le
souvenir. Une fois de plus, Lévêque laisse son public en proie au jeu des suppositions mais,
dans La Nuit, sont contenus des références plus évocatrices. Claude Lévêque y intègre des
éléments qui font partie des lieux communs de la culture populaire française. Pour illustrer
cela, il n’est qu’à évoquer que l’un des bustes représente Mehdi, le jeune acteur de la série
Belle et Sébastien. On comprend alors mieux le caractère rassembleur de cette œuvre, que
beaucoup verront comme un hymne à la jeunesse. Comme dans Grand Hôtel, Lévêque va
composer avec les éléments de son lexique personnel. Les sept jeunes garçons en sont issus,
de manière plus ou moins proche. Par la mise en scène, c’est l’image d’un souvenir que
l’artiste sublime, les ampoules nous rappellent d’ailleurs étrangement les cadres clinquants de
Grand Hôtel. La Nuit trouble autant qu’elle subjugue le visiteur, entre la vision idyllique
d’une enfance heureuse et le mystérieux silence des choses inavouables. L’artiste trouble leurs
visages impassibles d’un mystère contenu, octroyant à chaque enfant sa part de secret. Si
l’ambiance que l’artiste nous donne à voir est douce, feutrée, elle ne peut cependant en
110
Ibidem.
Cf. Eric Troncy, in catalogue de l’exposition My Way, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1996
(ouvrage non paginé).
111
47
dissimuler le malaise. Il s’agit certes d’une célébration mais de laquelle serait banni toute joie
exacerbée. L’artiste joue du sensoriel pour nous conduire dans cette voie : la pénombre fait
partie du vocabulaire commun de la peur chez les enfants, de même, les hurlements du loup
inquiètent, dérangent. Mais l’œuvre dépasse le seul sentiment de malaise. Les craintes sont
réelles mais elles ne sont pas présentes, elles sont justes évoquées. Lévêque insère la clarté
dans la pénombre, comme la part d’espoir que chacun de nous pourrait contenir. L’îlot de La
Nuit est un ailleurs, à l’abris du monde réel dans lequel « la tente c’est le drap inventé les soirs
d’angoisses pour échapper aux maléfices des ogres et des méchants »112.
Lévêque évoque la douceur d’un souvenir comme l’on évoque un être cher
aujourd’hui disparu. Le titre exact de la pièce participe à cette volonté : La nuit, nous
chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues. Titre que l’on pourrait
d’ailleurs rapprocher de ces célèbres paroles de Marcel Proust : « Les vrais paradis sont les
paradis qu’on a perdu »113. Claude Lévêque montre ici sa volonté de ressusciter les paradis de
son enfance.
Au travers de La Nuit, Claude Lévêque semble avoir trouvé un principe de
présentation capable d’exprimer ses volontés. Il intègre à la création environnementale la
narration d’un peintre figuratif. Il dit à ce sujet : « je travaille sur le motif, un peu à la manière
des artistes du passé »114. Explorant le champ de l’installation, Claude
Lévêque proposera
plusieurs œuvres dans lesquelles se cristallise l’apport de La Nuit. Il explore à nouveau le
registre de l’enfance avec Le Jardin [ill. n°21], en 1984. De façon analogue, il présente
l’œuvre dans l’obscurité, la lumière devra jaillir de l’œuvre, en être un composant de plus.
Pour ce faire, il installe au centre de la pièce un talus de terre dans lequel sont disposées des
bougies, dont la flamme a été remplacée par une petite ampoule. Autour de cette source
lumineuse, sur les murs noirs de la galerie, l’artiste a déposé de petits cadres en stuc simulant
l’écorce d’un arbre. À l’intérieur de ces derniers, il disposera des petites photographies des
lieux de son enfance : les forêts du Morvan, la campagne verdoyante… Encore une fois, il
met en scène ses récits privés dans le champ de l’œuvre. Seulement, le talus de terre ne
renvoie pas uniquement à l’idée de nature, il évoque de façon évidente l’inhumation ; l’artiste
ne semble cependant pas chercher à enfouir certaines réalités, il s’agit plutôt d’en montrer la
perte. Le Jardin est une cérémonie de célébration, un hommage à l’enfance et à son
insouciance. Cette notion d’insouciance est d’ailleurs, peut-être, la principale différence avec
La Nuit. Ici, l’œuvre évoque une relative quiétude, une vision pleine de nostalgie. Le Chant
des Ombres, réalisé en 1985 illustre à nouveaux les terreurs du monde de l’enfance. Dans un
rayonnant "clair-obscur", les haut-parleurs diffusent des jappements de chiens. Dans l’espace,
des tas de brindilles dans lesquelles crépitent de petites lumières rouges ont été disposées.
Autour d’eux, quelques arbres, des cerfs peints sont figés. L’artiste fait ressortir les craintes de
112
Michel Nuridsany, Absence, Galerie de Paris Editeur, Paris, 1991, p.21.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, Paris, 1999.
114
Sept questions à Claude Lévêque, Nova Magazine, op.cit.
113
48
l’enfance : l’abandon, l’inconnu. Autant de thèmes traités dans les fables mais dont la morale
est ici absente et évoque d’angoissantes réminiscences.
Le monde de l’enfance, où comme l’explique Eric Troncy, plus précisément celui de
« son enfance »115, monopolisera pendant quelques années encore la production de Claude
Lévêque. Si Boltanski réutilisera, plus tard, le système d’ornement lumineux autour de ses
figures, Lévêque emprunte à ce dernier le lexique de la mémoire. Sur ce thème, le travail de
Christian Boltanski est plus exclusivement visuel, et celui de Claude Lévêque plus sensoriel :
jouant sur une mise en scène qui intègre l’image, la lumière et le son. Lévêque se réfère
également de manière quasi exclusive à son histoire personnelle, son enfance alors que
Boltanski décrit une histoire qui pourrait être celle de chacun. En 1971, il réalise L’album de
la famille D. pour laquelle il utilise les photographie de famille d’un de ses amis nommé
Durand. Le fait que le nom soit particulièrement répandu rajoutait à la volonté de Boltanski de
montrer l’album d’une famille : « banale, moyenne, française »116 dont les images pouvait
évoquer l’enfance, de manière générale. Si la volonté première est différente, les œuvres des
deux artistes contiennent malgré tout, la capacité de matérialiser les bonheurs, les craintes, les
doutes d’une large catégorie de personnes.
Dans la seconde moitié des années 1980, Claude Lévêque se détachera des dispositifs
de mise en scène qu’il avait jusqu’alors réalisés pour explorer le champ spécifique de l’objet.
En se détachant de ses compositions narratives, l’artiste exprime « un certain déséquilibre
[…] du côté de l’inquiétude et de la violence.»117. A partir de 1986, il entreprend une série
d’œuvre à partir de meubles. Pour être plus précis, il faut souligner que ces meubles étaient
tous issus de l’histoire personnelle de l’artiste ; s’ils ne lui avaient pas appartenu, il en
recherchait de similaires à ceux qui composaient son univers d’enfant. L’artiste qualifie cette
période de « retrouvailles », délaissant pour un temps la mise en place d’histoire et illustrant
ainsi une réalité plus amère. Claude Lévêque revisite son passé avec ses propres objets, le
référent autobiographique n’en est alors que plus évident. Une fois de plus, la filiation avec
l’œuvre de Christian Boltanski est perceptible, mais ici, la violence qui se dégage de l’objet
laisse entrevoir la direction que tend à prendre son travail. Cette « jubilation à la
figuration »118, dont parlait Troncy, disparaît au profit d’une recherche de clarté, d’évidence.
Une volonté qui se perçoit jusque dans le titre des œuvres. Ou plutôt dans l’absence de titre,
ceux-ci étant bien souvent, substitués par une petite citation évocatrice dans l’œuvre. La
poésie douce de La nuit, nous chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues,
s’efface pour des allusions plus froides : « le trou dans la tête » [ill. n°22], « la peur du vide »
[ill. n°23], « t’es mort » [ill. n°24]. Si, à première vue, le procédé parait plus sculptural
qu’environnemental, Lévêque n’hésite cependant pas à disposer ses "meubles" au sein
115
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.161.
L’art est une psychanalyse sauvage, entretien Claude Weill/Christian Boltanski, Le Nouvel Observateur,
n°2040, décembre 2003, p.144-146.
117
Michel Nuridsany, in catalogue de l’exposition My Way, op.cit.
118
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.159.
116
49
d’atmosphères troublées. L’obscurité est alors une fois de plus sollicitée. Pour l’œuvre sans
titre (le trou dans la tête) de 1986, l’artiste utilise le lit de son enfance, sur une des lattes du
sommier pyrogravée, il indique: Le trou dans la tête. Ce trou, on le retrouve précisément dans
la tête du lit ; il ne s’agit pas d’un trou net, mais d’un trou laborieux, dont le tour est irrégulier,
rugueux. Au plafond de la salle, juste au-dessus du lit est installée une ampoule à un fil ;
celui-ci se balance animant ainsi tout un balai d’ombre. Plus qu’une évocation des peurs de
l’enfance, l’artiste met en scène sa propre violence. Il déclara a Jean-Paul Blanchet : « Quand
j’étais enfant je cassais tout, j’étais assez violent, le lit était vraiment complètement
déchiqueté, je faisais des trous dedans. J’étais assez dur, je le suis toujours, mais je me suis
sociabilisé. Mes années d’enfance étaient assez solitaires parce que j’étais tyrannique,
autoritaire, comme aujourd’hui. »119. Dans ce travail, se perçoit un des thèmes fondamentaux
de la production de Claude Lévêque. La violence évoque le refus de l’uniformisation, une
volonté contestatrice dans les choses établies, une volonté d’affirmer son individualité dans
une société « qui écrabouille tout ce qui dépasse pour […] former la galette sociale »120.
Cette forme de présentation, fondée sur une mise en situation de l’objet, Claude
Lévêque va l’adapter à un projet qui peut paraître éloigné des thèmes qu’il développait
jusqu’à présent. Si, en effet, c’est autour d’éléments personnels que son œuvre était construite,
c’est vers l’univers de la collectivité que va se diriger son travail. Il élargit ainsi une
problématique personnelle au monde réel.
C’est en 1987 qu’il accepte une invitation de l’association Entrée les artistes à Meaux.
Son travail devant s’élaborer dans un établissement scolaire, Lévêque va s’installer dans un
bâtiment préfabriqué au milieu de la cour du lycée. Il explique à propos de ce travail : « J’ai
commencé à travailler avec ce que je trouvais autour de moi, les objets et mobilier de l’école,
et ce furent mes premières appropriations avec les équipements de collectivité. »121. Investir le
champ d’un territoire aussi marqué institutionnellement que celui de l’école est un acte
symboliquement fort pour l’artiste. Dans une interview réalisée en 2000, Frédéric Bouglé
n’hésitait pas à soumettre cette idée : « à huit ans tous les enfants sont à la fois poètes,
révolutionnaires et idéalistes, mais à dix ans, à part quelques exceptions, ils sont tous morts,
morts par l’éducation des adultes. »122. Dans la volonté uniformisatrice de l’école, Lévêque
voit l’opportunité de mettre en place un discours visuel qui illustrerait cette tendance. Ainsi,
l’esthétique de son travail se durcit encore : le fer se substitue au bois, les néons blêmes aux
ampoules. Le matériel des collectivités illustre parfaitement cette perte d’identité spécifique,
dans son aspect brut il contient la violence nécessaire à exprimer ce constat. Ce travail marque
une nouvelle évolution dans l’œuvre de Claude Lévêque : s’il charge toujours ses productions
119
Jean Paul Blanchet, Claude Lévêque, op.cit, P.5.
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.162.
121
Ibidem, P.163.
122
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.11.
120
50
d’éléments autobiographiques, ceux-ci disparaissent derrière la dénonciation froide de la
standardisation, de la négation de l’individu.
Cette première phase du travail de Lévêque s’achève sur un certain élargissement de
la problématique, comme si une conscience générale avait suppléée la conscience de soi. D’un
point de vue strictement visuel l’œuvre c’est aussi largement minimalisée, laissant derrière
elle l’esthétique kitch initiale. Les "bricolages" de Grand Hôtel et de La Nuit, alors très
éloignés de l’esthétique sobre héritée de l’art conceptuel et minimal, évoquaient une certaine
conception populaire de l’art. Ils inspiraient d’ailleurs à Michel Nuridsany le qualificatif de
124
« gâteaux d’anniversaire »123. Catherine Millet, elle, parlait de « décors »
. Ces
dénominations ont le point commun de renvoyer à une conception artisanale de l’art. Si pour
Michel Nuridsany il n’y a ici rien de péjoratif, pour Catherine Millet rien n’est moins sûr125.
Cette évolution visuelle coïncide avec l’endurcissement de l’œuvre de Lévêque ; comme s’il
abandonnait tout élément périphérique à la compréhension pour n’en garder que son essence
profonde. C’est un peu d’influence punk qui rejaillit sur son travail ; négation de l’individu,
standardisation, amnésie collective, perte de la pensée…telles seront les données qu’il
cristallisera dans son art dès le début des années 1990.
123
Michel Nuridsany, Absence, op.cit, P.9.
Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit, P.225.
125
Cf. premier chapitre du mémoire.
124
51
II. 1991-1996 : L’ESPACE COMME SUPPORT :
A) Affirmation de la violence
S’engouffrant un peu plus loin dans la voie entrouverte lors de la série des meubles,
Claude Lévêque va radicaliser une fois de plus son discours et réaliser, en 1991, pour la
Galerie de Paris une œuvre explicite. Si La Nuit ou Le Jardin pouvait être considérés comme
ses premiers exemples d’installation, cette œuvre sans titre [ill. n°25] va proposer une
exploitation du thème radicalement différente. Après avoir descendu un grand escalier, le
visiteur se trouvait face à une mince ouverture, haute d’un mètre, et qui se trouvait être le seul
accès à l’espace d’exposition. Une fois entré, le spectateur partage l’espace avec du matériel
agricole, et plus explicitement, du matériel de porcherie. L’installation fait référence aux
chevaux de Kounellis dans le rapport à l’animalité et dans la réduction des éléments,
seulement, ici, le spectateur n’est pas confronté aux chevaux, il est mis à leur place. Ou plus
précisément à celle du porc. On devine également l’héritage de Joseph Beuys et de son Plight
dans la volonté de contraindre le visiteur126. Mais alors que chez Beuys la contrainte pousse le
visiteur à prendre conscience de l’espace préservé que constitue l’installation, chez Lévêque,
il l’insère dans la réalité froide du dispositif. Nous parlions à propos de Grand Hôtel et, de
manière plus étendue, des environnements que Lévêque créa entre 1982 et 1985, d’un rapport
à la religion. Ici, s’il ne s’agit pas d’une cérémonie, cependant l’entrée contraignante participe
malgré tout à l’élaboration d’un rite. Rite de passage où l’homme social entre dans le monde
de l’animal. Énoncé en ces termes, cette installation pourrait être comparée avec la
performance de Beuys, I like America and America likes me, seulement ici, le visiteur ne
rentre pas dans l’univers de l’animal sauvage, mais dans celui de l’animal domestiqué,
exploité, par la société. La critique est frontale et plus évidente qu’à l’accoutumée. Les boxes
et les sangles près des murs font échos à la mangeoire au centre de la pièce, matérialisant
l’attaque que Claude Lévêque dirige contre ce que cherche à produire la société : des êtres
humains que l’on met dans des cases et que l’on nourrit de choses identiques, afin d’en créer
une pâte malléable où l’on nie l’individualité au profit de la masse. Comme l’explique Claude
Lévêque, cette œuvre rompait avec la « séduction »127 qui caractérisait ses pièces précédentes.
L’espace d’exposition nous donnait seulement à voir l’agencement du matériel agricole sans
aucune mise en scène supplémentaire : ni lumière, ni son. Uniquement l’espace blême de la
galerie occupée par la ferraille. Alors qu’une première partie de son œuvre avait pour
ambition de magnifier quelques souvenirs, le regard qu’il porte sur le monde contemporain est
dégagé de tout sentimentalisme et suggéré dans une violence crue. Eliane Burnet voit
également dans cette œuvre une réplique au monde et aux institutions de l’art. Elle énonce en
ces termes : « Le visiteur de la Galerie de Paris était convié à se courber sous les portiques du
126
127
Pour ces deux exemples, se référer au premier chapitre de l’étude.
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
52
matériel de porcherie […] comme s’il était contraint de passer sous les fourches caudines de
la vision de l’art : mise en espace et parcours obligé construit par le commissaire d’exposition,
explications des exégètes autorisés que ne permettent pas de batifoler dans les œuvres en toute
liberté, mais place en stabulation dirigée. »128. Claude Lévêque se disait, lui, « amusé de
contraindre des gens de l’art, des collectionneurs, des institutionnels »129. Une révélation
importante, qui laisse entrevoir la part d’humour noir, mais également d’ironie amère, qui
hantera dès lors sa production, concrétisant un peu plus l’éloignement d’un certain pathos qui
pouvait caractériser ses oeuvres de début. Dès lors, l’histoire personnelle de Lévêque sera
sous-jacente à des préoccupations plus générales. Préoccupations au sein desquelles, il
s’attachera à mettre en place un discours gravitant autour de l’individu.
Ce recours à des thèmes moins autobiographiques semble avoir mûri au cours d’un
voyage que l’artiste entreprit dans le camp de concentration d’Auschwitz à la fin de l’année
1990. S’il faisait d’abord écho à son histoire personnelle (son grand-père, communiste
militant, y fut déporté durant la seconde guerre mondiale), ce voyage chargea bientôt son
propos d’une conscience plus humaniste. Cependant, il ne s’agissait pas de tomber dans le
sentimentalisme exacerbé en évoquant l’atrocité du génocide opéré par les nazis ; sa volonté
consistait à illustrer l’amnésie collective que peut produire, pour reprendre l’expression de
Guy Debord, cette "société du spectacle" actuelle.
Ainsi, en 1992 il réalisa Arbeit Macht Frei [ill. n°26], une œuvre volontairement
provocatrice contenant une ambiguïté qui lui portera préjudice. Sous ce titre tristement
évocateur, dans une sorte de bas-relief de lumière et d’acier, Lévêque associe l’image au
texte. L’image, c’est celle de Mickey, la célèbre souris créée par Walt Disney. Il demanda à
Elie, le fils d’un couple d’amis proches, d’en réaliser le dessin au préalable. Il confia ensuite
l’"œuvre" à un néoniste afin d’en faire une sculpture lumineuse. Le texte, qui donne son titre à
l’œuvre, est une réplique exacte de l’enseigne qui surmontait l’entrée du camp d’Auschwitz, il
indique donc : Arbeit Macht Frei ("le travail rend libre" en français). Dans l’association des
symboles, l’artiste joue de l’ambiguïté pour créer le malaise. L’image de Mickey renvoie
immanquablement au monde du loisir, auquel est aujourd’hui associée la consommation et le
capitalisme. Une image qui véhicule sa part de rêve, de magie, associée à l’enfance comme
une icône idyllique du bonheur. Dans un registre diamétralement opposé, par l’enseigne
Arbeit Macht Frei, c’est à l’horreur que l’artiste se réfère. L’association des deux symboles
peut en effet surprendre, choquer même. Elle vaudra d’ailleurs à Lévêque de nombreuses
incompréhensions et lui imposera la nécessité de clarifier sa volonté130. Au travers de cette
128
Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, Art Press n°321, mars 2006, P.46.
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
130
Il expliquait à ce sujet à Hélène Chouteau : « J’ai failli passer en procès pour Arbeit Macht Frei à cause de
journalistes qui s’en étaient emparés pour essayer de convaincre d’anciens déportés de porter plainte contre une
caricature de leur mémoire. J’ai même était présenté par la presse comme un artiste néonazi […]. J’ai rédigé un
texte destiné aux anciens déportés pour clarifier ma position. […] Je l’ai présenté au CAPC de Bordeaux, dans
l’exposition Présumés innocents, et avant même l’ouverture, il y a eu des réactions négatives. Le musée m’a tout
129
53
œuvre, l’artiste proposait une critique violente des comportements humains, à l’ « amnésie
collective par rapport à cette période historique et face à la domination de la société des
loisirs.»131. À cette époque, la France voyait en effet la cote de l’extrême droite
dangereusement augmenter, alors qu’au même moment, Disney inaugurait l’ouverture du parc
d’attraction Eurodisney en Banlieue parisienne. Claude Lévêque construit un dispositif qui
rend compte du voile que la société dépose sur certaines réalités préférant se concentrer sur
des images de bonheur illusoire. À défaut d’utiliser les drames de l’histoire comme exemple à
ne plus reproduire, l’être humain se laisse éblouir par l’éclat d’une joie fabriquée. Les deux
images se juxtaposent alors comme deux réalités opposées donnant forme à une troisième :
sorte d’expression désenchantée d’une société plus prompte à produire du rêve que d’affronter
ses démons.
B) Au plus près de la vie
Le travail de Claude Lévêque, dont la froideur s’est affirmée, va prendre forme dans
les lieux mêmes où la société est synonyme de désenchantement. L’artiste va donc
entreprendre une série d’œuvre, entre 1992 et 1995, dans laquelle son art va s’articuler
spécifiquement à l’espace de lieux dont le passé résonne. Une démarche qui n’est pas sans
rappeler celle de Daniel Buren, duquel il disait en 2000 : « je le trouve le plus contemporain,
le plus jeune dans la création »132. Si dans l’investissement du lieu, les similitudes sont
largement perceptibles, les finalités, elles, divergent. Là où Buren s’attache à troubler la
perception sensorielle de l’espace, à en nier ou en exalter les aspects, Lévêque investit le lieu
d’une réalité fictive dans une célébration morne, tintée de souffrance.
Comme, peut être un peu moins qu’un symbole, mais un peu plus qu’une simple
coïncidence, ce travail va se concrétiser pour la première fois à Nevers, et plus précisément à
la cité du Banlay, où rappelons-le, il a passé son enfance. Elein Fleiss, qui fondera plus tard la
revue Purple, avait invité Claude Lévêque ainsi qu’une jeune artiste, Valérie Pigato, à
intervenir dans un appartement d’une des tours HLM. L’action de Claude Lévêque sera
sommaire, elle ne bouleversera en rien l’aménagement de l’appartement. Le cadre est
populaire, modeste, et témoigne d’un milieu « plutôt désespérant »133 comme le souligne
Michel Nuridsany. Concernant le lieu de son intervention, le critique ajoutera : « Il y a là du
papier peint maronnasse, par terre, partout, du carrelage, des balcons de ciment où l’on
s’appuie pour voir d’autres HLM semblables. »134. La violence sociale de ce milieu, Lévêque
de suite demandé de présenter le texte. Je trouve terrible de justifier ma démarche avec un écrit car les gens
doivent pouvoir lire et interpréter la pièce par eux-mêmes. » In Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque,
Welcome to Pacific Dream, Editorial, Galerie Noisy-le-Sec, mai-juillet 2002, P.148.
131
Ibidem.
132
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.33.
133
Michel Nuridsany, L’avant-garde dans une HLM, Le Figaro, 6 décembre 1992.
134
Ibidem.
54
la connaît bien, l’œuvre qu’il y réalisera témoignera de la perte des illusions que ce cadre peut
offrir. Sur les murs recouverts du papier peint marron et fleuri laissé par les anciens locataire,
l’artiste a installé une guirlande d’ampoule lumineuse dessinant de lettres droites le mot :
« jour de chance ». La pâle lumière qui se dégage des murs rend la lecture des trois mots
difficile, presque douloureuse. Elle imprègne l’espace de ses radiances froides et matérialise
l’idée d’un espoir fuyant, irréel. Jour de chance illustre tout ce que son titre ne dit pas ; là où
semble naître un peu d’espoir, ne figure plus que les vapeurs nébuleuses d’illusions déçues.
Cette pièce s’articule également avec l’extérieur de la cité. L’artiste a enlevé les rideaux des
fenêtres, laissant voir aux habitants du quartier, de jour comme de nuit, cette entrave
lumineuse fissurant les murs de béton, de verre et d’acier. À propos de son intervention,
Lévêque justifiera en ces mots : « Je voulais travailler en direct avec la réalité, sur un sujet et
sur le lieu même de ce sujet. »135. L’appropriation de ces lieux de réalité sociale, Lévêque la
concrétisera un peu plus dans le cadre du projet "Appartement Occupé" auquel il participera
en 1993 et 1994 à Bourges. Ce projet ambitieux, initialisé par l’association Emmetrop136,
visait à immerger concrètement l’artiste au sein du quartier des Gibjoncs. Il s’installa en effet
pendant une année entière dans un appartement de type F5 avec pour seul meuble un matelas
et un bureau. Cette occupation minimale des lieux devait permettre aux visiteurs de suivre
l’évolution du travail de Claude Lévêque. Comme l’explique Chantal Pétillat, Claude
Lévêque devait : « vivre et travailler là, non pas replié dans une méditation artisticocontemporaine, mais la porte grande ouverte : aux visiteurs d’une heure, aux curieux, à des
convives avides d’échange, aux étudiants de l’école des Beaux-Arts, comme aux habitants du
quartier, de la ville, ou même d’ailleurs. »137. Deux installations seront proposées durant le
projet : la première intitulée Printemps et la seconde Automne-Hiver [ill. n°27], illustrant ainsi
les différentes phase d’élaboration. Dans Printemps, Lévêque installa dans l’espace de
l’appartement un jeu d’extérieur pour enfant, fait de tubes d’acier entrecroisés, appelé plus
fréquemment "cage à poule". À cette structure métallique, répondait un trèfle à quatre feuilles
de néon vert. Malgré le caractère ludique de cette pièce (les enfants étaient autorisés à jouer
dans la structure de métal), celle-ci n’en reste pas moins marquée d’une certaine amertume.
La "cage à poule", sorte de reflet interne de l’organisation architecturale de la cité évoque le
milieu carcéral, s’emmêlant autour des enfants comme les barreaux autours d’un détenu. Une
perspective bouchée, qui fait écho à la verticalité des tours. Au fond de la pièce, le trèfle à
quatre feuilles, synonyme de chance, d’opportunité, illustre le triste constat d’un univers clos
duquel chacun nourrit l’espoir de s’évader. Lévêque emprunte les constituants de cette œuvre
au lexique de l’enfance et teinte son approche d’une dimension tragique qu’il ne donne pas à
voir en tant que telle. Dissimulée derrière ces éléments, la réalité n’en est que plus noire ;
135
Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148.
L’action de l’association Emmetrop a pour ambition de réhabiliter la place de l’art dans la vie quotidienne.
Partant de cela, le champ de leurs interventions embrasse aussi bien l’art contemporain que la musique
expérimentale ou encore le théâtre.
137
Chantal Pétillat, Rendez-vous dans l’HLM, La Nouvelle République du Centre-Ouest, janvier 1993.
136
55
tapie dans les jeux innocents de l’enfant elle annonce un futur bien terne. Dans AutomneHiver, l’installation se fait plus violente, moins suggérée. Dans l’espace de l’appartement,
quatre-vingt-dix matelas ont été disposés de manière à obstruer toute ouverture et perturber
tout passage. La hauteur du plafond est rabaissée à la hauteur des matelas, soit à un mètre
quatre-vingt-dix. L’ensemble forme une sorte de tunnel mou et hermétique, juste éclairé par la
lumière froide d’un néon blanc, dans lequel résonne le bruit sourd d’une radio. Celle-ci ne
diffuse ni chanson, ni émission, seulement le grésillement d’une fréquence mal réglée. Une
fois de plus, on pense au Plight de Joseph Beuys dans le rapport qui se crée avec la matière.
Mais ici, la référence de Bruce Nauman138 est peut être plus adaptée. Comme dans un des
Corridor [ill. n°28] lumineux de l’artiste américain, dont l’accès et difficile et la circulation
mal aisée, Automne-Hiver est une œuvre qui nécessite l’engagement sensoriel du visiteur.
L’espace étroit créé par les matelas étouffe les bruits, perturbe la perception du lieu,
déstabilise. En élaborant l’espace comme un piège à sensations, Lévêque place le spectateur
dans une configuration propice à lui évoquer le dessein de l’installation. Cette fois, il fait de
l’appartement une zone repliée sur elle-même, coupée de toute vie extérieure. Un espace non
pas protégé mais oublié, en témoigne le crépitement de la radio dont aucune information ne
peut venir jusqu’aux oreilles du visiteur. L’information ne circule plus, n’est plus intelligible,
c’est une sorte de vision d’un monde dont le flot médiatique finit par brouiller les esprits et
annihiler toutes pensées individuelles au profit d’une pensée de masse. Cette pensée de masse
compresse l’individu, à l’image des matelas se resserrant dangereusement autour de lui, et
l’invite à suivre un mode de pensée standardisé. Il est à voir dans cette pièce, et sûrement pour
la première fois dans l’œuvre de Lévêque une considération qui se fait autant sensorielle
qu’intellectuelle. Cette volonté, sera d’ailleurs au centre de sa démarche à partir de 1998 (cela
constituera d’ailleurs la troisième partie de ce chapitre). En s’établissant au cœur des barres
HLM, l’art de Claude Lévêque, retournait à sa source sociale. Comme le sous-entendait plus
haut Chantal Pétillat, il ne s’agissait pas pour l’artiste de venir et porter un regard critique sur
la cité et ce qu’elle produit du haut de sa situation « confortable d’artiste »139. Lévêque se
défend de cela, il déclare notamment : « depuis mon enfance, j’ai toujours vécu dans les
HLM, je ne les ai jamais vraiment rejetées. C’est plutôt un lieu qui m’inspire. »140. Le travail
qu’il réalisa à Bourges n’est pas un travail sur le quartier, mais un travail avec le quartier.
L’atelier était ouvert au public, les conversations et les idées s’échangeaient. Le résultat est en
accord avec ces échanges ; un constat froid, pessimiste, dans lequel se lit en filigrane les
problèmes actuels que pose la cité dans la société.
L’intérêt qu’il porte au lieu, à la collectivité, va amener Claude Lévêque à investir
d’autres espaces chargés d’histoire. Les œuvres in situ qu’il donne à voir, ont cette
particularité de jaillir de lieux fortement marqués par la présence de l’individu, de la masse
138
Bruce Nauman (né en 1941)
Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148.
140
Claude Lévêque, La Nouvelle République du Centre Ouest, 17 mars 1993.
139
56
anonyme. Eric Troncy estime que les installations que propose alors Lévêque « [renouent]
avec les ambitions de La Nuit ; il convoque en effet la lumière, le son, et l’espace comme un
sculpteur modèle la matière. »141. Le lieu devient son support et les éléments qu'il met en place
l’animent, le « recharge d’émotion »142, réhabilitant un passé souvent très présent. Il formulera
un nouvel exemple de ce constat à Poitiers avec la Chambre 321 [ill. n°29] en 1995.
La Chambre 321 est une chambre universitaire de la résidence Rabelais. L’association
Confort Moderne, lui proposa d’investir le lieu dans le cadre d’un projet d’exposition. Dans
une approche qu’il décrypte comme « d’abord plastique, plus de l’ordre du poétique que du
social »143, il fournira une installation que l’on pourrait qualifier de minimale. Mais à la
différence de Jour de chance, où l’action de l’artiste avait été minimale, ici, c’est le résultat
qu’il faut qualifier de minimal ; ou du moins, proche de l’esthétique minimaliste. Dans les
onze mètres carré de la chambre du Crous, Claude Lévêque obstrua les ouvertures et disposa
sur le mur, le sol, le plafond, les fenêtres et les rares éléments de mobilier une peinture
blanche laquée, brillante. Cette blancheur et rehaussée par deux traits lumineux obtenus par
des néons. En pénétrant dans l’espace, le visiteur est confronté au reflet de son image.
L’intervention dans la chambre 321 à succéder à une étape où l’artiste s’était entretenu avec
les étudiants de la résidence Rabelais. Il constata que les étudiants, de manière générale,
avaient tendance à charger leurs chambres de posters, d’objets personnels, de photos, afin
d’"humaniser" les lieux, pour rompre avec son aspect anonyme. Claude Lévêque
explique : « Une élève de lettre n’a rien touché. Ce fut pour moi le déclencheur : vider la
chambre de tous les éléments mobiles et éliminer tout point de repère […]. Ainsi, les visiteurs
admis à rentrer un par un, seront confrontés au reflet d’eux-mêmes. La chambre sera
transformée en espace miroir. Fermé sur l’intérieur mais ouvert sur l’intériorité de
chacun. »144. Au fil des conversations avec les résidents, s’est dessinée une vision très dure de
ce que pouvait représenter la vie en chambre universitaire. Lévêque en a formulé une zone
vide, dans laquelle le visiteur pénètre comme dans un ailleurs pour mieux se confronter à luimême. Son image s’imprime furtivement au cœur d’un contexte collectif, désindividualisé.
L’intervention qu’il réalisa la même année dans une usine désaffectée près de Laval témoigne
d’une même conscience de la collectivité. Ces lieux, à l’image de Grand Hôtel ou de La Nuit,
Lévêque en évoque la mémoire. Simplement, ici, il ne s’agit plus d’une mémoire personnelle
mais d’une mémoire collective, une mémoire sociale, propre à nourrir des sentiments
convergents dans lesquelles la place de l’individu au sein de la société reste un élément
capital.
L’installation qui fut mise en place près de Laval, intitulée La Piscine, fut aussi
réalisée en 1995. L’espace est cette fois différent, plus complexe qu’à l’accoutumée. La
141
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.166.
Dominique Widemann, Portrait, L’Humanité, 11 décembre 2001.
143
Claude Lévêque in Carlos Herrera, Rabelais, chambre 321, L’actualité Poitou-Charentes n°30, Poitiers, 1995,
P.9.
144
Ibidem.
142
57
piscine est en effet un lieu où s’articulent les espaces transitoires, détenant chacun une
fonction spécifique. Fonctions que Claude Lévêque va réinterpréter par les moyens plastiques.
Pour s’approprier le lieu, il va d’abord en modifier la perception extérieure, en recouvrant les
lettres du mot piscine d’une peinture rose fluorescente. Une fois entré dans l’espace du
bâtiment, le visiteur est plongé dans une pièce sombre, toutes les ouvertures en ont été
obstruées. Des projecteurs illuminent une boule à facette fixée au plafond ; celle-ci renvoie,
dans la totalité de l’espace, de minces points de lumières en mouvement [ill. n°30]. Au fond
de la pièce, une forte lumière nous parvient des vestiaires. Dans ceux-ci, de petites lampes de
chevets ont été solidement vissées au sol, soigneusement ciré pour l’occasion. Entre elles, des
vêtements, des médicaments, des objets quelconques (chaussures, rouges à lèvres,
bracelets…) ont été parsemés sans précaution [ill. n°31]. Le visiteur continue son chemin et
pénètre dans une salle éclairée de deux néons blancs. Dans la salle, des portes vêtements ont
été recouverts d’une peinture métallique. Des cintres nus y sont accrochés. Sur le sol, des
jetons métalliques et des bracelets jaunes emmêlés semblent avoir été oubliés. Plus loin, le
visiteur découvre les cabines de douche. Dans chacune d’elles, l’artiste a fixé au mur un
miroir déformant. Enfin, le visiteur se retrouve face à une mince ouverture, donnant sur
l’extérieur, depuis laquelle il perçoit le bassin et le plongeoir à l’abandon. L’exposition
s’appréhende à l’image d’un parcours, chaque espace participant à construire sa part de
suppositions, laissant deviner une narration dont l’artiste serait l’auteur, animé par la volonté
de garder son histoire secrète. Critiques et commissaires se prêtent au jeu dans le catalogue
d’exposition145, imaginant de brèves histoires visant à donner à l’espace sa raison.
Lévêque
applique à l’espace les principes de ses premières œuvres : l’espace est narratif, contient en
son sein les motifs de nos spéculations. Seulement, cette confrontation se fait plus sensorielle,
plus directe. Nul besoin d’en décrypter les éléments pour en percevoir la violence et
l’animation chaotique. Dans La Piscine, la question sociale est encore bien présente et est
transmise avant tout de manière sensorielle. Comme l’évoque le commissaire de l’exposition,
Jean-François Taddéi, l’architecture du lieu est neutre, sans intérêt. Lévêque va l’animer de
désenchantement, à l’image de cette boule à facette qui tourne obstinément, pathétiquement
dans l’espace vidé du vestibule. Les vêtements au sol témoignent de la désaffectation des
lieux, de même que les tas de bracelets, ou de jetons. Dans la réhabilitation que Lévêque
effectue sur le lieu, se construit une réflexion sur l’individu. Individu confronté à la
collectivité, aux regards des autres, à son jugement. Les miroirs déformant évoquent les
inquiétudes qui peuvent naître chez les baigneurs, dans la cabine de douche, avant de se
diriger vers l’eau et de dévoiler son corps, ses différences. Claude Lévêque construit un
dispositif mémoriel, dans lequel se dessine l’évocation d’une réalité aujourd’hui disparue.
Cette "meurtrière", qui obstrue le champ de vision et tronque la vue du bassin, en est un
exemple ; impossible alors d’y accéder, cette vision appartient au passé, elle participe au rêve.
145
Michel Nuridsany, Jean-François Taddéi, Jean-Louis Morin, La Piscine, FRAC des Pays de la Loire, Laval,
1998.
58
Les installation in situ de Lévêque ont cette particularité de raviver le souvenir collectif ; les
lettres peintes en roses attestent de cette réhabilitation, de cette occupation nouvelle mais
éphémère des lieux.
Cette exposition inaugure une esthétique qui n’est pas nouvelle chez Claude Lévêque,
mais qui apparaît pour la première dans un dispositif de cette ampleur. Cette esthétique est
celle du chaos. La violence, sous-entendue jusqu’alors (dans des réalisations telles que sans
titre à la Galerie de Paris en 1991 ou Automne-Hiver à Bourges en 1994), semble ici faire
partie du processus de création de l’œuvre. Une énergie destructrice qu’il mettra alors à profit
dans diverses réalisations à partir de 1995.
C) Construire la destruction
Pour être tout à fait précis, la première installation de Claude Lévêque où l’on
rencontre cette esthétique date de 1992. Loin de l’esthétique "minimaliste" d’alors, Claude
Lévêque construit l’espace du centre d’art Optica à Montréal par la destruction. Il agence,
dans l’espace blanc de la galerie québécoise, des guirlandes de papier pendantes de papier,
d’autres faites d’ampoules colorées. Des ballons : gonflés au plafond, crevés au milieu des
tessons de bouteilles cassées, des cotillons, des confettis et des éléments de décorations
éparpillés sur le sol en parquet. L’espace est irradié par la lumière du jour pénétrant par trois
fenêtres juxtaposées. C’est l’esthétique des « Fins de Fêtes »146, qui témoigne d’une violence
palpable mais pourtant absente. L’espace est aménagé d’éléments détruits, cassés, c’est un
chaos visuel et sensoriel qui est donné à vivre ici. Cette esthétique, Claude Lévêque va en
faire une identité visuelle. Il réalise en 1995 une installation pour l’exposition Mises en scènes
au musée Ho-Am en Corée. Michel Nuridsany, qui faisait partie du voyage, en compagnie
d’autres artistes français, relate : « Tchun Nam Parck [conservateur du musée Ho-Am] adorait
Claude Lévêque. C’était pourtant de tous les artistes, l’un de ceux qui lui avait donné le plus
de travail et de soucis. Il avait dû chercher dans tous les hôpitaux de Corée, des lits pour
enfants, en métal peint et n’était pas peu fier d’en avoir trouvé. [...] Mais voici que Claude
Lévêque est prêt. Il enlève consciencieusement quelques rivets et boulons retenant ensemble
divers éléments des lits et soudain, il fonce, se saisit des montants des sommiers, les soulève à
bout de bras en soufflant, les balance contre le mur, les projette les uns contre les autres. Et les
masses de fer peint tombent les unes sur les autres dans un fracas épouvantable. »147 Cette
anecdote, qui vaudra au conservateur du musée quelques sueurs froides, témoigne de la
démarche de Claude Lévêque, de son implication physique. Si l’on parle de peinture
gestuelle, alors nous pouvons, de façon plus large, parler d’installation gestuelle. L’espace, au
travers des objets qu’il torture, devient un médium malléable. Pour le visiteur, il s’agit alors
de pénétrer dans un lieu empli de séquelles. Ces fins de fêtes sont à nouveau un moyen
146
147
Michel Nuridsany, Claude Lévêque : La violence et l’émotion, Le Figaro, 16 juillet 1996.
Michel Nuridsany, in catalogue de l’exposition My Way, op.cit.
59
détourné d’évoquer l’amnésie du monde. Les émanations de la fête évaporées, il ne reste plus
qu’à contempler les dégâts. Puis à oublier, pour mieux recommencer. Michel Nuridsany parle,
au sujet de ces propositions de Lévêque, de vision « d’un monde désarticulé, à la dérive et de
la difficulté pour chacun d’y trouver sa "voie". »148. Claude Lévêque fournira la forme la plus
aboutie de ses "fins de fêtes" avec l’installation intitulée I wanna be your dog, en 1996
réalisée pour l’Atelier Sainte-Anne à Bruxelles.
Lévêque utilise l’espace dans son entité pour mettre en place un dispositif plastique,
lumineux et sonore. Sur le sol sont flanqués des câbles, des enceintes, des projecteurs, des
confettis… Des bouteilles d’alcool ont été jetées et brisées « de façon chaotique »149 comme
se plait à le dire Claude Lévêque. Certains projecteurs diffusent de la lumière, des rayons de
couleur jaune, orange, rouge et bleu déchirent l’espace. Un léger fond sonore hante la salle, il
laisse entendre le bruit des applaudissements des derniers spectateurs. Alors que l’installation
présentée à Montréal semblait vidée de toute présence humaine, l’atmosphère créée ici laisse
peser le poids de cette absence. Les éléments mis en place accaparent physiquement le
visiteur, égaré au milieu d’un décor emprunt de désolation. Ce n’est plus une fête terminée qui
se dresse devant nous, mais une fête interrompue. Les projecteurs en marche, les
applaudissements lointains, créent une tension physique palpable. Le spectateur arrive dans la
salle comme sur le lieu déserté d’un crime d’où les gens auraient fui précipitamment. Sans
nous prêter au jeu des interprétations quant aux raisons de cette fuite, elle témoigne malgré
tout d’une violence physique tangible. Claude Lévêque désigne ici les comportements
humains, il évoque leur brutalité froide et animale. Une animalité corroborée par le titre même
de la pièce : I wanna be your dog, en français : je veux être ton chien. Ce titre, est un emprunt
à une chanson du groupe The Stooges. L’animalité est ici le point où l’homme se laisse
entraîner dans l’effet de masse, où l’individu s’éloigne de toute pensée propre pour adopter
celle du groupe, de la meute. Les règles sociales se substituent à d’autres règles, plus
instinctives. Dans cette animalité que décrit Lévêque, comme dans celle décrite dans la
chanson, il y a cette notion d’avilissement ; cette perte déraisonnée de toute conscience de soi
au profit d’une conscience collective qu’on lui impose. Difficile de ne pas voir la critique
adressée à la société médiatique, à l’influence qu’elle peut avoir sur les foules. Lévêque parle
d’ « information qui excite les gens, les rend dépendants et leur empêche toute réflexion »150.
La foule est galvanisée par l’information comme pourrait l’être le public déchaîné d’un
concert. Ce dispositif vise à embarquer physiquement le visiteur, lui imposer une tension, un
malaise. La question du corps est un thème indirectement traité dans le travail de Claude
Lévêque. Eric Troncy énonce en ces termes : « c’est une forme absolument singulière d’art
corporel, un art à la fois sensoriel et mental, où le corps n’est plus l’instrument ou le véhicule
148
Michel Nuridsany, Claude Lévêque : La violence et l’émotion, op.cit.
The party’s over, entretien Frédéric Fournier/Claude Lévêque, Blocnotes n°13, septembre-octobre 1996, P.51.
150
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
149
60
d’une forme mais son récepteur privilégié.»151. En effet, l’art de Claude Lévêque depuis 1991
s’est construit dans l’espace de manière à immerger et soumettre le spectateur à
l’interprétation. Une interprétation mentale qui est obtenue au travers des constituants
sensoriels mis en place dans l’installation. Ce travail sur les réactions sensorielles du
spectateur qui tendra à se généraliser à l’orée des années 2000 constituera la troisième partie
de notre étude. Avant cela, et en guise de transition, portons notre attention sur l’installation
My Way.
My Way est le titre que Claude Lévêque a choisi pour l’exposition qu’il réalisa en
1996 à l’ARC - Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. De manière analogue à La Piscine,
les différents espaces du musée ont été aménagés différemment, constituant cependant un
parcours artistique cohérent. Dès le premier pas franchi, le visiteur se retrouve face à un écran
métallique sur lequel est projetée une image. L’image est celle d’un adolescent, cheveux et
sourcil rasé, dansant frénétiquement sur une musique que nous ne pouvons entendre [ill.
n°32]. Une danse qui n’en est d’ailleurs pas tout à fait une. Les gestes sont violents,
incongrus, mécaniques et ininterrompus. Le couloir de transition qui mène au second espace
d’exposition a également été aménagé. L’artiste y a fait mettre un grillage, rabaissant
considérablement la hauteur de la pièce et imposant ses contraintes au visiteur [ill. n°33]. Sur
ce grillage, des chemises blanches sont posées, des manches pendent dans le vide. L’ensemble
du couloir est inondé d’une lumière froide, aveuglante. Dans la salle suivante, ce sont des
agrès (échelles de corde, cordes à nœuds, anneaux) qui sont accrochés au plafond [ill. n°34].
Cet espace courbe du Musée D’Art Moderne a été recouvert d’une couche de laque blanche.
On accède enfin à la dernière salle, carrée cette fois, où dans la pénombre « de petites
ampoules figurent des étoiles et le plafond ressemble à la voûte céleste. »152 [ill. n°35]. Dans
le vide de ce dernier espace, un rire sorti de nulle part résonne. Ce rire fait écho à l’entrée de
l’exposition, au jeune homme entrain de se mouvoir sur l’écran dont les gestes semblaient
dépourvus de sens. Ici encore, nous ignorons ce qui peut motiver ce rire. Plus que jamais
auparavant, Claude Lévêque aura axé son dispositif sur le corps ; le faire réagir, le mettre en
situation, lui faire perdre tout repère. Dans le parcours qui lui est imposé, le spectateur oscille
entre lumière et obscurité, vie et mort. La vie, ou plutôt son agitation frénétique. Comme
l’explique Frédéric Bouglé en faisant mention de Arthur Schopenhauer : « l’agitation, c’est la
poursuite de la vie »153. L’adolescent frénétique semble illustrer cette phrase, cette danse
semble naître d’un besoin nécessaire à la vie. S’arrêter serait risquer de mourir. Claude
Lévêque met le corps du visiteur à l’épreuve d’une tension sensorielle s’accentuant au cours
du parcours. Alors que la frontalité de l’écran lui impose une contemplation visuelle, c’est
bientôt son propre corps qui sera mis en situation. Courbé, ébloui par la lumière crue dans le
couloir surmonté de grillage puis, zigzaguant entre les agrès qui se balancent depuis le
151
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.167.
Michel Nuridsany, Claude Lévêque : La violence et l’émotion, op.cit.
153
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.23.
152
61
plafond pour enfin se perdre, aveuglé à nouveau, dans l’obscurité de la dernière salle, l’œil
n’ayant eu le temps de se déshabituer à la dose de lumière reçu précédemment. L’installation
est chargée de symbole ; elle illustre de façon dure et poétique le thème de la mort. Le titre,
est une fois encore un emprunt musical : Frank Sinatra s’est substitué aux Stooges. My Way,
(mon chemin) évoque le parcours mis en place dans l’exposition, mais aussi cette recherche
d’un sens à la vie. Le parcours se termine d’ailleurs dans le noir quasi-total où un rire cinglant
interpelle et interroge le visiteur. Rire que l’on pourrait notamment rapprocher d’une œuvre
récente, simple écriture de néon, qui pose froidement et sans détour cette question : Pourquoi
vivre ? (2006) [ill. n°37]. My Way est une œuvre inquiète et inquiétante, dans laquelle
l’artiste interroge chacun sur ce qui constitue son existence. Elle est surtout un dispositif total
où le corps est le support d’expérience physique qui agissent sur le mental. Lévêque intègre le
visiteur au cœur d’un parcours qui agit directement sur les sens. Il cherche à "dérégler" la
perception, à en troubler le fonctionnement. Dans la salle obscure de My Way, l’adaptation
nécessite un certain moment, durant lequel le visiteur s’abandonne dans l’espace seulement
meublé de rire. C’est uniquement après, que le contour des ampoules faiblement éclairées du
plafond parviendra clairement au visiteur. Comme la réalité se faisant de plus en plus nette
après le sommeil et le rêve.
Cet esprit punk dont nous parlions précédemment aura était comme un leitmotiv
durant la seconde période de sa production. Les thèmes se sont durcis, l’impact sur le
spectateur intensifié. Une anecdote est particulièrement significative : « Lors d’une
intervention au Lycée Marguerite de Navarre, à Bourges, en 2000, Claude Lévêque explique
sa démarche et l’illustre concrètement en montrant aux élèves ce qu’il produit. Cette
démonstration suscite chez les élèves de nombreuses interrogations et remarques. Une élève
en particulier se sent touchée, attaquée, agressée par cet art si violent. Elle s’indigne.
Révoltée, elle demande à l’artiste comment et pourquoi il réalise de telles œuvres […].
Incompréhension totale face à la vision de la vie aussi cauchemardesque de l’artiste. »154.
C’est une attitude révélatrice de la violence qui anime son œuvre. Une violence qu’il obtient
dans ses installations par un habile jeu de composition. Les installations de Claude Lévêque
sont des expériences dans lesquelles l’immersion est nécessaire à la compréhension. Plus que
dans un simple jeu de mise en scène visuelle, qui passerait par l’objet, l’image ou encore
l’écriture, c’est dans un espace de tension physique qu’on nous propose de pénétrer. Cette
tension est le fait des différents composants sensoriels agencés. Ceux-ci troublent la
perception et participe à créer l’atmosphère de l’œuvre. De façon plus explicite, les
installations de Lévêque convoquent une tension matérielle et immatérielle. C’est la mise en
situation de l’objet dans le cadre sensoriel qui fera naître le sens de l’œuvre. La
dématérialisation de ses installations va s’affirmer, s’articuler de plus en plus autour
154
Charlotte Mengual, Claude Lévêque : d’un passage à l’autre, op.cit. P.30.
62
d’éléments tels que la lumière ou le son. Et comme le souligne Eric Troncy : « toujours de la
douleur.»155.
155
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.167.
63
III. 1997-2006 : Des zones de réactivité
En 2000, Claude Lévêque confie à Frédéric Bouglé : « Je ne suis ni une usine de
production, ni un artiste de la continuité ! »156. Des propos difficilement contestables lorsque
l’on envisage de jeter un œil rétrospectif sur sa production. Objet, espace, et sens se seront
succédés à la tête de ses préoccupations. Il explique à propos des travaux qu’il a entrepris
depuis le début des années 1990 : « C’est le moment où l’objet ne m’intrigue plus. J’en ai fait
le tour […]. Avec les objets, ce sont aussi mes évocations et mes lieux habités de mobilier que
je laisse. Maintenant, c’est sur le lieu seul que je m’attarde, et sur les matériaux qui le
constituent. ». Il ajoute un peu plus loin : « c’est cette relation physique à l’espace qui va agir
sur nos perceptions, elle va nous faire part des troubles qui émanent du lieu. C’est pourquoi
mes interventions dans l’espace concentrent des contraintes qui vont affecter le visiteur. » 157.
Les formes artistiques adoptées par Lévêque se sont faites successivement narratives,
immersives et enfin, si l’on peut se permettre, impressionnistes. Une appellation qui mérite
cependant d’être explicitée. C’est un impressionnisme renversé qui est fabriqué ici : ce n’est
pas l’impression née de l’artiste qui donne l’œuvre mais c’est l’œuvre qui doit faire naître
l’impression chez le visiteur. Des impressions polysensorielles qui conduisent le visiteur à
ressentir l’œuvre et, ainsi, à lui donner sens.
Avant d’envisager la dernière période de l’œuvre de Lévêque, il semble nécessaire
d’apporter quelques précisions sur différents points. Le premier concerne les œuvres dont
nous allons parler dans le reste de cette partie. Si jusqu’à présent il était possible de les
recenser dans leur majorité et de percevoir les étapes importantes de sa production, cet
exercice devient dès à présent beaucoup moins aisé. La raison de cette difficulté réside
simplement dans la quantité d’œuvres que Lévêque aura mises en place, la quantité de lieux
qu’il aura investis. Cette partie sera donc moins chronologique que les précédentes ; nous
essaierons alors de réunir les œuvres sous différents thèmes. L’autre point qui demande à être
éclairci relève de considérations terminologiques. Comme le lecteur aura pu s’en rendre
compte, depuis le début de cette étude, le terme "visiteur" est utilisé pour parler du public des
installations de Claude Lévêque. Ce terme est utilisé par l’artiste même qui : « n’aime pas le
terme de "spectateur" »158, trop statique selon lui. En le qualifiant de visiteur, Lévêque sousentend le caractère immersif de ses propositions, la nécessité de s’y engager corporellement,
d’en effectuer la "visite" active. Comme le signale Éliane Burnet : « l’artiste préfère
emprunter le mot de "visiteur" plutôt que celui de "spectateur" qui privilégie la seule
dimension du regard dans un oubli mutilant les autres sens. »159. Le spectateur serait dans un
rapport à l’œuvre plus contemplatif alors que le visiteur y engagerait plus volontiers ses sens.
156
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.23.
Ibidem, P.27.
158
Ibidem.
159
Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.46.
157
64
Si cette explication arrive à ce stade du travail, c’est qu’elle semble adaptée aux particularités
actuelles de cette production.
A. Investir de nouveaux lieux
Le thème de la mémoire est essentiel chez Claude Lévêque, et ce, depuis sa première
œuvre : Grand Hôtel. Quand elle n’est pas convoquée de manière autobiographique, la
mémoire est bien souvent associée à un lieu. Il s’agit alors moins d’une mémoire historique
que d’une mémoire "contextuelle", voire "culturelle" (les exemples de Appartement occupé et
La Piscine sont, à ce titre, particulièrement significatifs). De manière peut-être plus juste, il
semble que l’on puisse les caractériser d’ "activations". Une activation du lieu qui viserait à
exprimer de sous-jacentes réalités, et toujours, à le recharger d’émotions. Depuis 1997, c’est
une des pratiques qui « excite »160 le plus Claude
Lévêque. Une pratique dont il tient
dorénavant à fixer les limites, pour éviter tout cloisonnement inapproprié. Suite aux actions
réalisées au début des années 1990 dans les HLM de Nevers et de Bourges, et à l’affirmation
sociale grandissante de sa production, les demandes d’interventions artistiques dans ce type de
secteur se sont multipliées. Les circonstances, pas toujours adéquates à ce type d’intervention,
ajoutées au refus d’être catégorisé comme un artiste du social ont amené Claude Lévêque à
rédiger un article intitulé ostentatoirement : Pour en finir avec l’art social161. Dans ce texte, il
fait part d’une expérience malmenée par la DRAC de Haute-Normandie. Il explique en ces
termes : « C’est cette toute dernière expérience labellisée "art social", qui m’a fait prendre
conscience que je ne maîtrisais pas l’utilisation que l’institution faisait de moi comme le
spécialiste de service des cités hard, à qui on demande du haut de quartiers plus respectables
de faire de l’art social chez les défavorisés. »162. Il ajoute plus loin avec une certaine ironie :
« si à un moment donné dans mon travail je choisis comme sujet les cités HLM c’est aussi
pour la même raison que Matisse peint des poissons rouges dans un bocal ! ». Si Lévêque
affirme qu’à l’image d’Henri Matisse son œuvre prend forme autour de ce qui constitue son
lexique personnel, il signifie malgré tout sa volonté de ne pas être cloisonné à ce seul registre.
Ces revendications prendront forme dans l’art de Claude Lévêque, celui-ci investissant, dès
lors, les lieux les plus divers. Qu’il s’agisse de centres d’art ou de locaux non-spécifiques,
Lévêque recherche dans l’incongruité des lieux ce qui va donner forme à son art, ce qu’il va
vouloir révéler au public, comment il va vouloir le faire réagir. En 1999 au centre d’art newyorkais PS1, il réalise Stigmata [ill. n°38]. Une œuvre in situ articulée autour de l’architecture
du lieu et de sa situation géographique. Il choisit tout d’abord de ne pas investir l’espace
d’exposition du centre d’art mais l’escalier qui y mène. L’escalier est situé dans un étroit
couloir droit et est entrecoupé de plates-formes à chaque étage. Il est articulé autour d’un axe
160
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
Claude Lévêque, Pour en finir avec l’art social, blocnotes n°15, été 1998, P.74-78.
162
Ibidem, P.74.
161
65
architecturé fait de brique. Le mur donnant sur l’extérieur est pourvu de larges et hautes
fenêtres. Claude Lévêque a souhaité créer un effet de vertige en plaçant, sous chaque étage,
des plaques d’aluminium reflétant le sol. Il accentue également l’aspect longitudinal du lieu
par de fines guirlandes lumineuses rouges clignotant dans un mouvement défilant du bas vers
le haut. Ces guirlandes sont placées dans les différents coins du couloir d’escalier et leurs
reflets dans les plaques d’aluminium participe à la perte des repères. L’espace est troublé
davantage par l’application de filtres rouges sur les vitres des fenêtres. Un musique
accompagne le dispositif, c’est une boucle de la bande originale du film d’Alfred Hitchcock :
Psychose. L’installation est construite sur l’idée de la perte de notion de l’espace, sur le
trouble de la perception. Trouble qui s’exerce également sur l’extérieur, sur les rues de la ville
totalement dénaturées par le filtre rouge. Lévêque explique au sujet de Stigmata : « J’ai traité
la vue que l’on avait sur l’extérieur, sur le quartier du Queens. […] J’ai installé des faux
plafonds en miroir qui reflètent l’escalier, et des lignes de lumières défilantes du rez-dechaussée au dernier étage, afin de transformer cet espace en une image virtuelle infinie. J’ai
créé une mise en abîme du site faisant résonner l’intensité de la vie extérieure avec
l’intérieur. »163. L’atmosphère baignée de rouge évoque le sang circulant dans les veines et
propulsé par les battements du cœur dans un rythme régulier, frénétique. Ce sang semble
jaillir du couloir pour inonder notre œil, nous faire perdre tout sens de l’équilibre. Outre le
film Psychose, Lévêque fait part d’un autre référent cinématographique crucial pour cette
installation : « Dans Shining [de Stanley Kubrick], la violence devient de l’ordre de la
schizophrénie, avec ce rapport au lieu, cette peur du vide. Pour moi, ce film est une référence.
La pièce que je viens de réaliser au PS1, […] est née d’éléments que j’avais mis de côté
depuis Shining, en partant de cette image du film où les flots de sang giclent par des
ouvertures imaginaires. »164. Stigmata (stigmate en français), dont le titre est une nouvelle fois
tiré d’une chanson (du groupe post-punk Bauhaus) évoque l’idée de blessure, de cicatrice et
corrobore l’aspect sanguin de l’installation. Le qualificatif in situ convient particulièrement à
cette pièce, qui joue aussi bien sur les réalités physiques du lieu que sur son emplacement
géographique. Le Queens est en effet la scène de nombreux affrontements armés. Les filtres
rouges obstruant les fenêtres donnant sur ce quartier semblent attester de cette violence, nous
dévoiler une réalité sous-jacente à la réalité elle-même. Stigmata trouble le visiteur, elle agit
sur ses sens pour l’isoler, le mettre hors de la réalité quotidienne. Lévêque construit un monde
cauchemardesque où la violence est magnifiée, où les pulsions sont mises en scène de façon
non-narrative.
Pour rester dans l’univers cinématographique, citons à présent Scarface [ill. n°39]
installé en 2000. Le titre est tiré du fameux film réalisé par Brian de Palma en 1976. Claude
Lévêque l’a mise en place au cinéma Les Variétés à Marseille. Ce lieu aujourd’hui à
163
Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148.
Entretien Jade Lindgaard, Mécanique phobique, Les Inrockuptibles, hors série n° 4 : Kubrick, l’odyssée d’un
solitaire, mai 1999, P.91.
164
66
l’abandon était un ancien cinéma dédié aux films pornographiques. L’artiste dit à son sujet : «
J’ai eu un coup de cœur pour cet espace en bascule. J’adore profondément la ville de
Marseille et cette salle rejoint pour moi une partie de son histoire, notamment celle des cités,
de la culture urbaine et du rap. »165. Le dispositif que Claude Lévêque agença était composé
de lettres creuses garnies d’ampoules à fréquence variable placées sur un mur. La salle est
dans l’obscurité totale, la seule lumière qui en émane provient de l’œuvre. Une machine à
brouillard embrume le petit espace. Les lettres Scarface s’illuminent donc de manière
croissante et répétitive, de la simple lueur à l’éblouissement douloureux. L’espace est troublé
par la brume faussant la perception des lieux. Lévêque explique sa fascination pour le
personnage de Tony Montana (interprété par l’acteur américain Al Pacino) qui constitue pour
de nombreux jeunes de cités une icône significative. Il représente l’ascension sociale, la
capacité de sortir de son milieu vers un autre, plus favorisé, sans difficultés matérielles.
Lévêque utilise la lumière comme source sensitive et émotionnelle. Dans le cycle qu’exécute
la lumière, les émotions se succèdent. La douceur se transforme en douleur, la sérénité en
violence. La lumière grandit comme le personnage du film, jusqu’à atteindre son paroxysme :
le stade où la lumière se substitue à notre œil pour ne laisser filtrer que la douleur, illustrant
ainsi la perte, la mort de Tony.
J’ai rêvé d’un autre monde, présenté à l’Hôtel de Caumond à Avignon en 2001,
s’articule de façon analogue autour de la lumière. Dans l’espace obscur des combles,
entrecoupé de voûtes en plein-cintre, l’intervention de l’artiste se fait minimale. Il installe, sur
une structure métallique à un mètre du sol, un réseau continu de tubes au néon rouges. Ces
néons forment une seule et même ligne sinueuse qui parcours l’espace d’un bout à l’autre.
Une machine à brouillard épaissit l’atmosphère pendant qu’un grondement sourd ronfle
bruyamment. La lumière est une nouvelle fois conçue comme l’élément sensitif principal.
Dans son rapport avec la brume, le mince filet lumineux semble se dématérialiser, s’évaporer
presque. Il irradie l’espace d’exposition d’une lumière rouge intense. Le grondement évoque
une éruption volcanique dont la lave épaisse engloutirait l’espace. L’œuvre instaure une faille
dans notre perception alors que l’architecture disparaît derrière la lumière. Par ses installations
immersives, Lévêque éloigne le visiteur du quotidien, le fait rentrer dans sa vision fantasmée.
J’ai rêvé d’un autre monde est une œuvre ambiguë, emmêlée d’utopie poétique et de fureur
destructrice. La fureur face à un monde à recouvrir d’une coulée de lave épaisse, destructrice
et irrémédiable. Comme l’exprime Annabelle Gugnon : « le rouge affole, les pulsions se
déchaînent. »166. Claude Lévêque recherche l’émotion chez le spectateur en usant d’une
sensorialité éprouvante. On entre dans ses installations comme dans un ailleurs dans lequel
l’artiste semble répondre à ses contemporains, au monde et à ce qu’il produit d’injustice.
Lévêque cherche à établir un choc sensoriel et mental, à faire pénétrer le visiteur au cœur
d’une réalité froide qui aurait abandonné tous faux attraits.
165
166
Jim Vivien, A la lumière de Claude Lévêque, Libération, 4 juillet 2000.
Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit.
67
La mise en relation du lieu et de son contexte est un exercice auquel Lévêque se prêta
à plusieurs reprises. Un des exemples le plus abouti fut montré en 2000 pour le centre d’art
contemporain du Creux de l’Enfer, près de Thiers. Cette installation, Claude Lévêque la
baptisa Herr monde ("Monsieur monde" en français). Il justifie ce titre en ces propos : « C’est
une sorte de clin d’œil caustique sur l’utopie du monde telle qu’elle se présente à nos yeux
aujourd’hui. C’est le Maître monde, le Seigneur monde, le Monsieur monde, autrement dit un
regard dérisoire et un tant soit peu provocateur sur la glorification d’un monde parfait, et la
réalité du chaos de la vie qui tressaille en soi-même. »167. L’installation est une fois encore
minimale. Avant d’envisager la disposition des différents éléments, il semble nécessaire
d’évoquer la constitution de l’espace d’exposition. Il s’agit d’un espace pentagonal, lequel
donne d’une part sur l’extérieur via de grandes baies vitrées, et d’autre part sur un mur
entrecoupé ça et là de morceaux de roches. Le bâtiment est adossé au bas d’une falaise
abrupte à proximité de l’endroit où le torrent de la Durolle se jette. Le site est ainsi imprégné
de son contexte géographique. Les roches sont visibles depuis l’espace d’exposition alors que
la chute de la Durolle résonne avec fracas. L’installation de Claude Lévêque va consister en la
mise en place, le long des baies vitrées, de feuilles d’inox préalablement froissées. Face à ces
feuilles, des projecteurs envoient des flashs de lumière de façon régulière. Le dispositif mis en
place pour cette pièce évoque en premier lieu les roches de la falaise. Dans un second temps,
l’aspect tranchant et poli de l’inox fait allusion à l’industrie coutelière en place à Thiers.
Claude Lévêque parle de ces feuilles d’inox comme des « formes de rappels »168, qui viserait à
mettre en conversation le lieu et son contexte. Il s’agit d’une revisitation du contexte dans
lequel se trouve le lieu d’exposition, cependant, le discours de l’artiste n’est pas uniquement
illustratif. Claude Lévêque tire la violence du lieu vers son paroxysme, il en intensifie les
effets de manière à proposer une relecture mémorielle. Il faut comprendre par là que Claude
Lévêque s’intéresse avant tout au lieu dans ce qu’il produit de violent, de déstabilisant. Il
annonce d’ailleurs clairement : « C’est le lieux de tous les dangers et c’est un nom qui me fait
peur [le Creux de l’Enfer]. Cette chute invraisemblable au pied du bâtiment…moi si j’étais
enfant je serais terrifié par ce site. »169. Le dispositif que met en place Claude Lévêque
ambitionne à amplifier la violence du lieu, à la libérer au sein de l’espace d’exposition. Les
feuilles d’inox froissées, au cœur de l’affrontement opposant la lumière naturelle provenant de
l’extérieur et celle, artificielle, produite à l’intérieur, menace le visiteur telles des lames
acérées suspendues dangereusement. Michel Nuridsany explique : « Il y a là comme des éclats
de soleil ; mais coupants, moins agréables que violents, dangereux. »170. Cette utopie que
produit le monde, à laquelle Lévêque fait référence plus haut, est ici confrontée à la
167
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.43.
Ibidem, P.45.
169
Ibidem, P.50.
170
Michel Nuridsany, Claude Lévêque, dialogues éclairs, Le Figaro, 25 juillet 2000.
168
68
construction d’une violence éblouissante. Herr monde joue sur l’opposition du réel et de ce
qui sous-tend au réel. Il met au jour la violence sous-jacente à la réalité.
En s’établissant dans des lieux comme le Creux de l’Enfer, l’escalier du PS1, le State
Street Bridge de Chicago (où il réalisa Oscillation171 en 1999) ou encore le cinéma
Les
Variétés, c’est au cœur du réel, qu’il articule sa vision du monde. D’une certaine façon, on
peut considérer cette volonté de s’éloigner des espaces artistiques classique comme une façon
contestataire d’affirmer une relative liberté. Liberté qui lui permet de laisser libre cours à son
discours. De façon plus hypothétique, on peut voir dans cet éloignement une manière
d’échapper à une certaine démystification. Démystification qui serait due à l’établissement de
son art dans des espaces "classique" : sans réelle identité architecturale, adoptant l’esthétique
du "white cube". Claude Lévêque cherche à éviter toute prévisibilité, à tirer profit du lieu pour
renouveler sans cesse sa production, la charger de sa part d’inattendu nécessaire à la surprise.
Lévêque recherche l’impact brut, soudain, violent de la rencontre émotionnelle. Il se plait
d’ailleurs à répéter qu’une installation réussie ne doit pas réquisitionner le visiteur plus de
trois secondes, soit le temps d’en saisir l’impact émotionnel. Il explique à ce sujet : « je
cherche, c’est certain, à ce que le visiteur reste peu de temps dans ma scène, mais aussi qu’il y
revienne, et qu’il expérimente cette tension répétitive entre ces deux réalités »172.
B. Des aires de réactivités pures
Par opposition aux espaces narratifs que Claude Lévêque a élaborés au début de son
cheminement artistique, les dispositifs actuels se caractérisent par leur rapport au sensible. Si
les objets ne se sont pas entièrement dérobés à l’espace, ils semblent malgré tout s’effacer
derrière des éléments plus spécifiquement sensoriels, tels que la lumière, le son, la brume ou
encore les effets de miroirs. Que la lumière soit blafarde, colorée ou absente, elle constitue la
première confrontation du visiteur avec l’espace d’exposition. Elle se trouve alors source de
désorientation, de déstabilisation physique. Ayant conscience de l’impact émotionnel que la
lumière peut avoir, Claude Lévêque va tirer partie de cette caractéristique pour déplacer
psychiquement son visiteur. Éliane Burnet propose que la lumière dans l’œuvre de Lévêque
est requise : « peut-être pour moins voir afin de mieux sentir »173. La lumière ne participe plus
à la compréhension objective du monde, c’est une lumière strictement "subjective". Il faut
entendre par là que Lévêque joue à faire perdre tout repère au visiteur, à le déplacer dans des
espaces où se met en place une réalité qui n’est plus neutre, mais orientée. Orientée vers une
subjectivité de l’artiste qui serait prompte à créer des aires de redécouverte du réel. La
déstabilisation physique accompagne, ou plutôt, entraîne le trouble psychologique. Plus que la
171
Oscillations fut réalisé en 1999 pour le State Street Bridge de Chicago. Lévêque, s’inspirant une nouvelle fois
de référence cinématographiques y a composé un balai lumineux chaotique.
172
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.31.
173
Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.44.
69
lumière colorée, subjective, l’obscurité se révèle propre à créer d’intenses réactivités. Il faut
cependant bien prendre conscience que nous évoquons ici l’obscurité la plus objective, la
noirceur la plus épaisse au travers de laquelle nulle lueur n’a sa place. En ayant recours à cette
technique, l’artiste choisi volontairement de mutiler la vue afin de laisser le corps en proie à
des tensions sensorielles autrement plus intenses. La première œuvre que Lévêque mit en
place dans l’obscurité totale fut installée à Dijon, au centre d’art Le Consortium. Elle
s’intitule Kollaps. Le commissaire de l’exposition, Éric Troncy, parle d’une pièce
« déterminante, où plus rien n’est consenti au visiteur pour se raccrocher »174. En effet, la
violence est ici exacerbée car elle ne se nourrit plus d’explications visuelles tangibles. Elle
happe le visiteur dans un tourbillon sensoriel, et ce, dès le premier pas posé dans la salle.
L’espace est plongé dans une obscurité parfaite ; l’entrée s’effectue d’ailleurs par une sorte de
chicane d’où s’efface peu à peu et inexorablement toute trace de lumière. Dans l’espace
d’exposition de plusieurs centaines de mètres _, que le visiteur ne peut cependant
appréhender, deux dispositifs sensoriels puissants ont été installés. Pendant qu’une soufflerie
éprouve le corps du visiteur, le bruit tournoyant et excessivement fort d’un hélicoptère emplit
l’espace. Lévêque ne joue que du tactile et de l’auditif pour déstabiliser son visiteur, lui faire
perdre tout repère. L’espace se charge d’une violence déraisonnée, à la fois proche et irréel,
propre à imprégner le corps d’émotions diverses. Entre excitation et peur, l’installation fait de
la sensation l’unique chemin menant à une quelconque interprétation. Dans cette violence
paroxysmique se devine, au travers des hélices tournoyant dangereusement, un
questionnement sur le devenir humain face à une société qui broie toute individualité. Sous le
terme allemand kollaps, qui signifie "collapsus"175 en français, Lévêque élabore un dispositif
émotionnel très fort. Après que l’exposition ait été visitée par une classe de primaire, une
jeune élève racontait : « j’ai senti des vibrations dans mon cœur »176 [ill. n°36], un propos qui
est largement significatif. L’installation s’appréhende avant tout comme un espace
d’expériences dont le corps est le réceptacle singulier. Avant toute conclusion, extrapolation,
l’œuvre prend sens d’abord comme émotion. L’année suivante, c'est-à-dire en 2000, Lévêque
donnait à Kollaps une suite intitulée simplement Claude. Cette installation, qui fut réalisée
pour le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, jouait des mêmes éléments que Kollaps, à
savoir une recherche sensorielle poussée à l’extrême. Pour illustrer la violence qui va se
dégager de Claude, une enseigne, à l’entrée de la salle d’exposition met le visiteur en garde,
elle stipule : « Interdit à toute personne ayant une santé fragile ». Le ton est donné, le reste
n’est plus qu’émotion. Il semble inutile de décrire les éléments mis en place avant d’avoir
expliqué ce qui va être donné à vivre, au risque de gâcher toute surprise. Une fois entré dans
l’espace d’exposition, le visiteur est plongé dans l’obscurité la plus totale. Soudain, de
174
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.169.
Collapsus : « diminution rapide de la pression artérielle. » Cf. Le petit Larousse 2006, op.cit, 2005.
176
Les dessins des élèves sont disponibles sur le site Internet du Consortium à l’adresse suivante :
http://www.leconsortium.com/leveque.php
175
70
manière totalement inattendue, survient une détonation bruyante emmenant avec elle une
résonance métallique et un flash lumineux extrêmement violent. Claude Lévêque explique :
« Je voulais faire comme si on prenait réellement un coup de feu : les gens, parfois, se
touchaient le corps pour voir s’ils n’étaient pas atteints »177. Jamais la violence n’avait atteint
un tel stade de dureté dans l’œuvre de Lévêque. Les réactions des visiteurs sont parfois
violentes elles aussi, ils s’entrechoquent, se couvrent la tête, se baissent, poussent des cris
compulsifs… confondant pour un instant l’espace de l’art et celui du réel. Pour obtenir un tel
effet, Lévêque convoque la lumière et le son dans une simultanéité parfaite. Au mur, juste
devant les hautes enceintes, des plaques métalliques résonnent à chaque déflagration. Par un
effet de miroir, elles renvoient également les flashs lumineux en en intensifiant les effets. Si
l’œuvre entretient un rapport avec la société actuelle, dans laquelle la violence gratuite et
déraisonnée hante les journaux d’information, elle contient une part de biographie retrouvée,
ou plutôt réaffirmée. Le titre même de l’œuvre en est l’illustration : Claude, comme le prénom
de l’artiste. L’installation résonne alors comme une caricature à sa propre personne, une
autoproclamation de sa volonté à faire vivement réagir le visiteur. Dans Kollaps, comme dans
Claude, se perçoit un intense rapport à la mort à travers la mise en danger du corps. Ce
rapport est accentué par cette épaisse obscurité qui enveloppe dangereusement le visiteur. Ce
dernier se trouve dans la situation d’une victime dans l’incapacité de se défendre, une victime
à qui l’on aurait bandé les yeux afin de lui assener un coup violent lorsqu’elle s’y attend le
moins. Une fois de plus, la critique sociale est perceptible ; Claude Lévêque condense et
exacerbe les effets de réel au sein de dispositifs émotionnels déroutants.
Abandonnant un temps la violence sensorielle, Claude Lévêque mit en place en 2001
l’exposition Ende à la Galerie Yvon Lambert. Si l’obscurité est encore une fois de rigueur, les
émotions véhiculées par l’œuvre sont cette fois toutes différentes. Dans une pièce plongée
dans le noir complet, le sol a été recouvert de latex et de moquette noire, les murs ont été
tapissés de mousse et de tissu de couleur identique. Une voix se fait entendre ; elle chante
faiblement une chanson de Joe Dassin : Et si tu n’existais pas. Cette voix est celle de la mère
de l’artiste. Une voix marquée par le temps : grave, hésitante, lancinante. Geneviève Breerette
explique à propos de l’installation : « La mise à l’épreuve physique conjuguée à l’absence de
repères visuels génère un moment de déstabilisation dont on ne sort pas facilement. »178. En
effet, l’installation perturbe le visiteur dans ses déplacements. Le sol, par son élasticité,
semble se dérober sous ses pieds. Le visiteur tente de trouver ses repères, cherche à s’appuyer
contre les murs, mais ceux si sont également mou et participent à l’instabilité. Les premiers
instants passés dans l’œuvre sont hésitants : le visiteur ressent le besoin de trouver ses
marques, mais la réalité semble glisser entre ses doigts. Puis il prend conscience de cette voix
qui hante doucement l’espace et écoute les paroles énoncées par cette femme :
177
Claude Lévêque, action à réaction, entretien Emmanuel Lequeux/Claude Lévêque, Aden, 31 octobre – 6
novembre 2006.
178
Geneviève Breerette, A tâtons dans l’obscurité, sur les pas de Claude Lévêque, Le Monde, 8 novembre 2001.
71
« Et si tu n’existais pas, je crois que je l’aurais trouvé
Le secret de la vie, le pourquoi, simplement pour te créer,
Et pour te regarder.
Et si tu n’existais pas, j’essaierais d’inventer l’amour
Comme un peintre qui voit sous ses doigts naître les couleurs du jour,
Et qui n’en revient pas… »
Ce sont les paroles d’une chanson populaire, « pas pire que pas mal de chansons d’amour, de
Piaf aux yé-yé »179, mais qui prennent une consistance nouvelle dans le cadre de l’exposition.
Des paroles qui peuvent paraître futiles, certes, mais qui sont prononcées avec gravité et qui,
dans cette nuit complète, se chargent d’un poids tout particulier. Pour reprendre une nouvelle
fois les mots de Geneviève Breerette, les mots prennent « un relief étonnant, parce que
détouré, parce que Lévêque n’offre rien d’autre que cette voix mal assurée ». Alors les mots
prennent sens ; le visiteur prend conscience de la relation qui se joue entre l’espace, instable,
et les mots prononcés. L’angoisse de la mort plane, l’œuvre évoque la déstabilisation que peut
entraîner la perte d’un être cher. Le titre, Ende ("fin" en français), participe à rendre compte
de ce trouble physique et psychologique. Lévêque utilise l’absence de lumière comme un
moyen propre à exalter les sens, et ce, afin de créer des zones de tensions émotionnelles vives.
Dans cette disparition visuelle du réel on peut aussi penser à Œdipe, le personnage principal
de la célèbre tragédie de Sophocle, qui se creva les yeux lorsqu’il se rendit compte qu’il
n’avait jamais vu clair dans sa vie. Dans l’avilissement du corps aux autres sens, Lévêque
cherche à nous faire moins voir, pour mieux comprendre peut-être.
C. Enchantement/désenchantement
Au cours de ces dernières années, le travail de Claude Lévêque semble avoir renoué
avec quelques ambitions initiales. Si les thèmes qui lui sont chers restent toujours très présents
(négation de l’individu, standardisation et amnésie collective entre autres…), ces derniers se
sont articulés autour d’une présentation plus enchanteresse, plus poétique. Lévêque semble
avoir renoncé à une certaine froideur pour mettre en place ses dispositifs. D’une certaine
façon c’est un peu de l’aura de La Nuit, qui rejaillit sur son travail ; une volonté de créer le
malaise par l’opposition entre la douceur apparente et la dureté dissimulée derrière ce voile.
Pour point de départ, revenons sur une installation présentée en 2000 au centre
Pompidou pour l’exposition Au-delà du spectacle. L’œuvre intitulée Stranger in the Night [ill.
n°40], fut particulièrement éphémère puisqu’elle ne dura que le temps du vernissage. Lévêque
fit installer dans trois enclos délimités par des barrières de sécurité cent cinquante moutons.
179
Ibidem.
72
Un dispositif lumineux envoyait aux différents coins de l’espace ses rayons colorés. Pendant
ce temps, un disc-jockey diffusait des chansons de crooners des années 1960. Le dispositif
confrontait donc, sur fond de musique suave, le visiteur, ou plus précisément, le public du
vernissage, avec l’animal emparqué. Sous l’apparence humoristique, Claude Lévêque
cherchait à établir un malaise. C’est en quelque sorte, une confrontation entre deux types de
"troupeaux" : L’un constitué d’animaux domestiqué comprenant mal ce qu’ils font ici, et
l’autre d’institutionnels du monde de l’art « qui bêlent à l’unisson autour des buffets de petits
fours lors des vernissages »180. Dans l’atmosphère glauque et "sucrée" de l’espace
d’exposition du centre Pompidou, les gens ne savaient plus trop quel attitude adopter :
participer à la fête ovine ou refuser de nourrir la critique ? Entre humour et vision acerbe du
monde de l’art, Claude Lévêque organisait dans cette œuvre deux ingrédients qu’il connaît
bien.
Cette ambiguïté qui peut naître des installations de Claude Lévêque, entre vision
faussement idyllique et prise de position trop marquée, il en sera à nouveau question avec
l’œuvre présentée à la biennale de Lyon en 2003. Cette pièce qui porte le nom de Valstar
Barbie181 [ill. n°41] fut établie dans le lieu dit de La Sucrière. L’espace d’exposition, qui est
un ancien entrepôt à sucre, s’articule en deux parties : une large salle entrecoupée de colonnes
et une petite salle au fond de la première par laquelle on rentre par une étroite porte. Lévêque
explique au sujet de la réalisation de l’œuvre : « C’est une pièce que j’ai fait relativement à
"l’arrache", parce qu’on m’a proposé un lieu en cours de réaménagement et donc que je n’ai
jamais trop bien vu. J’ai pris une conscience de l’espace un peu légère… »182. Cette légèreté,
on la retrouve dans l’installation ; du moins en apparence. L’entrepôt baignait dans une
lumière rose dense. Les murs présentaient des aplats usés de cette même couleur : Claude
Lévêque les a rehaussés par des filtres accolés aux fenêtres et par des tubes fluo encadrant
l’espace. Les colonnes étaient cerclées d’anneaux dont les ampoules clignotantes donnaient
l’impression de tournoyer. Sur deux murs se faisant face, l’artiste installa des rideaux de
voiles roses animés par le souffle rotatif de ventilateurs alignés. Dans la petite pièce au fond
de l’espace, qu’il serait peut être plus juste de qualifier de cabine, une chaussure à talon
surdimensionnée y a été installée. La chaussure est en résine rouge, elle est haute de deux
mètres environ et longue de près de trois mètres. Elle est également balayée de bas en haut par
la lumière chaude d’un projecteur. Une musique plane dans l’espace de La Sucrière, il s’agit
de La valse de l’Empereur de Strauss : celle-ci est très ralentie et donc totalement dénaturée.
Claude Lévêque explique à propos de l’installation : « Tout était ainsi en animation flottante
et sucrée jusqu’à la nausée, comme une overdose de sucre. »183. L’œuvre, dans sa féerie de
lumière, de couleur et de son, entraîne le visiteur dans une sorte de bien-être sensoriel. Les
180
Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.46.
Valstar Barbie a été acquise en mars 2006 par le Musée National d’Art Moderne. Elle est actuellement
présentée dans la collection permanente.
182
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
183
Entretien Claude Lévêque/Léa Gauthier, artiste du dérèglement, Mouvement n°28, mai-juin 2004, P.48.
181
73
gens s’assoient dans la salle, comme bercés par ce ballet enchanteur. Seulement le propos de
l’artiste n’est pas là. L’univers est « sucré », certes, mais il contient une part de monstruosité
dissimulée. Le titre est construit autour d’une opposition entre La Valstar et La poupée
Barbie. La première est une bière et la seconde un jouet de petite fille. Une association
surprenante qui oppose deux mondes, deux images qui véhiculent chacune leur part d’a
priori. Entre ivresse et rêve, l’œuvre tangue dangereusement. Barbie ne fait cependant pas
seulement référence à la poupée : le terme évoque Klaus Barbie, le tortionnaire nazi qui fut
jugé à Lyon en 1987. L’œuvre, entre douceur et horreur, se joue de l’ambiguïté pour créer le
malaise. La chaussure monstrueusement grande, comme emprisonnée dans sa cabine, illustre
cette violence douce, amère, nauséeuse. Toute l’œuvre est construite autour de l’association
de thèmes ambivalents, à l’image de cette musique troublée et bourdonnante qui donne à la
salle l’illusion d’un bal viennois. Un bal où se danserait une valse qui entraînerait, dans son
mouvement, la violence et le rêve ; où la féerie se substituerait à la violence du réel. C’est une
reformulation du monde actuel qui prend place ici. Comme l’explique Claude Lévêque :
« C’est une œuvre pour lutter contre la décrépitude de l’anti-fascisme, contre la féerie
supposée de l’oubli ou de l’amnésie. »184. Des notions qui ne sont pas toujours perçues par le
visiteur, l’artiste ajoute : « je me suis rendu compte que les gens trouvaient ça beau. Ça m’a
posé un problème, un moment donné je trouvais ça trop sucré. Il y avait une menace derrière
mais les gens ne le percevaient pas. Ils croyaient voir un décor de comédie musicale. »185.
Valstar Barbie est une œuvre dont la féerie supplante la violence, éblouissant le visiteur d’une
magie de glucose.
Cette notion de magie, dont la production de Lévêque semblait être habitée durant la
première moitié des années 1980, semble peu à peu s’être réappropriée sa place. Une féerie de
lumière, de couleur derrière laquelle se cache toujours un malaise. Le Grand Sommeil [ill.
n°42], présenté au Mac/Val de Vitry en 2006 en constitue un exemple approprié. Dans le
large espace d’exposition, Claude Lévêque propose une œuvre qui ressuscite le mystère de La
Nuit. Il reprendra pour l’occasion l’image du jeune Mehdi El Glaoui, héros de la série Belle et
Sébastien, qui figurait déjà parmi les bustes de l’œuvre de 1984. Le Grand Sommeil prend
forme dans la pénombre. Au plafond, quatre rangées de neuf lits retournés, peints en blanc
semblent planer ; ils sont attachés par des fils de nylon fin que l’on ne peut voir. Des lits, il ne
reste que l’armature : ils sont dénués de matelas, de draps…seules des boules viennent rompre
l’harmonie des tubes droits, formant ainsi des bouliers démesurés. Au sol, des demi-sphères
de plexiglas sont emplies de boules qui semblent être tombée des lits. Une lumière noire
irradie l’espace et donne à l’ensemble une fluorescence irréelle, lunaire. L’espace se charge
d’onirisme par le biais d’une petite musique douce aux résonances asiatiques. Lévêque met en
place un dispositif dans lequel le matériel et l’immatériel s’allient pour donner sens à l’œuvre.
Le visiteur est déplacé dans un monde de symboles articulés autour de l’évocation du rêve, de
184
185
P.T, Dans l’enfer de Valstar Barbie, Culture n° 447, mercredi 15 octobre 2003.
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
74
l’imaginaire. Le Grand Sommeil est une fois de plus un paradis perdu dont Lévêque convoque
la mémoire ; à l’image des dispositifs de ses débuts, ces paradis perdus contiennent leur part
de nostalgie heureuse et de désespoir. Dans ce dortoir renversé, les lits sont vides de corps,
vides de toute humanité. Au sol, les réceptacles « inspirées des hublots que l’on trouve sur les
toits plats des grands bâtiments, typique de l’architecture d’entreprise »186 semblent contenir
les espoirs déchus d’enfants désenchantés. Il faut aussi voir dans cette pièce une évocation du
temps qui passe inexorablement, emportant avec lui les rêves de l’enfance. Derrière la poésie,
le calme, qui s’échappe de l’installation, se devine le malaise de la confrontation au monde
des adultes, le souvenir inquiet de la disparition des illusions perdues. La musique asiatique,
inspirée des patchinkos187, participe à établir l’onirisme de la pièce. Cependant, elle fait
également référence aux jeux d’argent, à l’univers mercantile. De la même façon, les bouliers
renvoient au monde comptable, aux calculs des profits. Le Grand Sommeil, dont le titre est
une reprise du film de Howard Hawks réalisé en 1946, évoque, plus que le rêve, la mort. La
mort des idéaux, la mort de l’individu et de ses rêves au détriment d’une société pour laquelle
l’épanouissement n’a de sens que s’il est associé à des notions de profits. Si l’enchantement
est très présent dans la production actuelle de Claude Lévêque, il n’est cependant jamais très
loin d’un profond désenchantement.
Plusieurs volontés semblent avoir animées Claude Lévêque durant ces presque vingtcinq ans de production. Les espaces se sont peu à peu déchargés de matières référentielles,
afin de déplacer le visiteur vers des zones de tensions sensorielles et émotionnelles. L’artiste
monopolise les sens pour susciter la réflexion, pour dévoiler le réel de sa part d’illusion. Cette
attitude contestataire, cette « remise en cause des schémas établis »188, aura nourri l’œuvre de
Lévêque depuis ses débuts. Ce comportement n’aura eu de cesse de s’affirmer, de se
renforcer ; trouvant toujours de nouveaux motifs pour s’enraciner dans son discours. En
témoigne cet écusson, qu’il fait aujourd’hui apposer sur les cartons d’invitations et autres
affiches qui lui sont consacrés, et qui indique impétueusement : Police partout, justice nulle
part. Un acte qui n’est pas toujours bien vu, mais qui est nécessaire « parce que cette réalité
doit nous sauter aux yeux. »189.
186
Claude Lévêque in Claude Lévêque, Le Grand Sommeil, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitrysur-seine, 2006, P.59.
187
Le patchinko est un jeu d’argent très populaire au Japon. Il s’agit d’une forme extrême du flipper. Le joueur
doit rattraper les boules pour remporter les gains. Les salles de jeu sont baignées de musique asiatique
traditionnelle.
188
Éric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, op.cit, P.166.
189
Entretien Emmanuelle Lequeux/Claude Lévêque, Claude Lévêque, Le grand méchant doux, Beaux-Arts
magazine n°264, juin 2006.
75
INTRODUCTION AU CHAPITRE TROISIÈME :
Dans l’étude que nous avons dédiée aux installations de Claude Lévêque depuis 1982,
différents thèmes apparaissent comme cruciaux. Ce dernier chapitre se propose de revenir sur
ces thèmes essentiels au travers de productions récentes.
Le travail de l’artiste aura vu, parallèlement à l’évolution visuelle qui l’animera, ses
problématiques s’élargir. Ainsi, toujours sous formes de contestation sociale, médiatique,
Lévêque aura insuffler une dimension collective à son travail. Cette prise de conscience
semble s’être cristallisée dans l’investissement de lieux chargés d’histoire sociale. Ces lieux,
Claude Lévêque les investit d’émotions neuves, qui font échos à la mémoire historique et
contextuelle de l’espace. La première partie de ce chapitre sera donc dédiée au thème de la
mémoire associée au lieu.
Dans un second temps, nous reviendrons sur le langage de la lumière. En prenant pour
base de départ certaines considérations théoriques de Goethe, Kandinsky ou Beuys, nous
essaierons de comprendre comment les dispositifs lumineux mis en place dans les
installations de Claude Lévêque convoquent nos sens et manipulent nos émotions.
Enfin, nous reviendrons sur la thématique principale à l’œuvre de Lévêque, c'est-àdire, la critique sociale. Cette critique, qui se perçoit depuis l’origine de son travail se sera
intensifier avec l’élaboration des zones de réactivités. Chez Claude Lévêque, Les émotions
sont des vecteurs à la compréhension.
76
I. LA MÉMOIRE DU LIEU :
Le thème de la mémoire est apparu très tôt dans l’œuvre de Claude Lévêque. À propos
de ses premières œuvre, il explique : « quand je faisais des pièces au début des années 80, je
reconstruisais par bricolage la mémoire de mon enfance »190. Les dispositifs de Claude
Lévêque célébraient alors une mémoire personnelle, une mythologie individuelle. Cette
dernière expression sous-entend non seulement le caractère narratif des pièces de Lévêque,
mais également la volonté de se détacher du discours originel pour en sublimer les contours.
Les célébrations mémorielles de Claude Lévêque ne sont pas des œuvres naturalistes191 : si
elles partent d’éléments du réel, elles n’en sont cependant pas une retranscription ; c’est la
réinterprétation subjective de l’artiste qui va enchanter la présentation. Cette célébration
permet à l’artiste de s’éloigner d’une simple illustration nostalgique emprunte de pathos. À ce
sujet, il déclare : « je ne souhaite pas tomber dans le "mélo", car j’ai un côté assez noir, j’évite
de tomber dans la prise directe avec mes états d’âmes »192. Ainsi, pour illustrer la noirceur de
ce monde, les dispositifs environnementaux initiaux de Claude Lévêque étaient articulés
autour d’une féerie, certes, mais emplie de désespoir. Comme nous l’avons vu auparavant, le
thème de la mémoire dans l’œuvre de l’artiste aura connu plusieurs étapes. Après y avoir
laissé résonner son histoire, sa production s’est naturellement tournée vers des considérations
plus collectives. Ses œuvres se chargent d’une mémoire sociale dont il connaît la réalité. Il
s’installe alors dans des zones de collectivités et fait jaillir des lieux une violence froide,
« l’esthétique de l’inacceptable »193 comme la définit Frédéric Bouglé. La mémoire dans
l’œuvre de Claude Lévêque devient ainsi propre à rassembler à la fois une histoire
personnelle, trop présente pour être occultée, mais aussi une histoire collective, dans les lieux
même de son ancrage. Dans la création d’œuvre mémorielle, il ne faut pas simplement voir
une volonté historique, une volonté de réactualiser un passé ; cette notion est également
associée au contexte de la création. De manière plus explicite, on pourrait opposer deux types
de mémoire constatable dans l’œuvre de Claude Lévêque. La première pourrait être qualifiée
de "mémoire historique" : elle vise à réhabiliter le passé d’un objet, d’un lieu. La seconde se
définirait comme "mémoire contextuelle" : il s’agirait d’une mémoire plus actuelle, qui ferait
toujours écho à l’espace dans lequel l’œuvre s’établit. Cette première partie sera ainsi
l’occasion d’envisager ces deux formes de mémoire dans l’art de Lévêque.
A. Le passé, le présent
190
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.12.
« Naturalisme : École littéraire et artistique du XIXème siècle qui, par l’application à l’art des sciences
positives, visait à reproduire la réalité avec une objectivité parfaite et dans tous ses aspects, même les plus
vulgaires. » Cf. Le petit Larousse 2006, op.cit.
192
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
193
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.15.
191
77
L’installation sans titre présentée en 1991 à la Galerie de Paris semble marquer un
tournant important dans l’œuvre de Lévêque. Elle inaugure non seulement une prise de
conscience totale de l’espace, mais aussi un changement significatif dans le discours de
l’artiste. Si jusqu’alors la révolte était associée au souvenir, elle s’affirme, ici, comme une
réponse au monde contemporain. Pour l’artiste, cela signifie aussi une prise de distance par
rapport à son passé, la nécessité de réagir à son époque. Ce changement de problématique, il
l’exprime en ces termes : « En fait j’ai basé mon travail sur une globalité, celle de ma vie, et
celle de la vie des autres. […] Je n’aurais pas pu faire des petites loupiottes pendant cinquante
ans ! Mon principe de fonctionnement change, les lieux changent, la réalité change, moi je
change, et il y a encore autant d’éléments qui modifient mon parcours. »194. Les évocations de
son enfance, de son histoire deviendront alors plus rares, pour ne pas dire quasiimperceptibles. Si Claude Lévêque convoque le passé, c’est pour pointer du doigt les
faiblesses du présent, l’amnésie du monde contemporain (comme Arbeit Macht Frei en
témoigne). C’est dans son travail in situ que le passé redeviendra source de création, et ce, dès
les premières formes d’installation qu’il va y établir. Dès Jour de Chance, en 1992, le passé et
le présent se font écho et évoquent aussi bien l’enfance de l’artiste, passée dans une cité
HLM, que le monde actuel et la précarité sociale. Le lieu est alors devenu, plus que toute
autre chose, l’espace que l’artiste va privilégier pour mettre en place un discours mémoriel.
Dans La Piscine, en 1995, Lévêque fait de l’espace un parcours qu’il rehausse d’une
sensorialité nouvelle. Il évoque le passé d’un lieu aujourd’hui à l’abandon, construit une
histoire possible autour de l’identité de chaque espace. D’une certaine façon, on peut
percevoir le travail de Lévêque comme un hommage à une conscience collective dont il
matérialiserait les doutes et les craintes. Les lieux seraient en quelque sorte un lien matériel
qui porterait les séquelles de cette conscience. Lévêque réanime les lieux d’éléments
sensoriels pour exalter cette conscience. En 2002, lors de la première édition de Nuit Blanche,
à Paris, Claude Lévêque entreprend de réhabiliter l’usine SUDAC. Le lieu, implanté sur la
rive gauche de la Seine, a fourni pendant près d’un siècle de l’air comprimé. L’action de
Lévêque consistera en une réactivation du lieu. Il ravive une réalité passée au travers
d’éléments sensoriels forts. Le dispositif convoque en effet l’œil, l’ouie et l’odorat du visiteur,
provoquant ainsi le déplacement de ce dernier dans une réalité révolue, ou du moins, dans un
univers polysensoriel qui tend à la recréer. Les référents qu’utilise Lévêque ne sont pas
matériels, aucun objet n’a été installé comme témoin d’une action antérieure ; c’est par le
biais des éléments immatériels que le lieu est réactivé. Plus que la lumière blafarde des néons,
caractéristique de l’éclairage industriel, ou le bruit ininterrompu des machines hantant les
locaux, le parfum joue ici un rôle capital. Avec l’aide d’un chimiste, Claude Lévêque élabora
un parfum dont les effluves devaient évoquer le mélange de métal, d’air comprimé, d’huile,
dont l’usine était imprégnée durant son occupation. Au-delà de la simple évocation ou
194
Ibidem, P.23.
78
illustration, l’artiste accentue les caractéristiques du lieu pour former une redécouverte
sensorielle de l’espace. Un espace dénué d’hommes, de main d’œuvre, plus fantomatique que
fantasmé dans lequel le visiteur est moins le témoin d’une réalité d’antan que le sujet d’une
expérimentation sensorielle.
En mai 2006, Lévêque réimplanta son art dans un lieu historiquement marqué. Il
réalisa pour le Centre d’Art La suite, fixé à Château-Thierry, un parcours artistique sous
forme d’installations successives qu’il intitula Friandises Intérieures [ill. n°45]. Après l’usine
d’air comprimé, c’est dans une ancienne chocolaterie LU, dans « l’usine qui fabriquait les
Pépitos »195, qu’il mit en place un dispositif sensoriel. L’action de l’artiste prit place dans trois
espaces bien différents. Dans le premier espace, filtré de rose aux fenêtres, une structure
métallique ondoie [ill. n°43]. Au plafond, des tubes fluo roses irradient la pièce. Dans le
second espace, plongé dans l’obscurité quasi-complète, deux rangées de cinq cerceaux blancs
sont alignées au sol [ill. n°44]. Une lumière noire diffusée depuis le plafond les teinte de
fluorescence. Une odeur intense de chocolat plane dans la pièce. Enfin dans le troisième
espace, irradié de lumière par de hautes fenêtres, une machine à brouillard opacifie
l’atmosphère [ill. n°45]. Sur les murs gris et usés, à environ un mètre du sol, des néons bleus
ont été installés. Au sol, sur le carrelage martelé, des petites chaises bleues d’enfants semblent
avoir été disposées sans attention particulière. D’un des coins de la pièce, un petit crépitement
se diffuse. Dans cette installation mémorielle, Lévêque a laissé une part plus grande à
l’imaginaire, illustrant ainsi une volonté de se détacher du récit historique. Pour être plus
précis, il faudrait souligner que Lévêque tisse la toile de son récit autour d’un point de départ
réel, qui est ici l’évocation du chocolat. Il semble d’ailleurs judicieux de mentionner que les
installations-parcours que l’artiste réalise empruntent une forme plus narrative
qu’exclusivement réactive, la succession d’espaces étant propre à donner forme au récit.
Friandises Intérieures est une évocation du thème de l’enfance au travers de l’odeur du
chocolat. Comme souvent chez Lévêque, cette évocation n’est pas idyllique, elle témoigne
d’un malaise, d’un trouble. L’univers baigne ainsi dans l’évocation maladive des souvenirs de
l’enfance, dans le sentiment d’abandon, et de rejet. Ce qui est le plus caractéristique de cette
installation reste la forte odeur de chocolat qui y circule, et qui suscite tour à tour la
gourmandise, puis le dégoût. Dans cette installation, à l’image des autres œuvres qu’il met en
place dans son travail actuel, Claude Lévêque joue de la séduction avant d’imposer la dureté
et la violence. L’installation devient difficilement supportable pour le visiteur, l’odeur de
chocolat imprègne de plus en plus ses narines tandis que l’obscurité trouble sa perception et
l’écœure. Le corps du visiteur est suscité afin de lui faire ressentir les tensions du monde
contemporain, de lui dévoiler l’écœurement avec lequel l’artiste l’appréhende. Si Friandises
Intérieures peut à nouveau être caractérisé de paradis perdu, c’est parce que sa forme
enchanteresse laisse très vite place à l’angoisse. Les mémoires de l’enfance, dont les effluves
195
Claude Lévêque in Claude Lévêque, Le Grand Sommeil, op.cit, P.69.
79
de chocolat sont une évocation, l’artiste les concentre jusqu’à la boulimie, jusqu’au mal-être.
L’histoire du lieu, si elle fut comme un moteur à la mise en place de l’œuvre, ne fut en aucun
cas une finalité pour Claude Lévêque, qui assujettit l’espace de son intervention à la violence
qui anime sa production. Comme l’exprime Bérénice Bailly très justement : « Voilà donc le
visiteur coincé entre l’imaginaire de Peter Pan et celui de la DDASS. »196. En effet, deux
visions de l’enfance s’opposent ici : une première douce et féerique dans laquelle se cristallise
nos rêves (qui n’a jamais souhaité être enfermé dans une usine de chocolat ?), et une seconde
dans laquelle le rêve tourne au cauchemar, où l’isolement évanouit l’idylle de la découverte.
Claude Lévêque aime insuffler un souffle de vie malade aux lieux qu’il réhabilite. Ces
derniers ne dictent pas la forme à l’œuvre, ils s’effacent devant la violence de l’artiste. Il
déclare à ce propos : « J’aime l’univers industriel, comme une ruine où ne se passe plus ce
qu’il s’y passait à l’origine. Je l’aime, parce que j’aime la destruction. »197.
B. La mémoire contextuelle
Comme nous l’avons déjà envisagé dans le reste de notre étude, Claude Lévêque laisse
souvent le lieu dans lequel il s’implante faire écho à ses installations. C’est d’ailleurs là une
des caractéristiques de l’œuvre dite in situ, dont Daniel Buren s’est plu à délimiter les
contours. Ce dernier expliquait notamment qu’ « il y a donc toujours deux transformants à
l’œuvre, l’outil sur le lieu et le lieu sur l’outil »198, laissant ainsi supposer qu’une œuvre in situ
agit autant sur le lieu que le lieu agit sur elle. Ces notions s’appliquent bien évidemment à
l’œuvre de Claude Lévêque, néanmoins, il semble nécessaire d’apporter quelque précision au
terme "lieu". Si l’action de Daniel Buren est avant tout architecturale (Claude Lévêque dit à
son sujet qu’il est : « plus architecte que les architectes »199) celle de Lévêque est avant tout
plastique. La différence est importante, car lorsque Buren adapte son motif à un espace, c’est
avant tout pour perturber la perception que l’on peut avoir de ce même espace. Claude
Lévêque, lui, n’utilise pas de motifs préétablis, chaque intervention nécessite donc un nouvel
investissement des lieux par une action différente. Chaque installation que donne à voir
Claude Lévêque participe à la création d’un environnement différent, lequel pouvant être le
résultat d’une équation entre l’architecture du lieu, son établissement historique et contextuel
et le message que souhaite véhiculer l’artiste. Ce constat sous-entend donc que si le lieu reste
le support privilégié des deux artistes, l’action de Claude Lévêque fait du terme "lieu" la
réunion de plusieurs notions qui vont donner forme à l’œuvre. Cette forme d’art liée au
contexte aura inspiré à Nicolas Bourriaud quelques hypothèses : « L’art in situ est une forme
d’intervention artistique qui prend en compte l’espace dans lequel elle se donne à voir […].
196
Bérénice Bailly, Claude Lévêque, un artiste entre Peter Pan et la DSASS, Le Monde, 31 mai 2006.
Ibidem.
198
Daniel Buren, Les Ecrits (1965-1990), vol. III, Du volume de la couleur, op.cit, P.100.
199
Entretien avec Michel Nuridsany, in DVD, Installation 2000-2004, production Mamco, Genève, 2004.
197
80
Une seconde possibilité, qui domine dans l’art des années 90, consiste en une enquête sur le
contexte général de l’exposition : sa structure institutionnelle, les caractéristiques socioéconomiques au sein desquelles elle s’inscrit, ses acteurs. Cette dernière méthode exige la
plus grande finesse : quoique de telles études de contexte ont le mérite de rappeler que le fait
artistique ne tombe pas du ciel dans un espace pur de toute idéologie, il est néanmoins
nécessaire d’insérer cette enquête dans une perspective dépassant la sociologie amusante. Il ne
suffit pas, en effet, d’extraire mécaniquement les caractéristiques sociales du lieu où l’on
expose, […] pour révéler quoi que ce soit. […] L’erreur consiste à croire que le sens d’un fait
esthétique réside "uniquement" dans le contexte. »200. Si l’art de Lévêque échappe à cette
"erreur" dont parle Nicolas Bourriaud, c’est que son art, bien qu’il soit lié au contexte, trouve
son essence profonde dans les thèmes que l’artiste développe depuis près de vingt-cinq ans.
Claude Lévêque ne satisfait pas son œuvre d’une volonté illustratrice, elle est animée de
constats sociaux prenant en compte aussi bien la situation politique actuelle, que le refus de
l’uniformisation, ou encore les dérives du monde de l’art.
L’œuvre réalisée en 2005 au centre d’Art international de Vassivière s’appuie sur le
contexte pour caricaturer ce dont Éliane Burnet nommait avec humour « le devenir-vache »201
de l’être humain. L’installation, intitulée 1 000 plateaux [ill. n°46] est d’ailleurs un hommage
à plusieurs références. On pense alors au Mille Plateaux, l’ouvrage de Gilles Deleuze et Félix
Guattari ; également au deux plateaux de Daniel Buren, pour lequel Lévêque avoue son
admiration ; et enfin au plateau des Millevaches, situé près de l’endroit où se trouve le centre
de Vassivière. Là encore, l’installation s’appréhende en trois temps. En arrivant près du lieu
de l’exposition le visiteur se trouve confronté à d’imposantes vaches limousines, enfermées
dans un enclos électrique, qui se protègent de la chaleur en se réfugiant sous l’ombre de
parasols géants que l’artiste a planté. Les parasols sont noirs et la matière qui les compose
imite une fine dentelle. En continuant son chemin, le visiteur arrive dans l’espace tout en
longueur du bâtiment. Là, sur une vingtaine de centimètres est entassé du foin, tandis que
descendant du plafond par un épais câble, des ampoules rouges s’en approchent
dangereusement. Elles sont alignées dans l’axe central de l’espace et illuminent l’espace de
rouge. Dans une seconde salle, filtrées de rouge aux fenêtres, des centaines de boîtes de
conserve ont été posées. Le visiteur est gentiment convié à les bousculer sur son passage.
Dans la tour à l’autre extrémité du bâtiment, l’atmosphère est une fois de plus baignée par
cette chaude lumière rouge, obtenue par l’action des filtres posés sur les fenêtres. Dans cet
espace, seul résonne le bruit éprouvant d’une boîte de conserve qui semble s’écraser
chaotiquement sur le sol de béton. Le contexte du lieu est un des composants de l’œuvre ; il
va motiver en partie l’utilisation des éléments qu’on retrouve au sein de l’installation.
Lévêque évoque les exploitations agricoles du Limousin au travers du foin, ou encore en
intégrant les vaches dans son dispositif. Seulement, ici encore, le contexte est substitué aux
200
201
Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 2003, P.113.
Eliane Burnet, Les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.47.
81
préoccupations formelles et idéologiques de l’artiste. Le lieu est trempé dans un épais voile
rouge kubrickien, chaque espace témoigne d’une menace imminente. Menace d’un monde qui
véhicule, dans un même élan, le rêve et la peur ; à l’image de ces vaches, lascives, à l’ombre
des parasols mais dont la quiétude ne saurait faire oublier le cloisonnement. Un
cloisonnement qui rappelle l’installation sans titre de 1991 à la Galerie de Paris, où le visiteur
était déplacé vers la situation du porc ; ou encore Strangers in the night dans laquelle
l’humain empruntait à l’animal sa condition servile. 1 000 Plateaux convoque la totalité des
sens du visiteur pour le faire entrer dans une vision du monde âpre. Les boîtes de conserve au
sol, dans lequel le visiteur frappe, renvoient à l’univers de la collectivité, à la standardisation
de l’être humain. Lévêque a très vite évacué le contexte géographique pour utiliser les
caractéristiques physiques du lieu et provoquer les réactions du visiteur. Éliane Burnet voit
également dans cette œuvre une critique du monde de l’art : « Qu’est ce qui est mis en boîte à
Vassivière ? Les œuvres d’art qui sont des produits de consommation, les artistes obligés de
vendre comme une marchandise, ou le visiteur qui doit entrer dans un moule ? »202. Il y a
sûrement un peu de tout ça dans cette installation mais surtout, une révolte face aux schémas
mis en place par ce monde, qui tend à faire oublier à l’homme sa condition en lui faisant
miroiter d’illusoires espoirs.
Claude Lévêque utilise le lieu comme un vecteur à son discours. Quand il élabore une
œuvre dans un espace chargé d’histoire sociale, ouvrière, comme ce fut le cas pour l’usine
SUDAC ou Friandises Intérieures, plus que de raviver d’anciennes réalités, Lévêque cherche
à les réhabiliter en sensation. Il articule ainsi la narration autour de ces sensations retrouvées
sans pour autant chercher à coller à une illustration du passé. Le passé constitue un point de
départ à partir duquel une réactivité en rapport avec le monde contemporain va être donnée à
vivre. D’une manière assez proche, en s’implantant dans des lieux très marqués
contextuellement, c’est une réalité qu’il s’accapare pour y assujettir sa propre histoire, ses
propres motivations. Si le lieu devient le théâtre de tensions exacerbées, c’est avant tout pour
susciter la réactivité du spectateur, le rendre « voyant par un long, immense et raisonné
dérèglement de tous les sens »203 comme dirait Rimbaud.
202
203
Ibidem, P.46.
Arthur Rimbaud, lettre du voyant, adressée à Paul Demeny, 1871.
82
II. LE LANGAGE DE LA LUMIÈRE :
Claude Lévêque déclarait en 2000 à Frédéric Bouglé : « Je me dois d’inventer un
langage à la lumière, de manière à ce que l’on ne l’appréhende plus en tant que source, en tant
même que lumière, mais davantage dans son impact. »204. Nous avons vu précédemment
divers exemples de l’utilisation de la lumière chez l’artiste. Que celle-ci soit niée ou intense,
elle est avant toute chose le moyen de déplacer physiquement le visiteur d’une réalité à une
autre : celle de l’installation. Cette lumière englobante, Lévêque l’obtient au travers de
moyens relativement simple. Dans un lieu traversé par la lumière du jour, l’artiste va
s’attacher à transformer cette lumière en modifiant la source par laquelle nous provient cette
lumière (fenêtres, baies vitrées, portes…). Cette transformation passe bien souvent par
l’application de filtres colorés ou de tissu occultant (ces derniers empêchant toute lumière de
pénétrer dans l’espace) sur chaque ouverture donnant sur l’extérieur. Ainsi, la lumière qui
irradie les lieux se teinte de la couleur des filtres mis en place. Le cas échéant, lorsque la
lumière est retenue, l’espace se retrouve dans la pénombre la plus complète. Lorsque l’artiste
fait le choix d’imprégner l’espace de lumière colorée, il accentue bien souvent l’intensité de
cette lumière par l’utilisation de matériaux propre à rehausser la monochromie. Néons, tubes
fluorescents, ampoules à fortes intensités… sont alors réquisitionnés pour donner au lieu
illuminé, l’intensité nécessaire à provoquer la déstabilisation. C’est là une des caractéristiques
du travail de Lévêque, et on peut en prendre conscience dès Grand Hôtel, en 1982. Dès lors,
Lévêque a montré sa volonté d’agir sur la lumière : la mettre en scène, l’articuler, afin de
perturber le rapport que peut entretenir le visiteur face à l’œuvre. La lumière dans l’œuvre de
Claude Lévêque eue d’abord une résonance symbolique (on se souvient des cérémonies que
sont Grand Hôtel ou La Nuit), puis s’est muée peu à peu en composant essentiel au dispositif,
insufflant au visiteur une émotion propre à produire la réaction (ou pense alors à la l’impact
lumineux foudroyant de Claude, ou encore à l’ambiance hémoglobine de Stigmata). Si
Lévêque utilise la lumière colorée plus spécifiquement que la couleur seule dans ses
environnements, c’est pour en imprégner le visiteur. Celui-ci évolue alors dans une matière
colorée que la couleur seule, posée en aplat, ne saurait rendre. Car la lumière chez Claude
Lévêque est un composant immatériel dont l’intensité est telle qu’elle « devient comme une
matière qui agit non seulement sur les yeux mais sur le corps entier. »205. Malgré le relatif
minimalisme dans lequel prennent forme les installations actuelles de l’artiste, la lumière est
un psychotrope propre à déplacer le visiteur d’une émotion à l’autre. Johann Wolfgang von
Goethe, dans son traité des couleurs explique à ce sujet : « Nous ne serons pas surpris des
effets qu’elle [la couleur] exerce sur l’œil, auquel elle est voué par excellence – et par
l’intermédiaire de l’œil sur la sensibilité dans ses manifestations élémentaires les plus
204
205
Extrait de l’entretien avec Frédéric Bouglé cf. Herr Monde, op.cit, P.32.
Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.43.
83
générales, sans que la substance ou la forme d’un objet à la surface duquel nous la percevons
y soit pour quelque chose. »206. La couleur est un phénomène qui se perçoit par l’œil mais qui
est apte à agir sur le psychisme du regardeur. « L’expérience nous enseigne que les couleurs
font naître des états d’âme particulier »207 précise le philosophe. Si on admet que les couleurs
sont propres à influer sur nos états d’âme, les installations de Claude Lévêque semblent
particulièrement propices à affirmer ces exemples. Le discours de l’artiste est perceptible par
la couleur avant même que le visiteur n’est pu formuler une interprétation à l’œuvre. De plus,
la forme même de l’installation, et la manière dont Lévêque utilise la lumière, favorise la
visualisation des couleurs telle que la conçoit Goethe : « Pour qu’il éprouve parfaitement ces
effets caractéristiques, il faut que l’œil soit entièrement environné par la couleur, par exemple
dans une chambre monochrome ; ou bien il faut regarder à travers un verre coloré. On
s’identifie alors avec la couleur ; elle créé l’unisson entre elle, l’œil et l’esprit. »208. Attardons
nous à présent à ces phénomènes dans l’œuvre de Lévêque.
A. La lumière colorée, l’œil et l’esprit
L’impact de la lumière est primordial à l’œuvre de Claude Lévêque. Dans le discours
que l’artiste établit, elle constitue, avant même la compréhension, la réaction, entraînant ainsi
le visiteur dans une configuration psychique adaptée. L’artiste n’utilise jamais la lumière du
jour, trop fade selon lui, mal adaptée à « influer sur l’intime, sur les affects et sur tout ce qui
est enfoui en nous »209. La lumière, à l’image de la formulation qu’il donne de la société, doit
être intensifié. Lévêque ne produit pas du réel, mais des visions subjectives de la réalité. Avec
Stigmata en 1999, il inaugure l’utilisation de la couleur rouge dans son travail. Cette couleur,
que la codification contemporaine associe bien souvent à la violence, Claude Lévêque la
déclinera dès lors en de nombreuses occasions. En 2002, il présente à La Galerie de Noisy-leSec Welcome to Pacific Dream [ill. n°47], une installation monochrome rouge. Outre
l’adjonction de filtre rouge sur les fenêtres de la galerie, Claude Lévêque a disposé dans
différents coins de l’espace des phares de voiture dont l’intensité varie. La lumière blanche
qu’ils diffusent semble attiser, renforcer l’impact de la lumière rouge. Ces phares semblent
donner sa matérialité à la couleur. Dans chacun des cinq espaces entrecoupés de colonne de la
Galerie, Claude Lévêque a disposé une branche d’arbre recouverte d’aluminium. Cette
branche est accrochée à l’envers au plafond et tournoie doucement sur elle-même. Pendant ce
temps, un son cristallin tinte dans l’espace. Claude Lévêque parle du rouge comme une
couleur qui « a une existence physique et pulsionnelle »210, il ajoute : « C’est aussi le sang, la
révolte, une symbolique forte. Cette couleur organique peut modifier complètement notre
206
Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, Centre Triades, Paris, 1986, P.258.
Ibidem, P.259.
208
Ibidem.
209
Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148.
210
Ibidem.
207
84
espace. » La couleur rouge, lorsqu’elle est donnée à voir dans son extrême intensité, est une
couleur éprouvante pour l’œil. Goethe classait le rouge dans la catégorie des "zones Plus",
c’est-à-dire les couleurs chaudes. Il disait à son propos : « L’effet de cette couleur est unique
comme l’est sa nature. Elle donne une impression de gravité et de dignité aussi bien que de
bienveillance et de grâce »211. Kandinsky, lui, associait d’avantage cette couleur à une fougue
furieuse et puissante, c’est « une couleur débordante d’une vie ardente et agitée […] Malgré
toute son énergie et son intensité, le rouge témoigne d’une immense et irrésistible
puissance. »212. La théorie de Kandinsky rejoint celle de Goethe dans la nature
que l’on
pourrait qualifier de noble et grave du rouge. Pour reprendre une nouvelle fois les mots de
Goethe : « Le verre pourpre montre un paysage bien éclairé sous un jour terrible. Telle devrait
être la teinte épandue sur la terre et le ciel au jour du jugement dernier. »213. Sans aller jusqu’à
comparer les installations de Claude Lévêque à des mises en scène du jugement dernier, son
travail corrobore malgré tout l’idée d’un chaos social et sensoriel. Comme l’ont exprimé
Goethe et Kandinsky, les couleurs se perçoivent avant tout comme des sensations :
effervescence, agitation, puissance… tels sont les qualificatifs avec lesquels il rendent compte
du rouge. Claude Lévêque semble avoir bien conscience de la puissance émotionnelle des
couleurs, elles sont donc le dispositif principal à la réactivité ; donner un langage à la lumière,
c’est chercher à susciter l’émotion. Pour en revenir à l’installation de Noisy-le-Sec, celle-ci
surprend dans un premier temps le visiteur par les éclats flamboyant qu’elle arbore. L’arbre
d’aluminium renvoie les radiances pâles des phares tandis que le mouvement rotatif qu’il
exécute laisse place au scintillement. Une fois encore joue de la séduction pour mieux attirer
le visiteur vers le dessein ultime de son installation. Car l’installation, sous ses abords
séduisant, dévoile peu à peu sa dureté, à l’image de ce rouge dans lequel elle baigne, qui se
fait minutes après minutes plus éprouvant, plus implacable. Welcome to Pacific Dream
fonctionne comme un renversement de la réalité, à l’image de ces morceaux d’arbres
retournés. Le titre invite au voyage, au rêve, alors que la réalité des lieux résonne surtout avec
le désenchantement. C’est donc avec ironie que Claude Lévêque accueille son public dans la
banlieue parisienne, cette banlieue entachée de « cités hard »214, dans laquelle il nous souhaite
la bienvenue. « J’ai trouvé amusant d’appeler cette œuvre Welcome to Pacific Dream en
reprenant un vocabulaire employé par la télévision ou à la publicité et en me référant à une
culture populaire familière de beaucoup de gens des banlieues. »215. Là encore, il ne faut pas
voir une volonté de Claude Lévêque de stigmatiser la banlieue. Il déclare : « J’adore la
banlieue mais de manière très poétique. J’en ai assez d’entendre toujours les mêmes clichés,
toujours la même surenchère sur l’insécurité, les jeunes qui dealent dans les caves, la peur, le
211
Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op.cit, P.263.
Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Denoël, Paris, 1969, P.131.
213
Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, op.cit, P.264.
214
Claude Lévêque, Pour en finir avec l’art social, op.cit. P.74.
215
Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148.
212
85
fantasme… »216. Cette empathie qu’il lui porte n’occulte cependant pas certaines difficultés
sociales. Si l’installation est si dure, c’est qu’elle exprime le fossé qui sépare le rêve que les
médias peuvent véhiculer, à la réalité effective. La couleur telle que Lévêque l’utilise ne
renvoie donc à aucun référent concret. Elle est utilisée subjectivement pour mettre en place
une vision oscillant entre rêve et réalité. Les tensions psychique qu’il obtient au travers de la
lumière sont bien souvent rehaussée par l’utilisation du son, ou de n’importe quelles autres
sensorialités.
Dans cette partie, dédiée au langage de la lumière, il semble nécessaire d’envisager
l’installation Ligne Blanche [ill. n°48], présentée en 2004 à la galerie Yvon Lambert. Cette
installation, loin d’atteindre le degré de spectaculaire de nombres de celles que nous avons
envisagé se caractérise par l’emploi singulier que Lévêque fait de la lumière. Si l’on se
remémore La Nuit, ou de Anniversaire I, il apparaît que d’une manière semblable, les deux
œuvres créaient leur propre lumière. Cette lumière, mis en rapport avec les préoccupations qui
étaient celles de Claude Lévêque à l’époque, était utilisée pour raviver un souvenir passé.
C’était un élément de la célébration mémorielle mais également un composant qui participait
au dispositif, qui donnait à l’œuvre sa lumière. Pareillement, dans Ligne Blanche, la lumière
est ambivalente : en même temps qu’elle illumine la pièce d’une clarté blême, elle tient le rôle
d’objet référentiel. Ligne Blanche est une installation qui mérite le qualificatif de minimal :
alors que le sol de la galerie a été recouvert de planches de bois brut, des haut-parleurs
diffusent la chanson de Salvatore Adamo : Tombe la neige. Un tube fluorescent, simplement
retenu par quatre câbles, semble flotter près d’un mur. L’allusion à Ende est immédiate, on se
rappelle de ces mots fredonnés par la mère de l’artiste dans cet univers aux contours noirs.
Seulement Ligne Blanche joue d’émotions opposées à celles exprimées dans Ende. Si la
chanson est une fois encore détourée par l’interprétation a capella, et par l’aspect minimal de
l’installation, celle-ci acquiert un sens qui peut paraître moins naïf. Claude Lévêque semble
ici faire référence à l’univers de la drogue d’une façon excessivement poétique. Les mots
prononcés font alors échos à cette ligne blanche lumineuse, flottant irrationnellement dans
l’espace, tandis qu’au sol, le plancher dessine de minces traits. Le chanteur clame avec
tristesse :
« Tombe la neige
Tu ne viendras pas ce soir […]
Ce soyeux cortège tout en larme blanche
Tu ne viendras pas ce soir, me crie mon désespoir
Mais tombe la neige
Impassible manège… »
216
Ibidem.
86
L’artiste use du fait que cette chanson soit populaire, bien connu de nombre de personnes
pour briser son image. Lévêque joue une fois de plus sur l’ambiguïté pour surprendre le
visiteur et déplacer son émotion première. "Ligne blanche", "neige", "impassible manège",
tous ces termes évoque la poudre blanche, autrement dit : la cocaïne. La chanson souligne
d’ailleurs avec une ironie emplie de pathos l’accoutumance mais aussi ce qu’entraîne cette
accoutumance, c'est-à-dire le manque. Le manque de la drogue s’est substitué au manque de
l’être aimé, évoqué initialement dans la chanson. De plus, cette installation convoque l’odorat
et le goût comme l’explique Éliane Burnet en parlant des « exhalaisons »217 du plancher qui
« instaurent une espèce d’atmosphère "gustative" en provoquant de légers picotement au fond
de la gorge. ». Elle ajoute : « le visiteur ressort la bouche pâteuse de caoutchouc, de goudron
ou de poussière. »218. L’odorat et le goût évoquent les sens convoqués lors de l’inhalation de
la drogue. Les addictions auront souvent été au cœur du discours de Lévêque, qui montre par
là même, que les drogues ont apporté, en réponse au monde contemporain, une fragile
solution d’évasion. D’un point de vue plus formel, cette œuvre réhabilite l’utilisation de la
lumière en tant que composant ambivalent à l’installation. Ici, l’atmosphère blafarde évoque à
la fois cette neige, tombant continuellement, comme il est dit dans la chanson, mais également
cette perte d’idéaux. Le langage lumineux qu’établit Claude Lévêque permet au visiteur de
pénétrer dans un univers émotionnel ; celui-ci ne doit alors plus « penser de la même façon
après avoir appréhendé l’œuvre »219.
B. Image seconde et contre-image
Cette partie sera en quelque sorte transitoire avec le dernier chapitre de notre étude, au
cours duquel nous reviendrons sur la vision critique que Claude Lévêque livre de la société.
Avant d’envisager cela, il semble nécessaire de parler d’un concept développé par Joseph
Beuys et qui semble s’adapter tout particulièrement à la production de Claude Lévêque. Si
nous avons déjà évoqué la filiation des deux artistes220, il parait opportun d’envisager la notion
d’image seconde, ou contre-image que Beuys développa. Outre l’importance du social dans
leur art, cette notion rapproche la production des deux hommes. Ce que Beuys définit comme
contre-image serait une image qui s’imposerait au visiteur en réaction à l’image qui lui est
donné à voir. Il explique en ces termes : « Les gens ne vont pas très loin quand ils emploient
l’argumentation suivante : Beuys, s’il fait tout avec du feutre, c’est qu’il veut parler des camps
de concentrations. Personne ne se demande si ce qui m’intéresse ce ne serait pas, par ces
éléments de feutre, de produire en l’homme tout l’univers de couleurs comme contre-image.
217
Eliane Burnet, les aires de réactivité de Claude Lévêque, op.cit, P.44.
Ibidem.
219
Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148.
220
Voir également l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
218
87
C'est-à-dire : provoquer […] un monde clair et lumineux. »221. Cette image qui vient s’inscrire
dans l’esprit de l’homme serait une formulation complémentaire de ce qui lui est donné à voir.
Ainsi, pour vulgariser la pensée de Beuys, la présentation d’une image noire peut susciter
dans l’esprit du regardeur la formation d’une image claire. Si les oeuvres que Beuys avait
pour habitude de présenter se caractérisaient bien souvent par leurs aspects sombres, salis,
celles de Claude Lévêque sont souvent lumineuses et féeriques. Nous avons déjà envisagé la
dimension politique des œuvres de Lévêque, leur enracinement social et contestataire ; cette
notion de contre-image semble alors apte à caractériser la noirceur inhérente à son œuvre.
Derrière l’agitation lumineuse peut alors se dissimuler la vision concentrationnaire,
l’oppression du corps social. Valstar Barbie, un exemple sur lequel nous nous sommes déjà
penché, baignait dans une atmosphère sucrée et suave alors que la finalité était ailleurs. Il en
va de même pour Friandise intérieurs, 1 000 Plateaux…la liste pourrait être encore très
longue. Beuys précisait son propos par ces mots : « Car les images secondes, ou les contreimages, on ne peut les produire qu’à condition de ne pas faire ce qui existe déjà, qu’à
condition de faire quelque chose qui est la contre image, toujours d’un processus de contreimage. »222. Ainsi l’œuvre comme il l’entend, serait déjà une contre-image de la réalité. Là
encore le propos semble s’appliquer à l’œuvre de Lévêque. Malgré tout, une question reste un
suspend. Si l’on a constaté que ce processus de création pouvait caractériser l’œuvre des deux
artistes, il faut maintenant envisager ce qui motive ce choix. Pourquoi fuir la représentation du
réel au profit d’une vision contraire de celui-ci ? Si nous ne pouvons nous risquer à émettre
d’hypothétiques interprétations quand à la motivation de Joseph Beuys, il semble que nous
puissions voir dans ce choix de Claude Lévêque une volonté éminemment poétique. La
volonté de prendre ses distances avec le réel pour mieux l’imprégner de sa subjectivité et
ainsi, ne pas être dans une illustration naïve de celui-ci mais de faire surgir de son œuvre les
tensions complexes du monde contemporain. Comme l’exprime Bachelard :
« essentiellement, l’instant poétique est une relation harmonique de deux contraire »223.
L’œuvre comme contre-image est ainsi l’intégration dans le monde réel d’une image
contraire ; le réel s’oppose à la nature que l’artiste lui perçoit. Si Claude Lévêque n’a pas
toujours recours à cette méthode de présentation, c’est qu’il cherche aussi la réactivité pure, la
violence de l’évidence.
Le langage que Claude Lévêque donne à la lumière entraîne deux conséquences. La
première est la réaction. Celle-ci s’échelonne entre sensation de bien-être, d’apaisement, et
oppression physique et mentale. La seconde conséquence est l’interprétation ; ce que le
visiteur aura eue à voir doit être apte à résonner sur l’individu social qu’il est. En prenant
221
Joseph Beuys, Volker Harlan, Qu’est ce que l’art ?, L’arche, Paris, 1992, P.202.
Ibidem.
223
Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Livre de poche, 1994, P.104.
222
88
conscience des propos de Beuys sur la notion de contre-image, le piège tendu par la séduction
ne semble plus suffire à détourner le visiteur de la réalité de ses installations.
89
III. DÉVOILER LA RÉALITÉ :
Lors d’un discours qu’il prononça en Suède en 1957, à l’occasion de la remise du Prix
Nobel de Littérature, Albert Camus exprimait en ces termes : « Tout artiste aujourd’hui est
embarqué dans la galère de son temps. »224. Pour l’écrivain, cela signifiait que l’artiste, qu’il
en ait conscience ou non, laissait l’époque résonner dans sa production. Il véhiculait ainsi
l’idée que l’art ne pouvait être isolé des réalités de l’époque dans laquelle il s’inscrivait. Il
ajoutait : « Embarqué me paraît ici plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste
d’un engagement volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. »225. Si Camus
oppose "engagement" et "embarquement", c’est qu’il admet que l’impact de l’époque sur l’art
est inévitable, dépassant ainsi la propre individualité de l’artiste. Cette idée se rapproche
d’une des trois "nécessités mystiques" constituant la "Nécessité Intérieure" chère à Wassily
Kandinsky226. Ce dernier énonçait alors : « Chaque artiste, comme enfant de son époque, doit
exprimer ce qui est propre à cette époque.»227. En ce sens, Claude Lévêque est un artiste
embarqué (nécessairement) et engagé ; un artiste qui exprime ce qui est inhérent à son
époque, tout en teintant son discours d’un regard critique par rapport à son temps. Cette
volonté critique anime le travail de Lévêque depuis sa première œuvre, jusqu’à ses
productions les plus récentes. La réalité qu’il nous dévoile est froide, violente, oppressante car
elle est réinterprétée par la sensibilité de l’artiste. Elle se charge d’une véhémence passionnée
que seule la subjectivité de l’artiste permet de libérer. Libération qu’il serait d’ailleurs plus à
même de qualifier d’explosion, tant elle est radicale. Si cette critique montre une telle
virulence, c’est qu’elle est intimement liée à l’existence de l’artiste, à l’homme social qu’il
représente. Cependant, cette critique ne doit pas être prise pour ce qu’elle n’est pas ; il ne
faudrait pas voir dans l’art de Lévêque une volonté moralisatrice qui dicterait un mode de
conduite à adopter. Il tire des constats de ce que produit le réel, sans chercher à imposer son
regard au visiteur. Son ambition est de confronter l’individu à ce que produit la société et
ainsi, susciter en lui quelques questionnements. Il déclarait à Annabelle Gugnon en 2002 :
« Je ne délivre pas de message, je veux juste créer des zones de réactivités »228, explicitant par
là même sa volonté de faire réagir le corps social plus que de lui imposer un quelconque dictat
de la pensée. Les motifs de ses critiques, nous l’avons vu, se mettent en place de différentes
manières dans son œuvre : entre mise en scène féerique, séduction, et oppression physique. La
réactivité du visiteur constitue le premier pas vers la compréhension de l’espace. Souvent
224
Albert Camus, Discours de Suède, Gallimard, 1997.
Ibidem.
226
« Cette Nécessité intérieure, trois nécessités mystiques la constituent :
1° Chaque artiste, comme créateur, doit exprimer ce qui est propre à sa personne. […]
2° Chaque artiste, comme enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque. […]
3° Chaque artiste, comme serviteur de l’Art, doit exprimer ce qui, en général, est propre à l’art. […] » Wassily
Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, op.cit. P.109.
227
Ibidem.
228
Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77.
225
90
l’artiste joue de l’ambiguïté pour déstabiliser, provoquer, et illustrer ainsi l’écart qui sépare la
réalité telle qu’il la perçoit et l’apparence sous laquelle celle-ci veut se donner à voir.
L’installation Mon Combat [ill. n°49] ne joue cependant pas de cette ambiguïté pour prendre
forme.
A. La violence du quotidien
Cette installation fut présentée en 2002 au centre d’art lyonnais de la Salle de Bains.
Pour investir ce lieu, Claude Lévêque a tiré parti de deux éléments principaux : l’objet et la
lumière. Le lieu d’exposition est divisé en deux espaces : l’un est intérieur alors que l’autre
donne sur une cours extérieure, celle-ci étant encadrée de hauts murs de béton. Dans chacune
des deux salles, Claude Lévêque a disposé des caisses de bouteilles vides de bière
Kronenbourg. Les caisses d’un rouge « saignant »229, flanquées sur leur face du logo de la
marque, double chaque mur des deux espaces d’exposition. Seules une cloison vitrée et une
porte, permettant la jonction entre les deux espaces, ont été épargnées. Près de huit cent
caisses contenant chacune une demi-douzaine de bouteilles vides furent réquisitionnées.
L’espace est imprégné d’une vive lumière rouge. Mon Combat est une installation qui joue du
rapport entre les objets et l’atmosphère pour prendre sens. Le titre de l’installation, Mon
Combat, fait référence à Mein Kampf, l’ouvrage écrit par Adolf Hitler durant sa période de
captivité. Cette référence au nazisme, on l’a retrouve sur les caisses même, comme l’explique
Claude Lévêque : « Ces caisses de bière font référence aux skinheads, à l’écriture gothique, à
un univers de désespérance. »230. Dans l’atmosphère sanguinolente de la
Salle de Bains ,
Lévêque met en place un discours autour de l’alcool et de la violence sur fond d’évocation du
nazisme. Cette œuvre véhicule une finalité qui peut paraître ambiguë, certains s’y tromperont
même. « C’était une pièce extrêmement provocatrice raconte l’artiste, d’ailleurs j’ai reçu une
lettre d’un "admirateur" qui me félicitait de faire partie des "chemises brunes"… »231. Lévêque
n’avait en aucun cas pour volonté de perpétuer la mémoire du nazisme. Cette œuvre renvoyait
à l’univers de consommation, au moment où « la société, prise dans la mondialisation, ne
répond plus d’une manière critique et réactive au pouvoir. »232. Il faut voir dans Mon Combat
une critique directe envers le monde contemporain, la volonté de dénoncer la façon dont la
consommation supplante la réflexion. Lorsque la société ne peut plus fournir de repères
suffisants à ses sujets, la consommation s’impose comme le palliatif à l’errance
psychologique et alors, les pulsions déraisonnées se déchaînent. Cette lutte, que le titre nous
annonce, serait ainsi celle d’une société en perte de repères, d’illusions, et dont l’artiste
souligne avec cynisme l’absurdité. Il ne s’agit plus dès lors d’une lutte personnelle (on aurait
229
Hauviette Béthemont, Bière en stock pour galerie hygiénique, Petites affiches lyonnaises n°0560, 16-18
janvier 2002, P.14.
230
Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77.
231
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
232
Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77.
91
pu voir dans l’installation, dans ces caisses vidées de litres de bières, la dénonciation ironique
d’une accoutumance personnelle…), mais de celle de chaque homme et femme confrontés à
la société de consommation. Dans cette épaisse lumière rouge, le visiteur est englué dans la
violence d’une accoutumance qui entraîne la perte de réflexion. Lévêque explique que cette
installation fut en partie influencée par le geste de Richard Durn233. « J’ai été bouleversé par la
tuerie de Nanterre […]. Ça résonne tellement du monde dans lequel on vit. L’humanité
s’automutile, les gens s’entredévorent parce que le monde est violent de pathologies nées de
problèmes d’identité. »234. Les œuvres de Claude Lévêque sont construites en réaction à ces
signes de psychopathie, à ces actes déraisonnés dont ses installations tentent, sinon de
retranscrire, au moins d’évoquer la sauvagerie.
B. Le poids des mots
Ces gestes que produit le monde, ces révoltes désespérées, Lévêque les aura très tôt
intégrés dans son travail, tous d’abord par de simples phrases manuscrites écrites sur des
images (Prêts à crever ? 1994), puis par le biais des phrases de néon. Ce sont des phrases
courtes, éloquentes, mais aussi furieusement banales. L’artiste explique qu’il choisi ces
phrases car elles « font partie des lieux communs du langage »235, elles captent notre attention
par leurs allures faussement philosophiques, leurs allusions poétiques, revendicatrice ou
humoristique. Elles nous présentent alors ces mots : Pourquoi vivre ? (2006) ; Nous voulons
en finir avec ce monde irréel (2006) ; Pluie Pourrie (2004) [ill. n°50] ; Vous allez tous mourir
(2001) ; Je suis une merde (2001) ; Nous sommes heureux (1997)… L’écriture manuscrite est
reprise par un néoniste ; les phrases qui nous sont donnés à lire sont détourées, elles prennent
alors une résonance nouvelle, la consistance de questions existentielles. L’artiste joue ici du
même effet que celui mis en place dans Ende, lorsque sa mère susurrait, d’une voix male
ajustée, cette chanson d’amour un peu Kitch. Alors rien d’autre n’est donné à entendre ou à
voir que ces phrases, qui dès lors s’imprègnent en nous et qui nous hantent. Ces mots, dans
leurs impacts directs et froids évoquent les doutes, les craintes que l’homme peut nourrir.
Lévêque ne donne alors rien d’autre à voir que ces lettres, crépitant dans l’espace comme si
elles portaient en eux le désespoir qu’elles insuffleront au lecteur. L’artiste part d’éléments
réels pour les reformuler plastiquement et leurs octroyer une dimension politique et poétique.
Car le voile que Lévêque soulève n’est pas uniquement propre à mettre au jour d’effroyables
réalités, il réintroduit la poésie dans ces réalités. Une poésie douce-amère, de laquelle jaillirait
les couleurs qui tendraient à réchauffer un monde sans réelle humanité. Un monde dans lequel
233
Richard Durn fut coupable le 26 mars 2002 de ce qui sera appelé la tuerie de Nanterre. Au cours d’un conseil
municipal, le jeune homme s’introduisit dans les locaux de l’hôtel de ville et tua 8 personnes. 14 autres furent
gravement blessées.
234
Annabelle Gugnon, entretien avec Claude Lévêque, op.cit. P.77.
235
Voir l’entretien Franck Balland/Claude Lévêque en annexe.
92
nous pourrions dire, sans grande conviction : Nous sommes heureux ; sinon pour accepter
cette réalité, au moins pour y faire face.
Autour des thèmes que nous avons évoqués dans cette dernière partie, l’art de Claude
Lévêque se révèle comme spectaculaire et intime. En effet, si les dispositifs qu’il met en place
immergent le visiteur dans un tourbillon sensoriel, c’est avant tout pour produire en lui une
réaction. Le spectaculaire se justifie lorsqu’il ne se satisfait pas d’uniques finalités
esthétiques. À ce sujet, l’artiste déclare : « Je ne suis pas opposé aux formes spectaculaires si
elles impliquent un esprit acide, par effet de miroir et de métaphore par rapport à la
réalité. »236. Les installations de Claude Lévêque peuvent, tour à tour, être le spectacle d’une
collaboration ou une confrontation du corps et de l’esprit. Ces aires de réactivité que l’artiste
met en place expriment le monde tel qu’il le perçoit. Cette vision, s’il tente de la
communiquer, il n’en impose pas l’acquiescement. L’art de Claude Lévêque n’a pas
l’ambition de produire de messages, ni de programmes politico-sociaux.
236
Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, op.cit, P.148.
93
CONCLUSION
Cette étude consacrée à l’installation, puis plus spécifiquement à l’œuvre de Claude
Lévêque nous a permis d’envisager une pratique relativement récente dans son application
singulière. Sans nous livrer ici à une liste exhaustive de ce qui aura été vu, revenons sur les
points importants de l’articulation de notre étude. Notre premier chapitre se proposait
d’envisager l’apparition de ce médium autour des trois critères principaux nécessaires à son
élaboration. Ces critères sont successivement : l’apparition de l’objet dans le champ de
l’œuvre ; les considérations nouvelles qui se développent autour de la notion d’espace ; et
enfin, l’intégration du spectateur dans le cadre de la création artistique. C’est la réunion de ces
trois entités qui va permettre à l’installation de prendre forme. Suite à ces considérations
théoriques, il semblait opportun de nous confronter à des exemples concrets d’installation afin
d’en saisir, au moins en partie, les enjeux, mais aussi les problèmes. Car si l’installation aura
su motiver l’intérêt de nombreux artistes en quête d’interactivité avec le spectateur, elle aura
également dévoilé des problèmes inhérents aux formes qu’elle adopte. Le plus récurrent
semble être celui de la réadaptabilité. En effet, une installation est élaborée par un artiste dans
une conscience globale de l’objet et de l’espace. Ce sont les tensions crées lors de la
confrontation de ces deux éléments qui permettent au spectateur de saisir le sens de ce qui lui
est donné à voir. Ainsi, se pose la question de la pérennité de cette pratique. Comment
continuer à présenter l’œuvre d’un artiste après sa mort, alors que sa présence semble
nécessairement requise ? Pour éviter aux commissaires tous choix individuels qui seraient
propres à dénaturer l’impact et le sens de l’œuvre, Daniel Buren aura choisi de mettre en place
un "mode d’emploi" spécifique à chaque dispositif qu’il réalise. Ce "mode d’emploi", qu’il
qualifie également de "règle du jeu", a pour vocation de faciliter l’intégration de ses œuvres à
chaque nouvel espace, et ce, afin de perpétuer sa volonté propre. Cependant, si ce système
semble être apte à répondre correctement à bien des mésententes, le problème des œuvres in
situ persiste. Ces œuvres, crées spécifiquement pour un lieu, sont intimement liées, non
seulement à l’espace, mais également au contexte propre au lieu. Toute réhabilitation sur un
autre territoire que celui d’origine ne semble envisageable. Ne reste alors de ces œuvres bien
souvent que l’unique trace visuelle (des photographies ou dans des cas plus rares des vidéos),
qui ne saurait, bien évidemment, en traduire justement l’impact physique et donc,
psychologique.
La suite de notre étude, après une brève mise en perspective du contexte de l’art en
France dans la seconde moitié du vingtième siècle, se concentre exclusivement sur la
production de Claude Lévêque. Depuis près de vingt-cinq ans, l’installation constitue le
support privilégié de l’artiste. Si dans ses débuts son œuvre se sera construite autour d’une
mise en situation de l’objet visant à l’établissement d’une narration artistique, ses formes se
seront peu à peu radicalisées. Claude Lévêque cherche à investir l’espace d’émotions qui
94
seront propres à susciter la réaction. L’artiste donne à voir des univers monochromes, tantôt
subjugués de lumière, tantôt inondés de pénombre, afin de faire du corps le support d’étranges
tensions. Convoquant tour à tour l’apaisement, la déstabilisation, le malaise physique mais
aussi psychique, les installations de Claude Lévêque oscillent entre féerie inquiète et violence
sanguinaire, dans une volonté de faire vivre à son visiteur les troubles du monde
contemporain. Car Si l’art de Claude Lévêque subjugue, dérange, déstabilise dans un seul et
même élan, c’est qu’il est profondément enraciné dans ce que le monde actuel produit.
Cependant, il serait faux de dire que Claude Lévêque cherche à nous montrer le réel. Puisque
le réel nous environne, le champ de l’art se doit de l’explorer et de donner à voir ce que celuici ne saurait nous dire. L’art, tel que Lévêque le conçoit, ne peut se satisfaire d’être un simple
présentoir du monde, il est son interprétation exacerbée. Le constat que Claude Lévêque
dresse de son époque est brutal, désenchanté, sans pour autant être pessimiste. L’artiste
déclare : « Je pense que l’art contemporain peut provoquer un espace différent de
redécouverte des choses, indépendant des obligations de consommation dictées par les médias
avilissant, des politiciens corrompus et des marchands de jeux, de pavillons ou de
bagnoles. »237. La nécessité de l’art, selon Lévêque est d’offrir un lieu de redécouverte du réel,
un lieu où serait contenu autant de désespoir que d’espoir face à un futur dont les contours
semblent d’ores et déjà bien ternes.
237
7 questions à Claude Lévêque, Nova Magazine, op.cit.
95
ENTRETIEN AVEC CLAUDE LÉVÊQUE238
Franck Balland : J’aimerais que l’on revienne tout d’abord sur vos débuts dans le monde de
l’art ?
Claude Lévêque : J’ai fait les Beaux-Arts à Bourges, mais je ne me sentais pas attiré par le
milieu de l’art. L’approche que j’avais eue des réseaux, des galeries, ne m’avait pas trop
motivée. Quand j’en suis sorti, j’ai d’abord fait pas mal de petits films, des photos, des images
qui m’entretenaient le regard. C’était une forme d’expression qui n’était pas du tout affirmée,
tout ça était très artisanal. J’ai ensuite eu l’opportunité, par des amis et des rencontres à Paris
de faire des décors pour la mode. C’était une expérience qui s’offrait à moi alors que je ne
m’y attendais pas. Je me suis retrouvé dans une situation totalement inconnue et qui a
finalement durée deux ans. Mais je me suis fait avoir, on a repris mes idées, je n’étais pas du
tout protégé de quoi que ce soit alors j’ai vite arrêté.
F.B : C’était l’époque où vous aviez fait mettre sur votre carte : « Claude Lévêque : les
vitrines les plus modernes de Paris » ?
C.L : Oui (rires). Ça c’était toute la mouvance qu’il y avait dans les années 1980, aussi bien
autour de la musique, les soirées du Palace, dans lesquelles je me retrouvais assez. Dans les
années 80, il y avait des tas de tentatives. C’était certes un peu naïf, mais les gens avaient une
générosité dans leurs expériences, leurs échanges. Maintenant on se force un peu pour ce
genre de choses. Pour moi ce n’est pas de la nostalgie, mais il y a eu dans ces années là, des
expériences, dont on espérerait qu’elles se reproduisent aujourd’hui, un peu fusionnelles entre
l’art, la mode, les journaux. Thierry Ardisson avait fait édité le magazine Façade, vraiment
nouveau et extraordinaire visuellement. J’étais un peu autour de ça, c’était vraiment une
époque fusionnelle qu’il est difficile de concevoir aujourd’hui tant les milieux sont
cloisonnés. Aujourd’hui, il y a vraiment la chape de plomb de l’institution, tout ce qui se
passe est contraire à ces années là.
F.B : Pour en revenir à vos débuts, pouvez-vous me parler des conditions dans lesquelles
vous avez créé votre première œuvre, « Grand Hôtel », en 1982 ?
C.L : Je faisais pas mal d’images et je faisais poser des copains. On aimait bien certains types
de vêtements, de situations, on délirait pas mal mais sans savoir à quoi ça mènerait. Puis une
fois, j’ai montré mes photos à un copain à Paris. Je faisais ça de manière complètement
238
Le texte retranscrit ici même est le résultat de deux entretiens effectués le 26 janvier et le 10 avril 2006.
96
amateur mais je n’avais pas envie d’être photographe, ni d’être artiste. Chez lui, il y avait
Claude Postel, qui a fait du cinéma expérimental et qui m’a parlé d’une exposition à Créteil
sur l’exposition de la photo par des gens qui ne sont pas photographes. Il m’a dit que ce serait
bien que je les montre. J’ai donc rencontré le commissaire de l’exposition, qui a accepté, mais
je ne savais pas quel statut donner à ces photos. Je n’avais pas envie de les encadrer, ni de les
mettre au mur, parce que je n’avais pas envie qu’elles aient un simple statut de photographies.
J’ai donc fini par construire cet autel et à les mettre dessus et trouver une cohérence de choix
sur des photos qui sont liées au corps, au feu à l’eau, etc. C’est le premier questionnement que
j’ai eu de l’installation et ça s’est transformé en dispositif rituel autour du corps. Ça a
intéressé des gens et j’ai eu un peu de presse et ça m’a confronté à ce problème d’exposition.
Ensuite j’ai fait la biennale de Paris, où, j’utilisais toujours la photo, l’objet. J’avais associé
des maquettes d’engins militaires à des photographies. J’avais également toute une série de
photos du tremblement de terre qu’il y avait eu à la fin des années 80 en Italie. J’avais pris
aussi des objets trouvés sur place et l’association des deux éléments avait donné Bonheur
Perdu. Ça a démarré comme ça. Mes expériences, aussi bien dans la mode que pour
l’exposition de Créteil ont été basées sur des opportunités, des rencontres. On trouvait que
j’avais certaines idées qui correspondaient assez bien à l’époque.
F.B : Concernant « La Nuit », est-ce vous qui avez peint les bustes ?
C.L : Oui. Souvent les gens voyant ça de loin pensaient que c’était de la photo mais c’était
peint.
F.B : Et pourquoi ne pas avoir continué dans la peinture ?
C.L : Quand j’étais au Beaux-arts, à Bourges, J’ai beaucoup dessiné et peint. Je m’intéressais
à l’image et aux gestes produits par la peinture. Je m’intéressais aussi bien à une peinture
gestuelle très "folle" qu’à une peinture hyper "léchée". Ce qui me plaisais quand j’utilisais la
peinture, c’était ce coté troublant qui rappelait les enseignes de magasins.
F.B : Eric Troncy parle au sujet de « La Nuit » de la première installation en Europe : qu’en
pensez vous ?
C.L : Il exagère un peu quand même…
F.B : Vous aviez donc connaissance de cette forme de présentation ?
97
C.L : Oui c’est un dispositif qui a eu beaucoup de succès dans les années 1970. Il y a eu
Beuys notamment. Je suis loin d’être le premier.
F.B : Dans son rapport à l’objet, l’art de vos débuts se rapproche d’ailleurs de celui de
Beuys…
C.L : Sans prétention, c’est vrai que je me sens très proche de Beuys, mais avec un récit qui
est absolument différent. Ce qui nous rapproche c’est le rapport au rituel, l’espace comme
concentration de la mémoire, mais vu la mémoire de Beuys c’est un peu terrible que de parler
de concentration, c’est aussi l’espace lié à une idée de transmission, d’échange, de
communion.
F.B : Comment votre travail était-il perçu dans les années 1980 ? J’ai lu notamment des
textes assez sceptiques de Catherine Millet…
C.L : Oui, elle nous avait descendu avec quelques artistes. C’était terrifiant, son article
m’avait tué. C’était en 1984, je commençais et lorsque quelqu’un dit de telles choses sur votre
travail et avec de tels arguments, il n’y a plus qu’à se jeter par la fenêtre. Quand j’ai lu ça je
me suis dit : c’est pas possible. Elle comparait ce que l’on faisait à des décors et elle
expliquait qu’il s’agissait d’un piège de la séduction. Cet article était vraiment redoutable. En
1985, Alain Coulanges avait fait un bon article dans Art Press et en écrivant son livre239 elle
avait repris certains passage de l’article et les avaient décontextualisé et du fait ils se sont
retournés contre moi. J’avais contacté Coulanges pour lui demander comment il pouvait
accepter ça et il ne semblait plus très sûr de lui : comme-ci il acceptait le sens et le contre-sens
de ses propos. Je suis d’ailleurs resté très longtemps fâché avec lui par son manque de
perspicacité par rapport à ses écrits. Et après je ne sais pas trop ce qui s’est passé dans Art
Press, il faisait très peu de compte-rendu de mon travail. C’est rigolo, Catherine Francblin
détestait mon boulot, elle ne s’en cachait pas et maintenant elle me défend (rires). Catherine
Millet m’a appelé il n’y a pas longtemps m’expliquant qu’elle voulait faire un article un peu
conséquent sur moi. Je suis un peu tombé des nues, elle m’a expliqué qu’elle n’aimait pas tout
ce que je faisais mais que certaines choses étaient importantes (rires).
F . B : C’est vrai que c’est quelqu’un d’important, ça a du être particulièrement
déstabilisant…
239
Catherine Millet, L’art contemporain en France, Flammarion, Paris, 1987.
98
C.L : Oui et surtout à cette époque là, il n’y avait pas tant de critique que ça. Elle était
vraiment prépondérante. D’autant plus prépondérante qu’elle a eu une position vraiment
déterminante au moment du retour à la peinture qu’elle défendait énormément. Après, c’est
sûr que ce que je faisais, bricolage narratif autobiographique, ce n’était pas trop son truc. Elle
tolérait par contre Boltanski et dans une moindre mesure Annette Messager. Il a fallu attendre
dix ans pour que ça soit vraiment accepté. C’était vrai aussi pour les gens du Consortium, qui
étaient particulièrement durs, mais pour qui j’ai un total respect.
F.B : J’aimerais revenir sur « La Nuit », c’est une œuvre qui vous a fait beaucoup
connaître…
C.L : Trop…
F.B : Vous aviez interdit l’utilisation des photos de cette œuvre, pourquoi ? Vous vouliez vous
détacher de l’image que cette œuvre dégageait ?
C.L : Non, c’est une installation que j’aime toujours et que je ne renie absolument pas.
Simplement, comme elle était assez spectaculaire, elle avait une aura particulière et c’était
devenu un piège pour moi, car, même si mon travail évoluait, on m’associait à ça. Les gens ne
me voyaient qu’à travers cette pièce là, ils avaient énormément de mal à voir autre chose. Ça
les rendait sceptiques par rapport aux autres choses que je faisais. Ça m’a ennuyé que tout soit
concentré là-dessus car comme elle est très spectaculaire, très représentative, ça fait tout de
suite de l’effet reproduit dans un magazine. Au bout d’un moment elle avait été tellement
reproduite que j’ai refusé qu’on l’utilise. Ça me nuisait.
F.B : Il n’y avait donc pas que des sceptiques par rapport à votre œuvre ?
C.L : Mais le point de vue de Catherine Millet m’a malgré tout servi. Il m’a fait réfléchir. J’ai
trouvé ça un peu raide car c’était aussi un peu caricaturer un certain type de travail, mais elle
n’avait pas déraison sur tout. Il a fallu résister (rires)… parce que parfois c’est très mauvais.
Je me rappelle Marie Bourget qui était une artiste très connue de la scène française des années
1980, qui avait un travail intéressant et qui a fait une erreur fatale en faisant une mauvaise
pièce pour la biennale de Venise. Dans Libération, qui était alors une bible lue par tout le
milieu de l’art, Hervé Gauville a détruit son travail. Il avait reproché à son travail l’utilisation
de matériaux, issus du quotidien, qui évoquaient le travail de celui d’artistes antérieurs, alors
que tout le monde a fait ça. On n’a jamais l’exclusivité d’un langage, d’un médium. Ça serait
comme reprocher à des artistes de la renaissance de peindre avec de la peinture à l’huile. Et
99
même dans les codes de représentation, il y a beaucoup d’artistes de la renaissance qui ont des
codes de représentation qui sont comparables. Il avait donc "cassé" son travail en disant qu’on
retrouvait tel élément dans l’art conceptuel, tel autre dans l’art minimal, etc. Il s’est tellement
acharné que du jour au lendemain elle n’a plus eu aucune exposition.
F.B : Je ne savais pas que les critiques avaient un tel poids, qu’ils pouvaient stopper une
carrière aussi rapidement…
C.L : C’est beaucoup moins vrai maintenant. À l’époque, très peu de gens écrivaient. Il y en a
toujours assez peu mais ça c’est quand même démultiplié, et si quelqu’un est "cassé" il va être
repris par deux autres. Quand Gauville écrivait une page sur quelqu’un dans Libé, ça n’était
pas rien, et il n’y avait pas de retournement possible. Puis de toute façon aujourd’hui les
choses sont plus consensuelles, les gens sont dans le descriptif, s’ils n’aiment pas la
production d’un artiste ils n’en parlent pas.
F.B : Quelle importance avait la musique sur votre travail à cette époque là ?
C.L : J’ai toujours été très lié à la musique, je n’en ai jamais fait mais j’en écoute beaucoup.
C’est un univers qui m’intéresse car il est déclencheur d’émotions dans un certain type de
langage. On a fait une sorte de caricature de moi aujourd’hui car j’ai beaucoup été marqué par
le punk, mais j’ai aussi envie qu’on passe à autre chose. Le punk m’a beaucoup marqué car
c’était quelque chose de vraiment innovant en France à la fin des années 70. C’est quelque
chose qui était très fort, un moment de métamorphose qui aujourd’hui n’existe absolument
plus. Aujourd’hui j’en écoute encore beaucoup, beaucoup de Hardcore, de musique
contemporaine, de musique classique.
F.B : Eric Troncy dit au sujet de votre œuvre « sans titre » de 1991 à la galerie de Paris que :
« c’en est fini de la connivence »240 . Qu’est ce qu’on pouvait caractériser de connivent dans
votre travail ?
C.L : Peut être dans la séduction qui était transmise, dans la séduction des choses données à
voir un peu frontalement. À partir de là, il y a eu un aspect austère, raide qui créé une rupture
avec ce que j’utilisais avant. Là c’est froid, on est dans l’économie totale des moyens. Je
jouais sur deux choses, une démonstration d’équipement réduite au minimum, sans en
rajouter. Mais cet équipement imposait ses contraintes aux visiteurs qui pénétraient dans
l’espace. J’ai évacué les éléments rajoutés à l’objet, tels que la lumière qui définissait telle
240
Eric Troncy, Le docteur Olive dans la cuisine avec le revolver, les presses du réel, Dijon, 2002, P.164.
100
ambiance. D’un coup, c’est raide, les objets se suffisent à eux-mêmes, ils renvoient au
principe de l’aliénation, de l’enfermement de la privation de liberté. Ça m’a ouvert sur un
principe de travail basé sur la perte d’identité, de l’anonymat, de la répétition, de l’aliénation.
F.B : Cette rupture était-elle volontaire ?
C.L : j’avais besoin de faire ça. Ça n’était pas qu’une volonté formelle de rupture. J’ai visité
le camp d’Auschwitz, et cela m’a assez préoccupé car ayant eu de la famille disparue dans les
camps de concentration, c’est aussi quelque chose qui fait partie de mon histoire personnelle.
C’est à partir de ce moment là que j’ai réalisé des œuvres telles qu’Arbeit Macht Frei.
F.B : Pouvez t’on voir dans cette œuvre « sans titre » de 1991, une critique du monde de
l’art ?
C.L : Évidemment, c’était amusant de contraindre des gens de l’art, des collectionneurs, des
institutionnels dans cette situation là pour être un visiteur concerné par ce qui est proposé à
voir. Le but n’était pas seulement de se dire comment le milieu de l’art allait réagir à ça.
F.B : Au milieu des années 1990, vous avez réalisé des œuvres dans des appartements (à
Nevers et à Bourges notamment), comment s’élabore une œuvre dans un lieu, qui, à priori
n’est pas conçu pour cela ?
C.L : Une de mes premières expériences était à Nevers, au moment de l’APAC241, avec
l’artiste Valérie Pigato nous avions été invité par Elein Fleiss à occuper deux appartements de
la cité du Banlay. Ces appartements étaient situés dans le quartier où j’ai vécu mon enfance et
où mes parents habitaient encore voilà pas si longtemps. J’ai inscrit un dispositif qui était lié à
une histoire des lieux. J’avais utilisé uniquement la salle de séjour, bien qu’on avait accès à
toutes les pièces qui étaient restées vides et où seules restaient quelques images collées aux
murs qui donnaient quelques indications sur ce qu’avait été l’occupation de l’appartement
avant, et j’avais inscrit sur les murs de cette salle « jour de chance » avec 400 ampoules qui
allaient du sol au plafond et se mélangeaient avec le papier-peint. Mes lettres étaient
physiquement très imposantes et les caractères rendaient la structure presque illisible. On était
tout d’abord pris par l’aveuglement avant de pouvoir lire. Travailler dans des appartements,
c’est m’intéresser à la mémoire du lieu, c’est un peu la globalité de mon fonctionnement dans
certains endroits qui ne sont pas neutres comme peuvent l’être les centres d’art avec les
241
APAC : Association pour l’art contemporain.
101
« white cube ». Ce qui m’intéresse c’est de pouvoir métamorphoser par un apport souvent
assez léger, ce qui s’est passé dans le lieu, la façon dont je le perçois. Le lieu c’est une
architecture, c’est en même temps une fonction, domestique, privée, dans les appartements
mais j’ai également travaillé dans le domaine public, une piscine, une usine, des friches… à
chaque fois cela m’a amené à m’intéresser à ce qu’était ces lieux dans leurs fonctions, les
traces qui en restaient et la façon dont je pouvais les réhabiliter en ajoutant des éléments de
ma propre interprétation. Après je me suis installé à Bourges pour une expérience que l’on a
nommée, appartement occupé, qui dura à peu près deux ans, et pour laquelle j’ai fait deux
interventions. Ce projet avait été élaboré avec l’association Emmetrop avec qui j’aime
beaucoup travailler car ils s’intéressent aussi bien à la musique, la performance que les arts
plastiques et ils essaient de bâtir des passerelles entre toutes ces formes de créations.
F.B : L’installation est aussi la réunion de différents médias, quel importance donnez vous à
chaque élément pris séparément ?
C.L : Ce n’est jamais séparé, il n’y a aucun intérêt de les prendre séparément. Souvent les
gens font un amalgame totalement inutile entre l’intérêt que je porte à la musique, qui me
permet de percevoir le monde et d’être en connexion sensorielle, et le son tel que je l’utilise
dans mes installations. Ça n’a rien à voir, ici, ce n’est pas un son de musicien. Un dispositif
est fait d’éléments, matériaux, objets, lumière, son mais s’appréhende de manière globale.
C’est un tout. Il n’y a aucun statut possible des éléments séparés. Quand j’interviens sur un
lieu et que je souhaite le métamorphoser, ces éléments s’additionnent, se complètent, et font
sens dans la globalité.
F.B : Qu’est ce qui vous intéresse dans l’installation ? Faire réagir le corps ?
C.L : Oui, c’est en quelque sorte l’héritage de l’art corporel. Ça m’intéresse de savoir
comment les gens vont réagir, alors je vais faire une proposition qui va amener certains types
de réactions.
F.B : Comment expliqueriez-vous votre évolution : de l’objet autobiographique à la
collectivité, de la collectivité à l’espace sensorielle ?
C.L : Je ne change jamais réellement de préoccupation. Dans mes installations, la forme
change mais ce qui génère ça est toujours à peu près la même chose. C’est vrai qu’à un
moment donné, j’ai travaillé beaucoup sur les territoires de mon enfance, sur ma mémoire au
travers d’objet, de lieu, de paysage. Il y avait une certaine dimension autobiographique mais
qui était très vaste car j’avais été beaucoup influencé par des artistes antérieurs qui avaient
102
beaucoup travaillé sur le corps ou sur l’objet. Ensuite l’objet s’est un peu déchargé de sa
dimension autobiographique immédiate mais je travaille malgré toujours un peu là-dessus.
F.B : Justement, comment s’élabore concrètement une installation ?
C.L : D’un côté, j’ai des idées, je prends beaucoup de notes qui forment une certaine banque
de données. Ensuite les gens me proposent des lieux. Ces lieux me font réagir, j’envisage
alors la disposition de certains éléments. Parfois les choses sont plus longues à s’élaborer. Il
n’y a pas de recette toute prête, j’essaie de faire des choses assez différentes, il faut que j’y
trouve un certain plaisir.
F.B : Il y a une phase de travail en atelier ?
C.L : Non, je n’ai pas d’atelier, j’ai un bureau. Je travaille avec des entreprises, je visite des
entrepôts de matériaux qui me font réagir. Parfois j’essaie quelques trucs, pour la lumière
notamment. Pour le son, je travaille avec Gérome Nox. Je travaille avec beaucoup de gens qui
m’aident dans des domaines de spécialités qui ne sont pas les miens.
F.B : Qui réalisent concrètement les phrases écrites au néon ?
C.L : Elles sont faites par un néoniste qui reproduit les phrases manuscrites. Je demande
souvent à ma mère de les écrire. Dans une majorité de cas, ce ne sont pas des phrases que
j’invente, elles font partie des lieux communs du langage, on peut les voir sur les murs. Ce ne
sont pas des citations, ce n’est pas philosophique mais ça appartient aux gens. Il y’a toujours
sur les murs des sortes de questionnements existentiels qui arrivent comme ça, de manière
assez gratuite.
F.B : Quelle importance a l’actualité sur votre travail ?
C.L : Je ne réagis pas directement à l’information, ça n’aurait aucun intérêt. Aujourd’hui
l’information véhiculée par les médias trouble la pensée. D’ailleurs il n’y a plus de pensée.
Quand on parle des énergies durables, moi je pense que c’est la connerie qui est durable. On
est dans une régression intellectuelle, on est pris en charge par un mode de pensée lié à la
consommation, au monde mercantile. L’information excite les gens, les rend dépendants et
leur empêche toute réflexion. Tout ça me fait réagir, mais je n’ai pas envie de jouer un rôle. Je
n’ai pas envie de dire aux gens : réagissez ! Ça me lasserait très rapidement. On balance aux
gens du prêt à consommer qui est aussi bien quotidien que culturel. C’est peut être aussi pour
ça que je reste aussi indépendant du marché de l’art, qui est une consommation comme une
103
autre. Je suis aussi dans ce système là, je vends des œuvres, il y’a de très bon bourgeois qui
s’intéressent bien à l’art. Mais j’ai besoin d’être assez libre par rapport à ça, je ne bouleverse
pas le monde, je ne le change pas, je n’ai pas cette prétention là. Je n’ai de toute façon pas
envie d’être un artiste politique. C’est très limité et moi je revendique une certaine liberté.
F.B : Cette liberté vous a d’ailleurs parfois été reprochée, je pense à Arbeit Macht Frei…
C.L : J’ai eu des problèmes avec ça, c’est une pièce ambiguë et j’aime l’ambiguïté. Il n’y a
pas de réelle faiblesse dans cette pièce mis à part qu’elle est peut être un peu illustrative, mais
la juxtaposition de deux éléments symboles, je l’ai parfaitement assumée. Moi ça m’a amusé,
j’ai fait ça avec une bonne dose d’humour. C’est la réalité d’une mémoire dramatique qu’est
le nazisme, qui n’est d’ailleurs pas souvent comprise et qui pourrait être aujourd’hui utile face
aux intolérances. C’est un symbole qui fait un peu pleurer dans les chaumières, sans pour
autant faire changer les gens. C’est au même titre que la symbolique de Disney qui créé tout
un monde de rêve et qui rend les gens amnésiques parce que tout à coup ils vont être dans
l’entertainemnent, le monde du loisir. C’est la perte d’une mémoire qui pourrait être utile
pour faire évoluer certains problèmes graves de l’humanité et qui est prise trop
émotionnellement. C’est de la provocation, mais je n’ai pas pour autant envie d’être
complètement ironique avec ça. C’est un problème de société qu’il faut se poser. Mais c’est
une pièce qu’il faut voir réellement. Le Mickey a une dimension humaine, il a été dessiné par
un enfant et il y’a une certaine maladresse dans le trait. Puis l’enseigne et vraiment reprise
exactement sur la réelle. Elle est rouillée et les découpes sont les mêmes.
F.B : Qu’advient il de vos installations après qu’elles aient été présentées ?
C.L : Certaines peuvent aller dans un musée. Mais d’autres sont tellement contextualisées à
des lieux que c’est impossible de les déplacer. J’ai par exemple refusé que les institutions
acquièrent l’installation avec les matelas qui avait été présentée à Bourges. Je ne voyais pas ça
reconstitué, car le rôle de ces matelas c’est aussi l’aveuglement sur la réalité. Ils mettaient
dans un monde de privation sensoriel total, on n’entendait plus, on ne voyait plus, le plafond
avait été rabaissé donc on en était très près. C’était un dispositif adapté au lieu. C’était une
cité assez dure, assez délabrée et une fois dans l’appartement tout était fini, on perdait toute
notion de la réalité.
F.B : Finalement on peut dire que vous vous plaisez à torturer votre visiteur ?
C.L : Lors des conférences que je donne dans les écoles d’art, les étudiants me demandent :
pourquoi cette violence ? Ce n’est pas une volonté délibérée de provoquer. Ce qui m’intéresse
c’est de créer des réactions. Ces réactions qui vont être générées par un dispositif que je fais,
104
vont m’apporter pour en développer un autre. On n’est pas que dans la contemplation, j’aime
voir les gens réagir, voir s’ils vont sortir tout de suite, s’ils vont rester, s’asseoir… Pour l’expo
du musée d’art moderne Voilà, dans un espace avec des plaques d’acier, il y avait en même
temps un flash et une déflagration. Comme si quelqu’un vous tirez dessus. Je suis pas mal
arrivé à ça, j’aurais pu le rater d’ailleurs, mais la synchronisation était parfaite et les gens
avaient l’impression qu’on leur avait tiré dessus.
F.B : Vous arrive t-il de ne pas obtenir l’effet escompté ?
C.L : Oui ça arrive. Par exemple Valstar Barbie, la pièce faite pour la biennale de Lyon de
2003 qui a été acquise par Beaubourg est une pièce que j’ai relativement bien réussie mais qui
a dévié de son aspect initial. C’est une pièce que j’ai fait relativement à « l’arrache », parce
qu’on m’a proposé un lieu en cours de réaménagement et donc que je n’ai jamais trop bien vu.
J’ai pris une conscience de l’espace un peu légère et j’ai réagi un peu de cette manière là. J’ai
mis des éléments qui étaient en relation avec la poupée Barbie et avec Klaus Barbie. Je
voulais montrer cette situation un peu suave entre la monstruosité de la chaussure
extrêmement agrandie et coincée dans cette cabine d’usine, et la valse de Strauss distordue. Et
je me suis rendu compte que les gens trouvaient ça beau. Ça m’a posé un problème, un
moment donné je trouvais ça trop sucré. Il y avait une menace derrière mais les gens ne le
percevaient pas. Ils croyaient voir un décor de comédie musicale.
F.B : Que pensez vous de l’hypothèse qui tendrait à dire que dans votre travail il y aurait
deux niveaux de lecture : un premier, immédiat, qui serait sensoriel, et un second : moins
direct, plus intellectuel, et qui laisserait deviner une vision de la société, de l’individu ?
C.L : Effectivement, j’essaye de développer ça comme je peux. C’est une position critique,
qui nécessite d’avoir un positionnement politique. Je dis souvent que je ne crois pas en l’art
politique, mais l’artiste doit être engagé, avoir une position de citoyen, même si cette position
est complètement dérisoire. L’artiste a la nécessité de savoir ce qu’il est de la politique
aujourd’hui. Mais après, je ne crois pas du tout à un art qui serait d’appartenance à un
mouvement politique. C’est difficilement envisageable et très limité. En plus ça aurait un
aspect démagogique qui ne m’intéresse absolument pas. Après c’est vrai que quand on créé
certains effets de miroirs, qu’on renvoie certaines situations de société qui impliquent un sujet
et d’en jouer, c’est sûr que c’est éminemment politique. Faire de l’art politique, c'est-à-dire
manipuler des symboles qui seraient propres à un système de pensée qu’on pourrait défendre
ou développer naïvement, je n’en vois pas l’intérêt. Je suis également convaincu que mon
travail conserve toujours un référent autobiographique fort, un certain regard sur la fragilité de
la position que je peux avoir dans la société, qui me fait fluctuer dans mes positionnements.
105
Mais je ne souhaite pas tomber dans le "mélo", car j’ai un côté assez noir, j’évite de tomber
dans la prise directe avec mes états d’âmes, je suis un professionnel… (Rires)
F.B : Suite à l’exposition « Kollaps », qui avait eu lieu au consortium, des dessins d’enfants
qui avaient vécu l’installation ont été déposés sur le site. Les enfants y parlent de ce qu’ils ont
ressenti et essayent de traduire visuellement leurs sensations, alors que l’exposition avait lieu
dans la totale pénombre. Avez-vous vu ces dessins et qu’en avez-vous pensé ?
C.L : Je n’ai pas vu ces dessins, ils abusent quand même. Ça m’aurait beaucoup intéressé,
même pour mettre dans un catalogue. Les réactions des enfants sont souvent très
intéressantes.
F.B : Pouvez-vous me parler de l’installation « Stranger in the night » ?
C.L : C’est une intervention que j’ai fait pour le vernissage d’au delà du spectacle qui avait
eu lieu à Beaubourg. On prépare actuellement un livre suite à l’exposition de Vassivière dans
lequel je reviens sur les installations où j’ai fait intervenir les animaux, comme les poules à
Bourges, les vaches pour Vassivière et donc les moutons de Stranger in the night. Cette pièce
fut montrée en 2000, et pour moi elle était éphémère. Je participais à l’exposition au delà du
spectacle et j’avais envie de faire ces trois parcs de moutons avec le DJ qui diffusait une
musique de "croisières", avec beaucoup de chansons de crooners. L’ambiance était assez
glauque, avec les moutons emparqués et les gens qui se forçaient un peu à danser autour. Les
gens n’ont pas trop aimé par contre, c’est vrai que c’était un peu pesant, mais j’étais très
satisfait de ça. Beaubourg a voulu que je participe absolument à l’expo mais ça m’ennuyait
car je tenais à marquer le coup comme ça. Ils ont donc fait un film à partir de cette
intervention, qui fut diffusé dans l’exposition. Ce film est très bien comme document mais n’a
pas vraiment sa place dans l’exposition car on ne comprend plus. Il y avait déjà beaucoup de
films d’artistes et si on n’était pas au vernissage on n’en perçoit pas le sens. Je leur ai
demandé de le retirer et ça a polémiqué car mon nom était associé à l’exposition et il n’y avait
rien à présenter. Je suis un peu caractériel, alors j’ai décidé que cette pièce ne serait pas
reproduite, pour que les gens qui l’ont vécu la garde en tête. Comme le thème de Vassivière
s’y prête bien, j’ai décidé de faire paraître une photo de cette intervention dans la future
publication.
106
F.B : Je voulais revenir sur le titre de vos installations, qui n’en ont pas toujours d’ailleurs.
Certains sont illustratifs, tandis que d’autres permettent d’envisager l’œuvre différemment.
Comment sont-ils élaborés ?
C.L : Parfois les titres me viennent pendant la réalisation du projet, parfois je cherche après et
parfois je ne trouve pas. J’essaye de faire en sorte qu’ils donnent un accès mais sans que cela
soit vraiment direct. Souvent je m’inspire des titres de chansons, ce sont des lieux communs
qui évoquent quelque chose et qui ajoutent au dispositif des choses qu’il n’y a pas forcément à
voir.
F.B : Si l’on prend l’exemple de « Looping », qui aura lieu au centre d’art de Pougues-leseaux cet été, comment le titre a-t-il été choisi ?
C.L : C’est en rapport avec le retournement, il y aura des choses au sol, des choses en
l’air…mais je ne suis pas sûr de ce titre. Je me demande si je ne vais pas le changer242, je suis
sceptique sur l’évocation.
F.B : Dans des installations comme « Mon Combat » ou « City Strass », vous utilisez des fûts
de bière, pourquoi cet attrait pour ce matériau ?
C.L : Ce que je disais pour justifier l’emploi de ce matériau, c’est que l’idée de la bière
renvoie à la consommation. À chaque fois, je montrais une quantité de bière qui avait été
consommée, soit des colonnes de fûts vides, soit des caisses de bouteilles vides. L’idée, pour
moi, était de montrer la rupture des idéaux, se dire que la pensée est substituée à la
consommation de bière. C’est au départ un geste un peu dérisoire, un peu provocant. Pour
« Mon Combat », le titre était important. J’avais repris la typographie gothique de la bière
Kronenbourg et « mon combat » est la traduction française du livre d’Hitler Mein Kampf.
C’était une pièce extrêmement provocatrice, d’ailleurs j’ai reçu une lettre d’un "admirateur"
qui me félicitait de faire partie des « chemises brunes »… (Rires)
F.B : Comment choisissez-vous les matériaux qui vont composer vos installations ?
C.L : Rien est déterminé au départ, j’envisage cela par rapport au lieu, à la façon dont je vais
m’y inscrire, ce que je vais avoir envie de dire. Tout cela va déterminer un certain type
d’équipement qui va créer une réactivité. Rien n’est prémédité, toutes mes notes, mes idées
vont prendre forme à un moment par rapport à l’espace. Je n’ai pas de logique par rapport à
l’utilisation de certains matériaux qui me seraient propres. Souvent il s’agit de matériaux
242
L’exposition va conserver le titre Looping, et sera présentée au centre d’art contemporain de Pougues-leseaux du 8 juillet 2006, au 1er octobre de cette même année.
107
industriels qui vont participer à métamorphoser le lieu. Il s’agit aussi de lumière, de
brouillard.
F.B : Que pensez vous des commissaires qui revendiquent de plus en plus une position
d’artiste ?
C.L : Je suis assez critique vis-à-vis de ça. Je pense que Éric Troncy, dans sa façon de
délibérément s’approprier le travail et en jouer est assez légitime car il le réussit. C’est plus
problématique quand ça n’est pas réussi. Il y a toujours eu ce jeu des commissaires, de
manager dans leurs choix, une forme d’exposition. C’est l’ambivalence du jeu de la création,
de la sélection, de la scénographie. Quand c’est réussi c’est bien, mais quand ça ne l’est pas,
c’est discutable. Un commissaire est là pour choisir des artistes, déterminer une thématique, y
répondre et parfois ça n’est pas vraiment évident, c’est purement illustratif, ça n’a pas
vraiment d’intérêt, c’est un fourre-tout de catégories de choses. Troncy joue avec ça et il
réussit des coups exceptionnels, comme juxtaposer Buffet à LeWitt, personne n’aurait osé
faire ça. Ressortir Buffet, c’est fort, aux Beaux-Arts, on vous apprend à ne jamais toucher à
ça… (Rires)
F.B : Si vous aviez à définir votre carrière en moments clé, quels seraient-ils ?
C.L : IL y a eu des expériences déterminantes. Aujourd’hui je suis dans une réponse à un
cahier des charges, mais j’ai toujours du plaisir à faire les choses. Ce que j’aime c’est qu’un
lieu m’excite, me donne envie de réagir. Le plaisir est indispensable, primordial, je suis dans
l’offre et la demande, c’est du délire. On me demande de plus en plus de faire de l’éclairage
de lieu, je peux presque monter demain une boite d’éclairage. Ça me pose d’ailleurs beaucoup
de problèmes, car je suis beaucoup demandé mais il y a une orientation de cette demande qui
m’inquiète parfois. Après il y a eu des moments importants dans mon trajet qui ont été des
situations impromptues, peu sécurisantes. L’expérience des HLM à Bourges a été un tournant
dans mon travail. J’ai pu un moment donné m’approprier un sujet de réalité, plutôt que
devenir trop formel, trop jouer sur des mises en situation poétique des pièces
autobiographiques. La pièce Voilà aura également été déterminante. Quand j’arrive à réduire
au maximum l’expression pour un impact fort, c’est que j’ai pas mal bossé. L’expérience du
MAMCO aura également été très importante. J’ai eu beaucoup de temps pour la préparer, j’ai
repositionné plein de fois les choses et cette façon de travailler m’a permis de développer
d’autres choses.
F.B : Qu’est ce qui ressort de vos projets actuels ?
108
C.L : Je me rends compte que ce que je vais faire à Vitry, au MAC/VAL, à la Suite à ChâteauThierry, au MAC de Marseille puis à Pougues-les-eaux, semble inscrit dans une certaine
continuité. C’est peut-être aussi un tournant dans mon travail mais c’est encore un peu tôt
pour le dire.
F.B : Comment cela se manifeste-t-il dans votre travail ?
C.L : J’ai envie de travailler dans les lieux, d’inscrire des choses. Certaines choses reviennent
et participent à des propositions différentes car les lieux n’ont rien à voir. À Vitry, c’est un
musée avec une énorme salle qui n’a pas d’intérêt particulier, c’est une salle d’exposition
temporaire, ni bien, ni mal. Je vais y faire installation inscrite dans le lieu car il y a une
échelle qui y correspond mais en même temps, elle sera assez indépendante. Elle n’est pas liée
aux caractéristiques de l’architecture, par contre à Château-Thierry, elle l’est complètement.
C’est un lieu magnifique avec trois espaces totalement différents les uns des autres, qui ont
une histoire. C’est une ancienne chocolaterie mais il n’y a plus rien, ils ont enlevé les
machines mais le lieu est resté tel quel, donc il y a des traces. Ce sont à la fois les traces des
machines, mais aussi le fait que les murs soient cramés. Toutes ces traces rappellent qu’une
activité a eu lieu. Tout ça va être assez dépouillé mais ce qui est intéressant c’est que l’on va
créer un parfum au chocolat spécialement pour le lieu. C’est une odeur qui n’est pas répulsive
mais qui est très prenante, à la limite de l’écœurement. L’idée c’est que les gens en sortant
sentent le chocolat. À Marseille c’est encore autre chose, je traite les cinq travées du musée,
cela va s’appeler La Maison des Mensonges. Je traite avec des éléments qui ont avoir avec
l’univers domestique, pavillonnaire, tout ce qui se passe dans les maisons. C’est aussi un
parcours. À Pougues, je vais créer une situation avec l’idée du parc et les corneilles qui sont
très présentes.
F.B : Repérer un lieu, cela va jusqu’à écouter les corneilles alors ?
C.L : Je prend tout ce qu’il y autour : le lieu, sa raison, sa fonction. Après, je travaille sur un
sujet qui va de : comment les gens circulent ? Comment ils vont se comporter dans mon
espace ? Ça ne sera pas pareil selon l’espace qu’il soit fragmenté ou grand, selon la hauteur de
plafond également. Toute la volumétrie du lieu entre en jeu, de même que la capacité de jouer
avec les échelles, les proportions qui vont aussi déterminer certains types de matériaux.
F.B : Quels sont les caractéristiques de votre travail aujourd’hui ?
109
C.L : Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect sensoriel, c’est savoir comment le corps va réagir,
aussi bien sur des affectations visuelles qu’auditives ou olfactives. Toutes ces altérations
m’intéressent, mais il y a aussi les éléments qu’on pourrait qualifier d’éléments de
"mémoire" : révéler des choses, les transcender.
F.B : Imaginez vous dans un futur plus ou moins proche de cesser de produire des
installations ?
C.L : Je n’en ai aucune idée.
F.B : Quel regard portez-vous sur le monde de l’art actuel ?
C.L : Il y a plein de gens et de choses qui m’intéressent dans la jeune génération. J’aime
beaucoup le travail de Thomas Hirschhorn, de Bertrand Lavier même s’il est plus antérieur.
Aussi celui de Boris Achour, ou de Mathieu Mercier. Après, je suis beaucoup plus critique par
rapport au retour au "Pop", tous les cinq ans, un artiste revient sur le Pop. Par exemple, je
n’arrête pas de voir des gens qui travaillent sur des pochettes de disque à la façon des années
1970. Sans arrêt il y a ce retour. Je me demande pourquoi, est-ce l’époque qui veut ça ? Est-ce
par ce que cela évoque la légèreté ? Est-ce que la perte d’illusion génère cette attitude qui, à
mon avis, ne révèle pas grand-chose dans la mesure où ça revient à chaque fois.
110
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- Textes de Blanchet Jean-Paul, Marcadé Bernard, Troncy Eric, Claude Lévêque, Abbaye
Saint André, Centre d’Art Contemporain, Meymac, 1990.
- Textes de Criton Sonia, Sellier Marie-Claire, Stefano Eva di, Traverses, Centre culturel
français, Palerme, 1992.
243
Dans un souci de cohérence, les ouvrages, vidéos, revues et articles consacrés à Claude Lévêque seront
classés par thème et selon leurs dates de parution.
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Poitiers, 1995.
- Textes de Morin Jean-Louis, Nuridsany Michel, Taddéi Jean-François, La Piscine,
FRAC des Pays de la Loire, Laval, 1998.
- Textes de Boyer Charles-Arthur, Criton Sonia, Fleiss Elein, Nez Guillaume, Nuridsany
Michel, Pagé Suzanne, Perrin Frank, Salzad Sandrine, Troncy Eric, Zahm Olivier, My
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Lévêque Claude, Mazoyer Pascal, Nox Gérome, Claude Lévêque, Le Grand Sommeil,
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CATALOGUES D’EXPOSITIONS COLLECTIVES :
-Ateliers 84, ARC/Musée d’Art moderne de la ville de Paris, Paris, 1984.
-Textes de Daviez Nathalie, Lecluse Dominique, Marcinkowski Arzel, Le Spectaculaire,
Centre d’Histoire de l’art contemporain, Rennes, 1990.
-Textes de Pagès Estelle, Bifurcations, Abbaye Saint André, Centre d’Art Contemporain,
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2003.
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Unique, Nantes, 2000.
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- P.T, Dans l’enfer de Barbie, Culture n°447, 15 octobre 2003.
2004 :
- Gauthier Léa, Artiste du dérèglement, Mouvement n°28, mai-juin 2004, P.49-51.
2006 :
- Burnet Eliane, Les aires de réactivités de Claude Lévêque, Art Press n°321, mars 2006,
P.42-47.
- Couturier Elisabeth, Claude Lévêque met le MAC/VAL sens dessus dessous, Paris Match
n°2975, 24-31 mai 2006, P.16.
- Bailly Bérénice, Claude Lévêque, un artiste entre Peter Pan et la Ddass, Le Monde, 31 mai
2006.
- Régnier Philippe, « La culture a un problème lié au libéralisme », Le journal des arts
n°238, 26 mai-8juin 2006, P.4.
- Lequeux Emmanuel, Claude Lévêque, le grand méchant doux, Beaux-Arts Magazine
n°264, juin 2006.
ARTICLE DE L’ARTISTE :
- Pour en finir avec l’art social, Blocnotes n°15, juin 1998, P.74-79.
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