Untitled - J`ai Lu

Transcription

Untitled - J`ai Lu
Cold Granite
STUART
MACBRIDE
Cold Granite
ROMAN
Traduit de l’américain
par Bernard Ferry
Titre original
COLD GRANITE
© Stuart MacBride, 2005
Pour la traduction française
© Éditions Michel Lafon, 2007
À Fiona
Chapitre premier
Il avait toujours éprouvé un sentiment particulier
envers les morts. Leur froideur délicate. Leur grain de
peau. Leur douce et écœurante odeur de décomposition tandis qu’ils s’en retournaient à Dieu.
Celui qu’il tenait entre les mains n’avait pas rendu
l’âme depuis longtemps.
Quelques heures auparavant, il débordait encore
de vie.
Heureux.
Sale, imparfait et répugnant...
Mais il était pur, à présent.
Doucement et respectueusement, il le mit sur la pile,
au-dessus des autres. Tous ceux qui se trouvaient là
avaient été bruyants, affairés, sales, imparfaits et répugnants. Ils étaient désormais auprès de Dieu. En paix.
Il ferma les yeux et prit une profonde inspiration,
enivré de senteurs. Certaines fraîches, d’autres plus
capiteuses. Mais toutes délicieuses. Dieu devait respirer des effluves semblables, se dit-il en contemplant sa
collection, le sourire aux lèvres. Et au paradis, tous
ces morts devaient exhaler les mêmes arômes.
Son sourire devint extatique. Il fallait qu’il prenne
son médicament, mais pas maintenant. Pas tout de
suite.
Alors que ces morts offraient tant de jouissances.
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Chapitre 2
Il pleuvait comme vache qui pisse. La pluie martelait la tente de police en plastique bleu. Résonnant
dans cet espace confiné, en lutte avec le bourdonnement des générateurs portables, elle empêchait toute
conversation. Cela dit, ce lundi à minuit et quart, personne n’avait vraiment envie de bavarder.
Le corps de David Reid était allongé sur le sol glacé.
À l’une des extrémités de la tente, un cordon interdisait l’accès à une fosse de 1,20 mètre de long, remplie d’une eau boueuse qui luisait sous les projecteurs.
Le reste de la tente abritait une portion de terrain en
bordure du fleuve, à l’herbe jaunie par l’hiver et écrasée sous les pas.
Il y avait foule sous la tente. Quatre policiers des services de l’Identité judiciaire d’Aberdeen vaquaient à
leurs tâches, vêtus de combinaisons blanches jetables.
Deux d’entre eux recouvraient les lieux de poudre à
empreintes et de papier adhésif ; un autre prenait des
photos, et le dernier filmait la scène pour la postérité.
À leurs côtés se tenaient le médecin de permanence et
un inspecteur-chef qui n’était plus au temps de sa splendeur. Au centre gisait l’invité d’honneur : le petit David
Reid, qui aurait eu quatre ans trois mois plus tard.
Pour établir le certificat de décès, il avait fallu tirer
le corps du fossé rempli d’eau glacée. De toute évidence, le malheureux gamin était mort depuis longtemps. On l’avait allongé sur le dos, exposé aux regards,
sur une bâche en plastique bleu, un tee-shirt à l’effigie
des X-Men tiré sur ses épaules. Il ne portait rien d’autre.
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Le flash de l’appareil crépita de nouveau, brûlant les
couleurs jusqu’au moindre détail.
Dans un coin, l’inspecteur-chef Logan McRae, les
yeux mi-clos, se demandait ce qu’il allait pouvoir dire
à la mère du petit David. Cela faisait trois mois que
l’enfant avait disparu. Trois mois qu’elle était sans
nouvelles. Trois mois qu’elle espérait le voir revenir
alors qu’il gisait dans un fossé depuis tout ce temps.
Logan passa la main sur son visage fatigué. Sa barbe
naissante crissa sous ses doigts, et il aurait pu tuer
pour une cigarette. Dire qu’il n’était même pas censé
se trouver là !
Il consulta sa montre et émit un grognement suivi
d’une buée blanche. Depuis la veille au matin, cela faisait quatorze heures qu’il avait repris le travail. Bonjour le retour !
Une bouffée de vent glacial s’engouffra dans la tente
et Logan aperçut une silhouette trempée jaillissant de
la pluie : le médecin légiste venait d’arriver.
Trente-trois ans, 1,62 mètre, brune, les cheveux coupés au carré, le Dr Isobel MacAlistair était vêtue d’un
tailleur-pantalon de couleur grise et d’un manteau noir
impeccables ; seules ses bottes en caoutchouc venaient
altérer son élégance.
Elle balaya la tente d’un regard professionnel et se
figea en apercevant Logan. Elle eut un bref sourire
incertain, qui pouvait s’expliquer par l’apparence de
l’inspecteur : mal rasé, des valises sous les yeux, ses
cheveux sombres frisés par la pluie.
Isobel allait dire quelque chose puis se ravisa.
Malgré la pluie sur le toit de la tente, le cliquetis
ininterrompu et les flashes de l’appareil photo, malgré
le bourdonnement des générateurs, le silence était
assourdissant.
Le médecin de permanence le rompit.
— Et merde ! s’écria-t-il en secouant sa chaussure
pleine d’eau.
— La mort a été constatée ? cria Isobel d’une voix
forte pour couvrir le vacarme.
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Logan soupira. Le pire était passé.
Le médecin de permanence étouffa un bâillement
et désigna le petit corps boursouflé au centre de la
tente.
— Ça, c’est sûr qu’il est mort ! Et si vous voulez mon
avis, ça fait un bon bout de temps. Au moins deux
mois.
Isobel acquiesça et déposa sa sacoche sur le tapis
de sol, près du corps.
— Vous avez probablement raison, dit-elle en s’agenouillant pour examiner le cadavre.
Elle enfila une paire de gants en latex.
— Eh bien... appelez-nous si vous avez besoin de
quelque chose, hein ? dit le médecin.
Isobel promit qu’elle n’y manquerait pas, son
confrère s’inclina légèrement et sortit sous la pluie.
L’inspecteur Logan, alors, se remémora tout ce qu’il
avait prévu de lui dire dès qu’il la reverrait. Pour que
tout redevienne comme avant le jour où Angus Robertson avait été condamné à perpète. Mais quand Logan
avait imaginé cet instant, il n’y avait pas entre eux le
corps d’un petit garçon de trois ans.
— À ton avis, à quand remonte la mort ? demandat-il.
Elle leva les yeux et rougit légèrement.
— Le Dr Wilson n’était pas loin du compte. Deux,
peut-être trois mois. J’en saurai plus après l’autopsie.
Tu connais son nom ?
— David Reid. Il a trois ans. Il figure sur la liste des
disparus depuis le mois d’août.
— Pauvre gosse !
Isobel tira un Dictaphone de son sac, introduisit une
cassette et entreprit d’examiner le petit David Reid.
Il était 1 h 30 du matin et la pluie ne semblait pas
près de s’arrêter. Abrité sous un chêne, l’inspecteur
Logan McRae regardait la tente illuminée par les flashes intermittents des photographes. Les silhouettes à
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l’intérieur se détachaient contre le plastique bleu,
comme dans un théâtre d’ombres.
Quatre puissants projecteurs grésillaient dans la
pluie torrentielle, baignant les alentours d’une lumière
blanche et crue, tandis que les générateurs diesel haletaient dans un nuage de fumée. Dehors, la nuit était
d’un noir d’encre.
Deux des projecteurs étaient braqués sur le fossé,
sous la tente. Les pluies de cette fin novembre l’avaient
rempli à ras bord, et des plongeurs de la police en
combinaison y pataugeaient jusqu’à la ceinture. Deux
agents de l’Identité judiciaire tentaient de dresser une
tente supplémentaire au-dessus des plongeurs pour
préserver d’éventuels indices, mais de toute évidence
ils perdaient la bataille contre les éléments.
À moins de 2,50 mètres de là, le fleuve Don roulait
ses flots sombres et gonflés. Des taches de lumière
erraient à la surface, la lueur des projecteurs se reflétait sur l’eau noire, sans cesse renaissante sous la pluie
torrentielle. Décidément, en pluviométrie, Aberdeen
battait des records !
En amont, le fleuve avait rompu ses digues en une
dizaine d’endroits, submergeant la campagne environnante et transformant les champs en étangs. On était
à moins de deux kilomètres de la mer du Nord et le
courant se faisait rapide.
Sur l’autre rive, derrière un rideau d’arbres squelettiques, se dressaient les tours de Hayton. Quatre rectangles sans aspérités, troués çà et là de lumières
froides que les paquets de pluie dérobaient périodiquement à la vue. Une nuit horrible.
Une équipe rassemblée à la hâte ratissait soigneusement les berges, torche électrique à la main, bien
qu’il fît beaucoup trop sombre pour espérer retrouver
le moindre indice. De toute manière, cela ferait bon
effet dans les nouvelles du matin.
Logan enfonça plus profondément les mains dans
ses poches. Il tourna le regard vers le haut de la colline, en direction des lumières clignotantes des camé13
ras de télévision. Les journalistes étaient arrivés peu
après lui, reniflant la viande morte. D’abord la presse
locale, beuglant des questions à tout ce qui portait un
uniforme ; puis les grosses pointures, la BBC et ITV,
avec leurs caméras et leurs correspondants au visage
grave.
La police des Grampian ayant publié un communiqué standard dépourvu du moindre détail, on se
demandait de quoi ils pouvaient bien parler là-haut.
Logan leur tourna le dos et se prit à contempler les
torches électriques qui trouaient l’obscurité par
à-coups.
On n’aurait pas dû le charger de cette affaire. C’était
son jour de reprise. Mais les autres enquêteurs de la
police d’Aberdeen étaient soit en formation, soit en train
de s’emmerder à un pot de départ à la retraite. Il n’y
avait même pas d’inspecteur principal sur les lieux !
McPherson, qui en avait le titre et était censé mettre
Logan au courant pour son retour, se faisait recoudre
la tête car on avait essayé de la lui découper au couteau
de cuisine. Logan McRae, simple inspecteur-chef, se
retrouvait donc chargé d’une enquête sur un meurtre
sordide, priant pour ne pas commettre de faux pas
avant de la transmettre à quelqu’un d’autre. Bon retour !
Un agent de police au teint verdâtre quitta la tente
et vint le rejoindre sous l’arbre en pataugeant dans la
boue. Il avait l’air encore plus hagard que Logan.
— Bon Dieu !
Il se ficha une cigarette entre les lèvres, comme si
c’était le seul moyen de s’équilibrer. Puis il songea à
en proposer à l’inspecteur, mais Logan refusa.
L’agent haussa les épaules. Il tira un briquet de sa
poche d’uniforme et alluma sa cigarette, qui se mit à
luire dans l’obscurité comme un charbon incandescent.
— Putain d’histoire pour votre retour, hein ?
Un panache de fumée blanche monta dans la nuit,
et Logan inhala une bonne bouffée.
— Qu’est-ce qu’Iso... euh, qu’a dit le Dr MacAlistair ? demanda Logan.
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La tente s’éclaira de nouveau, laissant apparaître les
ombres chinoises soudain figées.
— Pas grand-chose de plus que le médecin de permanence. Le malheureux gamin a été étranglé, et
d’après elle le reste a dû se passer plus tard.
Logan ferma les yeux, s’efforçant de chasser l’image
du corps boursouflé de l’enfant.
— Ouais... Au moins, il était déjà mort...
Le 15, Concraig Circle se trouvait dans une des parties les plus récentes de Kingswells, une banlieue proche d’Aberdeen qui d’année en année se rapprochait de
la ville. Le promoteur immobilier décrivait les maisons
du lotissement avec emphase comme des « villas de
standing, toutes différentes », mais les bâtiments semblaient avoir été conçus par un type dépourvu d’imagination et disposant à profusion de briques jaunes.
Le numéro 15 se trouvait à l’entrée d’un cul-de-sac,
dont les jardins trop récents n’étaient encore que des
rectangles de gazon délimités par des buissons squelettiques. De nombreux plants portaient encore l’étiquette de l’horticulteur. Il était près de 2 heures du
matin, mais le rez-de-chaussée était toujours éclairé
et la lumière filtrait par les stores vénitiens.
Assis à l’avant, du côté passager, l’inspecteur-chef
Logan McRae laissa échapper un soupir. Bon gré, mal
gré, en sa qualité d’officier le plus gradé, c’était à lui
d’annoncer la mort de l’enfant à la mère de David Reid.
Pour l’aider dans cette tâche ingrate, il avait fait appel
à un officier chargé des relations avec les familles, et
à une femme agent de police, Mlle Watson. Au moins
il ne serait pas tout seul.
— Allez, pas besoin d’attendre plus longtemps.
Un homme d’une cinquantaine d’années leur ouvrit
la porte – costaud, moustachu, le visage rouge brique,
les yeux injectés de sang et le regard mauvais. Les bras
croisés sur la poitrine, il jeta un coup d’œil à l’uniforme de l’agent Watson et lança :
— Pas trop tôt, bande de connards !
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Logan ne s’attendait pas à un tel accueil, mais il
choisit de ne pas réagir.
— Je voudrais parler à Mlle Reid.
— Ah bon ? Eh ben, vous arrivez trop tard ! Ces
cons de journalistes ont déjà appelé y a un quart
d’heure pour qu’on leur cause ! C’est vous qui auriez
dû nous le dire en premier ! C’est nous sa famille,
merde !
Logan se raidit. Comment les médias avaient-ils
appris la découverte du corps ? Comme si la famille
ne souffrait pas suffisamment comme ça...
— Je regrette, monsieur... ?
— Reid. Charles Reid. Je suis le grand-père.
— Écoutez, monsieur Reid, je ne sais pas comment
la presse a eu vent de tout ceci, mais je vous promets
que nous retrouverons le coupable et qu’il paiera, c’est
moi qui vous le dis ! Je sais très bien que ça n’arrange
rien, mais en attendant j’ai besoin de m’entretenir avec
la mère de David.
Du haut du perron, le grand-père fusilla le policier
du regard, puis finit par s’effacer. À travers une porte
vitrée, Logan aperçut alors deux femmes assises sur
un canapé rouge vif, au milieu d’un salon peint dans
un jaune plutôt gai. L’une des deux femmes ressemblait à un navire de guerre enrobé d’un tissu à fleurs,
l’autre à un zombie.
La plus jeune ne leva même pas la tête à l’entrée des
policiers, le regard rivé sur l’écran de télévision, où
des clowns tourmentaient Dumbo l’éléphant. Logan se
tourna, suppliant, vers l’officier chargé des relations
avec les familles, mais celui-ci s’obstinait à ne pas croiser son regard.
Logan prit une profonde inspiration.
— Mademoiselle Reid ?
Aucune réaction.
Il s’accroupit devant le canapé, mais le regard de la
jeune femme ne dévia pas d’un pouce, comme s’il
n’était pas là.
— Mademoiselle Reid ? Alice ?
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Elle ne fit pas le moindre geste, mais sa voisine se
mit à gronder. Elle avait les yeux rouges, gonflés, et
des larmes ruisselaient sur ses joues.
— Comment osez-vous ! Bande de connards, d’inca...
— Sheila !
L’homme s’avança vers eux et elle se tut.
Logan reporta son attention vers la silhouette comateuse sur le canapé.
— Alice, nous avons retrouvé David.
Au nom de son fils, il y eut comme une étincelle de
vie dans ses yeux.
— David ? souffla-t-elle sans presque remuer les
lèvres.
— C’est affreux. Il est mort.
— David...
— Il a été assassiné.
Il y eut un moment de silence, puis le grand-père
explosa :
— Espèce de salopard ! Salopard ! Il avait trois ans !
— C’est terrible, ajouta Logan sans rien trouver
d’autre à dire.
— Terrible ? Terrible ? s’écria Charles Reid, le
visage cramoisi. Bande d’incapables, si vous aviez fait
votre boulot au lieu de rester à vous branler, il ne serait
pas mort ! Ça fait trois mois qu’il a disparu !
L’officier chargé des relations avec les familles tenta
un geste d’apaisement, mais le vieil homme ne lui
prêta pas la moindre attention. Les yeux remplis de
larmes, il tremblait de rage.
— Trois mois ! Ça fait trois mois !
Logan leva les mains.
— Écoutez, monsieur Reid, il faut vous calmer,
d’accord ? Je comprends que vous soyez furieux...
Le coup n’aurait pas dû le prendre par surprise. Un
poing gros comme un parpaing s’enfonça brutalement
dans son ventre, lui ouvrant sa cicatrice, lui enflammant les entrailles. Il voulut crier, mais il n’y avait plus
d’air dans ses poumons.
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Ses genoux se dérobèrent sous lui. Une grosse main
le saisit au revers de sa veste pour le maintenir debout
et le tira en avant. Un nouveau coup de poing s’apprêtait à le réduire en compote.
L’agent Watson rugit, mais Reid n’écoutait pas. On
entendit un coup sourd, la main qui tenait Logan le
lâcha et il s’effondra sur la moquette, recroquevillé sur
lui-même pour tenter de soulager la douleur brûlante
dans son ventre. Face au colosse, l’agent Watson hurla
qu’elle lui casserait le bras s’il ne se calmait pas.
Charles Reid poussa un cri de douleur.
— Charlie ! Arrête, mais enfin arrête ! s’écria le
bateau de guerre floral.
Mlle Watson lança une phrase guère réglementaire,
et le silence revint.
La voiture de patrouille parcourut Anderson Drive
à toute allure dans un hululement de sirènes. Le visage
livide et trempé de sueur, Logan se tenait le ventre à
deux mains, serrant les dents à chaque cahot, à chaque
nid-de-poule.
Charles Reid était assis à l’arrière, la ceinture de
sécurité au-dessus de ses poignets menottés. Il avait
l’air terrifié.
— Mon Dieu, excusez-moi ! Excusez-moi !
L’agent Watson freina brutalement devant l’entrée
des urgences de l’hôpital, sous un panneau indiquant
« Réservé aux ambulances ». Elle aida Logan à descendre de voiture, comme s’il était en verre, puis se
tourna vers l’agresseur.
— Bougez pas de là jusqu’à mon retour, sans ça je
vous éclate les boyaux !
Et pour plus de sûreté, elle brancha l’alarme et verrouilla les portières.
Lorsqu’ils arrivèrent à la réception, Logan s’évanouit.

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