Un film historique
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Un film historique
Dossier Cinéma Un film historique Lucie Aubrac, de Claude Berri A. LECTURE COMPARÉE 1. Les points communs entre la couverture du livre et l’affiche du film sont : – le nom de Lucie Aubrac – le titre de son témoignage Ils partiront dans l’ivresse (titre du livre d’un côté, adaptation du récit de l’autre). 2. Dans le premier visuel, le nom de Lucie Aubrac cor respond au nom de l’auteur du livre ; dans le second visuel, il correspond au titre du film. 3. La couverture du livre est illustrée par une photo en noir et blanc de résistants en armes, cachés derrière des colonnes (probablement une photographie de la Libération à cause de l’équipement des résistants). Il s’agit donc d’un livre sur la Résistance, un témoignage sur « une grande héroïne », un livre d’histoire. L’affiche du film est composée de deux visuels en couleur superposés : un mur dont l’enduit laisse entrevoir des briques (mur d’une prison ? mur d’exécution ?) et les portraits photographiques des acteurs principaux du film (Carole Bouquet et Daniel Auteuil, respectivement Lucie et Raymond Aubrac). L’accent est mis, ici, sur les personnages du film à travers les deux acteurs. 4. La couverture du livre précise que son sujet est « une grande héroïne de la Résistance ». Cette précision semble rendue nécessaire à cause du titre peu évocateur et qui peut laisser libre court à plusieurs interprétations (il s’agit en fait d’un message codé de la BBC à destination des Aubrac et leur signalant leur évacuation vers l’Angleterre). 5. La couverture du livre met l’accent sur l’histoire, la Résistance, la lutte armée, l’héroïsme des résistants. L’affiche du film est, au contraire, centrée sur les personnages de l’histoire et, notamment, Lucie Aubrac qui est devenue le titre du film. B. QUI SONT RAYMOND ET LUCIE AUBRAC ? 1. Aucun Français n’était prédestiné à s’engager dans la Résistance. La période de 1940 à 1944 a été complexe, éprouvante, dramatique et personne ne pouvait alors dire où il serait ni ce qu’il ferait un jour, une semaine ou un mois plus tard. Certains se sont reniés, d’autres se sont découverts, un tel qui vociférait contre la Droite en 1936 s’est retrouvé dans le camp de Vichy, un autre qui ne faisait pas parler de lui avant la guerre s’est mobilisé contre l’occupant en manifestant un 11 novembre. Cela dit, il y eut davantage d’hommes et de femmes de Droite dans les rangs de Vichy et de la Collaboration (qui étaient un régime et une attitude de Droite) que dans ceux de la Résistance. De Gaulle l’a dit et écrit : de sa caste, il était pratiquement le seul. La grande majorité des militants du mouvement ouvrier organisé a constitué les forces vives de la Résistance de base. Sans doute que les sympathies politiques de Gauche des Aubrac, leur jeunesse (Raymond a 25 ans en 1939, Lucie 27) et le métier de Lucie (les enseignants sont fortement syndiqués et ont fait partie de la base sociale du Front populaire) ont contribué à leur engagement dans la Résistance. Les leçons de l’Histoire ont certainement compté pour Lucie. 2. Les noms de résistants étaient des pseudonymes destinés à être communiqués aux membres des réseaux et des groupes afin de ne pas utiliser les vrais patronymes, facilement identifiables par les forces de police française et allemande. Les noms des papiers (faux dans le cas de Raymond, vrais dans celui de Lucie) servaient à être montrés lors des contrôles sans qu’aucun rapprochement ne puisse être fait avec les pseudonymes. 3. Leurs fonctions sont très importantes. Raymond est un dirigeant de la Résistance de la zone Sud, ce qui signifie qu’il a d’énormes responsabilités quant Dossier cinéma © Magnard, 2008 117 à l’organisation du mouvement et qu’il est en contact avec Jean Moulin. Lucie, plus modestement, effectue différentes missions quotidiennes indispensables au fonctionnement de la Résistance. Ils illustrent, chacun, l’importance de l’engagement à tous les niveaux. 4. L’armée dont Raymond est membre est « secrète » parce que la seule qui ne l’est pas est l’armée française qui ne se bat plus depuis la signature de l’armistice le 22 juin 1940. Tous les groupes armés sont donc secrets. L’Armée secrète a été créée par Henri Frenay au printemps 1942. Elle a fédéré toutes les formations paramilitaires de la zone Sud sous la houlette de Jean Moulin et du général Delestraint. 5. Le choix du nom « Libération » pour un mouvement de résistance s’explique par le fait que la libération du territoire français occupé par l’Allemagne nazie est un des objectifs de la Résistance. Le mouvement Libération-Nord, fondé en 1941 par Christian Pineau, fut une des grandes organisations de la Résistance dans la zone occupée. Dirigé, en grande partie, par des syndicalistes, des socialistes et des démocrates chrétiens, il publie un bulletin : Libération-Nord, qui paraîtra 190 fois, d’abord ronéoté puis imprimé à partir de 1943. Tiré à 7 exemplaires au début, il atteindra les 350 en 1942, 4 000 en 1943 puis 40 000 à la fin de l’Occupation. Le mouvement Libération-Sud, celui dont il est question dans la séquence, a été créé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Jean Cavaillès, Lucie Aubrac et Georges Zérapha fin 1940, début 1941. Attentats contre les collaborateurs, inscriptions sur les murs, diffusion de papillons et de tracts, collage d’affiches qui tourne mal (des colleurs sont arrêtés, la police remonte jusqu’à Emmanuel d’Astier) sont bientôt relayés par l’édition d’un journal, en juillet 1941 : Libération. Soutenu par la CGT, des socialistes, il tire déjà à 5 000 exemplaires et facilite le recrutement du mouvement. Toutes les tendances de la gauche résistante participent au mouvement et au journal qui tirera entre 20 000 et 150 000 exemplaires de 1942 à 1944. 6. Le mot « Sud » accolé à celui de « Libération » correspond évidemment à la zone Sud, dite « libre », c’est-à-dire contrôlée par le gouvernement de Vichy jusqu’en 1942 puis par Vichy et l’occupant ensuite. C. ÉTUDE DU PLAN 5 DE LA 40e SÉQUENCE Pour commencer 1. Il s’agit d’une scène d’exécution. Le fusillé, les autres résistants prisonniers et le peloton d’exécution participent à cette scène. Une « pièce détachée » du film (plan 5) 2. La caméra d’exécution. se situe derrière le peloton 3. Le fusillé et l’officier allemand qui lui noue un bandeau noir sur les yeux se trouvent au centre du plan. 4. La mise au point a été faite sur ces deux personnages. Les autres personnages, c’est-à-dire le peloton, sont flous. Techniquement, l’utilisation d’une longue focale (en photographie on parlerait d’un téléobjectif) réduit considérablement la profondeur de champ, c’est-à-dire la zone de netteté. En faisant le point sur un élément du champ, les autres éléments, éloignés de lui, se trouvent donc flous. 5. L’angle de vue choisi est l’angle plat, « normal ». Ce choix s’explique par le fait que cette scène est vue par des hommes, à hauteur d’homme. L’angle choisi doit donc rendre compte de cette vision. Au contraire, une plongée (un angle plongeant) aurait signifié que des prisonniers voyaient la scène de leur fenêtre située au-dessus de la cour et du fusillé. 6. La caméra adopte le point de vue des prisonniers forcés d’assister à la scène. Elle est à leur niveau, au niveau de leurs regards. Un moment du récit 7. En comparant le plan 5 au plan 4, on s’aperçoit que le 4 montre le peloton d’exécution de face (derrière lui on voit les prisonniers) alors que la 5 le montre de dos (devant lui on voit le fusillé). La caméra s’est donc déplacée de 180°. Cette alternance opposée de deux points de vue s’appelle la technique du « champ/contrechamp ». Elle est classique au cinéma, comme en bande dessinée. 8. Le cadrage du plan 4 montre les quatre soldats allemands du peloton et, surveillés par des soldats armés, les résistants prisonniers regardant les préparatifs de l’exécution. La caméra adopte ici le point de vue du soldat qui s’apprête à être fusillé. Devant lui, se trouvent le peloton et ses camarades. 9. Le cadrage du plan 6 permet de voir les prisonniers en plan très serré. On ne les voit plus tous mais on distingue très clairement les visages de 118 © Magnard, 2008 certains d’entre eux, parmi lesquels celui de Raymond Aubrac (Daniel Auteuil), au 2e rang. Les visages sont tendus, les regards traduisent le choc de ce qu’ils sont obligés de voir et on sent le dépit et la haine contre les geôliers tueurs. Le plan 4, large, montrant les prisonniers à l’arrière-plan, ne permettait pas de voir leurs sentiments. 10. Le plan 4 pourrait s’appeler : « L’attente du peloton d’exécution » ou « Face au peloton et aux camarades », par exemple. Le plan 5 serait : « Vers la mort » ou « Le noir avant la mort ». Le plan 6 : « La haine contenue » ou « Notre camarade sera vengé ». 11. Le spectateur a successivement perçu le point de vue du fusillé, celui de ses camarades prisonniers et leurs sentiments face à l’exécution. 12. Les ellipses entre chaque plan ont accéléré l’action en passant d’une scène significative à une autre en un temps assez rapide. Le spectateur sait à l’avance que le prisonnier va être exécuté. S’il ne comprend pas immédiatement, lorsque les Allemands font sortir les hommes de leurs cellules, il lui faut peu de temps pour savoir ce qu’il va se passer. Le réalisateur n’a alors pas besoin de plans longs ni de temps réel. Il peut se focaliser sur les moments forts de l’exécution en s’attardant sur la détermination des résistants, renforcée par l’exécution de leur camarade. Pour conclure 13. Pour filmer ou tourner un plan, un réalisateur choisit le point de vue, la place des personnages – quand il y en a – la mise au point, la profondeur de champ (c’est-à-dire la plage plus ou moins grande de netteté qui laissera dans le flou certains plans du champ de l’image), l’angle de vue, le cadrage. On peut ajouter le mouvement de la caméra : plan fixe, travelling, panoramique. 14. Un plan est lié à ceux qui l’encadrent comme une phrase, dans un texte, est liée à celle qui précède et à celle qui suit. Il y a une continuité, marquée de différentes manières, entre les plans. Cette continuité – qui peut aussi être une rupture si le récit l’exige – a pour but de faire comprendre ce qu’il se passe au spectateur. Il faut donc lui fournir les repères nécessaires à sa compréhension de l’histoire : action, personnages, décor, dialogues… Dans les plans analysés ici, l’action reste la même, tout comme les personnages et le lieu. Les ellipses n’empêchent aucunement la compréhension de ce qui est en train de se dérouler parce que le réalisateur a maintenu des repères visibles sur chaque plan. La continuité est assurée. 15. Le plan du film correspond exactement à la photographie de l’exécution d’un résistant : poteau, fusillé, peloton, murs… jusqu’à la profondeur de champ qui rend flou le soldat au 1er plan à gauche. Le réalisateur s’est documenté sérieusement de façon à rendre aussi réaliste que possible la scène de l’exécution. D. ANALYSE D’UNE SÉQUENCE : 6e SÉQUENCE Pour commencer 1. Raymond Aubrac et ses camarades sabotent une voie ferrée pour la faire exploser et faire dérailler un train rempli de soldats allemands. 2. Ils sont arrêtés par la police française et s’accusent de faire du marché noir. Ils font cet aveu parce que le marché noir n’était passible que de quelques jours de prison ou d’une amende alors qu’être arrêté pour fait de résistance (qui plus est pour du sabotage ayant entraîné la destruction de matériel et la mort de soldats allemands) équivalait à la torture, à l’exécution ou à la déportation. Comprendre la séquence 3. Raymond se trouve dans une cellule avec ses adjoints Ravanel et Valrimont. C’est un lieu triste, sale, froid, sans confort. 4. Raymond arpente la cellule de long en large ; il tourne en rond comme un animal en cage. Son visage traduit une évidente inquiétude, il est soucieux. Pense-t-il à ce qui l’attend ? Pense-t-il à Lucie ? 5. Lucie se trouve dans leur appartement. Elle lui écrit une lettre. 6. Si elle est inquiète, son attitude et sa lettre ne le montrent pas. Au contraire, elle tente de donner confiance à Raymond à l’aide de divers arguments : des amis s’occupent de sa défense, l’accusation de marché noir ne peut pas aller bien loin, juge et procureur seront convaincus, ses parents ne sont au courant de rien, leur serment sera respecté. 7. Les « provisions » sont probablement un mot qui cache une autre réalité : il s’agit de documents de la Résistance qui ne doivent pas tomber aux mains de la police française ou de la police allemande. Lucie, sachant que son courrier pourrait être trouvé sur Raymond et lu à la prison, utilise donc le mot « provisions » pour que Raymond soit rassuré quant à la mise en sûreté des documents et, en même temps, pour que leur appartenance à la Résistance reste secrète. Dossier cinéma © Magnard, 2008 119 8. Il s’agit du serment qu’ils s’étaient fait l’un à l’autre : « ne jamais vivre un 14 mai séparés ». 9. Lucie est en train de coudre sa lettre dans le col d’une chemise de façon à ce qu’elle parvienne à Raymond, dans sa prison, en cachette. L’organisation de la séquence 10. Dans le plan 1, la caméra suit Raymond qui longe les murs de sa cellule. On a l’impression de marcher à côté de lui. Cela s’appelle un travelling latéral. Ce mouvement implique davantage le spectateur que le plan fixe où la caméra reste immobile. 11. On passe du plan 5a au plan 5b en se décalant vers la droite sans se déplacer. La caméra est fixe mais balaye l’espace de gauche à droite : il s’agit d’un panoramique. 12. Le point commun est que, dans le plan 1 comme dans le plan 5, le spectateur suit tous les personnages. 13. Les plans 2 à 4 se placent au milieu de la séquence, entre les deux plans qui montrent Raymond dans sa cellule. 14. Les plans ont sans doute été réalisés dans l’ordre suivant : 1, 5, 2, 3 et 4. En effet, on peut supposer que les plans tournés dans la cellule ont tous été réalisés à la suite. Le réalisateur n’a pas tourné le plan 1 dans une cellule, puis les plans 2, 3 et 4 dans un appartement pour, ensuite, revenir tourner le plan 5 dans la cellule du plan 1. 15. L’opération qui a permis à ces cinq plans de se retrouver, finalement, dans l’ordre définitif du film (celui vu par les spectateurs) s’appelle un montage. C’est le monteur qui, une fois le tournage des plans terminé a, sous les recommandations du réalisateur, collé bout à bout les morceaux de films dans l’ordre indiqué. 16. L’action des plans 1 à 5 est probablement simultanée. Pendant que Raymond est en prison, Lucie lui écrit cette lettre qu’elle cache dans le col d’une chemise qu’elle apportera à la prison. Dans les plans 1 et 5, Raymond ne parle pas avec ses camarades. On peut imaginer qu’il est songeur, inquiet (on l’a dit), comme s’il écoutait la lecture de la lettre faite par Lucie. 17. Le réalisateur nous montre que la lettre de Lucie s’adresse à Raymond en passant, sans transition (sans « plan de coupe »), du plan 1d où l’on voit Raymond en gros plan au plan 2 où l’on voit la main de Lucie écrire la lettre commençant par : « Mon Amour… ». De la même manière, on passe du plan 4c (Lucie coud la lettre dans le col) au plan 5 (la cellule de la prison) et la voix off de Lucie, lisant la lettre, se poursuit du plan 4 au plan 5 de façon continue. 18. Le spectateur prend connaissance de la lettre de Lucie parce que l’actrice lit la lettre au fur et à mesure qu’elle est écrite ce qui évite au réalisateur de filmer en gros plan le papier à lettre. 19. Le gros plan dans le plan 4 se justifie parce qu’il est nécessaire que le spectateur voit très clairement le geste de Lucie pliant sa lettre et la cousant dans le col de la chemise qu’elle va apporter à la prison. Il apprend ainsi par quel procédé secret Raymond va recevoir cette lettre. 20. Les couleurs dominantes des plans 1 et 5 sont pâles, plutôt froides, sombres, contrastées à la fin. Au contraire, celles des plans 2 à 4 sont chaudes, lumineuses, plus gaies. Ce choix correspond au point de vue de chaque personnage : l’inquiétude, l’angoisse, la tristesse pour Raymond ; l’espoir, le réconfort, la lutte qui continue, la promesse tenue pour Lucie. 21. La lettre de Lucie se termine sur des mots d’amours qui ne concernent que Raymond : la prison, la Résistance n’existent plus. C’est la raison pour laquelle Raymond est représenté seul, en gros plan sur fond noir. Pour conclure 22. Le réalisateur présente deux points de vue différents (celui de Raymond et celui de Lucie) et il fait comprendre la relation amoureuse entre les deux personnages par un montage alterné. C’est un choix pertinent, et presque inévitable, qui dynamise la séquence en utilisant tous les procédés possibles mis au service du récit. 120 © Magnard, 2008 Bibliographie AUBRAC Lucie, Cette exigeante liberté, Paris, L’Archipel, 1997. AUBRAC Lucie, Ils partiront dans l’ivresse, Paris, Éditions du Seuil, 1997. AUBRAC Lucie, La Résistance expliquée à mes petits enfants, Paris, Éditions du Seuil, 2000. AUBRAC Raymond et Lucie, La Résistance, Paris, Éditions Hazan, 1997. AUBRAC Raymond, Où la mémoire s’attarde, Paris, Éditions Odile Jacob, 2000. POBLÈTE Marie, Non au nazisme, Arles, Actes Sud junior, 2008. THIBAULT Laurence (dir.), Les femmes et la Résistance, Paris, La documentation française, collection « Cahier de la Résistance », 2006. VÉZINEt Nane, Continuez de gravir les pentes, Albi, Un Autre Reg’Art éditions, 2007. Sitographie • http://videos.france5.fr/video/iLyROoaftNTr. html • http://www.cinehig.clionautes.org/ hebergement/aubrac/index-aubrac.htm • http://clio.revues.org/document529.html • http://www.liberation.fr/actualite/ societe/241055.FR.php • http://www.humanite.fr/2007-03-16_Tribunelibre_Lucie-Aubrac-une-incarnation-de-laResistance • http://www.lautrecampagne.org/article. php?id=125 Filmographie SALÈS Christian, Lucie Aubrac, 2007. Dossier cinéma © Magnard, 2008 121