S`engager à distance : la cause kurde en Europe
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S`engager à distance : la cause kurde en Europe
INTERVENTION AU SEMINAIRE “ IMMIGRATION, INTEGRATION, CITOYENNETE UNIVERSITE PARIS I, 13 MARS 2003 ” S’engager à distance : la cause kurde en Europe Olivier Grojean1 Si les Kurdes d’Europe s’investissent de plus en plus dans la politique de leur pays de résidence, la principale caractéristique de la diaspora kurde de Turquie est bien de se mobiliser en direction de son pays d’origine. Pour saisir la complexité des répertoires que le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan2) a développés en Europe, il convient nécessairement de revenir sur la question kurde au Moyen-Orient et sur ses prolongements liés à la diaspora. En effet, la question kurde est tout entière caractérisée par sa déterritorialisation qui met à mal les découpages disciplinaires classiques. Vivant en Turquie, en Syrie, en Iran, en Irak, ainsi que plus récemment en Europe, en Australie ou aux Etats-Unis, les Kurdes n’ont en effet jamais réussi à faire accepter l’idée d’un Etat kurde indépendant : si le Traité de Sèvre de 1919 instaure un “ petit ” Kurdistan indépendant, le Traité de Lausanne, signé juste après la révolution turque de 1923, ne reconnaîtra pas aux Kurdes le droit à un Etat. Les politiques des différents Etats de la région ne cesseront alors de nier l’identité kurde et de rejeter toute demande d’autonomie, ne serait-ce que culturelle. La référence au Kurdistan et à la culture kurde demeure omniprésente dans le discours des Kurdes, qu’ils soient établis en Europe ou au Moyen-Orient : le Kurdistan déborde les frontières et s’inscrit dans une logique de contestation des États nationaux pour affirmer un caractère régional puissant. Mais cette régionalisation n’est jamais automatique et “ loin de s’effacer devant le "transnational", [les États] peuvent en devenir d’excellents acteurs, capables de s’adapter à cette nouvelle règle et d’en sortir bénéficiaire ” (Bozarslan, 1997, p. 296). Ce fut en particulier le cas lors de la première guerre du Golfe, durant laquelle les Kurdes d’Irak ont soutenu le régime iranien et les Kurdes d’Iran le régime irakien et se sont eux-mêmes combattus. De la même manière, la Syrie a soutenu le PKK de 1980 à 1998, ce qui lui permettait de faire pression sur la Turquie tout en évacuant les questions concernant les Kurdes présents sur son sol. Le mouvement national kurde n’a d’ailleurs jamais réussi à s’unifier, les différents partis, à l’exception notable du PKK, ne cherchant à “ libérer ” qu’une partie du Kurdistan. On ne peut alors que constater l’hétérogénéisation croissante du peuple kurde, qui, déjà marqué par des dissensions religieuses, linguistiques voire “ ethniques ”, se voit confronté à une socialisation différenciée dans les États où ils résident3. La troisième guerre du Golfe que nous annonce le gouvernement américain depuis plusieurs mois pourrait néanmoins faire apparaître une nouvelle configuration du champ nationaliste kurde et unir toutes ses composantes dans une sorte d’union sacrée contre la Turquie et 1 Doctorant en sociologie politique à l’EHESS, ingénieur de recherches en sciences politiques (CRAPS-CNRS). Adresse internet : [email protected]. 2 Le PKK, fondé en 1978 par des étudiants en sciences politiques de l’Université d’Ankara, s’est développé dans un contexte de violence politique et sociale généralisée. Les premiers martyrs de la cause sont assassinés ou se suicident dans la prison de Diyarbakir en 1982, peu avant le déclenchement de la guérilla au Kurdistan de Turquie (sud-est) en 1984. Le parti se développe dès le début des années 1980 en Allemagne et dans toute l’Europe, mais garde son siège en Syrie, et partage ses camps d’entraînement avec l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) jusqu’en 1982. Le PKK est interdit en Allemagne et en France en 1993, puis en GrandeBretagne en 2001 mais conserve un statut particulier : il peut, par l’intermédiaire de ses nombreuses associations, organiser d’immenses vagues de protestation, et est devenu un des principaux partis formant les cortèges du 1er mai en France ou en Allemagne. L’arrestation d’Abdullah Öcalan en 1999 a accéléré une redéfinition des objectifs politiques du parti – déjà entamée depuis 1993 - et de ses tactiques (abandon de la guérilla, manifestations absolument pacifiques). Le Kadek, nouveau nom du parti depuis 2002, a été ajouté fin avril 2002 à la liste européenne des organisations terroristes, soulevant une nouvelle vague de protestation en Europe (grèves de la faim, manifestation symboliques). Il est cependant retiré de cette liste début novembre 2002, provoquant ainsi l’ire du gouvernement turc et des Etats-Unis. Sur le PKK, voir Bozarslan 1997, Bruinessen, 1988, White, 2000. 3 C’est en Turquie que la politique assimilationniste a été la plus violente : imposition de la langue turque à l’école et au service militaire, déportations, assassinats d’opposants, etc. Il faut cependant tenir compte des différents mouvements de population qui ont suivi les rébellions de 1920 et 1930, des déplacements de réfugiés pendant les deux guerres du Golfe ou encore du commerce clandestin : les réseaux de solidarité peuvent se jouer des frontières et contourner ces limites physiques artificielles. D’une manière générale, ces réseaux sont cependant moins nombreux qu’au début du siècle, du fait de migrations ou de déportation à l’intérieur même des États de résidence. 1 pour la création d’un Etat kurde - ou tout du moins pour une autonomie substantielle du Kurdistan. Cette “ tranfrontaliérité ”4 de la question kurde, que l’on considère souvent comme la cause première de l’échec du mouvement national kurde, est cependant à double tranchant pour les États de la région. C’est aussi grâce à des sanctuaires en Iran, en Irak et en Syrie que le PKK a pu faire durer sa guérilla et mettre en œuvre sa stratégie de “ défense stratégique ” qui consistait “ avant tout [à] amener les gens à croire qu’ils ont besoin d’être défendus et à se défendre ” (Kutschera, 1993, p. 61). De plus, la politique de la terre brûlée mise en œuvre par l’armée turque a obligé les Kurdes à faire un choix : résistance et soutien au PKK, loyauté au pouvoir par l’intermédiaire des gardiens de village (Kurucu), ou enfin exil, comme l’a bien démontré Hirschmann dans son modèle Exit, Voice, Loyalty (Hirschmann, 1995). C’est ainsi que de nombreux Kurdes ont rejoint (plus ou moins contraints) les métropoles de l’ouest avant de s’embarquer pour certains vers l’Europe, en particulier l’Allemagne où se trouvait déjà une communauté importante de migrants originaires de Turquie. Après le coup d’État du 12 septembre 1980 puis le déclenchement de la guerre au Kurdistan en 1984, de nombreux Kurdes de Turquie se réfugient en Europe. On estime à plus de 900 000 le nombre de Kurdes installés dans les pays de l’Union européenne, la Suisse et la Norvège (Tableau 2 en annexe). Ils sont par ailleurs environ 30 000 en Russie. Si les différences quantitatives sont importantes, l’originalité de la diaspora kurde est d’être de plus peu homogène socialement : les Kurdes de Suède sont en général issus des couches intellectuelles alors que l’Allemagne abrite une population kurde le plus souvent d’origine paysanne. Les Kurdes des autres États européens ont cependant en général des origines sociales plus nuancées. Si, en Europe, la population kurde ne s’est pas toujours différenciée de la population turque, les années 1980 marquent une nouvelle étape dans la constitution de cette diaspora, incluant une circulation transnationale des idées, des individus ou des capitaux. En effet, la première vague de migrants kurdes, arrivée dans les années 1960 en général pour des raisons économiques, commence alors à redécouvrir ses racines et se politise. Les rapports entre immigration kurde et l’Etat d’origine en tant que facteur structurant l’espace immigré sont par ailleurs ambigus. Contrairement aux exemples turc ou maghrébin, l’immigration kurde constitue plus une prolongation de ce qu’on peut décrire comme une sphère kurde moyen-orientale que l’extension de la souveraineté d’un Etat donné en dehors de son cadre internationalement reconnu. Cela rend fluctuants et inconfortables les rapports des Kurdes avec les Etats, tant d’accueil que d’origine, et aiguise les problèmes liés à la construction identitaire. La concurrence que se livrent le PKK et l’État turc pour contrôler et encadrer la diaspora de Turquie en Europe a également fortement accentué la polarisation ethnique des exilés kurdes, et plus particulièrement ceux proches du PKK. La participation politique, qui s’inscrit le plus souvent dans les canaux routinisés de l’activité manifestante pacifique, s’envisage donc en Europe à travers le prisme de la distance. L’engagement politique “ en exil ”, qui est bien sûr lié à une politique de l’affect et de la “ souffrance à distance ” (Boltanski, 1993) développées par le PKK mais qui ne peut s’y réduire, est ainsi central en ce qu’il pose les bases d’une réflexion sur les modes de socialisation des expériences, et, partant, des modes de constitution d’une solidarité politique. Or, il nous semble qu’un impératif de la mobilisation transnationale réside justement dans l’abolition des frontières entre groupes dispersés, entre Kurdes restés au pays et Kurdes de la diaspora. Ainsi, trois phénomènes principaux vont permettre la constitution de ce champ politique transnational, imaginé et pourtant bien réel, et de sa raison d’être philosophique. La structuration d’un imaginaire politique commun autour de référents matériels “ naturalisés ” joue tout d’abord un rôle crucial : si les jeunes militants du PKK en Europe n’ont que rarement connu le Kurdistan de leurs parents, un certain nombre de chansons, films ou journaux politiques pourra donner l’illusion de réduire la distance géographique et cognitive de l’exil et ainsi permettre la naissance d’un sentiment de solidarité (I). D’autre part, l’utilisation d’un répertoire d’action protestataire “ ressemblant ” à la lutte menée en Turquie, alors même que la grammaire de la vie publique est différente en Turquie et en Europe (distance politique) constitue une véritable matrice de subjectivation commandant un engagement toujours plus important envers ceux qui sont restés au pays (II). Enfin, un travail sur la temporalité de l’exil conduisant à redéfinir le passé sous une forme mythique et un futur commun idéalisé, à imposer l’agenda politique turco-kurde en Europe par l’intermédiaire des manifestations, voire, dans les cas extrêmes à supprimer purement et simplement le temps, va viser à réduire la distance temporelle qui sépare Kurdes d’Europe et de Turquie (III). REDUIRE LA DISTANCE GEOGRAPHIQUE ET COGNITIVE : L’IMAGINAIRE DE LA VIOLENCE ET DU TERRITOIRE La médiatisation nous semble donc jouer un rôle primordial dans les déterminants de l’engagement à distance. La musique, les correspondances familiales, l’art permettent la conservation ou la création d’un lien 4 A l’instar de Hamit Bozarslan et Martin van Bruinessen, le terme “ transnationalité ” ne nous semble pas approprié à une analyse de la situation des Kurdes au Moyen-Orient. Si le caractère transnational de la diaspora kurde en Europe ne fait aucun doute, “ l’élément essentiel de la distance vis-à-vis du pays d’origine manque ” dans le cas des réseaux liants Kurdes de Turquie, d’Iran, d’Irak et de Syrie. 2 affectif puissant entre Kurdes de Turquie et Kurdes exilés en rappelant constamment les deux signes distinctifs de la kurdicité : l’oppression et l’absence d’Etat. Mais les journaux participent également de cette construction sociale. Le 11 janvier 1996, l’hebdomadaire The European publie en “ Une ” une photo sous le titre “ Pictures that will shock the world ” : un soldat de l’armée turque pose devant les corps mutilés et quasi-nus de deux combattants kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et brandit leurs têtes tranchées. A l’intérieur du journal, deux autres photos sont présentées et l’on comprend rapidement qu’en mars ou avril 1995, cinq soldats turcs ont posé avec leurs trophées devant les corps décapités de quatre combattants du PKK. Ces photos, qui interviennent à un moment important du conflit turc-kurde en Turquie, provoquent la réaction de plusieurs personnalités politiques européennes, entrent ainsi dans les débats nationaux5 et participent, dans les sphères publiques européennes, d’une discussion nouvelle sur les méthodes militaires turques dans le sud-est du pays ; mais elles alimentent également les discussions des journaux et réseaux turcs et kurdes en Europe. Le quotidien Özgür Politika (pro-PKK) note ainsi dès le 13 janvier l’urgence humanitaire d’une intervention de l’Europe dans le conflit turco-kurde. Il publie par ailleurs dans les semaines qui suivent cinq autres photos liées à cet événement. Le réseau AKIN (American kurdish Information Network) publie le 29 janvier sur sa liste de diffusion un texte intitulé “ Turkey’s war Crimes ” qui replace les photographies dans le contexte de la lutte nationale kurde et, sous le titre “ These photos will shock the world ”, met en ligne les images dès le 1er février6. Tous les militants et sympathisants de partis kurdes en Europe les connaissent aujourd’hui et les rappellent souvent à qui ne semble pas totalement au fait des contraintes du mouvement national kurde. De nombreux tracts ornés de ces photos seront également distribués lors de manifestations en Europe7. Présentées dans un but de témoignage, d’“ indices ” permettant de mettre en lumière des faits réels et abominables, ces photos semblent s’inscrire dans une “ topique de la dénonciation ” mise en évidence par Boltanski (1993, p. 91-115). Si l’on essaie de questionner d’autres media comme la peinture ou la chanson traditionnelle kurde en exil, la même insistance sur le corps mutilé est mise en avant, et ce dès les années 1970. Bachar, un peintre kurde de Syrie né en 1950 et vivant en France, a réalisé plusieurs toiles composées de cadavres allongés et désarticulés (“ Le massacre ” et “ Le siège ”, en noir et blanc, huile sur toile, composées pendant son service militaire en Syrie en 1977 ; une série intitulée “ Le massacre ”, encre sur carton, composée en 1980 ou encore la série “ Une saison en enfer ” composée en 1983)8. Si ces peintures ne sont pas l’essentiel de son œuvre, elles demeurent significatives car elles semblent avoir été réalisées sur le vif, comme si la seule manière de faire face à la mort et à la sauvagerie était d’exprimer en peinture les sentiments d’impuissance et d’impasse qui animent l’artiste. La série “ Une saison en enfer ” se termine en effet avec un tableau de cinq cadavres (une famille ?) à côté desquels un homme, vivant, se cache la tête entre ses mains. Les artistes kurdes d’Irak sont également tentés de “ fixer ” les horreurs d’Halabja. Les tableaux sont peu nombreux, mais très évocateurs : portraits brûlés, tableaux de fosses communes, de scènes de torture, de corbeaux mangeant des corps mutilés (l’absence de sépulture est souvent traumatique pour les proches des victimes), mais aussi de douleur de l’esprit, ces derniers tableaux marquant une nouvelle phase psychologique dans la perception de l’horreur de cette réalité9. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Il faut néanmoins souligner que les paysages du Kurdistan constituent également une part importante des œuvres d’artistes kurdes en exil : souvent entourés de barbelés, ou au contraire symbolisant une nature vierge et originelle, affublés de bâtiments détruits ou de scènes de vie quotidienne, ces paysages démontrent que l’expérience de l’exil est également facteur d’une subjectivation spécifique, que l’on retrouve également dans la chanson. Gülistan Perwer décrit par exemple dans “ Kurdistan Baxce Gulan ” (Kurdistan 5 Les photos sont publiées notamment dans The Scottish Daily Record selon le Turkish Daily News (TDN, 17 janvier 1996) et mentionnées dans Témoignage chrétien (Hamm, René, “ L’improbable démocratisation turque ”, Témoignage chrétien, 23 février 1996. 6 Adresse : http://kurdistan.org, anciennement à l’adresse http://burn.ucsd.edu/~akin. 7 Voir par exemple la brochure bilingue You are responsible for this genocide !, Bruxelles, Kon-Kurd, décembre 1998. A noter que le gouvernement turc, dans un livre trilingue (anglais, allemand et français) destiné aux Européens, a lui aussi tenté une généralisation arithmétique des massacres en publiant des dizaines de photographies de corps violentés et mutilés et en imputant ces exactions au PKK, sans qu’aucune preuve ne vienne corroborer l’analyse. Ces photos, d’une violence insoutenable, ne comportent en effet aucune date, aucune légende hormis le nom de la ville où elles ont été prises… et ne montrent pas les “ persécuteurs ” en action. Voir Effusion de sang en Anatolie, de la terreur à la sauvagerie, Belge/Centre de recherches orientales, Istanbul, 1992. Le film kurde Fotograf (2001) reprend également cette affaire qui a provoqué énormément de débats en Turquie à l’époque. Nous remercions Jean-François Pérouse pour avoir attiré notre attention sur ce fait. 8 Bachar, Les espaces brûlés, Catalogue de la galerie Guy Crété, 1993. 9 Peintres de l’Anfal, Le Monde de l’Art/IKP, 1993. 3 Champ de Roses) à la fois la beauté de la patrie originelle et la répression qui en empêche la jouissance10. De même, de nombreuses chansons de Siwan Perwer, un des plus grands chanteurs kurdes en Europe, lient identité kurde, violence et exil : “ C’est le vingtième siècle, Le temps de la technique et de la science, On observe le ciel, le rêve du monde et des étoiles, Mais nous vivons dans un pays opprimé, Gardé par des forces d’occupation, qui transforment les gens en esclaves... Nous sommes les esclaves des puissants, Des Cheikhs, des Mollah et des réactionnaires, Ainsi vivons nous. Nous voyons que la lutte de libération se développe dans le monde et réunit. Pourquoi n’est-ce pas ainsi chez nous, à la maison ? Pourquoi ? Notre pays est si riche et si beau, Mais nous sommes pauvres et opprimés, Et sommes entre les mains des puissants. Oh Kurdes ! C’est une honte, une infamie pour nous. ”11 L’exil est donc aussi intérieur au Kurdistan : il n’y a plus de différence fondamentale entre être réfugié en Europe et être privé d’Etat au Moyen-Orient. Les chansons peuvent également mettre en avant le PKK, comme dans la chanson de Ciya “ Biji Biji PKK ” (“ Vive le PKK ”)12 ou narrer les martyrs de la cause13. Dans une perspective dénonciatrice, elles servent aussi la mobilisation, et pourraient être comparée à la chanson française engagée qui a pu permettre l’expression de revendications révolutionnaires ou tout du moins alternatives. Ces photographies, ces œuvres picturales ou musicales participent donc du dévoilement d’une souffrance dans l’espace public (Boltanski, 1993). Mais, contrairement au cas étudié par Boltanski14, ces dénonciations s’inscrivent d’abord dans un espace public que l’on qualifiera – à l’encontre de la conception habermassienne du terme15 - de fragmenté, ou de mosaïque (Neveu et François, 1999). Dans le cas des photographies publiées par The European, presse générale et institutions européennes se saisissent d’abord de ces photographies qui sont ensuite reprises par et dans les différents médias kurdes en Europe. La connexion entre ces deux espaces reste ponctuelle et liée à une affaire temporellement délimitée, même si des ponts peuvent être dressés à plus long terme par des micro-champs journalistiques spécifiques (Le quotidien allemand Die Tageszeitung et les réseaux kurdes et turcs par exemple)16. D’autre part, les spectateurs de cette souffrance 10 Perwer, Gülistan, cassette sans titre, lieu de publication inconnu, 1979, cité dans Kizildemir, Zülfü, Das ethnische Lied als Medium kultureller Selbstbehauptung, Münster, Agenda Verlag, 1995, p. 122. 11 Perwer, Sivan, “ Kela Kela germa Havine ” (“ Dans la chaleur de l’été ”), cassette sans titre, lieu de publication inconnu, 1978, cité dans Kizildemir, Zülfü, op. cit., p. 123. 12 Ciya, Roja 13’ye Nisane (Le 13 Avril), Cassette, Bochum 1982. 13 Zozan, “ Birnaben Sehiden Kurdistan ” (“ Les Martyrs ne seront pas oubliés ”), in Birnaben Sehiden Kurdistan, Cassette, Bochum, 1982 ou Xemgin, Xelil, “ Ey Sehid ” (“ Eh Martyrs ”), in Ey Sehid, Cassette, Köln, 1993. 14 Dans son étude, Boltanski lie la politique de la pitié (qu’il examine dans un contexte français et qu’il fait remonter à la révolution française) à un spectateur “ pur ”, c’est à dire désintéressé, impartial et extérieur, inséré dans un espace public qu’il présente tacitement comme homogène. S’intéressant au spectateur extérieur et distant, il exclue de son analyse les spectateurs “ communautaires ”, qui ont des liens préexistants avec les malheureux souffrants et sont ainsi conduits à se mobiliser “ naturellement ” pour que cesse cette souffrance. 15 Le propre de l’espace public moderne serait de s’être historiquement construit contre les “ espaces communautaires ”. Cette proposition butte néanmoins sur la réalité fragmentée de l’espace public démocratique contemporain, que l’on pense aux liens affectifs ou politiques qui peuvent lier un journal à son lectorat, au développement des télévisions par satellite en direction de publics de plus en plus ciblés, ou aux cafés et lieux publics qui ont toujours été fréquentés par tel groupe social plus que tel autre. Ainsi, il nous semble que la distinction entre espace communautaire et espace public reste souvent trop rigide, que la notion d’espace public se doit d’être complexifiée afin de rendre mieux compte des comportements politiques différenciés. Voir Habermas, 1978 et Neveu et François, 1999. 16 C’est ce qu’a montré notre étude sur l’arrestation d’Abdullah Öcalan dans les presses françaises et allemandes, portant sur sept quotidiens (quatre français et trois allemands) et cinq hebdomadaires (trois français et deux allemands) durant les neufs mois de la longue “ affaire ” Öcalan. Voir Grojean, 2000. 4 distante sont à la fois des spectateurs “ désintéressés, impartiaux et extérieurs ” (les gouvernements et l’opinion public européens) qui réagiront de manière distanciée à cette “ politique de la pitié ”, et des spectateurs - déjà actifs ou non – touchés par le sort de personnes qu’ils considèrent comme appartenant à la même “ communauté ” qu’eux (les Kurdes établis en Europe). Ils sont de plus touchés différemment en fonction de leur appartenance politique : un sympathisant du PKK n’en aura pas la même perception qu’un sympathisant du PSK (Parti socialiste du Kurdistan de Turquie). De la même manière, les œuvres artistiques touchent quasiexclusivement les Kurdes de la diaspora : notre connaissance de certains morceaux de Sivan Perwer, Diyar ou Ahmet Kaya étonne toujours fortement nos interlocuteurs peu habitués à rencontrer des “ occidentaux ” intéressés et curieux de leurs œuvres artistiques et au fait de leur histoire tragique. Car la dénonciation par l’image reste le plus souvent sans suites, et finit par s’orienter vers l’intérieur du groupe pour des raisons liées à la fragmentation de l’espace public, à l’extraordinaire politique de communication du gouvernement turc, mais aussi au traumatisme lié à la violence subie par certains militants (on peut penser ici à la difficulté qu’ont éprouvé les rescapés des camps à décrire l’univers concentrationnaire). La médiatisation de l’oppression et du territoire originel participe ainsi d’une réduction de la distance, qu’elle soit géographique ou cognitive. Elle permet notamment de recréer des liens affectifs puissants entre Kurdes restés en Turquie et Kurdes de la diaspora. Dans certains cas, elle a pu également faire naître un sentiment identitaire “ kurde ” chez des jeunes nés en Europe et dont les parents se réclamaient alévis (religion minoritaire de l’islam) ou turcs. Si le PKK a plusieurs fois instrumentalisé ces affects (les grèves de la faim en Europe sont en général organisées après un événement tragique en Turquie), on ne peut soutenir que cette politique est délibérément et continuellement menée par le parti : comme le notent Erik Neveu et Bastien François, la dénonciation et “ la prise de parole suppose[nt] une compétence particulière, autrement dit la maîtrise de ressources linguistiques et argumentatives qui sont socialement très inégalement distribuées, […] mais également […] la disponibilité de points d’appui (des méta-langages ou des principes de classement, comme les classes sociales, produits et garantis par des institutions) pour monter en généralité ” (Neveu et François, 1999, p. 33). Dans le cas des Kurdes du PKK, il semble bien que la structuration de l’arène conflictuelle PKK – Armée turque n’aie pas permis de rendre disponible d’autres points d’appui que la logique communautaire, la valorisation des droits de l’homme et des peuples ainsi que la dénonciation de la violence, provoquant en retour une sacralisation du corps violenté et du territoire reliant par l’imaginaire Kurdes de Turquie et d’Europe (Anderson, 1996). MANIFESTER ET COMBATTRE : L’HOMME NOUVEAU, EN TURQUIE COMME EN EUROPE Si le sentiment de solidarité entre Kurdes de Turquie et Kurdes d’Europe naît d’abord de la médiatisation de la souffrance, des images, des chansons ou des rêves, la protestation collective joue également un rôle important dans la réduction de la distance politique entre les deux espaces. Le répertoire d’action du PKK (Tilly, 1986) est en effet d’abord protestataire, aussi bien en Turquie qu’en Europe, pour des raisons liées à la structuration du “ problème ” kurde (répression en Turquie, interdiction et illégitimité en Europe, impossibilité pour les différents partis kurdes légalistes d’être représentés politiquement17). Les arènes publiques turques et européennes sont pourtant bien différentes : un Kurde du PKK ne risque pas sa vie en manifestant en Europe, la torture est de plus en plus rare dans les pays européens alors qu’elle reste une institution au Moyen-Orient, les journaux en kurde, la musique kurde, les films kurdes peuvent effectivement être écoutés ou regardés librement en Europe alors qu’ils sont interdits en Turquie… D’autre part, les motifs invoqués en Europe (les “ droits naturels du peuple kurde ”, le droits des peuples à disposer d’eux-mêmes) ont une résonance dans les arènes publiques européennes qu’ils ne peuvent avoir en Turquie. Mais un certain nombre de facteurs va permettre un rapprochement réel et imaginaire entre les arènes politiques turque et européennes. Plusieurs chercheurs ont en effet montré que la Turquie mène une politique active en Europe en vue de déstabiliser son opposition18. Ainsi, le gouvernement turc a pu faire pression sur l’Allemagne pour que les 17 En Turquie, les partis kurdes participant aux élections législatives sont régulièrement interdits. Ainsi, depuis l’interdiction du HEP et la condamnation de ses députés en 1994 pour “ soutien à une organisation terroriste ” se sont succédés le DEP, le Hadep et le Dehap (2002). Les parti kurdes n’ont cependant jamais réussi à franchir la barre des 10% des voix nécessaires à l’entrée au Parlement, même s’ils ont pu faire des scores très importants au Kurdistan (sud-est) de Turquie. Fondé en Suède, le principal concurrent du PKK, le PSK (Parti socialiste du Kurdistan de Turquie) a également tenté de proposer sa propre vision du conflit sans rencontrer une audience significative aussi bien en Europe qu’en Turquie. Voir notamment Rigoni, 2001, Dorronsoro, 2001. 18 Voir notamment les travaux de Valérie Amiraux sur l’islam turc en Allemagne (1997), les travaux d’Isabelle Rigoni (2001) sur la coopération entre autorités turques et européennes à propos des Kurdes (en particulier les opérations Rebel et Spoutnik contre le PKK en Belgique, l’opération rose-rouge en France), ceux de Hamit 5 prénoms kurdes ne soient pas reconnus ou pour que certains partis de gauche soient interdits ; sur la GrandeBretagne afin de fermer la télévision pro-kurde Medya-TV, sur la Belgique pour qu’elle refuse l’installation sur son territoire du Parlement kurde en exil, etc. Il s’agit en fait d’une véritable tentative pour imposer son ordre interne à tous ses ressortissants en Europe, afin de mettre à mal toute tentative de front commun résistant. L’espace politique turc et kurde en Europe s’est donc développé “ comme un prolongement des dynamiques conflictuelles de la Turquie, et au-delà, du Proche Orient ” (Bozarslan, 1996) : ce sont d’ailleurs les échanges de coups entre autorités turques et partis opposants qui ont été à la source des mobilisations turco-kurde les plus violentes en Europe depuis 20 ans. Toutes ces interdépendances viennent ainsi relativiser la vision de la Turquie et de l’Europe comme étant deux espaces politiques clos et distincts. Mais si l’on échoue à distinguer deux types d’arènes “ pures ”, c’est surtout parce qu’Ankara s’invite dans les politiques intérieures des pays européens : l’ennemi est intérieur même quand il est situé à l’étranger et il est alors impossible de définir deux espaces “ structurellement ” indépendants. D’autre part, les motifs invoqués dans la protestation dénoncent la politique étrangère de l’Allemagne ou de la France vis-à-vis de la Turquie (vente d’armes lourdes qui ont servi à la contreguérilla, politique commerciale peu regardante des atteintes aux droits de l’homme, tourisme des européens en Turquie) mais également la politique intérieure des pays d’accueil : l’interdiction du PKK en Allemagne et en France, l’interdiction des nombreuses associations proches du parti mais qui assuraient un rôle social et culturel très important a été vécue par un nombre important de Kurdes de Turquie comme une véritable interdiction du peuple kurde et comme une collaboration des Etats européens à la politique assimilationniste de l’armée turque… Tous ces facteurs, de même que l’origine sociale des sympathisants du PKK, vont conduire à privilégier la protestation au détriment du lobbying ou de l’action corporatiste silencieuse. Et en effet, même si les grammaires de la vie publiques turques et européennes restent différentes, la ressemblance entre la protestation et la lutte armée est manifestement revendiquée dans les actions protestataires du PKK. Les stratégies de représentation de soi et le symbolisme de la lutte sont effectivement toujours importants dans la protestation mais “ il faut se garder de tordre le bâton dans l’autre sens, en méconnaissant ce degré intermédiaire entre les opérations verbales et la violence physique : l’intensité de l’investissement corporel qui caractérise l’action manifestante, par comparaison avec d’autres pratiques politiques. Il serait dommage de désincarner trop vite la manifestation, plus vite que l’histoire, de peur de manquer sa spécificité, c’est à dire cette manière très spécifique de “ manifester ” son opinion : en en assumant, ou, du moins, en en agitant, les risques corporels, mais aussi simplement en choisissant d’incarner ce dont on parle ” (Memmi, 1998). D’autant plus que ce que l’on nomme la “ symbolique manifestante ” va également dans ce sens. Les défilés sont d’une manière générale une interpellation directe ou indirecte du politique caractérisée par une victimisation exacerbée et une menace de violence. La mise en avant des portraits des martyrs, des enfants et des femmes portant costumes traditionnels symbolisent une “ conformation visible ” extrêmement vive et revendicative, d’autant plus que le défilé est souvent ponctué par de la musique kurde faisant l’apologie du PKK et de la guérilla. Cette ethnicisation des manifestations par des symboles culturels distinctifs permet aux militants kurdes de “ dépasser ” le strict cadre idéologique pour mettre en avant une identité propre comme le font aussi de nombreux groupes manifestants dans les pays européens (agriculteurs, infirmières, gays et lesbiennes, militants anti-nucléaires, etc.). La différenciation culturelle sert finalement deux objectifs : d’une part faire passer un message politique (particularisme) sans que ce message soit considéré comme partisan (d’où un certain universalisme) et d’autre part mobiliser les militants eux-même autour de symboles culturels et identitaires revêtant une dimension politique directement appréhendable. Puis, en retrait mais formant l’essentiel du cortège, la masse des hommes portant pancartes et scandant slogans en kurde ou turc symbolise la force du nombre et de la violence potentielle. Cette deuxième partie du défilé, généralement très encadrée par un service d’ordre extrêmement nombreux et discipliné19, montre des postures corporelles plus agressives (poings levés, visages graves, marche très lente, en rangs de quatre, proche du défilé funèbre ou de la marche d’une armée) qui continuent à évoquer la bataille. Le passage à la violence, s’il reste marginal, ne peut cependant être exclu dans tous les cas, comme le montre le tableau 1 : un certain nombre d’attentats, d’opérations commando ou d’affrontements ont Bozarslan sur les activités de l’Etat turc en Allemagne (1996) et nos quelques commentaires des relations entre autorités turques et suisses (Grojean, 2001). A noter qu’inversement, différents arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ont pu également condamner des actes de torture perpétrés en Turquie. 19 Lors de la manifestation du 1er mai 2001 à Paris, pas moins de 40 personnes constituaient le service d’ordre du défilé alors que les risques de débordements sont des plus rares dans ce type de manifestation routinisée. Le service d’ordre possède donc une seconde fonction plus symbolique à destination des spectateurs : le PKK est un parti extrêmement organisé, capable d’assumer des fonctions de “ police ” et d’encadrement par l’intermédiaire d’un service d’ordre discipliné et nombreux. Et l’on retrouve cette volonté de montrer un parti possédant tous les attributs étatiques, dont le monopole de la violence physique légitime. 6 également eu lieu en Europe dans les années 1990. Et lancer un Cocktail Molotov peut constituer un baptême du feu pour les jeunes recrues du PKK : “ Les jeunes, avant d’aller à la guérilla, ils font le plus d’actions possibles. Ils savent qu’on les teste, c’est la suite du bourrage de crâne des camps. Ca a donné deux fronts : les petits jeunes en Europe et les combattants en Turquie... (Le parti considérait donc l’Europe comme un deuxième front ?) Bien sûr, la guerre a aussi été menée en Europe... ”20 TABLEAU 1 : TYPES D’ACTION PROTESTATAIRE KURDE EN EUROPE (1992-2000) 21 TOTAL 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 Valeu Modes d’action Types d'action r % Défilés 4 17 16 6 11 0 5 12 7 78 12% Rassemblements 11 18 26 23 2 7 16 15 0 118 18% Traditionnel Non mentionné (rue) 4 6 10 5 0 1 2 20 0 48 7% Total a. traditionnelles 19 41 52 34 13 8 23 47 7 244 38% Attentats 11 45 22 58 7 0 0 12 0 155 24% Saccages 3 6 0 0 0 0 0 4 0 13 2% Affrontements 0 0 2 4 2 0 3 1 0 12 2% Confrontationnel Occupations, op.-commando 9 24 3 4 2 3 2 32 1 80 12% Blocages 0 4 12 0 4 0 0 1 0 21 3% 3 5 50 1 281 43% Total a. confrontationnelles 23 79 39 66 15 Grèves de la faim 17 10 5 11 1 0 10 2 1 57 9% Actions symboliques 0 0 3 0 0 1 0 0 0 4 1% Autres Fêtes 2 8 1 0 0 0 0 1 0 12 2% Immolations par le feu 3 7 16 0 1 0 3 9 1 40 6% Total autres actions 22 25 25 11 2 1 13 12 2 113 17% Non mentionné 0 2 1 1 1 0 0 6 0 11 2% Valeur 64 147 117 112 31 12 41 115 10 649 TOTAL % 10% 23% 18% 17% 5% 2% 6% 18% 2% Années Que les interviews d’Öcalan viennent parfois confirmer et le plus souvent infirmer ces propos importe finalement peu. Il est plus significatif que les jeunes recrues du PKK aient le sentiment que leurs actions violentes en Europe puissent aider leurs camarades de guérilla au Kurdistan. On retrouve ici Fanon et Arendt qui soulignent qu’un groupe menant des actions politiques illégales aura besoin que “ chaque individu réalise un acte irréversible ” (Fanon, p. 117), afin “ de couper les ponts entre lui et la bonne société avant d’être admis dans la communauté de la violence ” (Arendt, p. 167). Si l’on ajoute que le système d’autorité au sein du PKK, la domination charismatique de son chef Abdullah Öcalan, de même que l’idéologie modernisatrice du mouvement sont des facteurs importants dans la transformation du sujet national et militant kurde, on ne peut que s’interroger sur la fonction de la protestation, en Turquie comme en Europe. Selon les conclusions de Paul White, Öcalan a défini la personnalité kurde “ idéale ” à l’image de la sienne, devenant celui par l’intermédiaire de qui la nation kurde pourra se réaliser en tant qu’entité nationale (White, p. 137 et suivantes). Cet homme nouveau est selon White un soldat modèle, obéissant envers ses chefs, acceptant joyeusement tout poste et toutes difficultés, déterminé au sacrifice de lui-même : tout est fait pour que l’on puisse toujours plus demander à l’un des membres. L’image du corps rendu docile et malléable, sur lequel les stigmates de la violence subie sont des 20 Entretien avec un militant du PKK de 24 ans, en français, Paris, mai 2001. Pour une analyse plus approfondie, voir Grojean, 2001. Ces statistiques sont issues d’un échantillon de 649 actions protestataires kurdes en Europe, élaboré à partir du Bulletin de liaison et d’information de l’institut kurde de Paris (revue de presse sur les Kurdes). Il va de soi que les sources utilisées augmentent artificiellement le nombre d’actions violentes au détriment des actions pacifiques. Notons également que si nous n’avons pas répertorié les actions de communication pures (pétitions, communiqués de presse, etc.), c’est d’abord en raison de leur très faible nombre, même si celles-ci ont tendance à augmenter depuis 1999. Ce phénomène peut en partie s’expliquer par une véritable distribution tacite des tâches au sein du mouvement national kurde, le PSK et les différents Instituts kurdes en Europe s’occupant de la partie lobbying, le PKK s’investissant dans l’action manifestante. 21 7 marques du dévouement à la cause et à son chef, ne peut alors que devenir icône. Enfin, la violence interne est destinée tout à la fois à convaincre (si ce n’est contraindre) et à détruire l’haïssable personnalité kurde asservie à la Turquie (Bozarslan, 1997, p. 212-220). Dispositifs et règlements permettent de définir un corps nouveau et assujetti, la souffrance n’étant que la marque d’un changement, d’une révolution biologique. A la nation turque décrite comme nation-armée, le PKK répond par le “ peuple-transformé-en-armée ” (Bozarslan, 2002). Dans ces conditions, les grèves de la faim, les immolations par le feu, ou les affrontements violents avec les forces de l’ordre ont pu, comme les manifestations pacifiques, constituer un répertoire ressemblant au répertoire disponible en Turquie et ainsi réduire la gouffre politique entre les arènes publiques européennes et l’aréne politique turque. L’impression pour un(e) jeune Kurde que son combat en Europe n’est que le strict minimum de ce qu’exige la lutte pour la libération du Kurdistan pousse ainsi vers un engagement de plus en plus important, voire total. TEMPS PRESENT, REGIME D’ESPOIR ET DE DESESPOIR : LA REDUCTION DE LA DISTANCE TEMPORELLE Le sens commun et l’étymologie conduisent à penser l’espace de l’exil comme un espace pacifié, la distance permettant tant la protection vis-à-vis de l’oppresseur qu’une appréhension apaisée de l’actualité du pays d’origine. Si cette allégation comporte une part importante de vérité quant à la situation physique des exilés – qui choisissent d’ailleurs souvent de se désengager politiquement -, elle laisse de côté la temporalité des représentations du politique chez les Kurdes du PKK en Europe. Un certain nombre de facteurs, en plus de la médiation de l’actualité décrite dans la première partie, va en effet permettre de réduire la distance temporelle qui sépare Kurdes d’Europe et de Turquie et exiger l’engagement politique au nom d’une urgence humanitaire et politique. L’idéologie du PKK tend tout d’abord à redéfinir le passé sous une forme mythique (âge d’or de la Mésopotamie) qui seul peut donner naissance au futur, à un avenir idéalisé (création d’un Etat kurde indépendant). Toutes les références de cette idéologie, qui vont de la fête de Newroz (Nouvel an kurde) aux martyrs de la cause en passant par les héros mythiques (Kawa le Forgeron) vont permettre aux jeunes Kurdes de Turquie et d’Europe de naviguer dans un même univers de codes et de symboles et d’agencer leur temps privé et public dans une perspective révolutionnaire. Plus loin, un “ vrai Kurde ” ne peut que vouer tout son temps au parti : si les ouvrages d’Öcalan ne fournissent aucune direction tactique ou stratégique aux militants, ils décrivent la vie d’Öcalan, sa perception du monde et la manière de devenir un Homo Kurdicus. Jeunes Kurdes de Turquie et d’Europe peuvent alors calquer leur vie, leur temporalité, leurs espoirs et leurs expériences sur celle d’Öcalan. Les martyrs, omniprésents dans les journaux et revues du mouvement, ont également participé à l’émergence d’une temporalité quasi eschatologique, au sein de laquelle seul le présent et le futur très lointain ont un sens. En ce sens, la temporalité de l’exil et de la guérilla sont constamment reliées, au point que certains jeunes Kurdes d’Europe vivent au rythme des opérations du PKK et de l’armée turque, en Turquie ou en Irak. Les manifestations ont ainsi pour but d’imposer l’agenda politique de Turquie en Europe. C’est par exemple en 1993 et en 1995 que les actions violentes du PKK sont les plus nombreuses, deux années particulièrement tragiques pour les Kurdes en Turquie22. Ces actions protestataires sont aussi une réponse extrêmement rapide à des événements qui touchent la guérilla ou les civils au Moyen-Orient : il y a volonté de vivre au rythme de la guérilla et des Kurdes de Turquie et d’imposer leur quotidien aux Européens. Les années 1998 et 1999, qui voient l’arrestation puis la 22 Les années 1993 et 1995 se caractérisent par un agenda politique turc extrêmement conflictuel. Le Président turc Türgüt Özal, qui avait été le premier à émettre l’idée de droits culturels pour les Kurdes, meurt en avril 1993, sans que les circonstances de sa mort soient tout à fait éclaircies. Ce même mois, le PKK décrète une trêve unilatérale, trêve non suivie par l’armée turque qui multiplie les opérations contre les positions de la guérilla kurde. Le 24 mai, une riposte de l’ARGK fait 33 morts dans les rangs de l’armée turque et, le 8 juin, Öcalan déclare la fin de son cessez le feu. Tansu Çiller prend ses fonctions à la tête du nouveau gouvernement turc le 14 juin et décide d’accentuer la lutte contre “ le terrorisme kurde ”. En juin, les Alévis sont la cible de violences dans la ville de Şivas et une offensive généralisée de l’armée fait 300 morts dans les rangs du PKK en août. Le PKK enlève aussi des touristes mais les libère sains et sauf au bout de quelques semaines. Enfin, les opérations turques dans la ville de Lice le 22 octobre font plus de 100 morts, alors que la Turquie, qui accuse au départ le PKK, ne parle que de 13 tués. L’année 1995 est elle aussi significative : répression sanglante d’une manifestation d’Alévis en mars à Istanbul, puis début d’une opération de grande envergure de l’armée turque contre des positions du PKK dans le nord de l’Irak le jour même du Newroz. Des grèves de la faim de militants kurdes ont lieu dans les prisons turques en juillet et, en septembre, les bombardements de la ville de Sirnak par l’armée turque font plus de 200 victimes. Enfin, malgré la confirmation de la condamnation de six députés du parti prokurde DEP le 26 octobre, Abdullah Öcalan décrète un second cessez-le-feu unilatéral le 15 décembre 1995. Son offre reste sans réponse du gouvernement turc. 8 condamnation à mort d’Öcalan, sont aussi significatives : l’horizon temporel devient extrêmement réduit et les revendications de la lutte, en Turquie comme en Europe, ne concernent plus que la vie d’Apo (surnom d’Abdullah Öcalan). Mais si une étude des régimes de croyances propre aux militants du PKK reste à faire, il est déjà possible d’affirmer que ces éléments ne sont pas synonymes d’agencement temporel réussi pour tous les militants pour au moins deux raisons. Tout d’abord, la désorientation temporelle liée à la succession d’événements violents en Turquie et au Moyen-Orient23 et à la fuite vers l’Europe oblige également à “ fixer ” (au sens photographique du terme) dans le présent les traces et stigmates de la violence et de l’exil, dans un même mouvement de nonréflexivité sur le passé et de non-projection dans l’avenir, si ce n’est dans un univers réinventé ou utopique. Le présent devient ainsi central et permet de se lier de manière directe aux Kurdes restés en Turquie ou au Kurdistan. D’autre part, comme le remarque Hamit Bozarslan (2002), les tensions entre idéalisme et pragmatisme au sein du mouvement ont amené les militants à se focaliser sur le présent, tout autant en Turquie qu’en Europe. Si une partie de la bureaucratie du PKK et Öcalan lui-même semblaient décidés dans les années 1990 à négocier avec l’Etat turc et à abandonner la revendication d’un Etat indépendant, la plupart des commandants militaires du parti préconisaient la continuation de la lutte armée sans compromis au niveau des objectifs sacralisés du parti. L’arrestation d’Öcalan, ses premières déclarations en forme de repentance ont ainsi laissé les militants dans un vide idéologique qui pouvait signifier pour eux l’absence de sens de l’histoire. Sans Öcalan, la vie ne méritait plus d’être vécue : 21 immolations en Europe, plus de 44 immolations par le feu et 8 attentats suicides en Turquie ont ainsi suivi l’arrestation du Serok (président). Dans ce contexte, le présent ne renvoyait plus qu’à un vide qu’il devenait nécessaire de supprimer. Et c’est encore le corps qui a pu servir d’instrument à la suppression du temps. Tous ces éléments invitent à questionner le régime d’espoir propre aux militants du PKK. Les jeunes Kurdes de Diyarbakir, Maras, Tunceli etc. ou les militants emprisonnés dans les prisons turques pouvaient avoir certaines difficultés à se projeter dans un avenir à court ou moyen-terme : la violence omniprésente dans la région depuis 50 ans, la succession rapide d’événements traumatisants ne pouvaient que conduire ces jeunes à une politique au jour le jour, dans le seul but de survivre. Ce régime de désespoir spécifique s’est ensuite propagé à la diaspora, qui, si elle ne supportait pas les mêmes conditions sociales et politiques, avait les yeux fixés (par la télévision, les journaux, les lettres de parents) sur les régions kurdes de Turquie. Les relations omniprésentes entre la guérilla et la diaspora (de nombreuses familles kurdes en Europe ont un parent dans les montagnes du Kurdistan) ont ainsi participé à l’émergence d’un certain régime de désespoir au sein des communautés kurdes en Europe. CONCLUSION Ainsi, l’engagement politique des Kurdes en Europe semble bien déterminé par un système complexe d’interaction produisant une réduction (imaginaire ou réelle) de la distance entre Kurdes d’Europe et Kurdes de Turquie. Considérer le PKK comme un “ entrepreneur de mouvement social ” - au sens où l’entendait par exemple McCarthy et Zald – ou considérer la mobilisation “ communautaire ” comme naturelle – comme le laisse entendre par exemple Boltanski, butte sur une réalité plus complexe, tout à la fois moins rationaliste et moins fixiste. On ne peut nier les stratégies de mobilisations des militants mises en œuvres par le mouvement, comme on ne peut mettre en doute une sensibilité des Kurdes à la cause kurde plus grande que celle des Européens. Il semble néanmoins que l’engagement soit le produit d’interactions complexes, liées tant à l’histoire qu’à la culture politique, à l’environnement social qu’aux trajectoires personnelles. La compréhension des phénomènes d’engagement total ou de retournement de la violence contre soi, de même que l’explication des phénomènes de désengagement, exige sans doute aujourd’hui un renouvellement important des analyses sur les liens entre les militants et leur cause. 23 Cf Bozarslan, 2002. Voir aussi Sironi, 1999, où l’auteur explique que la torture a notamment pour but de détruire l’ordonnancement chronologique. 9 ANNEXE 1 : TABLEAU 2 : ÉVALUATION DU NOMBRE DE KURDES ORIGINAIRES DE TURQUIE EN EUROPE Nombre Pourcentages Allemagne 550 000 59 % France 100 000 11 % Pays-Bas 65 000 7% Suisse 50 000 5,5 % Autriche 45 000 5% Belgique 35 000 3,5 % Suède 30 000 3% Grande-Bretagne 27 000 3% Danemark 12 000 1,5 % Grèce 10 000 1% Norvège 4 000 0,5 % Italie 3 000 0,5 % Finlande 3 000 0,5 % Total 934 000 100 % Sources : Institut kurde de Paris, 2000 ; Rigoni, Isabelle, Mobilisation et enjeux des migrations de Turquie en Europe de l'Ouest, L'Harmattan, 2001, p. 224. 10 ANNEXE 2 : BREVE DESCRIPTION HISTORIQUE DE LA SITUATION DES KURDES EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE 1. En France. Les premiers accords franco-turcs en matière d’immigration datent de 1969. A partir de cette date, la France fait venir une main d’œuvre turque et kurde pour les besoins de son économie florissante. Ces travailleurs sont engagés sur la base de contrats passés par l’entremise de l’ONI (Office national d’immigration). Ce processus s’interrompt en 1974, date de l’arrêt de l’immigration des travailleurs. L’immigration turque et kurde en France se caractérise par sa discrétion. En 1995, les immigrés de Turquie étaient 350 000 (dont environ 100 000 Kurdes) mais leur très forte conscience identitaire va de pair avec un certain repli sur soi. Les Kurdes se politisent à partir des années 80, d’autant plus que la guérilla lancée en 1984 est pour certain le signal déclencheur de la redécouverte de leur origine nationale. De manière générale, le PKK joue un rôle beaucoup moins important qu’en Allemagne dans la structuration des Kurdes politisés ou militants. Des violences intrakurdes ont cependant eu lieu en France dans les années 80, et, le 17 novembre 1993, plusieurs associations kurdes ont été interdites par les tribunaux français en raison de leurs liens avec le PKK. 130 personnes ont été interpellées pour “ activité en relation avec une entreprise terroriste ” et “ extorsion de fonds ”. Si la plupart des personnes arrêtées sont, en général, vite libérées, quelques-unes unes sont assignées à résidence ou soumises à de longues détentions provisoires (parfois deux ans) avant que la justice ne conclue, dans la plupart des cas, à un non-lieu. D’autres arrestations ont lieu régulièrement, mais le PKK ne fait pas l’objet d’autant d’attention qu’en Allemagne. 2. En Allemagne. Dès avant la première guerre mondiale, l’Empire ottoman est partenaire du Reich allemand par l’intermédiaire d’accords de coopérations militaire et économique. Avant 1961, très peu de Kurdes et Turcs vivent en Allemagne. La première vague d’immigration a lieu après l’accord germano-turc de 1961 qui facilite l’installation des Gastarbeiter (“ travailleurs invités ”. En 1965, une loi sur les étrangers concrétise le statut de Gastarbeiter. Si elle leur accorde le droit de travailler, cette notion souligne également qu’il s’agit - en principe d’un séjour limité et dont le motif est avant tout économique. Malgré l’arrêt de l’accueil des Gastarbeiter en 1973 (ils sont à cette date 893 000 originaires de Turquie dont 20 à 25% de Kurdes), la population kurde continue de s’accroître en Allemagne du fait du maintien d’un fort taux de natalité dans l’espace immigré et du regroupement familial. Après 1980, la population kurde d’Allemagne est plus politisée et des cadres du PKK arrivent en Europe. Il faut en chercher la cause dans la politique intérieure turque (coup d’Etat du 12 septembre 1980) et le déclenchement des hostilités au Kurdistan turc en 1984. La particularité de l’immigration de Turquie rend d’autant plus difficile la résolution des conflits d’identité par l’adoption sans négociation du modèle allemand. A la différence de l’immigration maghrébine en France, par exemple, les migrants de Turquie n’ont aucune référence commune avec l’Allemagne. A leur arrivée, ils n’ont aucune connaissance du système scolaire, des institutions, ni de la langue allemande. Ces difficultés d’intégration sont accentuées par la conception allemande de la nationalité. Les autorités allemandes conçoivent en effet l’intégration sur le modèle américain : une démocratie multiculturelle, où les groupes s’organisent et s’expriment autour de leurs différences culturelles. Mais l’intégration des immigrés de Turquie passe alors non par l’acquisition de la citoyenneté allemande, mais par leur organisation en une communauté unifiée autour de leurs différences. La loi sur le séjour des étrangers de 1991 facilite la naturalisation des jeunes étrangers ayant grandi en Allemagne mais la double nationalité n’est accordée que courant 1999 et reste très restrictive. Par ailleurs, l’Allemagne entretient des relations étroites avec la Turquie. Or celle-ci est très sensible au dossier kurde, et chaque prise de position allemande est suivie d’une réaction immédiate de la part d’Ankara. Toute mesure allant dans le sens d’une reconnaissance de l’identité 11 kurde détériore les relations diplomatiques et commerciales entre les deux pays. L’Allemagne est en effet le premier partenaire économique d’Ankara et la Turquie est aussi un allié militaire membre de l’Otan (Organisation du traité de l’atlantique nord) qu’il faut ménager. D’autre part, en un temps relativement court, le PKK a réussi à développer un réseau discipliné de militants en Allemagne. Le 26 novembre 1993, le PKK est interdit en tant qu’organisation terroriste, après un attentat qui fait un mort à Wiesbaden le 5 novembre. Simultanément, toutes les organisations proches du PKK, en tout 35 dont l’ERNK (branche politique du PKK) et le Feyka-Kurdistan, sont dissoutes. Malgré tout, on estime le nombre de militants du PKK à 11 000 et le nombre de sympathisants à 50 000. L’ERNK-Allemagne contrôle le territoire allemand selon un quadrillage strict : cinq régions qui s’articulent elles-mêmes en dix-sept districts, ayant plusieurs quartiers sous leur responsabilité. Le 15 décembre 1995, preuve de la volonté du parti d’obtenir le statut d’interlocuteur politique, Abdullah Öcalan déclare un cessez le feu unilatéral en Allemagne. Des violences sporadiques continuent cependant comme la manifestation de Dortmund en mars 1996 qui finit en bataille rangée entre militants du PKK et forces de police. 12 BIBLIOGRAPHIE : Amiraux, Valérie (1997) Itinéraires musulmans turcs en Allemagne. 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