L`Image persuasive - Département d`information et de communication
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_____________ partie I LES IMAGES QUI PARLENT chapitre 1. L’IMAGE PERSUASIVE chapitre 2. L’IMAGE POÉTIQUE chapitre 3. LES IMAGES FONCTIONNELLES chapitre 4. LE DROIT ET L’IMAGE chapitre 5. LA CIVILISATION DE L’IMAGE _____________ chapitre 1 L’IMAGE PERSUASIVE a) Des mots b) L’image de main en main . l’image et le pouvoir . l’imagerie politique . l’image de masse . l’image fonctionnelle c) Divers types d’images . deux moyens d’écriture imagique . taxonomie . le dessin . la photographie . l’holographie . sémantique dessin/photo _____________ EXERGUE “L’image /est/ non pas une illusion du savoir, au même titre et dans les mêmes proportions qu’elle est une illusion du réel, mais un moyen supplémentaire d’appréhender le réel, un moyen complémentaire de constituer un savoir.” Jean FELLER journaliste et communicologue français Dans ce premier chapitre, nous tenterons de situer l’image fonctionnelle dans une perspective d’ensemble. En effet, l’image est une terre en friche. Elle suscite l’engouement ou la critique mais on connaît peu d’elle. C’est pourquoi il convient d’en faire un rapide tour d’horizon. Il sied d’abord de s’entendre sur un vocabulaire de base sans quoi la communication risque d’être brouillée par un emploi abusif des mots. Puis, on verra au cours de quatre thèmes, comment le contrôle de la communication imagique est passé lentement des mains du pouvoir religieux à celles du pouvoir économique. Dans les six derniers thèmes, on examinera les moyens de fabrication des images et les divers types d’images qu’on peut réaliser selon le point de vue sémiologique duquel on se place. _____________ a) DES MOTS Le mot “image” est doté d’acceptions multiples. Il vient du latin imago, imaginis qui signifie “qui prend la place de”. Les Anciens utilisaient aussi des synonymes approximatifs comme “effigie” ou “simulacre”. Les Grecs disposaient du mot eikôn pour nommer “ce qui reproduit, représente (rend présent)”, une “réalité”; de là origine le qualificatif “iconique”. Le mot eidôlon, synonyme grec approchant, a fourni le substantif français “idole”. Dans son acception populaire, le mot “image” réfère à une représentation plastique, et plus précisément graphique, d’un objet ou d’un concept. Mais il convient d’éclaircir ici plus explicitement les notions différentes que peut recouvrir ce mot. On peut penser dans un premier temps à “l’image lumineuse”, celle qui est étudiée par les physiciens de l’optique. Cette image est constituée de quantas d’énergie émis ou réfléchis par un corps et perceptibles par l’œil. En ce sens, tout ce que notre œil peut voir est image lumineuse: la lumière émise par le soleil ou par une ampoule incandescente de même que les objets naturels qui réfléchissent ces lumières (paysages, êtres vivants, etc.). Mais le mot “image” peut aussi référer à “l’image rétinienne”, c’est-à-dire à celle qui est provoquée par les réactions à la lumière des cellules nerveuses photoréceptrices de la rétine. L’étude de ce type d’image est dévolue aux physiologistes. Ce sont eux qui étudient la structure anatomique de la rétine et le fonctionnement neurologique de ses cellules spécialisées. De même, le mot “image” peut référer à “l’image mentale”, celle que le cerveau reconstitue en traitant les informations transmises par la rétine et celles déjà stockées dans la mémoire. Ce sont les psychologues qui cherchent à comprendre comment s’élabore l’image mentale. C’est un domaine complexe où il devient difficile de relier ce qui est strictement biologique à ce qui ressort des fonctions symboliques dont le fonctionnement demeure plus obscur encore. Et la structuration des stimuli en symboles est ce qui nous intéresse au premier chef. Enfin, le mot “image” peut référer à “l’image physique”, c’est-à-dire à l’image qui est posée sur un support matériel comme un papier photographique ou une toile à peindre. Cette image permet la perception directe; ce n’est en quelque sorte qu’une forme particulière d’image lumineuse. C’est de l’image physique dont il est question dans notre ouvrage et c’est d’elle dont on propose ci-dessous un classement taxonomique. Néanmoins, les chapitres 6 à 9 serviront à préciser bien des notions relatives à ces différents types d’images. Par ailleurs, il est nécessaire de recourir à des mots différents pour qualifier les phénomènes reliés à l’un ou l’autre type d’images. Le mot “imaginatif” qualifie ce qui est relatif aux opérations de symbolisation et qui relève de l’imagination dans le sens populaire du terme; le mot “imaginal” qualifie ce qui est relatif aux opérations de symbolisation dans le sens précis de synthèse mentale faite à partir des informations rétiniennes; le mot “imagique” qualifie ce qui est relatif à tout type d’image portée par un support physique; le mot “iconique” qualifie ce qui est relatif à l’image fonctionnelle dans le sens précis où nous l’employons dans ce livre. Si l’on tente de relier un qualificatif à une acception du mot “image”, on obtiendra un tableau comme ceci: __________________________________________________________ ______ Substantif Qualificatif __________________________________________________________ ______ 1. image physique a) de tout type: b) fonctionnelle: imagique iconique 2. image mentale a) encodage (intrant): imaginal b) évocation (extrant): imaginatif __________________________________________________________ _______ _____________ b) L’IMAGE DE MAIN EN MAIN L’image est aussi ancienne que le monde. Elle fut soumise à maintes vicissitudes. Elle servit d’abord à des fins spirituelles avant de participer au grand jeu de la politique. Mais l’image fonctionnelle au sens strict que nous lui donnons ici vit le jour avec l’apparition des moyens de diffusion de masse. L’image et le pouvoir L’image préoccupe les humains depuis très longtemps. Elle remplit des fonctions diverses. En religion, elle sert d’intermédiaire entre les dieux et les humains; en psychologie, elle jouit d’un pouvoir symbolique, magique parfois; en art, elle permet l’expression de l’univers intérieur personnel; dans les sociétés techniques, elle est information, indication, conation, propagande; elle permet de communiquer, d’informer, de divertir, de persuader. L’image, parce qu’elle est un double du réel, peut remplir aux yeux des humains bien des rôles que joue le réel lui-même. L’image est souvent un ersatz apprécié de la réalité; elle est parfois prisée davantage. Depuis toujours! Tentons un survol à travers les millénaires en quelques bonds significatifs et dans quelques secteurs caractéristiques. Même avant l’histoire transmise par écrit, bien avant que l’expression fut lancée, les humains avaient découvert l’image fonctionnelle. L’homosapiens de la préhistoire paléolithique avait déjà dessiné des images il y a près de 100,000 ans (eh oui!). Ce n’est qu’à partir de la mi-XIXe siècle que l’on s’est rendu compte de l’existence d’œuvres (plus récentes déjà) dessinées sur les parois des cavernes. Les plus célèbres sont Altamira en Espagne, connue dès 1863 et Lascaux en France découverte en 1940; elles datent de plus de 15,000 ans. Ces images sont grandioses par leur beauté et impressionnantes par leur taille (à Lascaux, il y a des taureaux de 5 mètres de long). Le psychologue de la perception, l’américain James-J. Gibson (1966) imagine que “c’est quelque chose de très important pour le développement psychologique de l’homme que cette découverte subite peut-être qu’est l’image.” Il continue en soulignant l’aspect surprenant que l’image dut avoir sur le dessinateur comme sur les autres regardeurs puisqu’ils voyaient “quelque chose qui n’était pas là, ou plutôt, qui y était tout en n’y étant pas.” Peut-être est-ce l’évènement qui fit de l’être humain un philosophe puisqu’il fut confronté à la distinction entre apparence et réel, entre forme et substance. Le chercheur ajoute: “L’artiste qui examina la technique imagique apprit aussi un nouveau mode de communication sans parole et une nouvelle manière de regarder le monde autour de lui”. Partout donc où vivait l’homme raisonnant, on a retrouvé des images. Aussi, la préhistoire québécoise a laissé ses traces imagiques. Mais ce qui retient surtout notre attention, c’est que ces images sont au fond de véritables images fonctionnelles; elles répondent à un besoin, sont fabriquées dans un but précis. L’historien d’art René Huyghe (1957) considère que ces images répondaient à deux fins: “Les plus anciennes manifestations offrent déjà un double aspect: par les unes, l’homme essaie de se projeter sur l’univers, d’y porter sa marque, sa griffe, de s’y inscrire. Et, par les autres, de se l’annexer, de le faire sien. Dans les deux cas, il y a effort de possession, soit qu’on veuille y sceller son empreinte, soit qu’on s’en empare sous la forme d’une image, d’un double, désormais maniable et soumis. Dans le premier cas, il y a projection; dans l’autre, captation. La volonté est la même.” Les peintures pariétales sont donc des images magiques en même temps que fonctionnelles: elles répondaient au besoin immédiat d’agir sur l’environnement -en ce sens, ce sont des images fonctionnelles- et elles comblaient aussi un besoin plus diffus, mystique -à ce titre, ce sont des images magiques. Constatons que les hommes se servaient de l’image pour agir sur la matière aussi bien que comme clé d’accès à la Connaissance. __________________________________________________________ _______ PREHISTOIRE QUEBECOISE Les archéologues-ethnologues-anthropologues québécois ont retrouvé diverses pièces d’art préhistorique dans les régions du Bas-du-fleuve et de la Basse-Côte-Nord, datant de plus ou moins 5,000 ans. Malheureusement, ils ont répertorié très peu d’œuvres dessinées comme telles. Voici toutefois, peint par les Algonquiens, la partie d’un pan de rocher donnant sur le lac Wapisagonké, près de Shawinigan. Le relevé a été réalisé pour la revue PaléoQuébec du Laboratoire d’Archéologie de l’Université du Québec à Montréal. Les signes sont de larges dessins de terre rouge de plus de 50cm de haut; ils représentent, de droite à gauche, une tortue (fig.7) et, entre autres, une série de personnages (fig. 13 et 14). Bien qu’elle appartienne de toute évidence à la préhistoire québécoise, on n’a toutefois pas pu dater plus précisément cette œuvre qu’entre 3000 av. J.-C. et 1600 ap. J.-C. L’archéologue Gilles Tassé (1977) de l’université du Québec à Montréal interprète les animaux de cette fresque comme de bons manitous. Ainsi la tortue, qu’on trouve encore dans les lacs de la région, est un symbole de fertilité. Le professeur Tassé ajoute: “Ces interprétations générales, toutefois, ne doivent pas nous faire exclure deux autres possibilités. La première, que ces figurations de tortue et d’oiseau représentent des totems, c’est-à-dire des symboles servant à identifier des familles ou groupes de familles (clans). La deuxième possibilité est que ces deux figures représentent des esprits tutélaires, sortes d’anges gardiens des anciens chasseurs algonquiens.” __________________________________________________________ _______ Vers 1300 avant J.-C., peu après le règne du grand pharaon Ramsès II, se produit un événement important: Moïse critique le pouvoir des images parce qu’elles transmettent mal la réalité de Dieu. La Bible en fait un récit laconique dans lequel le chef de l’Exode pique une colère et détruit l’idole -un veau d’or- qui détourne de l’adoration du vrai Dieu. En réalité, les grands chefs religieux, tout en utilisant les images, s’en sont toujours méfié. Les proches disciples même du christ adoptaient un point de vue similaire. Par exemple, Luc l’évangéliste (Actes des Apôtres, 17, 29) rapporte ces paroles de l’apôtre Paul: “Si donc nous sommes de la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l’or, à de l’argent, à de la pierre, œuvrés par l’art et le génie de l’homme.” Cette question des images a donc, à un moment donnné, suscité les controverses chez les chrétiens. C’est ce qui a provoqué la dite “querelle des images”. Les images du Christ, de Marie, des saints avaient pris une place importante sur les murs des églises et dans les cœurs des fidèles. Grabar (1963) affirme qu’on les adorait comme des dieux lares. Aussi, en 726, l’empereur byzantin Léon III l’Isaurien prend parti pour les iconoclastes: il proclame un édit contre les icônes, fait détruire une image du Christ qu’il y avait sur un mur de son palais, puis persécute, exile ou exécute les opposants. Il semble que ce geste répond surtout à des impératifs politiques: il a peur que ses sujets soient obnubilés par les images religieuses et il préfère voir circuler sa propre image. Au Second Concile de Nicée, en 787, l’image est réhabilitée: l’iconoclasme est déclaré une hérésie. Le pédagogue et audio-visualiste français René LaBorderie (1972) fait remarquer que par la suite l’image fut considérée tout à fait différemment à Byzance et à Rome. Il écrit: “L’Eglise d’Occident continua cependant à considérer l’image comme une bible pour analphabètes. L’Eglise d’Orient au contraire, voyait l’image dans sa fonction essentiellement mystérieuse et concevait son enseignement -et non pas l’enseignement par- (il s’agissait donc de la réduction de ce qu’on a parfois appelé aujourd’hui l’analphabétisme devant l’image) comme le moyen par lequel les fidèles pouvaient en saisir les significations profondes.” La remarque est juste. En Occident, les fidèles manipulent des “images pieuses” qui sont comme un support de propagande pour les confirmer dans leurs croyances. Dans les églises dites “orthodoxes” (russe, grecque, copte,etc.), les croyants méditent les icônes pour approfondir leur foi. Cette tradition d’images pieuses s’est poursuivie. Au Moyen-Age, les verrières étaient devenues de véritables livres d’histoires en images, avec leurs bulles -les phylactères-, “comme dans les bandes dessinées”, affirme le graphiste et sémiologue français Gérard Blanchard (1967). A l’opposé, l’Islam a rejeté les images de représentation; personne n’a le droit de représenter Dieu ou les créatures de Dieu. Cela a généré toute une tradition décorative originale: les “arabesques”. Comme le faisait remarquer Duvigaud (1978): “Certes, il n’existe dans le Coran aucune interdiction contre l’art. Si le visage de Dieu échappe à toute figuration -fût-elle rituelle comme dans l’icône- c’est qu’il existe une différence radicale entre la nature de l’homme et celle de Dieu. Comment __________________________________________________________ _______ IMAGES PIEUSES La tradition de l’imagerie religieuse telle que transmise par les “images pieuses” est caractéristique. Elle se moule le plus souvent au goût populaire et se greffe aux courants artistiques d’un académisme poussiéreux (souvent issus d’Italie ou d’autres pays d’Europe). Cela donne des résultats de parfait mauvais goût dans le genre cucu, des chromos comme on disait au début du siècle: des Christ sanguignolents, des Vierges en pamoison, des saints au yeux révulsés, etc. Ce que l’on appelait le style sulpicien, du nom du quartier parisien des éditeurs religieux. Voici une image pieuse achetée en 1982 dans un centre de pélerinage et de renouveau chrétien des environs de Québec. Elle représente une religieuse en extase mystique; mais la scène évoquée ici, l’est avec les stéréotypes iconographiques les plus usés par un “artiste” italien à la pièce ou une bonne sœur “artiste à commande”, le tout reproduit par un imprimeur-italien-fournisseur-du- mondecatholique-romain (avec encre poussière d’or en prime!). Dans les années 50 a surgi, en France, tout un mouvement (dont le Club des Nouvelles Images et la revue L’Art sacré) pour promouvoir la création d’images pieuses adaptées au goût et au sentiment religieux contemporains. On a fait appel alors à de jeunes artistes de talent. Le Québec a rapidement emboité le pas et mis à contribution un certain nombre d’artistes-professeurs de l’Ecole des Beaux-Arts de Québec comme les Plamondon, Thibault, Bastien, Paradis, Garant, etc. Mais le mouvement du renouveau pentecôtiste catholique fait le chemin à rebours et depuis quelques années, remet sur le marché une panoplie de stéréotypes éculés. Comme le dit un slogan publicitaire, on en fait “une recette à l’ancienne, servie à la moderne”. C’est-à-dire que des sujets vieux de cinquante ou soixante-quinze ans du meilleur exemple de style sulpicien sont fabriqués avec les techniques modernes à grand tirage: photo-lithographie, laminage tri-dimensionnel, etc. Quelle catastrophe! Les dominicains journalistes Capellades et Cocagnac (1957) stignatisaient naguère cette façon de faire (d’être ?): “Oui, l’art dit ’de Saint-Sulpice’ c’est aussi une attitude spirituelle, la confusion sentimentale entre le conventionnel, c’est une sorte de langage commode, superficiel et sans vie qui évoque l’extérieur du mystère et non sa réalité profonde.” __________________________________________________________ _______ figurer l’inconcevable? Et l’homme lui-même, miroir de Dieu, n’échappe point, chez les plus rigoristes, à ce principe.” En fait, la vérité est qu’en Islam, c’est le verbe qui est image. Tout une collection de cursives s’enchevêtrent pour former des images d’une nature particulière. Elégantes et fortes à la fois, elles parent aussi bien les murs des mosquées que les pages du Coran. Tracy (1980) en soulignait l’essence: “De tous temps, la calligraphie a été le principal art visuel du monde islamique. La transcription d’un texte religieux est en elle-même un acte de dévotion.” L’écriture constitue donc une image d’art, mais une image d’un type différent. Si elle n’est pas interdite par le Coran, un hadith (parole de Mahomet rapportée par la tradition) affirmerait, selon Massignon (1921) que les faiseurs d’images seront punis au dernier jour. Cette mise en garde suffit pour susciter toute cette production d’images non figuratives que l’on connaît. __________________________________________________________ _______ FAISEURS D’IMAGES L’expert tunisien Mohamed Aziza (1980) fait une analyse intéressante de la représentation en Islam. Il soutient que la figuration n’est pas si absente de la tradition que l’on pourrait croire de prime abord. C’est qu’en Islam aussi il y eut une querelle des images dont les répercussions viennent jusqu’à nous. L’auteur raconte l’anecdote suivante: “Certes le débat sur l’image sera toujours entretenu au point où il a fallu, en 1922, une fétoua célèbre du Cheikh réformiste Mohamed Abduhl pour légitimer la pratique des arts plastiques. De même, une fétoua légèrement postérieure du Cheikh Mohamed Bakhti s’imposa pour légaliser, sur le plan théologique, l’emploi de la reproduction photographique. Malgré ces ‘autorisations’, on se souvient qu’il y a à peine quelques années, l’introduction de la télévision en Arabie Séoudite avait suscité des troubles graves. Ainsi, le prince Khaled Ibn Moussæd monta une véritable expédition armée pour investir les locaux de la Radio-diffusion-Télévision séoudienne et détruire cet ‘instrument de l’hérésie’ qui transmettait la figure et le corps humains! La police séoudienne s’opposa par la violence à ce projet et le prince rigoriste fut tué. Cinq ans plus tard (1975), son frère le prince Fayçal Ibn Moussæd assassina le roi Fayçal Ibn Abdelaziz. Certains journaux arabes analysant les motivations du meurtrier ne craignirent pas de faire un rapprochement entre les deux actes violents.” __________________________________________________________ _______ Il faut tout de même reconnaître que certains artifices permettaient à des calligraphes de “suggérer” (!) parfois une représentation. L’expert et ancien directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam W.-J. Sandberg (1965) donne cet exemple d’un calligramme arabe du XIXe siècle. Il s’agit d’abord d’un poème mis en forme avec cette belle écriture mais il représente aussi de toute évidence, un magnifique volatile. On avait longtemps utilisé les images pour confirmer les pouvoirs en place. Les Grecs avaient compris la force du verbe: “Quand Cicéron faisait un discours, on disait: ‘Comme il parle bien!’ Quand Démosthène prenait la parole, on s’écriait: ‘Fonçons sur l’ennemi!’”. Cette anecdote fut racontée dans les années 60 par l’homme politique américain Adlaï Stevenson. Les Romains avaient saisi le pouvoir des images: les Césars n’eurent de cesse que les pièces de monnaie à leur effigie fassent connaître leur image aux quatre coins de l’imperium romanum. D’ailleurs, partout les castes dominantes avaient compris il y a belle lurette le rôle prépondérant de l’image pour asseoir leur pouvoir. Du Moyen-Age jusqu’à la Révolution, les images servirent de caution au pouvoir religieux qui commandait les monumentales images d’églises. Le pouvoir se déplaçant aux mains des laïcs, c’est alors que fit surface le commentaire iconique social et politique. L’affiche politique avait fait son apparition lors de la Révolution, mais elle était encore, pour l’essentiel, un texte; c’est le développement technologique qui permit la diffusion à grand tirage des images politiques, conformistes ou critiques. Ainsi la caricature servit largement au contre-pouvoir. Par ailleurs, les images devenaient peu à peu des objets populaires; par exemple les images d’Epinal connurent en France une popularité énorme sous la Révolution puis sous Napoléon et la Restauration monarchique. __________________________________________________________ _______ IMAGES D’EPINAL Les “images d’Epinal” sont caractéristiques d’une époque imagique. Elles étaient précisément imprimées à Epinal, petite ville de la Lorraine française. C’est JeanCharles Pellerin (1756-1836) qui eut l’idée de créer et surtout de manufacturer ce type d’images à l’époque impériale. Elles représentaient des scènes de genre sur tous les sujets (mais particulièrement militaires et sociaux), des personnages anecdotiques (les uniformes, les métiers, etc.). Le style se distinguait par un dessin linéaire gras dont les surfaces étaient remplies par des aplats de couleurs vives. Ces images contrastaient avec les sévères images en noir et blanc, les seules réellement disponibles jusqu’alors pour le grand public; de plus, leur prix était minime. Aussi reçurent-elles la faveur populaire et se répandirent-elles comme trainée de poudre envahissant durablement les foyers populaires. __________________________________________________________ _______ Avec l’organisation de plus en plus serrée de la société (activités industrielles et tertiaires), les gens se sont concentrés dans les villes. Le pouvoir s’y est alors fortement implanté pour devenir le pouvoir politique des métropoles (nationales ou régionales) que l’on connaît aujourd’hui. Ce qui permit les conditions matérielles de production et de diffusion des images. L’imagerie politique L’image vit sa première diffusion intense avec l’avènement conjugué dans les centres urbains de la lithographie vers 1800 et de la presse bon marché (penny papers). C’est à ce moment que la critique sociale s’est manifestée férocement: caricatures, portraits-charges, dessins satiriques. Le plus célèbre représentant de la période d’or du commentaire iconique fut sans doute le peintre et lithographe français Honoré Daumier (1808-1879). Celui-ci ne ménageait pas le pouvoir jusqu’en ses plus hautes sphères; il critiqua sans relâche les travers bourgeois des financiers, avocats, comédiens, etc.; et “toutes les incarnations de la manie, de la prétention, de l’hypocrisie et de la sottise” rappelle Laran (1948). Ces “éditoriaux en images” furent publiés pendant près de 40 ans dans le Charivari: plus de 4,000 planches au total. Le peintre et graveur Gustave Doré (1832-1883) marqua, à peu près à la même époque, tout le domaine de l’illustration sérieuse, celui de l’édition parisienne. Il grava des bois pour plus de 120 ouvrages dont certains édités simultanément dans dix pays (L’Enfer de Dante, Don Quichotte de Cervantes, La Bible, Rabelais, Balzac, etc.). Sans compter près de 10,000 illustrations qu’il réalise pour les journaux. Au Québec, on put sentir les effets de cette évolution tant technique qu’intellectuelle, un peu plus tard. Cela est compréhensible compte tenu de la pauvreté du pays à cette époque, du mode de vie rural, et du handicap que constituait l’Atlantique au franchissement des innovations technologiques (les centres financiers et industriels étaient Londres et Paris, bien sûr!). A l’époque où l’inventeur hongro-allemand Aloys Senefelder proposait la lithographie industrielle aux parisiens, Fleury Mesplet, le premier grand imprimeur montréalais, publiait des journaux et des livres illustrés. L’historien de la communication québécois JeanPaul DeLagrave (1981) affirme que c’est Mesplet qui publia en 1777 les premières images imprimées dans Le Petit livre de vie qui apprend à bien vivre et à bien prier Dieu; c’était une série de dix-neuf images pieuses du dessinateur Duberger. En 1840, l’imprimeur-éditeur Napoléon Aubin de Québec se gréait de la première presse lithographique à être installée chez nous. Il eut une idée publicitaire géniale: celle de donner en prime à ses lecteurs du Fantasque, des portraits lithographiques horstextes; le premier fut le sien propre et le deuxième, celui du héros de la Rébellion de 1837, Louis-Joseph Papineau. Puis le quotidien La Presse fait une percée magnifique à la fin du siècle: à partir de 1891, on se met à illustrer régulièrement des faits divers (incendies, procès, etc.) avec des gravures du dessinateurs Brodeur; c’était un an avant l’apparition des comics dans la presse new yorkaise. Puis le Montréal Star fait de même à partir de 1895; le journal s’assure pour cela les services du plus célèbre dessinateur de cette période, un disciple de Krieghoff, Henri Julien qui connaîtra plus tard la notoriété grâce au F.L.Q. Mais le Montréal Star avait déjà tâté le marché dès 1887 avec une série de 110 dessins comme le rapporte Saint-Onge (1977): “En 1887, pour souligner le cinquantième anniversaire du soulèvement des Patriotes, le Montréal Star publiait à tous les samedis une série d’articles illustrés sur ces événements. Les textes étaient écrits à partir d’interviews réalisés avec des personnes dont les parents furent intimements mêlés à ces activités révolutionnaires. Bien sûr, tous ces textes dénoncent le fait qu’on puisse prendre les armes pour contester l’autorité./.../ Chaque reportage fut illustré d’une gravure d’Henri Julien (1852-1908). Idéalement, l’illustration devait reprendre une anecdote du texte pour en fournir une équivalence picturale.” Ce n’est qu’à partir des années 30 cependant que La Presse e u t u n v é r i t a b l e caricaturiste attitré, Bourgeois. Celui-ci créa un couple-symbole représentant les québécois moyens: Baptiste et Catherine. Ce couple devint célèbre car il était présent chaque jour à la une du “plus grand quotidien français d’Amérique”. __________________________________________________________ _______ F.L.Q. C’est Henri Julien qui dessina le fameux “patriote-paysan” que les activistes du Front de Libération du Québec choisirent comme symbole. Julien l’avait à l’origine esquissé simplement comme un “canadien” typique de l’époque de la Rébellion de 1837. Mais le F.L.Q. le reprit habilement à son compte avec l’enseigne vert, blanc, rouge. Lors des Evénements d’octobre 1970, le personnage apparut sur tous les communiqués révolutionnaires et acquit une notoriété immédiate.Guilbault (1980) fait toutefois remarquer: “Ce dessin, désormais célèbre, est cependant loin de donner une idée juste de son auteur, qui n’avait rien d’un polémiste révolutionnaire; il s’inscrirait plutôt dans la lignée des illustrateurs de scènes de la vie quotidienne canadienne-française dans ce qu’elle a de plus traditionnel... et de plus calme.” C’est pourtant ce dessin qui servit encore à illustrer la couverture de L’Esprit révolutionnaire dans l’art québécois de Robert-Lionel Séguin. __________________________________________________________ _______ On peut affirmer qu’à cette époque la propagande iconique était déjà en gestation. Mais la propagande moderne ne vint au monde qu’avec l’avènement de la Grande Guerre. La propagande, comme la publicité, est une forme de communication persuasive (sinon manipulatrice). La publicité fait vendre des produits ou des services. La propagande vend des idées ou des hommes. Comme la propagande joue de rhétorique autant que de logique, elle recourt constamment aux images. Ce qui a donné toute une imagerie politique. Le sémiologue et pédagogue français JeanPaul Gourevitch (1980) donne cette définition de l’image politique: “L’image politique, c’est, selon le schéma classique, un microsystème de communication avec un émetteur déterminé qui fait réaliser par un personne ou une équipe dont il contrôle la production, à l’attention de destinataires à sélectionner dans une foule de récepteurs possibles, sur un ou plusieurs supports, une image ou une série d’images, agencées selon des procédés techniques et une démarche rhétorique en vue de délivrer sur un thème donné ou avec des constellations choisies un message destiné à susciter une attitude favorable à l’émetteur ou défavorable à ses concurrents et à engendrer des comportements types sans toutefois que le destinataire ait la possibilité de répondre dans la même langue ou par le même canal.” Cette définition est un peu longue pour un souffle unique, mais elle est explicite et elle donne facilement à entendre comment les esprits peuvent être façonnés par l’argent et le pouvoir. A tel point que de nos jours, chaque citoyen a dans la tête des images mythiques de ses chefs. Jésus-Christ, César, Napoléon, Hitler, Guevara, de Gaulle, Mao ou Trudeau (que le mage Marshall McLuhan a qualifié de “premier homme de la post-Renaissance”) ne sont plus des humains. Grâce à l’imagerie politique, ils sont devenus des images d’eux-mêmes. Ces images, comme les images de produit (brand image) ou les images d’entreprise sont de plus en plus confiées aux mains “manipulatrices” des publicitaires. Et le biologiste germano-canadien (le père de la théorie générale des systèmes) Ludwig von Bertalanffy (1973) porte un jugement lourd sur cet état de fait: “Les méthodes modernes de la propagande, depuis la publicité pour un dentifrice à celle de programmes et de systèmes politiques, ne font pas appel à la rationalité chez l’homme mais lui imposent certains modes de comportement, au moyen d’une répétition continue de stimuli associés à des récompenses ou des punitions émotionelles.” Les campagnes politiques se font de plus en plus de cette manière. Lors de la campagne électorale de 1981, par exemple, Claude Ryan avait son propre conseiller pour ces questions, Jacques DuSault, un publicitaire (Ryan ne fut pas porté au pouvoir, ce qui montre bien que “la publicité ne peut faire acheter des réfrigérateurs aux Esquimaux”; mais soyons juste: les journaux ont rapporté que Ryan ne voulait pas tenir compte des avis de son conseiller). Mais la tendance à miser sur “l’image” est établie. Et les publicitaires jubilent devant un tel engouement. A l’automne 1981, le candidat de Parti socialiste à la présidence de la France, François Mitterrand, annoncait sa décision d’engager un publicitaire à la mode pour sa campagne politique. Voici comment Jacques Ségéla (1982), président de la deuxième plus grande agence française, ressentit cette annonce du futur Président: “Le P.S. me pardonne, le futur président avait fait son choix, sa communication serait publicitaire et non politique. Aucun sondage, aucune étude ne nous dira jamais le poids de cette décision. Mais je sais que, de ce jour-là, le socialisme à la française allait faire son entrée dans l’histoire du monde et notre star-system dans celle de la publicité.” L’euphorie et la prétention conduiraient les deux héros à chacun son trône: celui de la puissance pour Mitterrand et celui de la gloire pour Ségéla. Dans de telles conditions, ce n’est plus le programme politique d’un homme ou d’un parti qui est diffusé. C’est une image pré-définie, un ersatz, un simulacre contrôlé que l’on croit conforme aux attentes des citoyens. On en arrive à une vaste fumisterie professionnellement gérée, socialement acceptée. C’est un moindre mal quand cela concerne un produit; la publicité est alors relativement anodine (mais pas tant que cela, nous y reviendrons). C’est effarant quand cela concerne l’avenir d’une nation; la propagande -le marketing politique comme on dit- est alors une vaste et dangereuse mystification. Le communicologue et professeur Jacques Benjamin (1975) résume la situation en ces termes: “En fait, les conseillers québécois en communication partisane affirment que l’électorat se divise en deux grands types de citoyens. D’une part, les gens qui se servent du médium écrit, de l’imprimé, et qui croient à ce qu’ils lisent: ces gens sont en contact avec plus d’un médium, sont au courant des questions fondamentales de la campagne électorale et, en général, s’affirment en faveur de l’un ou l’autre des partis politiques. Ces gens vont voter, et leur choix est fait depuis longtemps. Pour cette raison, toute réclame publicitaire qui leur est destinée ne fait que renforcer une partisanerie déjà existante. D’autre part, l’autre type de citoyens attire de plus en plus l’attention des conseillers en communication. Ce groupe se fie aux media électroniques pour être informé; il écoute surtout la télévision, parfois la radio. Il est composé de gens peu intéressés à la politique, et c’est à eux que s’adresse la communication préparée avec soin sous forme de structure d’images fermées.” On en revient à la dichotomie communicationnelle fondamentale: le pouvoir persuasif relatif des mots et des images. Cela fera l’objet d’un thème ultérieur. L’image de masse Donc, la fin du siècle dernier vit proliférer le nombre des images fonctionnelles. Mais ce n’est véritablement qu’à partir de la dernière décennie du siècle dernier que se produit la véritable révolution qui permet l’apparition de “l’image de masse”: l’invention de la simili-gravure, appelée aujourd’hui photogravure. A ce moment, quatre forces concourent à multiplier les images fonctionnelles: le capital (et son effet dynamisant sur les forces de production), la libre concurrence (et donc la nécessité de se défendre face à la compétition), l’industrialisation (qui associe l’énergie de la machine aux deux premières) et enfin, la concentration urbaine (où les individus, perdus dans l’anonymat de la ville, constituent une proie rêvée pour la diffusion de masse). Les modes de production des images de masse sont restés à peu près les mêmes si ce n’est la diffusion massive des images en quadrichromie vers 1950 avec la venue du film Ektachrome qui multipliait le nombre des originaux polychromes accessibles d’intérêt contemporain. Toutefois, il est évident qu’au plan sémiologique, on peut distinguer des “écoles” qui se côtoient et se succèdent dans le temps. Nous distinguons quatre grands postulats qui, pendant les cent dernières années, ont gouverné la mise au point d’images fonctionnelles statiques. Nous allons tenter de faire voir en quoi ces quatre manières diffèrent les unes des autres. En réalité, elles ne régissent pas seulement la fabrication des images mais aussi celle des textes. Effectivement, on parcourt ici le champ de la communication persuasive, axée sur les masses comme destinataires. Pour rendre cette communication plus efficace, on sait la nécessité de recourir concurremment au texte et à l’image. En vérité, c’est l’ensemble du message scripto-iconique qui répond à une philosophie particulière du destinateur. La publicité est peut-être d’ailleurs le domaine privilégié qui a utilisé textes autant qu’images fonctionnelles. C’est que l’évolution de la publicité se moule intimement à l’évolution de la communication de masse. Et, incidemment la publicité a sensiblement le même âge que la diffusion de masse. C’est pourquoi les exemples de messages scripto-iconiques que l’on soumet le plus souvent à la critique sont des messages publicitaires. Il faut aussi avouer que c’est sans doute la publicité qui a le plus investi pour mettre au point des messages image-texte sémantiquement saturés. Leur valeur démonstrative est donc exemplaire à plus d’un titre. Le premier postulat, sur lequel s’appuyait la mise au point des messages scriptoiconiques persuasifs de masse, je l’appelle “esthético-perceptif”. Les partisans de ce postulat prétendent que les qualités essentielles d’un message, ce sont sa capacité à stimuler le système perceptif des récepteurs et ses qualités esthétiques aptes à les émouvoir. En un mot, un bon message, c’est un message beau et original. Depuis l’origine de l’image de masse vers 1890 jusqu’à vers 1940, c’était le seul postulat qui gouvernait les faiseurs d’images. Ceux-ci étaient en général des artistes qui étaient passés par les grandes écoles de beaux-arts. La lignée des grands affichistes publicitaires se rattache à cette école. On connaît les grands maîtres qui œuvrèrent en France: Toulouse-Lautrec (1864-1932), Chéret (1835-1932), Mucha, Caran d’Ache, Forain, Capiello (venu d’Italie), Willette. En Angleterre, les noms célèbres étaient Beardsley (1872-1898), Dudley Hardy, Fred Walker, les frères Beggarstaff (un pseudonyme) et bien d’autres. Aux Etats-Unis, les vedettes étaient Carqueville, Edward Penfield du Harper’s,Will-H. Bradley, Ethel Reed et Gifford du Women’s pour ne citer que ceux-là. En deuxième génération, on retrouve en France, Cassandre, Paul Colin, Loupot, Carlu, Savignac, alors qu’en Amérique, on a déjà commencé à lever le nez sur le postulat esthético-perceptif. Nous y reviendrons. Donc, ce sont les artistes visualistes qui, dans cette perspective philosophique dominent le message scripto-iconique. Leur but: frapper l’œil par des couleurs agressives ou charmeuses, par des formes souples ou angulaires. L’objectif est d’attirer l’attention. L’affichiste français Paul Savignac affirmait à qui voulait l’entendre: “L’affiche est aux beaux-arts ce que le catch (la lutte libre) est à la lutte gréco-romaine.” Concurremment, le concepteur veut aussi faire œuvre d’art, créer une belle image car il se considère effectivement comme un artiste. Selon ce premier postulat, l’essence du message passe alors par l’image; le texte n’a le plus souvent comme but que d’identifier la marque ou de proposer un slogan (souvent simplet du genre “Mangez du gruyère” mais parfois réussi comme “Dubo, Dubon, Dubonnet”). C’est dire que l’argumentation -visuelle ou textuelle- était réduite à sa plus simple expression. Aux Etats-Unis, les belles images étaient laissées pour compte; on recourait davantage aux photos réalistes (ou parfois au dessin d’humour). Mais surtout, les messages scripto-iconiques étaient déjà construits selon notre deuxième postulat. Le postulat “argumentationnel” est celui qui a prévalu dans la publicité américaine; depuis 1940, il domine une grande partie des campagnes produites par les grandes agences internationales. Les adeptes de cette façon de voir sont convaincus que la communication scripto-iconique de masse ne peut persuader que si on propose un “argument de vente exclusif”, ce qu’ils appellent, à la suite du publicitaire américain Rosser Reeves (1960), un USP (Unique Selling Proposition). Il faut dire aussi que Reeves ne faisait que nommer une façon de faire que son collègue Claude Hopkins (1927) maîtrisait déjà très bien. L’image en cette occurrence, ne servira le plus souvent qu’à illustrer bêtement -dénotativement!- ce que le titre, le thème, l’accroche, le slogan, etc. disent. C’est vers 1940 que ce raz-de-marée a vraiment pris de l’ampleur: on croyait mordicus aux vertus persuasives du rationnel (pseudo!), de la logique, en un mot, de l’argument. C’était l’époque où les rédacteurs avaient la main mise sur le monde de la communication de masse; ils étaient les gourous de la persuasion. Le texte prenait donc le pas sur l’image. Et les visualistes étaient relégués au rôle de second violon! Le célèbre rédacteur publicitaire John Caples (1957) le dit en clair: “Parfois, ce ne sont pas des mots mais une image qui décide si les gens porteront attention ou pas à votre message. Mais l’idée de l’image est en définitive fournie par le rédacteur.” Le texte, expression concrète d’une évidence simpliste était martelé dans la tête des destinataires. Le but: convaincre des avantages que promet cet USP -Ultra Simple Publicité, comme s’en moquent un peu envieusement les publicitaires français Swiners & Briet (1978). A peu près à la même époque et aux USA encore, vit le jour le postulat “motivationiste”. D’après les tenants de cette thèse, ce qui permet une communication de masse efficace, ce ne sont ni l’image ni le texte mais la “motivation” sous-jacente. La motivation, c’est n’importe quelle force interne qui nous pousse à agir dans un sens donné. Ce sont surtout le psychologue new yorkais Ernst Dichter (1964) et le spécialiste de la recherche publicitaire Pierre Martineau (1957) de Chicago, qui avaient lancé cette idée dans les milieux de l’économieconsommation. Dans cette optique, ce qui importe au premier chef, c’est d’identifier le type de sollicitation à laquelle réagiront les destinataires visés. On peut dire que c’est alors les psycho-sociologues qui gèrent la communication; les imagistes ou les rédacteurs viendront dans leur sillage donner forme à leurs “concepts d’évocation” comme dit Joannis (1965). On attend alors de l’image qu’elle soit principalement suggestive. On voit donc s’émuler deux écoles concurrentes: les “motivationistes” et les “argumentationnels”. Les unes visent la tête, l’esprit, la raison; les autres caressent les corps, les cœurs, l’affectif. Cette guerre s’en va continuant quand vers 1960 se dessine le postulat “sémiologique” pour lequel le grand littéraire et sémiologue français Rolland Barthes (1964) donne le coup d’envoi. Le postulat sémiologique affirme que c’est la structure formelle des signes -image ou texte- qui gouverne le contenu des messages persuasifs. Ce dont il importe de s’assurer, c’est des conditions nécessaires à la transmission effective de l’information souhaitée au plan affectif comme au plan rationnel. Les iconiciens visent donc à la saturation sémantique des images qu’ils mettent au point. Il n’est donc pas nécessaire d’être artiste (ou en tout cas, il n’est pas suffisant de l’être!) pour réaliser des images fonctionnelles répondant à ce postulat. Les messages seront davantage passés au crible par le sémiologue (ou sémioticien) qui peut être aussi bien un théoricien qu’un praticien, photographe ou dessinateur, scientifique ou artiste, littéraire ou imagiste, n’importe! L’essentiel étant de garantir l’adéquation “contenu souhaité = contenant fabriqué.” Le message-image s’adressera donc à la conscience multi-plan du destinataire: système perceptif, logique, esthétique, motivationnel, etc. pour persuader. Résumons l’essentiel de ces quatre grandes “écoles” de communication persuasive scripto-iconique dans un tableau schématique (voir ci-dessus). Voilà le chemin qu’a parcouru l’image de masse. Les iconiciens sont rendus au point où ils doivent à tout prix réaliser des images fonctionnelles parfaitement efficaces; les coûts qu’imposent les moyens de diffusion de masse l’exige. Ainsi, en journalisme et particulièrement en journalisme électronique, l’expace disponible est restreint et on doit donc en faire un usage optimal. En publicité, les coûts de diffusion des annonces deviennent prohibitifs; il faut donc s’assurer par tous les moyens que les messages sont percutants. En pédagogie même, les moyens d’enseignement évoluent: les groupes augmentent en nombre, l’utilisation des moyens dits audio-visuels grandit, l’autoapprentissage progresse, la télévision en circuit fermé se répand, les étudiants changent sous l’influence des média de masse, etc.; tout cela exige des professeurs une plus grande aptitude à réaliser des images qui parlent vraiment. C’est pour cette raison qu’ils ont développé la visual literacy. Les images dont il est question ici sont en réalité ce qu’il convient d’appeler des “images fonctionnelles”. Voyons quelles sont les caractéristiques de telles images. L’image fonctionnelle Les images fonctionnelles constituent un champ d’étude relativement nouveau. On connaît assez bien la nature et le rôle des images d’art que nous appelons poétique; les historiens d’art, en particulier, ont longuement étudié l’image poétique. Ainsi depuis longtemps, l’esthétique a tenté de cerner l’essence de la beauté qui constitue la qualité essentielle de ces images. Mais personne n’a jamais essayé de mettre le doigt sur le système sous-jacent à “ces autres images”, plus pragmatiques, dont la fonction première est de transmettre des messages, de communiquer. Ce sont ces images-là, que l’on appelle “images fonctionnelles”. __________________________________________________________ _______ LA BEAUTE Depuis la plus haute antiquité, les philosophes tentent de définir “le beau”, objet de réflexion identifié au premier chef avec les arts plastiques (sculpture et peinture) et dont les images sont le support privilégié. Le beau est cette qualité que possèdent certains objets -nonobstant leur valeur d’usage- de pouvoir provoquer un sentiment d’euphorie chez les humains. Mais cette définition est entachée de connotations sociales; en pratique, est considéré comme beau, ce qui réflète avec excellence les valeurs auxquelles un groupe social attache de l’importance. On dit que le grand philosophe grec Socrate (470-399 av. J.C.) définissait le beau comme “ce qui répond à sa fin”; contradictoirement, c’est la valeur d’usage plus que la valeur d’euphorie qui deviendrait alors critère de beauté. Le philosophe et professeur d’esthétique Friedrich Hegel (1770-1831) a fait de la beauté “le lieu privilégié de la vérité” dans lequel cas il faudrait conformer nos actions à ce que révèle l’œuvre d’art. En tout cas, l’esthétique a toujours fait une place d’honneur aux arts visuels, au point que les images (bi ou tridimensionnelles) en constituent à proprement parler l’objet de base. __________________________________________________________ _______ Quelle définition pourrions-nous donner le “l’image fonctionnelle”? L’image fonctionnelle est une image conçue selon un code, conscient ou intuitif, et portée sur un support physique dans l’intention de communiquer une information déterminée. L’image fonctionnelle est donc d’abord essentiellement une image physique. Nous n’étudierons pas ici les images d’imagination (images mentales, images de rêves) mais seulement les images qui jouissent d’un état stable; ce sont les images dessinées (illustrations, enseignes, graphiques, etc.), les images photographiques (clichés de photojournalisme, photographismes, photos publicitaires, portraits politiques, etc.) et toutes les images qui peuvent en tout temps être appréhendées par le regard commun. Notre définition exclut, par antithèse, les images à fonction principale expressive, poétique ou esthétique. Un tableau de chevalet, un photographisme fait pour le plaisir ou un gribouillis inconscient dessiné pendant un appel téléphonique ne sont pas des images fonctionnelles, pas plus qu’une photo-souvenir. Notre définition englobe cependant tout genre d’image fonctionnelle: par exemple, le graphique dessiné par le professeur, l’illustration (photographique ou dessinée) de page de départ d’une nouvelle, aussi bien que la photographie utilisée pour la mise en vente d’un produit. Les images fonctionnelles sont donc des images-messages. Mais ceci est une généralisation à outrance. Le classement d’un individu précis cause toujours quelque hésitation: quel individu possède toutes les caractéristiques d’une catégorie? Il en va de même pour une image car une image est rarement le lieu de purs desseins. Même quand il fabrique une image-message, le visualiste ne peut éviter de “mettre du sien”. D’autant plus qu’une image fonctionnelle est une image graphismique et qu’à ce titre, elle est le fruit d’une gestation “empirique-intuitive”. U n e i m a g e d i t e f o n c t i o n n e l l e e s t d o n c p l u t ô t u n e i m a g e prioritairement fonctionnelle. _____________ c) DIVERS TYPES D’IMAGES Les images sont immensément diverses. Pour en comprendre la nature, il convient de savoir les classer en catégories. Ainsi, il vient facilement à l’idée de les répartir en deux groupes opposés dessin/photographie. Mais une classification plus fine et selon des critères proprement sémiologiques serait tellement plus révélatrice. C’est pourquoi nous commenterons longuement les notions qui permettent d’avoir une idée précise sur la nature d’une image en général, et d’une image fonctionnelle en particulier. Deux moyens d’écriture imagique Il existe un certain nombre d’acquis sûrs relatifs à l’image. Le dessin, par exemple, a derrière lui une histoire vieille de plusieurs millénaires; la photographie, bien que jeune sur le plan technologique, a pris à son compte les recherches réalisées depuis plusieurs siècles en optique. Selon nous, dessin et photographie constituent les deux grands moyens pour réaliser des images. Chaque moyen, on le verra plus loin, jouit de pouvoirs sémantiques particuliers. Est dessin, toute graphie réalisée grâce à la simple dextérité manuelle; une lettre manuscrite, un emblème d’entreprise ou une image d’art sont donc des dessins. Est photographie, toute graphie réalisée à l’aide d’appareillage chimio-mécanique; un instantané Polaroïd, un relevé topographique à l’infra-rouge aussi bien qu’un hologramme ou une copie Xerox sont, en ce sens, tous des photographies. __________________________________________________________ _______ DESSIN ET PHOTOGRAPHIE La signification accordée ici aux mots “dessin” et “photographie” est beaucoup plus précise que ne le veut l’acception populaire. Peut-être y aurait-il avantage à utiliser un néologisme pour mieux circonscrire la définition donnée. Ainsi, une “chirographie” définirait plus exactement ces images faites de main d’homme, et une “mécanographie”, celles réalisées grâce aux machines. __________________________________________________________ _______ En réalité, photographie ou dessin sont des moyens mis entre les mains du visualiste pour lui permettre de transposer le monde en images. Car il s’agit bien de cela: par une série de règlesconnues, réussir à rassembler sur une surface restreinte les éléments graphiques qui suggèrent le réel et permettent aux regardeurs de reconstituer le monde. Comme le faisait remarquer le psychologue de la perception James-J. Gibson (1967), une image est une surface qui envoie à l’œil des rayons lumineux similaires à ceux qu’émettrait l’objet lui-même. Le sémiologue italien Humberto Eco (1972) faisait ces commentaires sur l’image d’un verre embué de bière mousseuse: “Sur la page, il n’y a pas de bière, pas de verre, pas de patine humide et glacée. Mais, en réalité, quand je vois un verre de bière, je perçois (et c’est là une vieille question psychologique qui emplit l’histoire de la philosophie) la bière, le verre et la fraîcheur. Mais je ne les sens pas; je sens, au contraire, quelques stimuli visuels, couleurs, rapports spatiaux, incidences de lumière, etc. (donc déjà coordonnés dans un certain champ perceptif), et je coordonne (dans une opération transitive complexe) jusqu’à ce que s’engendre une structure perçue qui, sur la base d’expériences acquises, provoque une série de synesthésies et me permet de penser: ‘bière glacée dans un verre’.” C’est dire que la représentation imagique est toujours, jusqu’à un certain point, une forme de schématisation du réel. Celui qui fabrique une image ne peut éviter de schématiser le réel, trop complexe pour être enfermé entièrement dans un “petit rectangle plat”. L’imagiste traite donc (au sens informatique du terme) la masse d’information qui lui parvient de la rétine. Ce que la rétine enregistre est d’ailleurs déjà une synthèse de la masse d’information lumineuse qui environne l’œil. Ce traitement donne une image mentale que l’imagiste tente de représenter, la plupart du temps, bien imparfaitement. On comprend jusqu’à quel point les images physiques sont des schématisations du réel. Cela est sans doute d’autant plus vrai pour les images dessinées, mais ça l’est encore pour les images photographiques. Dessin et photo constituent donc sous ce rapport deux techniques d’imitation du réel. Chacune permet, oblige à une certaine interprétation de la réalité; cela est évident puisque, jusqu’à un degré variable, toute image n’est qu’un reflet, sinon une déformation, du réel qu’elle représente. Elle n’en transmet en tout cas que les informations strictement visuelles en laissant pour compte les informations sonores, olfactives, gustatives ou tactiles qui sont présentes en perception directe. La vision est sans doute notre plus grand informateur; selon le psychologue de la perception de notoriété internationale P.-C. Dodwell (1971), professeur à l’université Queen’s de Kingston (Ont.), c’est plus de 90% de notre information sur le monde qui passe par le nerf optique. Il arrive aussi que la “déformation” que permettent les images laisse supposer un réel plus beau (ou plus laid, l’inverse était aussi possible) que la représentation qui en est faite. Qui ne s’est jamais exclamé devant une photo-couleur: “Mais c’est plus beau que la réalité!” Deux raisons peuvent expliquer ce phénomène. La première est d’ordre technique: un cadrage approprié, un moment choisi, une certaine “aseptie sensorielle” (les bruits stridents, les odeurs nauséabondes, la chaleur suffocante et d’autres percepts sont toujours absents d’une image) rendent souvent une image particulièrement belle. La deuxième est d’ordre psychologique: tout le vécu qui intervient lors du visionnement d’une image provoque, par un effet de synesthésie, une perception plus profonde que pourrait le suggérer objectivement l’image. Il est vrai qu’une image, parce que fixe, engrosse d’une qualité supplémentaire une réalité qui, autrement, serait souvent trop fugace pour se faire remarquer: l’image statique arrête le temps. Ce phénomène permet à l’imagiste de privilégier de manière éminente une tranche du réel qui serait banale autrement. L’écrivain et critique américain Susan Sontag (1979) écrivait à ce propos: “Les photographies peuvent laisser une impression plus forte que les images mobiles car elles découpent une tranche nette dans la durée au lieu d’en imiter l’écoulement.” C’est ce qu’ont compris certains cinéastes habiles qui utilisent des plans fixes (freeze frame) pour augmenter encore la portée dramatique de certaines scènes cruciales. Taxonomie Avant de mentionner ce que nous savons du dessin et la photo, il serait bon de clarifier ce que nous entendons par “image” et de préciser le sens de certains mots que nous utiliserons tout au cours de notre ouvrage. Cela permettra d’éviter les imprécisions ou les ambigüités malsaines; cela me donnera l’occasion de suggérer certains néologismes qui permettront d’exprimer plus clairement les réalités de l’Iconique. Il est impératif d’établir dès le début une taxonomie claire de l’Iconique. La taxonomie, c’est selon le Petit Robert, la “science des lois de la classification”. C’est une discipline qui tente de classer les éléments en un ordre logique. C’est sans doute une des opérations premières de toute science que de vouloir préciser et classer les concepts qui sont siens. Un tel système classificatoire devient par la suite le modèle de référence qui permet de distinguer les éléments les uns des autres et, conséquemment, d’en faire ressortir les particularités. Nous proposons donc notre taxonomie iconique sous forme de tableau (voir ci-dessous). Dans ce tableau, nous soulignons graphiquement les rapports entre les divers types d’images physiques; ces rapports en sont de ressemblances et de différences. Nous évaluons la nature intrinsèque de chaque type d’image selon un critère sémiologique. __________________________________________________________ _______ LA TAXONOMIE C’est sans doute le médecin naturaliste suédois Carl Von Linné (1707-1778) qui, l’un des premiers, a proposé un système taxonomique scientifiquement fondé pour les sciences naturelles. Il est encore aujourd’hui couramment utilisé en zoologie et en botanique. Ses taxons (éléments du système de classification) sont, du plus général au plus spécifique: la classe, l’ordre, la famille, le genre, l’espèce, l’individu. __________________________________________________________ _______ Chaque dénomination est donc soumise ici à une définition la plus monosémique possible dans laquelle nous tentons de cerner tout le défini mais seulement le défini. Tâche peu facile mais que nous tentons de réaliser avec le plus de rigueur possible. Dans l’axe vertical, on perçoit une filiation de nature, du plus générique au plus spécifique; dans une ligne horizontale, les concepts sont exclusifs les uns des autres. Par exemple, l’ordre du “graphisme” est exclusif de l’ordre du “graphique” mais il inclut les “schémas” aussi bien que les “illustrations”. Mais définissons avec plus de précision nos dénominations. Le terme le plus général qui puisse désigner une image physique telle que définie plus haut est le mot “graphie”. Par graphie, on entend tout type de stimulus visuel à deux dimensions. Autrement dit, toute image physique perceptible par l’œil est une graphie: un gribouillis est une graphie comme l’est aussi bien une photographie, un tableau de chevalet, un plan technique, etc. Encore une fois, toute tache, figurative ou non, portée sur un support physique, est une graphie. Les graphies se divisent en deux grands ordres: les images fonctionnelles et les images poétiques. Les “images fonctionnelles” sont des images analogiques conçues selon un code conscient ou intuitif, dans l’intention de communiquer une information déterminée. La nature de “l’image poétique” est fort différente puisqu’elle a comme fonction première de permettre à son auteur de s’exprimer. Le linguiste belge Eric Buyssens (1967) fait un commentaire qui permet d’éviter les assimilations indues entre image poétique et image fonctionnelle: “L’art est couramment appelé un langage; mais il y a lieu ici de faire une distinction fondamentale. L’artiste est l’homme qui, doué d’une sensibilité supérieure, éprouve certaines émotions en percevant certains faits et qui reproduit ces faits en les modifiant à sa façon afin de mettre en valeur les éléments qui l’ont ému. Le peintre recrée un monde de la couleur; le dessinateur recrée un monde de la perspective réelle par une perspective à deux dimensions; le sculpteur recrée un monde de la forme par de la forme; le danseur recrée un monde du geste par des gestes; le musicien recrée un monde du son au moyen de sons; l’architecte fait de même pour la construction, l’acteur pour l’action, le poète pour la parole. L’artiste ne copie pas, il modifie son modèle, et souvent même il ne songe plus guère à aucun modèle; il nous transporte dans son monde à lui. C’est dans cet écart entre la réalité et l’œuvre que se manifeste l’art. Mais il n’y a là rien qui ressemble au désir de collaboration qui est la base des sémies. L’art ne répond pas à un besoin social, comme le fait le discours; il répond au besoin de manifester, d’extérioriser les sentiments esthétiques. Cela se remarque très bien aux premières manifestations artistiques de l’enfant doué dans ce sens: il est artiste avant de le savoir; son art est une extériorisation spontanée dont il ne se rend compte qu’assez tard; ce n’est qu’en observant les réactions de son entourage qu’il entrevoit la possibilité de se servir de son art pour produire de telles réactions, pour influencer son entourage, c’est-à-dire pour communiquer. Lorsque le public comprend l’œuvre artistique, c’est-à-dire lorsque l’œuvre produit sur lui l’effet voulu par l’artiste, il s’établit entre l’artiste et le public une communion de sentiment: l’art se révèle après coup comme une possibilité de communication.” Ce sont donc des images poétiques qui sont réalisées par les artistes de tout crin: un dessin d’enfant, un tableau du génial peintre québécois Alfred Pellan et même un gribouillage quelconque sont donc des exemples d’images poétiques. Nous abandonnerons ici la descripton des sous-taxons propres à l’image poétique qui n’est pas précisément le sujet de notre ouvrage; néanmoins, on ne peut mésestimer les apports de l’image poétique à l’image fonctionnelle. On passera en revue au chapitre suivant quelques notions utiles tirées de la longue histoire de l’image poétique. Les images fonctionnelles se divisent en deux grandes familles: les graphismes et les graphiques. Les “graphismes” sont des graphies réalisées selon des critères empiriques-intuitifs, alors que les “graphiques” sont des graphies monosémiques réalisées d’après des lois irréductibles. Dans le dernier cas, on a donc affaire à des images “scientifiques”, c’est-à-dire à des images dont le contenu sémantique est contrôlé de façon absolue. Les cartes géographiques, les réseaux légendés décrivant des concepts abstraits, les diagrammes accompagnant les articles scientifiques sont tous des exemples de graphiques. Comme la graphique non plus n’est pas partie du sujet de cet ouvrage, nous abandonnerons ici l’enchaînement des sous-taxons propres à la graphique; nous proposerons par ailleurs plus loin quelques éléments supplémentaires d’information sur la graphique. Revenons à notre propos: dans le cadre du graphisme, on obtient des images qui sont le fruit spontané de l’acte de création, images réalisées le plus souvent à la suited’un long cheminement expérimental d’essais et erreurs. Ainsi, les photographies de reportage, les tableaux de chevalet, les dessins publicitaires, les illustrations éditoriales, sont tous des exemples de graphismes. Revenons donc au graphisme et à ses sous-taxons. Il inclut deux genre d’images: les schémas et les illustrations. Les “schémas” sont des images fonctionnelles qui insistent sur les interrelations entre les parties de la réalité représentée. Les schémas servent à faire ressortir les caractères propres à l’objet représenté; les pictogrammes, les dessins anatomiques ou les plans à main levée sont des exemples de schémas. Les “illustrations” sont, par contre, des images ayant des rapports de similitude marqués avec ce qu’elles représentent. Les illustrations sont donc fortement analogiques; elles permettent de percevoir facilement les qualités formelles communes à l’image et à la réalité représentée. Un portrait photographique, un dessin de page couverture pour un roman de collection populaire, une image d’objet dans un catalogue technique, sont tous des illustrations. Voilà! Les imagistes disposent désormais d’un vocabulaire précis pour nommer les différentes sortes d’images. Utiliser ces vocables univoques permet d’échanger de façon claire sur la communication iconique. Chaque mot cerne donc une réalité restreinte, déterminée par la fonction sémiologique d’une graphie donnée. __________________________________________________________ _______ L’IMAGISTE Il est utile de pouvoir nommer ceux qui font des images. Naguère encore, les images advenaient, tout simplement. Et ceux qui s’y intéressaient étaient, dans un sens large, des “artistes”, des “visualistes”, des “dessinateurs”, etc. Désormais, l’Iconique commande de désigner les fabricants d’images par des termes qui soulignent leur rôle actif. C’est ainsi que nous utilisons le mot “imagiste” pour désigner dans le sens général, ceux qui font des images; “l’iconicien” serait plus spécifiquement celui qui met au point des images fonctionnelles. D’autre part, il est souhaitable, pour plus de rigueur, d’appeler par vocable distinct les fabricants de graphies. Nous proposons donc, à la suite du cartographe français Jacques Bertin, d’appeler “graphicien” le dessinateur de graphiques; le terme “graphiste” est déjà répandu pour désigner l’auteur de graphismes. Du même coup, devrait-on proposer un qualificatif propre à chaque type d’image? Le mot “graphiesque” devrait qualifier ce qui se rapporte à la graphie; le mot “graphique” devrait être réservé pour qualifier ce qui a rapport à la graphique; tandis que “graphismique” devrait être utilisé pour qualifier ce qui se rapporte au graphisme. __________________________________________________________ _______ Les tentatives pour établir une classification des images ne sont pas nouvelles. Après bien d’autres d’ailleurs, Ménestrier (1965) proposait une classification en quatre types: 1. les images d’art, 2. les images persuasives, 3. les images scientifiques, 4. les images symboliques. Le journaliste français et fondateur des Gens d’images Albert Plecy (1971) proposait une classification des photos en quatre types: 1. la photo technique, 2. la photo témoin, 3. la photo d’art, 4. la photo langage. Hignette (1970) réduisait ce classement à trois (avec raison, puisque la classe 1 de Plecy réfère davantage au moyen qu’à la fonction qui est le critère utilisé pour les autres classes): 1. document, 2. œuvre d’art, 3. langage. A dire vrai, ces classifications ne sont pas vraiment opératoires, soit par imprécision des définitions, confusion dans l’établissement des critères ou tout simplement oubli. Malgré cela, certaines classifications ad hoc ont été largement diffusées. Pour ce qui nous concerne, nous proposons des critères clairs et des définitions précises. Malgré cela, il n’est parfois par facile de classer une image dans une famille ou dans l’autre. C’est d’ailleurs le même problème pour tout système classificatoire quand il doit gouverner le tri d’organismes complexes: les individus ne répondent pas toujours parfaitement aux catégories définies. Questionnons, par exemple le cas du plan d’implantation d’un édifice sur le terrain: est-ce un schéma ou un graphisme? On sait que la signification d’un graphique doit être monosémique; on y arrive en convenant à l’avance des significations propres à chaque graphie, par exemple, dans une légende. On sait d’autre part que la signification d’un schéma laisse place à une interprétation subjective du quantitatif; les données ne sont pas quantifiables puisque c’est seulement la structure foncière de la réalité représentée qui est signifiante. Si donc notre plan d’implantation est dessiné à main levée et n’a pour but que de situer approximativement l’édifice par rapport aux bornes du terrain, nous avons affaire à un schéma. Mais s’il s’agit d’un plan à l’échelle, nous avons en main une image univoque, donc c’est un graphique. D’autre part, il peut arriver qu’une image donnée change de famille, selon l’usage que l’on impose à cette image. Prenons une reproduction de La Joconde. C’est à l’origine une image poétique (encore que l’on pourrait discuter de la fonction sociale du portrait au Quattrocento!); __________________________________________________________ _______ UNE CLASSIFICATION AD HOC On peut comparer notre taxonomie à celle que le graphiste allemand Weckerle (1967) propose pour la classification des symboles d’entreprises. Son tableau de classement a provoqué un certain engouement dans le milieu des graphistes professionnels mais nous croyons que cet intérêt n’est pas fondé pour trois raisons: 1. ce système ne s’applique facilement qu’aux images corporatives; 2. son vocabulaire est approximatif et non conforme à l’usage (cf iconographie, indice); 3. et surtout, ses critères ne sont pas homogènes. Il faut toujours se rappeler qu’une définition doit contenir tout le défini et rien que le défini. Ce qui, chez cet auteur, est loin d’être toujours le cas pour les taxons d’une hiérarchie donnée (ex: quel critère dichotomique peut conduire, dans la classe des indices, à opposer “figuratif” à “multicolore”?). Ce n’est peut-être pas sans raison que Nesbitt (1975) a insisté pour que les écoles de design graphique donnent une place au langage dans la formation des communicateurs visuels! C’est que pour parler de l’image, il faut savoir manier le mot. Néanmoins, nous reproduisons ici la nomenclature de Weckerle pour mémoire: 1. Symbole verbal: a) inscription; b) sigle; c) initiale; 2. Signe iconographique (présentant une certaine ressemblance avec l’objet figuré): a) signe iconographique se rapportant à l’objet; b) signe utilisé dans un sens métaphorique; 3. Indice (signe à sémantique ouverte, sans spécification préalable). A notre tour, nous proposons un classement qui comprend à peu près toutes les solutions mises de l’avant par les visualistes pour résoudre le problème de classification des types d’identification visuelle d’entreprises commerciales ou industrielles. Définitions Emblème: graphisme symbolique représentant une entreprise; ce mot a un peu vieilli et est issu de l’héraldique (science des armoiries). Symbole: graphisme plus ou moins arbitraire représentant une entreprise. Scriptographisme: graphisme constitué à partir de l’écriture. Visuographisme: graphisme constitué à partir de n’importe quel élément visuel et, en ce qui nous préoccupe, sauf l’écriture. Logotype: scriptographisme constitué à partir de l’ensemble des caractères représentant le nom d’une entreprise. Sigle: scriptographisme constitué à partir de une ou plusieurs lettres tirées du nom d’une entreprise; par exemple, la première lettre de chacun des mots (initiales). Pictogramme: visuographisme figuratif ayant habituellement un rapport motivé avec l’entreprise qu’il représente. Symbole arbitraire: visuographisme, le plus souvent abstrait, ayant été choisi arbitrairement pour représenter une entreprise. Signature: graphisme composite (habituellement, association d’un visuographisme et d’un scriptographisme). __________________________________________________________ _______ utilisée à des fins publicitaires pour vanter la subtilité d’un parfum, elle devient assimilable à une image fonctionnelle. Il est évident qu’on peut réaliser les images, tous les types d’images c’est-à-dire, quelle que soit leur fonction sémiologique, soit par le dessin, soit par la photo. C’est que ces deux modes imagiques ne sont en définitive que des moyens de fabrication. Le dessin Les humains utilisent le dessin depuis plus de 15,000 ans. L’homme préhistorique dessinait déjà sur les parois des grottes qui lui servaient de refuges. Dessiner consiste à pouvoir ramener sur un plan à deux dimensions le réel à trois dimensions. On nomme largeur, hauteur et profondeur (d’autre disent: hauteur longueur, largeur) les trois dimensions du réel. Mais on sait que, depuis l’acceptation généralisée du modèle einsteinien de l’univers, une quatrième dimension est venue s’ajouter: le temps. Il appert donc que certaines images incorporent désormais la dimension temporelle: hologrammes à facettes innombrables, tableaux cinétiques, etc. Mais restons pour le moment dans le système spatial à trois dimensions. Pour ramener le réel tridimensionnel sur un plan, il faut faire appel à un ensemble complexe de connaissances culturelles, mélange de techniques, d’habiletés et de conventions. Dessiner peut pourtant encore paraître une opération élémentaire: cela consiste tout simplement, selon le peintre italien Zuccari (1607) à faire un disegno externo d’après son propre disegno interno, de faire une représentation d’après l’image mentale déjà présente à la conscience. Mais ce n’est pas si simple qu’il paraît: combien se sont butés à la difficulté de reproduire sur une feuille ce que pourtant ils croyaient avoir si clairement en tête? Et ce n’est pas toujours par manque de dextérité! Mais comment réalise-t-on effectivement la transposition de trois dimensions à deux dimensions ? Les premiers humains avaient recours à des moyens primitifs, il va de soi. Pourtant, les matériaux utilisés étaient appropriés puisque plusieurs de ces œuvres ont défié le temps et sont parvenues en bon état jusqu’à nous. Mais c’est dans leur habileté à représenter la profondeur qu’ils achoppent. Pour dire vrai, l’emplacement des objets réels dans la profondeur du champ visuel semblait peu importante à cette époque; le plus souvent, ces objets étaient représentés dans des positions diverses à des emplacements et dans des grandeurs aléatoires. Les éléments étaient dessinés éparpillés dans l’espace à deux dimensions. C’est à cette technique que les indiens Cris avaient recours pour réaliser leurs illustrations comme sur ce vêtement de peau conservé au Musée de Leningrad. Puis, les Anciens ont mis au point une technique plus systématique: la “composition en registre”, un mode de transposition qui s’est répandu en Egypte à partir de plus ou moins 3000 avant J.-C. Cette technique consiste à disposer sur une même ligne de terre ce qui appartient à un même plan de la profondeur du champ perceptuel. La surface dessinée est ainsi divisée de haut en bas par une série de lignes successives, chacune portant un plan de l’espace à trois dimensions; il arrive aussi que les scènes représentées successivement de gauche à droite aient entre elles un rapport de temps plutôt que d’espace. Voici en exemple les moments successifs d’un combat de lutte, représentés sur un mur du Tombeau 15 de Beni-Hassan en Egypte. On peut dire que ce type de perspective -la composition en registre- est analytique et phénoménologique en ce sens que le réel est représenté comme il est vécu. Par contre, certaines techniques constituent davantage un truc simple à réaliser et qui produit tout de même son petit effet de profondeur; c’est le cas de la perspective dite “cavalière”. La perspective cavalière fut la plus répandue au Moyen Age et provenait de la tradition asiatique: une des faces est perpendiculaire à la ligne de vision et deux autres faces fuient à 45° en parallèle sur une demi- profondeur de la face. Mais déjà le peintre florentin Paolo Uccello (1396-1475), qu’on appela le “poète de la science” pressentit certaines conventions qui donnent à ses représentations une allure plus réelle. Ce fut le départ de la grande aventure de la perspective “normale” que nous connaissons. La perspective dite normale est “normale” en ce que c’est celle que les imagistes occidentaux ont développée; la plupart des images diffusées de nos jours (et a fortiori les images photographiques) sont construites d’après les lois de cette perspective-là. Mais on affirme que c’est le célèbre ingénieur et artiste Leonardo da Vinci (1452-1519) qui, prenant la suite de l’humaniste et architecte Leon-Battista Alberti (1404-1472), mit au point de façon magistrale un système de transposition efficace de trois à deux dimensions: la perspective aérienne. Le système prend en considération deux éléments principaux soit, le rapport d’orientation des lignes entre elles et le rapport de teinte des plans entre eux. On suggère donc la profondeur, d’une part en faisant converger vers un même point (dit “point de fuite”) du plan à deux dimensions les lignes qui, dans la réalité, demeurent parallèles en s’éloignant du regardeur; et d’autre part, en estompant les valeurs de plan en plan (du bas vers le haut) pour obtenir le même effet que celui produit par les objets réels qui réfléchissent une lumière de plus en plus filtrée par la couche atmosphérique à mesure qu’ils s’éloignent du regardeur. Le savoir-faire des artistes en cette matière atteint, avec les années, un point de perfection estomaquant. On finit par pousser l’art de la perpective à ses limites, à tel point que, devant certains panoramas, il devient presque impossible, même en perception directe, de distinguer les éléments à trois dimensions (les structures architecturales) des éléments à deux dimensions (les dessins réalisés sur certaines surfaces architecturales planes), car les uns et les autres s’enchevêtrent en un habile trompel’œil. C’est le cas de certaines peintures monumentales de l’époque baroque. Le Baroque propose une vue analytique détaillée de la réalité et arrive à calquer la nature avec une minutie débridée (contrairement au Classiscisme, effet d’une théorie qui se sclérose parfois en dogmatisme). Certaines œuvres “baroquisantes” ont été réalisées au Québec à la fin du siècle dernier comme cette église de Saint-Romuald près de Québec, où les éléments architecturaux dessinés s’entremêlent aux éléments architecturaux en volume pour confondre le fidèle. Ultimement, les artistes devinrent des maîtres incontestables de l’illusion optique. Certains s’acharnèrent à mystifier les regardeurs. C’est ainsi que l’on a accès aujourd’hui à un certain nombre d’œuvres classées sous le vocable trop générique d’anamorphoses. Les “anamorphoses” sont des images qui cachent sous un sujet apparent ( un paysage par exemple) un sujet véritable (une scène libertine, par exemple) qu’on ne peut reconstituer qu’à l’aide de miroirs déformant ou en adoptant un point de vue inhabituel. L’artiste allemand Edi Lanners (1977) cite cet exemple d’anamorphose provenant du célèbre Codex Atlanticus réunissant des dessins de Léonard de Vinci. Certains ont pensé tout d’abord qu’il s’agissait, comme dans le cas de certains autres dessins, d’une “composition abstraite”: il consiste en huit traits épars. Mais quand on considère cet ensemble de graphies avec un regard rasant, l’œil gauche collé sur l’extrémité gauche de la feuille, apparaît nettement et en justes proportions, une tête de bébé. Plusieurs grands de la peinture se sont essayés à l’anamorphose: Leonardo da Vinci (1452-1519), Hans Holbein le Jeune (1497-1543), Le Caravage (1573-1610), Annibale Carrachi (1560-1609) et le Jésuite Andrea Pozzo (1642-1709), entre autres. Certains le faisaient dans un but de recherche, d’autres sous commande de riches peeping Toms de l’époque, pour déjouer la censure. Au siècle dernier, le grand mathématicien et pédagogue Gaspard Monge (1746-1818) repensa tout le système de la géométrie descriptive -qui est en réalité le support théorique au dessin perspective- et montra l’unité de raisonnement qui s’applique aux formes géométriques comme au langage algébrique. Il publia sa Géométrie descriptive en 1799. L’artiste et pédagogue suisse Luc Joly (1975) affirme que “Monge a proposé l’emploi systématique de trois plans orthogonaux entre eux, recevant les images de l’objet étudié. Il a surtout organisé les méthodes de tracé et de recherche des vraies grandeurs des objets représentés. Jusqu’alors, ces méthodes étaient disparates, plus ou moins ésotériques et seulement transmises aux initiés des corporations artisanales. Il en a fait une technique cohérente de représentation des formes géométriques et matérielles en général, utilisée encore aujourd’hui.” La perspective avait acquis sa forme définitive. Page suivante, nous avons résumé en un vaste tableau schématique, les principales notions qui permettent de réaliser divers types de perspectives. On avait donc, par le dessin, la prétention de pouvoir représenter le réel. Avec le temps, cette fonction est devenue moins importante; un certain glissement s’est fait au profit d’une fonction d’interprétation. Dans le premier cas, c’était les qualités d’habileté à transposer qui étaient exacerbées chez l’artiste; dans le dernier cas, c’est l’esprit d’analyse-synthèse personnel qui a pris le pas. Le talent de certains imagistes, c’est de pouvoir cristalliser une impression fugitive dans une image définitive. C’est ce que réussit l’artiste expressionniste norvégien Edvard Munch (1863-1944) dans une œuvre saisissante comme Le Cri. Quelle réussite d’analyse-synthèse! Ce glissement mentionné de la représentation fidèle vers l’interprétation personnelle a fait un pas marqué avec l’avènement de la photographie qui prenait la relève comme art de la représentation réaliste. La photographie La photographie a révolutionné le mode de représentation du réel. Cela, non seulement en qualité mais aussi en quantité. C’est sans doute une conséquence de cette invention de la “boîte à images” au siècle dernier -et d’autres inventions qui ont permis la diffusion rapide des images, comme la presse à imprimer motoriséeque l’on peut parler aujourd’hui de “civilisation de l’image”. Depuis la Renaissance, les artistes graphiques connaissaient l’existence de la camera obscura. Cet appareil n’était, à l’origine, qu’une pièce aveugle dont un des murs avait été percé d’un trou; cela permettait d’apercevoir sur le mur faisant face au trou, l’image inversée du panorama extérieur. Par la suite, l’appareil fut transformé, réduit en dimension et ses parties disposées de telle sorte qu’on puisse faire le relevé par calque de l’image y reçue. On pense que dès 1750 la camera faisait partie de la panoplie habituelle des outils des artistes peintre. C’est sur le même dispositif que s’élabore l’idée de pouvoir relever des images fac-similés sans besoin de recourir à l’habileté manuelle d’un artiste. Toute l’aventure commence vers 1815. Le français Joseph-Nicéphore Niepce (1765-1833) était un “patenteux” de métier: il avait mis au point un moteur à explosion pour la propulsion de petits bateaux, avait eu l’idée de la draisienne, etc. Fasciné pour le procédé d’impression lithographique que son inventeur introduit en France en 1815, il veut l’alléger en remplaçant la pierre par un autre matériau. Pour cela, il a besoin de dessins; n’ayant aucun talent pour cela, il a l’idée en 1816 d’en relever sur du papier qu’il a sensibilisé avec du chlorure d’argent. (On connaissait en effet les propriétés photosensibles de certaines matières depuis 1727, année où le chimiste allemand Johann-Heinrich Schulze découvre fortuitement les composés qu’il appelle “scotophores” dans une communication à l’Académie des philosophes de la nature de Nuremberg.) Mais ce n’est qu’en 1826 que Niepce réussit à stabiliser ses premiers héliographes comme il les appelait alors, en utilisant comme support une plaque d’étain ou de verre enduite de bitume qu’il place dans le mur récepteur d’une camera obscura portative. (Les graveurs sur cuivre protégeaient les surfaces des plaques qui ne devaient pas être attaquées par l’acide; le bitume durcissait à la lumière et les parties non exposées étaient emportées par de l’huile de lavande.) Mais ses images demeurent floues car il ne peut réduire le temps d’exposition qui est d’une huitaine d’heures: le soleil dans sa course déplace les ombres portées. En 1827, il prend contact avec Louis-Jacques Daguerre (1787-1851) qui utilise largement une camera obscura munie d’une lentille perfectionnée pour réaliser des décors peints pour l’Opéra de Paris. Daguerre est alors célèbre pour avoir fondé le Diorama en 1822, établissement de spectacle où sont présentés des tableaux impressionnants de 46 par 72 pieds; les perspectives sont réussies, les détails fignolés, les éclairages calculés, de telle sorte que l’effet produit est d’un réalisme saisissant. Daguerre est impressionné par les images de Niepce, et la réciproque est vraie. Niepce est bloqué. Il ne peut aller plus loin sans les connaissances de Daguerre, et sans son sens des affaires. Ils s’associent en 1829. Daguerre pousse ses recherches et continue seul après la mort de Niepce en 1833. Daguerre améliore le procédé: en utilisant l’iodure d’argent, il réduit considérablement le temps de pose. En 1837, enfin, il est satisfait des images obtenues. Il consulte François Arago (1786-1853), connu pour ses recherches sur la polarization chromatique de la lumière. Arago est de surcroît Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et homme politique influent. Arago convainct le gouvernement français d’acquérir l’invention; Daguerre cède le double brevet à l’Etat (le sien et celui de Niepce représenté par son fils) contre une rente viagère payée aux deux détenteurs des brevets. L’invention est rendue publique le 7 janvier 1939 à une séance de l’Académie des Sciences et publicisé sous le nom de “daguerréotypie”. Le 19 janvier, l’honnête homme et homme de science britannique Henry Fox-Talbot (1800-1877) lit un compte-rendu de la séance dans la Literary Gazette. Il en reste stupéfait car il croit lire un rapport sur ses propres travaux. Il pense avoir en main “Le premier exemple d’une maison qui ait peint sa propre image” et il court, le 25, montrer ses images à une séance de la Société Royale dont il est membre. Le 29, il écrit à Humboldt, Biot et Arago de l’Académie des Sciences prétendant à l’antériorité de sa découverte. Il panique: le 29, puis le 20 février, il fait deux communications devant la Société Royale sur ses “dessins photogéniques” comme il les appelait. Mais il n’avait pas à s’affoler: son idée de procédé à négatif finirait par l’emporter sur celui de Daguerre. En effet, la daguerréotypie permettait d’obtenir qu’une seule image puisque le support était opaque et positif; le procédé de Fox-Talbot permettrait le tirage de multiples copies. Le 1er janiver, il rend visite à son compatriote, l’astronome William Hershel (1792-1871) qui lui fait part de sa découverte des propriétés de l’hyposulphite de soda comme solvant des sels d’argent. Fox-Talbot expédie, avec l’accord de Hershel, sur ce sujet à l’Académie des Sciences de Paris. Le procédé est rapidement et définitivement adopté comme fixatif. En 1841, Fox-Talbot améliore son procédé et le rebaptise “calotype”. Il réalise en effet qu’on peut réduire encore le temps d’exposition si on provoque le développement de l’image latente avec du “gallo-nitrate”; il brevète le procédé et traîne en cour tous les photographes qui utilisent un procédé similaire. Pourtant, les calotypes donnent des images relativement imprécises en comparaison des daguerréotypes car son négatif est un support de papier. C’est la raison pour laquelle le procédé à négatif “collodion” eut tant de succès. Le collodion est un produit proposé en 1851 par le sculpteur et photographe britannique Frederick-Scott Archer (1813-1857) comme agglutinant pour les sels photographiques. Le collodion est une solution visqueuse de nitrocellulose, d’alcool et d’éther. Le support ;sensible est alors une plaque de verre qui en est enduite puis trempée dans le nitrate d’argent. Alors que la plaque est encore humide (avant que les sels ne cristallisent), on fait l’exposition photographique. Ce procédé permettait, à cause du support parfaitement transparent, la finesse dans les détails que le calotype ne pouvait rendre. C’était aussi un procédé économique par rapport à la daguerréotypie qui exigeait une plaque de cuivre et qui, de plus, ne permettait pas le tirage de copies additionnelles. Mais le “procédé humide” rendait la tâche difficile au photographe: il devait travailler rapidement, avoir un laboratoire sur son lieu de travail, etc. Sérieux handicap, surtout pour le photographe volant. C’est pourquoi le “procédé sec” à la gélatine (appelé encore “bromure”) remplaça rapidement le collodion. En 1871, le docteur Richard-Leach Maddox publie une lettre dans le British Journal of Photography dans laquelle il explique un nouveau prodécé (parce qu’il n’aime pas l’odeur d’éther du collodion, dit-il). Il suffit d’enduire le support de verre d’une émulsion de gélatine saturée de bromure d’argent. Certains perfectionnements ultérieurs du procédé rendent possible vers 1880 la production industrielle de plaques présensibilisées qui permettent des expositions rapides de l’ordre de 1/25e de seconde. Dorénavant, le trépied pourrait être éliminé, la camera devenir portative. Ce sont des développements qui permirent à l’Américain George Eastman (18541932) de commencer en 1880 la production de bromures en rouleaux de papier, et à partir de 1891, en rouleaux de celluloïd. Eastman lance en 1888 la première camera d’amateur, sa Kodak no 1 (“une combinaison de lettres arbitraires”) dans l’intention d’écouler plus de films. Pour $25, le client obtient sa box camera chargée d’un rouleau de 100 poses, inclus le développement, le tirage des photos et le montage sur carton à tranche dorée. Au début des années 1950 toutefois, la photo mémoire fait un nouveau bond en avant: on voit apparaître les premières Polaroïd à développement instantané. __________________________________________________________ _______ LA POLAROID La camera Polaroïd est un autre exemple qui amplifie le mythe américain de la réussite en affaires. Le physicien Edwin-Herbert Land nait dans le Connecticut en 1909. Il s’inscrit à Harvard et, encore étudiant, fait des découvertes sur la polarization de la lumière et met au point un film polarisant. Puis, âgé de 23 ans, il quitte l’université et s’associe à un de ses professeurs pour se lancer en affaires (filtres pour camera et lunettes de soleil). Il s’intéresse un temps à la photographie tri-dimensionnelle et aux systèmes optiques pour l’armement. Il affirme ne s’être intéressé à la photo qu’en amateur et que l’idée de la camera Polaroïd lui est venue à la suite d’une question de sa fille de trois ans sur le temps nécessaire pour voir l’image. Confronté au problème, Land conçoit la solution du “développement instantané” sur le tas. Mais il met quatre ans pour mettre le procédé au point. Il fait une communication scientifique sur le sujet en 1947 et un an plus tard, son entreprise met sur le marché la désormais célèbre Polaroïd. __________________________________________________________ _______ De même qu’à partir de 1750, maints artistes peintres recourrent à la camera obscura, de même à partir de 1850, maints s’intéressent à la camera photographique. Pour ne citer que les noms les plus célèbres, Corot, d’Aubigny, Millet, Théodore Rousseau, Toulouse-Lautrec et Delacroix en tâtent allègrement. Certains photographes se spécialisent, deviennent “photographe de l’Ecole des beaux-arts” et mettent en marché pour les artistes des collections de nus masculins et féminins. L’historien de la photographie français Jean Sagne (1982) a apparié un grand nombre de dessins de Delacroix exécutés sur des photographies. Certaines peintures en sont largement tributaires comme l’Odalisque et la Petite femme d’Alger avec un lévrier. De nos jours, la science même s’est emparée de la photographie comme moyen d’exploration, d’enregistrement, d’analyse. On réussit à mettre en images l’invisible même. En éclairant un minéral avec une lumière polarisée, on arrive à révéler sa structure cristallographique: l’image d’un crystal de sulphure devient un merveilleux tableau automatiste. En relevant les radiations de chaleur dites infrarouges, on peut photographier les parties du corps humain cachant une activité cellulaire désordonnée; c’est la thermo-photographie. Grâce à des dispositifs stroboscopiques, on peut photographier les objets se déplaçant à haute vélocité; une balle de révolver traversant une ampoule est fixée sur l’image avant que le verre ne s’effondre: c’est la tachyphotographie. Par la miniaturisation, les caméras peuvent voyager à l’intérieur des vaisseaux sanguins ou s’insérer dans les pores de la peau. La sonde Voyager se déplace dans les espaces sidéraux pour nous faire parvenir des images rapprochées de Saturne. Les réverbérations ultrasoniques différentielles des couches de tissus humains permettent d’obtenir des images de l’intérieur du corps: c’est l’échographie. Avec l’aide d’un ordinateur, on peut obtenir des radiographies par tranches prédéterminées; par exemple, le cerveau apparaîtra sur un écran cathodique par couches successives: c’est la tomodensitométrie. On enregistre les ondes ultraviolettes émises par la matière chargée d’électricité statique: c’est la photo Kirlienne (nommée d’après le chercheur russe Kirlian qui a réalisé, le premier, ce type d’image vers 1938). Depuis quelques années, les techniques développées dans les disciplines scientifiques n’ont plus beaucoup à voir avec l’invention de Niepce. Ainsi, les scientifiques irlandais Trevor Weekes, David Fegan et Neil Porter ont mis au point un appareil capable de déceler les rayons gamma qui, bloqués par la couche atmosphérique n’atteignent jamais la terre. Ils enregistrent pour cela de l’Observatoire Whipple les radiations de Cerenkov, flash lumineux d’un milliard de seconde avec la Camera à grande ouverture: la “lentille”, constituée de 248 miroirs dont le rôle est de concentrer les rayons, permet une ouverture de 10 mètres et une vitesse d’obturation de l’ordre du cent-millionnième de seconde. Par ailleurs, les chercheurs en radiologie ont, de manière opérationnelle depuis 1977, mis au point un appareil de tomodensitométrie exceptionnellement fin déjà en usage dans quelque 25 hôpitaux américains. Il s’agit d’un imageur par résonnance atomique (Nuclear Magnetic Resonance - NMR scan) qui permet de reconstituer la nature des tissus mous avec grande précision. Le corps est introduit dans un aimant très puissant, capable de produire un champ attractionnel 20,000 fois plus fort que celui de la terre. Les noyaux atomiques tournent autour de leur axe et oscillent à une fréquence donnée, différente selon la nature de l’atome. Les atomes, ceux d’hydrogène en particulier (qui sont nombreux dans les tissus mous largement constitués d’eau), sont sensibles à la direction du champ magnétique dominant: ils s’enlignent vaguement dans la direction du champ créé. Un second champ est crée perpendiculaire au premier, plus faible et alternatif; les atomes d’un milieu donné, ceux qui vibrent à la même fréquence que le deuxième champ oscillatoire, se forment en rang dans la direciton de ce second champ, plus ou moins rapidement selon leur nature... et reprennent leur place première à la disparition du champ. Ces changements physiques chimiques sont analysés par un ordinateur qui reproduit sur écran des images selon des plans de coupe axiaux transverses prédéterminés, à l’exception des autres. Les imageurs par résonnance atomique révèlent la nature même des cellules, leur activité chimique, alors que la tomographie “traditionnelle” ne dévoile que la densité relative des tissus. Le chef de la rédaction scientifique au New York Daily News, Edward Edelson (1983) porte le jugement suivant sur l’avenir de cette machine: “Sur un point au moins, ‘l’establishment’ aussi bien que Damadian/, le premier à avoir mis un appareil sur le marché,/ s’accordent: la résonnance atomique pourrait provoquer des changements radicaux dans la théorie aussi bien que dans la pratique de la médecine. Il est bien possible que cette camera nouveau genre créé une révolution dans d’autres disciplines que la médecine, à mesure que l’on pourra “photographier” d’autres atomes que ceux d’hydrogène. Par ailleurs encore, le point de mire même du “photographe” est appelé à changer. Ainsi, la sonde cosmique américaine Pioneer 10, lancée le 3 mars 1972, devenait, le 13 juin 1983, le premier engin humain à quitter le système solaire après avoir parcouru 3,5 milliards de kilomètres à la vitesse de 49,000 km/h. C’est cette sonde qui, pour la première fois, a permis de faire des images précises de Jupiter alors qu’elle passait à moins de 130,000 kilomètres; on n’aurait pu obtenir une telle définition d’images en les réalisant à partir de la terre, distante de plusieurs millions de kilomètres. Désormais, Pioneer 10 file vers la constellation du Taureau, emportant avec elle un message pictographique qui pourrait être décrypté par d’éventuelles intelligences extra-terrestres. Mentionnons encore, dans une tout autre direction, les images psigraphiques, c’està-dire, des images que certains mediums peuvent former à distance, par la pensée, sur des supports photographiques ou vidéo. Le psilogiste américain Jule Eisenbud 91977) rapporte les cas de Ted Serios de Chicago et de la famille Veilleux de Waterville (Maine). Dans des conditions expérimentales et sous le contrôle d’experts en photographie et de chercheurs universitaires, ces personnes ont pu causer des empreintes lumineuses diffuses sur des films photographiques. Dans au moins un cas, Serios a pu reproduire délibérément l’image d’un homme phéhistorique accroupi correspondant à un tableau d’un musée de chicago. L’ordinateur, enfin, permet de réaliser des images transformables grâce à la digitalisation des informations lumineuses continues contenues dans une image ou dans un objet tridimensionnel. On réalise cette digitalisation en quantifiant la lumière de chaque point de la surface d’une image donnée. Les coordonnées de chaque point et sa valeur graduée du blanc au noir, sont ensuite mises en mémoire; on peut par la suite réaliser une restitution topographique exacte, soit sur un écran cathodique, soit sur imprimante. Voici un portrait, réalisé à l’ordinateur, comme on en fait pour quelques dollars dans certaines foires. Une camera de télévision fait un portrait instantané d’une personne. Un logiciel approprié décode ce que la camera a lu et accorde à chaque point de l’image une valeur donnée (disons de 1 à 10) selon la valeur de gris de ce point par rapport au fond. Le programme transpose ensuite cette valeur de gris en une lettre de l’alphabet qui donne une grisé similaire sur la surface qu’elle occupe: ainsi un “i” donne une frappe plus claire qu’un “m”. Une imprimante rapide, à matrice ou à marguerite, reconstitue alors l’image sur le papier en tapant une lettre correspondante à chaque point d’ombre, et en fonction de l’intensité de cette ombre sur l’image originale. Cela donne évidemment une image à trame grossière mais tout de même! On peut aussi coordonner l’information imagique stockée avec un programme construit selon des logarythmes prévus en vue de transformer à souhait, en plan ou en perspective, l’information de base; l’ordinateur calcule donc des variations de l’image lue par lui et les restitue en les faisant pivoter dans l’espace selon l’axe déterminé par l’utilisateur (on a vu de telles transformations dans des messages publicitaires montrant des dessins en perspective d’automobiles). On utilise aussi de semblables programmes pour créer de nouveaux types d’images poétiques. Mais on cherche surtout à mettre au point une grammaire transformationnelle iconique qui permettrait de commander les unités d’une image, de les déplacer sur la grille des coordonnées, de jouer sur leurs qualités plastiques (forme, couleur, etc.) jusqu’à complète satisfaction de l’auteur. Des chercheurs des ndépartements de Communication et de Design graphique de l’université du Québec ou des HEC à Montréal prospectent, semble-t-il certaines avenues intéressantes, comme le logiciel Mira. L’holographie Un autre procédé qui a soulevé un engouement monstre, c’est l’holographie. L’holographie permet de produire une image qui suggère la profondeur (3-D) avec un réalisme identique (à peu de choses près) à celui produit par la vision de l’objet réel lui-même. Il est difficile d’imaginer le réalisme d’un hologramme quand on n’en a jamais vu (on peut en voir au Musée de l’holographie à New York; un autre vient d’ouvrir ses portes à Paris). On connaît le relief suggéré par la photographie stéréographique (genre View-Master): dans ce cas, on provoque l’illusion seulement du relief en photographiant un champ à l’aide d’une double caméra qui simule la vision binoculaire. Dans le cas de l’hologramme, les rayons lumineux qui en parviennent jusqu’à l’œil sont parfaitement identiques à ceux qui seraient réfléchis par l’objet lui-même, de telle sorte que l’on voit réellement l’objet dans ses trois dimensions (mais à travers la fenêtre qu’est l’hologramme); on peut donc, en se penchant à droite et à gauche, apercevoir un côté puis l’autre de l’objet holographié. Décrivons de façon schématique, comment est produit un hologramme. L’hologramme est une image enregistrée sur une pellicule photo-sensible (semblable à la pellicule photographique mais dotée d’un grain beaucoup plus fin) grâce à un dispositif spécial dans lequel on utilise un laser comme source de lumière. Le premier hologramme a été produit par le physicien hongro-britannique Dennis Gabor (1900-1979). Mais ce n’est qu’à la suite de la mise au point du “laser” (Light Amplification by Stimulated Emission of Radiations) en 1960, qu’on put réaliser des hologrammes précis (vers 1963). Le laser possède la particularité de n’émettre des rayons que d’une seule longueur d’onde (sa lumière est donc monochromatique) et de ne les émettre qu’en phase; cela donne une lumière saturée et puissante que l’on appelle “lumière cohérente”. L’ensemble du dispositif est d’ailleurs placé sur un plancher parfaitement stable (pneumatique et plombé) de manière à éviter toute vibration qui pourrait rendre la lumière incohérente. Le rayon laser sert à éclairer à la fois l’objet et la plaque holographique; ceci s’obtient en coupant la course du jet de lumière avec un miroir semi-réfléchissant qui le divise en deux faisceaux. L’un bifurque pour se diriger directement vers la plaque, l’autre continue sa course vers l’objet qui réfléchira aussi les rayons vers la plaque, mais avec un certain déphasage. La plaque reçoit donc deux trains d’ondes lumineuses qui se collisionnent en créant des plages d’interférences variables (claires là où toutes les ondes sont en phases, sombres là où elles sont déphasées) qui reproduisent exactement l’objet holographié... si ce n’est sa couleur véritable puisque la source d’éclairement, on l’a vu, est monochromatique. On développe par la suite la plaque, qui, à l’œil nu, ne semble porter aucune image précise sinon un fin moiré de lignes presque transparent. Mais en l’éclairant avec une lumière cohérente, la nouvelle collision ainsi provoquée produira des plages d’interférence en tout point semblables à celles produites à l’enregistrement. Et l’objet apparaîtra dans la profondeur du champ, au même endroit par rapport à l’hologramme que celui où il se trouvait à la prise holographique. Ceci est une description schématique puisque les progrès constants permettent d’obtenir des hologrammes de plus en plus perfectionnés. Ils sont aujourd’hui monochromatiques ou irisés, on peut les visionner avec une source d’éclairement ordinaire, on peut en fabriquer d’environ un mètre alors qu’au début, ils n’avaient que quelques centimètres, divers types permettent d’apercevoir l’image devant ou derrière le cadre holographique, etc. Ce qui est particulier dans un hologramme, c’est la masse d’information qu’il contient: chaque endroit de l’hologramme contient tous les points lumineux de l’objet qui étaient “visibles” depuis cet endroit au moment de l’enregistrement. On peut donc couper un hologramme en parties et chacune d’elles restituera l’objet en entier qui ne sera toutefois visible que depuis un nombre de points de vision de plus en plus réduit à mesure que la surface holographique à regarder réduira elle aussi. Dès aujourd’hui, on commence à utiliser l’hologramme dans le cadre de la vie quotidienne. A Disneyworld, la “maison hantée” l’est grâce à des hologrammes de fantômes: leur mouvement est provoqué par le déplacement des spectateurs assis dans un chariot qui fait un long panoramique devant un hologramme; des fantômes dansent alors et on les voit en trois dimensions, tout en apercevant le décor à travers eux. A Moscou, lors des Jeux Olympiques de 1980, il semble que les Soviétiques aient réussi à réaliser un film de cinéma holographique de quelques minutes, visible pour quelques spectateurs seulement, l’angle de visionnement efficace étant très étroit. Le mensuel japonais Journal of the Society of Instrument and Control Engineers publiait un hologramme dans son vol.20, no 9, 1981. En 1983, Master Card “hologrammise” sa carte. Sémantique dessin/photo Nous savons tous que nous disposons de deux moyens techniques pour fabriquer des images, le dessin et la photographie. Mais comme ces techniques ne sont que des moyens, il importe de préciser à quelle fin sémantique ces moyens peuvent servir. Imaginer, c’est pouvoir voyager dans le temps (passé ou futur) ou dans l’espace (ailleurs); les animaux ne peuvent le faire. En ce sens, plusieurs auteurs croient que l’image précède la parole dans l’évolution de la pensée humaine. En tout cas, dessin et photo sont des images d’hommes, donc imaginées. En quoi réside donc leur différence? Peut-être d’abord dans leur mode respectif de cadrage. En dessin, la composition est au premier chef arbitraire: le dessinateur rassemble des objets qu’il dispose en un certain ordre pour ensuite reproduire cette composition par l’observation. Ou encore, il tire de son imagination les éléments qui s’intégreront, sur le support, en une composition qui répond à sa vision du monde. Ou encore, d’un champ perceptuel donné, il sélectionne les éléments à privilégier au détriment de ceux qu’il veut bien laisser pour compte. Même la réalité supposée “objective” est transformée par la vision personnelle de l’artiste. Le dessinateur reconstruit la réalité; il construit sa réalité. En photographie, la stabilité du réel est considérée comme acquise au départ. L’idée consiste alors plutôt à découper, dans cette réalité, les plans qui permettront de faire voir le monde avec un regard neuf -qui est toujours celui de l’auteur, bien sûr. Le photographe promène son cadre sur le réel pour l’arrêter au moment où ce réel répond à sa définition de la bonne composition. Ou encore, il remanie le réel en recourant à des objectifs choisis, à des vitesses de prise de vue prolongées ou écourtées et à toute autre manœuvre que permet son appareillage optico-chimiomécanique. Ou encore, il concentre son attention pour saisir le moment dit opportun d’un réel si mouvant. Le photographe pétrifie une coordonnée de l’espace-temps. (Toutefois, le photographe publicitaire tient en ce sens davantage du dessinateur car il crée de toutes pièces le réel: il rassemble lui-même dans son cadre les objets nécessaires pour construire l’univers symbolique souhaité.) Je crois enfin que la photographie est davantage un langage d’analyse: elle permet de fouiller la réalité, de la découper en morceaux, d’en grossir les éléments, etc. Le dessin est quant à lui un langage de synthèse: il oblige à choisir au sein de l’innombrable, à simplifier le complexe, en un mot, à schématiser. Poussé plus loin, cet esprit de synthèse donne des œuvres schématiques comme le dessin d’humour ou la carte géographique. Eventuellement, le dessin peut même représenter des idées abstraites, comme par exemple les interrelations exprimées par un réseau ou par un organigramme. Photo et dessin sont des langages qui répondent chacun à sa fonction propre; chacun permet des effets particuliers. Il peut être amusant de voir comment dessin et photo jouent le rôle particulier qu’intuitivement on leur assigne. Chouinard & Lessard (1974) ont comparé les techniques graphiques utilisées pour les pochettes de disques. Ils ont analysé 330 pochette de musique américaine “de jeunes”, qu’ils ont réparties en trois catégories: rock, folk song, progressive. Ils ont rapporté les résultats suivants: __________________________________________________________ _______ Dessin Photo Autres techniques __________________________________________________________ _______ ROCK (190 pièces) 28.4% 43.7% 27.9% FOLK SONG (58 pièces) 20.6% 68.9% 10.5% PROGRESSIVE 54.8% 21.9% 23.3% __________________________________________________________ _______ On remarque que la musique “progressive” semble requérir deux fois plus le dessin que la photo, alors qu’au contraire, la musique “folk” semble exiger la photo à plus de 3 contre 1. Saint-Hilaire (1982) explique que la pochette de disque a effectivement changé de fonction au cours des ans: “Au tout début, vers 1910, les pochettes accordaient une large place à l’écriture, parfois à une annonce publicitaire (pour une compagnie d’aiguilles de Gramophone, par exemple). La véritable pochette apparut vers 1939; on utilisait surtout une photo de l’artiste ou une mise en situation sommaire. En 1967, les Beatles donnèrent un véritable coup d’envoi de la pochette fonctionnelle avec l’album “Sergeant Pepper”; cette fois, l’image ne sert plus à montrer le ou les artistes mais bien à transposer l’idée, le contenu du disque sur le contenant qu’il est. Depuis, les pochettes de disques sont conçues comme des images fonctionnelles et réalisées souvent par des spécialistes.” Tout cela pour bien préciser que la photographie est dotée de pouvoirs propres: les moyens sont particuliers et les effets sont présumés spécifiques. Le documentaliste-cartographe et photographe québécois Yves Tessier (1978) nous met en garde en ces termes: “/.../ au niveau de leurs processus respectifs, peinture et photographie ne sont en rien comparables, l’une étant axée sur une construction progressive manuelle, l’autre résidant dans un enregistrement instantané non manuel (optico-chimique). Il n’est pas normal de s’attendre à ce que deux processus si différents produisent des résultats voisins, pas plus qu’espérer écrire de la poésie avec un instrument de musique! L’une ne peut emprunter servilement les critères de l’autre sans se renier elle-même.” Concluons en disant que la photographie et le dessin sont des médias complémentaires: l’un est un bistouri qui met à vif l’âme des êtres et des choses; l’autre est un alambic qui en distille la quintescence.