Frédéric SAYER - Interférences littéraires

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Frédéric SAYER - Interférences littéraires
ISSN : 2031 - 2970
http://www.uclouvain.be/sites/interferences
Frédéric Sayer
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
Un puritanisme postmoderne
Résumé
L’Amérique est une terre promise de bien des manières : l’une d’entre elles
s’inscrit dans l’eschatologie puritaine comme la nouvelle sortie du reste salvifique
hors d’Égypte. Il ne reste alors plus qu’à attendre une apocalypse toujours à l’horizon dont il faut scruter les signes selon une lecture mystique ou paranoïaque du
monde, celle-là même qui prévaut dans les fictions américaines et notamment dans
celles de Thomas Pynchon, qui fait l’objet de cet article.
Abstract
America is a promised land in many ways. One of them is inscribed in the puritan eschatology as a new exodus from Egypt. From there on, all we have to do is await
the apocalypse always on the horizon, of which we can scrutinize the signs according
to a mystical or paranoid reading of the world, as is found in American fictions, most
notably those of Thomas Pynchon, the topic of this article.
Pour citer cet article :
Frédéric Sayer, « La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon : un puritanisme postmoderne », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 5, « Le sujet apocalyptique »,
s. dir. Christophe Meurée, novembre 2010, pp. 73-94.
Interférences littéraires, n° 5, novembre 2010
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
Un puritanisme postmoderne
L’apocalypse, c’est étymologiquement un « découvrement », conjointement annihilation et révélation pentecostale. C’est la dispersion des langues et le retour d’une
langue universelle, Babel et l’anti-Babel, alpha et oméga. N’est-il pas éloquent qu’Allen
Ginsberg soit allé perdre Walt Whitman dans un supermarché de San Francisco ?
Qu’est-elle devenue, cette vision inaugurale de l’Amérique, ces feuillets d’herbe whitmaniens qui ont tantôt ouvert l’Amérique au cosmos ? Elle n’est plus qu’étale et circonscrite au reflet des néons sur la surface en cellophane des légumes d’un supermarché. Terminus de l’avancée vers l’ouest, de l’ensauvagement (retour à la langue
originelle) mais aussi terminus du quadrillage de l’espace (rassemblement de toutes
les langues éparses au même endroit). Destination ultime du logos en un flash d’un
blanc luminescent, un flash qui superpose tout le spectre lumineux : au-delà du miroir consumériste, par-delà l’écran vierge de l’Orpheus Theatre à Los Angeles, blanc de
toutes les possibilités projectives qu’offre Hollywood, au-delà du simulacre de Baudrillard, il n’y a rien : pas de paradis, pas d’enfer. C’est cette trajectoire apocalyptique
que nous voulons suivre chez Thomas Pynchon, une trajectoire qui relie l’alpha et
l’oméga, la fondation puritaine de l’Amérique a sa lecture paranoïaque.
1. La fondation puritaine de l’amérique
Le cas de la fondation des États-Unis d’Amérique est exemplaire d’une
forme particulière de millénarisme ; en effet, les premiers colons anglophones
se considéraient comme le nouveau peuple élu fuyant la Babylone papale ou
londonienne pour retrouver un ordre ancien – paradoxal – d’avant l’Exil : en ce
sens la découverte du continent nord-américain constitue un retour à une pureté
originelle presque édénique ; la traversée de l’Atlantique vers le désert sauvage
du nouveau continent s’apparente aussi à la traversée du désert des Hébreux :
une sorte de remake de l’exode. C’est dans le même mouvement interprétatif que
. Allen Ginsberg, « Un supermarché en Californie », dans Howl, Paris, Christian Bourgeois,
1981 pp. 35-36, passim : « Quelles pêches et quelles pénombres ! Des familles entières faisant leurs
courses la nuit ! Des rayons pleins de maris ! Des épouses dans les avocats, des bébés dans les tomates ! – et toi ? Garcia Lorca, que faisais-tu près des pastèques ? […] « Où allons-nous, Walt Whitman ? […] Marcherons-nous toute la nuit par les rues solitaires ? […] Ah, cher père, barbe-grise,
vieux maître-courage solitaire, quelle Amérique as-tu eue quand Charon s’arrêta de pousser la perche
de son bac et que tu descendis sur un rivage fumant et restas planté à regarder le bateau disparaître
sur les eaux noires du Léthé ? »
. « Dans cet espace-temps vectorisé, c’est vers cette révélation-là que les émigrants puritains cheminent : leur groupe de survivants, de rescapés, a établi une nouvelle alliance – a new
covenant – avec Dieu et leur refuge à l’Ouest, dans le finistère que sont these ends of the world,
signifie aussi que s’approche la fin du monde, the end of the world, double marque propre à leur
“sortie” et par où l’espace de la trajectoire sacrée coïncide avec le temps sacré de la révélation
en route » (Pierre-Yves Pétillon, « “Day of Doom” : la rhétorique de la fin des temps dans la
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les colons, ce « reste salvifique » de l’exode européen, voient dans le continent
américain, une terre promise où restaurer l’ordre ancien et où attendre la fin
des temps. La fougue de la première génération de puritains, qui s’attendaient à
chaque instant à voir surgir un Christ de feu sur un cheval blanc, s’étiole dès la
deuxième génération.
Les sermons sur le déclin et les appels au réveil spirituel se multiplient
ainsi au XVIIe siècle : ces derniers commentent « chaque événement – fût-il, en
l’espèce, le plus humble et obscur survenu dans quelque village aux alentours
de Boston – pouvait être lu à la fois comme un “mémorial” et une “prophétie” ». La stratégie des sermons puritains vise à stigmatiser l’ensommeillement
de l’âme (sloth) en faisant le tableau de l’écart avec le grand destin d’élection
promis, ce qui revient peu ou prou à une herméneutique mystique du monde,
car les infortunes du destin sont encore les preuves matérielles du dessein divin qui met à l’épreuve son peuple élu avant de le racheter lors du Jugement
dernier. Or, c’est précisément cet éclairage apocalyptique qui informe la lecture que des « récits de captivité » le genre littéraire le plus en vogue au XVII e
siècle.
Ainsi, la re-découverte de l’Amérique par les premiers écrivains du Nouveau Monde (ainsi que pour leurs successeurs) fut une révélation à décrypter à
partir des Écritures. L’ensauvagement des Indiens et du territoire américain est
à la fois un danger et une possibilité de retour à l’Éden virginal. Et précisément
cet horizon américain, qui est aussi un retour à l’origine édénique, ne cesse de
mêler l’alpha et l’oméga, « jubilation d’espérance au cœur du désespoir », inauguration et oraison funèbre. La sémiologie puritaine du Nouveau Monde passe
essentiellement par la vision : un glimpse peut suffire à saisir l’ensemble du texte
de l’Amérique, son télos et son archè réunis dans la claire conscience de l’écrivain
ou du poète.
Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle », dans Âge d’or et Apocalypse, s. dir. Bernard Brugière et Robert
Ellrodt, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 66).
. « La « mission dans le désert » (the errand into the wilderness) s’est brouillée jusqu’à devenir énigmatique. La seconde génération est une génération orpheline, désemparée, troublée
par le sentiment de culpabilité de ne pas avoir su se hisser à la hauteur de la geste épique de
ses pères, ni poursuivre la mission que le Seigneur avait donnée à une petite armée de saints de
planter une Nouvelle Jérusalem » (Pierre-Yves Pétillon, L’Europe aux anciens parapets, Paris, Seuil,
1986, p. 30).
. Pierre-Yves Pétillon, Histoire de la littérature américaine. 1939-1989, Paris, Fayard, 1992,
p. 11.
. Le poème de Michael Wigglesworth, The Day of Doom (1662) était un best-seller dans le
Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle.
. « L’autre grand mode littéraire à naître au XVIIe est le “récit de captivité” avec sa troublante double physionomie. Lorsque les Indiens attaquent avant l’aube un petit hameau situé
aux frontières, leur cri est pareil au “cri de minuit” qui annoncera, selon l’Écriture, le Second
Avènement du Seigneur et la fin des temps. Ce cri vous réveille en sursaut, vous réveille au sens
spirituel du terme : il vous tire de la somnolence dans laquelle tend à glisser toute chair, vous
remet sur le qui-vive de la foi » (Ibidem).
. Pierre-Yves Pétillon, L’Europe aux anciens parapets, op. cit., p. 54 : « […] basculer la lamentation en une jubilation d’espérance au cœur du désespoir, il inaugure du même coup la stratégie du “je
impérial” : ce que “je” trouve au fond de mon exil, c’est la “Nouvelle Angleterre”, ou “l’Amérique”
telle que l’Amérique l’oublie et la trahit mais qui sera bientôt restaurée ».
. Ibid., p. 52 : « […] la référence rhétorique au monde ancien, au temps des origines, sa célébration, la lamentation sur l’écart entre la “gloire” originale et la “déclension” des temps présents,
tout cela constitue le rituel funéraire par lequel on se déprend de l’univers symbolique, de l’imaginaire ancien, par lequel on l’enterre une seconde fois. »
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2. L’ entropie comme apocalypse scientifisée
La première nouvelle de Pynchon, intitulée Entropy, peut être considérée comme la matrice de ses fictions à venir, où prédomine l’obsession de la
limite hermétique. Une maison vient construire la fiction d’un espace intérieur
imperméable. Les deux étages de la maison sont voués chacun à une fonction
opposée, l’un perméable au chaos de la ville, voire au chaos politique, l’autre
inaccessible, intact, permanent, comme l’a montré Pierre-Yves Pétillon10.
Cette maison se veut articulation du chaos et de l’ordre : ordre du chaos,
lois de l’entropie. La loi physique d’entropie est alors exposée dans sa version apocalyptique, épuisement progressif de toute source de chaleur, mort
calorique11. La loi d’entropie suit, dans la nouvelle, un itinéraire proche de la
réalité : les épistémologues remarquent en effet que la métaphore entropique
s’est étendue progressivement à toutes les sciences humaines depuis le XIXe
siècle. Dans la nouvelle également, elle tend à s’appliquer à tout système, parce
qu’elle en représente un vecteur probabiliste universel 12. La fin dernière de la
société consommation américaine, c’est alors une sorte de chaos indifférencié
et monotone :
[…] in American ‘consumerism’ [he] discovered a similar tendency from the
least to the most probable, from differentiation to sameness, from ordered
individuality to a kind of chaos. He found himself, in short, restating Gibbs’
prediction in social terms, and envisioned a heat-death for his culture [...].13
Évidemment, la société humaine et la culture ne peuvent pas être incluses,
strico sensu, dans les systèmes que dirigent les lois de l’entropie proprement phy. “Hermetically sealed, it was a tiny enclave of regularity in the city’s chaos, alien to the
vagaries of weather, of national politics, of any civil disorder.” (Thomas Pynchon, Slow Learner
– Early stories, Boston-New York-Toronto-Londres, Little Brown and Company, 1984, pp. 83-84).
« Hermétiquement close, elle formait dans le chaos de la ville une minuscule enclave d’ordre, étrangère aux fantaisies climatiques, aux débats de la politique nationale et aux différents désordres sociaux. » (L’Homme qui apprenait lentement, traduit de l’américain par Michel Oury, Paris, Seuil, 1985,
p. 85).
10. « Les deux étages de la maison représentent deux régimes de la conscience, deux
limites épistémologiques. En haut l’obsession paranoïaque de maintenir l’ordre dans un monde
fermé comme une serre chaude ; en bas, l’ouverture, au contraire, au déferlement aléatoire du
tout-venant. En haut, l’ordre jusqu’à l’asphyxie ; en bas, l’aléatoire jusqu’au chaos » (Pierre-Yves
Pétillon, Histoire de la littérature américaine, op. cit., p. 389).
11. “The cosmologists had predicted an eventual heat-death for the universe (something
like Limbo: form and motion abolished, heat-energy identical at every point in it); the meteorologists, day-to-day, staved it off by contradicting with a reassuring array of varied temperatures”
(Thomas Pynchon, Slow Learner, op. cit., p. 85) ; « Les spécialistes de cosmologie avaient prédit pour
l’univers une fin par la mort de la chaleur – les limbes, en quelque sorte, avec la disparition de la
forme et du mouvement, et une énergie calorique uniforme en tous les points –, mais les météorologues conjuraient le danger tous les jours en enregistrant une rassurante variété de températures. »
(trad. française, op. cit., pp. 86-87).
12. “That spindly maze of equations became, for him, a vision of ultimate, cosmic heatdeath. [...] only then did he realize that the isolated system – galaxy, engine, human being,
culture, whatever – must evolved spontaneously toward the Condition of the More Probable”
(Ibid., p. 87) ; « Ce labyrinthe léger d’équations était devenu pour lui une vision ultime de mort
calorique du cosmos. […] il comprit qu’un système isolé – galaxie, machine, être humain, culture,
tout ce qu’on voudra – évolue irrévocablement vers la condition de probabilité maximale. » (trad.
française, p. 89).
13. Ibid., p. 88. « La société de consommation américaine montrait la même tendance à aller
du moins au plus probable, de la différenciation à la monotonie, de l’individualité à une sorte de
chaos. Bref, ils se surprit à répéter en termes de société ce qu’avait prévu Gibbs : sa culture connaîtrait une sorte de mort calorique. » (trad. française, pp. 90-91).
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siques. Tel est le pouvoir de subtilisation de la littérature, qui efface les incohérences patentes et dissimule les transitions hâtives en maintenant une façade de
rigueur scientifique, en l’occurrence en reprenant les concepts de Gibbs tels que
les rappellent Norbert Wiener14. Mais la mort calorique par entropie, quand bien
même on pourrait concevoir, mutatis mutandis, l’application de la loi d’entropie à
l’univers entier, du plus grand système au plus microscopique, cette mort calorique n’est pas censée survenir brusquement, dans un cri qui vient déchirer la nuit
tranquille de la fin de la nouvelle15.
Les trois degrés Celsius à l’intérieur et à l’extérieur sont à interpréter comme l’équilibre homéostatique entre, d’une part, l’ordre, la grammaire, le centre et,
d’autre part, la dispersion, le babil babélien, l’aléatoire, le chaos. Il s’agit de figer le
chaos en une vision, de faire une lecture apocalyptique du monde. Quel lien établir
entre la mort calorique et ce cri qui déchire la nuit? La réponse se devine à la lecture de l’œuvre entière de Thomas Pynchon et notamment de The Crying of Lot 49,
nouvelle à propos de laquelle Pierre-Yves Pétillon dessine des traits définitoires de
l’œuvre de Pynchon :
In Pynchon, we are always in “the final days”, and time is only whatever time is
left; the countdown toward zero [...]. The signs one scrutinizes and deciphers
are the Biblical “semeia kon klairon” – signs and symptoms of the forthcoming violent irruption of the sacred into this world. The Endzeit is at hand
and will recapture the Urzeit. “At midnight” there will be “a cry”: “Behold,
the bridegroom comes” (Matthew 25:6), the “cry that might”, in a “flash”,
“abolish the night”.16
Tel est l’étonnant mélange de science et de religion auquel se livre Thomas Pynchon.
Comment entendre le doublage de l’entropie par les symboles évangéliques de la lumière (théophanique) ou du cri, tous deux préludes à la nouvelle (et définitive) Pentecôte ? L’athéisme consommé de Pynchon nous incite à y voir une imposture de plus,
qui projette le lecteur dans un système interprétatif probabiliste.
14. “As entropy increases, the universe, and all closed systems in the universe, tend naturally to deteriorate and lose their distinctiveness, to move from the least to the most probable
state, from a state of organization and differentiation in which distinctions and forms exist, to
a state of chaos and sameness. In Gibbs’ universe order is least probable, chaos most probable”
(Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, New York, Avon Books, 1950, p. 20).
15. “Then something from downstairs – a girl’s scream, an overturned chair, a glass dropped
on the floor, he would never know what exactly – pierced that private time-warp [...] and wait with
him until the moment of equilibrium was reached, when 37 degrees Fahrenheit should prevail
both outside and inside, and forever, and the hovering, curious dominant of their lives should
resolve into a tonic of darkness and the final absence of all motion.” (Ibid., pp. 97-98) ; , trad.
française, pp. 99-100 : « Soudain, en bas, quelque chose – le cri d’une fille, une chaise renversée, un
verre qui se brisait sur le sol, jamais il ne saurait exactement quoi – transperça la courbure de son
temps intérieur […] Ils attendirent ensemble que l’équilibre fût atteint et que cette température
de 3 degrés s’établît dehors comme dedans, à jamais, et que la dominante ambiante de leurs vies
vînt se résoudre en une tonique de ténèbres et l’absence définitive de tout mouvement. » (trad.
française, pp. 99-100).
16. Pierre-Yves Pétillon, « A Re-cogniton of Her Errand into the Wilderness », dans
New Essays On “The Crying of Lot 49”, s. dir. Patrick O’Donnell, New York, Cambridge University Press, 1991, pp. 156-157. Nous traduisons : « Chez Pynchon, nous sommes toujours
dans les “derniers jours”, et le temps n’y est jamais que le temps qu’il reste; le compte-à-rebours jusqu’au zéro […]. Les signes que l’on scrute et déchiffre correspondent au “semeia kon
klairon” de la Bible – signes et symptômes de l’irruption imminente du sacré dans ce monde.
L’Endzeit est à portée de la main et il va faire revivre l’Urzeit. “Au milieu de la nuit, on cria :
Voici l’époux, allez à sa rencontre !” (Matthieu 25 : 6), le “cri qui pourrait”, en un “flash”,
“abolir la nuit” ».
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3. La scrutation des signes dans The Crying of Lot 49
Dans The Crying of Lot 49, la tentation du système clos et involutif se fait jour
également. L’organisation secrète que découvre Œdipa est complexe et ramifiée : la
société parallèle se présente comme un puzzle, dans lequel chaque indice viendrait
s’emboîter, se cheviller pour former une unité solide. Évidemment il n’en sera rien,
car l’énigme est un leurre et le système postal parallèle W.A.S.T.E. (We Await Silent
Trystero Empire) est tout autant le service de recyclage des déchets de la culture
(« Against these fragments I have shored my ruins », proclame T.S. Eliot à la fin de
The Waste Land) que celui des rebuts de la théologie protestante de la prédestination.
En effet, à force d’enquêter sur les liens qui unissent le réseau postal à la figure
historique et littéraire de Trystero, Œdipa finit par découvrir que le réseau occulte
se rattache à une secte puritaine du temps de Charles Ier dont l’obsession centrale
n’était autre que la prédestination17.
Ceux que le cadastre puritain a laissés sur le bord, ce sont les « preterites », qui
ne sont pas damnés, mais seulement exclus du plan de Dieu18. Cela recoupe tout
l’éventail des catégories de marginaux (aujourd’hui l’on dirait, white trash) comme
les ruraux déracinés, les hillbillies des Appalaches, les immigrants du Midwest venus
en Californie, mais qui ne se sont jamais intégrés19, marginaux de Times Square,
vagabonds, hoboes :
In The Crying Lot 49, the wilderness’s waste is inhabited by all sort of entropic
drifters – bums, hoboes, transients, vagrants, derelicts, all “written off ”. [...]
they have withdrawn in much the same way that, in declension sermons, the
Lord was so often said to have withdrawn from New England.20
À ces marges correspond l’espace délabré : le waste c’est aussi le terrain vague,
la friche post-industrielle, des lieux de prédilection pour le réseau postal W.A.S.T.E. :
« Under the freeway. […] Always one »21. Œdipa, comme le veut l’onomastique, part
en quête d’une vérité qui se dérobe, se fait l’enquêtrice d’un réseau de relation qui
lui apparaît dense, en quête du sens à donner à l’empire, dont elle est l’exécutrice
testamentaire. Son voyage à San Narciso agit comme une révélation22. Cette révéla17. “Robert Scurvham had founded, during the reign of Charles I, a sect of the most pure
Puritans. Their central hangup had to do with predestination.” (Thomas Pynchon, The Crying of Lot
49, Philadelphia-New York, J. B. Lippincott, 1966, p. 155) ; « Robert Scurvham avait fondé, pendant le
règne de Charles Ier, une secte de puritains particulièrement stricts. Leur idée fixe, c’était la prédestination » (trad. française, Vente à la criée du lot 49, Paris, Seuil, 1987, p. 179).
18. Au sujet de la doctrine controversée de la preterition dans la double prédestination calviniste, lire l’ouvrage de Robert L. Reymond, A New Systematic Theology of the Christian Faith, Nashville,
Thomas Nelson, 1998, p. 345.
19. Dans The Day of the Locust, Homer Simpson, le coeur brisé, quitte L.A. et s’en retourne
dans sa brousse de l’Idaho.
20. Pierre-Yves Pétillon, « A Re-cognition of Her Errand… », art. cit., p. 155. Nous traduisons : « Dans Vente à la criée du lot 49, le terrain vague du désert est peuplé de toutes sortes de personnages entropiques à la dérive – des clodos, des voyageurs en transit, des vagabonds, les délaissés, tous
“perdus”. […] ils ont déchus, presque à la manière dont les sermons sur le déclin disait du Seigneur
qu’il s’était retiré de la Nouvelle Angleterre. »
21. Thomas Pynchon, The Crying of Lot 49, op. cit., p. 125 (trad. française, op. cit., p. 144 :
« Sous l’autoroute. Il y en a toujours une »).
22. “The ordered swirl of houses and streets, from this high angle, sprang at her now
with the same unexpected, astonishing clarity as the circuit card had. [...] so in her first minute
of San Narciso, a revelation also trembled just past the threshold of her understanding” (Ibid.,
p. 24). « Tout cet ensemble de maisons et de rues, vu sous cet angle, surgissait avec une clarté stupéfiante, comme les circuits sur la plaque. […] C’est ainsi qu’au moment où elle pénétrait dans San
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tion (qualifiée plus tard de « hiérophanie ») restera toujours tremblante, au seuil
de la conscience. D’ailleurs, l’effet visé est cette excitation permanente de l’esprit
qui la tiendra en éveil (et le lecteur avec elle) pendant toute la nouvelle, jusqu’à
atteindre un état second. La révélation consiste en une impression optique, une
forme de persistance rétinienne peut-être rémanente : il s’agit d’une sorte de
plan dessiné par les immeubles de San Narciso, un plan en forme de circuit
imprimé, qui précisément doit être révélé. Ce circuit imprimé que forment les
immeubles, peut être lu comme l’effet de l’entropie de l’espace californien, qui
dissout les particularismes architecturaux et génère tout d’abord une impression
de monotonie sur Œdipa pour mieux la saisir dans un second temps.
Mais cette révélation va plus loin, comme le suggère une succession d’indices obtus : ainsi, le fait que les numéros de rues dépassent les 7000 ou bien
que des barbelés et des miradors entourent les installations d’Inverarity23. Tout
cela éveille les premiers soupçons, crée la dynamique interprétative paranoïaque,
qui ne s’arrêtera pas. C’est pourquoi l’on peut parler d’un empire de Tristero, un
empire avant tout mental : « So began for Œdipa, the languid, sinister blooming
of The Tristero. »24 En fait, il semble même que les lectures entropique et paranoïaque se recoupent souvent en littérature. La paranoïa a trait à l’impossibilité
d’intégrer l’autre dans son psychisme : l’autre, c’est « Eux », somme d’intentions
mauvaises, personnages tapis dans l’ombre du quotidien. C’est aussi la relecture
du passé comme le fruit d’un complot de grande envergure, comme l’édification
de l’East Narciso Freeway qui s’est faite – comme il en est coutume pour maudire
une construction – sur des cimetières éventrés.
La lecture paranoïaque du monde tient également au contexte historique de
l’Amérique d’après McCarthy, de la chasse aux rouges, dans un pays corrompu par
les principes d’usure véhiculés par Spengler, Adams, Ezra Pound et T.S. Eliot. Les
vrais ennemis ce sont ceux qui quadrillent le monde pour en évacuer la peur (tout
en le rendant encore plus suspect), ce sont les envoyés de Babylone, les membres de
l’Église catholique ou bien les guides Baedeker, ce complot allemand pour cartographier le moindre mètre carré de la planète. Mais la réalité historique cède bien vite
le pas au labyrinthe interprétatif privé, qui aime faire le siège de la forteresse vide
du moi. C’est bien ce qui arrive à Œdipa qui s’enfonce peu à peu dans un déchiffrement orphique du monde et une traversée de l’underworld urbain.
3. 1. Extra-vagance de l’œil, errance beatnik et bewilderment jamesien
Au début de la nouvelle, Œdipa incarne une sorte de modèle de femme rangée, entrée en ménage dans une maison cossue d’Orange county comme « une Rapunzel pensive, qu’un maléfice aurait enfermée » 25. Mais de retour de San Narciso, tout
change et elle décide d’errer au gré des indices du réseau W.A.S.T.E., s’enfonçant
toujours plus profondément dans le cœur de San Francisco. Les capillaires urbaines
se révèlent pour le moins inattendues : « un bar gay où arrive tout un car de tourisNarciso, elle eut le sentiment d’une révélation qui tremblait au seuil de la conscience claire » (trad.
française, p. 25).
23. Ibidem.
24. Ibid. p. 54.
25. Ibid., p. 20.
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tes venus voir la scène homosexuelle », l’abri d’un clochard, un terrain vague sous
une autoroute, un bus de nuit, une laverie automatique. Par ailleurs, les informations
qu’elle glane dans ces endroits insolites, sont codifiées de manière tout autant surprenante. Dans le bar, c’est l’absence complète d’inscription dans les toilettes qui
lui paraît signifiante : “She could not say why, exactly, but felt threatened by this
absence of even the marginal try at communication latrines are known for.”26
Dans le bus, ce sont des chansons sans succès, plus tard, ce sera une conversation burlesque entre une mère incestueuse et son enfant au sujet du projet de
domination mondiale des dauphins. On le voit, il ne s’agit pas simplement de reconnaître les anamorphoses du cor, symbole du W.A.S.T.E., mais d’injecter une dose
supplémentaire de signification dans le monde, un peu comme les personnages
d’Henry James qui tentent d’ouvrir au monde leur imaginaire statique, ce qui ne
va pas sans abîmer leur naïveté voire leur faire perdre leur innocence. La transparence du regard de Thoreau27, la déprogrammation de Burroughs constituent autant
d’étapes préliminaires à une telle quête. Comme le souligne Tony Tanner, à propos
d’ Œdipa, il s’agit pour elle de s’abandonner à la surface lumineuse du monde, en
laissant la vision la pénétrer, se rattachant ainsi à la tradition transcendantaliste d’un
Emerson : “Emerson and other Transcendentalists also saw the social surface as a
transparent flow, of quite secondary importance to the wonders that could be discerned through it – this was a positive, more Oriental vision.”28
On peut aller plus loin et voir en Œdipa, un Œdipe hermaphrodite, et en
cela, dotée de la qualité de voyance de Tirésias (Ovide nous dit d’ailleurs que Tirésias est hermaphrodite). Quoique voyante, Œdipa ne parvient à résoudre aucune énigme de ce Sphinx invisible, ce Tristero dont l’empire est à venir. Comme
Tirésias, elle est voyante mais il n’est pas sûr qu’il y ait quelque chose à voir. Pour
Œdipa, il s’agit surtout, comme dans White Noise de Don DeLillo, de se brancher
sur les bonnes ondes afin de percevoir les basses fréquences imperceptibles au
commun des mortels29. L’équivalent des basses fréquences dans la nouvelle, ce
sont des événements éphémères, voués à une existence précaire, fugace, non
reproductible, que l’on ne peut pas garder, photographier, enregistrer, diffuser,
figer dans un modèle, inscrire dans la grille analytique30, comme ces chansons
26. Ibid., p. 67 ; trad. française, p. 78 : « Elle n’aurait pas su dire pourquoi mais elle vit comme
une menace dans cette absence complète d’inscriptions, qui sont au moins une tentative marginale
de communication traditionnelle dans les w.-c. »
27. « […] les romans de Pynchon ne cessent de souligner, dans la lignée unitarienne et transcendantaliste plus que dans la tradition strictement puritaine déchiffrement des signes, la possibilité
de révélation brutale du sens par hiérophanie ou épiphanie. L’apocalypse a ses bénéfices. Le régime
de l’ouverture, de l’attente inachevée en est la figuration structurelle. La langue, alors, n’aurait nulle
efficace, sauf à “extra-vaguer” (Thoreau) ; il faudrait s’en remettre pour toute connaissance aux
surgissements d’un irrationnel qui excède ses possibilités d’expression, sacrifier à la manière de l’épileptique, la mémoire à l’abolition momentanée de la nuit. » (Marc Chénetier, Au-delà du soupçon,
Paris, Seuil, 1989, p. 173).
28. Tony Tanner, Thomas Pynchon, Londres, Methuen, 1982, p. 151. Nous traduisons : « Emerson et d’autres transcendentalistes ont également perçu la surface sociale comme les flots transparents, d’une importance secondaire comparée aux miracles que l’on peut discerner au travers – il
s’agissait d’une vision positive, plutôt orientale. »
29. Pierre-Yves Pétillon, « A Re-cognition… », art. cit., p. 134 : “Œdipa Maas gradually becomes what Pynchon in Gravity’s Rainbow will portray as “a lower-frequency listener”, opening up her
spectrum to the hum out there, half-silence, half-noise, from which , as a medium of informational
exchange, she will extract voice and, ultimately, a cry.”
30. Paradoxalement, Burroughs a inversé cette logique en choisissant d’enregistrer le réel à
l’aide de différentes techniques et technologies, pour contrebalancer les processus de déterminations
79
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
entendues dans un bus qui vont disparaître à jamais car elles sont au bas du Top
200. Une petite Mexicaine dessine un cor de chasse du bout des ongles dans la
buée de son haleine sur la vitre du même bus. Un joueur de poker qui griffonne
un cor de chasse sur son carnet dit rentrer dans ses frais à 99, 375 % (le reste,
c’est une part d’ombre inexplicable, un obscur calcul différentiel). Œdipa est
l’exploratrice d’un monde orphique lors d’une catabase urbaine :
That threshold, in an Orphic reading of the book, is the pierced interface
between the two kingdoms, but located in what has been from Thoreau through Frederick Jackson Turner the American “site” or locus par excellence. Like
Thoreau, Œdipa is a “borderer”, and her westering impulse takes her to the
“edge” of her clearing, where the foreign “out there” begins.”31
Les frontières mentales (la folie est toujours à l’horizon) viennent redoubler
les frontières de la ville, les limites topographiques à ne pas dépasser. Elle devient
« voyeuse », « invisible », traversant les couches du savoir, alternant entre mensonge
et vérité à la rencontre d’un peuple de paranoïaques32 qui se méfie (avec raison ou
pas) de la poste officielle, un peuple qui veut vivre dans un léger décalage avec le
gouvernement, dans l’ombre de la République. En ce sens, The Crying of Lot 49
entretient de nombreux liens intertextuels avec l’œuvre de Kerouac ou de celle de
la Beat Generation. Les armées de W.A.S.T.E. se composent de tous les paumés de
l’Amérique, une jungle de marginaux, ceux à qui l’Apocalypse de Jean de Patmos
promet une revanche. En ce sens, on peut superposer toutes les interprétations : la
lecture orphique, typologique et entropique. Le centre de la nouvelle semble échapper indéfiniment, comme s’il était asymptotique, au point de pouvoir se demander
si l’intrigue de l’énorme somme que constitue The Recognitions de William Gaddis ne
se reproduit pas : tel un Orphée mis en échec, le héros ne parvient pas à reconnaître
la voix originale ; ne reste qu’un waste land plein des déchets de la culture. Marc Chénetier et Pierre-Yves Pétillon proposent, cependant, l’hypothèse d’un flash, qui viendrait abolir la nuit : le surgissement de l’irrationnel prend alors la forme d’un crime,
comme le suggère le titre de la nouvelle et diverses indications au fil du texte.
3. 2. Ce cri qui abolit la nuit
Le tout premier moment qualifié de « hierophany » intervient au sujet des immeubles de San Narciso qui se révèlent en circuit imprimé. À ce moment précis,
Pynchon s’amuse à introduire la mention du Livre des morts : “But she’d only been
reminded of her look downhill this noontime. Some immediacy was there again,
some promise of hierophany: printed circuit, gently curving streets, private access to the water, Book of the Dead...”33 La mention peut paraître anodine :
biologiques et sociaux, nos corps étant les supports vivants de messages malins inscrits à même la
chair et le cerveau. Se reporter au Chapitre VII. 2.
31. Pierre-Yves Pétillon, « A Re-cognition… », art. cit., p. 138. Nous traduisons : « Ce seuil,
selon une lecture orphique du livre, constitue l’interface perméable(/percée) entre deux royaumes
qui n’est pas situé ailleurs que ce sur ce site ou locus américain par excellence de Thoreau à Frederick
Jackson Turner. Comme Thoreau, Œdipa est une exploratrice de la frontière et son impulsion à aller
vers l’ouest, jusqu’à la clairière de sa conscience, « dehors », là où commence l’au-delà. »
32. La paranoïa est qualifiée dans la nouvelle comme une alternance entre un mensonge intérieur et une vérité extérieure.
33. Thomas Pynchon, The Crying of Lot 49, op. cit. ; « […] elle retrouvait cette même impression de hiérophanie, d’être entrain de regarder un circuit imprimé, avec les courbes des rues, les
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Frédéric Sayer
pourtant le livre sacré tibétain fait signe vers le chiffre 49, comme l’expliquent
Anne Battesti34 et surtout Pierre-Yves Pétillon, qui montrent combien le chiffre 49 est surdéterminé par deux traditions spirituelles, l’une bouddhiste – la
période de transmigration des âmes – et l’autre chrétienne – les sept semaines
après Pâques et avant la Pentecôte et partant de là, avant le jugement dernier35.
La surdétermination du chiffre 49 n’est pas à proprement parler illusoire, mais
elle ne mène pas à la solution de l’intrigue, puisque les lecteurs naïfs de cette
nouvelle semblent toujours rester sur leur faim. Cependant, elle confirme la présence d’un monde spirituel, à la lisière du nôtre, où des « trous noirs lexicaux »
percent des portes. Au début de son errance, par exemple, Œdipa contemple le
trou laissé par la lune dans le ciel et sent alors la présence d’un au-delà, quelque
idée inexprimée, c’est-à-dire que l’on n’a jamais mise en mots, comme l’analyse
Pierre-Yves Pétillon :
Beyond, first, as she ventures to the edge of the Pacific, “the hole left free by
the moon’s tearing free and monument to her exile”, and feels “somewhere
beyond” some “unvoiced idea” lurking. Before (before, that is, the world was
scattered into words, before the fall into language), as Œdipa wants to go back
to the beginning when everything was still enclosed in some primeval fist and
seen – in the blink of an eye – not in words but in signs “flashed for her in
the sky”36
L’au-delà du langage, cette expression primale, c’est le cri, qui est aussi retour à un état originel du langage37, une sorte d’anti-Babel38 qui annonce l’apocalypse. Après avoir fait la connaissance du marin clochardisé, Œdipa imagine
les mondes qu’il a découverts, des spectres lumineux « au-delà du spectre solaire » (« Au-delà du zéro », écrira le Pynchon de Gravity’s Rainbow) et la musique
inouïe, « née d’une solitude et d’un effroi antarctiques »39. Pierre-Yves Pétillon
canaux, Le Livre des morts… » (trad. française, p. 34).
34. Anne Battesti, Pynchon, Belin, 2004.
35. “The story takes place in the 49 days between the Easter rising of Christ and the
awaited Pentecost when the Holy Ghost, speaking in a babble of voices, will typologically
foreshadow the Day of Doom and ultimate revelation. But the 49 days also refers to another
“interim”, the 49 days during which, in the Tibetan Book of the Dead, the newly deceased slowly
work their way toward final death and rest.” (Pierre-Yves Pétillon, “A Re-cogniton…”, art. cit.,
p. 137). Nous traduisons librement: “L’intrigue se déroule pendant les 49 jours entre Pâque et la
venue de la Pentecôte lorsque l’Esprit Saint, s’exprimant dans un babil de voix, viendra (selon l’exégèse typologique) annoncer le Jour du Jugement dernier et la dernière révélation. Mais les 49 jours
se rapportent également à un autre « intérim », à savoir les 49 jours pendant lesquels, dans le Livre
tibétain des morts, les âmes des morts récents se frayent lentement un passage vers le mort éternelle
et le repos. »
36. Ibid., p. 148. Nous traduisons : « L’au-delà où elle se risque d’abord, c’est la pointe
du Pacifique, “le trou laissé par l’arrachement de la lune, cénotaphe de son exil”. Elle y perçoit
une idée, tapie “dans un au-delà”, “sans que cela s’exprimât en mots” [la traduction de Michel
Doury pourrait être améliorée par : « une idée jamais exprimée »]. L’avant (c’est-à-dire avant que
les mots ne viennent disséminer le langage, avant sa chute), c’est le commencement, là où Œdipa
veut revenir, alors que tout était encore contenu dans une sorte poignée préhistorique – dans le
clignement d’un œil – non pas dans les mots mais au travers de signes, “projetés pour elle dans
le ciel” ».
37. “In this space, both the world and the word, in a radical Protestant gesture, are swept
clean of historical figurations to be, like the Trystero, “revealed in [their] terrible nakedness,” but
also an operatic ejaculation of voices thus far unheard.” (Ibid., p. 149).
38. C’est aussi l’interprétation de W. T. Lhamon Jr., dans “Pentecost, Promiscuity, and
Pynchon’s V: From the Scaffold to the Impulsive”, dans Twentieth Century Literature, vol. 21,
n° 2, Essays on Thomas Pynchon, Hempstead, NY, 1975, pp. 163-176.
39. Thomas Pynchon, Vente à la criée…, op. cit., p. 149.
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La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
souligne à propos du compte à rebours final de Gravity’s Rainbow, l’intertextualité avec Moby Dick, mais il aurait aussi pu le faire avec The Crying of Lot 4940. Le
flash et le cri sont associés au moment où Œdipa atteint le cœur de ses recherches,
au plus profond du tissu urbain de San Francisco, au bout de la nuit, presque à
l’aurore dans une laverie, où « l’odeur du chlore montait vers le ciel comme les
fumées de l’encens. » Évidemment, les signes sont trop patents pour être pris
au sérieux et le (re-)lecteur sait que les pistes ne mènent nulle part. Le message
découvert à cet endroit est d’ailleurs très évocateur par son aspect alambiqué,
périphrastique, redondant, comme une enveloppe qui contiendrait elle-même une
enveloppe : « Si vous savez ce que cela signifie, vous savez où aller pour en savoir davantage ».
Et puis soudain, les néons de la laverie forment une lumière éblouissante qui est
comme un cri qui abolit la nuit : « Except for Œdipa the place was deserted, and
the fluorescent bulbs seemed to shriek whiteness, to which everything their light
touched was dedicated. »41 À nouveau certains termes recèlent des connotations
religieuses voire eschatologiques : “to shriek whiteness”, “to be deserted”, “to be
touched by the light”, “to be dedicated”. Mais cette petite apocalypse de lumière
blanche a lieu dans une blanchisserie, où le mot puritain cleansing devient simple
corvée domestique, cleaning. Cela n’empêche pas Thomas Pynchon d’exploiter à
fond la veine apocalyptique : dans les cinq dernières pages, Œdipa semble avoir la
conviction sereine que l’héritage d’Inverarity, ce labyrinthe d’hypothèses toujours
plus complexes, ce tissu de relations opaques, ce puzzle éclaté dont elle est l’exécutrice testamentaire, ce n’est rien d’autre que l’Amérique : « She had dedicated
herself, weeks ago, to making sense of what Inverarity had left behind, never
suspecting that the legacy was America. »42
Cela explique la fin du roman, lorsque Passerine s’apprête à acheter le
lot 49, Pynchon le décrit : « comme le grand prêtre d’un culte disparu – ou
peut-être un ange en train de descendre sur la terre. »43 Cependant, aucune
interprétation ne semble prédominante et toute tentative de clôture de la nouvelle semble vaine comme en convient Anne Battesti qui parle, au sujet de cette
nouvelle, du « labyrinthe infini de l’empire et du piège herméneutique qu’est
le texte »44.
40. « […] on entend déjà s’égrener le compte à rebours, l’instant où l’arc-en-ciel s’effondrera, effaçant jusqu’à « l’ultra-blanc », la précaire architecture de notre monde. […] Pour
Achab, la baleine blanche qu’il pourchasse est de cette archipel le préhistorique centre éclaté ;
la capturant il remembrera enfin son monde. » (Pierre-Yves Pétillon, La Grand-route. Espace et
écriture en Amérique, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 1979, p. 188).
41. “Somewhere near Fillmore […] If you know what it means, the note said, you know where to find
out more. Around her the odor of chlorine bleach rose heavenward, like incense. Machines chugged
and sloshed fiercely. Except for Œdipa the place was deserted, and the fluorescent bulbs seemed to
shriek whiteness, to which everything their light touched was dedicated.” (Thomas Pynchon, The
Crying…, op. cit., pp. 121-122). Trad. française, pp. 139-40 : « Près de Fillmore […] le message disait :
Si vous savez ce que cela signifie, vous savez où aller pour en savoir davantage. Autour d’elle l’odeur du chlore
montait vers le ciel comme les fumées de l’encens. Des machines haletaient sourdement. À part
Œdipa, il n’y avait personne, et les tubes de néon brillaient avec la violence d’un cri, qui éclaboussait
ce monde voué à la blancheur. »
42. Ibid., p. 178, trad. française, op. cit., p. 206 : « Plusieurs semaines auparavant, elle s’était
mise de tout cœur à essayer de donner un sens à ce qu’Inverarity avait laissé après sa mort : à aucun
moment elle n’avait soupçonné que cet héritage, c’était l’Amérique. »
43. Ibid , p. 213 : « Passerine étendit le bras, comme le grand prêtre d’un culte disparu- ou
peut-être un ange en train de descendre sur la terre. Le commissaire-priseur se racla la gorge. Et
Œdipa se cala confortablement, en attendant la vente à la criée du lot 49. »
44. Anne Battesti, op. cit., p. 38.
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Frédéric Sayer
2. 3. La fiction de l’impossible herméneutique
Œdipa tente d’organiser le chaos informationnel comme un petit démon de
Maxwell, mais son optique semble faussée comme si la transparence de son regard
naïf était pervertie par un monde hostile (selon une perspective jamesienne) ou parce que sa naïveté serait encore la preuve d’un obscurcissement préalable du regard,
ne parvenant à se défaire d’un conditionnement profondément implanté. Quoi qu’il
en soit, sa quête semble toujours contrariée, comme celle de la version originale de
la tragédie de Tristero :
Mais, plus elle avance dans ses recherches et plus elle se perd dans un maquis
de reproductions, photocopies déchirées, raturées, versions apocryphes, lacunaires, tronquées ou truquées, parodies obscènes, variantes, distorsions, altérations et corruptions diverses du texte original qui recule au fur et à mesure
qu’elle croit s’en approcher.45
Le principe d’entropie semble donc considérablement désorganiser l’intrigue mais aussi la perception de l’espace urbain. Surtout, il affecte également
le lecteur, qui ne parvient pas à synthétiser toutes les données dont il dispose.
Les indices de l’intrigue ne cessent pas de devenir de plus en plus complexes,
ramifiés, référentiels : les échos culturels très nombreux (pas loin d’atteindre la
densité de ceux du Waste Land comme le suggère Pierre-Yves Pétillon46) passent parfois inaperçus, d’autant plus lorsqu’ils sont morcelés ou qu’ils sont mis
en compétition avec la culture autochtone ou la culture de masse (mainstream).
Mais c’est surtout la pertinence des pistes qui est source de confusion : la lecture eschatologique ne semble pas moins incertaine que la lecture paranoïaque 47,
toujours susceptible de disqualification : Œdipa n’est-elle pas en train de devenir
folle, ne parle-t-elle pas elle-même de ses hallucinations ? Derrida essaye de penser la culture contemporaine (ou ancienne) à partir d’un décentrement : le centre, ce serait le hors-langage où la « différance » n’existe pas encore ou plus. La
position de Pynchon semble également a-topique, par dessus le vide, à la limite
du langage. Si l’étiquette esthétique qui vient à l’esprit est évidemment postmoderne, elle risque de masquer une tradition littéraire américaine plus ancienne ou
vaste, qui use de « trous noirs lexicaux » :
One is led to suspect that what might look at first glance like postmodern selfreflexivity and linguistic self-consciousness in Pynchon might be more generally ascribed to a larger American legacy – that of the hieroglyph or emblem.
The result is that The Crying of Lot 49 is “pierced” with lexical “black holes”
that threaten to swallow the tale altogether.48
45. Pierre-Yves Pétillon, La Grand-route, op. cit., p. 195.
46. “Except that some of us [...] who had been brought up on The Waste Land and Four
Quartets, and for whom T.S. Eliot had become something like a native language – were puzzled and
slightly disturbed that the novel should be fraught with so many half-buried quotations and echoes
of our cultural hero.” (Pierre-Yves Pétillon, Histoire de la littérature américaine…, op. cit., p. 127). Par
ailleurs, on peut noter que les échos avec Eliot sont nombreux, à ceci près que Pynchon ne hâte pas
le moment eschatologique mais le laisse en suspens : il l’étire indéfiniment.
47. À ce sujet, se rapporter à l’article de Louis Mackey, “Paranoia, Pynchon, and Preterition”,
dans Substance, vol. 10, n° 1, Madison, University of Wisconsin Press, 1981, pp. 16-30.
48. Pierre-Yves Pétillon, “A Re-cognition…”, op. cit., p. 147. Nous traduisons : « On est
amené à se demander si l’auto-réflexivité postmoderne et l’hyperconscience linguistique si visibles au
premier regard chez Pynchon, ne devraient pas être réassignés à une tradition américaine plus vaste,
83
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
Peut-être vaut-il mieux ne pas trancher dans le vif et laisser en suspens la détermination esthétique de cette nouvelle, avant d’aller plus loin dans l’investigation
de l’œuvre de Thomas Pynchon.
4. Gravity’s Rainbow : là où l’arc-en-ciel ne finit pas
Ce chef-d’œuvre de Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, ne saurait être restitué dans toute sa complexité en quelques pages, surtout compte tenu du volume
conséquent du roman qui donne vie à plus de quatre cents personnages et envisage
un nombre impressionnant d’intrigues parallèles. Le roman reprend les thèmes développés dans The Crying of Lot 49 mais surtout de la nouvelle « Entropy »49. La
principale figure du roman, Tyrone Slothrop, synthétise dans son nom la double
influence du puritanisme et de la science moderne : en effet, sloth signifie à la fois
l’inertie entropique et la léthargie spirituelle, dont il faut se réveiller pour ne pas
sombrer dans la declension, chère à Increase Mather et Cotton Mather :
Gravity’s Rainbow de Thomas Pynchon, une fiction écrite par un lointain descendant de ce William Pynchon qui vers 1635 faisait commerce de fourrures
sur la rivière Connecticut dans l’Ouest du Massachusetts tout en écrivant des
traités de théologie, et où ce cri à minuit devient celui des V2 de Wernher
v. Braun déchirant le ciel de Londres, où le plan de Dieu (The Lord, His Plot)
devient le complot du cartel I.G. Farben, où la déclension d’Increase Mather
se métamorphose en l’entropie de la physique moderne […].50
Gravity’s Rainbow synthétise la plupart des thèmes abordés ici et donne de réels
éclaircissements sur les liens qui unissent entropie et apocalypse. L’intérêt que porte
Pynchon à l’aéronautique et aux grands groupes industriels est sans doute biographique, puisqu’il a été ingénieur chez Boeing.
Dans Gravity’s Rainbow, les cartels de l’armement et de l’industrie se lisent
comme les instigateurs d’un complot mondial. Les liens qui les unissent à l’intrigue
sont troubles et le brouillage de la communication soutient très efficacement l’hypothèse paranoïaque d’une source du mal toujours conjecturale. La fiction devient
de plus en plus troublante lorsqu’elle se nourrit de l’histoire, notamment autour de
la figure de Wernher v. Braun, concepteur nazi des fusées qui bombardaient Londres et du cartel industriel allemand, IG Farben, qui s’est enrichi grâce aux esclaves
du camp d’Auschwitz I. C’est d’ailleurs une succursale d’IG Farben qui produisait le
tristement célèbre « Zyklon B ». IG Farben aurait par ailleurs été associé à la société
américaine Standard Oil pendant la seconde guerre mondiale.
L’apocalypse à venir, ce serait celle d’une explosion nucléaire aux USA, après
que l’intrigue s’est longtemps arrêtée sur cette date du 6 août 1945, qui correspond à l’explosion de la bombe d’Hiroshima. Le complot, c’est celui des cartels,
le complexe militaro-industriel corrompu par les nazis, à l’origine de la conception
de l’ange de la mort, la fusée 00000 et son composant, le « S-Gerät » (abréviation
celle du hiéroglyphe ou de l’emblème. Le résultat en est que Vente à la criée du Lot 49 est “percée” de
“trous noirs” lexicaux qui menacent d’avaler l’intrigue toute entière. »
49. À ce sujet, se reporter à l’article que Pierre-Yves Pétillon a consacré à l’influence de cette
nouvelle, qui définit un véritable pattern de l’écriture de Pynchon : « American Graffiti : S = k log
W », dans Critique, vol. 41, no 462, 1985, pp. 1090-1105.
50. Pierre-Yves Pétillon, « “Day of Doom” : la rhétorique de la fin des temps… », art. cit., p. 75.
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Frédéric Sayer
pour Schwarzgerät, i.e. l’appareil noir). Mais l’apocalypse est aussi celle du signe, de
l’atomisation du sens et de l’intrigue51. Une apocalypse entièrement asymptotique
en l’occurrence, puisque jamais l’écran blanc de l’Orpheus Theatre ne sera traversé (ou
bien il ne resta personne pour le raconter, ce qui revient au même).
4. 1. « Au-delà du zéro », là où commence l’arc-en-ciel : l’Orpheus Theatre de Los Angeles
Le roman s’ouvre sur le cri d’un missile V2 (“A screaming comes across the
sky”52), ce même cri qui concluait The Crying of Lot 49. L’intrigue est très difficile
à comprendre, et il n’est sans doute pas nécessaire que le lecteur garde en mémoire chacun des quatre cents personnages rencontrés. Le découpage du livre est
minutieux : il y a quatre parties, elles-mêmes subdivisées respectivement en 21, 8,
32 et 12 sous-parties. Cette structure se veut complexe : son intelligence peut être
kabbalistique ou en lien avec les Arcanes majeures du tarot. Cependant, aucune
interprétation n’est vraiment stable. L’essentiel du roman tient à la désarticulation de la logique causale et historique. C’est bien le sens à donner au titre de la
première partie « Beyond the Zero », espace impossible, car le zéro est l’ultime
destination de l’univers : l’énergie primordiale, matière incroyablement dense (que
les univers de Pynchon symbolisent par le chiffre 1, ou bien la lettre « aleph », ou
bien Dieu), s’est dispersée après le Big Bang, en générant une entropie cosmologique, la dissémination de l’Un, jusqu’à ses fragments que l’on appelle les étoiles.
Le zéro figure un heat death cosmologique, au-delà duquel il n’y a rien, si ce n’est
rétraction de la matière en trous noirs ou transformations des étoiles (après leurs
supernovae) en « naines » hyperdenses. Il n’y a rien au-delà du zéro.
Si ce n’est que Pynchon aime à jouer avec les grilles interprétatives et la logique causale. Bien souvent dans les fictions de Pynchon, le lecteur s’aperçoit que
l’apocalypse imminente, toujours sur le point de surgir mais à jamais repoussée,
ligne asymptotique du zéro de l’abscisse, que cette apocalypse donc, a tout simplement déjà eu lieu. Mais, peut-être, cette entrée en matière fantomatique est-elle
tout simplement une manière de rejoindre les deux extrémités de l’arc-en-ciel,
l’alpha et l’oméga du roman, c’est-à-dire le bombardement de Londres en 1944,
concomitant à la conception des missiles V2 et donc, avec une large ouverture de
compas, à la conception du composant noir, le « S-Gerät », composant diabolique
du missile 00000, qui fonce sur l’Orpheus Theatre à Los Angeles, après une brutale
ellipse de 1945 à 197053 tout à la fin du roman. Comme pour Pym au pôle Sud,
la découverte d’une langue enfouie, binaire, noire ou blanche est une nouvelle
Pentecôte, une anti-Babel, où les langues de feu surgissent pour remembrer le
monde :
51. Une apocalypse du signe que la science moderne, de type probabiliste (post-newtonienne
et post-darwinienne inspire en faisant des mots les analogon des atomes. Au sujet de la révolution
scientifique de type probabiliste et de son influence sur Pynchon, se reporter à James I. McClintock,
« United States Revisited: Pynchon and Zamiatin », dans Contemporary Literature, vol. 18, n°4, Madison,
University of Wisconsin Press, 1977, pp. 475-490.
52. Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, New York, Viking Press, 1973, p. 3 (traduction française par Michel Doury, L’Arc-en-ciel de la gravité, Paris, Seuil, 1988).
53. Il est utile de remarquer que les années soixante-dix marquent un regain d’intérêt pour
les découvertes de la science moderne et notamment pour l’espace, avec le premier voyage sur la
lune (mission « Apollo 11 » en 1969) et la théorie du Big Bang sur l’origine et l’expansion de l’univers,
théorie qui est comme l’équivalent cosmologique de l’entropie mécanique.
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La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
Comme Pym abordant aux terres blanches du Pôle tombait dans un trou noir
et découvrait, par-delà l’effondrement, le babil chaotique, langue d’avant la Genèse, ici, lorsqu’une nova à la fois explose et implose, jaillit, de l’autre côté, la
jubilation des voix enfouies et le cri [sperm-whale/sperm-wail] du spermatikos
logos. Efflorescence de langues de feu dans la promiscuité pentecostale.54
La référence pentecostale ne sort pas d’un chapeau magique : Pynchon a préparé
l’éclairage surluminescent de la Pentecôte de cinq manières différentes. En premier
lieu, le roman s’ouvre sur un cri (un au-delà du langage) qui déchire le ciel de Londres bombardée, ce ciel que Slothrop, doué de prescience, guette en bon descendant
des premiers puritains. Ensuite, la deuxième partie se déroule dans un intervalle qui
va de Noël 1944 au 20 mai 1945, jour de la Pentecôte, postérieur de douze jours
au V Day. Par ailleurs, Gravity’s Rainbow est à maints égards un roman babélien, où
les langues se subdivisent en dialectes argotiques, celui des jazzmen, par exemple,
dénommé jive (-talk). Il ne faut pas oublier que l’idée du corps céleste (une version
du Saint-Esprit), descendant sur terre, supporte l’interprétation pentecostale. Enfin, Hollywood constitue le plus gros producteur de culture de masse, de clichés,
de schémas universels, c’est-à-dire de déchets informationnels, qui augmentent
l’entropie (les lois de l’entropie informationnelle précisent qu’un message pauvre
comme un cliché produit une grande confusion et accélère donc l’entropie) jusqu’à
ce symbole d’entropie informationnelle maximale : l’écran vide, le représentant de
la représentation, la langue unique retrouvée.
Le nom d’Orpheus55 est particulièrement bien choisi, car toute une lecture orphique du roman est possible (comme c’est le cas pour Under The Volcano de Malcolm
Lowry) puisque l’apocalypse sémiologique d’Hollywood (une version maligne de la
nouvelle Pentecôte) a déjà eu lieu : le lecteur et les personnages sont en enfer depuis
le début, ce qui explique la large ouverture de compas de l’incipit, à la manière dont la
ville est aussi l’alpha et l’oméga de la Bible, d’Hénochia à la nouvelle Jérusalem. Pris
dans « le rêve apollinien » de la dernière partie, le lecteur assiste à la mort du masochiste Gottfried qui s’est enfermé dans la fusée 00000. Son prénom semble avoir été
choisi de manière ironique par Pynchon, à moins que cette « paix des dieux » (Gott
Friede) ne soit leur crépuscule (Götterdämmerung) et que l’explosion de l’écran éteint ne
soit l’incendie du « Walhalla ». Les dernières lignes du roman sont éclairantes :
The last image was too immediate for any eye to register. It may have been a human figure, dreaming of an early evening in each capital luminous enough to tell
him he will never die, coming outside to wish on the first star. But it was not a star,
it was falling, a bright angel of death. And in the darkening and awful expanse of
screen something has kept on, a film we have not learned to see…56
Cette lumière n’est pas l’étoile qui annonce la naissance du Christ à Bethléem,
cet arc-en-ciel n’est pas celui qui scelle l’alliance entre Dieu et Noé57, promesse
de paix, mais celui de la force aveugle de la gravité. L’écran du cinéma Orpheus est
54. Pierre-Yves Pétillon, La Grand-route, op. cit., p. 228.
55. L’intertextualité avec les Elégies et Sonnets à Orphée, de Rainer Maria Rilke, a été détaillée par
James I. McClintock, « United State Revisited: Pynchon and Zamiatin », art. cit., pp. 475-490.
56. Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 762 (trad. française, p. 762 : « Mais ce n’était
pas une étoile, cela tombait, comme un ange de mort étincelant. Et sur l’écran devenu obscur quelque
chose a continué, un film que nous n’avons pas appris à voir… »).
57. À ce sujet, se reporter à Tony Tanner, Thomas Pynchon, op. cit., p. 78.
86
Frédéric Sayer
obscur et pourtant un film commence, comme si le monde ancien s’était périmé et
qu’une vision de clarté commençait : tel est le sens que Nietzsche donne au « rêve
apollinien »58, se souvenant qu’Apollon était loxias (oblique), c’est-à-dire le dieu des
oracles – par ailleurs, un dieu bien plus violent qu’il n’y paraît, ivre du sang de ses
victimes propitiatoires59.
Mais ce film, c’est le livre lui-même, qui n’est qu’une même image, inlassablement projetée60, celle qui commence à Londres en 1944, s’étire infiniment en un
arc-en-ciel qui n’est autre que la trajectoire du missile 00000, jusqu’à Los Angeles en
1970. L’image n’est qu’une : elle signifie que nous sommes déjà morts, que ce monde
est orphique, que la prescience de Slothrop est synonyme de prédestination calviniste.
L’ouverture du roman, c’est la seconde d’après l’explosion à Los Angeles :
[…] to Absolute Zero… an it is poorer the deeper they go… ruinous secret cities
of poor, places whose names he has never heard… the walls break down, the roofs get
fewer and so do the chances for light. The road, which ought to be opening out
into a broader highway, instead has been getting narrower, more broken, cornering
tighter and tighter until all at once, much too soon, they are under the final arch:
brakes grab and spring terribly. It is a judgment from which there is no appeal.61
Le zéro absolu est déjà atteint. L’évacuation de Londres, par train, dans
des tunnels qui mènent à un vieil hôtel désaffecté souterrain, c’est l’image figée
d’un monde en poussières, une « poussière urbaine centenaire, ultime cristallisation de ce que la ville a rejeté, écrasé, caché à ses enfants »62, la poussière de la
civilisation arrivée au terme ultime de son obsolescence, car, il faut s’en souvenir, dans la nouvelle de Borges intitulé « L’Aleph », Londres est au « centre d’une
noire pyramide, un labyrinthe brisé »63. Dans la boule de matière hyperdense
d’avant le big-bang, dans « l’Aleph » où l’on voit « l’aube et le soir », Londres
a déjà atteint son entropie maximale, alors que l’Aleph n’a pas encore explosé
et que l’univers contracté n’est pas encore entré dans sa phase d’expansion. Le
compte à rebours de la fusée et en fait un compte-à-rebours de vie, car comme
le croit Wernher v. Braun, cité en épigraphe : “Nature does not know extinction;
all it knows is transformation. Everything science has taught me, and continues
to teach me, strengthens my belief in the continuity of our spiritual experience
after death.”64
Peut-être est-ce ainsi qu’il faille entendre l’oxymoron du mélange des symboles de vie et de mort ? Comment expliquer autrement que le compte à rebours
58. « Strung Into the Apollonian Dream » (Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 754).
« Pris dans le rêve apollinien… » (trad. française, p. 755).
59. Marcel Detienne, Apollon le couteau à la main. Une approche expérimentale du polythéisme grec,
Paris, Gallimard, 1998.
60. Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 161 : « like a movie’s last shot projected
again and again. »
61. Ibid., pp. 3-4 (trad. française, pp. 11-12: « […] en marche vers le Zéro Absolu…de plus
en plus raréfiés…pauvres ruines de ville, d’endroits aux noms inconnus…les murs s’écroulent, les toits
se font plus rares, comme la lumière. Les embranchements, qui devraient se multiplier, se raréfient,
tournent court, ils passent sous une dernière voûte : les freins se bloquent brutalement. Jugement
sans appel. […]).
62. Ibid., p. 12.
63. Jorge Luis Borges, El Aleph (1949), Buenos Aires, Editorial Losada, 1952, p. 151 (traduction française : L’Aleph, Gallimard, « L’imaginaire », 1967, p. 207).
64. Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., épigraphe, s. p. (trad. française, p. 10 : « La
nature ne connaît pas l’extinction ; tout ce qu’elle connaît, c’est la transformation. Tout ce la science
87
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
de l’ange de la mort égrène des symboles hérites de la Kabbale juive : l’Arbre
de Vie et ses dix sefirot65, le corps de dieu ? En somme, tout le livre de Pynchon
est projeté à partir de sa fin, particulièrement soignée. Sur une freeway66 un peu
encombrée67, le flot des voitures est décrit avec un luxe de détails
The Volkswagen is now over downtown L.A., where the stream of traffic
edges aside for a convoy of dark Lincolns, some Fords, even GMCs, but not a
Pontiac in the lot. Stuck on each windshield and rear window is a fluorescent
orange strip that reads FUNERAL.68
Le signe avant-coureur fluorescent « funeral », étrangement omniprésent, ne trompe pas : la mort est en route au dessus de la grille des freeways. En général, celle-ci
forme un quadrillage du monde pour domestiquer l’ensauvagement du désert, mais
ici elle figure plutôt la grille d’un viseur69. Au moment de l’impact, l’écran s’assombrit comme si la matière se rétractait en un trou noir, qui est un commencement, si
l’on est de l’autre côté.
Entre les deux bornes ultimes du livre, c’est l’errance dans une Europe libérée, pas encore verrouillée par le rideau de fer. « In the Zone »70, c’est un peu le
paysage halluciné de l’Allemagne détruite du Cannibal de Hawkes, un univers peuplé
de scientifiques pervers, chez Pynchon, et animé par de nombreuses péripéties burlesques. C’est un univers d’incertitude, une version comique des limbes, dont on ne
sait si à la sortie, ce n’est pas l’enfer la prochaine étape.
4. 2. Une eschatologie burlesque
Le roman de Pynchon tel qu’il vient d’être décrit semble grave et pesant : il
n’en est rien. Il suffit par exemple de considérer la prescience toute calviniste de la
principale figure identificatoire du roman, Tyrone Slothrop, descendant direct d’un
certain William Slothrop, l’un des premiers colons de la très puritaine
Colonie de la baie du Massachusetts, fondée par John Winthrop en 1629. Tyrone représente Thomas Pynchon, lui-même descendant du célèbre William
Pynchon, dont William Slothrop devient le pseudonyme fictionnel. Il est remarquable que sa prescience (auctoriale) soit téléguidée par son pénis. La carte
des futurs impacts de V2 sur Londres correspond précisément à celle des
m’a enseigné, tout ce qu’elle continue de m’enseigner, renforce ma foi dans la continuité de notre
existence spirituelle après la mort.»).
65. Se reporter à (attribué à) Moïse de León, Sepher ha-zohar, 1270-1280, trad. du texte chaldaïque, Paris, Maisonneuve et Larose, 1985.
66. Au risque d’être répétitif, il est rappelé que « freeway » n’a pas d’équivalent français. (« autoroute » étant la traduction de « highway »), la seule traduction valable étant maladroite : « autoroute
gratuite ».
67. Les deux dernières pages sont scénarisées de manière magistrale, il est cinq heures sur la
Santa Monica Freeway, c’est la pire heure, en raison de cette lumière ombreuse, mais aussi parce que
tous les freaks sont de sortie. C’est la période hippie, il y a des Volkswagen sur l’autoroute, alors que
Nixon (alias Richard M. Zhlubb à la toute fin du roman) poursuit une politique de répression sévère
des mouvements étudiants, juste avant le scandale du Watergate, que Pynchon a vécu au moment de
la rédaction de Gravity’s Rainbow.
68. Gravity’s Raibow, op. cit., p. 757 (trad. française, p. 757 : « La Volkswagen arrive maintenant
en ville : on surplombe Los Angeles, le flot des voitures contourne un convoi de Lincoln sombres,
quelques Ford, même des GMC, mais pas une seule Pontiac. Sur tous les pare-brises, et sur les vitres
à l’arrière, il y a un autocollant fluorescent FUNERAL. »).
69. Los Angeles figure l’espace idéal pour un objet qu’affectionne Pynchon, le radar.
70. Il s’agit du titre de la troisième partie.
88
Frédéric Sayer
orgasmes de Tyrone Slothrop. Dès son ouverture, le roman a donc quelque
chose d’une farce, qui vient toujours déjouer les édifices interprétatifs du lecteur. Tony Tanner, avec l’art de la formule qu’on lui connaît écrira à la fin du
chapitre consacré à Pynchon, peu avant que Gravity’s Rainbow ne paraisse, qu’il
s’agit de ne pas choisir entre « trash and tragedy »71
Construire dans un même mouvement une fiction et sa parodie est devenu une
sorte de facilité d’écriture pour bon nombre d’écrivain labellisés postmodernes.
C’est devenu une sorte de gimmick littéraire, mais chez Pynchon, Tony Tanner note
que l’hésitation générique, proprement auto-parodique, contamine toute l’œuvre
et fonde son originalité. Ainsi, le cadastre puritain devient cartographie du plaisir,
nouant Eros et Thanatos, pénétrant la surface accidentée de Londres, devenue corpsfantôme :
His little bureau is dominated now by a glimmering map, a window into another landscape than winter Sussex, written names and spidering streets, an ink
ghost of London, ruled off into 576 squares, a quarter square kilometre each.
Rocket strikes are represented by red circles.72
Cette prescience érotico-mystique serait en fait le résultat d’un conditionnement remontant à l’enfance de Slothrop, un conditionnement à une matière chimique crée par IG Farben appelée « Imipolex G », qui justement sert d’isolant aux
fusées V2. Ainsi, la rationalité scientifique vient doubler le schéma puritain préalablement moqué. La fiction devient un univers probabiliste, où l’intrigue se défait en autant de conjectures. Animé par une furie expérimentale perverse, voulant
convertir le monde entier à la triste loi du behaviorisme, le personnage maléfique
de Pointsman essaye de se procurer la carte orgasmique de Londres. Mais, sa folie
rationalisante ne survit pas à la force des processus entropiques du roman : “Soon,
by the dialectic of the Book, Pointsman will be alone, in a black field lapsing to
isotropy, to the zero, waiting to be last to go.”73
En somme, tous les modèles interprétatifs semblent également se superposer et s’infirmer les uns les autres. La logique du roman est à la fois eschatologique, rationnelle et psychiatrique, sans qu’aucune ne prédomine. L’interprétation
paranoïaque du décryptage puritain du monde le prouve : “voices begin to take on
a touch of metal, each word a hard-edged clap, and the light, though as bright as
before, is less able to illuminate… it’s a Puritan of reflex seeking other orders behind
the visible, also known as paranoia”74. La dépravation du monde de Gravity’s Rainbow
est celle de la mondanité en tant que telle comme le veut la théologie calviniste. Mais
c’est aussi celle de l’histoire dans une Europe ravagée par la guerre. Enfin, il s’agit de la
dépravation sexuelle, car tous les scientifiques du roman, ou presque, sont des mania71. Tony Tanner, Thomas Pynchon, op. cit., p. 145.
72. Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 55 (trad. française, pp. 62-63 : « Une carte
étincelante domine son petit bureau, une fenêtre qui ouvre sur une autre paysage que celui du Sussex
hivernal, avec des noms écrit, une toile d’araignée de rues, un fantôme de Londres tracé à l’encre,
divisé en 576 carrés d’un kilomètre carré chacun. Les impacts sont représentés par des cercles rouges. »).
73. Ibid., p. 142 (trad. française, p. 146 : « Bientôt selon la dialectique du Livre, Pointsman se
retrouverait seul, au centre d’un monde obscur, isotrope, vers le zéro absolu, où il disparaîtrait à son
tour… »).
74. Ibid., p. 188 (trad. française, p. 191 : « Les voix se font vaguement métalliques et la lumière,
toujours aussi vive découpe moins nettement les contours… c’est un réflexe puritain de chercher des
ordres au-delà du visible. On rencontre également cela dans les cas de paranoïa. »).
89
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
ques ou des pervers. La doxa du roman est neutre à ce sujet, Pynchon substitue à tout
jugement moral ou religieux le règne des lois de la physique. Il reste à se demander
quelle fonction Pynchon donne au simulacre apocalyptique. À cet endroit, il semble
raisonnable de formuler l’hypothèse que l’apocalypse sémiologique n’est pas aussi
consommée que le voudrait Baudrillard et de redéfinir les tenants et les aboutissants
du postmodernisme, à la lumière de sa théorisation esthétique américaine.
4. 3. Le postmoderne en question : le simulacre apocalyptique
Le contexte historique du roman de Pynchon donne une assise réaliste à
l’angoisse apocalyptique. La course à la bombe nucléaire est déjà bien engagée pour
les Américains, grâce à la précocité du « projet Manhattan » et la lettre d’Einstein
à Roosevelt, le sommant de se procurer de grandes quantité d’uranium à enrichir
avant que les recherches des savants allemands à la solde du régime nazi n’aboutissent. Surtout la crise des missiles de Cuba (1962) et l’assassinat de Kennedy (1963)
catalysent les inquiétudes, maintenues vivaces pendant la guerre du Vietnam et ce
malgré le T.N.P. (traité de non-prolifération nucléaire) de 1968. Pourtant, Pynchon
laisse courir l’imaginaire apocalyptique de la manière la plus libre qui soit, et ne se
prive pas d’exploiter des pistes sans lien direct avec l’histoire.
Si l’on examine en détail certains passages du roman, il apparaît que les mythes y sont le plus souvent des coalescences de légendes scénarisées en fonction de
l’imaginaire de chacun. Ainsi, le ténébreux Pointsman mélange gaiement le mythe
de Thésée dans le labyrinthe, la figure biblique de l’ange, le Livre de l’Apocalypse et la
science-fiction (le « rayon de la mort » est, sans doute, inspiré par The War of Worlds
de H. G. Wells, 1898) :
Oh yes once you know, he did believe in Minotaur waiting for him: used to
dream himself rushing into the last room, burnished sword at the ready, screaming like a Commando, letting it all out at last […] rocket blasts each time
missing them, their chase preserved, a plate etched in firebursts, the map of a
sacrificial city, of a cortex human and canine […] at last they are on some hillside at the end of a long afternoon of dispatches from Armageddon, among
scarlet banks of bougainvillea, golden pathways where dust is rising, pillars of
smoke far away over the spidery city they’ve crossed, voices in the air telling
of South America burned to cinders, the sky over New York glowing purple
with the new all-sovereign death-ray […] They would deny him even the little
perversity of being in love with his death…
But now with Slothrop in it – sudden angel, thermodynamic surprise, whatever he is… will it change now? Might Pointsman get to have a go at the Minotaur after all?75
75. Ibid., pp. 142-143 (trad. française, pp. 146-7 : « Oh oui dans le temps, il a vraiment
cru qu’un Minotaure le guettait, en rêve, il bondissait l’épée à la main, hurlant comme un commando, libéré enfin […] La ville est une plaque gravée par les explosions, la carte d’une citée
sacrifiée, d’un cortex homocanin […] ils se retrouvent finalement sur une colline à la fin d’un
long après-midi de dépêches venues d’Armageddon, parmi les massifs rouges de bougainvillées,
les sentiers dorés, les colonnes de fumée qui s’élèvent au-dessus de la ville, les voix qui disent
que l’Amérique du Sud a été réduite en cendres, que le Ciel de New York rougeoyant est illuminé par le nouveau rayon de la mort. […] On lui reprocherait même cette petite perversion
d’être amoureux de sa propre mort. Mais maintenant avec Slothrop – ange soudain apparu,
surprise thermodynamique… est-ce que tout va changer ? Pointsman va-t-il avoir à affronter le
Minotaure, en fin de compte ? »).
90
Frédéric Sayer
La carte de Slothrop devient, dans l’esprit malade de Pointsman, celle d’une
« cité sacrifiée », point de départ d’un fantasme de l’anéantissement, soutenu par
l’édifice des anciens mythes et par la rêverie scientifique ou technologique. Mais, en
définitive, ce fantasme est morbide, non pas tant au niveau de son contenu, que de
sa forme : « la cité sacrifiée » devient un « cortex homocanin », c’est-à-dire l’incarnation du projet diabolique de Pointsman, la dégradation de l’humain à une somme de
réflexes pavloviens. Voilà une apocalypse bien fantaisiste et discréditée comme telle,
et pourtant les idées de W.S. Burroughs n’en sont pas très éloignées76. De même,
par la suite, l’invraisemblable « rêve paranoïaque de la Cité » mélange des éléments
fantastiques et réalistes, le profane et le sacré, pour devenir « la forme mouvante de
sa [celle de Pointsman] peur la plus secrète » :
If the City Paranoiac dreams, it’s not accessible to us. Perhaps the City dreamed
of another enemy city, floating across the sea to invade the estuary… or of waves of darkness… waves of fire... Perhaps of being swallowed again, by the immense, the silent Mother Continent? It’s none of my business, city dreams… But
what if the City were a growing neoplasm, across the centuries, always changing,
to meet exactly the changing shape of its very worst, secret fears?77
Le rêve paranoïaque de Londres, c’est sa géographie commandée par la peur
de l’envahisseur : les pauvres en première ligne, à l’Est, proches de l’estuaire de la
Tamise, point de pénétration des excursions vikings ou normandes. Voilà comment
le darwinisme social d’un Dickens devient paranoïa rationalisante, comment la carte
de Londres dessine les méandres labyrinthiques de la paranoïa de Pointsman, un
réseau de peurs dont le lecteur a du mal à se représenter le contenu, puisque le
personnage en question ne souhaite rien moins que l’anéantissement du monde. À
moins qu’il ne craigne, en cette soirée de Noël, le cri de l’enfant-sauveur, propulsé
depuis Bethléem comme une décharge d’énergie.
Le héros sauveur, cela aurait dû être Slothrop qui, tout à la fin du roman,
s’imagine en cavalier d’un cheval noir, parcourant l’espace dans un galop incontrôlé,
« la lande brune et verte », puis « les basses-terres », enfin « la mer grise », jusqu’à
envahir le ciel sous les rayons pourpres du soleil :
He appears first with boots and insignia shining as the rider on a black horse,
charging in a gallop neither he nor the horse can control, across the heath over
the giant grave-mounds, scattering the black-faced sheep, while dark stands of
juniper move dreamily, death-loving, across his path in a parallax of unhurrying fatality, presiding as monuments do over the green and tan departure
of summer, the dust-colored lowlands and at last the field-gray area, a prairie
of sea darkening to purple where the sunlight comes trough, in great circles,
spotlights on a dancing-floor.78
76. Notamment l’idée que l’homme est une « machine molle », dans lequel sont encodées des
messages qui le déterminent, se reporter à Frédéric Sayer, Le mythe des villes maudites. Entropie et fiction
au XXe siècle, Biarritz, Séguier, 2009, chapitre VII. 3.
77. Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 173 (trad. française, p. 176 : « Le rêve paranoïaque de la Cité ne nous est pas accessible à nous. Peut-être a-t-elle rêvé d’une autre cité ennemie,
venue de l’autre côté de la mer envahir l’estuaire… ou de vagues d’obscurité… de feu… Peut-être
d’être avalée de nouveau par l’immense continent maternel et silencieux. Mais les rêves des villes ne
sont pas de mon ressort… Et si la Cité produisait un néoplasme, grossissant au cours des siècles, sans
cesse en évolution, pour rejoindre exactement la forme mouvante de sa peur la plus secrète ? »).
78. Ibid., p. 747 (trad. française, p. 747 : « Il apparaît d’abord avec des bottes et reluisant comme le cavalier sur un cheval noir, il charge en un galop qu’il ne parvient pas à contrôler plus que le
91
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
Mais ce prétendu sauveur « pris dans le rêve apollinien », se révèle être un
cavalier de l’apocalypse, au vu de la fin de la nouvelle. Après l’impact de l’Orpheus Theatre, Pynchon livre au lecteur, en guise d’épilogue, une chanson en vieil
anglais de William Slothrop/Pynchon :
There is a Hand to turn the time,
Though thy Glass today be run,
Till the Light that hath brought the Towers low
Find the last poor prêt’ rite one...
Till the Riders sleep by ev’ry road
All through our crippl’d Zone,
With a face on ev’ry mountainside.
And a Soul in ev’ry stone…79
La chanson ressemble fortement à un sous-produit de ce genre littéraire en vogue dans le Nouveau Monde du XVIIe siècle, le sermon sur le déclin, directement inspiré de l’Apocalypse selon Jean. On y retrouve sous une forme quelque
peu enfantine ses principales étapes : la destruction des villes (i.e. des tours), les
cavaliers de l’Apocalypse, la lumière éblouissante (appelée ailleurs dans le roman
« Kirghiz Light »80) qui accompagne la descente du Christ de feu. S’y greffent
des éléments puritains (la mention d’un « preterite ») et réflexifs du roman (la
« Zone », synonyme de l’Europe dévastée mais aussi de la dépravation du monde
en tant que tel).
Tout ce mélange des textes est à l’image du régime babélien du livre. Le foisonnement des langages techniques, philosophiques, argotiques représente autant
de modulations du langage à la manière dont on infléchit une note de music
(to bend the note). Par son usage dialectal ou autochtone de l’américain, Pynchon
donne du caractère à ses personnages, ce qui est presque un surcroît d’âme, alors
que l’on s’attendait à une proliférante dissémination de l’identité. Le babélisme81
de Gravity’s Rainbow est réussi : il sort de l’obscure matrice du Wake, au lieu y
sombrer. En fait, le principe derridien de la « différance »82 (inscrite au cœur de la
culture comme texte) et la multiplicité des divisons qu’opère cette « différance »,
n’ôtent pas toute leur saveur aux mots, ils n’aboutissent pas vraiment à la ruine du
sujet ni à celui du secret vibrato mémoriel de la prose de Pynchon.
Certes, les différentes lectures de l’œuvre restent en suspens, à égale distance
l’une de l’autre, en équilibre. C’est ce que Marc Chénetier appelle « la déhiérarchisacheval ne le fait. Il fonce à travers la lande, il saute par-dessus les tumulus, il disperse les moutons à
tête noire, les buissons de genévriers s’inclinent rêveusement, amoureux de la mort, le long d’un chemin à l’immuable parallaxe. Ce sont comme autant de monuments à travers la lande brune et verte
après le départ de l’été, les basses-terres couleur de poussière, et finalement la mer grise, comme une
prairie qui lentement deviendrait pourpre sous les rayons du soleil qui y trace des cercles immenses,
comme le rond d’un projecteur sur une piste de danse. »).
79. Ibid., p. 762.
80. Au sujet de cette lumière « kirghiz », Pierre-Yves Pétillon note dans La Grand-route, op.
cit., p. 196 : « Mais il reste toujours ce blanc au cœur du puzzle, éblouissement kirghiz au centre des
novae qui exposent dans la steppe, et l’œil doit y rester aveugle s’il ne veut pas que surgisse dans son
champ le tigre embrasé de gloire ou les ténèbres de l’acte originel enfoui. »
81. Les termes de « babélisme » ou de « parole babélienne » est impossible à définir précisément, puisqu’ils désignent tantôt, la reconstruction positive d’un ensemble de langues diverses et
autonomes en forme de gerbes linguistiques, tantôt le langage unique du totalitarisme.
82. Pour saisir la genèse du concept de « différance », se reporter à Jacques Derrida, Positions,
Paris, Minuit, « Critique », 1972.
92
Frédéric Sayer
tion du “postmoderne” comme moment baroque »83. Il s’explique un peu plus loin
dans le même chapitre :
Paranoïaques (Pynchon) ou libertaires (Coover), les fictions s’avouent nécessaires […] Pour empêcher que « les nouvelles versions » ne se solidifient, Pynchon les installe en tension, en équilibre, en contrepoids. Pynchon sait tout
faire, et ses éblouissants patchworks stylistiques et herméneutiques ne laissent
dominer nul motif et nulle couleur.84
Mais cette suspension n’aboutit pas à la mort du sujet. De même, le structuralisme,
même s’il a renouvelé souvent avec bonheur les sciences humaines, ne constitue en
rien une fin en soi et n’a pas abouti à la mort du sujet, malgré l’exhibition de ce qui
l’agit en le traversant – le langage, l’inconscient (encore un langage), le judéo-christianisme et surtout la communication et l’information (d’entreprise, publicitaire,
politique). De telles conclusions, certes hâtives, furent le salutaire symptôme d’un
renversement dialectique. La sémantique ou le signifié ne disparaît pas parce que
l’on découvre soudain dans les années 70 que l’on a sous-estimé la syntaxe et le
signifiant. Roland Barthes, lui-même, a conscience des limites de sa lecture structuraliste du monde : dans L’Empire des signes, il perçoit les signes du Japon comme
autonomes, sans référence au monde réel, déconnecté de tout signifié, entièrement
ritualisés. Le saut qualitatif est hâtif, sans doute un peu rhétorique, il a la vertu de
servir la démonstration. Mais, Barthes lui-même reconnaît que sa lecture du Japon
est toute personnelle.
De même, le décentrement du sujet ou le contournement de la métaphysique occidentale, n’est pas synonyme d’un nihilisme catastrophique. Surtout, le
simulacre de Baudrillard ne conduit pas à la disparition du réel mais à la création
d’un réel parallèle. La virulence du propos était alors à la mesure de ses talents de
polémiste.
*
*
*
L’apocalypse sémiologique, c’est une idée intéressante, une hypothèse à valeur heuristique pour réfléchir à la mutation du signe au XXe siècle, mais ce n’est
en aucun cas une réalité effective de la société américaine. Sous d’autres auspices, Marc Chénetier n’était pas aussi optimiste85, mais il serait vain d’entrer dans
la querelle. En ce qui concerne Thomas Pynchon, Linda Hutcheon remarque
l’habituelle hyper-conscience créatrice ainsi que d’autres oripeaux postmodernes
comme l’ironie permanente et l’autoréflexivité. Cependant, ici, le jeu de miroir
est dédoublé, puisque ce qui est autoréflexif, c’est le système paranoïaque qui est
déjà réflexif, puisqu’il constitue l’abstraction synthétique d’un mode de pensée
morbide. Ce système est souvent fait de bonnes prémisses, fines observations
d’un système sensoriel très éveillé, mais de mauvaises inférences et cela malgré
83. Marc Chénetier, Au-delà du soupçon, op. cit., pp. 373-374.
84. Ibid., p. 381.
85. Ibid., p. 265 : « Big Brother, après tout, n’avait pas pris le pouvoir, le nivellement et le
décervelage totalitaires n’avaient pas eu lieu. Peut-être ne ferait-on pourtant point preuve d’une paranoïa excessive à dresser de la situation présente un constat moins optimiste. »
93
La trajectoire apocalyptique de Thomas Pynchon
une armature rationnelle hypothético-déductive très poussée mais viciée de l’intérieur par son caractère obsessionnel, maniaque et compulsif. Or, il s’avère que
ce système pathologique est aussi le mode de réception (et partiellement, de production) des fictions de Thomas Pynchon. Il y aurait là un paradoxe à dénoncer
les complots dans l’histoire américaine au sein d’un texte dont la seule lecture
possible est, précisément, paranoïaque : les connections si nombreuses, dont cet
article n’a donné qu’un aperçu – pourtant déjà bien copieux – sont intentionnellement produits pour dessiner autour du lecteur une toile d’araignée, dont le centre
reste conjectural, cette même toile qui forme le labyrinthe des rues de Londres
sur la carte des impacts de Slothrop, à moins que ce ne soit au cœur de l’Aleph,
la « toile d’araignée argentée au centre d’une noire pyramide, un labyrinthe brisé
(c’était Londres) »86.
Frédéric Sayer
Paris IV - Sorbonne
86. Jorge Luis Borges, L’Aleph, op. cit., p. 207.
© Interférences
littéraires 2010

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