Styles au travail – à partir de Pierre Bourdieu Alexandra
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Styles au travail – à partir de Pierre Bourdieu Alexandra
Styles au travail – à partir de Pierre Bourdieu Alexandra Bidet (CNRS, CMH) et Marielle Macé (CNRS, CRAL) Les recherches sur le travail peuvent-elles tirer profit d’une attention aux questions de « style » ? Pour qu’elles soient susceptibles de le faire, la notion de style devra essaimer au-delà de l’étude des pratiques culturelles, de la consommation ou du luxe. Elle devra aussi s’étendre au-delà des figures les plus volontiers mobilisées – l’artiste ou l’artisan, l’écrivain, l’intellectuel. Plutôt que de la confiner au registre artistique, on peut s’en réemparer activement, en s’appuyant sur M. Mauss, A. Leroi-Gourhan ou encore P. Bourdieu, pour en faire une catégorie anthropologique transversale, qui soit à même de décrire la force de différenciation des pratiques sociales. Quels usages P. Bourdieu fait-il donc de la notion de style dans son œuvre ? On parlera en effet ici d’« usages », car la notion de style n’est pas chez lui l’objet d’une définition ferme, au même titre que les grands concepts opératoires de la pensée sociologique, encore moins d’une unification. A bien des égards, elle relève de l’implicite, et parfois de l’impensé. Mais ces aspects même, et cette conflictualité inhérente à la pratique intellectuelle du style, nous intéresseront. D’ailleurs les analyses directement consacrées au style en art, en particulier dans Les Règles de l’art, ne semblent pas les plus riches dans notre perspective. Dominées par la question de la valeur, et à vrai dire minée d’emblée par une certaine antipathie ou une certaine incrédulité à l’égard des promesses de la stylisation artistique, la « stylistique » des Règles de l’art n’est pas très prometteuse pour une extension de la question du style à des enjeux anthropologiques larges. Comme on sait, P. Bourdieu y commente les implications du travail de Flaubert, où il diagnostique le passage au premier plan du style comme critère de la valeur littéraire autour de 1850. Dans cette logique, ce qui circule sur le « marché stylistique », ce sont moins des possibilités de formes que des évaluations – des jugements et des discriminations fondés sur des critères de « dominants » (inspirés de la socio-stylistique réclamée par Bakhtine) et prenant place dans des stratégies de producteurs : relâché / distingué, commun / littéraire, vulgaire / légitime… Le souci de la forme devient le signe d’un désir d’écart consacré par l’institution littéraire. P. Bourdieu se condamne ici à une conception positionnelle des faits de style, comparable à celle de Sartre : il se rend attentif au fait qu’il y ait du style, mais n’entre pas dans la logique ni le sens de telle ou telle stylisation. Pour rendre compte de la puissance heuristique des questions de style, on peut en revanche se tourner vers d’autres aspects de la pensée de P. Bourdieu, ceux qui tiennent à l’observation des formes de vie. On peut alors distinguer trois acceptions du style sous sa plume : le style comme « distinction », le style comme « habitus », le style comme « manière ». Bourdieu n’a pas proposé de définition unifiée du style donc, mais il a usé en permanence de la notion pour en multiplier les enjeux. On peut tirer leçon de son indécision (plus que de la conception monolithique et agacée de la forme dans les analyses littéraires, qui s’emporte contre tout « style d’importance »), car les différences de sens et de valeurs de ces interprétations de la pratique nous encouragent à prendre acte de la pluralité des logiques qu’il faut observer lorsque l’on s’intéresse aux questions de style. Dès que l’on parle style, on prend en effet son parti sur la vie humaine et sur le sens des conduites : autant de pensées du style, autant de logiques de la pratique ; il nous importera ici de comprendre quels partis P. Bourdieu a pu prendre, et quels partis on peut prendre après lui. Cette démarche conjugue nos deux approches, issues de deux disciplines différentes : un regard stylistique, qui observe les usages et les conceptions du style chez Bourdieu, y décèle des partispris sur le sens des pratiques, mais aussi des détours, des refus, des voies abandonnées et donc laissées vacantes pour nous ; un regard sociologique, qui explore les ressources du style pour une 1 sociologie du travail qui se rendrait attentive aux formes de vie des travailleurs. Nous cherchons ainsi, de concert, à déplacer le regard vers les formes même de l’agir humain. Et la façon dont Bourdieu a lui-même observé, pensé et pratiqué ces formes, dans son travail sociologique comme dans ses conduites ou dans ses refus, est ici précieuse. Bourdieu, travailleur du style On peut donc distinguer trois usages ou trois acceptions de l’idée de style sous la plume de P. Bourdieu : le style comme « distinction » et pratique statutaire, le style comme « habitus » et pratique temporelle, le style comme « manière » et, à certains égards, promesse d’individuation 1. La notion de « distinction » est un outil majeur pour la réflexion sur le style, et pas seulement dans l’usage explicite qu’en a fait P. Bourdieu. Élaborée à l’intérieur d’une réflexion sur la constitution sociologique des classes sociales et d’une pensée du pouvoir (de la naturalisation du pouvoir dans les usages les plus intimes, au premier chef dans les questions de « goût »), elle emporte avec elle une série de décisions sur la formation des formes, qui tiennent au retour de quelques concepts : position, champ, écart, choix… La logique du style ici, est celle de la production de signes distinctifs ; avoir un style, c’est communiquer à autrui des marques de distinction, déclarer par ses goûts et ses dégoûts des appartenances et des refus, prendre activement place dans un système d’écarts, et classer les autres en se classant soi-même. Pour un regard littéraire, cette « topologie sociale »2 rejoint aisément l’ancienne rhétorique, qui concevait elle aussi les formes comme des prises de position dans un domaine de possibles, inséparable des notions de « choix », de « variante », de jugement, de convenance. Comme en rhétorique, le « champ » repose sur une conception taxinomique et hiérarchisée des possibilités stylistiques : on se situe à l’intérieur d’un répertoire de genres classés, de figures et de niveaux de styles disponibles, qui font sens pour une communauté ; l’opération de stylisation est alors une sélection de traits, une addition d’écarts par rapport à la parole ordinaire. Se distinguer consiste à choisir un ensemble de caractérisations réalisées parmi les variantes des mêmes pratiques ; cela suppose une quasi-synonymie entre des manières de faire qui ne diffèrent que par leur expressivité, c’est-à-dire par leur valeur positionnelle, par le prix qu’on leur accorde 3. L’idée forte de P. Bourdieu, et qui ajoute à une conception rhétorique, est en outre que ce système d’écarts significatifs n’est pas un espace statique mais un champ engendré par des rapports de force, autrement dit par la concurrence des styles. La « distinction » aide ainsi à comprendre comment (ou pourquoi) advient la différence, comment se créent des effets de seuils et de valence, comment un style devient perceptible, agissant, et surtout quels effets discriminants il induit. C’est en fait un certain « genre » de style que la notion de distinction éclaire, et c’est une certaine signification des phénomènes stylistiques qu’elle impose par là même ; elle permet d’observer les processus d’emphatisation de petites différences qui sont inséparables de certaines conduites ; de réfléchir au statut du détail ou à cette sorte de « dandysme » structural que recouvre la férocité du monde social ; et surtout elle permet de prendre acte de ce que les stylistiques littéraires ou 1 Cette présentation de la présence du style chez Bourdieu est reprise de : Macé Marielle, « Penser le style avec Bourdieu », in J-P. Martin (éd.), Bourdieu et la littérature, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2010. 2 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997 (rééd. 2003), p. 195. 3 Sur ces stylistiques distinctives, voir Laurent Jenny, « Du style comme pratique », Littérature, n° 118, juin 2000. 2 artistiques mesurent mal : non seulement la différence mais la concurrence des styles entre eux. Stylistique sombre, et lucide, que cette stylistique des jugements et des violences de classement. Mais la logique distinctive n’est qu’un « genre de style », qu’une façon de comprendre la formation des formes, qu’une logique de la pratique. La sociologie de P. Bourdieu en recèle d’autres, complémentaires ou concurrents. Plus encore que la distinction, la notion d’« habitus » est un outil particulièrement riche pour qui s’interroge sur les processus de stylisation. L’habitus désigne la « connaissance par corps »4, l’incorporation de « dispositions » au long de l’histoire d’un sujet. P. Bourdieu y répond à l’énigme de la convenance (encore une notion héritée de la rhétorique), à cette capacité désespérante des sujets à ajuster leurs espérances aux conditions objectives de leur action, à cette orchestration apparemment « harmonieuse » des pratiques où chacun reste en fait à sa place, et qui vient de ce que nos dispositions sont faites de la sédimentation, en nous, des rapports de force traversés ; il en conçoit toute une pensée du corps – de ce corps embarqué que chacun expose et avance dans le monde, anticipant et esquivant les coups. La notion d’habitus intègre ainsi la question du style à une dynamique temporelle (cette dimension que l’on a trop souvent reproché aux pensées structurales de ne pas connaître). Elle permet de s’interroger sur la genèse d’un style, toujours en partie hérité ; mais aussi sur le caractère processuel, infini, de la construction de gestes, d’attitudes et de manières de faire toujours relancées et remises sur le métier. L’habitus encourage une description du style dans le temps et dans l’individu qui ne se satisfait plus des outils rhétoriques – de l’idée de choix, du clavier des écarts, des variantes synonymiques. Il y a là le sentiment d’une temporalité du style qui excède sa valeur positionnelle ; comme si, quoique toujours articulée à celle de distinction, l’idée d’habitus travaillait aussi un peu contre elle. Elle permet en effet de réfléchir à ce que la logique différentielle de la distinction laissait de côté : l’unification d’une disposition, la mise en convergence de plusieurs traits autour d’une configuration cohérente, c’est à dire d’un « individu » au sens logique ; comme si un même pli individuel courait d’une région à l’autre de la pratique. Mais on doit là encore souligner la direction particulière que P. Bourdieu imprime à ce pli : incorporation d’une série de rapports de force, indissociable de la vulnérabilité d’un corps « mis en jeu et en danger dans le monde, affronté au risque de l’émotion, de la blessure, de la souffrance »5, l’habitus de P. Bourdieu est inséparable d’une anthropologie de la domination. C’est peut-être pourquoi la notion importe non seulement dans ce qu’en fait P. Bourdieu, mais également dans ce qu’il n’en fait pas et même refuse d’en faire, c’est-à-dire dans la réserve de sens et d’usages qu’elle permet. La notion vient en partie de M. Mauss et des « Techniques du corps » de 1934. Mais entre M. Mauss et Bourdieu, la différence d’accent change beaucoup ; chez Mauss l’habitus désignait une capacité, une dextérité – non cette incorporation d’une série de rapports de force sur laquelle P. Bourdieu la recentre ; le corps y était un instrument, et un instrument affûtable, plutôt que cette vulnérabilité du soi « mis en jeu et en danger dans le monde, affronté au risque de l’émotion, de la blessure, de la souffrance »6. L’habitus de M. Mauss était une tradition efficace, qui a fait ses preuves, une extension des capacités qui mérite d’être transmise. Le sens de la formation des formes est tributaire de ces choix premiers sur l’humain et le social 7. 4 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 185. 5 Ibid., p. 203. 6 Ibid. 3 On peut enfin s’attarder sur de nombreux passages où P. Bourdieu fait un troisième usage de la notion de style, beaucoup moins conceptuel et explicite, lorsqu’il manifeste la conscience qu’il avait de sa propre « manière », et jouait à ce titre contre sa propre pensée. Cette acception du style comme manière rejoint à certains égards les propositions formulées par plusieurs stylisticiens actuels8, qui jouent pour leur part explicitement (et très polémiquement) « la manière » contre « le style » ; pour stabiliser les enjeux de ce couple conceptuel, ils assignent le style à une définition rhétorique (c’est-à-dire à une acception distinctive), et lui opposent la manière comme valeur, susceptible de décrire une logique heureuse de prise de forme et d’individuation (la notion de « rythme » joue un peu le même rôle tactique dans la concurrence des pensées de la forme). Il n’y a pas de travail sur la manière comme concept chez P. Bourdieu. Il n’en reste pas moins que cette acception du style a chez lui une grande force et un statut particulier, car il l’emploie essentiellement à la première personne (ou à propos d’individus admirés), pour qualifier, modaliser, exposer et singulariser les caractéristiques de sa propre activité et de sa propre position de travailleur. Il ne le fait pas sur le mode du triomphe, mais sur celui de la protestation, du décentrement, d’une lutte intérieure très inconfortable entre la conscience d’une position et celle d’une manière de l’occuper. « Toute une série de différences de style, visibles surtout sur les terrains de la politique, de l’art et de la recherche… »9 : voilà en quoi il éprouvait sa propre singularité, manifestant la conscience qu’il avait de son style de présence coléreux aux luttes de son camp, et de son temps (un style qui a tant irrité, et qui s’expose toujours en lui douloureusement). Il ne s’agit pas, ici, d’opposer le point de vue individuel au point de vue sociologique, encore moins de faire de Bourdieu un théoricien explicite de l’émancipation stylistique, mais d’observer comment le sentiment d’une « manière » peut insister à l’intérieur de tout individu contre son propre être « social », contre sa propre incorporation des rapports de pouvoir, et, dans le cas de ce travailleur intellectuel, contre sa propre pensée. On n’y retrouve pas l’illusion d’un sujet libre et transparent à soi (que P. Bourdieu a si bien combattue), mais une lutte intérieure entre une position et la manière de l’occuper, entre des déterminations et la manière de les ressaisir. Retraçant son parcours dans L’Esquisse pour une auto-analyse et les Méditations pascaliennes, P. Bourdieu ne cesse d’affirmer l’isolement d’un style d’être et d’un style de pensée, la constance d’une manière d’agir, de travailler, d’écrire, d’entrer dans l’arène – toujours la même, « du Bourdieu » tout craché. La frange de liberté de l’amor fati n’est plus (comme elle pouvait l’être chez Sartre) le fait de se vouloir tel que l’on vous a fait, mais une manière irréductible d’être cela : non des traits mais une façon de les agencer, un infime décollement de la pratique par le style. Certes P. Bourdieu conçoit son style de travail (fondé sur une morale du collectif) comme « parfaitement antinomique à la vision littéraire (et très parisienne) de la ‘‘création’’ comme acte singulier du chercheur isolé »10 ; mais l’identification insistante à Flaubert, ce forçat de l’esprit, jusque dans les dernières lignes de l’Esquisse, indique aussi autre chose. Comme chez Canguilhem, ce « style global » constamment affirmé comme sien est bien l’espace de création et d’individuation d’une vie intellectuelle. C’est souvent l’occasion d’une protestation du soi, au moment même où le sujet revendique la conscience de ses propres déterminations ; si P. 7 Marielle Macé, « L’habitus comme style – une lecture littéraire de Mauss et de Bourdieu », Conférences MFO, http://www.mfo.ac.uk/en/events/l-habitus-comme-style-une-lecture-litteraire-de-mauss-et-de-bourdieu (à paraître). 8 Voir Gérard Dessons, L’Art et la manière, Paris, Honoré Champion, 2004 ; et ses lectures par Arnaud Bernadet. 9 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir Éditions, 2004, p. 102. Je souligne. 10 Ibid., p. 33. 4 Bourdieu souligne, par exemple, que la transformation de sa vision du monde est difficile à décrire (alors que l’évolution des adversaires intellectuels lui apparaît comme terriblement prévisible, c’est-à-dire classable), c’est « qu’elle est faite de l’accumulation insensible des changements qui m’ont été peu à peu imposés par les expériences de la vie ou que j’ai opérés au prix de tout un travail sur moi-même, inséparable du travail que je menais sur le monde social »11 : l’accumulation insensible de changements imposés, voilà la force d’enkystement de l’habitus et la puissance de classement des formes de vie ; mais le travail sur soi et sur le monde social, voilà la réserve de libération, voire de création, la tâche de mise en cohérence de l’individu avec lui-même par ce que P. Bourdieu ne cesse d’appeler la « différence » de son style. Qu’est-ce qui, en Canguilhem, l’a d’ailleurs « aidé à concevoir la possibilité réaliste de vivre la vie intellectuelle autrement »12 ? Sa « dissonance », sa « résistance », la solitude et l’affirmation butée de son style. Cette autre logique du style protège la singularité de l’individu ; elle ne se satisfait pas d’une vision des possibles comme clavier défini, elle veut la création de soi et dissocie les dispositions du jeu des positions : « l’espace des possibles qui s’offrait à moi ne pouvait pas se réduire à celui que me proposaient les positions constituées dans l’espace de la sociologie »13. Ce sentiment d’unité intérieure conflictuelle travaille en partie chez P. Bourdieu contre les autres reconstitutions des logiques de la pratique ; il s’éloigne d’une conception topologique des formes de l’action. Ici, ce qui compte, c’est d’être soi-même une « différence de style ». Ce besoin s’expose comme un désir « flaubertien » de « vivre plusieurs vies », de n’être pas à la place où on l’attend (à la place où sa propre pensée l’attend) : ce « qui est sûr, en tout cas, c’est que si je ne suis pas insituable en tant qu’agent empirique, je n’ai pas cessé de m’efforcer de l’être autant que possible en tant que chercheur », comme Flaubert14. Personne n’est insituable, mais peut-être en chacun de nous une manière s’efforce-t-elle, proteste-t-elle aussi vigoureusement qu’en P. Bourdieu contre nousmêmes, contre la prévisibilité de notre situation. Car le style, ici, est une force et une épreuve ; en lui réside la puissance d’échappée de l’individu (« le style global de mon travail scientifique, (…) en dissidence permanente avec les grandes traditions humanistes de la France »15). Il désigne cette unification d’une personnalité intellectuelle et politique intraitable en un continuum de gestes : gestes du corps, actions et réactions, convictions et affects, gestes de la parole, de la recherche et de la pensée. Et il s’incarne, dans l’écriture de Bourdieu, en une stylistique rageuse, réactive et pour le coup extrêmement individuante, dont l’effectivité réside par exemple dans un certain mode d’adjectivation, dans un certain usage des noms propres ou des guillemets, dans le retour permanent d’une même réserve métaphorique qui impose la politisation de toute notion. Les dernières pages de l’Esquisse fouillent longuement la singularité de cette « manière » individuelle. L’effort final pour affirmer sa propre solitude se dit justement dans l’omniprésence du mot « style », qui est à vrai dire plutôt « protesté » qu’élucidé, si l’on peut dire, et qui culmine sur la description d’une œuvre-performance (P. Bourdieu parle d’une « sorte d’ ‘‘intervention’’, au sens des artistes ») – qui fut du Bourdieu tout craché : la leçon inaugurale au Collège de France. 11 Ibid., p. 78. 12 Ibid., p. 40. 13 Ibid., p. 90. 14 Ibid., p. 140-141. 15 Ibid., p. 31. 5 « La préparation de cette leçon me fera éprouver un concentré de toutes mes contradictions »16 : une manière colérique, une façon contradictoire qui lui est propre, cette « schizophrénie » par laquelle P. Bourdieu commente un message par un autre message qui le contredit. On y reconnaît ce qu’il y a forcément, dans l’idée de style, d’herméneutique de l’individuel et même de ressaisie, active, de l’individuel : un désir joué contre une compréhension des contraintes : mon style, mon style que j’expose et qui m’expose, qui me ressemble, m’attache à moi-même mais me met toujours en porte-à-faux, mon style comme impossibilité, mais que j’affirme en toute pratique. Du point de vue général d’une pensée du style, et de son extension à une anthropologie des pratiques humaines, P. Bourdieu a à la fois ouvert la voie de la distinction et celle de l’habitus (dont il a cependant une compréhension particulière) et laissé celle de la manière vacante (à l’état implicite, car elle relève en quelque sorte de l’espace privé, d’un rapport difficile à soi-même, et de la recherche d’une issue à ses propres contradictions). Comment approfondir les pistes ainsi dessinées, pensées ou impensées, notamment dans ces moments où P. Bourdieu décrit comme malgré lui la « différence » de son style, de ce « style global » qu’il revendique comme sien ? Styles au travail Il s’agit en effet à présent de discuter le potentiel heuristique de ces usages, en particulier de cette pratique du style comme « manière » pour l’étude de la question du travail. On peut notamment confronter cette approche aux démarches qui documentent empiriquement la question du style au travail. Ces démarches sont rares : en psychologie, le courant de la « clinique de l’activité » a repris aux linguistes la distinction entre style et genre ; Michel Verret a pour sa part parlé de « style d’acte » ; la notion évoque aussi des phénomènes de personnalisation de l’espace de travail ou les « arènes de la virtuosité » décrites par Nicolas Dodier. On peut toutefois tenter de lire ces usages variés à travers la grille disposée par les trois figures du style décelées chez P. Bourdieu. Commençons par le style conçu comme « distinction », cette recherche d’un écart distinctif dans un espace de visibilité que P. Bourdieu conçoit comme étant – d’emblée et de part en part – un espace de concurrence et de classement, ordonné à un système de rapports de force. Tout un chacun, confronté à ce qui se présente comme un système d’écarts déjà constitué, ne pourrait que sélectionner des traits en son sein, choisis pour leur valeur positionnelle supposée. Il est malaisé d’identifier des travaux empiriques poursuivant cette perspective en sociologie du travail. Une enquête menée par deux chercheuses en gestion s’en approche toutefois 17. Puisant leur inspiration dans le M. Foucault des techniques et du souci de soi, elles s’intéressent à la façon dont les « managers produit » d’une grande entreprise française de cosmétiques et de produits de luxe portent une attention toute particulière à leur corps, leur apparence et leur langage, soumis à d’intenses pratiques de soi. On retrouve ici le cadre agonistique du champ bourdieusien : à travers ces pratiques, qui déploient autant d’habiletés à se vendre soi-même selon les canons esthétiques particulièrement stricts et codifiés de la marque, les auteures considèrent que les managers se livrent à une intense concurrence pour faire valoir leurs compétences de vendeurs auprès de leurs supérieurs. Ils s’emploient à maîtriser les impressions de ces derniers, dans une activité où les contributions individuelles sont par ailleurs particulièrement difficiles à évaluer : « You can see that 16 Ibid., p. 137. 17 Claire Dambrin et Caroline Lambert, « Beauty or not Beauty : Making up the producer of consumer culture », 7th Organization Studies Workshop, « Organizations as Space of Work », Rhodes, 24-26 mai 2012 ; « Beauty Or Not Beauty… Les techniques du souci de soi comme outils de contrôle dans une entreprise cosmétique », in Pezet E. (éd.), Management et conduite de soi : Enquête sur les ascèses de la performance, Vuibert, 2007. 6 we’re obsessed with our appearance. If you aren’t, people will say “she has no taste”, so “she’s not going to know how to make a good product” » (Product Manager, Luxury Goods). Les auteures ne parlent pas de travail de stylisation, mais l’intense travail sur soi qu’elles décrivent en relève pleinement. Les managers étudiés œuvrent sans relâche pour élaborer un subtil équilibre entre uniformisation et différenciation : il s’agit tout à la fois de déceler et de suivre au plus près les codes esthétiques implicites du milieu, et de s’y distinguer, en choisissant « the little extra touches, the small accessory that will show she is unique and a trendsetter ». Maîtrise des impressions et construction de hiérarchies d’habiletés, dans un contexte d’incertitude sur la valeur de chacun, autant de phénomènes qui se trouvent aussi au cœur de la description que livre N. Dodier des « arènes de virtuosité technique »18. Nulle référence à l’œuvre de P. Bourdieu chez N. Dodier, mais le cas qu’il présente illustre la deuxième figure du style décelée plus haut, le style comme « habitus ». Il ne s’agit plus en effet de comprendre le style comme une variante dans un champ de possibles donné, mais de s’intéresser à la stylisation d’une forme ou d’un mouvement dans le temps, via un lent processus d’incorporation d’habiletés. Les arènes des habiletés techniques voient le virtuose agir « grâce à des ‘tours de mains’, à des habitudes acquises depuis l’enfance » (p. 224). La prouesse, qui transforme l’activité technique en « action », au sens qu’Hannah Arendt a donné à ce terme, révèle à un public des habiletés acquises, ainsi que l’individu qui les porte. N. Dodier mobilise ici la notion de style : « une manière de théâtraliser le caractère personnel de l’habileté consiste à styliser le geste habile à l’intention des spectateurs : ‘par exemple, sur la ligne de lithographie, José le conducteur faisait toujours un petit geste supplémentaire lorsqu’il attrapait les feuilles à la volée. Ce geste personnalisait son mouvement, et renforçait de surcroît l’impression de facilité pour les observateurs de la scène, en montrant que le conducteur pouvait se permettre des gestes inutiles malgré la vitesse des objets’ ». En exagérant légèrement son geste, l’opérateur s’y singularise. Il est remarquable que, malgré son attention aux formes de compétition entre ouvriers et à la construction des hiérarchies, N. Dodier ne réduise pas ces épreuves de virtuosité à une logique distinctive, ni même au souci de s’élever dans la hiérarchie des habiletés au sein de l’équipe. Ce n’est que dans certaines situations, écrit-il, que « les arènes de virtuosité deviennent compétition, et que la montée des autres dans la hiérarchie des habiletés se paye nécessairement de votre rétrogradation ». En dehors de celles-ci, il s’agit d’abord pour les travailleurs de « développer une conscience intérieure de [leurs] propres potentialités, de telle sorte que les aléas de l’activité ne risquent pas de mettre à mal, à chaque fois, la confiance intime de ceux qui échouent », d’éprouver les capacités qu’ils ont incorporées et de pouvoir les remettre sur le métier. M. Mauss, plus que P. Bourdieu, s’est montré soucieux de cette logique d’exploration et d’extension de capacités, de leur caractère polymorphe (ce que A. Leroi-Gourhan appellera à sa suite « la floraison du langage des formes »), et de leur valeur propre pour les personnes (comme dynamique nécessairement créative d’« insertion dans l’existence », à nouveau selon une formule d’A. Leroi-Gourhan), indépendamment d’une logique externe de positionnement. La variation individuelle pénètre ainsi le style comme « habitus ». A. Leroi-Gourhan observait déjà, dans l’exemple du Japon, que face à la profusion d’influences extérieures, il n’est rien « ou presque des emprunts qui ne soit interprété d’une manière personnelle »19 ; réciproquement, « si l’innovation individuelle joue un rôle primordial, elle ne le joue que dans l’influence directe des générations précédentes et des contemporaines ». N. Dodier note en ce sens que, « dans le cas où 18 Nicolas Dodier, Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métailié, 1995. 19 André Leroi-Gourhan, Pages oubliées sur le Japon. Paris, Jérôme Million, 2004, p. 187. 7 les opérateurs se réfèrent à un ‘métier’, le travail d’unification sera particulièrement efficace, porté par une tradition à laquelle chacun se réfère spontanément ». Dans le champ du travail, il est d’ailleurs frappant que l’une des rares thématisations de la notion de style, proposée par Y. Clot et D. Faïta 20, place en son cœur la question du métier. Le rôle central qu’ils accordent au couple genre/style n’éloigne en fait guère de la notion d’habitus – la notion elle-même est absente, mais il est fait mention de M. Mauss. Par « genre professionnel », les deux auteurs entendent en effet « un corps d’évaluations partagées qui organisent l’activité de façon tacite », les « manières de travailler acceptables » : « manières de se tenir, manières de s’adresser, manières de commencer une activité et de la finir, manières de la conduire efficacement à son objectif ». C’est « en marquant l’appartenance à un groupe » qu’il permet de s’y retrouver et de savoir comment agir. Le genre, c’est donc le style comme « habitus ». A côté de lui, les auteurs réservent la notion de style au « style personnel » ou « individuel », qui procède du « retravail des genres en situation », des « retouches du genre », et dépend ainsi éminemment du genre : « la non-maîtrise du genre et de ses variantes interdit l’élaboration du style ». Y. Clot et D. Faïta ne s’en tiennent toutefois pas au style personnel comme ajustement du genre en situation, et ne réduisent pas la création stylistique aux continuelles modifications d’un genre plastique et transitoire, ni à une façon de « jouer avec les variantes du genre ». Si « la distance prise avec les genres sociaux ne suffit pas à définir les styles de l’action personnelle », c’est que le style est à leurs yeux le lieu d’un double affranchissement : l’un vise le collectif et ses obligations, l’autre désigne « la distance qu’un professionnel interpose entre son action et sa propre histoire ». Le premier voit le travailleur s’émanciper de son genre professionnel « en le développant » ; le second le voit se déprendre des « invariants subjectifs et opératoires incorporés ». A la stylisation des genres s’ajoute ainsi une « variation de soi ». De même que les analyses de N. Dodier nous menaient déjà au-delà du style comme distinction, vers le style comme habitus, nous sommes ici entraînés au-delà du style comme habitus, vers le style comme manière. En exposant la différence de son propre style, P. Bourdieu éprouvait, on l’a vu, une manière irréductible à celle des autres, mais aussi une manière « globale », unifiant par-delà la diversité des situations des façons de s’adresser, de travailler, etc. Le style n’est plus ici un positionnement dans un champ, ni l’ajustement local et transitoire d’un genre professionnel. Il ne vise pas la distinction ou l’élégance ; ni n’implique nécessairement une originalité de son entreprise d’auto-façonnement. Mais il engage une pratique de soi, qui recherche une forme à laquelle tenir. L’action est alors à elle-même sa propre fin. Puissance de décalage ou d’échappée, réserve de libération, la stylisation désigne un travail qui élargit l’espace des possibles en expérimentant différentes manières, en même temps que son effort d’unification résiste aux risques de dissolution et de désorientation associés à cette ouverture, car celle-ci est une véritable plongée dans des potentialités d’être. Au-delà du travailleur P. Bourdieu, soucieux de déceler dans tous ses gestes ses chances de dissonance, cette troisième figure du style oriente l’étude du travail vers des terrains encore peu frayés. Il s’agit de s’intéresser à ce que la part expressive du style doit, non pas à une communication intentionnelle ni à la manifestation d’une individualité déjà là, mais à l’exploration pratique, par le travailleur, pour son propre compte, de ce qui pourrait mériter qu’il s’y consacre, le répète et le développe. Faire droit à cette troisième logique de stylisation suppose, de la part de l’observateur, une attention aux valorisations qui pénètrent le détail fin du travail en actes. Observons un cas concret : dans le cas de la régulation des flux téléphoniques s’observent par exemple deux manières bien distinctes, pour l’individu, de rechercher quelque chose d’intéressant 20 Yves Clot, Daniel Faïta, « Genres et styles en analyse du travail. Concepts et méthodes », Travailler, n°4, 2000. 8 dans son activité21. On peut les identifier à partir de différentes sources (le vocabulaire utilisé, les mises en récit, les façons de se tenir, les dessins réalisés, etc.). Mais les travailleurs produisent aussi des récits mettant en scène cette confrontation entre divers possibles, tout en signalant l’issue qu’ils lui ont trouvée. Sur le terrain étudié, la valorisation d’une intervention ponctuelle, sur le mode du dépannage, faisant du travail humain une cause efficiente qu’il ne serait pertinent de mobiliser que ponctuellement, sur un mode réactif, s’oppose ainsi à un usage plus continu du travail humain, déployé par ceux qui préfèrent explorer de façon pro-active tout début de dérive des flux téléphoniques, avant même qu’une alarme ne retentisse dans la salle : « Tu vas pouvoir réagir vite parce que tu as un arbre qui se casse la figure sur la route, bon ben y’a pas de problème, il faut y aller, faut l’enlever, terminé… ! Mais bon, voir si y’a du vent, beaucoup de vent, qu’y a un arbre…essayer de voir si t’as pas un arbre qui commence à faiblir un petit peu parce que ça fait déjà trois ou quatre coups de vent, on voit qu’il penche un peu plus…pff, ça c’est pas mon truc ça…et pourtant ça c’est un truc qui est intéressant hein mais…je sais pas voir ce genre de choses moi… C’est deux types de surveillance. D’un côté, c’est vérifier l’état des routes, donc tu vas voir un arbre qui se casse la gueule, une voiture qui va être accidentée ; mais du côté du trafic, il va falloir regarder l’ensemble, jauger, essayer d’évaluer ce qui va, ce qui ne va pas, ce qui risque de ne pas aller…moi ça ce n’est pas mon truc, tandis que de l’autre côté tu as des faits, et donc des interventions à mettre en œuvre, ça c’est beaucoup plus mon truc…mais autrement, la supervision c’est pas palpable, si tu veux, c’est pas assez… c’est pas mon truc. J’ai pas la fibre suffisamment Télécom pour avoir envie d’aller chercher, c’est certainement très intéressant, mais s’il n’y a pas un truc manifeste, aller fouiller, c’est pas un truc qui m’attire beaucoup tu vois ». Ces deux styles engagent deux rythmicités différentes, l’une poreuse et réactive, l’autre continue et pro-active. Il sont aussi deux manières de faire face aux rythmes machiniques, la première s’accordant aux ralentissements du dispositif, la seconde à ses accélérations. A côté des phénomènes de statut, de prestige et de rivalité entre segments professionnels, des valorisations émergent ainsi du travail en train de se faire, hors d’une logique agonistique. Elles correspondent à des moments de « vrai boulot », à l’équilibre goûté pour lui-même d’un « bon rythme », qui n’a nul besoin d’une audience ni d’un public pour s’attester. Depuis chaque style s’aperçoit alors l’hétérogénéité de l’autre, mais celle-ci est thématisée comme un rapport personnel au travail qui, dans sa dynamique et ses détails, reste largement perçu comme individuel. Aucun des deux groupes n’est en effet identifié comme tel ; et les seuls qualificatifs en usage sont individuels : untel est dit « passionné », ou « a du mal ». Les figures manquent, aux acteurs mêmes, pour identifier la façon dont on y met du sien, au-delà de la référence à un trait de caractère ou à une insuffisance, et pour repérer ce que ces styles doivent au milieu socio-technique qu’ils essayent d’habiter. Ici, ils répondent à leurs manières à un contexte de travail hétérogène et expérimental : l’objet du travail est la dérive structurelle d’un processus largement autonome, dont il faut attendre les aléas toujours inédits. Aux uns, dénommés dans l’étude « explorateurs », l’aisance et les bonheurs de la téléaction au fil de l’exploration des automatismes du réseau, mais aussi la hantise d’« un monde où les automates ne se parlent plus qu’entre eux, dans une dérive infinie ». Aux autres, dénommés « guetteurs », la perplexité devant un réseau téléphonique qui « s’auto-démerde » et la reconfiguration de l’activité en un classique de dépannage, via l’élagage de la fenêtre d’alarmes. Mais, dans les deux cas, s’impose à l’observateur l’intense et continu travail opéré pour créer une cohérence et une unité de son activité, et s’y retrouver. J. Dewey a suggéré combien la continuité d’une « expérience temporelle ordonnée » est affaire de création ; il y voit « l’unique manifestation d’une stabilité qui n’est pas stagnation mais mouvement rythmé et évolution ». La création de liens, leur modulation, leur reprise, déploient en effet un ordre rythmique singulier : « la récurrence esthétique est celle de relations qui récapitulent et anticipent (…) Il y a rythme toutes les fois que chaque pas en avant vient en même temps 21 Alexandra Bidet, L’Engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, Paris, PUF, Lien social, 2011 ; Alexandra Bidet, « Qu’est-ce que le vrai boulot ? Le cas d’un groupe de techniciens », Sociétés contemporaines, n°78, 2010. 9 résumer et faire aboutir ce qui précède, et que chaque dénouement recèle une tension anticipant une suite (…) Dans l’ordre rythmique, toute conclusion et tout arrêt, comme la pause en musique, relient autant qu’ils délimitent et individualisent ». L’expérience consciente consisterait ainsi dans la réalisation de ces continuités qui « résument ce qui a été vécu et préviennent la dissipation et l’évaporation stérile de cette expérience ». Dans ce travail d’intégration des expériences, sans cesse remis sur le métier, et mixte d’activité et de passivité, se forme ce que J. Dewey appellerait une « ligne d’intérêts active ». Le cas des patrons atypiques étudiés par N. Alter donne directement à voir un tel travail, car ces patrons stigmatisés – handicapés, autodidactes, homosexuels, issus de l’immigration ou femmes – s’emploient tous, sur un mode singulièrement réflexif, à « réinterroger en permanence les conventions » pour « inverser leur destin ». Pour maitriser la stigmatisation, ils ne peuvent en effet qu’inventer un rapport distancié aux places sociales ordinaires, et faire de la distance au rôle la base du rapport aux autres et à eux-mêmes qu’ils construisent peu à peu : il leur faut « inventer leur place plus que la trouver ou s’y tenir ». Entreprendre, c’est pour eux « s’entreprendre » : définir leur propre rapport aux contraintes d’efficacité, leur propre manière de travailler et de se relier aux autres, leur propre façon de manager par rapport au « style managérial ordinaire », etc., afin de produire une cohérence identitaire. Ainsi s’éclaire leur engagement « hors normes » dans leur activité de travail, qu’ils sont d’autant plus libres d’investir sur ce mode qu’ils « se nourrissent plus d’interactions que de statut », et sont « plus sociables que socialisés » ; N. Alter décrit leur ouverture exacerbée à leur environnement et aux autres, dont témoigne par exemple l’extrême finesse de leurs analyses des situations traversées. L’absence de place sociale attitrée, la création de places successives, alimente chez eux une curiosité et une propension à se mettre à la place de l’autre, une capacité aussi à circuler entre des milieux sociaux hétérogènes, si bien qu’ils arrivent à « trouver des passages et du jeu là où les autres ne voient que des places et des frontières ». Considérer les styles au travail à partir de P. Bourdieu, mais aussi contre les seules théorisations comme distinction et comme habitus qu’il en livre, est une voie qui permet de contrarier la tendance à réduire le travail à une grandeur sans qualité – qu’on le réduise à une marchandise, un statut ou une valeur sociale. Pour pénétrer la dimension, non pas seulement socialisée, mais également socialisante et sociable du travail, la question des styles amène à faire le détour par le travail comme activité productive et geste concret, et à déceler des manières d’être et de faire. Le caractère public et observable de tout style, qui s’offre à la perception comme « nouvelle manière de mettre des choses ensemble »22, fait de chacun de ces possibles humains, de ces faits d’individuation, une ressource potentiellement partageable pour s’arracher au déjà fait, rénover ses capacités, et s’orienter autrement dans ses propres possibles. Dans un contexte de technicité croissante du travail, où l’approfondissement de sa division multiplie le nombre de mondes professionnels dont l’activité nous est étrangère, développer une attention au style peut alors revêtir aussi une valeur démocratique. L’ouverture durable à d’autres styles contribue à nourrir une « pensée élargie », une tolérance à l’égard de mondes que nous n’habitons pas, mais dans lesquels nous pouvons faire l’effort de nous glisser un peu en pensée. Face au risque, très tôt pointé par K. Burke après Th. Veblen, et aujourd’hui par L. Boltanski, de voir les différentes classes d’individus se transformer toujours plus en « mystère » les unes pour 22 « The corrective of the scientific rationalization would seem necessarily to be a rationale of art – not however, a performer’s art, not a specialist’s art for some to produce and many to observe, but an art in its widest aspects, an art of living ». Kenneth Burke, Permanence and Change. An Anatomy of Purpose, The University of California Press, 1983 (1935), p. 66, l’auteur souligne. 10 les autres, et au moment où la difficulté à devenir un participant s’accroît dans un monde du travail toujours plus fragmenté, l’attention au style contrarie l’indifférence. Elle tend à favoriser la communication des expériences et la création de prises communes. Bibliographie Bidet, Alexandra, L’Engagement dans le travail. Qu'est-ce que le vrai boulot ?, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2011. Bidet Alexandra, « Le style ou le social dans la nature chez A. Leroi-Gourhan », in L. Jenny (éd.), Le Style en actes, Genève, Metis Presses, 2011. Bidet Alexandra, Macé Marielle, « S’individuer, s’émanciper, risquer un style (autour de Simondon) », Revue du Mauss, n°38, 2011. Macé Marielle, « Penser le style avec Bourdieu », in J-P. Martin (éd.), Bourdieu et la littérature, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2010. Macé Marielle, « Du style comme force », in L. Jenny (éd.), Le Style en acte, Genève, Metis Presses, 2011. Macé Marielle, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, coll. « Nrf-Essais », 2011. Marielle Macé, « L’habitus comme style – une lecture littéraire de Mauss et de Bourdieu », Conférences de la MFO, http://www.mfo.ac.uk/en/events/l-habitus-comme-style-une-lecture-litteraire-de-mauss-et-debourdieu (à paraître). 11