Droits des femmes dans la législation tunisienne

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Droits des femmes dans la législation tunisienne
Juillet 2013
Les droits des tunisiennes sont-ils en péril ?
Par Monia Ben Jémia
Monia Ben Jémia est professeur à l’Université Tunisienne.
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Monia Ben Jémia : Les droits des tunisiennes sont-ils en péril ?
Les acquis passés
Le droit à l’avortement a été reconnu aux
tunisiennes depuis 1965. Il a été réglementé
dans le code pénal de 1975. Les tunisiennes
peuvent, dans les trois premiers mois de la
grossesse, avorter, à condition que cela ait lieu
dans un établissement hospitalier ou sanitaire,
ou dans une clinique. Au-delà de trois mois,
un avortement thérapeutique peut être
réalisé à condition qu’il soit justifié par l’état
de santé de la mère ou son état psychique, ou
« lorsque l’enfant à naitre risquerait de souffrir
d’une maladie ou d’une infirmité grave ».
Dès sa promulgation, en 1956, le code du
statut personnel abolit la polygamie. C’est un
délit punissable d’un an de prison. Un âge
minimum pour le mariage est fixé. Il est le
même pour les hommes et les femmes, 18
ans, depuis la réforme de 2008. Les
tunisiennes
doivent
donner
leur
consentement personnel au mariage : elles ne
sont plus représentées par leur père ou un
autre mâle de la famille. Le jabr (le droit du
père de contraindre sa fille au mariage) a aussi
été aboli. Les tunisiennes ont obtenu le droit
de choisir leur conjoint, en toute liberté, et le
code du statut personnel n’interdit pas non
plus le mariage de la tunisienne musulmane
avec un non musulman, alors que la plupart
des autres pays arabes interdisent de tels
mariages (Maroc, Egypte). Mais la pratique
tunisienne, contraire au Code du Statut
Personnel, continue à refuser de célébrer de
tels mariages.
Le mariage coutumier (orfi) est interdit. Seul le
mariage devant l’officier d’état civil ou devant
deux notaires est valable, ce qui permet à
l’Etat de contrôler le respect de l’âge légal et
l’interdiction de la polygamie. Ce sont autant
de mesures de protection de la femme et des
éventuels enfants nés de l’union.
L’obligation d’obéissance de l’épouse à son
époux a été supprimée en 1993. Toutefois, le
mari demeure chef de famille. Si la femme
quitte le domicile conjugal sans son
autorisation, elle peut être considérée comme
fautive. Le mari peut obtenir un divorce pour
faute de son épouse. Certes, il ne peut
l’obtenir si la femme s’est absentée du
domicile conjugal pour des raisons
professionnelles. En revanche, la femme
violentée par son époux peut se trouver dans
cette situation, à défaut d’avoir prouvé ces
violences. La preuve est souvent difficile à
établir, en particulier quand l’époux exerce
des violences psychologiques sur sa femme.
C’est encore le père qui est le tuteur légal des
enfants mineurs. La femme partage avec lui
certaines prérogatives. Elle peut inscrire, sans
l’autorisation du père, les enfants à l’école,
donner son autorisation pour les voyages et
gérer leurs biens en cas de divorce. Mais il n’y
a pas encore en droit tunisien d’autorité
parentale : les enfants restent sous l’autorité
du père.
Le divorce est judiciaire et les causes comme
la procédure sont identiques pour les hommes
et les femmes. C’est l’un des acquis
importants du code du statut personnel :
auparavant, l’homme pouvait, sans passer par
le juge, répudier sa femme, mais il pouvait
aussi décider de la reprendre sans lui
demander son avis pendant la durée du délai
de continence (idda) qui était de trois mois.
Les tunisiennes peuvent obtenir un divorce
pour faute de l’époux, par volonté unilatérale
moyennant le versement d’une indemnité à
l’époux, ou par consentement mutuel.
Le régime des successions a également été
l’objet de profondes réformes. En 1959, le
législateur
introduit
une
disposition
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Monia Ben Jémia : Les droits des tunisiennes sont-ils en péril ?
particulièrement
importante,
souvent
oubliée : celle qui permet à la fille unique
d’hériter de la totalité des biens de ses père et
mère.
parité n’a pas été adoptée dans l’actuel projet
de Constitution.
Mais l’inégalité successorale – les femmes
continuent à hériter de la moitié de la part de
l’homme – n’est pas complètement remise en
cause. En 1974, un projet de réforme de la
règle successorale inégalitaire avorte,
Bourguiba le retirant in extremis1. En 2006, à
l’occasion du cinquantième anniversaire du
code du statut personnel, la question de
l’égalité successorale est de nouveau remise à
l’ordre du jour. Des universitaires et
associations féministes (ATFD, AFTURD)
réclament l’égalité dans l’héritage.2 En vain.
Une possible remise en cause des droits des
femmes ?
En 2010, le droit à la nationalité est égalisé :
l’enfant né d’un père tunisien ou d’une mère
tunisienne a la nationalité tunisienne. Avant,
la tunisienne ne donnait sa nationalité à ses
enfants que s’ils naissaient en Tunisie. Nés à
l’étranger d’un père étranger, il leur fallait
alors l’autorisation du père. Mais la nationalité
par le droit du sol reste soumise à la condition
de naissance en Tunisie du père et du grand
père paternel : la lignée féminine n’est pas
prise en compte. L’accès à la nationalité
tunisienne des époux étrangers de tunisiens
diffère selon qu’il s’agisse du mari étranger de
la tunisienne ou de la femme étrangère du
tunisien. La nationalité tunisienne est plus
facile à obtenir pour l’étrangère mariée à un
tunisien, tout comme il lui est plus facile
d’obtenir un séjour en Tunisie.
Enfin, les femmes ont le droit de vote et d’être
éligibles depuis 1957. Mais c’est seulement
aux
élections
d’octobre
2011qu’elles
participent véritablement à une assemblée
nationale constituante. La présence des
femmes (24°/°) à l’ANC n’a été possible que
grâce au système paritaire qui a été adopté
dans la loi électorale. Le gouvernement actuel
ne comprend que deux femmes, une ministre
de la Femme et de la Famille et une secrétaire
d’Etat aux Affaires étrangères. Pourtant, la
Dans le préambule du projet d’avril 2013, la
Constitution est fondée « sur la base des
constantes de l'Islam et de ses finalités
caractérisées par l'ouverture et la tolérance, et
des nobles valeurs humaines ainsi que des
principes des droits de l’homme universels en
harmonie avec les particularités culturelles du
peuple tunisien; inspirées par l’héritage
culturel du peuple tunisien accumulé au fil des
ères historiques successives, par son
mouvement réformiste fondé sur les éléments
de son identité arabo-musulmane et sur les
acquis universels de la civilisation humaine, et
par attachement aux acquis nationaux qu’il a
pu réaliser ».
La Constitution est donc fondée en premier
lieu sur l’Islam, en second lieu sur
l’universalité des droits de l’homme, avec
cette limite de leur conformité aux spécificités
culturelles, en troisième lieu sur le
mouvement réformiste tunisien fondé sur les
éléments de son identité arabe et musulmane.
Le préambule ajoute un second paragraphe
qui institue un Etat civil. Fondée sur l’islam, la
Constitution définit « un régime républicain,
démocratique et participatif dans lequel l’Etat
est civil…et garantit le respect des libertés et
des droits de l’homme, l’indépendance de la
justice, la justice et l’égalité dans les droits et
les obligations entre tous les citoyens et
citoyennes et entre les diverses régions »
Ces valeurs sont inscrites dans le même ordre
dans le corps de la Constitution. L’article
premier précise que « la Tunisie est un Etat
libre, souverain et indépendant, sa religion est
l’islam, sa langue l’arabe et son régime, la
république ». Il est immédiatement suivi de
l’article 2 instaurant un Etat civil : « La Tunisie
est un Etat civil qui repose sur la citoyenneté,
la volonté du peuple et la primauté du droit »
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Le même ordre est suivi dans l’article 136 qui
interdit toute révision de la Constitution qui
porterait atteinte :
-
A l’Islam en tant que religion de l’Etat ;
-
A l’arabe en tant que langue officielle ;
-
A la forme républicaine du régime ;
-
A la nature civile de l’Etat ;
-
Aux acquis des droits et libertés de
l’homme
garantis
par
cette
Constitution ;
-
A l’extension de la durée des mandats
de la présidence de la République.
Cet ordre n’est pas fortuit : il montre que le
référent religieux est supérieur au référent
universel des droits de l’homme. Celui-ci n’a
pas le même rang constitutionnel que le
référent religieux.
Comme les droits de l’homme sont garantis
dans les traités internationaux, l’article 21
vient préciser que ceux-ci ont une valeur supra
législative et infra constitutionnelle. Il vient
interdire toute interprétation qui donnerait la
même valeur au référent religieux et à celui
des droits de l’homme inscrits dans les textes
universels.
l’éligibilité à la présidence de la République, il
est précisé que c’est un droit des électeurs et
des électrices. L’article 42 impose à l’Etat de
protéger les droits des femmes et de
consolider leurs acquis. Les femmes sont
protégées et non les égales des autres
citoyens. Dans la famille, les femmes peuvent
être simplement des associées.
Quant à l’avortement, il peut d’autant plus
être remis en cause que le projet de
Constitution fait du droit à la vie un droit
sacré.
Il est ainsi clair que l’inscription du référent
religieux dans la Constitution est susceptible
de maintenir une certaine forme de
domination masculine et de porter atteinte
aux droits des femmes.
1
S.Bessis, « Le féminisme institutionnel en Tunisie »,
Clio, n°9/1999, Femmes du Maghreb (En ligne),
clio.revues.org.
2
A.Mezghani, K.Meziou-Dourai, L’ égalité entre hommes
et femmes en droit successoral, Sud éd., Tunis, 2006 ;
Plaidoyer pour l’égalité dans l’héritage, ATFD-AFTURD,
2006.
L’égalité entre les citoyens et les citoyennes
est reconnu dans le préambule. La partie des
principes généraux réitère le principe d’égalité
dans l’article 6 : « Les citoyens et les
citoyennes sont égaux dans les droits et
obligations ; ils sont égaux devant la loi sans
discrimination » Mais dans l’article 11 du
même chapitre, « l’homme et la femme sont
associés dans la construction de la société et
de l’Etat ».
Les femmes seraient ainsi les égales de
l’homme uniquement dans l’exercice des
droits politiques. Chaque fois que l’égalité est
consacrée, les femmes sont désignées comme
citoyennes et, dans la partie relative à
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