CE LIEN - Fédération Française de la Couture du Prêt-à

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CE LIEN - Fédération Française de la Couture du Prêt-à
12 e RENCONTRES INTERNATIONALES
DU TEXTILE ET DE LA MODE
MODE & CINÉMA :
REGARDS CROISÉS
samedi 28 avril 2012 / 14h30
Modérateur
Jean-Michel Bertrand, Professeur associé, IFM, Professeur à l'ENSAD
Intervenants
Yohji Yamamoto, créateur
Christophe Honoré, écrivain, cinéaste
Jean-Michel Bertrand
Merci d’être venus en nombre pour assister à ce débat inédit qui va nous permettre d’entendre le témoignage et le point
de vue de Yohji Yamamoto et de Christophe Honoré, sur un sujet aussi passionnant que celui des relations entre mode et
cinéma. Tous deux vont nous parler de leur travail, de la façon dont ils ont abordé la création ou le choix de vêtements
dans les films auxquels ils ont collaboré ou qu’ils ont réalisé.
Mais avant de les entendre, quelques éléments de cadrage relatifs au thème de cette table ronde.
•
Ce thème peut prendre un sens différent selon l’acception que l’on donne à la notion de « mode ». Elle peut
renvoyer stricto sensu au vêtement. Mais si on la considère au sens large, elle désigne tout ce que le cinéma a
contribué à populariser. Les modes concernent aussi des modes de vie, des façons de penser, de parler, de
bouger.
•
L’une des grandes questions que pose la relation mode–cinéma est celle de l’influence. Le médium
cinématographique a-t-il la capacité d’influencer un public large, pour qu’il adopte des vêtements, des costumes,
les façons de s’habiller des acteurs, des actrices, des stars qui sont, au fond, des modèles auxquels, bien souvent,
le spectateur est incité à s’identifier ? Nous laisserons de côté cette question complexe, d’ordre sociologique et
nous centrerons notre interrogation sur l’esthétique et la création spécifique de vêtements pour le cinéma.
Soulignons cependant que si l’on peut citer des modes lancées par un film et adoptées par un large public,
l’influence du cinéma a surtout consisté à diffuser l’idée que « l’habit faisait le moine (ou la nonne !) » et que
l’on pouvait choisir son « looks », s’habiller pour exprimer diverses facettes de sa personnalité.
•
D’entrée de jeu, l’industrie cinématographique a été liée à la mode. Tout simplement parce que nombre de
producteurs de cinéma à Hollywood étaient issus du milieu de la confection qui comprenait beaucoup de Juifs.
Pour citer quelques noms : Louis B. Meyer était à la tête d’une entreprise de chaussures, Sam Goldwyn était
gantier, Adolphe Zukor travaillait dans le domaine de la fourrure. Très vite, ils ont eu envie d’habiller leurs
acteurs et leurs actrices avec des produits qu’eux-mêmes fabriquaient. Ils souhaitaient influencer le public de
cette manière-là.
•
L’industrie de la mode aux Etats-Unis a tenté de développer tout un secteur dédié à la réplique des robes portées
par les actrices. En 1930, deux sociétés se sont créées avec un merchandising très spécifique puisque les robes
étaient aussi présentées dans les vitrines des cinémas. Cela a marché pour quelques modèles mais, dans
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l’ensemble, cela n’a pas très bien fonctionné tout simplement parce que - comme d’habitude -, nous
surestimons et surtout simplifions l’influence directe des médias
•
La relation entre la mode et le cinéma est aussi liée à la présence et la représentation des corps et donc au
voyeurisme, à l’érotisme et à la censure. Ainsi, aux Etats-Unis, la mode a été très largement contrainte par le
fameux code Hays qui a imposé son puritanisme. Vous savez sans doute que la robe de Betty Boop a dû être
rallongée car elle était considérée comme obscène… Que les représentants de Hays sur le tournage des films
venaient mesurer au centimètre près la profondeur d’un décolleté : seuls les dos pouvaient être nus et cela nous a
donné quelques dos magnifiques au cinéma ! Ou encore que les baisers étaient règlementés ! Le code Hays
comportait des interdits et protocoles nombreux et précis qui ont donné naissance à nombre de subterfuges
pour les contourner ; Hitchcock, notamment, a su suggérer ce qui ne pouvait être montré.
Il est plus que temps de donner la parole à nos invités et à nous recentrer sur la création…
En préparant l’animation de cette table ronde, j’ai lu une déclaration de Yohji qui m’a un petit peu étonné. Vous savez
que Yohji Yamamoto a créé les magnifiques vêtements du film Dolls de Takeshi Kitano. Or, il nous dit dans une
interview : « J’ai déconseillé à Kitano de me commander des costumes car en réalité je porte la poisse à tous les cinéastes
pour lesquels je travaille ». Je voudrais donc vous demander, Yohji, si vous pensez véritablement porter la poisse ou est-ce
une façon de dire que vous n’aimez pas tant que cela créer des vêtements pour le cinéma ?
Yohji Yamamoto
Non, pas du tout. Non ! Ce que je ne veux pas c’est surtout « tuer » le personnage joué par un acteur ou une actrice à
cause de mon ego. Pour Dolls, Kitano m'a demandé de faire une sorte de défilé de mode dans ce film, alors j'ai accepté.
En terme de business, ce n’était rien, c’était une erreur…
Jean-Michel Bertrand
La situation était très particulière parce que manifestement Kitano vous a laissé carte blanche. Et Kitano, qui avait une
vision relativement réaliste des costumes, s’est trouvé en présence de vêtements sublimes, très différents de ce que le
réalisme des situations et des personnages semblait exiger. Il a donc été obligé de changer son film, les ambiances, les
lieux de tournage etc. pour pouvoir intégrer votre création. Nous avons-là une rencontre rare entre deux gestes créatifs.
Mais, pour reprendre votre première réponse, je crois que ce n’était pas seulement un show de Yohji Yamamoto. Votre
intention profonde n’était-elle pas, en réalité, de magnifier ces « vagabonds », de rendre hommage à ce couple et à des
situations ou des sentiments que vous aimez. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce qui vous a inspiré dans ce film ?
Yohji Yamamoto
L’histoire, les personnages... Je dirais que c’est un film très rare, une histoire d’un couple lié errant. Ce n’est pas la
réalité, ce pourrait être une sorte de fantasme ou de conte. J’ai beaucoup aimé créer ces vêtements. Et puis Kitano a
commencé à changer le scenario après avoir vu ma présentation. Et je me souviens très précisément que lorsque ce couple
était sur le point de mourir dans la neige, à la fin du film, pendant que je visionnais les rushs, je criais : « Terminez,
arrêtez-vous là, ne tombez pas maintenant ! » mais il l’a fait…
Jean-Michel Bertrand
Pour souligner la force de la création, je précise la situation : on a affaire à deux errants « enchaînés » l’un à l’autre par
une histoire d’amour et une cordelette. Et ils sont parés de vêtements somptueux, très colorés ; l’homme a un costume de
cachemire (Yohji vient de me préciser que ce n’était pas seulement du cachemire), elle, une robe éblouissante, rouge en
crochet. N’était-ce pas votre façon de rendre hommage à des gens que vous aimez bien : les mendiants magnifiques, ou,
dans notre société impitoyable, les perdants magnifiques.
Yohji Yamamoto
Etre un errant, un vagabond n’est pas une question d’argent, on peut être riche et sans attache. J’aime les vagabonds…
Christophe Honoré
Ce qui est très particulier à Kitano, c’est qu'il aime partager sa mise en scène. Certains réalisateurs sont dans des volontés
de maîtrise absolue et nous voyons bien que Kitano - que ce soit lorsqu’il travaille avec Yohji Yamamoto sur Dolls ou dans
d’autres films par rapport aux peintures - est plutôt quelqu’un qui aime être menacé : soit par des acteurs qui soudain
prennent une place très importante, soit lorsqu’il va demander à Yohji de faire les costumes. Ce n’est pas en tant que
costumier qu’il va lui demander d’intervenir mais, finalement, en tant que metteur en scène. C'est d’ailleurs assez
fréquent avec les acteurs : certains sont autant metteurs en scène que le metteur en scène lui-même. Autour d’eux
s’organisent les rythmes, les flux, les énergies.
Pour moi, ce qui fait de Dolls l'un des plus beaux films de Kitano, c’est justement cette impureté-là. Kitano vient de la
télévision donc c’est vraiment un cinéaste qui travaille l’impureté et lorsqu’il va chercher quelqu’un comme Yohji,
l'objectif qu’il cherche à atteindre est le moment de déséquilibre, celui où l’illusion réaliste va être complètement brisée.
Effectivement, ce n’est pas du tout une histoire de SDF, mais une histoire de personnages qui résistent à la fiction. Il
s’agit dans un sens de « clochards de fiction ». Il peut tout leur arriver et notamment d’être habillés par Yohji Yamamoto
toute leur vie et cela suffit à faire fiction. Ce déséquilibre-là est un vrai choix de metteur en scène, tout comme celui
d’accepter de ne pas être metteur en scène tout le temps sur un film. C’est là la grande intelligence du travail que Kitano a
pu faire avec Yohji.
Jean-Michel Bertrand
Est-ce que vous avez aussi cette capacité à vous mettre en danger ou à accueillir l’imprévu ?
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Christophe Honoré
Sur d’autres aspects oui, mais sur les costumes, non. Mais c’est parce que je suis un cinéaste français ! Nous avons une
tradition, tout du moins dans le cinéma d'auteur français dans lequel j’évolue, où nos rapports aux costumes sont très
différents de ceux des cinéastes japonais. Je ne crois pas que j’aurais le courage et la sérénité de Kitano pour un jour aller
proposer à quelqu’un comme Yohji Yamamoto de lui donner les clés ou une part de la conduite du film et dire « Allez,
amusez-vous ! » et je me débrouillerai ensuite. Je n’en suis pas là, je n’ai pas la maturité pour pouvoir assumer cela.
Jean-Michel Bertrand
Vous avez réalisé Les Bien-aimés, l'un des films qui a beaucoup fait parler de lui et qui a été présenté en clôture du
Festival de Cannes 2011. Vous y suivez des vies de couples, une histoire d’amour sur un fond historique marqué (sans
qu'il soit prépondérant) et dans lequel le passage du temps qui passe se marque dans le décor et les vêtements.
Néanmoins, sans être historien de la mode, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’étrange dans les vêtements que vous
avez imaginés ou fait imaginer pour le film. Ils renvoient à une époque sans être pour autant démodés. Pouvez-vous nous
en dire plus ?
Christophe Honoré
C’est une question qui est, pour tout metteur en scène, collective. C’est-à-dire que ça ne concerne pas uniquement le
département des costumes. Nous échangeons beaucoup en amont du film aussi bien avec le chef opérateur qu’avec le
décorateur et le costumier. Sur ce film-là, nous avons pointé le danger du fétichisme, cette idée qu’à un moment le
vêtement est l'emblème d’une époque. Nous savons bien qu’un vêtement est fétiche d’une époque mais comme nous
essayions d’être malgré tout dans une énergie romanesque, nous avons essayé de travailler plus en termes de formes et de
couleurs que dans le respect précis des codes des différentes périodes. Par exemple, pour la partie des années 60, nous
avons fait le choix avec la costumière d’aller chercher plutôt dans les vêtements des années 50. De créer une sorte de
décalage pour se débarrasser d’une image publicitaire. Nous savons bien que ce rapport sociologique, dont vous parliez
tout à l’heure, est un contrat avec le spectateur, c’est un effet de reconnaissance. Ce que le public imagine être les années
60, c’est forcément du cliché, de la convention, c’est le matériel sur lequel s’appuie la publicité qui travaille toujours sur
un phénomène de reconnaissance.
Si nous voulons avoir une réflexion un peu plus poussée, il faut pouvoir proposer un réalisme qui échappe à la
convention, donc briser des codes. Nous savons bien que la majorité des gens qui vont au cinéma réclament l’illusion
réaliste, de pouvoir croire à l’histoire sans que nous leur disions régulièrement « Attention, ce n’est que du cinéma, c’est
une forme, il faut que vous ayez un rapport au film qui soit un rapport de spectateur soupçonneux par rapport à ce que
vous voyez à l’écran ». L'exercice est difficile mais ce film-là, qui est un film musical avec des chansons, met à distance le
spectateur. Ce n’est vraiment pas un film qui essaye de lui dire « On vous entraîne avec nous ». Nous n’arrêtons pas de
leur dire que ce qu’ils voient à l’écran n’est pas la réalité. Donc nous avons aussi travaillé là-dessus avec les costumes.
Jean-Michel Bertrand
Lorsque nous portons un regard pas uniquement de spectateur, mais de spécialiste de la mode, nous avons l’impression
que le film dit secrètement qu’il y a dans la mode quelque chose qui ne se démode pas. C’est-à-dire que nous avons des
vêtements qui sont en partie typiques de certaines périodes mais qui ont aussi une dimension classique. Cela a-t-il été
voulu et réfléchi ?
Christophe Honoré
Un des personnages principaux est interprété par Catherine Deneuve. Quand vous réfléchissez au costume et que vous
avez une actrice comme elle, il y a des choses que vous pouvez difficilement éviter.
De plus, Catherine Deneuve a un regard sur le costume très exigeant et très passionnant. Nous nous sommes amusés à
détourner par moments les silhouettes de Catherine et à les intégrer au scénario. Le personnage de Catherine Deneuve
est interprété lorsqu’elle est plus jeune, dans les années 60, par Ludivine Sagnier. Nous étions donc face à la difficulté du
passage de relais entre deux actrices pour un même personnage. Comment habiller Ludivine Sagnier en sachant que
quarante-cinq minutes plus tard nous aurions Catherine Deneuve, sans faire de Ludivine Sagnier une sorte de sosie. Il
serait complètement idiot de jouer avec un mimétisme, cela ne m’intéresse pas. Donc nous avons essayé d’amener
Catherine Deneuve vers Ludivine Sagnier, plutôt que l’inverse.
Ce sont des réflexions qui sont aussi de l’ordre de l’instinct et du doute des acteurs. Vous parliez du temps qui passe : j’ai
toujours un peu d’anxiété au moment des essayages. Avec les artistes, c’est toujours un moment assez dramatique. Cela se
passe souvent dans des bureaux où à côté, il y a l’équipe déco ou la régie qui hurle, vous faites venir les acteurs, vous leur
faites essayer des vêtements et il y a douze personnes qui donnent leurs avis, c’est vraiment insupportable ! J’ai donc assez
vite imposé d’être tout seul avec les acteurs au moment où ils se déshabillent. J’ai demandé à Catherine Deneuve et
Ludivine Sagnier de faire leurs essayages ensemble. Pour moi, c’était très important que les habits que portent Catherine
dans le film plaisent à Catherine mais plaisent aussi à Ludivine et inversement. Nous avions prévu des vêtements pour
Catherine que nous avons, après quelques modifications, donnés à Ludivine.
Jean-Michel Bertrand
Yohji Yamamoto, pour les films où vous avez eu à concevoir des costumes, votre démarche a-t-elle été la même ou
différente selon chaque situation ? Vous n’avez certainement pas fait la même chose pour Jusqu’au bout du monde avec
Wim Wenders que dans le travail avec Kitano. Qu’est-ce qui caractérise, à chaque fois, votre façon d’aborder le problème
de la création de costumes pour un film ?
Yohji Yamamoto
Lorsque Wenders m’a demandé de travailler sur un nouveau film, Until the end of the world, il m’a demandé cinq cents
costumes. Dès le début j’étais épuisé, parce que dans mon studio nous n’avions pas de séries sur les décennies, ni de
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stocks. J’ai dû créer la totalité des costumes, jusqu’à la moindre veste ou pantalon (même « ordinaire »), tout en essayant
de ne pas reproduire ou faire du Yamamoto. Ce fut une très grande souffrance, dès le début. Il venait de terminer Les
Ailes du désir. De nombreux sponsors le suivaient. Cet homme était riche, il pouvait donc me demander 500 costumes.
Un jour il est venu à Tokyo, parce que la télévision japonaise avait un écran haute définition ... Il m’a demandé de le
récupérer à son hôtel et au cours du trajet entre l’hôtel et NHK, il a commencé à me dire : « Yohji, parfois tu as peut être
un travail qui te semble être une erreur, mais tu dois toujours le finir ». Tout en conduisant, je lui ai répondu « Oui, je
vais le faire ». Parfois les riches cinéastes font des erreurs…
Jean-Michel Bertrand
Je voudrais mentionner notre échange avec Christophe durant le déjeuner. Je lui disais, par provocation, qu’un de ses
films n’avait pas du poser beaucoup de problèmes sur le plan des costumes : les scènes de nus, d’amour et de sexe y sont
très présentes. Christophe m’a répondu « Pas du tout, détrompez-vous ». A chaque fois, la question se pose de manière
très spécifique je crois.
Christophe Honoré
Vous parlez de l'Homme au bain, un film très particulier commandé par un théâtre. J’avais trente mille euros pour faire
un court-métrage. Cela m’a beaucoup amusé, j’avais décidé de faire une fiction sexuelle. Parmi les acteurs, il y avait
Chiara Mastroianni, des gens que j’avais trouvés dans la rue et aussi François Sagat, un acteur porno. Comme il n’y avait
pas de costumier, je me suis rendu un jour au H&M des Halles avec François Sagat pour l’habiller. J’ai passé deux heures
assez éprouvantes. Il a une morphologie compliquée parce qu’il est très musclé et très petit. Tout ce qu’il essayait n’allait
pas, il fallait du XL pour ses épaules, du coup les manches étaient trop longues… A un moment nous avons admis qu’il
allait être principalement nu dans le film et que les survêtements suffiraient. Ce qui n’annule pas la question du choix : il
faut choisir des vêtements qui permettent de se déshabiller selon certains gestes. Nous sommes donc allés chez lui et nous
nous sommes servis dans sa garde-robe. C’est quelque chose que je déteste faire avec les acteurs ! Quand vous rencontrez
un acteur, il vous parle très vite des costumes, presque avant d'évoquer le scénario, et vous propose d'aller chez lui pour
voir comment il s’habille. C’est systématique, ils veulent toujours que nous allions chercher leurs vêtements dans leur
chambre à coucher. Comme vous êtes poli, vous y allez. J’ai ainsi visité des chambres à coucher de nombreuses actrices. Je
ne suis pas très spécialiste de vêtements, mais elles vous sortent des choses incroyables ! Et il arrive toujours un moment
où il faut leur dire « Ceci vous va bien, mais peut-être faudrait-il essayer autre chose ».
Est-ce que j’ai changé selon les films ? Au début j’avais cette idée idiote que les costumes devaient être spécialement
fabriqués pour les films. Je ne supportais pas l’idée qu’on puisse aller emprunter des costumes dans des maisons de mode,
je voulais vraiment que tout soit fabriqué. Je me souviens que sur le premier film, Dix-sept fois Cécile Cassard avec
Béatrice Dalle, nous nous étions dit que nous fabriquerions tout. Et Béatrice, qui est une actrice avec beaucoup de
tempérament, m’a rétorqué « D’accord mais sur le même patron que cette robe, Le reste ne me va pas, Christophe ».
Donc nous n’avions le droit qu’à une forme de robe, mais nous pouvions choisir librement les couleurs. C’était mon
premier film, et je savais que j’allais devoir négocier sur plein d’autres choses, la nudité, lui faire chanter une chanson…
donc j'ai cédé. Mais très vite je me suis aperçu qu'il était très dangereux de vouloir tout contrôler car c’est un boulot
monstrueux. Même sur un film pauvre, vous avez au moins 500 costumes à faire car il faut habiller les figurants... Il est
impossible de tout contrôler. Sauf si vous faites un film qui se déroule au Moyen Age, à ce moment-là vous pouvez vous
amuser.
Jean-Michel Bertrand
Les actrices qui vous demandent de venir voir leur garde-robe renouent avec la tradition originelle du cinéma. Le métier
de costumier ou de designer pour film n’existait pas initialement, et les acteurs et les actrices arrivaient avec leurs propres
costumes qu’ils essayaient d’adapter, avec plus ou moins de bonheur, au rôle qui était le leur. Mais, très vite, s’est
développé à Hollywood, lieu du glamour, du désir, des stars, un nouveau métier qui était celui de designer de costumes
pour le cinéma. Quelques grands couturiers, quelques grands noms de la mode ont participé de temps en temps à
l’aventure d’un film avec des résultats inégaux. Par exemple Chanel n’a pas rencontré le succès qu’elle espérait, ne seraitce que parce que sa simplicité, sa géométrie et la couleur noire ne rendaient pas à l’écran la dimension du glamour que
l’on attendait. Yohji, est-ce que designer pour le cinéma et créateur de mode sont deux métiers différents ? Et en quoi
diffèrent-ils ?
Yohji Yamamoto
C’est très différent. Créer pour le cinéma est un métier à part entière. Comme le disait Christophe, les designers doivent
connaître les différentes périodes de l’histoire du costume, les tendances qui s'y rattachent. Kitano s’est souvent plaint
que l’on dépensait beaucoup d’argent pour les costumes dans les films hollywoodiens. Au Japon, il n’est pas envisageable
d’en dépenser autant mais il voulait cependant être au même niveau.
Jean-Michel Bertrand
Christophe, avez-vous des éléments à apporter à cette question ?
Christophe Honoré
Le spectaculaire est parfois dangereux au cinéma… On voit bien quand ça ne marche pas finalement. Dans le cas d’un
film où on voit apparaître dans le générique la mention « Melle Marion Cotillard est habillée par untel… ». Du coup,
l'actrice est tout le temps au centre du plan, les autres à côté ne sont déjà pas aussi bien éclairées qu’elle et, par sa tenue,
nous voyons bien qu’elle ne fait pas partie de la fiction. Imaginez cela étendu aux dialogues. Comme si soudain, vous
décidiez que les acteurs principaux, qui ont droit à une griffe, auront un niveau de langage différent de celui des autres
personnages ! Ce genre de traitement de la star créé bien souvent un déséquilibre assez inintéressant. Je crois pour ma
part qu’un film, c’est une langue commune, qui n’est pas forcément une langue réaliste. En revanche, c’est toujours une
invention de forme et l’invention d'une langue. Le costume en fait partie. Tout comme j’aime que tous mes personnages
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parlent un peu de la même façon, quelle que soit leur catégorie sociale, j’aime bien l’idée qu’ils soient un peu habillés de
la même façon. C’est cela que je demande à mon costumier, Pierre Canitrot, ou à ma costumière, Pascaline Chavanne,
avec qui je travaille principalement. Il s’agit de trouver un lien, parfois dans le conflit, et de créer une langue commune
sur tous les vêtements et sur la totalité du film. C’est ce qui fait de ce métier-là une spécificité. Et ce n’est pas ce qu’on
attend d’un designer de mode.
Jean-Michel Bertrand
Historiquement, une réponse concrète est donnée à cette question. De grands designers pour le cinéma, tels Adrian,
Edith Head ou Travis Banton, ont parfois essayé de créer une maison de mode mais cela n’a jamais vraiment marché. De
l'autre côté, les collaborations entre les marques, les créateurs de mode et le cinéma n’ont jamais été très longues, elles
restent ponctuelles. Le film n'est parfois qu'un prétexte pour placer des objets, des robes et la publicité n’est pas toujours
la meilleure amie du cinéma. J’ai trouvé une phrase magnifique de Joan Crawford qui, en 1932, à propos du film La
Captive, s’inquiétait de ce que devenait le cinéma hollywoodien. Elle disait : « Comment une jeune femme de la haute
société peut-elle empoisonner son amant, trouver l’amour, puis la rédemption dans les bras d’un autre cinq minutes
après et changer vingt-six fois de robes en 1h20 de film ?"
Elle s’en inquiétait en disant qu’à travers ce jeu de mise en scène, on détruit la qualité des histoires que l’on raconte.
Mais le temps passe et Yohji Yamamoto, comme Christophe ont des obligations qui ne permettront pas de prolonger le
débat. Alors je passe la parole à l’assistance. Quelqu’un a-t-il une question à poser ?
De la salle, Pascal Morand, Directeur Général, ESCP
Yohji, comment avez-vous vécu et quels souvenirs avez-vous du film que Wenders vous a consacré Carnet de notes sur
vêtements et villes, et bien sûr Paris Tokyo ? C’est un film qui reste aujourd’hui très beau. Il permet de comprendre et de
suivre un processus de création, il est très touchant lorsqu’il vous dépeint et il semble aussi s’interroger sur l’identité
japonaise à laquelle Wim Wenders s’est beaucoup intéressé. Quelle mémoire en avez-vous gardé ?
Yohji Yamamoto
Ce fut une coïncidence. Un jour, le Centre Pompidou m’a approché pour faire une exposition, mais j’ai dit non, merci,
je me sentais trop jeune pour entrer au Musée. Puis le curateur m’a demandé si j’étais d’accord pour un film. J’ai
répondu oui. Elle m’a alors présenté Wim Wenders et instantanément nous sommes devenus amis, voire frères. Nous
avions les mêmes souvenirs, nous étions tous les deux nés après la guerre, dans des pays embardés, en ruines. Nous avons
formé des mouvements contre le gouvernement. Le Japon avait un programme d’échange avec les Etats Unis mais à cette
époque, les jeunes japonais n’aimaient pas les américains. Moi, je ne savais pas… Cela devait être un film de 15mn pour
les étudiants d’une école d’art. Un jour, j’ai été invité à l’hôtel Opéra où il résidait. Il m’a soudain filmé tout en posant
des questions. La veille, j’avais joué jusqu’au petit matin… cela ne me préoccupait pas puisqu’il ne s’agissait que d’un film
de 15mn. C’était une erreur de ma part car plus tard, il m’a dit que cela ferait l’objet d’un long métrage d’1h30. Ce à quoi
j’ai répondu « S’il te plaît, si tu m’avais dit cela plus tôt, j’aurais pu être plus présentable, j’aurais pu prendre une
douche.. »
De la salle
Je voulais revenir sur les actrices dont Christophe Honoré nous disait qu'il était très courant qu’elles veuillent montrer
leur garde-robe. Est-ce parce qu’elles ont peur que les costumes ne leur aillent pas ? Nous avons plutôt l’idée inverse, à
savoir qu’un costume peut au contraire aider un comédien à s’approprier un rôle, à changer d’identité.
Christophe Honoré
Ils le disent souvent. Les acteurs ont toujours peur. C’est pour cela que je les aime autant, parce qu’ils sont effrayés en
permanence, avant le tournage mais aussi en cours de tournage. Il n’est pas rare que nous attendions un acteur sur le
plateau, et qu'au bout d’un certain temps quelqu’un vienne nous dire à l’oreille qu’il n’a pas voulu mettre ce vêtement-là.
Ils focalisent énormément leur angoisse sur le costume. Ce n’est pas parce qu’ils ne se sentent pas mis en valeur. Mais il
faut bien souligner qu'il y a un rapport d’obscénité absolue dans la relation entre un metteur en scène et un acteur : nous
demandons à quelqu’un de faire exactement ce que nous voulons de lui. Et l’obscénité vient du fait qu'il accepte. S’il
n’acceptait pas, ce serait beaucoup plus facile, nous pourrions avoir des relations très civilisées, mais à partir du moment
où il accepte, il sait très bien que nous allons avoir sur lui un regard étrange « Je peux faire ce que je veux de toi ». Cette
peur-là peut aussi se retrouver sur la ligne de dialogue, mais c’est très souvent sur le costume qu'elle se reporte. De loin,
nous pourrions penser qu'il s'agit de caprices, mais c’est l’inverse du caprice : ils sont prêts à basculer dans le moment où
ils vont accepter. Dire j’accepte de porter cette robe, c’est dire j’accepte de céder. Je prends ces moments là très au
sérieux, surtout avec les acteurs qui ont une certaine notoriété, leurs peurs et leurs angoisses augmentent avec leur
expérience. J’ai eu la chance de travailler avec de grandes actrices comme Catherine Deneuve ou Isabelle Huppert.
Lorsqu’elles acceptent de dire à un jeune metteur en scène « Vas-y, je veux bien que tu me regardes, que tu me filmes ».
A ce niveau-là, le fait de céder n’est pas un acte innocent.
De la salle, Stéphane Wargnier, Consultant Luxe et Mode
Est-ce que cette chose très spéciale que Christophe vient de décrire dans le rapport aux actrices existe aussi lorsque le
créateur l’habille à la ville ? Yohji, qui a habillé plusieurs actrices à la ville, peut-il nous éclairer ?
Yohji Yamamoto
Cela dépend de quel film nous parlons. Lorsque des actrices très connues portent mes vêtements, seuls les professionnels
reconnaissent mon style, pas le grand public. Cela ne me pose pas de problème. A propos de cinéma, vous est-il déjà
arrivé de visionner un film et, à cause de costumes hideux, de ne pas pouvoir continuer à le regarder ? Moi oui, et à de
nombreuses reprises ! Si l’on tient compte de cela, oui le costume est très important.
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Jean-Michel Bertrand
En guise de conclusion, pour rafraîchir notre mémoire collective et tout simplement par plaisir, je vous propose de
regarder une trentaine de photographies de vêtements extraites de films des années 20 à nos jours et, pour terminer, deux
images emblématiques, une des Biens-Aimés, film de Christophe Honoré et l’autre de Dolls.
Je vous laisse regarder et je conclurai en reprenant et citant ce que m’a dit Yohji Yamamoto lors de notre déjeuner d’avant
débat : « Dans la vie, disait-il, il y a des moments extrêmement agréables : boire un café, fumer une cigarette, comme
maintenant… Il faut les savourer », Des moments agréables et passionnants ? Alors j’ajouterai à cette énumération celui
que nous venons de vivre ici tous ensemble, au cours de cet échange sur le thème inépuisable « mode et cinéma ».
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