Momo - Causette

Transcription

Momo - Causette
bimestriel N°1 - Mars / Avril 2009
Plus
féminine du cerveau que du capiton
Momo :
femme, grand-mère
et putain
On nous prend pour
des quiches
Miss SDF :
l’écharpe est belle
Jacky Ido : à poiiiil !
La justice des mineurs
au broyeur
N#1
L 16045 - 1 - F: 4,90 € - RD
Momo de Ménilmontant ou
la rue Saint-Denis à
l’ancienne
Momo est une prostituée de la célèbre
rue Saint-Denis, dans le centre de Paris.
Une comme on se les imagine, nous les
gens « normaux ». Sur le trottoir. Talons
hauts. Seins généreux offerts, maquillage
outrancier, habillée et maquillée… comme
une pute. Celle qui nous intrigue mais
que l’on n’ose pas dévisager, celle dont on
pense : « Pauvre femme, vivement qu’on
interdise la prostitution, personne ne
mérite ça ». En gros.
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La copine de Causette
Femme, mère,grand-mère, et… putain
Aujourd’hui, elle pense que le sens de l’honneur se perd, et n’a presque plus de clients. La
cinquantaine arrivant, Momo se rapproche de la retraite : oui, mais en France pas de retraite
pour les putains. Alors il faut tenir le trottoir encore, bien que ce soit de plus en plus difficile,
« avec la concurrence de ces putains de travelos dont les mecs aujourd’hui raffolent : faut dire
qu’ils sont tellement beaux »,  rigole-t-elle en aspirant sa clope à plein poumons.
Bref, les temps sont durs pour tout le monde. « Tu te rends compte, y’a des semaines où je
dérouille même pas !
– Ben c’est plutôt mieux de ne pas dérouiller, non ?!
– Oh pardon, tu connais pas le jargon ! Dérouiller c’est faire la première passe de la semaine. Et
ben, y’a des semaines où je viens au taf pour rien ! »
Parfois, quand elle savait qu’elle risquait de me choquer, elle me prévenait : « Attention,
je vais te paraître vulgaire, je te prie de m’excuser, mais sucer une queue une demi-heure pour
vingt euros, alors là non, je dis non ! » Ça, c’est quand elle s’énerve à propos des prix pratiqués
par les « filles de l’Est » : « C’est dégueulasse ! Elles cassent le marché. Enfin, pas elles, mais ces
saloperies de macs qui les frappent, en plus. ». Nos liens sont devenus de plus en plus étroits.
Plus d’une fois je l’ai accompagnée dans ses virées apéritives dans les bars. Car après le
boulot, c’est la détente. Tout le monde connaît Momo dans ce triangle formé par la rue St
Denis, la rue des Lombards et la rue des Halles. Momo est une fêtarde, elle aime les gens, elle
s’intéresse à chacun et prend des nouvelles. Elle est la confidente, celle qui réconforte.
Quand elle me racontait sa vie, j’avais l’impression d’être au spectacle. À moins que
ce ne soit au cirque ou au zoo ? Aujourd’hui encore, je considère Momo comme un être
à part, une espèce en voie de disparition, qu’il faut protéger. Momo est un dinosaure, une
des dernières prostituée « à l’ancienne » : appliquée et respectueuse… Elle aime son métier.
Elle est heureuse d’avoir pu « l’exercer », comme elle dit. Elle est restée « libre et digne grâce
à la vente de son corps ». Elle dit ça aussi, Momo. Et c’est bien embêtant pour la morale. Et
pour ma pauvre tête aussi. Je l’ai questionnée, encore : « Je veux que l’on comprenne qu’on
est des femmes comme tout le monde. Chaque fois qu’on parle de nous c’est pour faire dans le
misérabilisme. Mes copines et moi on a eu de belles vies ! On fait du bien et on doit être reconnues
comme des citoyennes à part entière. »
La copine de Causette
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Par le mystère des rencontres, je me suis retrouvée, un soir, assise au bar près de Momo.
Nous nous sommes observées, puis nous avons trinqué, puis nous avons re-trinqué (un peu
trop d’ailleurs !). Nous avons beaucoup parlé, elle était joyeuse et notre discussion ressemblait
à n’importe quelle discussion entre nanas. Elle m’avoua son métier que, fine mouche, j’avais
deviné. Mais je me rendis compte – et c’est ici que j’avoue ma honte – que Momo était une
femme comme les autres : amoureuse, inquiète pour l’avenir de ses enfants, pour sa retraite,
pour ses kilos superflus. Elle soupçonnait son fiancé de la tromper et, si ça continuait, elle le
« ferait cocu » à son tour ! Tandis que, bourrée de préjugés inconscients, je me disais, « Mais
mon Dieu comment une prostituée peut-elle faire cocu son homme ?! », je me sentais attirée,
intriguée, un peu fière aussi de fréquenter une « putain ». J’étais surtout très con en vrai.
Momo ressemblait à toutes mes copines et ne se sentait pas plus victime que vous et moi !
Quand elle parlait de son « travail », c’était librement, passionnément, avec même une
certaine nostalgie du temps passé : « Ah, la bonne époque, où les filles avaient une éthique ! Elles
respectaient les codes. C’était super : beaucoup de clients, de voyages, de luxe et jamais de mac
pour me piquer mon fric. »
Le matin, elle se lève, prend son café et prend le temps, allume une cigarette et la radio.
Parfois, elle écoute des disques, rêve d’une autre vie où elle aurait chanté de sa voix rauque
dans des cabarets enfumés. Dans ces instants, elle est une femme ordinaire. Anonyme. Elle
enchaîne courses et ménage. Autrefois, c’était aussi l’école, le goûter des enfants. En fin de
journée, elle prend sa seconde douche, prépare ses vêtements de travail. Bustier, bas résille
et cuissardes. Elle commence à souligner ses yeux, sa bouche, poudre son décolleté. Elle se
regarde devenir cette autre, la numéro deux, l’actrice.
Elle appelle ça son « ravalement quotidien ». Ça la fait marrer, mais de moins en moins.
Ce n’est plus trop son truc. Elle se maquille moins qu’autrefois, elle « en fait moins ». Elle
trouve que ce déguisement frise l’imposture. Elle se trouve un peu glauque. Elle ne peut pas
se mentir à elle-même. La ménopause la grignote. Sa main noircit ses yeux, étale le fond de
teint. Peu à peu la ménagère se retire et se tait, la professionnelle s’impose. C’est une actrice,
une bonne actrice, très appliquée. Elle sait que bientôt, pour l’un elle devra être une maîtresse
sado-maso, pour l’autre la sœur qui console, pour cet autre encore, il faudra simplement
faire une passe ordinaire… en missionnaire. C’est une « actrice à rôles multiples ». C’est elle
qui dit ça.
Ah, les paroles de Momo : « La première fois que l’on se prostitue, on se sent sale, notre âme
est au plus bas. Mais ensuite, j’ai du mal à l’expliquer, mais je me sentais bien chez les voyous,
j’étais amoureuse, j’avais trouvé une famille, un code d’honneur, des règles. Il faut que ce métier
ne devienne pas n’importe quoi ! Ce n’est pas parce que tu exerces un métier de sexe, que tu
dois forcément tout faire. Ces codes permettent de préserver ta vie de femme. Tu ne dois pas
embrasser sur la bouche ni te faire sodomiser, ni bouffer les couilles, ni se laisser introduire des
doigts : ces choses-là sont réservées à l’homme que tu aimes, qui est dans ton cœur. Et bien sûr
port obligatoire du préservatif depuis 1988 ». 
Et bien voilà, c’est clair. D’autres règles ? « Tu ne lèves pas les yeux sur quelqu’un de connu,
tu ne casses pas les prix, tu ne balances pas à la police ou autre. Si une femme transgressait ces
codes, elle pouvait être mise en quarantaine par les autres femmes, ou mise à l’amende par les
macs. On pouvait alors être encore moins considéré qu’une serpillière ».
Ses clients ? Elle en parle avec tendresse, et toujours avec ses mots à elle.
« Il y a ceux de passage. Ce ne sont pas des compliqués, ils viennent pour une prestation
de service assez rapide, la plupart pour une fellation car leur femme n’aime pas le faire. Ainsi
ils ont l’impression de ne pas la tromper. Et puis il y a les habitués. Des hommes seuls souvent,
veufs ou célibataires, avec parfois des lacunes, pas très beaux, timides, et plein d’autres petits
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handicaps. Nantis parfois de disgrâces. Ah, mes chers habitués !
Ils ont l’impression d’être un peu moins seuls, on prend des
nouvelles l’un de l’autre. « Ça va bien ? Alors cette semaine 
s’est bien passée ? Ta santé… , etc. » Ah oui, il y a aussi les
masos. C’est une catégorie de clients très spéciaux. Il n’est pas
donné à toutes les prostituées de les faire, cela ne s’improvise
pas. Cela s’apprend ! Si le fantasme d’un maso est mal réalisé,
ça peut devenir très dangereux pour la fille. Il y a les originaux.
Ils ont des fantasmes surprenants, mais tel un psy, nous agissons
sur ces drôles d’attitudes. Bien sûr, le tarif augmente selon la spécialité demandée. Vous seriez certainement très étonnée de
certains fantasmes. Mais, comme un docteur ou une infirmière,
notre rôle est de bien faire ce qu’on nous demande ou de le
refuser, je le répète toujours mais c’est vraiment un métier qui
demande beaucoup de qualités et de rigueur. Moi, j’ai aussi ma
danseuse. Je lui mets un jupon, une petite culotte – son gros
ventre ressortant par-dessus –, je lui dis « danse Maryvonne,
danse Maryvonne danse… ». Cela n’est pas bien méchant, ce
moment, il en a besoin. En même temps qu’il exécute son pas
de danse, il m’explique qu’une fois, habillée en danseuse, il s’est
fait violé. La scène est parfois pleine d’humour, je sais qu’elle lui
fait un grand bien. Il y a aussi les handicapés et les malades. Ces
personnes me touchent beaucoup, mais je continue de mettre
des barrières. Ils ont besoin, comme tout le monde, d’avoir un
peu de sexe, ou simplement de toucher la peau d’une femme.
J’ai eu longtemps un handicapé paralysé, ne pouvant pas parler,
sa bouche toujours béante et pleine de bave, mais il avait une
très bonne ouïe, alors je lui parlais, une fois il avait écrit d’un
seul doigt, un petit mot sur une ancienne machine a écrire :
« Monique, je suis si content de venir te voir, tu sais que je
ne peux pas souvent (il vit a l’hôpital), mais je suis si heureux,
je t’aime beaucoup » Si vous saviez à quel point cela peut
me toucher. Certains vous traitent de salope, vous méprisent,
mais quand vous êtes pour un instant un petit rayon de soleil
dans des vies et auprès de personnes en souffrance, malade ou
handicapée, vous vous sentez plus qu’utile. Peut-être ai-je loupé
une autre vocation ? »
Sans doute, Momo. Elle a élevé ses deux enfants, d’une
main de fer. Eux aussi ont eu des codes à respecter : « J’étais
parfois dure avec eux, leurs devoirs, leurs sorties, c’était pas
facile. Aujourd’hui, mes deux enfants sont adultes, je les ai
toujours aimés avec passion et ils me le rendent bien. Les valeurs
inculquées sont parfaitement enregistrées. Ils n’ont absolument
rien à voir avec le milieu que j’ai côtoyé, ils travaillent, ils vivent
comme n’importe quel autre citoyen sauf qu’eux, ils ont une
maman un peu hors du commun. Mais ils ne se sont jamais
permis de me juger et ne se permettraient jamais. Mon fils s’est
marié à vingt ans, j’ai une belle-fille formidable qui ne permet
à personne de me juger, d’ailleurs elle m’a donné deux petits
enfants qui sont maintenant le centre de ma vie. »
Momo pense sincèrement avoir réussi sa vie. La preuve ?
« J’ai une fille qui n’est pas devenue pute et mon fils n’est pas
voyou ».
Alors, malgré ce que tu dis, t’es bien d’accord que ce
n’est pas un « métier » et un milieu comme les autres ?
« Non, c’est un métier dangereux. Nous devons être protégées :
c’est pour cela que je milite en faveur de la règlementation de la
prostitution. Comme aux Pays Bas, en Suisse ou en Allemagne ».
Depuis cette rencontre, je me suis intéressée de plus
près au statut de la prostitution, je voulais me décider, pour
ou contre la prostitution. Mais c’est une mauvaise question :
il n’y a pas une prostitution mais des dizaines plus ou moins
souterraines ou mafieuses. Bien sûr, pour les traditionnelles
comme Momo on peut penser qu’elles sont un bienfait pour
la société qui se doit donc les traiter comme des citoyennes
ordinaires. Mais comment accorder le même statut aux
réseaux organisés, mafieux, tenus par des hommes et
exploitant les femmes de façon insoutenable. Comment
contrôler Internet ? De plus, la loi Sarkozy – voir la lettre de
Momo adressée au Président sur www.brindecausette.fr – n’a
rien arrangé : rendre les putes invisibles dans Paris, la bonne
blague. Les voilà retirées au fond du bois de Vincennes, où
elles sont bien plus en danger.
Momo a toujours milité, manifesté, elle a participé au
« Bus des femmes », est allée sur de nombreux plateaux
télé. Elle en a été déçue : on lui disait qu’elle ne faisait pas
assez dans le misérabilisme. Forcément, elle pète le feu !
Liliane Roudière
Photos : Christophe Meireis
À lire : tous les livres de Griselidis Réal (Éditions Verticales),
la catin révolutionnaire suisse qui a toujours milité en faveur
de la prostitution. Diplômée des Beaux Arts, écrivain, elle fait
ajouter sur ses papiers « péripapéticienne ». Mène à Paris,
en 1975, « La Révolution des prostituées ».
– Momo écrit ses mémoires, avis aux éditeurs !
Le vendredi 20 mars prochain se tiendront les « Assises de la
prostitution » au théâtre de l’Odéon à Paris. La parole devrait être
donnée à TOUTES les prostituées. Demandez le déroulement de la
journée à : [email protected]
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