Fight Club et Boxing Gym

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Fight Club et Boxing Gym
Fight Club de David Fincher et Boxing Gym de Frederick Wiseman Maxime Grandgeorge Hypokhâgne J.P. Vernant, Sèvres Deux films, deux formes, deux propos différents mais un même thème : la violence
humaine. Fincher et Wiseman nous immiscent tous deux dans le monde du combat où règne
la violence – contrôlée ou chaotique. Le narrateur de Fight Club (Edward Norton) nous
raconte une partie de sa vie : son addiction aux thérapies de groupe, la rencontre avec Tyler
Durden puis la création du Fight Club. Wiseman nous présente Lord’s Gym, un club de boxe
situé au Texas, au sein duquel se crée une véritable communauté multiethnique. Bien que
chacun des réalisateurs projette la violence à travers un prisme différent – fictionnel ou
documentaire – les deux films se rejoignent en de nombreux points.
Vassily Grossman écrit : « La violence est éternelle […]. Elle ne disparaîtra ni ne
diminuera ; elle ne sera que transformée. » En effet, comme le montre la pratique grécoromaine des Jeux Olympiques, le combat et la violence ont toujours été très présents dans nos
sociétés. Une telle pratique visait d’ailleurs à contrôler la violence des jeunes hommes, à la
canaliser, à la transformer en une pratique noble. Ces deux films mettent en scène le
prolongement de cette tendance humaine. Qu’il s’agisse de combat de rue ou bien de matches
de boxe, ces activités permettent aux êtres humains de canaliser leurs pulsions agressives pour
mieux s’en libérer.
A première vue, le propos des deux films semble opposé. Les personnages de Fight
Club sont assoiffés de violence et de combat ; cette passion tourne à l’addiction. Ils sont là
pour frapper – uniquement. La clientèle du Lord’s Gym, elle, recherche plutôt l’exercice, le
contrôle de soi, la discipline, le respect de l’autre. Cet endroit sert de refuge, de maison,
d’échappatoire à l’extérieur agressif. La salle de boxe devient un lieu d’échange, de réflexion
– on y parle analogie et poésie ; la violence est transformée en une véritable danse sur le ring,
en solitaire ou à deux. L’échange y est créateur de liens amicaux, tandis que chez Fincher
l’échange (inhumain) se réduit aux coups donnés et reçus.
Néanmoins, ces deux films sont tous deux plein de contradictions. Si Fight Club
semble faire l’apologie de la violence gratuite, le narrateur conserve tant bien que mal un fond
d’humanité face à l’horreur qu’entraîne leur entreprise ; tandis que Boxing Gym, s’il révèle
l’esprit amical et coopératif de la boxe, n’en conserve pas moins une part sombre : une tuerie
dans une université est évoquée au cours d’une discussion de manière si naturelle et froide,
que son caractère inhumain sombre dans une forme de banalité ; un homme avoue aimer
recevoir des coups et prendre un véritable plaisir à se battre lors des matches. Masochisme ?
Ou simple aspect de la nature humaine ?
Le propos ne s’arrête pas là : c’est une véritable réflexion sur la société qui nous est
livrée. Fincher et Wiseman mettent en scène une tension entre l’humain et l’inhumain, le
conformisme et l’anticonformisme. Le combat est ambigu : contre la société ? contre la vie ?
contre soi-même ? Fight Club pourrait être un essai sur l’anticapitalisme et la société de
consommation – dont le remède serait le chaos – alors que Boxing Gym prouve qu’un sport
violent peut rassembler des hommes et des femmes de différentes ethnies et de différentes
classes sociales. Fincher, lors d’un renversement inattendu, fait transparaître toute la
complexité de la psyché humaine ainsi que le combat que nous menons avec notre
inconscient. L’on découvre alors que le narrateur réalise toute ses pulsions violentes refoulées
et réduit à néant les conventions sociales en se créant un double imaginaire ; cette
schizophrénie révèle la tension dans laquelle nous vivons en permanence – et la dangerosité
qu’elle peut engendrer. Le narrateur de Fight Club, en plus de sombrer dans la folie,
transforme son club en une structure totalitariste. Wiseman ne va pas aussi loin, mais la même
dynamique est perceptible chez les êtres qu’il nous donne à découvrir. La boxe nous est
décrite tour à tour comme un sport violent, sanglant et parfois cruel, puis comme une
discipline qui requiert respect de l’autre, concentration et sacrifices.
Nous voulons bien croire Vasily Grossman : « La violence est éternelle » … Il ne nous
reste qu’à la transformer, nous seuls pouvant décider de ce que nous en ferons. Edward
Norton représente dans différents rôles cette génération confrontée à la désillusion globale du
monde, à ses profondes mutations, à la recherche infructueuse de sens, aux limites du système
dans lequel nous vivons. Le néo-nazi qu’il interprète dans American History X n’est-il pas le
pendant du personnage de Fight Club ? De manière similaire, il se rachète (en sortant de
prison), mais le mal est déjà commis.
Ces deux films ont le mérite de montrer notre rapport à la violence et au combat, ainsi
que l’utilisation que nous en faisons ; ils mettent en exergue la tension propre à la nature
humaine, entre rêve et réalité, désirs et devoirs, conscient et inconscient – et ceci jusque dans
leur forme : la fiction – fantasmée – s’opposant au documentaire – vécu – plus authentique,
qui nous livre une part de vérité. Le véritable danger réside dans la confusion des deux.