Houellebecq au musée: extension du domaine du

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Houellebecq au musée: extension du domaine du
Houellebecq au musée: extension du domaine du
roman
lesinrocks.com
April 22
Michel Houllebecq
Photo by: Michel
Houllebecq
“Jed avait affiché côte à côte une photo satellite prise aux alentours du ballon de
Guebwiller et l’agrandissement d’une carte Michelin (…). Au-dessus des deux
agrandissements, en capitales noires, figurait le titre de l’exposition : “LA CARTE EST
PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE”. L’histoire de Jed Martin, dernier
(anti)héros houellebecquien qui évolue dans le milieu de l’art contemporain, est aussi et
avant tout le script d’une autre expo qui ouvre cette semaine au Consortium de Dijon.
Avec son titre aussi beau que bizarre, calqué sur celui d’un roman d’anticipation des années
50 et suggéré par Michel Houellebecq lui-même, qui se refuse pour l’instant à tout
commentaire “tant cette expo bouleverse en profondeur (sa) vision de l’art”, l’exposition Le
Monde comme volonté et comme papier peint est un pavé dans la mare de l’art
contemporain. D’abord parce qu’il s’agit ici de faire entrer dans le champ de l’art la pratique
de “l’adaptation”, comme c’est déjà le cas au cinéma ou dans le spectacle vivant. Il faut tirer
les fils de cette grande fresque “post-balzacienne” qui retrace l’histoire de l’industrialisation
et de la technique pour interroger la place de l’artiste aujourd’hui. Sauf que l’exposition ne
suit ni le récit ni le fil chronologique du roman.
“Il n’y a aucune unité, aucun style, forme ou courant prédominants dans cette
expo”, confirme la commissaire de l’exposition Stéphanie Moisdon qui avait
déjà tenté quelques années auparavant une adaptation d’un roman de J. G.
Ballard.
“Dans La Carte et le Territoire, Houellebecq affirme en avoir fini avec ‘le monde comme
narration’ auquel il préfère maintenant ‘le monde comme juxtaposition’. Je suis assez
d’accord avec lui : je ne crois pas à la globalité mais à une forme de dissonance. Ici, il n’y a
ni cartels à rallonge ni sur-texte, le montage appartient au spectateur. Il faut faire de
l’exposition la possibilité d’une expérience.” De fait, ça grince un peu dans cette expo qui
présente dans le même temps une toile de Fernand Léger (la machine, la figure de l’ouvrier,
le recours aux outils étant des motifs récurrents du roman), une machine artisanale à
fabriquer des sabots ou encore les chaudières de l’artiste conceptuel américain Michael
Ascher.
“Cette pièce qui date des années 80 figure le report graphique, comme une
ombre sur les murs, des chaudières des grandes institutions dijonnaises.
Houellebecq a fait un stage à Dijon chez EDF, qui l’a inspiré pour écrire son
premier roman, Extension du domaine de la lutte. Sans compter que le
chauffeeau est l’un des personnages clés de La Carte et le Territoire !”,
commente la commissaire en référence au premier chapitre du livre et à cette
panne de chauffe-eau qui ralentit le séchage d’une toile de Jed Martin.
Mais ce qui intéresse avant tout Stéphanie Moisdon, c’est le potentiel “théorique” du roman,
sa capacité à dérouler l’histoire du capitalisme, son apogée, sa chute, à replacer la figure de
l’artiste au sein de ce dispositif et à réhabiliter tout un pan de la production artistique
discréditée par l’histoire de l’art. “Il s’agit avec cette exposition de faire ressurgir des objets,
des formes et des pratiques habituellement disqualifiés comme la céramique, les
tapisseries ou l’art floral”, explique la commissaire qui a accroché pour l’occasion un papier
peint édité par Morris & Co.
“La dichotomie entre l’art et l’artisanat est typiquement française. Il y a quinze ans, si
j’avais monté cette expo, on aurait crié au scandale. Il me semble que les choses évoluent,
de la même façon qu’en Suisse ou en Angleterre le mouvement Arts & Crafts, les réflexions
sur l’ornementalisme et la pensée de William Morris sont mieux intégrés”. Morris, c’est le
père de Jed Martin, architecte manqué, qui en parle le mieux dans La Carte et le Territoire :
“Je ne sais pas si je t’ai déjà parlé de William Morris ? William Morris était proche des
préraphaélites. L’idée fondamentale des préraphaélites c’est que l’art avait commencé à
dégénérer juste après le Moyen Age, que dès le début de la Renaissance, il s’était coupé de
toute spiritualité, de toute authenticité pour devenir une activité purement industrielle et
commerciale (…), comme Jeff Koons ou Damien Hirst aujourd’hui. Pour les préraphaélites
comme pour Morris, la distinction entre l’art et l’artisanat devait être abolie… Tout
homme également avait le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets. Il
alliait cette conviction à un activisme socialiste qui l’a conduit de plus en plus à s’engager
dans les mouvements d’émancipation du prolétariat, il voulait simplement mettre fin au
système de production industrielle.”
“Houellebecq est un visionnaire, confirme avec enthousiasme Stéphanie
Moisdon. Après la publication du roman, on a commencé à rééditer en France
les textes de Morris et plusieurs musées accueillent cette année des
monographies qui lui sont consacrées.”
Comment les artistes se sont-ils emparés du récit ? Le Suisse John Armleder a ressorti une
tapisserie conçue par ses soins mais réalisée par des artisans dans les années 90, une oeuvre
abstraite qui croise deux scènes figuratives empruntées à des tapisseries anciennes.
Bertrand Lavier, lui, complète sa collection des Martin (improbable et pathétique
compilation d’oeuvres d’artistes baptisés Martin, nationalités et supports confondus,
puisées dans les réserves des collections publiques et privées).
Il présente une carte d’état-major bourguignonne sur laquelle il repère les “fugues de (son)
chien Saxo” dans une sorte de double hommage aux cartes Michelin de Jed Martin et au
chien de Houellebecq, Clément, mort en mars 2011. “Je superpose ici deux fictions,
commente Bertrand Lavier, je ne sais pas encore qui de Jed Martin ou de moi signera la
pièce. Nous tirerons à pile ou face le jour de l’accrochage !”
La jeune artiste suisse Mai-Thu Perret a relu avec attention La Carte et le Territoire et a
choisi de montrer une table en béton réfractaire réalisée d’après les plans du designer italien
des années 60, Enzo Mari. “La vision de Mari est très liée à l’idée d’une réappropriation du
travail manuel par tous, mais aussi à une critique de la production industrielle et de la
division du travail, explique-t-elle. Ma pièce n’est pas fonctionnelle, c’est une sculpture
fragile faite dans un matériau super industriel, nous avons trouvé que cela collait bien
avec la problématique de l’expo.”
Valentin Carron, lui, présente deux vitraux inspirés d’une technique des années 30 et une
formalisation de la figure du serpent “réalisée par un forgeron bâlois qui a su rendre
physiquement possible, et dans un style ‘Art nouveau’ brutal, ce qui aurait pu ne rester
qu’une hallucination visuelle”. Reste une inconnue : personne n’est capable de dire à quoi
ressemblera l’oeuvre conçue par l’artiste allemande Rosemarie Trockel, vraie “groupie” de
Michel Houellebecq. En 2007, à l’occasion de la Biennale de Lyon où Houellebecq était
invité, elle avait réalisé pour lui des éléments de décor pour le film inspiré par le roman de
Houellebecq, La Possibilité d’une île.
Ces éléments comprenaient, entre autres, deux personnages en fauteuil roulant et une
sculpture à l’effigie du chien Clément, moulé par l’artiste elle-même. “Il avait fallu
organiser le voyage de Clément jusqu’à Cologne, où se trouve l’atelier de Rosemarie”,
raconte en riant Stéphanie Moisdon, co-commissaire de la Biennale avec le critique d’art
Hans-Ulrich Obrist. L’arrière-plan de cette installation, qui servit ensuite au film, était un
panorama imaginé par l’architecte Rem Koolhaas. “Imaginez un cauchemar où Le
Corbusier aurait gagné…”, lui avait soufflé Houellebecq en guise de consigne.
Le Monde comme volonté et comme papier peint jusqu’au 2 septembre au
Consortium, Dijon (21), www.leconsortium.fr