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Janvier 2009
J’ai encore traversé l’Atlantique à la voile !
« Coeur léger coeur changeant coeur lourd »
« Le temps de rêver est bien court »
« Que faut-il faire de mes jours ?»
Aragon
« …j'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne
savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre,
s'il savait demeurer chez soi avec plaisir n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège
d'une place… »
Blaise PASCAL Les Pensées
« Je tourne dans la cage des méridiens comme un écureuil dans la sienne… »
« Je connais tous les horaires »
« Tous les trains et leurs correspondances »
« L’heure d’arrivée l’heure du départ »
« Tous les paquebots tous les tarifs et toutes les taxes. »
Blaise CENDRARS : Le Panama ou les aventures de mes sept oncles
Deux « Blaise », deux maîtres à penser ; mais deux préconisations diamétralement opposées
quant à la manière de passer sa vie.
« Et moi, et moi …» chanterait Dutronc, je fais quoi ?
Par les tourbillons de mon histoire personnelle, j’ai choisi le voilier ; simultanément plus
exigu qu’une « chambre » pour y philosopher et merveilleux « écureuil » pour sauter les
longitudes en voyageant.
Mais pour se promener sur mer et dans la vie à la voile il faut ou bien être né riche (et savoir
le rester…) ou bien avoir trouvé une « couverture » socialement correcte à ce plaisir.
Je ne suis pas dans le premier cas et je n’ai pas été assez motivé pour me placer dans le
second (recyclage de drogués-délinquants, régates médiatisées à haut niveau, dernières
explorations de la planète abîmée, charter, missions humanitaires parfois « bidon », etc…).
J’ai donc dû pendant mes plus belles années me contenter, comme beaucoup, de navigations
proches et estivales. Juste de quoi tromper ce puissant appel intérieur, si difficile à définir par
ceux qu’il frappe et à comprendre par les autres.
Et puis, après bien des épreuves, enfin la retraite à l’automne 2005…Comme quelqu’un
longtemps enfermé, la tête me tourne en respirant l’air libre. De vieux amis, échappés plus tôt,
m’invitent en janvier 2006 à découvrir enfin ces îles dont j’ai tant rêvé et entre lesquelles ils
vivent à bord de leur voilier, au paradis de la navigation. Ce séjour me donne à son tour
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Charles Clinkemaillié
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l’opportunité de rencontrer des amis de mes amis…retraités (dans certains cas ne devrait-on
pas dire « rescapés » ?), naviguant depuis deux ans dans les Caraïbes avec leur voilier
« Nausicaa IV » après une traversée Arcachon-La Martinique effectuée en fin d’année 2004.
Robert Chastanet le propriétaire-skipper recherche des équipiers pour la traversée de retour en
métropole, de Saint Martin à Arcachon…banco ! j’en serai en mai-juin 2006. C’est l’histoire
que j’ai déjà racontée…
2008
Robert et son épouse Annie ont donc ensuite tenté, dans leur maison de La Teste, de se
réadapter au climat métropolitain et à la vie d’ici…sans succès. Un seul hiver a suffit pour que
le démon du nomadisme nautique les reprenne et les voici à nouveau sur le départ pour les îles
enchantées.
La – relativement - bonne saison 2008 est mise à profit pour descendre aux îles Canaries,
avant poste du grand saut. L’équipage se limite à Robert Chastanet et Marc Poissonnier, déjà
équipier de la seconde transat en 2006. Les amarres sont larguées du port d’Arcachon le lundi
8 septembre 2008 au matin par une météo clémente et, après un cabotage espagnol et
portugais, « Nausicaa » arrive le mardi 30 septembre à Las Palmas sur l’île de Gran Canaria.
L’énumération des lieux qui passent est déjà évocatrice :
•
Viveiro, en sa Galice-Bretagne espagnole, où nous finissons par avoir nos
habitudes,…
•
La Corogne, sous le plus vieux phare du monde, ses ruelles vivantes, sa place de
l’humour,…
•
« Costa de la Muerte », passage initiatique et toujours crispé jusqu’au refuge,…
•
Camarinas, aux manufactures de dentelles cachées dans le repli des dentelles de
pierres que fait là le littoral.
•
Une longue descente vers le sud, au-delà de ce cap immense marquant la « fin des
terres », et c’est l’escale de Cascais ; le souffle repris sur la lèvre supérieure de la
grande bouche de Lisbonne.
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•
Et puis vient le premier grand saut de 475 milles pour atteindre l’ile de Porto Santo,
antichambre de Madère la fleurie.
•
Un dernier galop de 170 milles et voici Gran Canaria. Le 30 septembre 2008
« Nausicaa » est au bord du monde que connaissait Christophe Colomb.
Vite, vite Marc Poissonnier saute dans l’avion du retour. Annie Chastanet fait la route inverse
quelques jours plus tard pour commencer en famille quelques préparatifs et croisières dans
l’archipel.
Je rentre en scène pour ma part le 7 novembre 2008, où nous arrivons avec mon épouse
Liliane, à Santa Cruz de Ténériffe par un vol Ibéria emprunté à Fontarabie (Air France est
deux fois plus cher…).
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Santa Cruz est un port et une ville moderne dont l’importance étonne. Rien de très original
sinon le jeune relief volcanique du massif de l’Anaga qui la domine et la végétation de ses
jardins publics favorisant le Drago, cet arbre étrange endémique des Canaries. Ce n’est pas
une ville touristique, juste une ville « vraie », espagnole, propre et agréable à vivre.
J’éprouve toujours un plaisir à circuler incognito dans une ville étrangère. Rien ne me
distingue vraiment des passants. Sans comprendre leurs mots, je suis spectateur de leurs
quotidiens. Ce qui me paraît parfois surprenant n’est qu’une chose ordinaire dans leurs
routines. Probablement s’ennuient-ils parfois et rêvent-ils d’une autre vie, d’aller au-delà de
l’eau, chez moi par exemple, voir si l’herbe est plus verte…perpétuelle insatisfaction
humaine, tourments de l’Espoir, réveil du nomadisme millénaire. Alors que moi, étranger qui
se régale d’être invisible, je suis là, je ressens, je respire ce qui m’est exotisme…
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Nos deux couples profiterons d’un bien agréable séjour touristique à Ténériffe, alternant
flâneries urbaines et excursions en nature sauvage jusqu’au 18 novembre ; date du retour des
deux épouses à Bordeaux. Pénélope se retire en sa tapisserie, laissant Ulysse à sa folie…
Le Teide : 3718 mètres d'altitude (le plus haut
sommet d'Espagne)
Restés seuls, Robert et moi bricolons et flânons jusqu’au samedi 22 novembre où arrive le
troisième équipier André Perrin. Nous allons l’accueillir et découvrons ainsi avec stupeur le
second aéroport « Reina Sofia », situé dans le sud de Ténériffe. C’est, au moyen d’une
interminable noria d’avions, le point de transit de hordes touristiques venues du nord pour
séjourner dans les grands « stalags » de Los Christianos (que certains mauvais esprits ont
surnommé « Los Craignos »…). On pourrait être n’importe où, plus rien n’est espagnol, on
évolue dans un grouillement de caricatures bruyantes.
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A ce stade voici donc rassemblés les éléments de la traversée de cette immensité mouvante :
L’atlantique c’est un volume d’eau d’environ 323 600 000 km3, une profondeur moyenne de
4 kilomètres, une surface de 82 400 000 km² et, à l’endroit qui nous intéresse, une distance de
2780 milles marins, soit environ 5150 kilomètres.
La distance…en avion la belle affaire ! 5150 kilomètres ne sont que sept heures d’inconfort et
un décalage horaire. Ici, elle prend toute sa dimension…Chaque jour sera un point sur la carte
dont on s’étonnera qu’il soit encore si loin du but. Toute cette eau traversée par notre sillage,
ces cieux admirés ou craints, ces soleils et ces lunes, et la terre encore si loin ! On se dit que
c’est le jeu, qu’il faut durer; parfois endurer, souvent savourer. Au pas d’un voilier, la planète
est encore immense. On le savait, soudain on le perçoit.
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Pour affronter tout ça (ou plutôt passer sans bruit, humblement, en croisant les doigts…), un
voilier en polyester de 10,90 mètres de long « Nausicaa IV » :
FEELING 1090
Fabricant: Kirie
Architecte: Harlé Mortain
Longueur: 10.90 m
Largeur: 3.60 m
Tirant d'eau: 1.40 m
Quille: Quillard
Matériau: Polyester
Poids: 6500 Kg
Gréement: Sloop
Surfaces des voiles: 67 m²
…et trois jeunes fous :
Robert CHASTANET
André PERRIN
65 ans Propriétaire et
skipper
68 ans Equipier
Charles
CLINKEMAILLIE
59 ans Equipier
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L’aventure commence prosaïquement en remplissant et poussant de lourds caddies dans les
supermarchés de Santa Cruz. Heureusement, la grande surface sélectionnée livre ce qu’on
achète au pied du bateau. Et l’on remplit…un mois de vivres pour trois, il faut que tout rentre.
Selon l’expression bien connue, il est recommandé de « ne pas oublier les allumettes ».
Quelle sera la route ? Il n’y a guère que des questions de détail à se poser sur ce point car
depuis des siècles des voiliers se font pousser par les alizés soufflant du nord-est avec une
telle régularité de direction et de force que les anglais les ont nommé « Trade winds » ;
comme si ces vents avaient été créés spécialement pour favoriser le commerce par mer. Ils
sont le produit de l’oscillation Nord atlantique (N.O.A.).
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L’oscillation Nord atlantique (N.O.A.) et les « autoroutes » de la mer:
Le célèbre courant océanique baptisé Gulf Stream se déplace d'une zone tropicale vers une
zone de hautes latitudes Il est chaud près des côtes de la Floride, se déplace vers le nord en
perdant de sa chaleur petit à petit dans l'atmosphère. C'est un mécanisme par lequel l'océan
régule le climat, particulièrement à nos latitudes, et la géométrie des courants est très
importante pour comprendre la géométrie des climats sur Terre.
L'O.N.A. est un phénomène qui combine un
gigantesque mouvement de bascule d'une
masse d'eau chaude (dans le sens est-ouest
par le Gulf Stream) et un énorme volume de
l'atmosphère (dans le sens nord-sud) sur
l'Atlantique nord. Le système n’atteint jamais
l’équilibre et cette oscillation a pour effet
d'accentuer les différences de pression entre
l'anticyclone des Açores et la dépression
d'Islande.
On peut imaginer, en négligeant la transparence de l’air, la dépression d’Islande comme un
vaste entonnoir duquel monte l’air léger chauffé par le Gulf Stream et l’anticyclone des
Açores comme un gros « mont» dont s’écoule de l’air lourd et refroidi en haute altitude.
Comme la terre tourne, ces constructions ne sont pas immobiles…Sous l’effet de la force de
Coriolis l’entonnoir est en fait un tourbillon « anti-horaire » qui évolue en outre d’ouest en est
(songez aux bulletins météo stéréotypés que nous entendons si souvent : « Une nouvelle
perturbation abordera en soirée les côtes de la Manche en se décalant lentement vers l’est… »)
et le « mont» perd sa substance alentours comme un tourbillon « horaire » et inversé, pointe
en haut. Il renforce les vents d’ouest dans sa partie supérieure et crée l’alizé dans son sud. Lui
non plus ne tient pas en place et s’il est généralement aux Açores, il s’étend parfois sur
l’Europe, nous donnant un temps ensoleillé mais très froid l’hiver et parfois caniculaire l’été.
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Il ne reste donc qu’à se préoccuper de savoir si l’alizé sera à la place prévue, ou bien plus
nord ou bien plus sud. Ira-t-on jusqu’aux îles du Cap vert ? C’est la mode ces dernières
années chez les « atlanticos » et puis cela rassure…la distance est plus courte ensuite. Oui,
mais on risque de tomber dans le « pot au noir », cette zone à la moiteur désagréable située
sur l’équateur où alterne longs calmes plats et grains furieux ( on la nomme aujourd’hui
« Z.I.C. » Zone Intertropicale de Convergence, cela fait plus chic et plus savant que « pot au
noir »…). En définitive ce seront les prévisions météorologiques portant sur l’état de la mer
qui régleront nos discussions.
L’Atlantique nord est à ces dates troussé par de violentes dépressions qui lèvent une grosse
mer (vagues de 8 à 10 mètres). Nous nous réjouissons de traîner ici en short et tee-shirt plutôt
que d’être chez nous où elles s’écrasent à la côte. Mais par contre la côte, justement, infléchi
cette grosse houle qui rebondie, descend le long de la péninsule ibérique, de l’Afrique et vient
nous chercher des noises jusqu’aux Canaries. Il est donc urgent d’attendre de meilleures
augures. En attendant, nous filons le 27 novembre vers l’île de La Gomera pour changer un
peu, visiter et attendre.
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Arrivés de nuit, nous découvrons au matin que le port de San Sebastian est dominé par une
impressionnante falaise.
L’endroit est petit, charmant et probablement agréable à vivre. Il semble cependant que l’île
elle-même soit bien « rugueuse » ; tant par son relief aigu de volcan jeune que par ses
couleurs sombres, ses plages de sable noir, sa végétation étonnante et méritante. Nous
passerons là cinq belles et calmes journées et soirées.
Les ports et les gares sont les dernières synapses d’une société pétrifiée. Il s’y produit
d’improbables connexions entre gens qui d’ordinaire tournent bien en rond dans leurs cercles
communautaires.
San Sebastian de la Gomera est l’un de ces ports où flotte un discret parfum d’aventure. Les
voiliers qui sont là se préparent pour la plupart, j’étais tenté d’écrire « se recueillent ».
L’atmosphère est calme et amicale, toutes nationalités confondues, on échange de l’aide, ses
projets, ses astuces, ses craintes parfois. Des volées d’enfants embarqués dans l’aventure de
leurs parents (qui doutent encore peut-être…) se répandent joyeusement sur les pontons,
jouent d’un bateau à l’autre, protestent à l’heure de l’étude pour le CNED. Tel homme mûr
qui a encore conservé l’aspect d’un patron du CAC40 donne le coup de main au jeune artiste
en rupture d’Occident et qui n’a pas dû avoir le temps de se laver ce matin. L’incontournable
couple de vieux anglais soigne avec flegme son antique ketch d’acier…en s’arrêtant à l’heure
du thé. Des rideaux « bonne femme » en voilage brodé protègent leur paisible intimité
derrière un roof généreux. Ils sont parfois aidés par le hollandais bricoleur qui, parvenu jusque
là, a renoncé à traverser et a transformé son voilier en entreprise d’assistance. Même les
« rigolos » s’intègrent bien dans ce tableau ; tel celui qui ressemble tellement à l’acteur
Patrick Timsit et parle pendant des heures à tous. En attrapant gentiment mon amarre à
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l’accostage, il m’expliquait « qu’il faudrait mettre ensuite une corde en biais depuis l’avant
pour empêcher le bateau d’avancer » et me regardait en faisant « Euh… » lorsque avec un
brin d’ironie je lui répondais : « Oui, une garde quoi… ».
Le 2 décembre, la météo ne nous promet toujours pas une mer calme. Si le vent est
convenable, les creux devraient être de trois mètres en moyenne. Nous sommes maintenant
pris par le temps. Annie et Liliane prennent l’avion pour nous rejoindre en Martinique le
23 décembre, il serait préférable que nous y soyons avant…Nous partirons donc le lendemain
3 décembre 2008.
« Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers »
Baudelaire
Sortis de l’abri des îles aux vents perturbés, d’emblée nous nous faisons « cueillir » par une
mer forte. André qui n’a pas navigué depuis longtemps est victime d’un mal de mer qui le
tiendra alité les deux premiers jours et nuits.
On sait que les mouvements du bateau perturbant les informations
transmises au centre de l’équilibre, situé dans l’oreille interne, tout un
chacun peut être atteint par ce mal des transports particulier.
Mer agitée, un malade allongé au centre du bateau, un seau à sa portée,
l’intérieur d’ordinaire très« cosy » de « Nausicaa » prend rapidement des
allures de squatt…En dépit de la température et des conditions musclées,
c’est encore dehors qu’on est le mieux…Potions magiques et accoutumance, notre ami André
sera sur pied le troisième jour.
« Sur pied » n’est qu’une expression bien sur, car il convient de savoir qu’au large la mer
remue sans cesse, même par beau temps. Retrouvant des habitudes simiesques pas si
lointaines, l’humain est donc contraint, sauf assis ou couché (et encore…), de se donner en
permanence au moins trois points d’appui.
D’emblée, c’est le lendemain de l’appareillage que nous connaîtrons la seule avarie de la
traversée qui aurait pu être sérieuse. Les conditions (30 nœuds de vent réel, 3 mètres de creux)
nous obligent au matin à prendre un ris dans la grand’voile, mais nous sommes pratiquement
vent arrière. Pour prendre un ris il faudrait être au moins au vent de travers sinon au près bon
plein. Nous essayons quand même après avoir bordé la grand’voile dans l’axe du bateau. Les
frottements divers sur le mat et dans les manœuvres rendent l’opération impossible. On décide
alors de venir vers le lit du vent. Mais c’est aussi travers à la mer qui est grosse…De plus, ne
fuyant plus devant le vent il nous est tout à coup relativement plus fort. Le bateau roule bas, le
matériel souffre, un coulisseau de grand’voile casse, suivi d’un autre, d’un autre, sept au
total…La voile fait désormais une grande poche claquant dans le vent fort, mal retenue par le
haut et le long de la bôme seulement. Nous nous acharnons pour affaler et étouffer au plus
vite tout çà puis abattons pour continuer sous foc seul. C’est dans ces cas là que l’on réalise
vraiment que l’on est seuls au large…Heureusement Robert est toujours prévoyant, nous
avons des coulisseaux de rechange à bord. Il faudra l’après-midi entière de matelotage par un
équilibre incertain pour réparer, « On the road again… ».
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Comme d’habitude, ce n’est qu’au bout de
quelques jours que l’on trouve sa cadence, en
particulier intérieure. Quand la dernière terre
a disparu depuis longtemps déjà, que le
silence s’est imposé pour écouter les
musiques de la mer et du vent, la vie
quotidienne est rythmée par les quarts, il
s’établi une douce et étrange routine. On est
tout à la fois dans l’action et comme assis sur
le rebord du monde. On contemple 360
degrés d’horizon enfin dégagé et surtout on
regarde à l’intérieur tout ce qui fut, tout ce
qui est, ce qui sera peut-être. Le quart de nuit
peut bien être sans lune, la pensée y voit comme jamais.
Normalement éveillés dans la journée, chacun de nous assure la nuit un quart de 3 heures. Le
cycle commence à 22 heures et se termine donc à 7 heures. Les heures sont locales, c’est-àdire qu’il faut changer d’heure de référence à chaque changement de méridien. Moment de
solitude, le quart peut être délicieux aussi bien qu’angoissant, confortable ou pénible, chaud
ou froid, sec ou humide, éclairé d’étoiles ou obscur comme un four…
On pourrait penser que recevant ainsi la mer et le vent de l’arrière du bateau, cette traversée
est plus facile et confortable que dans d’autres conditions. C’est à la fois vrai et faux. Vrai
parce qu’on abat facilement de la distance, en se grisant parfois de vitesse dans de longs surfs.
La distance quotidienne que nous nous efforçons de couvrir est de 144 milles nautiques par
24 heures, soit 6 nœuds de moyenne. Converties en échelles terrestres ces valeurs peuvent
paraître dérisoires : 267 kilomètres par jour, 11 kilomètres/heure ! Mais sur mer c’est déjà
assez mouvementé et spectaculaire. Il faut de
plus considérer qu’un voilier en tant que
« véhicule » ne s’arrête jamais, on fonce
aussi dans l’obscurité de la nuit. Le pilote
automatique est bien sur dans ces conditions
un
instrument
précieux.
Celui
de
« Nausicaa » remplira avec mérite sa
fonction, même si sa technologie ancienne
nous donne parfois un sillage de marin
breton « fatigué »… Notre meilleure
performance sera de 168 milles du 13 au 14
décembre à 12 H 00, soit 7 nœuds de
moyenne.
Mais cette mer de l’arrière est également inconfortable et peut être dangereuse.
•
Inconfortable car elle génère un roulis rythmique incessant ; à la longue aussi fatigant
et pénible que les chocs aux allures de près. Le bateau commence par soulever la fesse
arrière tribord. Tandis qu’il encaisse l’énergie de la vague, il gîte et écume sur l’avant
à bâbord avec un bruit de cheval qui renâcle. Le bruit et la vitesse montent vite,
jusqu’à ce que la vague nous dépasse. Le bateau revient à plat et se laisse alors choir
sur la croupe, comme un gros bovin qui s’enliserait ridiculement le train arrière dans
un marigot. L’étrave pointe au ciel, déjà la crête suivante domine l’arrière et la danse
recommence, encore, et encore, et encore…
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•
Dangereuse, lorsqu’elle est grosse : Le sommet des vagues finit par se déséquilibrer
sous les influences combinées de leur hauteur et du vent. Par force 5 déjà (20 nœuds,
37 Kms/h) la mer forme ainsi des « moutons » que tout un chacun a pu observer. A
plus grande échelle, les moutons deviennent des déferlantes imprévisibles qui brisent
brutalement, à la manière des rouleaux sur une plage océane.
Si la rupture se produit malencontreusement juste avant le passage du bateau dans la
vague, celui-ci est couvert par l’écume déferlante, qui remplit le cockpit, roule sur le
pont et cataracte dans tout ce qui serait par négligence ouvert. Dans la marine en bois
d’autrefois on disait que la mer « mange » le navire. Les voiliers modernes ont des
cockpits « autovideurs » pour parer ce danger et bien évidemment il faut calfeutrer
l’intérieur dans ces situations.
Pour celui qui est de quart en haut, c’est la douche garantie mais aussi le risque d’être
emporté. Nous sommes donc équipés de vêtements de mer dont les matériaux ont bien
évolué et accrochés au bateau par un harnais et une sangle solides.
Sans rencontrer ces conditions extrêmes, notre traversée sera presque intégralement effectuée
avec une mer grosse, allant de deux à cinq mètres de creux. Le vent sera lui plus conforme
aux prévisions quand à sa force en soufflant régulièrement entre 20 et 30 nœuds, cependant
moins habituel en direction. Vers la fin de traversée nous ferons malgré cela quelques 35
heures de moteur par un temps gris avec un vent trop faible pour maintenir notre moyenne. Le
spectacle de la mer est toujours beau, même si nous connaîtrons en majorité un temps
nuageux, souvent gris avec parfois de gros grains de pluie. A deux reprises nous resterons
« scotchés » des heures sous un de ces grains qui a malencontreusement choisi la même route
à la même vitesse que la notre. Nous observons en pestant l’évolution du phénomène au radar,
dont l’écran a l’avantage d’être au sec à l’intérieur. Ce ne sont que les 3 ou 4 derniers jours
qui correspondront à l’idée que l’on se fait d’une navigation tropicale : douceur de l’alizé, mer
belle et bleue outre-mer, allumée de feux solaires, parsemée des trajectoires de poissons
volants qu’effrayent notre vague d’étrave ; ciel bleu avec des petits cumulus de beau temps
bien rangés sur étagères tout autour d’un horizon sans homme ni bateau…
En prévision de ces conditions décrites par tous les livres spécialisés comme habituelles,
Robert avait prévu un gréement particulier : les trinquettes jumelles. Les plaisanciers
pionniers des traversées océaniques dans les années 1950 sont les inventeurs de ce dispositif.
Ils en disaient le plus grand bien dans des livres qui ont beaucoup fait rêver notre jeunesse…
Deux focs sont installés comme les ailes
ouvertes d’un papillon au moyen de deux
tangons. Le voilier est poussé par l’alizé ;
tiré par le nez, sa route est stable et le travail
du pilote automatique est facilité. L’un des
focs est à enrouleur ce qui permet de
moduler sa surface selon la force du vent. En
raison de la direction assez inhabituelle de
l’alizé, nous ne pourrons cependant utiliser
ce remarquable système que quelques jours.
Chaque jour donc nous attendons la « méridienne » pour savoir combien nous avons parcouru
et nous situer sur la carte. Le point se fait aujourd’hui sans aucune difficulté, grâce à ce
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merveilleux instrument qu’est le GPS (Global Positioning System). Auparavant, il y fallait
toute une cérémonie, souvent organisée à midi du lieu d’où le beau terme de « méridienne ».
Elle était présidée par un « maître » qui possédait le savoir et en tirait autorité ; au moyen de
ce magnifique instrument de précision qu’est le sextant. Aujourd’hui l’information vient
toujours du ciel mais au lieu que ce soit des astres naturels, c’est des nombreuses ferrailles
que l’humain a plantées en orbite autour de la planète, et l’affaire est expédiée en un coup
d’œil sur un cadran. La commodité y gagne ce qu’y perd la poésie…
Nous étions également équipés cette fois-ci d’un téléphone satellitaire « Iridium ». Grosse
dépense consentie par Robert au regard de la sécurité qu’apporte cet engin. Il nous permettait
aussi de recevoir et d’émettre des messages (SMS) courts et assez peu coûteux. Nous
pouvions ainsi correspondre avec les familles, faire connaître nos positions et notre
progression.
Un ami et équipier de « Nausicaa », Christian Temprano, resté à terre car le malheureux
travaille (mais il a le bonheur d’être encore jeune), vivait par procuration notre voyage.
Compétent en informatique, il mettait quotidiennement à jour un site sur internet où l’on
pouvait suivre notre parcours : http://nausicaa4.free.fr/
A bord, les jours s’écoulent dans une aimable routine, la température est agréable. Nous
pêcherons, à trois reprises seulement, pour ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre et ne
pas gâcher de beaux poissons. Nous prendrons aux lignes de traîne au total trois belles
daurades coryphènes et un barracuda dont nous nous régalerons.
La cuisine est évidemment une activité importante ; dans laquelle je suis totalement
incompétent…heureusement ce n’est pas le cas de Robert et surtout d’André qui nous
mijotera des plats délicieux. Je me fais pardonner mon incurie dans ce domaine en faisant les
pluches et la plonge…Nous déjeunons (tard…) dehors, si la mer et le vent veulent bien nous
laisser les affaires sur la table du cockpit. Le soir nous saluons le coucher du soleil par un (ou
deux…) apéritifs en écoutant de la musique ou les extraordinaires histoires de « Ponpon »,
personnage célèbre en Martinique et ailleurs au soleil (mais ceci est une autre histoire…).
Ceux qui peuvent se couchent tôt en prévision du quart à venir.
Comment dormir sur une couchette qui remue en permanence ? D’abord en étant fatigué
(même si on n’a pas fait grand’chose dans la journée, le mouvement perpétuel fatigue), puis
en prenant l’habitude de positions où le corps est largement ouvert pour que bras et jambes
l’empêchent de rouler. Il reste le bruit, permanent lui aussi, généré par le vent, le gréement et
la mer qui défile de l’autre côté de la coque, à quelques petits centimètres de l’oreille. On
s’habitue (c’est préférable) ou on emploie des boules spéciales pour se calfater les oreilles…
Autre point fort de notre activité : la recherche et l’étude de prévisions
météorologiques. Au large et à moins d’être très richement équipé, les
sources sont encore bien limitées. Nous disposons des prévisions
obtenues avant le départ sur internet. Les sources américaines sont les
meilleures (prévisions sur 10 jours) bien que sortant brutes de modèles
mathématiques mis en œuvre par des super ordinateurs
(https://www.fnmoc.navy.mil/public/).
En mer, nous écoutons sur les ondes courtes le bulletin de Radio France
International dont la présentatrice Arielle Kassim est devenue au fil des années une vedette
dans le monde des navigateurs à voile. Nous grappillons des informations en écoutant dans les
mêmes gammes un réseau maritime de radioamateurs.
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Enfin, nous avons le luxe de pouvoir commander et recevoir grâce au téléphone satellitaire
des fichiers informatiques américains de prévisions (fichiers GRIB), exploitables ensuite sur
l’ordinateur.
Le reste du temps, chacun lit, dort, rêve ou bricole. Je me découvre un intérêt pour la sellerie.
La capote de toile qui protège la descente de « Nausicaa » a souffert des rayons solaires
ultraviolets. De nombreuses coutures sont à refaire. L’usage d’une machine ne serait pas
satisfaisant car, en faisant de nouveaux trous s’ajoutant aux anciens, elle finirait par couper
totalement la toile par « piquage », comme les petits enfants le font en classe maternelle. Il
faut donc repasser le fil neuf dans les trous existants…voilà de quoi s’occuper au long cours.
Nous verrons moins de bateaux et d’animaux au cours de cette traversée qu’au cours de la
précédente, d’ouest en est. Hormis notre pêche et de nombreux poissons volants nous
n’apercevrons qu’un seul dauphin et l’ombre d’une baleine alors que nous étions encore
proches des Canaries. Les oiseaux sont toujours rares au large, ils ne brillent pas spécialement
par la beauté de leur plumage, mais on ne peut qu’être impressionné par leur maîtrise du vol
plané au ras des vagues. Pendant des distances considérables et à grande vitesse, l’extrémité
de l’une ou l’autre de leurs ailes affleure constamment l’eau mouvante à quelques
centimètres. On imagine bien sur que dans le même temps leur regard hyper aigu balaye la
surface à la recherche de pitance. On ne se lasse pas de contempler le meeting aérien, obligé
pourtant de tourner sans cesse la tête pour suivre les larges tours qu’ils décrivent autour du
bateau.
Les navires de commerce seront rares également, trois ou quatre silhouettes repassant avec
indifférence la mer au loin. Par contre nous constatons un fait nouveau : deux de ces navires
avaient arrêté leur radar. En ces temps de crise et d’âpreté économique, ils économisent
l’usure de cet appareil où –pire – le temps de fonctionnement qu’ils devront à la société qui le
leur loue ! C’est préoccupant pour les voiliers qui comme nous comptent sur leur détecteur de
radars pour être avertis de la présence d’un autre navire et éviter les collisions…
Nous apercevrons encore deux ou trois voiliers faisant au loin la même route que nous. Et
nous constatons que l’un d’eux se dispense d’allumer ses feux de route la nuit. Heureusement
qu’il y a encore peu de monde au large…
Et c’est ainsi que dix neuf jours six heures et quinze minutes après notre départ nous voici par
le travers de l’Ilet Cabri à l’extrême sud de l’île de la Martinique. Le challenge est réussi,
nous arrivons le 22 décembre pour accueillir nos épouses à l’avion le 23. On ne peut pas faire
plus juste.
C’est le début d’après-midi et plutôt que de rentrer immédiatement au port du Marin, nous
allons savourer le calme d’un beau mouillage devant le village de Sainte Anne et la plage du
Club Méditerranée le plus cher du catalogue. L’immobilité du bateau nous amuse et pour la
rompre nous retournons à la mer, mais cette fois en trois dimensions, en y piquant une tête.
http://clinkemaillie.free.fr/Regards/
Charles Clinkemaillié
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Janvier 2009
L’Ilet Cabri
La plage de Sainte Anne
2780 milles marins, soit environ 5150 kilomètres
19 jours 6 heures et 15 minutes
http://clinkemaillie.free.fr/Regards/
Charles Clinkemaillié
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