Lire lire lire - Le site des bouquinistes de Paris
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CONNAISSEZ VOUS TSITSIKAR ? Non ? Cette charmante bourgade de Mandchourie septentrionale est pourtant remarquable à plus d’un titre : deux très exactement ! Elle a en effet, premier exploit, accueilli le 29 septembre 1929 le Point d'interrogation, biplace de raid des aviateurs Dieudonné Costes et Maurice Bellonte qui venaient de Paris et de battre le record de distance en ligne droite : 7905 kilomètres (oui, c’est un zeugma). Second titre de gloire pour Tsitsikar : cette modeste photographie de nos lointains confrères. QuickTime™ et un décompresseur TIFF (non compressé) sont requis pour visionner cette image. Les livres abrités sous un auvent sont disposés en piles, en écailles, ou suspendus : en Mandchourie comme à Paris, et comme partout et toujours, les amis des livres, lecteurs et marchands, se ressemblent. Y a t’il meilleure introduction au Parapet d’aujourd’hui consacré à cette invincible pulsion humaine : lire, lire, lire… ? Lire Dumas, Tolstoï, Newman, Jules Verne, les étiquettes de camembert, le Journal des Voyages et le Musée des Familles, découvrir une valise de livres ou des hommes-livres, acheter sa vie au prix d’un livre, lire au faîte d’un toit, au coin du feu, au lit, aux cabinets ou dans les bois, sur l’escalier de secours, au grenier, sur le ventre dans la poussière, et même et surtout en prison, mais lire, lire, lire… STEPHANE FUCHS : PERDONS-NOUS NOTRE TEMPS EN PRISON ? Ce manuscrit datant sans doute du 1er semestre 1944 témoigne du profond humanisme qui animait son auteur. Médecin, résistant emprisonné en 1942 à Eysses puis déporté par le “convoi de la mort“ du 2 juillet 1944 à Dachau. Il nous a donné ces réflexions sur la vie en cellule, sur bien des pensées qui agitaient les emprisonnés, suggestions visant à aider chacun à profiter de la façon la plus efficace du temps d'incarcération, à estimer à leur juste valeur toutes ces choses - petites et grandes - qui font la beauté de la vie. (…)* Ceux qui s'ennuient toujours, sont ceux qui sont incapables d'un effort sur euxmêmes... La vie en cellule est une vie au ralenti ; de ce fait, elle revêt des caractéristiques bien différentes de celle que nous menons en liberté. (…) La vie de cellule, avec son rythme lent, des horaires sans imprévu, des distractions plus que limitées, donne aux actes et aux événements une valeur anormale. (…) La lecture en effet, reste pour la plupart d'entre nous le grand passe temps. Nous lisons, nous dévorons même tout ce qui nous tombe sous les yeux. Il y a du bon, du mauvais, du médiocre, du stupide; il y a du roman pour fillettes sentimentales et de la métaphysique ; il y a du Théâtre classique et des livres de science. De cela, nous ne choisissons rien ou presque ; nous absorbons tout, faute de mieux. Bien plus, comme nous en avons le Temps, nous apprenons à Bien lire. Non seulement nous ne rejetons plus des ouvrages que jamais nous n'aurions eu l'idée d'ouvrir autrefois - dans la vie libre - mais nous ne sautons plus de pages ou des chapitres. Et à lire ainsi, nous faisons quotidiennement des découvertes : tel livre d'aspect ardu est en réalité plein de vie; tel autre si stupide contient cependant un passage curieux, une idée intéressante. Tel ouvrage traitant d'une science qui nous était inconnue ou indifférente, nous ouvre des horizons nouveaux sur un domaine insoupçonné, et déjà nous voudrions l'explorer plus complètement et nous nous disons : "Plus tard..." et nous ajoutons avec prudence et pourtant un peu de regret : "...Si j'ai le temps" ! Savoir lire ! Quelle source inépuisable de joies ! Mais, pour savoir lire, il faut s'entraîner a le bien faire. Lire bien, ce n'est pas parcourir en vitesse une histoire en sautant les passages qui paraissent ennuyeux ou secondaires. Lire bien, ce n'est pas non plus lire mot à mot comme un enfant épelle. Mais, devant un livre, savoir faire momentanément abstraction de sa personnalité et entrer résolument dans le chemin tracé par l'auteur. Non pas traîner sur les chapitres secondaires, mais, par contre, en lisant tout. Savoir ralentir sa pensée et fixer son attention sur les choses intéressantes ou originales. Sur le chemin où nous mène un auteur, les plus belles fleurs peuvent être cachées ; il faut, tout en marchant d'un bon pas, garder l'œil vigilant, savoir les apercevoir au passage, savoir ralentir pour les cueillir. CELLULES DE LA PRISON D’EYSSES Voilà une occupation d'ordre supérieur à laquelle bien peu d'entre nous ont eu le temps de se livrer autrefois. La vie quotidienne - en liberté - a des exigences qui excluent bien des satisfactions. Mais ici, nous pouvons nous livrer à cet entraînement intellectuel très agréable malgré le maigre choix de nos lectures ; et plus tard, lorsque nous aurons retrouvé la joie de lire des livres de notre goût, nous saurons mieux qu'avant en savourer toutes les beautés. Et ainsi, nous n'aurons peut-être pas tout à fait perdu notre temps... en cellule ! La lecture, la conversation, sont les deux grandes occupations de notre vie recluse. (…) * les … sont des points de suspension de l’auteur, tandis que les (…) sont de moi, pour signaler une coupure, toujours faite à regret. STENDHAL : LE ROUGE ET LE NOIR [ Le père Sorel] se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peutêtre pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire luimême. Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait : - Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu'il adorait. "Descends, animal, que je te parle." Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son père, qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu'il va me faire! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène. * R.L.STEVENSON : ESSAIS SUR L’ART DE LA FICTION Petite bibliothèque Payot, documents, 1992. « Je revenais à la tombée de la nuit d’une de mes patrouilles avec le berger, un retriever débordant d’affection m’accueillait à la porte, avant de filer à l’étage me chercher mes pantoufles, et je m’asseyais avec Le Vicomte de Bragelonne pour une longue soirée silencieuse et solitaire sous la lampe au coin du feu. Au fait, je ne sais pas pourquoi je la dis silencieuse, alors qu’elle était animée par le martèlement de tant de sabots de chevaux, les crépitements de tant de mousquets, le brouhaha de tant de conversations, ni pourquoi je dis solitaires des soirées où je me faisais tant d’amis. Je quittais mon livre et écartais les rideaux pour regarder la neige et les houx scintillants décorer un jardin écossais, et le clair de lune hivernal illuminer les collines blanches. Et puis je m’en retournais dans ce décor ensoleillé, grouillant de vie, dans lequel il était si facile d’oublier mon existence, mes soucis, mon entourage : un endroit affairé comme une ville, brillant comme un théâtre, rempli de figures mémorables, résonnant de propos enchanteurs. J’emportais le fil conducteur de cette épopée dans mon sommeil et je me réveillais sans qu’il se soit brisé, en me réjouissant de replonger dans le livre au petit déjeuner. Et ce n’était pas sans un serrement de cœur que je devais le reposer pour retourner à mes propres travaux – car aucune partie du monde ne m’a jamais paru aussi captivante que ces pages et même mes amis ne me sont pas tout à fait aussi réels, ni peut-être aussi chers, que d’Artagnan. » ( in « A propos d’un roman de Dumas », 1887) « Quand j’étais petit, j’aimais qu’une histoire commençât dans une vieille auberge en bord de route, où « vers la fin de l’an 17… », plusieurs gentilshommes coiffés de tricornes jouaient aux boules. Un de mes amis préférait la côte de Malabar battue par la tempête, avec un bateau luttant contre le vent et un gaillard patibulaire taillé comme un hercule marchant à grands pas sur la plage – celui-là, à coup sûr, était un pirate. C’était plus loin que ma fantaisie un peu casanière n’aimait vagabonder, et supposait des développements plus vastes que les récits que j’affectionnais. Que l’on me donnât un bandit de grand chemin, et ma coupe débordait – un Jabobite faisait aussi l’affaire, mais le brigand restait mon plat de prédilection. J’entends encore aujourd’hui le claquement joyeux des sabots des chevaux sur le chemin au clair de lune, la nuit et la venue du jour, pour moi, sont encore associées aux exploits de John Rann ou de Jerry Abershaw. Et les mots « chaises de poste », « la grand-route du Nord », « palefrenier », « haridelle » sonnent encore à mes oreilles comme la plus haute poésie. ( In « A bâtons rompus sur le roman », 1882.) ISAAC BASHEVIS SINGER CONVERSATIONS AVEC I.B. SINGER Stock,1986. « Quand j’étais jeune, je lisais des livres sans vraiment essayer de savoir qui était l’auteur. Cela m’était égal. A douze ans, je lisais Tolstoï mais j’ignorais qui c’était. Je ne savais même pas que je lisais une traduction. Quelle différence cela faisait-il ? Je m’intéressais à l’histoire, pas à l’auteur. J’aurais été incapable de répéter le nom de Dostoïevski. Mais quelle importance, parce qu’un vrai lecteur, surtout un jeune lecteur, ne se soucie pas beaucoup de l’auteur. Tandis que de son côté, le lecteur « érudit » se moque plutôt de l’histoire : ce qui le préoccupe lui, c’est l’auteur. Nous vivons à une époque où les gens se passionnent tellement pour les auteurs que l’histoire devient quelque chose de secondaire et ça, c’est très dommage. Pour la plupart, les lecteurs d’aujourd’hui veulent être eux-mêmes des écrivains. Ils s’intéressent au fabricant, à la marque. Le bon lecteur, le vrai lecteur, quand il est jeune se moque bien de savoir qui était Tolstoï. Ce qu’il veut, c’est lire un livre et y prendre plaisir. » ANNA KARENINE : QUEL ENVOUTEMENT ! * HELEN HANFF : 84 CHARING CROSS ROAD Editions Autrement, 2001. “ J’adore les livres d’occasion qui s’ouvrent d’euxmêmes à la page que leur précédent propriétaire lisait le plus souvent. Le jour où le Hazlitt est arrivé, il s’est ouvert à « Je déteste lire des livres nouveaux » et je me suis exclamée : « Salut, camarade ! » à l’adresse de son précédent propriétaire, quel qu’il soit. (…) Le Newman est arrivé il y a presque une semaine et je commence à peine à m’en remettre. Je le garde sur mon bureau auprès de moi, toute la journée, et de temps en temps j’arrête de taper à la machine pour allonger la main vers lui et le toucher. Pas parce que c’est une édition originale, mais juste parce que je n’ai jamais vu un livre aussi beau. Je me sens vaguement coupable d’en être propriétaire. Un livre comme ça, avec sa reliure en cuir luisant, ses titres dorés au fer, ses caractères superbes, serait à sa place dans la bibliothèque lambrissée de pin d’un manoir anglais ; on ne devrait le lire qu’assis dans un élégant fauteuil de cuir, au coin du feu – pas sur un divan d’occasion dans un petit studio minable donnant sur la rue et situé dans un immeuble en grès brun délabré. (…) L’Anthologie de l’amateur de livres est sortie de son emballage avec sa reliure de cuir frappée d’or et ses tranches dorées, c’est sans doute le plus beau de mes livres, y compris l’édition originale de Newman. Elle a l’air trop neuve et trop parfaite pour avoir jamais été lue par qui que ce soit et pourtant elle l’a été : elle s’ouvre toujours d’elle-même aux meilleurs endroits et le fantôme de son précédent propriétaire attire mon attention sur des choses que je n’avais jamais lues. Comme par exemple la description faite par Tristram Shandy de la remarquable bibliothèque de son père, qui « contenait tous les livres et traités jamais écrits au sujet des grands nez « ( Frank ! trouvez-moi donc un Tristram Shandy ! ) JEAN-PAUL SARTRE : LES MOTS Gallimard, 1964. « A Jules Verne, trop pondéré, je préférais les extravagances de Paul d’Ivoi. Mais, quel que fût l’auteur, j’adorais les ouvrages de la collection Hetzel, petits théâtres dont la couverture rouge à glands d’or figurait le rideau : la poussière de soleil, sur les tranches, c’était la rampe. Je dois à ces boîtes magiques – et non aux phrases balancées de Chateaubriand – mes premières rencontres avec la Beauté. Quand je les ouvrais j’oubliais tout : était-ce lire ? Non, mais mourir d’extase : de mon abolition naissaient aussitôt des indigènes munis de sagaies, la brousse, un explorateur casqué de blanc. J’étais vision, j’inondais de lumière les belles joues sombres d’Aouda, les favoris de Philéas Fogg. Délivrée d’elle-même enfin, la petite merveille se laissait devenir pur émerveillement. A cinquante centimètres du plancher naissait un bonheur sans maître ni collier, parfait. » CAVANNA : LES RITALS, Belfond, 1978. « C’est peu de dire que je savais lire. Je ne pouvais pas ne pas lire. N’importe quoi, partout, toujours. Le couvercle de la boîte à camembert, sur la table, pendant le déjeuner. « Camembert A.Lepetit et fils. Fabriqué en Normandie. » Ca, c’était écrit en doré, tout autour. En petit, dans un rectangle : « Syndicat des producteurs du véritable camembert de Normandie. » Et encore plus petit, dans des médailles : « Grand Prix Exposition Internationale de Chicago, 1920 » (…) Les choses, pour moi, c’est d’abord des mots. Des mots écrits. Si on me dit « cheval », si, tout seul dans ma tête, je pense « cheval », je vois le mot « cheval », imprimé, attention, pas écrit à la main, imprimé en minuscules d’imprimerie, je le vois, là, devant moi, noir sur blanc, avec le hargneux crochet de son « c » au bout à gauche, son « h » pas trop aimable non plus qui dépasse en l’air ainsi que le « l », son « v » prétentieux au milieu, son « e » très gonzesse, son « a » pansu assis sur son gros cul. « Cheval ». Après, seulement après, je vois la bête. (…) Je lisais la nuit, dans mon lit, dès que j’ai eu un lit à moi, d’abord à la lueur de l’ampoule du plafond, qui devait faire dans les vingt-cinq watts – l’électricité, on voit bien que c’est pas toi qu’as la peine de la gagner – et donnait un chiche halo jaune dont le peu qui arrivait à se traîner, à bout de souffle, jusqu’à mon livre, se cognait par derrière à la couverture et en servait guère qu’à me faire de l’ombre sur la page. (…) Un jour, j’ai trouvé une vieille douille dans le fourbi de papa, je l’ai emmanchée dans le goulot d’une bouteille de chianti, ça m’a fait une lampe de chevet.(…) La lecture emplissait tous les interstices de ma vie. A peine éveillé, je tâtonnais de la main vers le livre comme un fumeur vers ses clopes. Je me traînais à table, mon bouquin sous le bras, l’installais devant moi, un peu à gauche, calé par un bout de pain ou par n’importe quoi à l’inclinaison exacte pour le confort de l’œil. Naturellement, maman râlait. C’est tout ce qu’il y a de plus malsain, tous les docteurs te le diront. Tu t’esquintes la vue. Tu vas devenir bossu. Ce que tu manges te profite pas. Toutes ces bêtises te monteront à la tête, tu vas me faire une congestion cérébrale, qu’il y a rien de plus mauvais, ou une méningite, c’est encore pire, et tu sais : ou on en meurt, ou on reste fou. Et quelle charmante compagnie ! C’est poli pour les autres, vraiment…Eh, oui, mais rien à faire. Avant de passer à table, je me cherchais de la lecture. Le bouquin en cours, un livre de classe, n’importe quoi. Pour les cabinets, pareil. Le bout de journal que j’emportais pour me torcher, il fallait que je ne l’aie pas encore lu, il allait être le compagnon de mon accroupissement. » HENRY MILLER : LES LIVRES DE MA VIE Gallimard, 1957. « Il existe un aspect de la lecture qui vaut, je crois, qu’on s’y étende un peu, car il s’agit d’une habitude très répandue et dont, à ma connaissance, on a dit bien peu de choses…je veux parler du fait de lire aux cabinets. Quand j’étais jeune garçon, et que je cherchais un endroit où dévorer en paix les classiques interdits, je me réfugiais parfois aux cabinets. Depuis ce temps de ma jeunesse, je n’ai plus jamais lu aux cabinets. Quand je cherche la paix et la tranquillité pour lire, je m’en vais dans les bois. Je ne connais pas de meilleur endroit pour lire un bon livre que dans les profondeurs d’une forêt. De préférence auprès d’un torrent. (…) Pendant quatre bonnes années, sur le trajet aller et retour des bureaux de la Compagnie du Ciment Eternel, j’ai lu les livres les plus indigestes. Je lisais debout, pressé de tous côtés par des voyageurs qui étaient debout comme moi. Non seulement je lisais durant ces trajets dans le métro aérien, mais encore j’apprenais par cœur des longs passages de ces œuvres difficiles. C’était, en tout cas, une excellente façon d’exercer ma puissance de concentration. (…) Je ne lisais jamais pour tuer le temps. Je lisais rarement au lit, à moins que je ne fusse bien souffrant, ou que je prétendisse être malade pour m’offrir de brèves vacances. Lorsque je repense à ce temps-là, il me semble que je lisais toujours dans une position inconfortable. (Ce qui, je l’ai découvert, est la façon dont la plupart des écrivains écrivent, et dont la plupart des peintres peignent. ) Mais ce que je lisais pénétrait en moi. Car lorsque je lisais, j’y appliquais toute mon attention, toutes mes facultés. (…) De temps en temps, j’allais passer une soirée à la bibliothèque municipale pour lire. C’était pour moi prendre un billet pour le paradis. » BETTY SMITH : LE LYS DE BROOKLYN Hachette, 1946. « Elle croyait que tous les livres de la terre se trouvaient réunis à la bibliothèque et elle avait formé le projet de lire tous les livres. Elle lisait à la cadence d’un volume par jour, en suivant l’ordre alphabétique, et sans sauter les moins intéressants. ( …) Elle projetait de relire une seconde fois tous les livres, quand elle serait arrivée à la lettre Z. Le samedi n’étant pas un jour comme les autres, Francie se régalait, ce jour-là, à lire un livre pris en dehors de l’ordre alphabétique. Elle priait la bibliothécaire de lui en recommander un.(…) La bibliothécaire ne cessait de recommander Beverly of Graustark, et Si j’étais roi par Mac Carthy. Peut-être étaient-ce les deux seuls qu’elle eût jamais lus. (…) Ses livres bien serrés contre elle, Francie se hâta de rentrer, résistant à la tentation de s’asseoir sur le premier perron rencontré et d’y commencer sa lecture. Elle arriva enfin. L’instant était venu, le merveilleux instant qu’elle avait impatiemment attendu toute la semaine : l’heure de s’asseoir sur l’escalier de secours. Elle étendit d’abord un bout de tapis sur le palier de fer, alla chercher l’oreiller sur son lit, l’appuya contre les barreaux. Par bonheur, il y avait de la glace dans la glacière ; elle en brisa un petit bout, le mit dans un verre d’eau. Les gaufrettes à la menthe achetées à l’Uniprix furent mises dans un petit bol, tout fêlé, mais d’un si beau bleu ! Francie rangea le verre, le bol et son livre sur l’appui de la fenêtre, sortit et gagna l’échelle de fer. Une fois là, elle était dans l’arbre, elle habitait pour ainsi dire dans un arbres. Personne, dessus, dessous ou en face, ne pouvait plus la voir. Mais elle, à travers les feuilles, elle voyait tout ce qui se passait. (…) Francie, donc, humait l’air chauffé, observait les ombres dansantes, mangeait ses gaufrettes, suçait une gorgée d’eau glacée ; tout cela, sans cesser de lire : O mon amour, si j’étais roi… L’histoire de François Villon était plus belle à chaque lecture. Parfois, Francie se faisait du souci, craignant que le livre se trouvât perdu à la bibliothèque, et qu’elle ne pût jamais le relire. Un jour, elle avait entrepris de le copier de sa main, sur un petit carnet de deux sous. Elle désirait tellement avoir un livre à elle qu’elle se disait qu’en copier un calmerait son envie. Mais les pages écrites au crayon ne ressemblaient pas à celles du livre ; elles n’avaient pas non plus la même odeur ; Francie avait abandonné. Pour se consoler, elle avait fait vœu, quand elle serait grande, de travailler beaucoup, d’épargner de l’argent et de s’acheter tous les livres qu’elle aimait. » J.M.G. LE CLEZIO : LE CHERCHEUR D’OR Gallimard, 1985. « Nous sommes allongés sur le ventre dans la poussière, devant les piles de cieux journaux, et nous tournons lentement les feuilles. Il y a le Journal des Voyages, avec toujours en première page un dessin représentant une scène extraordinaire, une chasse au tigre aux Indes, ou bien l’assaut des Zoulous contre les Anglais, ou encore l’attaque des Comanches contre le chemin de fer, en Amérique. A l’intérieur, Laure lit à haute voix des passages des Robinsons marseillais, un feuilleton qu’elle aime bien. Le journal que nous préférons, c’est l’Illustrated London news, et comme je comprends mal l’anglais, je regarde les images avec plus d’attention, pour deviner ce que dit le texte. (…) Dans les journaux sans images, je regarde les réclames, celle de la Teinturerie parisienne, la Pharmacie A. Fleury & A. Toulorge, le Tabac Coringhy, l’encre au sumac bleu-noir, les montres de poche américaines, les belles bicyclettes qui nous font rêver. Avec Laure, je joue à acheter des choses, et ce sont les réclames qui nous donnent les idées. Laure voudrait une bicyclette, une vraie bicyclette peinte à l’émail noir avec de grandes roues munies de pneumatiques et un guidon chromé, comme celles qu’on voit quand on va du côté du Champ-de-Mars, à Port Louis. Pour moi, il y a plusieurs choses qui me font envie, comme les grands cahiers à dessin, les peintures et les compas du Magasin Wimphen, ou les canifs à douze lames de l’armurerie. Mais il n’y a rien dont j’ai plus envie que la montre à gousset Favre-Leuba importée de Genève. » DAI SIJIE : BALZAC ET LA PETITE TAILLEUSE CHINOISE Gallimard, 2000. « Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens, et l’ouvrîmes silencieusement. A l’intérieur, des piles de livres s’illuminèrent sous notre torche électrique ; les grands écrivains occidentaux nous accueillirent à bras ouverts : à leur tête, se tenait notre vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, et quelques Anglais : Dickens, Kipling, Emily Brontë… Quel éblouissement ! J’avais l’impression de m’évanouir dans les brumes de l’ivresse. Je sortis les romans un par un de la valise, les ouvris, contemplai les portraits des auteurs, et les passai à Luo. De les toucher de bout des doigts, il me semblait que mes mains, devenues pâles, étaient en contact avec des vies humaines. -Ca me rappelle la scène d’un film, me dit Luo, quand les bandits ouvrent une valise pleine de billets… -Tu sens des larmes de joie en toi ? -Non. Je ne ressens que de la haine. -Moi aussi. Je hais tous ceux qui nous ont interdit ces livres. » * LAURENCE LEFEVRE ET LILIANE KORB : LES ENFANTS AUSSI, , Hachette Jeunesse, 1995. (L’action se situe en juillet 1942) « Ce que j’aime par-dessus tout ce sont les bananes déshydratées, le chocolat blanc, la mélasse, sans oublier la lecture. Le mois dernier, maman a échangé Autant en emporte le vent contre un litre d’huile. J’en aurais pleuré ! Je me faisais une telle fête de lire ce roman. Sans livres, c’est simple, je dépéris. Il n’en reste pas lourd sur les rayonnages, ils valent leur pesant de calories, surtout les policiers traduits de l’anglais. En général la cote des bouquins varie entre une livre de jambon, une douzaine d’œufs, un kilo de sucre ou quelques paquets de tabac, c’est selon les auteurs. J’ai caché Olivier Twist et David Copperfield sous le manteau de la cheminée, j’y tiens, ce sont des cadeaux de papa. » RAY BRADBURY : FARENHEIT 451 Denoël, 1955. ( Montag vit dans une société où les pompiers, dont il fait partie, sont chargés de brûler les livres. Il se met à lire, et décide de se révolter et de s’enfuir. Il rejoint d’autres proscrits, qui luttent à leur façon…) « - Nous avons tous des mémoires photographiques, mais nous avons consacré des vies entières à garder intact ce que nous avons emmagasiné là ! Simmons, que voici, a étudié le problème durant vingt ans, et maintenant nous disposons d’une méthode qui nous permet de nous souvenir pour toujours de ce que nous avons lu, ne serait-ce qu’une fois. Aimeriezvous, un jour, Montag, lire la République de Platon ? -Certainement. -Je suis la République de Platon. Voudriez-vous lire Marc-Aurèle ? Mr Simmons est Marc Aurèle. -Très heureux, dit Mr Simmons. -Bonjour, dit Montag. -Il faut que je vous présente Jonathan Swift, l’auteur de ce pernicieux ouvrage politique : Les Voyages de Gulliver. Et cet autre est Charles Darwin, celui-ci Schopenhauer, celui-là Einstein ; celui qui est près de moi, M. Albert Schweitzer, un fort aimable philosophe, en vérité. Nous voilà tous réunis, Montag, Aristophane et le Mahatma Gandhi et Gautama Bouddha, Confucius, Thomas Lee Peacock, Thomas Jefferson et Mr Lincoln, s’il vous plaît. Nous sommes également Matthieu, Marc, Luc et Jean. Ils mirent tous à rire doucement. -C’est impossible, dit Montag. -Mais non, répliqua Granger, souriant. Nous sommes également des brûleurs de livres. Nous lisons des livres et nous les brûlons de peur qu’on les découvre.(…) -Combien êtes-vous ? -Des milliers, sur les routes, les voies de chemin de fer oubliées, clochards au-dehors, bibliothèques vivantes au-dedans. Rien n’était prémédité au départ. Chacun avait un livre dont il voulait se souvenir et il y est parvenu. » FLANEURS A LA LIBRAIRIE JOSEPH GIBERT DANS LES ANNEES 50 photo d’Ervin Marton, in : Paris m’a souri, Maurice Fombeure, Alpina 1959 LE MUSEE DES FAMILLES en 1884 On peut lire ces lignes (au verso) dans Le château de Brisevent de madame Stanislas Meunier, Qu'y at'il avant et après ces pages ? Celle-ci est bien jolie, et on aimerait connaître la suite des aventures de la petite Marie, de Monsieur, et de Samuel... un grand merci à Laurence Lefèvre, Alain Mehul et Alain Gérard pour les documents et les textes de ce numéro Trimestriel du Syndicat des Bouquinistes Professionnels des Quais de Paris 1 RUE DE LA BASSE ROCHE, 91140 VILLEBON SUR YVETTE 01 60 10 35 01 – [email protected]