Sois maigre et tais-toi

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Sois maigre et tais-toi
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DÉCRYPTAGE
MARDI 1er MARS 2016
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« Ce qui se passe dans le milieu
C’est la taille
du mannequinat c’est de la
dans laquelle
maltraitance, de la nonil faut pouvoir rentrer
assistance à personne en
pour espérer défiler
danger. »Victoire MAÇON DAUXERRE lors des Fashion Weeks.
Fashion Weeks :
elle témoigne
de l’enfer
de la mode
Sois maigre et tais-toi
Alors que la Fashion Week de Paris débute aujourd’hui,
Victoire Maçon Dauxerre, ex-top model témoigne : pour
devenir mannequin, elle a mis sa santé en danger.
Fanny GUILLAUME
« L’industrie de la
mode pèse tellement
lourd qu’elle prime
sur les questions de
santé. »
autres, qu’elle a choisi d’exorci­
ser ce passage de sa vie dans un
livre où elle témoigne de son an­
née passée à courir les castings et à s’astreindre à un régime qui
la fera sombrer dans l’anorexie. « Il fallait que je transforme mon expérience en quelque chose de posi­
tif, explique­t­elle de sa voix douce. Si j’avais lu ce livre­là, je n’aurais pas signé mon contrat. Et si mon livre peut sauver ne serait­ce
que dix jeunes filles, je saurai que ça
n’a pas été vain. J’avais le devoir de
le faire car pour moi ce qui se passe
dans ce milieu c’est vraiment de la maltraitance et de la non­assistance
à personne en danger. » À lire son témoignage, on ne
comprend pas pourquoi si peu de mannequins témoignent, ni
comment l’industrie de la mode
compte autant de jeunes fem­
mes qui poursuivent le mé­
tier. « Il existe une réelle omerta dans le milieu. Si vous êtes toujours
dans ce milieu, vous ne pouvez pas
en parler. Si un mannequin qui bosse aujourd’hui en parle, elle sera
virée, elle ne travaillera plus. Moi, j’ai cette liberté­là parce que ça fait
cinq ans que j’ai arrêté et je ne compte jamais y revenir. Ça fait de
toute façon partie du contrat : être mannequin, c’est sois maigre et tais­toi. Vous n’êtes même plus un être humain, vous êtes un cintre ! Vous n’avez pas le droit de penser, de parler, de poser des questions et encore moins de donner votre avis…
Ce n’est pas votre rôle dans cette in­
dustrie­là. »
Victoire Maçon Dauxerre n’y
va pas avec le dos de la cuillère lorsqu’elle dépeint le milieu de la mode et l’enfer des cas­
tings. Certains grands noms en
prennent d’ailleurs pour leur grade. « Karl Lagerfeld et Miuccia Prada sont les pires. Considérés comme des dieux dans le métier, ils
se permettent les pires atroci­
tés. Chez Lagerfeld c’est une vio­
lence psychologique, chez Prada, c’est carrément physique. »
Victoire Maçon Dauxerre fi­
nira par prendre conscience par
elle­même du mal qu’elle se fait
et qu’il est temps d’arrêter les frais. « Je m’étais complètement iso­
lée. Mes parents ont découvert l’en­
vers du décor en lisant mon livre parce qu’évidemment, je ne leur di­
sais pas que je prenais des laxatifs ou que je me faisais des lave­
ments. Quand ma mère m’accom­
pagnait, elle me voyait entourée de
jeunes filles aussi maigres que moi du coup ça n’était même plus cho­
quant. C’est ça qui est grave dans la
mode : elle normalise la maigreur. »
En pleine semaine de la mode
L’ex­mannequin pointe le mi­
lieu de la mode, non pas comme
cause de sa maladie mais comme facteur aggra­
vant. « L’image que la mode ren­
voie c’est que pour être belle, il faut
être maigre, qu’il n’y a que comme ça qu’on va être heureux. Ça touche
tout le monde, consciemment ou non et c’est pour ça qu’il faut con­
damner ces pratiques. »
Alors que la Fashion Week de
Paris débute aujourd’hui (après trois semaines folles à New York, Londres et Milan), le té­
Reporters/DPA
Lagerfeld et Prada : les pires
moignage de Victoire Maçon Dauxerre résonne avec encore
plus de force. Mais les change­
ments ne sont pas pour demain
tant l’industrie de la mode pèse lourd. Et tant pis pour la santé ou l’image de la femme. ■
Malgré les mesures prises en France notamment, les filles qui
défilent aux Fashion Weeks présentent toujours les mêmes
proportions exagérément maigres.
> « Jamais assez maigre », Les
Arènes.
Légiférer : une question de santé
E
n Israël, les mannequins
sont tenus de se présenter
à une visite médicale tous
les trois mois. En Espagne,
l’État a signé un contrat avec
de grandes enseignes, comme
Mango et Zara, les obligeant à
choisir des mannequins qui
affichent au moins une taille
38. En France, une loi impose
une visite médicale lors de
l’entrée en agence des man­
nequins. Et chez nous ?
Depuis plusieurs années, la
députée fédérale Vanessa
Matz (cdH) se bat pour faire
imposer certaines règles, as­
sez semblables à celles prises
par la France. Mais le chemin
est long et semé d’embû­
ches. « J’avais été sidérée par une publicité pour Ralph Lau­
ren ou la tête du mannequin
était plus grosse que sa
taille. J’avais alors déposé un
projet de loi par rapport aux
images retouchées. » Mais, pré­
BELGA
L
orsqu’elle
est décou­
verte par
un chasseur de talent dans la rue, Vic­
toire Maçon Dauxerre a 17 ans et des rê­
ves plein la tête. Mais pour atteindre les po­
diums des Fashion Week, elle comprend bien vite que ses yeux magnifiques et sa sil­
houette filiforme ne suffiront pas : il lui faudra perdre du poids
et atteindre une taille 32 pour espérer enfiler les tenues des
couturiers.
Une taille 32… Cela signifie que
du haut de son mètre septante­
huit et avec ses 58 kg, la jeune femme va devoir perdre 11 kg et
se soumettre à un régime strict :
trois pommes par jour, pas plus ! Une discipline qui va la mener à l’anorexie mentale. L’expérience a été extrême­
ment douloureuse et a laissé des
traces. C’est pour cela, entre
Reporters/Ipa
●
Depuis 2009, Vanessa Matz
tente de faire voter une loi
pour éviter les dérives.
senté en commission écono­
mie, le texte se heurte aux di­
rectives européennes et le
Conseil d’État renvoie la dé­
putée à sa copie.
La puissance des lobbys
Vanessa Matz opte alors
pour la voie de la santé et
élargit son texte. « Nous nous
sommes alignés sur le texte
français qui oblige les manne­
quins à passer une visite médi­
cale. Le texte a été présenté en
commission santé qui a remis
un avis favorable sur le principe
de légiférer à ce sujet. Quant au
Conseil d’État, on a rencontré
l’ensemble de ses objections juri­
diques. C’est donc en bonne voie
mais ça n’est pas encore ga­
gné. »
Car, la députée le sait, il
existe un lobby extrêmement
fort au niveau des magazines,
notamment. « Je tape dans la
fourmilière depuis 2009 et je ne
m’attendais pas à faire face à de
tels lobbys. Ici encore, je me
heurte à une opposition de la
part de la Flandre car le marché
de la presse magazine flamande
est très étroit. Économiquement,
ils pensent que ça serait une ca­
tastrophe. Mais j’agis là où se
trouve ma compétence et je sais
qu’il y aura encore d’autres cho­
ses à régler au niveau régional,
notamment. » ■
F.G .