L`Image persuasive - Département d`information et de communication

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L`Image persuasive - Département d`information et de communication
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partie I
LES IMAGES QUI PARLENT
chapitre 1. L’IMAGE PERSUASIVE
chapitre 2. L’IMAGE POÉTIQUE
chapitre 3. LES IMAGES FONCTIONNELLES
chapitre 4. LE DROIT ET L’IMAGE
chapitre 5. LA CIVILISATION DE L’IMAGE
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chapitre 1
L’IMAGE PERSUASIVE
a) Des mots
b) L’image de main en main
. l’image et le pouvoir
. l’imagerie politique
. l’image de masse
. l’image fonctionnelle
c) Divers types d’images
. deux moyens d’écriture imagique
. taxonomie
. le dessin
. la photographie
. l’holographie
. sémantique dessin/photo
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EXERGUE
“L’image /est/
non pas une illusion du savoir,
au même titre et dans les mêmes
proportions
qu’elle est une illusion du réel,
mais un moyen supplémentaire
d’appréhender le réel,
un moyen complémentaire
de constituer un savoir.”
Jean FELLER
journaliste et communicologue français
Dans ce premier chapitre, nous tenterons de situer l’image fonctionnelle dans une
perspective d’ensemble. En effet, l’image est une terre en friche. Elle suscite
l’engouement ou la critique mais on connaît peu d’elle. C’est pourquoi il convient
d’en faire un rapide tour d’horizon.
Il sied d’abord de s’entendre sur un vocabulaire de base sans quoi la communication
risque d’être brouillée par un emploi abusif des mots. Puis, on verra au cours de
quatre thèmes, comment le contrôle de la communication imagique est passé
lentement des mains du pouvoir religieux à celles du pouvoir économique. Dans
les six derniers thèmes, on examinera les moyens de fabrication des images et les
divers types d’images qu’on peut réaliser selon le point de vue sémiologique duquel
on se place.
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a) DES MOTS
Le mot “image” est doté d’acceptions multiples. Il vient du latin imago, imaginis
qui signifie “qui prend la place de”. Les Anciens utilisaient aussi des synonymes
approximatifs comme “effigie” ou “simulacre”. Les Grecs disposaient du mot eikôn
pour nommer “ce qui reproduit, représente (rend présent)”, une “réalité”; de là
origine le qualificatif “iconique”. Le mot eidôlon, synonyme grec approchant, a
fourni le substantif français “idole”.
Dans son acception populaire, le mot “image” réfère à une représentation plastique,
et plus précisément graphique, d’un objet ou d’un concept. Mais il convient
d’éclaircir ici plus explicitement les notions différentes que peut recouvrir ce mot.
On peut penser dans un premier temps à “l’image lumineuse”, celle qui est étudiée
par les physiciens de l’optique. Cette image est constituée de quantas d’énergie émis
ou réfléchis par un corps et perceptibles par l’œil. En ce sens, tout ce que notre œil
peut voir est image lumineuse: la lumière émise par le soleil ou par une ampoule
incandescente de même que les objets naturels qui réfléchissent ces lumières
(paysages, êtres vivants, etc.).
Mais le mot “image” peut aussi référer à “l’image rétinienne”, c’est-à-dire à celle qui
est provoquée par les réactions à la lumière des cellules nerveuses photoréceptrices
de la rétine. L’étude de ce type d’image est dévolue aux physiologistes. Ce sont eux
qui étudient la structure anatomique de la rétine et le fonctionnement neurologique
de ses cellules spécialisées. De même, le mot “image” peut référer à “l’image
mentale”, celle que le cerveau reconstitue en traitant les informations transmises
par la rétine et celles déjà stockées dans la mémoire. Ce sont les psychologues qui
cherchent à comprendre comment s’élabore l’image mentale. C’est un domaine
complexe où il devient difficile de relier ce qui est strictement biologique à ce qui
ressort des fonctions symboliques dont le fonctionnement demeure plus obscur
encore. Et la structuration des stimuli en symboles est ce qui nous intéresse au
premier chef.
Enfin, le mot “image” peut référer à “l’image physique”, c’est-à-dire à l’image qui est
posée sur un support matériel comme un papier photographique ou une toile à
peindre. Cette image permet la perception directe; ce n’est en quelque sorte qu’une
forme particulière d’image lumineuse. C’est de l’image physique dont il est question
dans notre ouvrage et c’est d’elle dont on propose ci-dessous un classement
taxonomique. Néanmoins, les chapitres 6 à 9 serviront à préciser bien des notions
relatives à ces différents types d’images.
Par ailleurs, il est nécessaire de recourir à des mots différents pour qualifier les
phénomènes reliés à l’un ou l’autre type d’images. Le mot “imaginatif” qualifie ce
qui est relatif aux opérations de symbolisation et qui relève de l’imagination dans le
sens populaire du terme; le mot “imaginal” qualifie ce qui est relatif aux opérations
de symbolisation dans le sens précis de synthèse mentale faite à partir des
informations rétiniennes; le mot “imagique” qualifie ce qui est relatif à tout type
d’image portée par un support physique; le mot “iconique” qualifie ce qui est relatif à
l’image fonctionnelle dans le sens précis où nous l’employons dans ce livre.
Si l’on tente de relier un qualificatif à une acception du mot “image”, on obtiendra
un tableau comme ceci:
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Substantif
Qualificatif
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1. image physique
a) de tout type:
b) fonctionnelle:
imagique
iconique
2. image mentale
a) encodage (intrant):
imaginal
b) évocation (extrant):
imaginatif
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b) L’IMAGE DE MAIN EN MAIN
L’image est aussi ancienne que le monde. Elle fut soumise à maintes vicissitudes.
Elle servit d’abord à des fins spirituelles avant de participer au grand jeu de la
politique. Mais l’image fonctionnelle au sens strict que nous lui donnons ici vit le
jour avec l’apparition des moyens de diffusion de masse.
L’image et le pouvoir
L’image préoccupe les humains depuis très longtemps. Elle remplit des fonctions
diverses. En religion, elle sert d’intermédiaire entre les dieux et les humains; en
psychologie, elle jouit d’un pouvoir symbolique, magique parfois; en art, elle permet
l’expression de l’univers intérieur personnel; dans les sociétés techniques, elle est
information, indication, conation, propagande; elle permet de communiquer,
d’informer, de divertir, de persuader. L’image, parce qu’elle est un double du réel,
peut remplir aux yeux des humains bien des rôles que joue le réel lui-même.
L’image est souvent un ersatz apprécié de la réalité; elle est parfois prisée davantage.
Depuis toujours! Tentons un survol à travers les millénaires en quelques bonds
significatifs et dans quelques secteurs caractéristiques.
Même avant l’histoire transmise par écrit, bien avant que l’expression fut lancée, les
humains avaient découvert l’image fonctionnelle. L’homosapiens de la préhistoire
paléolithique avait déjà dessiné des images il y a près de 100,000 ans (eh oui!). Ce
n’est qu’à partir de la mi-XIXe siècle que l’on s’est rendu compte de l’existence
d’œuvres (plus récentes déjà) dessinées sur les parois des cavernes. Les plus célèbres
sont Altamira en Espagne, connue dès 1863 et Lascaux en France découverte en 1940;
elles datent de plus de 15,000 ans. Ces images sont grandioses par leur beauté et
impressionnantes par leur taille (à Lascaux, il y a des taureaux de 5 mètres de long).
Le psychologue de la perception, l’américain James-J. Gibson (1966) imagine que
“c’est quelque chose de très important pour le développement psychologique de
l’homme que cette découverte subite peut-être qu’est l’image.” Il continue en
soulignant l’aspect surprenant que l’image dut avoir sur le dessinateur comme sur
les autres regardeurs puisqu’ils voyaient “quelque chose qui n’était pas là, ou plutôt,
qui y était tout en n’y étant pas.” Peut-être est-ce l’évènement qui fit de l’être
humain un philosophe puisqu’il fut confronté à la distinction entre apparence et
réel, entre forme et substance. Le chercheur ajoute: “L’artiste qui examina la
technique imagique apprit aussi un nouveau mode de communication sans parole
et une nouvelle manière de regarder le monde autour de lui”. Partout donc où
vivait l’homme raisonnant, on a retrouvé des images. Aussi, la préhistoire
québécoise a laissé ses traces imagiques. Mais ce qui retient surtout notre attention,
c’est que ces images sont au fond de véritables images fonctionnelles; elles répondent
à un besoin, sont fabriquées dans un but précis. L’historien d’art René Huyghe (1957)
considère que ces images répondaient à deux fins: “Les plus anciennes
manifestations offrent déjà un double aspect: par les unes, l’homme essaie de se
projeter sur l’univers, d’y porter sa marque, sa griffe, de s’y inscrire. Et, par les autres,
de se l’annexer, de le faire sien. Dans les deux cas, il y a effort de possession, soit
qu’on veuille y sceller son empreinte, soit qu’on s’en empare sous la forme d’une
image, d’un double, désormais maniable et soumis. Dans le premier cas, il y a
projection; dans l’autre, captation. La volonté est la même.” Les peintures pariétales
sont donc des images magiques en même temps que fonctionnelles: elles
répondaient au besoin immédiat d’agir sur l’environnement -en ce sens, ce sont des
images fonctionnelles- et elles comblaient aussi un besoin plus diffus, mystique -à ce
titre, ce sont des images magiques. Constatons que les hommes se servaient de
l’image pour agir sur la matière aussi bien que comme clé d’accès à la Connaissance.
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PREHISTOIRE QUEBECOISE
Les archéologues-ethnologues-anthropologues québécois ont retrouvé diverses
pièces d’art préhistorique dans les régions du Bas-du-fleuve et de la Basse-Côte-Nord,
datant de plus ou moins 5,000 ans. Malheureusement, ils ont répertorié très peu
d’œuvres dessinées comme telles. Voici toutefois, peint par les Algonquiens, la
partie d’un pan de rocher donnant sur le lac Wapisagonké, près de Shawinigan. Le
relevé a été réalisé pour la revue PaléoQuébec du Laboratoire d’Archéologie de
l’Université du Québec à Montréal. Les signes sont de larges dessins de terre rouge
de plus de 50cm de haut; ils représentent, de droite à gauche, une tortue (fig.7) et,
entre autres, une série de personnages (fig. 13 et 14). Bien qu’elle appartienne de
toute évidence à la préhistoire québécoise, on n’a toutefois pas pu dater plus
précisément cette œuvre qu’entre 3000 av. J.-C. et 1600 ap. J.-C. L’archéologue Gilles
Tassé (1977) de l’université du Québec à Montréal interprète les animaux de cette
fresque comme de bons manitous. Ainsi la tortue, qu’on trouve encore dans les lacs
de la région, est un symbole de fertilité. Le professeur Tassé ajoute: “Ces
interprétations générales, toutefois, ne doivent pas nous faire exclure deux autres
possibilités. La première, que ces figurations de tortue et d’oiseau représentent des
totems, c’est-à-dire des symboles servant à identifier des familles ou groupes de
familles (clans). La deuxième possibilité est que ces deux figures représentent des
esprits tutélaires, sortes d’anges gardiens des anciens chasseurs algonquiens.”
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Vers 1300 avant J.-C., peu après le règne du grand pharaon Ramsès II, se produit un
événement important: Moïse critique le pouvoir des images parce qu’elles
transmettent mal la réalité de Dieu. La Bible en fait un récit laconique dans lequel le
chef de l’Exode pique une colère et détruit l’idole -un veau d’or- qui détourne de
l’adoration du vrai Dieu. En réalité, les grands chefs religieux, tout en utilisant les
images, s’en sont toujours méfié. Les proches disciples même du christ adoptaient
un point de vue similaire. Par exemple, Luc l’évangéliste (Actes des Apôtres, 17, 29)
rapporte ces paroles de l’apôtre Paul: “Si donc nous sommes de la race de Dieu, nous
ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l’or, à de l’argent, à de la
pierre, œuvrés par l’art et le génie de l’homme.”
Cette question des images a donc, à un moment donnné, suscité les controverses
chez les chrétiens. C’est ce qui a provoqué la dite “querelle des images”. Les images
du Christ, de Marie, des saints avaient pris une place importante sur les murs des
églises et dans les cœurs des fidèles. Grabar (1963) affirme qu’on les adorait comme
des dieux lares. Aussi, en 726, l’empereur byzantin Léon III l’Isaurien prend parti
pour les iconoclastes: il proclame un édit contre les icônes, fait détruire une image
du Christ qu’il y avait sur un mur de son palais, puis persécute, exile ou exécute les
opposants. Il semble que ce geste répond surtout à des impératifs politiques: il a peur
que ses sujets soient obnubilés par les images religieuses et il préfère voir circuler sa
propre image. Au Second Concile de Nicée, en 787, l’image est réhabilitée:
l’iconoclasme est déclaré une hérésie. Le pédagogue et audio-visualiste français
René LaBorderie (1972) fait remarquer que par la suite l’image fut considérée tout à
fait différemment à Byzance et à Rome. Il écrit: “L’Eglise d’Occident continua
cependant à considérer l’image comme une bible pour analphabètes. L’Eglise
d’Orient au contraire, voyait l’image dans sa fonction essentiellement mystérieuse et
concevait son enseignement -et non pas l’enseignement par- (il s’agissait donc de la
réduction de ce qu’on a parfois appelé aujourd’hui l’analphabétisme devant l’image)
comme le moyen par lequel les fidèles pouvaient en saisir les significations
profondes.” La remarque est juste. En Occident, les fidèles manipulent des “images
pieuses” qui sont comme un support de propagande pour les confirmer dans leurs
croyances. Dans les églises dites “orthodoxes” (russe, grecque, copte,etc.), les croyants
méditent les icônes pour approfondir leur foi. Cette tradition d’images pieuses s’est
poursuivie. Au Moyen-Age, les verrières étaient devenues de véritables livres
d’histoires en images, avec leurs bulles -les phylactères-, “comme dans les bandes
dessinées”, affirme le graphiste et sémiologue français Gérard Blanchard (1967).
A l’opposé, l’Islam a rejeté les images de représentation; personne n’a le droit de
représenter Dieu ou les créatures de Dieu. Cela a généré toute une tradition
décorative originale: les “arabesques”. Comme le faisait remarquer Duvigaud (1978):
“Certes, il n’existe dans le Coran aucune interdiction contre l’art. Si le visage de
Dieu échappe à toute figuration -fût-elle rituelle comme dans l’icône- c’est qu’il
existe une différence radicale entre la nature de l’homme et celle de Dieu. Comment
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IMAGES PIEUSES
La tradition de l’imagerie religieuse telle que transmise par les “images pieuses” est
caractéristique. Elle se moule le plus souvent au goût populaire et se greffe aux
courants artistiques d’un académisme poussiéreux (souvent issus d’Italie ou d’autres
pays d’Europe). Cela donne des résultats de parfait mauvais goût dans le genre cucu,
des chromos comme on disait au début du siècle: des Christ sanguignolents, des
Vierges en pamoison, des saints au yeux révulsés, etc. Ce que l’on appelait le style
sulpicien, du nom du quartier parisien des éditeurs religieux.
Voici une image pieuse achetée en 1982 dans un centre de pélerinage et de
renouveau chrétien des environs de Québec. Elle représente une religieuse en
extase mystique; mais la scène évoquée ici, l’est avec les stéréotypes iconographiques
les plus usés par un “artiste” italien à la pièce ou une bonne sœur “artiste à
commande”, le tout reproduit par un imprimeur-italien-fournisseur-du- mondecatholique-romain (avec encre poussière d’or en prime!).
Dans les années 50 a surgi, en France, tout un mouvement (dont le Club des
Nouvelles Images et la revue L’Art sacré) pour promouvoir la création d’images
pieuses adaptées au goût et au sentiment religieux contemporains. On a fait appel
alors à de jeunes artistes de talent. Le Québec a rapidement emboité le pas et mis à
contribution un certain nombre d’artistes-professeurs de l’Ecole des Beaux-Arts de
Québec comme les Plamondon, Thibault, Bastien, Paradis, Garant, etc.
Mais le mouvement du renouveau pentecôtiste catholique fait le chemin à rebours
et depuis quelques années, remet sur le marché une panoplie de stéréotypes éculés.
Comme le dit un slogan publicitaire, on en fait “une recette à l’ancienne, servie à la
moderne”. C’est-à-dire que des sujets vieux de cinquante ou soixante-quinze ans du
meilleur exemple de style sulpicien sont fabriqués avec les techniques modernes à
grand tirage: photo-lithographie, laminage tri-dimensionnel, etc. Quelle
catastrophe! Les dominicains journalistes Capellades et Cocagnac (1957)
stignatisaient naguère cette façon de faire (d’être ?): “Oui, l’art dit ’de Saint-Sulpice’
c’est aussi une attitude spirituelle, la confusion sentimentale entre le conventionnel,
c’est une sorte de langage commode, superficiel et sans vie qui évoque l’extérieur du
mystère et non sa réalité profonde.”
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figurer l’inconcevable? Et l’homme lui-même, miroir de Dieu, n’échappe point, chez
les plus rigoristes, à ce principe.” En fait, la vérité est qu’en Islam, c’est le verbe qui
est image. Tout une collection de cursives s’enchevêtrent pour former des images
d’une nature particulière. Elégantes et fortes à la fois, elles parent aussi bien les
murs des mosquées que les pages du Coran. Tracy (1980) en soulignait l’essence: “De
tous temps, la calligraphie a été le principal art visuel du monde islamique. La
transcription d’un texte religieux est en elle-même un acte de dévotion.” L’écriture
constitue donc une image d’art, mais une image d’un type différent. Si elle n’est pas
interdite par le
Coran, un hadith (parole de Mahomet rapportée par la tradition) affirmerait, selon
Massignon (1921) que les faiseurs d’images seront punis au dernier jour. Cette mise
en garde suffit pour susciter toute cette production d’images non figuratives que l’on
connaît.
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FAISEURS D’IMAGES
L’expert tunisien Mohamed Aziza (1980) fait une analyse intéressante de la
représentation en Islam. Il soutient que la figuration n’est pas si absente de la
tradition que l’on pourrait croire de prime abord. C’est qu’en Islam aussi il y eut une
querelle des images dont les répercussions viennent jusqu’à nous. L’auteur raconte
l’anecdote suivante: “Certes le débat sur l’image sera toujours entretenu au point où
il a fallu, en 1922, une fétoua célèbre du Cheikh réformiste Mohamed Abduhl pour
légitimer la pratique des arts plastiques. De même, une fétoua légèrement
postérieure du Cheikh Mohamed Bakhti s’imposa pour légaliser, sur le plan
théologique, l’emploi de la reproduction photographique. Malgré ces ‘autorisations’,
on se souvient qu’il y a à peine quelques années, l’introduction de la télévision en
Arabie Séoudite avait suscité des troubles graves. Ainsi, le prince Khaled Ibn
Moussæd monta une véritable expédition armée pour investir les locaux de la
Radio-diffusion-Télévision séoudienne et détruire cet ‘instrument de l’hérésie’ qui
transmettait la figure et le corps humains! La police séoudienne s’opposa par la
violence à ce projet et le prince rigoriste fut tué. Cinq ans plus tard (1975), son frère
le prince Fayçal Ibn Moussæd assassina le roi Fayçal Ibn Abdelaziz. Certains
journaux arabes analysant les motivations du meurtrier ne craignirent pas de faire
un rapprochement entre les deux actes violents.”
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Il faut tout de même reconnaître que certains artifices permettaient à des calligraphes
de “suggérer” (!) parfois une représentation. L’expert et ancien directeur du Stedelijk
Museum d’Amsterdam W.-J. Sandberg (1965) donne cet exemple d’un calligramme
arabe du XIXe siècle. Il s’agit d’abord d’un poème mis en forme avec cette belle
écriture mais il représente aussi de toute évidence, un magnifique volatile.
On avait longtemps utilisé les images pour confirmer les pouvoirs en place. Les
Grecs avaient compris la force du verbe: “Quand Cicéron faisait un discours, on
disait: ‘Comme il parle bien!’ Quand Démosthène prenait la parole, on s’écriait:
‘Fonçons sur l’ennemi!’”. Cette anecdote fut racontée dans les années 60 par
l’homme politique américain Adlaï Stevenson. Les Romains avaient saisi le
pouvoir des images: les Césars n’eurent de cesse que les pièces de monnaie à leur
effigie fassent connaître leur image aux quatre coins de l’imperium romanum.
D’ailleurs, partout les castes dominantes avaient compris il y a belle lurette le rôle
prépondérant de l’image pour asseoir leur pouvoir. Du Moyen-Age jusqu’à la
Révolution, les images servirent de caution au pouvoir religieux qui commandait
les monumentales images d’églises. Le pouvoir se déplaçant aux mains des laïcs,
c’est alors que fit surface le commentaire iconique social et politique. L’affiche
politique avait fait son apparition lors de la Révolution, mais elle était encore, pour
l’essentiel, un texte; c’est le développement technologique qui permit la diffusion à
grand tirage des images politiques, conformistes ou critiques. Ainsi la caricature
servit largement au contre-pouvoir. Par ailleurs, les images devenaient peu à peu
des objets populaires; par exemple les images d’Epinal connurent en France une
popularité énorme sous la Révolution puis sous Napoléon et la Restauration
monarchique.
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IMAGES D’EPINAL
Les “images d’Epinal” sont caractéristiques d’une époque imagique. Elles étaient
précisément imprimées à Epinal, petite ville de la Lorraine française. C’est JeanCharles Pellerin (1756-1836) qui eut l’idée de créer et surtout de manufacturer ce type
d’images à l’époque impériale. Elles représentaient des scènes de genre sur tous les
sujets (mais particulièrement militaires et sociaux), des personnages anecdotiques
(les uniformes, les métiers, etc.). Le style se distinguait par un dessin linéaire gras
dont les surfaces étaient remplies par des aplats de couleurs vives.
Ces images contrastaient avec les sévères images en noir et blanc, les seules
réellement disponibles jusqu’alors pour le grand public; de plus, leur prix était
minime. Aussi reçurent-elles la faveur populaire et se répandirent-elles comme
trainée de poudre envahissant durablement les foyers populaires.
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Avec l’organisation de plus en plus serrée de la société (activités industrielles et
tertiaires), les gens se sont concentrés dans les villes. Le pouvoir s’y est alors
fortement implanté pour devenir le pouvoir politique des métropoles (nationales
ou régionales) que l’on connaît aujourd’hui. Ce qui
permit les conditions matérielles de production et de diffusion des images.
L’imagerie politique
L’image vit sa première diffusion intense avec l’avènement conjugué dans les
centres urbains de la lithographie vers 1800 et de la presse bon marché (penny
papers). C’est à ce moment que la critique sociale s’est manifestée férocement:
caricatures, portraits-charges, dessins satiriques. Le plus célèbre représentant de la
période d’or du commentaire iconique fut sans doute le peintre et lithographe
français Honoré Daumier (1808-1879). Celui-ci ne ménageait pas le pouvoir jusqu’en
ses plus hautes sphères; il critiqua sans relâche les travers bourgeois des financiers,
avocats, comédiens, etc.; et “toutes les incarnations de la manie, de la prétention, de
l’hypocrisie et de la sottise” rappelle Laran (1948). Ces “éditoriaux en images” furent
publiés pendant près de 40 ans dans le Charivari: plus de 4,000 planches au total. Le
peintre et graveur Gustave Doré (1832-1883) marqua, à peu près à la même époque,
tout le domaine de l’illustration sérieuse, celui de l’édition parisienne. Il grava des
bois pour plus de 120 ouvrages dont certains édités simultanément dans dix pays
(L’Enfer de Dante, Don Quichotte de Cervantes, La Bible, Rabelais, Balzac, etc.). Sans
compter près de 10,000 illustrations qu’il réalise pour les journaux.
Au Québec, on put sentir les effets de cette évolution tant technique
qu’intellectuelle, un peu plus tard. Cela est compréhensible compte tenu de la
pauvreté du pays à cette époque, du mode de vie rural, et du handicap que
constituait l’Atlantique au franchissement des innovations technologiques (les
centres financiers et industriels étaient Londres et Paris, bien sûr!). A l’époque où
l’inventeur hongro-allemand Aloys Senefelder proposait la lithographie industrielle
aux parisiens, Fleury Mesplet, le premier grand imprimeur montréalais, publiait des
journaux et des livres illustrés. L’historien de la communication québécois JeanPaul DeLagrave (1981) affirme que c’est Mesplet qui publia en 1777 les premières
images imprimées dans Le Petit livre de vie qui apprend à bien vivre et à bien prier
Dieu; c’était une série de dix-neuf images pieuses du dessinateur Duberger. En 1840,
l’imprimeur-éditeur Napoléon Aubin de Québec se gréait de la première presse
lithographique à être installée chez nous. Il eut une idée publicitaire géniale: celle de
donner en prime à ses lecteurs du Fantasque, des portraits lithographiques horstextes; le premier fut le sien propre et le deuxième, celui du héros de la Rébellion de
1837, Louis-Joseph Papineau. Puis le quotidien La Presse fait une percée magnifique
à la fin du siècle: à partir de 1891, on se met à illustrer régulièrement des faits divers
(incendies, procès, etc.) avec des gravures du dessinateurs Brodeur; c’était un an
avant l’apparition des comics dans la presse new yorkaise. Puis le Montréal Star fait
de même à partir de 1895; le journal s’assure pour cela les services du plus célèbre
dessinateur de cette période, un disciple de Krieghoff, Henri Julien qui connaîtra
plus tard la notoriété grâce au F.L.Q. Mais le Montréal Star avait déjà tâté le marché
dès 1887 avec une série de 110 dessins comme le rapporte Saint-Onge (1977): “En
1887, pour souligner le cinquantième anniversaire du soulèvement des Patriotes, le
Montréal Star publiait à tous les samedis une série d’articles illustrés sur ces
événements. Les textes étaient écrits à partir d’interviews réalisés avec des
personnes dont les parents furent intimements mêlés à ces activités
révolutionnaires. Bien sûr, tous ces textes dénoncent le fait qu’on puisse prendre les
armes pour contester l’autorité./.../ Chaque reportage fut illustré d’une gravure
d’Henri Julien (1852-1908). Idéalement, l’illustration devait reprendre une anecdote
du texte pour en fournir une équivalence picturale.”
Ce n’est qu’à partir des années 30 cependant que La Presse e u t u n v é r i t a b l e
caricaturiste attitré, Bourgeois. Celui-ci créa un couple-symbole représentant les
québécois moyens: Baptiste et Catherine. Ce couple devint célèbre car il était présent
chaque jour à la une du “plus grand quotidien français d’Amérique”.
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F.L.Q.
C’est Henri Julien qui dessina le fameux “patriote-paysan” que les activistes du Front
de Libération du Québec choisirent comme symbole. Julien l’avait à l’origine
esquissé simplement comme un “canadien” typique de l’époque de la Rébellion de
1837. Mais le F.L.Q. le reprit habilement à son compte avec l’enseigne vert, blanc,
rouge. Lors des Evénements d’octobre 1970, le personnage
apparut sur tous les communiqués révolutionnaires et acquit une notoriété
immédiate.Guilbault (1980) fait toutefois remarquer: “Ce dessin, désormais célèbre,
est cependant loin de donner une idée juste de son auteur, qui n’avait rien d’un
polémiste révolutionnaire; il s’inscrirait plutôt dans la lignée des illustrateurs de
scènes de la vie quotidienne canadienne-française dans ce qu’elle a de plus
traditionnel... et de plus calme.” C’est pourtant ce dessin qui servit encore à illustrer
la couverture de L’Esprit révolutionnaire dans l’art québécois de Robert-Lionel
Séguin.
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On peut affirmer qu’à cette époque la propagande iconique était déjà en gestation.
Mais la propagande moderne ne vint au monde qu’avec l’avènement de la Grande
Guerre. La propagande, comme la publicité, est une forme de communication
persuasive (sinon manipulatrice). La publicité fait vendre des produits ou des
services. La propagande vend des idées ou des hommes. Comme la propagande
joue de rhétorique autant que de logique, elle recourt constamment aux images. Ce
qui a donné toute une imagerie politique. Le sémiologue et pédagogue français JeanPaul Gourevitch (1980) donne cette définition de l’image politique: “L’image
politique, c’est, selon le schéma classique, un microsystème de communication avec
un émetteur déterminé qui fait réaliser par un personne ou une équipe dont il
contrôle la production, à l’attention de destinataires à sélectionner dans une foule de
récepteurs possibles, sur un ou plusieurs supports, une image ou une série d’images,
agencées selon des procédés techniques et une démarche rhétorique en vue de
délivrer sur un thème donné ou avec des constellations choisies un message destiné
à susciter une attitude favorable à l’émetteur ou défavorable à ses concurrents et à
engendrer des comportements types sans toutefois que le destinataire ait la
possibilité de répondre dans la même langue ou par le même canal.” Cette
définition est un peu longue pour un souffle unique, mais elle est explicite et elle
donne facilement à entendre comment les esprits peuvent être façonnés par l’argent
et le pouvoir. A tel point que de nos jours, chaque citoyen a dans la tête des images
mythiques de ses chefs. Jésus-Christ, César, Napoléon, Hitler, Guevara, de Gaulle,
Mao ou Trudeau (que le mage Marshall McLuhan a qualifié de “premier homme de
la post-Renaissance”) ne sont plus des humains. Grâce à l’imagerie politique, ils
sont devenus des images d’eux-mêmes.
Ces images, comme les images de produit (brand image) ou les images d’entreprise
sont de plus en plus confiées aux mains “manipulatrices” des publicitaires. Et le
biologiste germano-canadien (le père de la théorie générale des systèmes) Ludwig
von Bertalanffy (1973) porte un jugement lourd sur cet état de fait: “Les méthodes
modernes de la propagande, depuis la publicité pour un dentifrice à celle de
programmes et de systèmes politiques, ne font pas appel à la rationalité chez
l’homme mais lui imposent certains modes de comportement, au moyen d’une
répétition continue de stimuli associés à des récompenses ou des punitions
émotionelles.” Les campagnes politiques se font de plus en plus de cette manière.
Lors de la campagne électorale de 1981, par exemple, Claude Ryan avait son propre
conseiller pour ces questions, Jacques DuSault, un publicitaire (Ryan ne fut pas porté
au pouvoir, ce qui montre bien que “la publicité ne peut faire acheter des
réfrigérateurs aux Esquimaux”; mais soyons juste: les journaux ont rapporté que
Ryan ne voulait pas tenir compte des avis de son conseiller). Mais la tendance à
miser sur “l’image” est établie.
Et les publicitaires jubilent devant un tel engouement. A l’automne 1981, le
candidat de Parti socialiste à la présidence de la France, François Mitterrand,
annoncait sa décision d’engager un publicitaire à la mode pour sa campagne
politique. Voici comment Jacques Ségéla (1982), président de la deuxième plus
grande agence française, ressentit cette annonce du futur Président: “Le P.S. me
pardonne, le futur président avait fait son choix, sa communication serait
publicitaire et non politique. Aucun sondage, aucune étude ne nous dira jamais le
poids de cette décision. Mais je sais que, de ce jour-là, le socialisme à la française
allait faire son entrée dans l’histoire du monde et notre star-system dans celle de la
publicité.” L’euphorie et la prétention conduiraient les deux héros à chacun son
trône: celui de la puissance pour Mitterrand et celui de la gloire pour Ségéla.
Dans de telles conditions, ce n’est plus le programme politique d’un homme ou d’un
parti qui est diffusé. C’est une image pré-définie, un ersatz, un simulacre contrôlé
que l’on croit conforme aux attentes des citoyens. On en arrive à une vaste
fumisterie professionnellement gérée, socialement acceptée. C’est un moindre mal
quand cela concerne un produit; la publicité est alors relativement anodine (mais
pas tant que cela, nous y reviendrons). C’est effarant quand cela concerne l’avenir
d’une nation; la propagande -le marketing politique comme on dit- est alors une
vaste et dangereuse mystification. Le communicologue et professeur Jacques
Benjamin (1975) résume la situation en ces termes: “En fait, les conseillers québécois
en communication partisane affirment que l’électorat se divise en deux grands types
de citoyens. D’une part, les gens qui se servent du médium écrit, de l’imprimé, et
qui croient à ce qu’ils lisent: ces gens sont en contact avec plus d’un médium, sont au
courant des questions fondamentales de la campagne électorale et, en général,
s’affirment en faveur de l’un ou l’autre des partis politiques. Ces gens vont voter, et
leur choix est fait depuis longtemps. Pour cette raison, toute réclame publicitaire qui
leur est destinée ne fait que renforcer une partisanerie déjà existante. D’autre part,
l’autre type de citoyens attire de plus en plus l’attention des conseillers en
communication. Ce groupe se fie aux media électroniques pour être informé; il
écoute surtout la télévision, parfois la radio. Il est composé de gens peu intéressés à
la politique, et c’est à eux que s’adresse la communication préparée avec soin sous
forme de structure d’images fermées.” On en revient à la dichotomie
communicationnelle fondamentale: le pouvoir persuasif relatif des mots et des
images. Cela fera l’objet d’un thème ultérieur.
L’image de masse
Donc, la fin du siècle dernier vit proliférer le nombre des images fonctionnelles.
Mais ce n’est véritablement qu’à partir de la dernière décennie du siècle dernier que
se produit la véritable révolution qui permet l’apparition de “l’image de masse”:
l’invention de la simili-gravure, appelée aujourd’hui photogravure. A ce moment,
quatre forces concourent à multiplier les images fonctionnelles: le capital (et son
effet dynamisant sur les forces de production), la libre concurrence (et donc la
nécessité de se défendre face à la compétition), l’industrialisation (qui associe
l’énergie de la machine aux deux premières) et enfin, la concentration urbaine (où
les individus, perdus dans
l’anonymat de la ville, constituent une proie rêvée pour la diffusion de masse).
Les modes de production des images de masse sont restés à peu près les mêmes si ce
n’est la diffusion massive des images en quadrichromie vers 1950 avec la venue du
film Ektachrome qui multipliait le nombre des originaux polychromes accessibles
d’intérêt contemporain. Toutefois, il est évident qu’au plan sémiologique, on peut
distinguer des “écoles” qui se côtoient et se succèdent dans le temps. Nous
distinguons quatre grands postulats qui, pendant les cent dernières années, ont
gouverné la mise au point d’images fonctionnelles statiques. Nous allons tenter de
faire voir en quoi ces quatre manières diffèrent les unes des autres. En réalité, elles
ne régissent pas seulement la fabrication des images mais aussi celle des textes.
Effectivement, on parcourt ici le champ de la communication persuasive, axée sur
les masses comme destinataires. Pour rendre cette communication plus efficace, on
sait la nécessité de recourir concurremment au texte et à l’image. En vérité, c’est
l’ensemble du message scripto-iconique qui répond à une philosophie particulière
du destinateur. La publicité est peut-être d’ailleurs le domaine privilégié qui a
utilisé textes autant qu’images fonctionnelles. C’est que l’évolution de la publicité se
moule intimement à l’évolution de la communication de masse. Et, incidemment
la publicité a sensiblement le même âge que la diffusion de masse. C’est pourquoi
les exemples de messages scripto-iconiques que l’on soumet le plus souvent à la
critique sont des messages publicitaires. Il faut aussi avouer que c’est sans doute la
publicité qui a le plus investi pour mettre au point des messages image-texte
sémantiquement saturés. Leur valeur démonstrative est donc exemplaire à plus
d’un titre.
Le premier postulat, sur lequel s’appuyait la mise au point des messages scriptoiconiques persuasifs de masse, je l’appelle “esthético-perceptif”. Les partisans de ce
postulat prétendent que les qualités essentielles d’un message, ce sont sa capacité à
stimuler le système perceptif des récepteurs et ses qualités esthétiques aptes à les
émouvoir. En un mot, un bon message, c’est un message beau et original. Depuis
l’origine de l’image de masse vers 1890 jusqu’à vers 1940, c’était le seul postulat qui
gouvernait les faiseurs d’images. Ceux-ci étaient en général des artistes qui étaient
passés par les grandes écoles de beaux-arts. La lignée des grands affichistes
publicitaires se rattache à cette école. On connaît les grands maîtres qui œuvrèrent
en France: Toulouse-Lautrec (1864-1932), Chéret (1835-1932), Mucha, Caran d’Ache,
Forain, Capiello (venu d’Italie), Willette. En Angleterre, les noms célèbres étaient
Beardsley (1872-1898), Dudley Hardy, Fred Walker, les frères Beggarstaff (un
pseudonyme) et bien d’autres. Aux Etats-Unis, les vedettes étaient Carqueville,
Edward Penfield du Harper’s,Will-H. Bradley, Ethel Reed et Gifford du Women’s
pour ne citer que ceux-là. En deuxième génération, on retrouve en France,
Cassandre, Paul Colin, Loupot, Carlu, Savignac, alors qu’en Amérique, on a déjà
commencé à lever le nez sur le postulat esthético-perceptif. Nous y reviendrons.
Donc, ce sont les artistes visualistes qui, dans cette perspective philosophique
dominent le message scripto-iconique. Leur but: frapper l’œil par des couleurs
agressives ou charmeuses, par des formes souples ou angulaires. L’objectif est
d’attirer l’attention.
L’affichiste français Paul Savignac affirmait à qui voulait l’entendre: “L’affiche est
aux beaux-arts ce que le catch (la lutte libre) est à la lutte gréco-romaine.”
Concurremment, le concepteur veut aussi faire œuvre d’art, créer une belle image
car il se considère effectivement comme un artiste. Selon ce premier postulat,
l’essence du message passe alors par l’image; le texte n’a le plus souvent comme but
que d’identifier la marque ou de proposer un slogan (souvent simplet du genre
“Mangez du gruyère” mais parfois réussi comme “Dubo, Dubon, Dubonnet”). C’est
dire que l’argumentation -visuelle ou textuelle- était réduite à sa plus simple
expression. Aux Etats-Unis, les belles images étaient laissées pour compte; on
recourait davantage aux photos réalistes (ou parfois au dessin d’humour). Mais
surtout, les messages scripto-iconiques étaient déjà construits selon notre deuxième
postulat.
Le postulat “argumentationnel” est celui qui a prévalu dans la publicité américaine;
depuis 1940, il domine une grande partie des campagnes produites par les grandes
agences internationales. Les adeptes de cette façon de voir sont convaincus que la
communication scripto-iconique de masse ne peut persuader que si on propose un
“argument de vente exclusif”, ce qu’ils appellent, à la suite du publicitaire américain
Rosser Reeves (1960), un USP (Unique Selling Proposition). Il faut dire aussi que
Reeves ne faisait que nommer une façon de faire que son collègue Claude Hopkins
(1927) maîtrisait déjà très bien. L’image en cette occurrence, ne servira le plus
souvent qu’à illustrer bêtement -dénotativement!- ce que le titre, le thème,
l’accroche, le slogan, etc. disent. C’est vers 1940 que ce raz-de-marée a vraiment pris
de l’ampleur: on croyait mordicus aux vertus persuasives du rationnel (pseudo!), de
la logique, en un mot, de l’argument. C’était l’époque où les rédacteurs avaient la
main mise sur le monde de la communication de masse; ils étaient les gourous de la
persuasion. Le texte prenait donc le pas sur l’image. Et les visualistes étaient
relégués au rôle de second violon! Le célèbre rédacteur publicitaire John Caples
(1957) le dit en clair: “Parfois, ce ne sont pas des mots mais une image qui décide si
les gens porteront attention ou pas à votre message. Mais l’idée de l’image est en
définitive fournie par le rédacteur.” Le texte, expression concrète d’une évidence
simpliste était martelé dans la tête des destinataires. Le but: convaincre des
avantages que promet cet USP -Ultra Simple Publicité, comme s’en moquent un peu
envieusement les publicitaires français Swiners & Briet (1978).
A peu près à la même époque et aux USA encore, vit le jour le postulat
“motivationiste”. D’après les tenants de cette thèse, ce qui permet une
communication de masse efficace, ce ne sont ni l’image ni le texte mais la
“motivation” sous-jacente. La motivation, c’est n’importe quelle force interne qui
nous pousse à agir dans un sens donné. Ce sont surtout le psychologue new yorkais
Ernst Dichter (1964) et le spécialiste de la recherche publicitaire Pierre Martineau
(1957) de Chicago, qui avaient lancé cette idée dans les milieux de l’économieconsommation. Dans cette optique, ce qui importe au premier chef, c’est d’identifier
le type de sollicitation à laquelle réagiront les destinataires visés. On peut dire que
c’est alors les psycho-sociologues qui gèrent la communication; les imagistes ou les
rédacteurs viendront dans leur sillage donner forme à leurs “concepts d’évocation”
comme dit Joannis (1965). On attend alors de l’image qu’elle soit principalement
suggestive.
On voit donc s’émuler deux écoles concurrentes: les “motivationistes” et les
“argumentationnels”. Les unes visent la tête, l’esprit, la raison; les autres caressent
les corps, les cœurs, l’affectif. Cette guerre s’en va continuant quand vers 1960 se
dessine le postulat “sémiologique” pour lequel le grand littéraire et sémiologue
français Rolland Barthes (1964) donne le coup d’envoi.
Le postulat sémiologique affirme que c’est la structure formelle des signes -image ou
texte- qui gouverne le contenu des messages persuasifs. Ce dont il importe de
s’assurer, c’est des conditions nécessaires à la transmission effective de l’information
souhaitée au plan affectif comme au plan rationnel. Les iconiciens visent donc à la
saturation sémantique des images qu’ils mettent au point. Il n’est donc pas
nécessaire d’être artiste (ou en tout cas, il n’est pas suffisant de l’être!) pour réaliser
des images fonctionnelles répondant à ce postulat. Les messages seront davantage
passés au crible par le sémiologue (ou sémioticien) qui peut être aussi bien un
théoricien qu’un praticien, photographe ou dessinateur, scientifique ou artiste,
littéraire ou imagiste, n’importe! L’essentiel étant de garantir l’adéquation “contenu
souhaité = contenant fabriqué.” Le message-image s’adressera donc à la conscience
multi-plan du destinataire:
système perceptif, logique, esthétique, motivationnel, etc. pour persuader.
Résumons l’essentiel de ces quatre grandes “écoles” de communication persuasive
scripto-iconique dans un tableau schématique (voir ci-dessus). Voilà le chemin qu’a
parcouru l’image de masse. Les iconiciens sont rendus au point où ils doivent à tout
prix réaliser des images fonctionnelles parfaitement efficaces; les coûts qu’imposent
les moyens de diffusion de masse l’exige. Ainsi, en journalisme et particulièrement
en journalisme électronique, l’expace disponible est restreint et on doit donc en faire
un usage optimal. En publicité, les coûts de diffusion des annonces deviennent
prohibitifs; il faut donc s’assurer par tous les moyens que les messages sont
percutants. En pédagogie même, les moyens d’enseignement évoluent: les groupes
augmentent en nombre, l’utilisation des moyens dits audio-visuels grandit, l’autoapprentissage progresse, la télévision en circuit fermé se répand, les étudiants
changent sous l’influence des média de masse, etc.; tout cela exige des professeurs
une plus grande aptitude à réaliser des images qui parlent vraiment. C’est pour cette
raison qu’ils ont développé la visual literacy. Les images dont il est question ici sont
en réalité ce qu’il convient d’appeler des “images fonctionnelles”. Voyons quelles
sont les caractéristiques de telles images.
L’image fonctionnelle
Les images fonctionnelles constituent un champ d’étude relativement nouveau. On
connaît assez bien la nature et le rôle des images d’art que nous appelons poétique;
les historiens d’art, en particulier, ont longuement étudié l’image poétique. Ainsi
depuis longtemps, l’esthétique a tenté de cerner l’essence de la beauté qui constitue la
qualité essentielle de ces images. Mais personne n’a jamais essayé de mettre le doigt
sur le système sous-jacent à “ces autres images”, plus pragmatiques, dont la fonction
première est de transmettre des messages, de communiquer. Ce sont ces images-là,
que l’on appelle “images fonctionnelles”.
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LA BEAUTE
Depuis la plus haute antiquité, les philosophes tentent de définir “le beau”, objet de
réflexion identifié au premier chef avec les arts plastiques (sculpture et peinture) et
dont les images sont le support privilégié. Le beau est cette qualité que possèdent
certains objets -nonobstant leur valeur d’usage- de pouvoir provoquer un sentiment
d’euphorie chez les humains. Mais cette définition est entachée de connotations
sociales; en pratique, est considéré comme beau, ce qui réflète avec excellence les valeurs auxquelles un groupe social attache de l’importance.
On dit que le grand philosophe grec Socrate (470-399 av. J.C.) définissait le beau
comme “ce qui répond à sa fin”; contradictoirement, c’est la valeur d’usage plus que
la valeur d’euphorie qui deviendrait alors critère de beauté. Le philosophe et
professeur d’esthétique Friedrich Hegel (1770-1831) a fait de la beauté “le lieu
privilégié de la vérité” dans lequel cas il faudrait conformer nos actions à ce que
révèle l’œuvre d’art.
En tout cas, l’esthétique a toujours fait une place d’honneur aux arts visuels, au
point que les images (bi ou tridimensionnelles) en constituent à proprement parler
l’objet de base.
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Quelle définition pourrions-nous donner le “l’image fonctionnelle”? L’image
fonctionnelle est une image conçue selon un code, conscient ou intuitif, et portée
sur un support physique dans l’intention de communiquer une information
déterminée. L’image fonctionnelle est donc d’abord essentiellement une image
physique. Nous n’étudierons pas ici les images d’imagination (images mentales,
images de rêves) mais seulement les images qui jouissent d’un état stable; ce sont les
images dessinées (illustrations, enseignes, graphiques, etc.), les images
photographiques (clichés de photojournalisme, photographismes, photos
publicitaires, portraits politiques, etc.) et toutes les images qui peuvent en tout temps
être appréhendées par le regard commun.
Notre définition exclut, par antithèse, les images à fonction principale expressive,
poétique ou esthétique. Un tableau de chevalet, un photographisme fait pour le
plaisir ou un gribouillis inconscient dessiné pendant un appel téléphonique ne sont
pas des images fonctionnelles, pas plus qu’une photo-souvenir. Notre définition
englobe cependant tout genre d’image fonctionnelle: par exemple, le graphique
dessiné par le professeur, l’illustration (photographique ou dessinée) de page de
départ d’une nouvelle, aussi bien que la photographie utilisée pour la mise en vente
d’un produit.
Les images fonctionnelles sont donc des images-messages. Mais ceci est une
généralisation à outrance. Le classement d’un individu précis cause toujours
quelque hésitation: quel individu possède toutes les caractéristiques d’une catégorie?
Il en va de même pour une image car une image est rarement le lieu de purs
desseins. Même quand il fabrique une image-message, le visualiste ne peut éviter de
“mettre du sien”. D’autant plus qu’une image fonctionnelle est une image
graphismique et qu’à ce titre, elle est le fruit d’une gestation “empirique-intuitive”.
U n e i m a g e d i t e f o n c t i o n n e l l e e s t d o n c p l u t ô t u n e i m a g e prioritairement
fonctionnelle.
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c) DIVERS TYPES D’IMAGES
Les images sont immensément diverses. Pour en comprendre la nature, il convient
de savoir les classer en catégories. Ainsi, il vient facilement à l’idée de les répartir en
deux groupes opposés dessin/photographie. Mais une classification plus fine et
selon des critères proprement sémiologiques serait tellement plus révélatrice. C’est
pourquoi nous commenterons longuement les notions qui permettent d’avoir une
idée précise sur la nature d’une image en général, et d’une image fonctionnelle en
particulier.
Deux moyens d’écriture imagique
Il existe un certain nombre d’acquis sûrs relatifs à l’image. Le dessin, par exemple, a
derrière lui une histoire vieille de plusieurs millénaires; la photographie, bien que
jeune sur le plan technologique, a pris à son compte les recherches réalisées depuis
plusieurs siècles en optique. Selon nous, dessin et photographie constituent les deux
grands moyens pour réaliser des images. Chaque moyen, on le verra plus loin, jouit
de pouvoirs sémantiques particuliers.
Est dessin, toute graphie réalisée grâce à la simple dextérité manuelle; une lettre
manuscrite, un emblème d’entreprise ou une image d’art sont donc des dessins. Est
photographie, toute graphie réalisée à l’aide d’appareillage chimio-mécanique; un
instantané Polaroïd, un relevé topographique à l’infra-rouge aussi bien qu’un
hologramme ou une copie Xerox sont, en ce sens, tous des photographies.
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DESSIN ET PHOTOGRAPHIE
La signification accordée ici aux mots “dessin” et “photographie” est beaucoup plus
précise que ne le veut l’acception populaire. Peut-être y aurait-il avantage à utiliser
un néologisme pour mieux circonscrire la définition donnée. Ainsi, une
“chirographie” définirait plus exactement ces images faites de main d’homme, et
une “mécanographie”, celles réalisées grâce aux machines.
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En réalité, photographie ou dessin sont des moyens mis entre les mains du
visualiste pour lui permettre de transposer le monde en images. Car il s’agit bien de
cela: par une série de règlesconnues, réussir à rassembler sur une surface restreinte
les éléments graphiques qui suggèrent le réel et permettent aux regardeurs de
reconstituer le monde. Comme le faisait remarquer le psychologue de la perception
James-J. Gibson (1967), une image est une surface qui envoie à l’œil des rayons
lumineux similaires à ceux qu’émettrait l’objet lui-même. Le sémiologue italien
Humberto Eco (1972) faisait ces commentaires sur l’image d’un verre embué de bière
mousseuse: “Sur la page, il n’y a pas de bière, pas de verre, pas de patine humide et
glacée. Mais, en réalité, quand je vois un verre de bière, je perçois (et c’est là une
vieille question psychologique qui emplit l’histoire de la philosophie) la bière, le
verre et la fraîcheur. Mais je ne les sens pas; je sens, au contraire, quelques stimuli
visuels, couleurs, rapports spatiaux, incidences de lumière, etc. (donc déjà
coordonnés dans un certain champ perceptif), et je coordonne (dans une opération
transitive complexe) jusqu’à ce que s’engendre une structure perçue qui, sur la base
d’expériences acquises, provoque une série de synesthésies et me permet de penser:
‘bière glacée dans un verre’.”
C’est dire que la représentation imagique est toujours, jusqu’à un certain point, une
forme de schématisation du réel. Celui qui fabrique une image ne peut éviter de
schématiser le réel, trop complexe pour être enfermé entièrement dans un “petit
rectangle plat”. L’imagiste traite donc (au sens informatique du terme) la masse
d’information qui lui parvient de la rétine. Ce que la rétine enregistre est d’ailleurs
déjà une synthèse de la masse d’information lumineuse qui environne l’œil. Ce
traitement donne une image mentale que l’imagiste tente de représenter, la plupart
du temps, bien imparfaitement. On comprend jusqu’à quel point les images
physiques sont des schématisations du réel. Cela est sans doute d’autant plus vrai
pour les images dessinées, mais ça l’est encore pour les images photographiques.
Dessin et photo constituent donc sous ce rapport deux techniques d’imitation du
réel. Chacune permet, oblige à une certaine interprétation de la réalité; cela est
évident puisque, jusqu’à un degré variable, toute image n’est qu’un reflet, sinon une
déformation, du réel qu’elle représente. Elle n’en transmet en tout cas que les
informations strictement visuelles en laissant pour compte les informations
sonores, olfactives, gustatives ou tactiles qui sont présentes en perception directe. La
vision est sans doute notre plus grand informateur; selon le psychologue de la
perception de notoriété internationale P.-C. Dodwell (1971), professeur à l’université
Queen’s de Kingston (Ont.), c’est plus de 90% de notre information sur le monde qui
passe par le nerf optique.
Il arrive aussi que la “déformation” que permettent les images laisse supposer un
réel plus beau (ou plus laid, l’inverse était aussi possible) que la représentation qui
en est faite. Qui ne s’est jamais exclamé devant une photo-couleur: “Mais c’est plus
beau que la réalité!” Deux raisons peuvent expliquer ce phénomène. La première
est d’ordre technique: un cadrage approprié, un moment choisi, une certaine
“aseptie sensorielle” (les bruits stridents, les odeurs nauséabondes, la chaleur
suffocante et d’autres percepts sont toujours absents d’une image) rendent souvent
une image particulièrement belle. La deuxième est d’ordre psychologique: tout le
vécu qui intervient lors du visionnement d’une image provoque, par un effet de
synesthésie, une perception plus profonde que pourrait le suggérer objectivement
l’image. Il est vrai qu’une image, parce que fixe, engrosse d’une qualité
supplémentaire une réalité qui, autrement, serait souvent trop fugace pour se faire
remarquer: l’image statique arrête le temps. Ce phénomène permet à l’imagiste de
privilégier de manière éminente une tranche du réel qui serait banale autrement.
L’écrivain et critique américain Susan Sontag (1979) écrivait à ce propos: “Les
photographies peuvent laisser une impression plus forte que les images mobiles car
elles découpent une tranche nette dans la durée au lieu d’en imiter l’écoulement.”
C’est ce qu’ont compris certains cinéastes habiles qui utilisent des plans fixes (freeze
frame) pour augmenter encore la portée dramatique de certaines scènes cruciales.
Taxonomie
Avant de mentionner ce que nous savons du dessin et la photo, il serait bon de
clarifier ce que nous entendons par “image” et de préciser le sens de certains mots
que nous utiliserons tout au cours de notre ouvrage. Cela permettra d’éviter les
imprécisions ou les ambigüités malsaines; cela me donnera l’occasion de suggérer
certains néologismes qui permettront d’exprimer plus clairement les réalités de
l’Iconique. Il est impératif d’établir dès le début une taxonomie claire de l’Iconique.
La
taxonomie, c’est selon le Petit Robert, la “science des lois de la classification”. C’est
une discipline qui tente de classer les éléments en un ordre logique. C’est sans doute
une des opérations premières de toute science que de vouloir préciser et classer les
concepts qui sont siens. Un tel système classificatoire devient par la suite le modèle
de référence qui permet de distinguer les éléments les uns des autres et,
conséquemment, d’en faire ressortir les particularités. Nous proposons donc notre
taxonomie iconique sous forme de tableau (voir ci-dessous). Dans ce tableau, nous
soulignons graphiquement les rapports entre les divers types d’images physiques; ces
rapports en sont de ressemblances et de différences. Nous évaluons la nature
intrinsèque de chaque type d’image selon un critère sémiologique.
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LA TAXONOMIE
C’est sans doute le médecin naturaliste suédois Carl Von Linné (1707-1778) qui, l’un
des premiers, a proposé un système taxonomique scientifiquement fondé pour les
sciences naturelles. Il est encore aujourd’hui couramment utilisé en zoologie et en
botanique. Ses taxons (éléments du système de classification) sont, du plus général
au plus spécifique: la classe, l’ordre, la famille, le genre, l’espèce, l’individu.
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Chaque dénomination est donc soumise ici à une définition la plus monosémique
possible dans laquelle nous tentons de cerner tout le défini mais seulement le défini.
Tâche peu facile mais que nous tentons de réaliser avec le plus de rigueur possible.
Dans l’axe vertical, on perçoit une filiation de nature, du plus générique au plus
spécifique; dans une ligne horizontale, les concepts
sont exclusifs les uns des autres. Par exemple, l’ordre du “graphisme” est exclusif de
l’ordre du “graphique” mais il inclut les “schémas” aussi bien que les “illustrations”.
Mais définissons avec plus de précision nos dénominations.
Le terme le plus général qui puisse désigner une image physique telle que définie
plus haut est le mot “graphie”. Par graphie, on entend tout type de stimulus visuel à
deux dimensions.
Autrement dit, toute image physique perceptible par l’œil est une graphie: un
gribouillis est une graphie comme l’est aussi bien une photographie, un tableau de
chevalet, un plan technique, etc. Encore une fois, toute tache, figurative ou non,
portée sur un support physique, est une graphie. Les graphies se divisent en deux
grands ordres: les images fonctionnelles et les images poétiques. Les “images
fonctionnelles” sont des images analogiques conçues selon un code conscient ou
intuitif, dans l’intention de communiquer une information déterminée. La nature
de “l’image poétique” est fort différente puisqu’elle a comme fonction première de
permettre à son auteur de s’exprimer. Le linguiste belge Eric Buyssens (1967) fait un
commentaire qui permet d’éviter les assimilations indues entre image poétique et
image fonctionnelle: “L’art est couramment appelé un langage; mais il y a lieu ici de
faire une distinction fondamentale. L’artiste est l’homme qui, doué d’une sensibilité
supérieure, éprouve certaines émotions en percevant certains faits et qui reproduit
ces faits en les modifiant à sa façon afin de mettre en valeur les éléments qui l’ont
ému. Le peintre recrée un monde de la couleur; le dessinateur recrée un monde de
la perspective réelle par une perspective à deux dimensions; le sculpteur recrée un
monde de la forme par de la forme; le danseur recrée un monde du geste par des
gestes; le musicien recrée un monde du son au moyen de sons; l’architecte fait de
même pour la construction, l’acteur pour l’action, le poète pour la parole.
L’artiste ne copie pas, il modifie son modèle, et souvent même il ne songe plus
guère à aucun modèle; il nous transporte dans son monde à lui. C’est dans cet écart
entre la réalité et l’œuvre que se manifeste l’art. Mais il n’y a là rien qui ressemble
au désir de collaboration qui est la base des sémies. L’art ne répond pas à un besoin
social, comme le fait le discours; il répond au besoin de manifester, d’extérioriser les
sentiments esthétiques. Cela se remarque très bien aux premières manifestations
artistiques de l’enfant doué dans ce sens: il est artiste avant de le savoir; son art est
une extériorisation spontanée dont il ne se rend compte qu’assez tard; ce n’est qu’en
observant les réactions de son entourage qu’il entrevoit la possibilité de se servir de
son art pour produire de telles réactions, pour influencer son entourage, c’est-à-dire
pour communiquer. Lorsque le public comprend l’œuvre artistique, c’est-à-dire
lorsque l’œuvre produit sur lui l’effet voulu par l’artiste, il s’établit entre l’artiste et
le public une communion de sentiment: l’art se révèle après coup comme une
possibilité de communication.” Ce sont donc des images poétiques qui sont réalisées
par les artistes de tout crin: un dessin d’enfant, un tableau du génial peintre
québécois Alfred Pellan et même un gribouillage quelconque sont donc des exemples
d’images poétiques. Nous abandonnerons ici la descripton des sous-taxons propres à
l’image poétique qui n’est pas précisément le sujet de notre ouvrage; néanmoins, on
ne peut mésestimer les apports de l’image poétique à l’image fonctionnelle. On
passera en revue au chapitre suivant quelques notions utiles tirées de la longue
histoire de l’image poétique.
Les images fonctionnelles se divisent en deux grandes familles: les graphismes et les
graphiques. Les “graphismes” sont des graphies réalisées selon des critères
empiriques-intuitifs, alors que les “graphiques” sont des graphies monosémiques
réalisées d’après des lois irréductibles. Dans le dernier cas, on a donc affaire à des
images “scientifiques”, c’est-à-dire à des images dont le contenu sémantique est
contrôlé de façon absolue. Les cartes géographiques, les réseaux légendés décrivant
des concepts abstraits, les diagrammes accompagnant les articles scientifiques sont
tous des exemples de graphiques. Comme la graphique non plus n’est pas partie du
sujet de cet ouvrage, nous abandonnerons ici l’enchaînement des sous-taxons
propres à la graphique; nous proposerons par ailleurs plus loin quelques éléments
supplémentaires d’information sur la graphique. Revenons à notre propos: dans le
cadre du graphisme, on obtient des images qui sont le fruit spontané de l’acte de
création, images réalisées le plus souvent à la suited’un long cheminement
expérimental d’essais et erreurs. Ainsi, les photographies de reportage, les tableaux
de chevalet, les dessins publicitaires, les illustrations éditoriales, sont tous des
exemples de graphismes.
Revenons donc au graphisme et à ses sous-taxons. Il inclut deux genre d’images: les
schémas et les illustrations. Les “schémas” sont des images fonctionnelles qui
insistent sur les interrelations entre les parties de la réalité représentée. Les schémas
servent à faire ressortir les caractères propres à l’objet représenté; les pictogrammes,
les dessins anatomiques ou les plans à main levée sont des exemples de schémas.
Les “illustrations” sont, par contre, des images ayant des rapports de similitude
marqués avec ce qu’elles représentent. Les illustrations sont donc fortement
analogiques; elles permettent de percevoir facilement les qualités formelles
communes à l’image et à la réalité représentée. Un portrait photographique, un
dessin de page couverture pour un roman de collection populaire, une image d’objet
dans un catalogue technique, sont tous des illustrations.
Voilà! Les imagistes disposent désormais d’un vocabulaire précis pour nommer les
différentes sortes d’images. Utiliser ces vocables univoques permet d’échanger de
façon claire sur la communication iconique. Chaque mot cerne donc une réalité
restreinte, déterminée par la fonction sémiologique d’une graphie donnée.
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L’IMAGISTE
Il est utile de pouvoir nommer ceux qui font des images. Naguère encore, les
images advenaient, tout simplement. Et ceux qui s’y intéressaient étaient, dans un
sens large, des “artistes”, des “visualistes”, des “dessinateurs”, etc.
Désormais, l’Iconique commande de désigner les fabricants d’images par des termes
qui soulignent leur rôle actif. C’est ainsi que nous utilisons le mot “imagiste” pour
désigner dans le sens général, ceux qui font des images; “l’iconicien” serait plus
spécifiquement celui qui met au point des images fonctionnelles. D’autre part, il est
souhaitable, pour plus de rigueur, d’appeler par vocable distinct les fabricants de
graphies. Nous proposons donc, à la suite du cartographe français Jacques Bertin,
d’appeler “graphicien” le dessinateur de graphiques; le terme “graphiste” est déjà
répandu pour désigner l’auteur de graphismes.
Du même coup, devrait-on proposer un qualificatif propre à chaque type d’image? Le
mot “graphiesque” devrait qualifier ce qui se rapporte à la graphie; le mot
“graphique” devrait être réservé pour qualifier ce qui a rapport à la graphique; tandis
que “graphismique” devrait être utilisé pour qualifier ce qui se rapporte au
graphisme.
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Les tentatives pour établir une classification des images ne sont pas nouvelles.
Après bien d’autres d’ailleurs, Ménestrier (1965) proposait une classification en
quatre types: 1. les images d’art, 2. les images persuasives, 3. les images scientifiques,
4. les images symboliques. Le journaliste français et fondateur des Gens d’images
Albert Plecy (1971) proposait une classification des photos en quatre types: 1. la photo
technique, 2. la photo témoin, 3. la photo d’art, 4. la photo langage. Hignette (1970)
réduisait ce classement à trois (avec raison, puisque la classe 1 de Plecy réfère
davantage au moyen qu’à la fonction qui est le critère utilisé pour les autres classes):
1. document, 2. œuvre d’art, 3. langage.
A dire vrai, ces classifications ne sont pas vraiment opératoires, soit par imprécision
des définitions, confusion dans l’établissement des critères ou tout simplement
oubli. Malgré cela, certaines classifications ad hoc ont été largement diffusées.
Pour ce qui nous concerne, nous proposons des critères clairs et des définitions
précises. Malgré cela, il n’est parfois par facile de classer une image dans une famille
ou dans l’autre. C’est d’ailleurs le même problème pour tout système classificatoire
quand il doit gouverner le tri d’organismes complexes: les individus ne répondent
pas toujours parfaitement aux catégories définies. Questionnons, par exemple le cas
du plan d’implantation d’un édifice sur le terrain: est-ce un schéma ou un
graphisme? On sait que la signification d’un graphique doit être monosémique; on y
arrive en convenant à l’avance des significations propres à chaque graphie, par
exemple, dans une
légende. On sait d’autre part que la signification d’un schéma laisse place à une
interprétation subjective du quantitatif; les données ne sont pas quantifiables
puisque c’est seulement la structure foncière de la réalité représentée qui est
signifiante. Si donc notre plan d’implantation est dessiné à main levée et n’a pour
but que de situer approximativement l’édifice par rapport aux bornes du terrain,
nous avons affaire à un schéma. Mais s’il s’agit d’un plan à l’échelle, nous avons en
main une image univoque, donc c’est un graphique. D’autre part, il peut arriver
qu’une image donnée change de famille, selon l’usage que l’on impose à cette image.
Prenons une reproduction de La Joconde. C’est à l’origine une image poétique
(encore que l’on pourrait discuter de la fonction sociale du portrait au
Quattrocento!);
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UNE CLASSIFICATION AD HOC
On peut comparer notre taxonomie à celle que le graphiste allemand Weckerle
(1967) propose pour la classification des symboles d’entreprises. Son tableau de
classement a provoqué un certain engouement dans le milieu des graphistes
professionnels mais nous croyons que cet intérêt n’est pas fondé pour trois raisons: 1.
ce système ne s’applique facilement qu’aux images corporatives; 2. son vocabulaire
est approximatif et non conforme à l’usage (cf iconographie, indice); 3. et surtout, ses
critères ne sont pas homogènes.
Il faut toujours se rappeler qu’une définition doit contenir tout le défini et rien que
le défini. Ce qui, chez cet auteur, est loin d’être toujours le cas pour les taxons d’une
hiérarchie donnée (ex: quel critère dichotomique peut conduire, dans la classe des
indices, à opposer “figuratif” à “multicolore”?). Ce n’est peut-être pas sans raison
que Nesbitt (1975) a insisté pour que les écoles de design graphique donnent une
place au langage dans la formation des communicateurs visuels! C’est que pour
parler de l’image, il faut savoir manier le mot. Néanmoins, nous reproduisons ici la
nomenclature de Weckerle pour mémoire: 1. Symbole verbal: a) inscription; b) sigle;
c) initiale; 2. Signe iconographique (présentant une certaine ressemblance avec
l’objet figuré): a) signe iconographique se rapportant à l’objet; b) signe utilisé dans un
sens métaphorique; 3. Indice (signe à sémantique ouverte, sans spécification
préalable).
A notre tour, nous proposons un classement qui comprend à peu près toutes les
solutions mises de l’avant par les visualistes pour résoudre le problème de
classification des types d’identification visuelle d’entreprises commerciales ou
industrielles.
Définitions
Emblème: graphisme symbolique représentant une entreprise; ce mot a un peu
vieilli et est issu de l’héraldique (science des armoiries).
Symbole: graphisme plus ou moins arbitraire représentant une entreprise.
Scriptographisme: graphisme constitué à partir de l’écriture.
Visuographisme: graphisme constitué à partir de n’importe quel élément visuel et,
en ce qui nous préoccupe, sauf l’écriture.
Logotype: scriptographisme constitué à partir de l’ensemble des caractères
représentant le nom d’une entreprise.
Sigle: scriptographisme constitué à partir de une ou plusieurs lettres tirées du nom
d’une entreprise; par exemple, la première lettre de chacun des mots (initiales).
Pictogramme: visuographisme figuratif ayant habituellement un rapport motivé
avec l’entreprise qu’il représente.
Symbole arbitraire: visuographisme, le plus souvent abstrait, ayant été choisi
arbitrairement pour représenter une entreprise.
Signature: graphisme composite (habituellement, association d’un visuographisme
et d’un scriptographisme).
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utilisée à des fins publicitaires pour vanter la subtilité d’un parfum, elle devient
assimilable à une image fonctionnelle. Il est évident qu’on peut réaliser les images,
tous les types d’images c’est-à-dire, quelle que soit leur fonction sémiologique, soit
par le dessin, soit par la photo. C’est que ces deux modes imagiques ne sont en
définitive que des moyens de fabrication.
Le dessin
Les humains utilisent le dessin depuis plus de 15,000 ans. L’homme préhistorique
dessinait déjà sur les parois des grottes qui lui servaient de refuges. Dessiner consiste
à pouvoir ramener sur un plan à deux dimensions le réel à trois dimensions.
On nomme largeur, hauteur et profondeur (d’autre disent: hauteur longueur,
largeur) les trois dimensions du réel. Mais on sait que, depuis l’acceptation
généralisée du modèle einsteinien de l’univers, une quatrième dimension est venue
s’ajouter: le temps. Il appert donc que certaines images incorporent désormais la
dimension temporelle: hologrammes à facettes innombrables, tableaux cinétiques,
etc.
Mais restons pour le moment dans le système spatial à trois dimensions. Pour
ramener le réel tridimensionnel sur un plan, il faut faire appel à un ensemble
complexe de connaissances culturelles, mélange de techniques, d’habiletés et de
conventions. Dessiner peut pourtant encore paraître une opération élémentaire:
cela consiste tout simplement, selon le peintre italien Zuccari (1607) à faire un
disegno externo d’après son propre disegno interno, de faire une représentation
d’après l’image mentale déjà présente à la conscience. Mais ce n’est pas si simple
qu’il paraît: combien se sont butés à la difficulté de reproduire sur une feuille ce que
pourtant ils croyaient avoir si clairement en tête? Et ce n’est pas toujours par
manque de dextérité! Mais comment réalise-t-on effectivement la transposition de
trois dimensions à deux dimensions ? Les premiers humains avaient recours à des
moyens primitifs, il va de soi. Pourtant, les matériaux utilisés étaient appropriés
puisque plusieurs de ces œuvres ont défié le temps et sont parvenues en bon état
jusqu’à nous. Mais c’est dans leur habileté à représenter la profondeur qu’ils
achoppent. Pour dire vrai, l’emplacement des objets réels dans la profondeur du
champ visuel semblait peu importante à cette époque; le plus souvent, ces objets
étaient représentés dans des positions diverses à des emplacements et dans des
grandeurs aléatoires. Les éléments étaient dessinés éparpillés dans l’espace à deux
dimensions. C’est à cette technique que les indiens Cris avaient recours pour réaliser
leurs illustrations comme sur ce vêtement de peau conservé au Musée de
Leningrad.
Puis, les Anciens ont mis au point une technique plus systématique: la “composition
en registre”, un mode de transposition qui s’est répandu en Egypte à partir de plus
ou moins 3000 avant J.-C. Cette technique consiste à disposer sur une même ligne de
terre ce qui appartient à un même plan de la profondeur du champ perceptuel. La
surface dessinée est ainsi divisée de haut en bas par une série de lignes successives,
chacune portant un plan de l’espace à trois dimensions; il arrive aussi que les scènes
représentées successivement de gauche à droite aient entre elles un rapport de temps
plutôt que d’espace. Voici en exemple les moments successifs d’un combat de lutte,
représentés sur un mur du Tombeau 15 de Beni-Hassan en Egypte.
On peut dire que ce type de perspective -la composition en registre- est analytique et
phénoménologique en ce sens que le réel est représenté comme il est vécu. Par
contre, certaines techniques constituent davantage un truc simple à réaliser et qui
produit tout de même son petit effet de profondeur; c’est le cas de la perspective dite
“cavalière”. La perspective cavalière fut la plus répandue au Moyen Age et
provenait de la tradition asiatique: une des faces est perpendiculaire à la ligne de
vision et deux autres faces fuient à 45° en parallèle sur une demi- profondeur de la
face. Mais déjà le peintre florentin Paolo Uccello (1396-1475), qu’on appela le “poète
de la science” pressentit certaines conventions qui donnent à ses représentations une
allure plus réelle. Ce fut le départ de la grande aventure de la perspective “normale”
que nous connaissons. La perspective dite normale est “normale” en ce que c’est
celle que les imagistes occidentaux ont développée; la plupart des images diffusées de
nos jours (et a fortiori les images photographiques) sont construites d’après les lois
de cette perspective-là. Mais on affirme que c’est le célèbre ingénieur et artiste
Leonardo da Vinci (1452-1519) qui, prenant la suite de l’humaniste et architecte
Leon-Battista Alberti (1404-1472), mit au point de façon magistrale un système de
transposition efficace de trois à deux dimensions: la perspective aérienne. Le
système prend en considération deux éléments principaux soit, le rapport
d’orientation des lignes entre elles et le rapport de teinte des plans entre eux. On
suggère donc la profondeur, d’une part en faisant converger vers un même point
(dit “point de fuite”) du plan à deux dimensions les lignes qui, dans la réalité,
demeurent parallèles en s’éloignant du regardeur; et d’autre part, en estompant les
valeurs de plan en plan (du bas vers le haut) pour obtenir le même effet que celui
produit par les objets réels qui réfléchissent une lumière de plus en plus filtrée par la
couche atmosphérique à mesure qu’ils s’éloignent du regardeur. Le savoir-faire des
artistes en cette matière atteint, avec les années, un point de perfection estomaquant.
On finit par pousser l’art de la perpective à ses limites, à tel point que, devant
certains panoramas, il devient presque impossible, même en perception directe, de
distinguer les éléments à trois dimensions (les structures architecturales) des
éléments à deux dimensions (les dessins réalisés sur certaines surfaces
architecturales planes), car les uns et les autres s’enchevêtrent en un habile trompel’œil. C’est le cas de certaines peintures monumentales de l’époque baroque. Le
Baroque propose une vue analytique détaillée de la réalité et arrive à calquer la
nature avec une minutie débridée (contrairement au Classiscisme, effet d’une
théorie qui se sclérose parfois en dogmatisme).
Certaines œuvres “baroquisantes” ont été réalisées au Québec à la fin du siècle
dernier comme cette église de Saint-Romuald près de Québec, où les éléments
architecturaux dessinés s’entremêlent aux éléments architecturaux en volume pour
confondre le fidèle. Ultimement, les artistes devinrent des maîtres incontestables de
l’illusion optique. Certains s’acharnèrent à mystifier les regardeurs. C’est ainsi que
l’on a accès aujourd’hui à un certain nombre d’œuvres classées sous le vocable trop
générique d’anamorphoses. Les “anamorphoses” sont des images qui cachent sous
un sujet apparent ( un paysage par exemple) un sujet véritable (une scène libertine,
par exemple) qu’on ne peut reconstituer qu’à l’aide de miroirs déformant ou en
adoptant un point de vue inhabituel. L’artiste allemand Edi Lanners (1977) cite cet
exemple d’anamorphose provenant du célèbre Codex Atlanticus réunissant des
dessins de Léonard de Vinci. Certains ont pensé tout d’abord qu’il s’agissait, comme
dans le cas de certains autres dessins, d’une “composition abstraite”: il consiste en
huit traits épars. Mais quand on considère cet ensemble de graphies avec un regard
rasant, l’œil gauche collé sur l’extrémité gauche de la feuille, apparaît nettement et
en justes proportions, une tête de bébé.
Plusieurs grands de la peinture se sont essayés à l’anamorphose: Leonardo da Vinci
(1452-1519), Hans Holbein le Jeune (1497-1543), Le Caravage (1573-1610), Annibale
Carrachi (1560-1609) et le Jésuite Andrea Pozzo (1642-1709), entre autres. Certains le
faisaient dans un but de recherche, d’autres sous commande de riches peeping Toms
de l’époque, pour déjouer la censure.
Au siècle dernier, le grand mathématicien et pédagogue Gaspard Monge (1746-1818)
repensa tout le système de la géométrie descriptive -qui est en réalité le support
théorique au dessin perspective- et montra l’unité de raisonnement qui s’applique
aux formes géométriques comme au langage algébrique. Il publia sa Géométrie
descriptive en 1799. L’artiste et pédagogue suisse Luc Joly (1975) affirme que “Monge
a proposé l’emploi systématique de trois plans orthogonaux entre eux, recevant les
images de l’objet étudié. Il a surtout organisé les méthodes de tracé et de recherche
des vraies grandeurs des objets représentés. Jusqu’alors, ces méthodes étaient
disparates, plus ou moins ésotériques et seulement transmises aux initiés des
corporations artisanales. Il en a fait une technique cohérente de représentation des
formes géométriques et matérielles en général, utilisée encore aujourd’hui.” La
perspective avait acquis sa forme définitive. Page suivante, nous avons résumé en
un vaste tableau schématique, les principales notions qui permettent de réaliser
divers types de perspectives.
On avait donc, par le dessin, la prétention de pouvoir représenter le réel. Avec le
temps, cette fonction est devenue moins importante; un certain glissement s’est fait
au profit d’une fonction d’interprétation. Dans le premier cas, c’était les qualités
d’habileté à transposer qui étaient exacerbées chez l’artiste; dans le dernier cas, c’est
l’esprit d’analyse-synthèse personnel qui a pris le pas. Le talent de certains imagistes,
c’est de pouvoir cristalliser une impression fugitive dans une
image définitive. C’est ce que réussit l’artiste expressionniste norvégien Edvard
Munch (1863-1944) dans une œuvre saisissante comme Le Cri. Quelle réussite
d’analyse-synthèse!
Ce glissement mentionné de la représentation fidèle vers l’interprétation
personnelle a fait un pas marqué avec l’avènement de la photographie qui prenait la
relève comme art de la représentation réaliste.
La photographie
La photographie a révolutionné le mode de représentation du réel. Cela, non
seulement en qualité mais aussi en quantité. C’est sans doute une conséquence de
cette invention de la “boîte à images” au siècle dernier -et d’autres inventions qui
ont permis la diffusion rapide des images, comme la presse à imprimer motoriséeque l’on peut parler aujourd’hui de “civilisation de l’image”.
Depuis la Renaissance, les artistes graphiques connaissaient l’existence de la camera
obscura. Cet appareil n’était, à l’origine, qu’une pièce aveugle dont un des murs
avait été percé d’un trou; cela permettait d’apercevoir sur le mur faisant face au trou,
l’image inversée du panorama extérieur. Par la suite, l’appareil fut transformé,
réduit en dimension et ses parties disposées de telle sorte qu’on puisse faire le relevé
par calque de l’image y reçue. On pense que dès 1750 la camera faisait
partie de la panoplie habituelle des outils des artistes peintre. C’est sur le même
dispositif que s’élabore l’idée de pouvoir relever des images fac-similés sans besoin
de recourir à l’habileté manuelle d’un artiste. Toute l’aventure commence vers
1815.
Le français Joseph-Nicéphore Niepce (1765-1833) était un “patenteux” de métier: il
avait mis au point un moteur à explosion pour la propulsion de petits bateaux, avait
eu l’idée de la draisienne, etc. Fasciné pour le procédé d’impression lithographique
que son inventeur introduit en France en 1815, il veut l’alléger en remplaçant la
pierre par un autre matériau. Pour cela, il a besoin de dessins; n’ayant aucun talent
pour cela, il a l’idée en 1816 d’en relever sur du papier qu’il a sensibilisé avec du
chlorure d’argent. (On connaissait en effet les propriétés photosensibles de certaines
matières depuis 1727, année où le chimiste allemand Johann-Heinrich Schulze
découvre fortuitement les composés qu’il appelle “scotophores” dans une
communication à l’Académie des philosophes de la nature de Nuremberg.) Mais ce
n’est qu’en 1826 que Niepce réussit à stabiliser ses premiers héliographes comme il
les appelait alors, en utilisant comme support une plaque d’étain ou de verre
enduite de bitume qu’il place dans le mur récepteur d’une camera obscura portative.
(Les graveurs sur cuivre protégeaient les surfaces des plaques qui ne devaient pas
être attaquées par l’acide; le bitume durcissait à la lumière et les parties non exposées
étaient emportées par de l’huile de lavande.) Mais ses images demeurent floues car il
ne peut réduire le temps d’exposition qui est d’une huitaine d’heures: le soleil dans
sa course déplace les ombres portées. En 1827, il prend contact avec Louis-Jacques
Daguerre (1787-1851) qui utilise largement une camera obscura munie d’une lentille
perfectionnée pour réaliser des décors peints pour l’Opéra de Paris. Daguerre est
alors célèbre pour avoir fondé le Diorama en 1822, établissement de spectacle où sont
présentés des tableaux impressionnants de 46 par 72 pieds; les perspectives sont
réussies, les détails fignolés, les éclairages calculés, de telle sorte que l’effet produit est
d’un réalisme saisissant. Daguerre est impressionné par les images de Niepce, et la
réciproque est vraie.
Niepce est bloqué. Il ne peut aller plus loin sans les connaissances de Daguerre, et
sans son sens des affaires. Ils s’associent en 1829. Daguerre pousse ses recherches et
continue seul après la mort de Niepce en 1833. Daguerre améliore le procédé: en
utilisant l’iodure d’argent, il réduit considérablement le temps de pose. En 1837,
enfin, il est satisfait des images obtenues. Il consulte François Arago (1786-1853),
connu pour ses recherches sur la polarization chromatique de la lumière. Arago est
de surcroît Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et homme politique
influent. Arago convainct le gouvernement français d’acquérir l’invention;
Daguerre cède le double brevet à l’Etat (le sien et celui de Niepce représenté par son
fils) contre une rente viagère payée aux deux détenteurs des brevets. L’invention est
rendue publique le 7 janvier 1939 à une séance de l’Académie des Sciences et
publicisé sous le nom de “daguerréotypie”.
Le 19 janvier, l’honnête homme et homme de science britannique Henry Fox-Talbot
(1800-1877) lit un compte-rendu de la séance dans la Literary Gazette. Il en reste
stupéfait car il croit lire un rapport sur ses propres travaux. Il pense avoir en main
“Le premier exemple d’une maison qui ait peint sa propre image” et il court, le 25,
montrer ses images à une séance de la Société Royale dont il est membre. Le 29, il
écrit à Humboldt, Biot et Arago de l’Académie des Sciences prétendant à l’antériorité
de sa découverte. Il panique: le 29, puis le 20 février, il fait deux communications
devant la Société Royale sur ses “dessins photogéniques” comme il les appelait.
Mais il n’avait pas à s’affoler: son idée de procédé à négatif finirait par l’emporter sur
celui de Daguerre. En effet, la daguerréotypie permettait d’obtenir qu’une seule
image puisque le support était opaque et positif; le procédé de Fox-Talbot permettrait
le tirage de multiples copies. Le 1er janiver, il rend visite à son compatriote,
l’astronome William Hershel (1792-1871) qui lui fait part de sa découverte des
propriétés de l’hyposulphite de soda comme solvant des sels d’argent. Fox-Talbot
expédie, avec l’accord de Hershel, sur ce sujet à l’Académie des Sciences de Paris. Le
procédé est rapidement et définitivement adopté comme fixatif. En 1841, Fox-Talbot
améliore son procédé et le rebaptise “calotype”. Il réalise en effet qu’on peut réduire
encore le temps d’exposition si on provoque le développement de l’image latente
avec du “gallo-nitrate”; il brevète le procédé et traîne en cour tous les photographes
qui utilisent un procédé similaire. Pourtant, les calotypes donnent des images
relativement imprécises en comparaison des daguerréotypes car son négatif est un
support de papier. C’est la raison pour laquelle le procédé à négatif “collodion” eut
tant de succès.
Le collodion est un produit proposé en 1851 par le sculpteur et photographe
britannique Frederick-Scott Archer (1813-1857) comme agglutinant pour les sels
photographiques. Le collodion est une solution visqueuse de nitrocellulose, d’alcool
et d’éther. Le support ;sensible est alors une plaque de verre qui en est enduite puis
trempée dans le nitrate d’argent. Alors que la plaque est encore humide (avant que
les sels ne cristallisent), on fait l’exposition photographique. Ce procédé permettait, à
cause du support parfaitement transparent, la finesse dans les détails que le calotype
ne pouvait rendre. C’était aussi un procédé économique par rapport à la
daguerréotypie qui exigeait une plaque de cuivre et qui, de plus, ne permettait pas le
tirage de copies additionnelles. Mais le “procédé humide” rendait la tâche difficile
au photographe: il devait travailler rapidement,
avoir un laboratoire sur son lieu de travail, etc. Sérieux handicap, surtout pour le
photographe volant.
C’est pourquoi le “procédé sec” à la gélatine (appelé encore “bromure”) remplaça
rapidement le collodion. En 1871, le docteur Richard-Leach Maddox publie une
lettre dans le British Journal of Photography dans laquelle il explique un nouveau
prodécé (parce qu’il n’aime pas l’odeur d’éther du collodion, dit-il). Il suffit
d’enduire le support de verre d’une émulsion de gélatine saturée de bromure
d’argent. Certains perfectionnements ultérieurs du procédé rendent possible vers
1880 la production industrielle de plaques présensibilisées qui permettent des
expositions rapides de l’ordre de 1/25e de seconde. Dorénavant, le trépied pourrait
être éliminé, la camera devenir portative.
Ce sont des développements qui permirent à l’Américain George Eastman (18541932) de commencer en 1880 la production de bromures en rouleaux de papier, et à
partir de 1891, en rouleaux de celluloïd. Eastman lance en 1888 la première camera
d’amateur, sa Kodak no 1 (“une combinaison de lettres arbitraires”) dans l’intention
d’écouler plus de films. Pour $25, le client obtient sa box camera chargée d’un
rouleau de 100 poses, inclus le développement, le tirage des photos et le montage sur
carton à tranche dorée.
Au début des années 1950 toutefois, la photo mémoire fait un nouveau bond en
avant: on voit apparaître les premières Polaroïd à développement instantané.
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LA POLAROID
La camera Polaroïd est un autre exemple qui amplifie le mythe américain de la
réussite en affaires. Le physicien Edwin-Herbert Land nait dans le Connecticut en
1909. Il s’inscrit à Harvard et, encore étudiant, fait des découvertes sur la
polarization de la lumière et met au point un film polarisant. Puis, âgé de 23 ans, il
quitte l’université et s’associe à un de ses professeurs pour se lancer en affaires
(filtres pour camera et lunettes de soleil). Il s’intéresse un temps à la photographie
tri-dimensionnelle et aux systèmes optiques pour l’armement.
Il affirme ne s’être intéressé à la photo qu’en amateur et que l’idée de la camera
Polaroïd lui est venue à la suite d’une question de sa fille de trois ans sur le temps
nécessaire pour voir l’image. Confronté au problème, Land conçoit la solution du
“développement instantané” sur le tas. Mais il met quatre ans pour mettre le
procédé au point. Il fait une communication scientifique sur le sujet en 1947 et un
an plus tard, son entreprise met sur le marché la désormais célèbre Polaroïd.
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De même qu’à partir de 1750, maints artistes peintres recourrent à la camera obscura,
de même à partir de 1850, maints s’intéressent à la camera photographique. Pour ne
citer que les noms les plus célèbres, Corot, d’Aubigny, Millet, Théodore Rousseau,
Toulouse-Lautrec et Delacroix en tâtent allègrement. Certains photographes se
spécialisent, deviennent “photographe de l’Ecole des beaux-arts” et mettent en
marché pour les artistes des collections de nus masculins et féminins. L’historien de
la photographie français Jean Sagne (1982) a apparié un grand nombre de dessins de
Delacroix exécutés sur des photographies. Certaines peintures en sont largement
tributaires comme l’Odalisque et la Petite femme d’Alger avec un lévrier.
De nos jours, la science même s’est emparée de la photographie comme moyen
d’exploration, d’enregistrement, d’analyse. On réussit à mettre en images l’invisible
même. En éclairant un minéral avec une lumière polarisée, on arrive à révéler sa
structure cristallographique: l’image d’un crystal de sulphure devient un
merveilleux tableau automatiste. En relevant les radiations de chaleur dites infrarouges, on peut photographier les parties du corps humain cachant une activité
cellulaire désordonnée; c’est la thermo-photographie. Grâce à des dispositifs
stroboscopiques, on peut photographier les objets se déplaçant à haute vélocité; une
balle de révolver traversant une ampoule est fixée sur l’image avant que le verre ne
s’effondre: c’est la tachyphotographie. Par la miniaturisation, les caméras peuvent
voyager à l’intérieur des vaisseaux sanguins ou s’insérer dans les pores de la peau.
La sonde Voyager se déplace dans les espaces sidéraux pour nous faire parvenir des
images rapprochées de Saturne. Les réverbérations ultrasoniques différentielles des
couches de tissus humains permettent d’obtenir des images de l’intérieur du corps:
c’est l’échographie. Avec l’aide d’un ordinateur, on peut obtenir des radiographies
par tranches prédéterminées; par exemple, le cerveau apparaîtra sur un écran
cathodique par couches successives: c’est la tomodensitométrie. On enregistre les
ondes ultraviolettes émises par la matière
chargée d’électricité statique: c’est la photo Kirlienne (nommée d’après le chercheur
russe Kirlian qui a réalisé, le premier, ce type d’image vers 1938).
Depuis quelques années, les techniques développées dans les disciplines scientifiques
n’ont plus beaucoup à voir avec l’invention de Niepce. Ainsi, les scientifiques
irlandais Trevor Weekes, David Fegan et Neil Porter ont mis au point un appareil
capable de déceler les rayons gamma qui, bloqués par la couche atmosphérique
n’atteignent jamais la terre. Ils enregistrent pour cela de l’Observatoire Whipple les
radiations de Cerenkov, flash lumineux d’un milliard de seconde avec la Camera à
grande ouverture: la “lentille”, constituée de 248 miroirs dont le rôle est de
concentrer les rayons, permet une ouverture de 10 mètres et une vitesse
d’obturation de l’ordre du cent-millionnième de seconde. Par ailleurs, les
chercheurs en radiologie ont, de manière opérationnelle depuis 1977, mis au point
un appareil de tomodensitométrie exceptionnellement fin déjà en usage dans
quelque 25 hôpitaux américains. Il s’agit d’un imageur par résonnance atomique
(Nuclear Magnetic Resonance - NMR scan) qui permet de reconstituer la nature des
tissus mous avec grande précision. Le corps est introduit dans un aimant très
puissant, capable de produire un champ attractionnel 20,000 fois plus fort que celui
de la terre. Les noyaux atomiques tournent autour de leur axe et oscillent à une
fréquence donnée, différente selon la nature de l’atome. Les atomes, ceux
d’hydrogène en particulier (qui sont nombreux dans les tissus mous largement
constitués d’eau), sont sensibles à la direction du champ magnétique dominant: ils
s’enlignent vaguement dans la direction du champ créé. Un second champ est crée
perpendiculaire au premier, plus faible et alternatif; les atomes d’un milieu donné,
ceux qui vibrent à la même fréquence que le deuxième champ oscillatoire, se
forment en rang dans la direciton de ce second champ, plus ou moins rapidement
selon leur nature... et reprennent leur place première à la disparition du champ. Ces
changements physiques chimiques sont analysés par un ordinateur qui reproduit sur
écran des images selon des plans de coupe axiaux transverses prédéterminés, à
l’exception des autres. Les imageurs par résonnance atomique révèlent la nature
même des cellules,
leur activité chimique, alors que la tomographie “traditionnelle” ne dévoile que la
densité relative des tissus. Le chef de la rédaction scientifique au New York Daily
News, Edward Edelson (1983) porte le jugement suivant sur l’avenir de cette
machine: “Sur un point au moins, ‘l’establishment’ aussi bien que Damadian/, le
premier à avoir mis un appareil sur le marché,/ s’accordent: la résonnance atomique
pourrait provoquer des changements radicaux dans la théorie aussi bien que dans la
pratique de la médecine. Il est bien possible que cette camera nouveau genre créé
une révolution dans d’autres disciplines que la médecine, à mesure que l’on pourra
“photographier” d’autres atomes que ceux d’hydrogène. Par ailleurs encore, le point
de mire même du “photographe” est appelé à changer. Ainsi, la sonde cosmique
américaine Pioneer 10, lancée le 3 mars 1972, devenait, le 13 juin 1983, le premier
engin humain à quitter le système solaire après avoir parcouru 3,5 milliards de
kilomètres à la vitesse de 49,000 km/h. C’est cette sonde qui, pour la première fois, a
permis de faire des images précises de Jupiter alors qu’elle passait à moins de 130,000
kilomètres; on n’aurait pu obtenir une telle définition d’images en les réalisant à
partir de la terre, distante de plusieurs millions de kilomètres. Désormais, Pioneer
10 file vers la constellation du Taureau, emportant avec elle un message
pictographique qui pourrait être décrypté par d’éventuelles intelligences extra-terrestres.
Mentionnons encore, dans une tout autre direction, les images psigraphiques, c’està-dire, des images que certains mediums peuvent former à distance, par la pensée,
sur des supports photographiques ou vidéo. Le psilogiste américain Jule Eisenbud
91977) rapporte les cas de Ted Serios de Chicago et de la famille Veilleux de
Waterville (Maine). Dans des conditions expérimentales et sous le contrôle
d’experts en photographie et de chercheurs universitaires, ces personnes ont pu
causer des empreintes lumineuses diffuses sur des films photographiques. Dans au
moins un cas, Serios a pu reproduire délibérément l’image d’un homme
phéhistorique accroupi correspondant à un tableau d’un musée de chicago.
L’ordinateur, enfin, permet de réaliser des images transformables grâce à la
digitalisation des informations lumineuses continues contenues dans une image ou
dans un objet tridimensionnel. On réalise cette digitalisation en quantifiant la
lumière de chaque point de la surface d’une image donnée. Les coordonnées de
chaque point et sa valeur graduée du blanc au noir, sont ensuite mises en mémoire;
on peut par la suite réaliser une restitution topographique exacte, soit sur un écran
cathodique, soit sur imprimante. Voici un portrait, réalisé à l’ordinateur, comme on
en fait pour quelques dollars dans certaines foires. Une camera de télévision fait un
portrait instantané d’une personne. Un logiciel approprié décode ce que la camera a
lu et accorde à chaque point de l’image une valeur donnée (disons de 1 à 10) selon la
valeur de gris de ce point par rapport au fond. Le programme transpose ensuite cette
valeur de gris en une lettre de l’alphabet qui donne une grisé similaire sur la surface
qu’elle occupe: ainsi un “i” donne une frappe plus claire qu’un “m”. Une
imprimante rapide, à matrice ou à marguerite, reconstitue alors l’image sur le papier
en tapant une lettre correspondante à chaque point d’ombre, et en fonction de
l’intensité de cette ombre sur l’image originale. Cela donne évidemment une image
à trame grossière mais tout de même!
On peut aussi coordonner l’information imagique stockée avec un programme
construit selon des logarythmes prévus en vue de transformer à souhait, en plan ou
en perspective, l’information de base; l’ordinateur calcule donc des variations de
l’image lue par lui et les restitue en les faisant pivoter dans l’espace selon l’axe
déterminé par l’utilisateur (on a vu de telles transformations dans des messages
publicitaires montrant des dessins en perspective d’automobiles). On utilise aussi de
semblables programmes pour créer de nouveaux types d’images poétiques. Mais on
cherche surtout à mettre au point une grammaire transformationnelle iconique qui
permettrait de commander les unités d’une image, de les déplacer sur la grille des
coordonnées, de jouer sur leurs qualités plastiques (forme, couleur, etc.) jusqu’à
complète satisfaction de l’auteur. Des chercheurs des ndépartements de
Communication et de Design graphique de l’université du Québec ou des HEC à
Montréal prospectent, semble-t-il certaines avenues intéressantes, comme le logiciel
Mira.
L’holographie
Un autre procédé qui a soulevé un engouement monstre, c’est l’holographie.
L’holographie permet de produire une image qui suggère la profondeur (3-D) avec
un réalisme identique (à peu de choses près) à celui produit par la vision de l’objet
réel lui-même. Il est difficile d’imaginer le réalisme d’un hologramme quand on
n’en a jamais vu (on peut en voir au Musée de l’holographie à New York; un autre
vient d’ouvrir ses portes à Paris). On connaît le relief suggéré par la photographie
stéréographique (genre View-Master): dans ce cas, on provoque l’illusion seulement
du relief en photographiant un champ à l’aide d’une double caméra qui simule la
vision binoculaire. Dans le cas de l’hologramme, les rayons lumineux qui en
parviennent jusqu’à l’œil sont parfaitement identiques à ceux qui seraient réfléchis
par l’objet lui-même, de telle sorte que l’on voit réellement l’objet dans ses trois
dimensions (mais à travers la fenêtre qu’est l’hologramme); on peut donc, en se
penchant à droite et à gauche, apercevoir un côté puis l’autre de l’objet holographié.
Décrivons de façon schématique, comment est produit un hologramme.
L’hologramme est une image enregistrée sur une pellicule photo-sensible (semblable
à la pellicule photographique mais dotée d’un grain beaucoup plus fin) grâce à un
dispositif spécial dans lequel on utilise un laser comme source de lumière. Le
premier hologramme a été produit par le physicien hongro-britannique Dennis
Gabor (1900-1979). Mais ce n’est qu’à la suite de la mise au point du “laser” (Light
Amplification by Stimulated Emission of Radiations) en 1960, qu’on put réaliser des
hologrammes précis (vers 1963). Le laser possède la particularité de n’émettre des
rayons que d’une seule longueur d’onde (sa lumière est donc monochromatique) et
de ne les émettre qu’en phase; cela donne une lumière saturée et puissante que l’on
appelle “lumière cohérente”. L’ensemble du dispositif est d’ailleurs placé sur un
plancher parfaitement stable (pneumatique et plombé) de manière à éviter toute
vibration qui pourrait rendre la lumière incohérente.
Le rayon laser sert à éclairer à la fois l’objet et la plaque holographique; ceci s’obtient
en coupant la course du jet de lumière avec un miroir semi-réfléchissant qui le
divise en deux faisceaux. L’un bifurque pour se diriger directement vers la plaque,
l’autre continue sa course vers l’objet qui réfléchira aussi les rayons vers la plaque,
mais avec un certain déphasage. La plaque reçoit donc deux trains d’ondes
lumineuses qui se collisionnent en créant des plages d’interférences variables (claires
là où toutes les ondes sont en phases, sombres là où elles sont déphasées) qui
reproduisent exactement l’objet holographié... si ce n’est sa couleur véritable puisque
la source d’éclairement, on l’a vu, est monochromatique. On développe par la suite
la plaque, qui, à l’œil nu, ne semble porter aucune image précise sinon un fin moiré
de lignes presque transparent. Mais en l’éclairant avec une lumière cohérente, la
nouvelle collision ainsi provoquée produira des plages d’interférence en tout point
semblables à celles produites à l’enregistrement. Et l’objet apparaîtra dans la
profondeur du champ, au même endroit par rapport à l’hologramme que celui où il
se trouvait à la prise holographique.
Ceci est une description schématique puisque les progrès constants permettent
d’obtenir des hologrammes de plus en plus perfectionnés. Ils sont aujourd’hui
monochromatiques ou irisés, on peut les visionner avec une source d’éclairement
ordinaire, on peut en fabriquer d’environ un mètre alors qu’au début, ils n’avaient
que quelques centimètres, divers types permettent d’apercevoir l’image devant ou
derrière le cadre holographique, etc.
Ce qui est particulier dans un hologramme, c’est la masse d’information qu’il
contient: chaque endroit de l’hologramme contient tous les points lumineux de
l’objet qui étaient “visibles” depuis cet endroit au moment de l’enregistrement. On
peut donc couper un hologramme en parties et chacune d’elles restituera l’objet en
entier qui ne sera toutefois visible que depuis un nombre de points de vision de plus
en plus réduit à mesure que la surface holographique à regarder réduira elle
aussi.
Dès aujourd’hui, on commence à utiliser l’hologramme dans le cadre de la vie
quotidienne. A Disneyworld, la “maison hantée” l’est grâce à des hologrammes de
fantômes: leur mouvement est provoqué par le déplacement des spectateurs assis
dans un chariot qui fait un long panoramique devant un hologramme; des fantômes
dansent alors et on les voit en trois dimensions, tout en apercevant le décor à travers
eux. A Moscou, lors des Jeux Olympiques de 1980, il semble que les Soviétiques aient
réussi à réaliser un film de cinéma holographique de quelques minutes, visible pour
quelques spectateurs seulement, l’angle de visionnement efficace étant très étroit. Le
mensuel japonais Journal of the Society of Instrument and Control Engineers
publiait un hologramme dans son vol.20, no 9, 1981. En 1983, Master Card
“hologrammise” sa carte.
Sémantique dessin/photo
Nous savons tous que nous disposons de deux moyens techniques pour fabriquer
des images, le dessin et la photographie. Mais comme ces techniques ne sont que des
moyens, il importe de préciser à quelle fin sémantique ces moyens peuvent servir.
Imaginer, c’est pouvoir voyager dans le temps (passé ou futur) ou dans l’espace
(ailleurs); les animaux ne peuvent le faire. En ce sens, plusieurs auteurs croient que
l’image précède la parole dans l’évolution de la pensée humaine. En tout cas, dessin
et photo sont des images d’hommes, donc imaginées. En quoi réside donc leur
différence? Peut-être d’abord dans leur mode respectif de cadrage. En dessin, la
composition est au premier chef arbitraire: le dessinateur rassemble des objets qu’il
dispose en un certain ordre pour ensuite reproduire cette composition par
l’observation. Ou encore, il tire de son imagination les éléments qui s’intégreront, sur le support, en une composition qui répond à sa vision
du monde. Ou encore, d’un champ perceptuel donné, il sélectionne les éléments à
privilégier au détriment de ceux qu’il veut bien laisser pour compte. Même la
réalité supposée “objective” est transformée par la vision personnelle de l’artiste. Le
dessinateur reconstruit la réalité; il construit sa réalité.
En photographie, la stabilité du réel est considérée comme acquise au départ. L’idée
consiste alors plutôt à découper, dans cette réalité, les plans qui permettront de faire
voir le monde avec un regard neuf -qui est toujours celui de l’auteur, bien sûr. Le
photographe promène son cadre sur le réel pour l’arrêter au moment où ce réel
répond à sa définition de la bonne composition. Ou encore, il remanie le réel en
recourant à des objectifs choisis, à des vitesses de prise de vue prolongées ou
écourtées et à toute autre manœuvre que permet son appareillage optico-chimiomécanique. Ou encore, il concentre son attention pour saisir le moment dit
opportun d’un réel si mouvant. Le photographe pétrifie une coordonnée de
l’espace-temps. (Toutefois, le photographe publicitaire tient en ce sens davantage du
dessinateur car il crée de toutes pièces le réel: il rassemble lui-même dans son cadre
les objets nécessaires pour construire l’univers symbolique souhaité.)
Je crois enfin que la photographie est davantage un langage d’analyse: elle permet de
fouiller la réalité, de la découper en morceaux, d’en grossir les éléments, etc. Le
dessin est quant à lui un langage de synthèse: il oblige à choisir au sein de
l’innombrable, à simplifier le complexe, en un mot, à schématiser. Poussé plus loin,
cet esprit de synthèse donne des œuvres schématiques comme le dessin d’humour
ou la carte géographique. Eventuellement, le dessin peut même représenter des
idées abstraites, comme par exemple les interrelations exprimées par un réseau ou
par un organigramme.
Photo et dessin sont des langages qui répondent chacun à sa fonction propre; chacun
permet des effets particuliers. Il peut être amusant de voir comment dessin et photo
jouent le rôle particulier qu’intuitivement on leur assigne. Chouinard & Lessard
(1974) ont comparé les techniques graphiques utilisées pour les pochettes de disques.
Ils ont analysé 330 pochette de musique américaine “de jeunes”, qu’ils ont réparties
en trois catégories: rock, folk song, progressive. Ils ont rapporté les résultats
suivants:
__________________________________________________________
_______
Dessin Photo Autres techniques
__________________________________________________________
_______
ROCK
(190 pièces)
28.4%
43.7%
27.9%
FOLK SONG
(58 pièces)
20.6%
68.9%
10.5%
PROGRESSIVE 54.8%
21.9%
23.3%
__________________________________________________________
_______
On remarque que la musique “progressive” semble requérir deux fois plus le dessin
que la photo, alors qu’au contraire, la musique “folk” semble exiger la photo à plus
de 3 contre 1. Saint-Hilaire (1982) explique que la pochette de disque a effectivement
changé de fonction au cours des ans: “Au tout début, vers 1910, les pochettes
accordaient une large place à l’écriture, parfois à une annonce publicitaire (pour une
compagnie d’aiguilles de Gramophone, par exemple). La véritable pochette apparut
vers 1939; on utilisait surtout une photo de l’artiste ou une mise en situation
sommaire. En 1967, les Beatles donnèrent un véritable coup d’envoi de la pochette
fonctionnelle avec l’album “Sergeant Pepper”; cette fois, l’image ne sert plus à
montrer le ou les artistes mais bien à transposer l’idée, le contenu du disque sur le
contenant qu’il est. Depuis, les pochettes de disques sont conçues comme des images
fonctionnelles et réalisées souvent par des spécialistes.” Tout cela pour bien préciser
que la photographie est dotée de pouvoirs propres: les moyens sont particuliers et les
effets sont présumés spécifiques. Le documentaliste-cartographe et photographe
québécois Yves Tessier (1978) nous met en garde en ces termes: “/.../ au niveau de
leurs processus respectifs, peinture et photographie ne sont en rien comparables,
l’une étant axée sur une construction progressive manuelle, l’autre résidant dans un
enregistrement instantané non manuel (optico-chimique). Il n’est pas normal de
s’attendre à ce que deux processus si différents produisent des résultats voisins, pas
plus qu’espérer écrire de la poésie avec un instrument de musique! L’une ne peut
emprunter servilement les critères de l’autre sans se renier elle-même.”
Concluons en disant que la photographie et le dessin sont des médias
complémentaires: l’un est un bistouri qui met à vif l’âme des êtres et des choses;
l’autre est un alambic qui en distille la quintescence.

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