Le progrès en question(s) 1

Transcription

Le progrès en question(s) 1
Le progrès en question(s)
Examiner l’idée de progrès telle que mon titre l’indique, avec son orthographe
particulière, signifie deux choses : que le progrès désormais fait question, qu’il est pour
beaucoup incontestablement problématique et, tout autant, qu’il pose différentes questions
selon les aspects sous lesquels on l’envisage. Or celles-ci ont trop souvent été mêlées sous
l’apparence homogène de la question indifférenciée du progrès. Mon propos est donc à la fois
de répondre à cette mise en question contemporaine, d’en réhabiliter l’idée, et de démêler ce
qui a été mêlé faute d’une intelligence nuancée d’une réalité complexe. Pour mieux
comprendre ce propos , il convient de présenter d’abord l’histoire de cette idée, avant d’en
analyser très précisément la signification et d’en défendre l’actualité.
Histoire d’une idée
La notion de progrès appliquée à l’histoire collective de l’humanité a elle-même une
histoire : elle date pour l’essentiel du 18ème siècle avec les grandes conceptions de Kant,
Condorcet et même Rousseau. Elle s’y présente comme la croyance forte en un progrès de
l’histoire, même si c’est avec des angles d’attaque et des justifications différents. La question
des sciences et des techniques est fortement présente chez Condorcet 1, avec l’affirmation
laïque d’un progrès indéfini de leur développement, mais elle est associée à celle d’un progrès
de la moralité et, du coup, d’un bonheur commun qui doit s’ensuivre, surtout si l’éducation
s’en mêle. Chez Rousseau, dont la pensée est souvent déformée, il y a bien aussi l’affirmation
incontestable et la valorisation, à son niveau propre, du premier progrès, celui disons de la
civilisation matérielle, mais il s’accompagne aussitôt d’une condamnation morale de celui-ci,
sur un tout autre plan donc, puisqu’il l’accuse d’avoir « dégradé le genre humain », d’avoir
perverti, à travers la propriété privée et les inégalités qu’elle génère, la bonne nature dont
l’homme était initialement doté2. Sans que la situation soit pour autant définitive : la politique,
telle que le Contrat social en formule les principes normatifs, doit et peut redresser cette
situation et amorcer un progrès de l’homme, indissolublement moral et politique, marqué par
la liberté, l’égalité et le bonheur, et promouvoir donc un véritable progrès anthropologique,
rompant avec la régression antérieure3. Enfin, il y a Kant, qui a selon moi, le mieux illustré
cette dernière idée dans le cadre de sa philosophie de l’histoire, laquelle a le mérite d’aborder
explicitement cette question, même si sa réflexion est biaisée par un arrière-fond théologique4.
Si on laisse de côté cet arrière-fond qui fonde, en dernier ressort, sa conception sur la
référence à un plan de la Providence (divine), il y a bien chez lui l’idée que l’organisation de
la nature humaine, avec son mélange de sociabilité et d’insociabilité et le jeu immanent de
cette contradiction5, doit amener les hommes à instaurer une constitution politique « parfaite »
(dit-il) pacifiant leurs rapports au sein des nations et, ensuite, entre les nations, produisant sur
le long terme la paix entre elles6. Il y a donc bien pour lui, sous la forme d’une croyance
1
Voir l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain.
Voir le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
3
Rousseau est donc aussi un apologiste de la vie sociale, capable de dire que « si les abus de cette nouvelle
condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant
heureux qui l’en arracha et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme» (Contrat
social, I, ch. VIII).
4
Voir Kant, La philosophie de l’histoire, Gonthier/Médiations.
5
A ce niveau, l’explication abandonne son fondement religieux et devient profane, ce qui la rend
intrinsèquement intéressante : seule l’idée de « nature humaine » intervient ici. De plus, c’est par eux-mêmes que
les hommes doivent réaliser ce que Kant appelle malgré tout un « plan de la nature ». Voir la 3ème proposition de
Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (op. cité).
6
Voir aussi son Projet de paix perpétuelle, Vrin.
2
rationnelle et qui s’assume comme telle, un progrès, déjà amorcé et destiné à continuer,
indissolublement là aussi moral et politique, dans les comportements humains collectifs, que
l’on peut constater de fait. Mais il n’en reste pas là et dans une section du Conflit des facultés
il se pose expressément la question de savoir si l’humanité progresse aussi sur le plan
spécifiquement moral de ses intentions, donc de sa disposition intérieure au bien, au-delà de
ce qui pourrait s’expliquer par le seul intérêt – bref il se pose la question de savoir si l’homme
devient meilleur en lui-même. Grande question anthropologique selon moi, qu’on ne doit pas
disqualifier d’emblée comme idéaliste et idéologique, et à laquelle il répond positivement
pour une part, mais pour une part seulement, sur la base d’un argument assez étonnant, il faut
le dire : la réaction d’enthousiasme qu’un spectateur désintéressé, non impliqué en elle, peut
éprouver face à la Révolution française. Il y voit l’indice, sinon la preuve, qu’il y a en
l’homme une « tendance morale », une disposition au bien qui ne demande qu’à se réaliser
peu à peu dans l’histoire, spécialement sous la forme politique de la République. Mais en
même temps, avec un grand réalisme qui refuse tout prophétisme irrationnel, il affirme que
cette disposition se manifestera avant tout dans la conduite extérieure des hommes, dans une
moralité définie comme légalité des actes et conformité à un droit politique de plus en plus
parfait, donc dans une amélioration constante de la vie collective ; il refuse par conséquent de
se prononcer sur la moralité au sens strict, liée aux intentions, puisqu’elle pointe un domaine
qui échappe à l’expérience et donc à la moindre preuve. Selon lui, donc, nous agirons de
mieux en mieux moralement – c’est une certitude que la réflexion rationnelle peut faire sienne
–, mais nous ne pouvons aller au-delà et être sûrs de devenir intrinsèquement meilleurs7.
Nous avons, dans cette brève présentation de l’idée de progrès au siècle des Lumières,
tous les ingrédients de l’idée de progrès telle qu’on va la retrouver au 19ème siècle, quitte à ce
que ses éléments y soient séparés : science, technique, rapports sociaux, politique, situation de
l’homme – ou même quitte à ce que l’existence d’un pareil progrès, mais défini ainsi,
commence à être niée. C’est Auguste Comte qui nous offre au plus haut point l’idée d’un
progrès intellectuel de l’humanité avec sa théorie des « trois états » par lesquels l’esprit
humain serait passé, quoique inégalement selon les différentes cultures : l’état théologique où
règnent les pseudo explications surnaturelles du monde en référence à des divinités ; l’état
métaphysique, simple modification du précédent, dans lequel des entités métaphysiques ont
remplacé les dieux ; enfin l’état positif, définitif, en rupture complète avec les précédents,
auquel nous sommes parvenus et dans lequel la science règne, liée à l’expérience et reliant les
phénomènes par des lois immanentes, susceptibles d’une formulation mathématique.
Conception suggestive, dont il ne faut pas nier l’intérêt et, si j’ose dire, le caractère
« progressiste » car elle est rigoureusement rationaliste, faisant l’apologie de la connaissance
scientifique ou positive telle qu’elle commence à envahir tous les secteurs de la réalité et elle
rejette donc justement l’irrationnel. Par ailleurs, elle s’inscrit dans la filiation de celle de
Condorcet et, comme elle, elle est associée à l’idée que le progrès intellectuel va avoir des
effets positifs quasi automatiques dans l’ordre du bonheur, surtout si la politique s’en empare
– et l’on sait que Comte a élaboré précisément une politique « positiviste »8. Reste qu’elle
présente des défauts ou lacunes : sa théorie du progrès implique une « loi » qui fait de
7
C’est ici que l’on peut raisonnablement critiquer sa conception d’une moralité pure ou stricte de l’intention : un
matérialisme moral tel que je le défends peut considérer ce point à la fois comme insoluble, inessentiel, voire
sans objet. Pour ce matérialisme, faute d’un sujet moral pur, seule compte, finalement, la moralité des actions,
leur « légalité » donc, et le progrès objectif que du coup on peut y trouver. Sur ce point, je me permets de
renvoyer à mon livre L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2011). Ce qui
n’enlève rien, cependant, à la valeur que l’on peut accorder aux motivations humaines : leur qualité, qu’il faut
continuer à dire morale, donne du prix aux rapports inter-humains et joue aussi un rôle dans la vie sociale et son
progrès : le souci d’autrui est supérieur à l’égoïsme individualiste et contribue à l’action visant le bien commun!
Le libéralisme actuel est en train d’abîmer l’homme à ce niveau aussi.
8
Voir le Cours de philosophie positive, 1ère leçon.
l’évolution de l’esprit humain un processus autonome et inéluctable, presque « naturel », dans
lequel la prise en compte de l’histoire et de ses influences multiples est absente ; sa
conception de la connaissance scientifique lui refuse toute portée ontologique, tout accès à
l’« en soi » des choses ; et, enfin, la liaison automatique progrès scientifico-technique/progrès
social, politique et humain dans l’ordre du bonheur, renvoie à un optimisme historique que
l’histoire elle-même va par la suite démentir9.
Mais avant même que cette suite advienne, il y a un auteur majeur qui nous offre une
version du progrès bien plus lucide et profonde, parce que matérialiste et contradictoire,
dissociant ce qu’on avait majoritairement associé – à savoir Karl Marx. J’y insiste donc. 1 Le
matérialisme historique marxien, pour autant qu’on accepte d’y voir un point de vue
scientifique et rigoureusement profane sur l’histoire, nous garantit que la problématique d’un
progrès éventuel à ce niveau échappe à l’arbitraire et à l’idéologie, qu’elle nous renvoie à des
processus réels qui constituent effectivement cette histoire, hors de la représentation
spontanée et en réalité conditionnée idéologiquement que nous en avons. 2 Sa conception du
développement historique est complexe parce que contradictoire, au sens où elle révèle des
aspects contradictoires de celui-ci. D’une part il y a bien selon lui, dans la droite ligne de
l’inspiration rationaliste des Lumières et en parenté ici avec Comte, un progrès des sciences et
des techniques que non seulement il constate mais qu’il assume, qu’il valorise donc
pleinement à l’échelle d’une histoire universelle : il suffit de penser à ce qu’il dit dans le
Manifeste du progrès fantastique que la bourgeoisie a initié de ce point de vue et de la sortie
du Moyen-Age, avec ses préjugés religieux autant que politiques, qu’elle a permise. Il y a
chez Marx un choix fondamental et définitif en faveur de la rationalité scientifique et
technique, d’autant plus qu’il lui associe clairement un potentiel émancipateur fort et essentiel
pour l’humanité : la science et la technique sont des moyens de dominer la nature et donc
d’échapper à l’aliénation dans laquelle les hommes sont plongés vis-à-vis d’elle quand ils
l’ignorent ; elle sont donc un instrument de liberté concrète à ce niveau, la liberté étant ici
définie non comme un libre arbitre mythique mais comme un processus de libération vis-à-vis
du déterminisme naturel, dont l’histoire scientifico-technique est considérée comme la
réalisation progressive. Mais en plus, Marx investit cette double rationalité dans son
explication de cette même histoire : science et technique prennent la forme des forces
productives matérielles, lesquelles déterminent les rapports sociaux de production,
l’ensemble constituant la base économique de la société qui va elle-même déterminer le reste
de la société, sa superstructure politique et idéologique ; et ce sont les transformations de cette
base qui vont déterminer, sur le long terme, les transformations historiques. La science et la
technique sont donc dotées par lui d’un rôle causal essentiel dans l’évolution d’ensemble de
l’histoire et dans le progrès, ou non, qu’on peut y déceler. Or c’est là que la vision de Marx se
fait complexe, voire se renverse, du fait de la conception qu’il a des rapports sociaux de
production : ceux-ci sont le lieu de l’organisation en classes de la société, donc de
l’exploitation des hommes depuis la sortie disons du communisme primitif. Cette division des
classes, avec les oppositions d’intérêts qu’elle implique, accompagne l’histoire jusqu’à
aujourd’hui, elle en est même le moteur10 : qu’il s’agisse de la société antique, de la société
féodale ou de la société capitaliste moderne, l’antagonisme des classes demeure, seule sa
forme change, et cette constance transhistorique, cette stagnation dans l’ordre du malheur
humain, contredit en quelque sorte le progrès incontestable des forces productives, il en est la
face ou l’envers sombre, plus ou moins caché, et il convient de ne pas l’oublier au nom du
progrès scientifico-technique ou économique érigé en entité globale qui définirait alors, mais
9
Je laisse de côté ce qu’il peut y avoir de « religieux » dans sa vision de la politique fondée sur le « culte de
l’Humanité ».
10
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » dit le Manifeste – exception
faite des sociétés primitives.
frauduleusement, le progrès en général. Le gain de l’humanité sur le plan de son rapport à la
nature et sur celui de la quantité et de la qualité des biens produits ne s’accompagne donc pas
d’une amélioration structurelle et substantielle de la relation des hommes entre eux ou de leur
situation au travail. Marx prétend même, d’une manière extrêmement lucide, que le passage
de l’exploitation féodale à l’exploitation capitaliste comporte une part de régression : elle a
supprimé certaines libertés antérieures de l’organisation féodale et on est passé par ailleurs,
dit-il, à « une exploitation ouverte, éhontée, brutale ». Régression humaine, donc, alors même
qu’il y a progrès scientifico-technique – celui-ci produisant celle-là – et sans que cela exclue
cependant d’autres formes partielles de progrès humain comme ce dépassement des
particularismes nationaux et cette ouverture à l’universel dont la mondialisation capitaliste,
avec sa barbarie propre, est pourtant porteuse. Il y a donc là, dans cette approche
circonstanciée et complète de la problématique du progrès, une leçon à retenir : le refus d’une
vision homogène du progrès historique. A quoi s’ajoute une autre idée, présente aussi chez les
penseurs précédemment évoqués : à l’histoire faite ou se faisant doit s’ajouter l’histoire à
faire, celle d’un futur communiste à réaliser par la pratique politique, qui ne saurait donc
advenir automatiquement (même s’il le soutient parfois) et qui, selon lui, devrait constituer
cette fois-ci un progrès radical et complet puisque la révolution des rapports sociaux devrait
améliorer fondamentalement les relations inter-humaines et, du même coup, accorder les deux
formes de progrès possibles en mettant à la portée de tous les hommes les acquis du progrès
scientifico-technique et économique.
D’autres penseurs de l’époque iront curieusement contre cette idée d’un progrès réel
ou possible lié à la modernité, dont Nietzsche tout spécialement. Je ne développe pas
longuement son point de vue, quoiqu’il puisse nous interpeller par son extrémisme même et sa
force argumentative. Là où nous voyons évidemment un progrès global, y compris politique
comme la République ou la démocratie, il voit un immense processus de décadence à la
lumière de ses valeurs, celles de la force vitale et de la hiérarchie politique, de type
aristocratique, qui est censée l’incarner. Cela l’entraîne à condamner violemment tout ce qui
exalte l’égalité, la masse, la démocratie donc, mais aussi la parité homme-femme, le
socialisme et, derrière eux, le christianisme qui en fournit d’après lui la matrice idéologique.
Ce qu’il faut seulement retenir de la pensée de Nietzsche, à ce niveau précis et en oubliant le
caractère scandaleusement réactionnaire de ses positions politiques, c’est une idée forte selon
moi : celle que l’évolution, que nous constatons tous parce qu’elle est un fait objectif, n’est
pas nécessairement un progrès, c’est-à-dire une valeur. « Poursuivre son évolution, cela ne
veut nullement dire nécessairement monter, s’intensifier, prendre des forces » dit-il par
exemple, ce qui l’entraîne affirmer carrément que « le progrès n’est qu’une idée moderne –
c’est-à-dire une idée fausse »11.
Cette dépréciation, dont on pourrait donner d’autres exemples, va se poursuivre au
ème
20 siècle, nourrie cette fois non de préjugés normatifs partisans et arbitraires comme chez
Nietzsche, mais d’évènements objectifs : les deux guerres mondiales, la barbarie nazie et les
divers fascismes, voire le stalinisme lui-même qui prétendait se réclamer de Marx et en a
trahi le message, donc le Goulag, mais aussi la bombe atomique, le colonialisme,
l’impérialisme et, enfin, la crise écologique qui met en cause le développement incontrôlé de
la science et de la technique, sans compter les dangers potentiels contenus dans les
développements récents de la biologie – tout cela pourrait paraître justifier cette dépréciation
et légitimer à la fois une critique radicale de la modernité et un nouveau pessimisme
historique et anthropologique : comment faire confiance à la science et à la technique au
regard de ce qui paraît être leurs effets directs ? Et comment avoir confiance en l’homme et
croire encore qu’il progresse moralement au regard de ce qu’il paraît faire désormais en toute
11
L’Antéchrist, § 4.
conscience ?12 D’où ce pessimisme que l’on trouve dans la philosophie de Heidegger, dont on
laissera de côté ici l’injustifiable engagement nazi pour ne retenir que sa critique généralisée
de la technique conçue comme « arraisonnement » et « dévastation » de la Terre, de ce qu’il
appelle le monde de « l’étant », et perte d’une complicité amicale pré-technique avec lui ;
mais il y aussi chez lui une critique intrinsèque de la raison scientifique, dont il ne nie pas la
valeur de connaissance par rapport à « l’étant », précisément, mais dont il affirme
péremptoirement qu’elle nous fait oublier l’Etre, objet suprême ou sublime de la philosophie
auquel seules la pensée, puis la poésie pourraient nous faire accéder : c’est bien là, quoique
sous une forme sophistiquée, un nouvel irrationalisme et une invitation à la régression
culturelle! Mais il y a aussi, d’une manière plus sérieuse selon moi, la montée d’une
préoccupation écologique essentielle qui interroge le progrès technique à travers ses effets
humains et qu’il faut séparer, j’y reviendrai, d’une écologie fondamentaliste venue des EtatsUnis (la Deep Ecology) qui verse, elle dans un culte totalement irrationnel de la nature et dans
une critique tout aussi irrationnelle de la technique en tant que telle qui n’a pas de sens, sauf
celui d’être le symptôme d’un malaise de l’homme au sein de la culture, comme aurait pu dire
Freud (bien que sur d’autres bases)13.
Toute cette analyse nous confronte alors à l’obligation de mieux préciser
conceptuellement ce qu’il faut entendre par « progrès » si l’on veut relancer ou réinvestir cette
idée avec de bonnes raisons, ce qui me paraît absolument indispensable et relever même d’un
impératif moral à teneur délibérément politique. Car qu’est-ce que « être progressiste », ce
que l’on doit être, sinon précisément affirmer que cette notion a un sens et prendre résolument
position en sa faveur ?
Signification et actualité de l’idée de progrès
Cette idée est plus complexe qu’on ne le croit et qu’on le fait croire quand on parle du
progrès en général. En réalité, il y a deux acceptions différentes de ce même terme.1 Il y a le
progrès quantitatif, celui que l’on trouve dans le progrès des sciences et des techniques (voire
de la culture au sens large). Il suppose deux choses : la conservation des acquis du passé et
l’addition des acquis du présent ou du futur. Sans la conservation, on revient dans le temps au
point de départ ; et sans l’addition on en reste au même point, on stagne dans les deux cas. Le
progrès prend donc la forme d’une accumulation continue – de connaissances, de techniques,
etc., – quelles que soient les ruptures qu’il implique (révolutions scientifiques, nouvelles
techniques éliminant d’anciennes) : toujours du passé est conservé à côté du nouveau ou en
lui, contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans l’histoire des idéologies où une
nouvelle idéologie peut signifier la mort définitive de la précédente : on ne croit plus, comme
Aristote, que l’esclavage est naturel ! Et j’ajoute tout de suite que ce progrès constitue un fait
dont la réalité ne prête pas à contestation parce qu’on peut le constater : de fait l’humanité a
progressé dans ce double domaine (comme dans le domaine économique) et ce constat ne
s’accompagne pour l’instant d’aucun jugement de valeur, il est neutre d’un point de vue
axiologique14 : on peut être pour ou contre, ce progrès – et non le progrès –, il n’empêche
qu’il est là et a priori on peut le penser comme indéfini. 2 Par opposition, il y a justement une
tout autre acception du terme : le progrès qualitatif qui relève lui pleinement d’un jugement de
valeur. Il désigne bien une évolution ou une transformation quelconque dans le temps, mais
12
Voir le titre révélateur d’un ouvrage de M. Revaut d’Allones, Ce que l’homme fait à l’homme (Seuil) dans
lequel l’auteure se réclame d’un libre arbitre métaphysique et d’une problématique religieuse du « mal radical »
que l’on trouvait aussi chez Kant, en opposition avec son relatif optimisme anthropologique.
13
Cette écologie oublie 1 que la nature peut être mauvaise pour l’homme quand on l’abandonne à elle-même
(maladies, catastrophes naturelles, pénurie de ressources, mort) et, 2, que le propre de l’homme est de la
maîtriser, de l’aménager ou de la transformer en sa faveur.
14
Je parle de son constat, bien évidemment, pas de la chose elle-même.
qui nous rapproche d’une valeur que l’on a posée préalablement, dont on estime par
conséquent que cette évolution la réalise peu à peu, « progressivement » donc. Or, autant cette
évolution (ou transformation) se laisse constater (comme le progrès quantitatif), autant
affirmer qu’il y a là un progrès (qualitatif) relève d’un jugement normatif : le terme ici ne
désigne pas une réalité objective, mais une réalité jugée ou interprétée à la lumière d’une
valeur, celle-là même dont on affirme la réalisation « progressive », qu’elle soit graduelle ou
brutale d’ailleurs. On retrouve alors la distinction faite par Nietzsche entre « évoluer » et
« progresser » et cela nous permet de comprendre trois points qui, sans cela, demeureraient
un peu énigmatiques. D’abord le fait que c’est bien dans le domaine de l’histoire politique et
sociale (en y intégrant ici la réalité économique), où l’humain est directement en jeu, que la
question du progrès qualitatif se pose fondamentalement : la morale intervient d’emblée dans
ce cas parce que, contrairement à une idée reçue qui voudrait l’enfermer dans la sphère des
relations inter-individuelles, son champ est aussi, sinon surtout, celui de la vie collective, donc
celui des rapports sociaux, et elle nous contraint à apprécier cette histoire du point de vue de
ses valeurs propres. C’est pourquoi la conception de Kant relève bien d’un jugement de
valeur moral, assumé comme tel, mais aussi, en partie, celle de Marx pour autant qu’il juge
critiquement l’histoire des sociétés de classes à la lumière des valeurs d’émancipation
contenues dans l’idéal du communisme – même s’il a tendance à dénier ce point de vue
normatif. Car j’en profite pour l’indiquer : sans valeurs, point de critique, point de possibilité
d’approuver ou de condamner et, par conséquent, point de possibilité de parler de progrès ou
de régression. Ensuite, cette distinction nous permet de comprendre la diversité, voire la
contradiction, des jugements de valeur dont peut faire l’objet le même processus évolutif :
l’instauration de la démocratie (ou de la République) peut être vue comme un progrès
essentiel si l’on se réfère aux valeurs d’égalité et de liberté ou appréhendée comme une
régression ou une décadence si l’on se réfère à des valeurs inverses comme Nietzsche – et
nous sommes alors en présence de ce que Max Weber appelait une « guerre des dieux », c’està-dire un conflit violent des croyances normatives. Enfin, cela nous permet paradoxalement
de réintégrer la problématique du progrès quantitatif dans celle du progrès qualitatif : il suffit
de montrer que le premier réalise bien des valeurs elles aussi essentielles comme la vérité sur
le plan théorique (préférable à l’ignorance, l’erreur ou l’illusion15) ou, sur le plan pratique, la
liberté à l’égard de la nature – ce qui est le cas.
Une tâche s’impose alors à nous qui nous voulons et nous disons progressistes, et qui
refusons soit le nihilisme pour lequel rien ne vaut soit le relativisme pour lequel tout se vaut et
qui est une forme déguisée du nihilisme : il s’agit de définir des critères normatifs objectifs et
faisant progressivement consensus, nous obligeant dans l’ordre de l’action, en particulier celle
qui est encore à venir, et à la lumière desquels un progrès objectif lui aussi pourrait être
indissolublement jugé et reconnu dans l’histoire. Ou plus rigoureusement, il s’agit d’abord de
savoir si nous reconnaissons ou pas l’existence d’un ordre de valeurs objectives nous
fournissant de pareils critères car sans elles : 1 l’idée même d’être progressiste, c’est-à-dire
favorable au progrès, n’aurait pas de sens ; 2, l’affirmation qu’il y a ou qu’il peut y avoir un
progrès historique réel serait elle aussi absurde, puisqu’elle n’engagerait qu’un point de vue
normatif subjectif ; enfin, 3, l’obligation de participer activement à ce progrès serait elle aussi
dépourvue de signification. C’est là la grande question qui nous est posée à une époque où la
reconnaissance de telles valeurs vacillant, c’est fort logiquement la croyance au progrès qui
vacille aussi pour le plus grand bénéfice de ceux qui profitent de l’histoire telle qu’elle va de
plus en plus mal – à savoir, il faut le dire sans ambages, les acteurs de la finance
internationale et la classe capitaliste mondiale qu’ils servent. Sachant que ce qui se passe
aujourd'hui se déploie dans le cynisme le plus total de ses responsables ou, au mieux, dans la
15
On ne sera donc pas étonné par le fait que Nietzsche, l’anti-moderne par excellence et penseur de la
décadence, ait valorisé l’illusion, voire l’ignorance !
méconnaissance idéologique, donc dans sans le moindre sentiment de culpabilité puisque, en
niant un pareil ordre de valeurs ou en l’ignorant, on s’interdit de voir qu’on les bafoue et que
nous sommes en pleine régression socio-historique un peu partout. Or la réponse à cette
question est pour moi claire : oui il existe un ordre normatif de valeurs objectives, donc
universelles : c’est celui des valeurs morales distinguées des valeurs simplement éthiques16.
Ces dernières sont particulières et facultatives, caractérisant l’usage que nous faisons de notre
vie individuelle et sont propres aussi à des groupes ou à des époques diverses. On ne saurait
donc juger l’histoire passée ou présente à leur lumière sans verser dans l’arbitraire culturel ou
historique. C’est ainsi qu’une part de l’écologie relève de préférences normatives subjectives,
comme le goût de la nature plutôt que celui des productions culturelles avec son univers
urbain, et on ne saurait les imposer à quiconque, sauf après un débat démocratique et un choix
majoritaire. Par opposition, les valeurs morales sont universelles et obligatoires, concernent
nos rapports avec autrui et, comme je l’ai déjà indiqué, s’appliquent aussi, voire d’une
manière privilégiée, à la vie collective, aux rapports sociaux et à la politique qui les organise,
et elles peuvent s’incarner dans un droit positif contraignant 17. Kant en a donné une
formulation définitive, on peut en expliquer l’émergence à partir de l’évolution naturelle telle
que Darwin l’a pensée et de l’histoire qui la relaie ; enfin, elles ont trouvé une formulation
principielle dans la Déclaration de 1789 affirmant la liberté et l’égalité en droit de tous les
hommes. Or il y a là un progrès normatif décisif de la conscience universelle, en droit sinon
en fait, qui s’offre à la réflexion et à l’adhésion de tous et qu’on peut considérer comme
définitif, échappant à ses conditions historiques d’apparition. Par contre, il n’était pas achevé
dans sa réalisation concrète de l’époque, tant en compréhension qu’en extension. Le principe
d’« égaliberté » (j’emprunte la formule à Balibar), expression juridique de la norme kantienne
de l’Universel moral, s’est cantonné dans un premier temps, et encore d’une manière
imparfaite, dans la sphère politique de la démocratie formelle au moment de la Révolution
française. Mais il s’est enrichi ensuite, à partir du 19ème siècle et à travers les acquis des luttes
du mouvement ouvrier d’inspiration marxiste, en s’appliquant à la sphère sociale et
économique, au point d’être porteur de l’exigence communiste elle-même, et on le retrouve
considérablement développé et précisé dans la Déclaration universelle des droits de l’homme
de 1948. Qui niera, s’il compare ces deux Déclarations, qu’il y là un étonnant progrès de la
conscience humaine en moins de deux siècles ?
Certes, il y a bien actuellement un peu partout, hormis en Amérique latine, une
impressionnante régression socio-politique qui date de la disparition du bloc soviétique. La
menace dite « communiste », largement mythifiée, qu’il représentait malgré tous ses défauts,
avait contraint le capitalisme occidental à se réformer à travers l’Etat-Providence ; la
disparition de cette menace a libéré toutes les potentialités destructrices de ce même
capitalisme, l’entraîne à détruire peu à peu les diverses conquêtes antérieures du mouvement
ouvrier, au point non seulement de paraître bloquer toute d’idée d’un progrès à venir, mais de
nous enfoncer dans le pire – ce qui pourrait nous faire douter de cette vision positive de la
marche de l’histoire qui a, malgré tout, habité le 20ème siècle. Mais si l’on prend du recul pour
envisager globalement le processus historique, tout en intégrant les résistances qui se
manifestent contre le type de mondialisation que nous connaissons et les avancées qui
apparaissent ici ou là18, la perspective change, surtout si l’on ajoute la remarque toute simple
16
Cette distinction, que j’ai particulièrement développée, se retrouve chez Habermas, Ricoeur et M. Conche.
« Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront rien à chacune des deux » dit
justement Rousseau dans l’Emile.
18
Non seulement il y a ce projet épatant d’un « socialisme du 21ème siècle » en Amérique latine, c’est-à-dire à
l’échelle, peu prou, d’un continent, mais il y aussi ce qui se passe en Chine où du positif émerge
indiscutablement ; et, par ailleurs, on ne peut nier les amorces de démocratisation des régimes arabes, même si
elles apparaissent très fragiles. Tout cela doit être pris en compte si l’on veut éviter un pessimisme outrancier
auquel l’actualité pourrait nous porter.
17
suivante : pourquoi ce qui a été possible et donc réel dans le passé – le progrès – ne serait-il
donc pas également possible et donc réalisable dans le futur, sauf à postuler arbitrairement
que seul le pire est sûr ? Pour toutes les raisons que j’ai développées, on voit donc qu’il est
légitime intellectuellement de parler d’un progrès moral et politique objectif de l’humanité
dans le sens de l’Universel, attesté dans et par l’histoire – quelles que soient ses stagnations
ou ses régressions temporaires – à travers des conquêtes juridiques concernant de nombreux
domaines concrets de la vie humaine, dès lors que ce jugement – car cela reste un jugement –
est étayé sur des normes elles-mêmes objectives, issues de la raison humaine. Et cela nous
permet, je l’assume pleinement, de hiérarchiser les époques historiques comme les diverses
formes de société sans verser dans le moindre ethnocentrisme ou impérialisme culturel : oui,
la démocratie est supérieure à la monarchie – comme, mais nous sommes alors sur un plan
autre que moral, une société où règne la connaissance est supérieure à une société où règnent
l’ignorance et la superstition ! Et je pourrais multiplier les exemples. Il n’empêche que, pour
s’en tenir au plan moral et politique, prendre cette position normative relève bien de ce qu’on
peut définir comme un « cercle culturel » ou « normatif »19 : c’est du point de vue du résultat
de l’évolution historique auquel nous sommes parvenus que nous pouvons, rétrospectivement
ou rétroactivement, parler de progrès et en hiérarchiser les étapes ou les formes culturelles
comme nous le faisons. Mais ce cercle, non seulement est inévitable, mais il n’est pas vicieux
puisque les normes auxquelles nous avons accédé s’offrent d’elles-mêmes à la justification
rationnelle universelle ou, comme dirait Habermas, à la discussion entre des sujets dotés de
raison capables de s’entendre.
Reste à prendre conscience, comme nous l’avons déjà suggéré avec Marx et avec la
crise écologique, que ce progrès n’est pas homogène : ce que nous gagnons sur un plan – les
conquêtes de la science et de la technique – nous pouvons le perdre sur un autre plan, perte
qui est une conséquence du premier quand il n’est pas maîtrisé par la collectivité : c’est
l’exploitation moderne du travail, ou encore c’est la crise écologique qui menace l’humanité
dans sa survie et confère au respect de la nature un sens non éthique, cette fois, mais moral
puisque touchant aux intérêts des hommes, laquelle crise peut alors nous imposer de renoncer
à certains aspects du progrès technique dès lors qu’ils nuisent aux intérêts de ces mêmes
hommes. Faut-il rappeler qu’une problématique inédite de la décroissance vient d’apparaître,
qu’on doit considérer comme progressiste dès lors qu’on l’a bien comprise20, à laquelle
s’ajoute aussi celle d’une certaine forme de démondialisation qui n’a rien de politiquement
« réactionnaire », au contraire ?21
19
On trouve cette idée chez A. Comte-Sponville : voir La sagesse des Modernes (avec L. Ferry), Robert Laffont.
Je pense ici, entre autres, à la réflexion de P. Ariès exprimée dans divers ouvrages et qu’il s’agit de bien
comprendre : la décroissance ne signifie pas une croissance à l’envers, comme si, étant passés de 0 à 5, nous
devions revenir à 0 et passer à moins 5. Elle signifie seulement que nous devons arrêter de magnifier la
croissance comme solution unique à nos problèmes – ce qui est d’une idiotie et d’une irresponsabilité absolues.
Ce qui doit primer, c’est l’idée de sa maîtrise critique et sélective, ce qui implique que l’on renonce à certains
aspects de celle-ci s’ils sont néfastes à l’humanité, et, surtout, le souci de mettre au premier plan l’idée de
partage : celle du travail et de son produit, ce qui relève d’une exigence à la fois morale et politique, qui rejoint
au demeurant l’intérêt de tous.
21
L’exigence d’une « démondialisation », elle aussi, doit bien se comprendre. Elle n’a rien à voir avec un repli
nationaliste. Elle traduit seulement 1 : L’idée qu’il est non seulement absurde mais suicidaire écologiquement
d’aller chercher en Amérique du sud, par exemple, des produits alimentaires que nous pouvons produire en
France, vu le prix énergétique que nous devons payer pour cela. Il importe donc de relocaliser autant que
possible la production agricole et industrielle et de renoncer, non aux échanges internationaux, mais à une
mondialisation sauvage de l’économie qui n’a que faire de la crise écologique qu’elle génère. 2 L’idée que les
peuples doivent avoir la maîtrise de leur devenir économique et que les Etats-nations peuvent être, pour une part,
le cadre adéquat de celle-ci. L’idée d’une maîtrise nationale de l’économie est donc une idée progressiste,
opposée à celle de la dictature internationale des marchés financiers, que la nationalisation des ressources
pétrolières au Vénézuéla illustre parfaitement. Le progrès n’a donc bien rien a avoir avec la modernité en tant
20
Mais il faut aussi prendre conscience que le progrès n’a rien d’inéluctable et qu’il doit
être constamment maîtrisé par une raison collective éclairée et s’inspirant de normes
universelles : non seulement parce qu’il peut être contradictoire – la démocratie peut être
aussi la tyrannie de l’opinion ou le progrès économique s’accompagner d’un consumérisme
médiocre et aliénant ; mais aussi ou parallèlement, parce qu’il peut cesser ou s’inverser en
régression : nulle providence ou nulle dialectique ne peut nous en prémunir. C’est pourquoi la
vigilance est de rigueur et c’est pourquoi aussi la politique doit prendre le relais : une
politique rationnelle et morale visant le bien de l’humanité tout entière, qui sait que le progrès
historique a intellectuellement un sens, qu’il est à la fois possible et réel, mais contrasté,
inachevé et menacé, et qui affirme que nous devons nous y consacrer, spécialement dans le
domaine socio-politique. Car, contrairement ici à ce que disait Gramsci, inspiré de Romain
Rolland, l’optimisme de la volonté, à la source de l’action humaine, n’a de sens justifié
qu’appuyé sur un optimisme de l’intelligence ou, pour mieux dire, sur un optimisme de la
raison théorique et pratique qui reconnaît pleinement la validité de l’idée de progrès.
Yvon Quiniou
que telle, avec la sacralisation de ce qui advient, sous prétexte qu’il advient. Encore faut-il juger le contenu de ce
qui advient à la lumière des normes indiquées, pour l’accepter ou le refuser.