Analyse des entretiens biographiques

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Analyse des entretiens biographiques
Analyse des entretiens biographiques
Bertrand Oberson
Résumé du cours no 4 L’entretien : théories
L’entretien biographique est une forme d’investigation aisée à pratiquer mais difficile à
transformer en résultats tangibles : le faible nombre de travaux publiés qui se sont imposés
l’atteste. Dans l’éventail des méthodes, cet entretien est intéressant et suggestif car
immédiatement évocateur et concret mais ambigu par le refuge qu’il offre grâce au recours à
d’autres disciplines (linguistique, ethnologie, psychologie…).
Une discussion qui fait surgir des caractéristiques biographiques est une activité naturelle de la
vie quotidienne, quelque chose dans le prolongement des échanges de courtoisie. C’est une forme
de présentation de soi ou de curiosité spontanée vers autrui. En effet, le questionnement
biographique –de pure politesse, anodin ou non– est aussi une large source de réflexion sociale.
Cette curiosité peut rester superficielle ou devenir un instrument de définition d’une situation
(rencontre avec un nouvel interlocuteur, changement d’entourage). La position sociale que nous
attribuons à un partenaire dans une interaction dépend de deux sortes d’indices que nous
enregistrons en permanence : l’apparence physique, la tenue, le maintien, le langage, mais aussi
le recueil d’informations biographiques obtenues dans la conversation (avec les questions
rituelles : « D’où venez-vous ? », « Que faites-vous », « Êtes-vous marié ? etc.). Cette proximité
entre technique sociologique et manifestation de la sociabilité est à la fois un avantage et un
danger. Le questionnement biographique ne désarçonne guère un interlocuteur et, par conséquent,
allège la pratique du sociologue d’un excès de précautions et d’un trop grand formalisme. Mais
c’est aussi un inconvénient car la facilité d’un tel entretien limite la vigilance du chercheur,
l’incline à l’écoute des sentiments ou des opinions conventionnelles (dans un style certes parfois
original) plutôt que celle d’événements ou de faits significatifs.1
1
PENEFF J., « Les grandes tendances de l’usage des biographies dans la sociologie française » in Politix, no 27, 1994,
p. 25.
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L’approche biographique vise à interroger la dynamique contradictoire entre l’action des
déterminismes sociaux, familiaux, psychiques et le travail des individus sur leur propre histoire.
Les recherches biographiques traitent davantage la subjectivité dans cette dialectique, d’où les
débats qu’elles suscitent.
L’étude de William Isaac Thomas et Florian Znaniecki2 restituant l’histoire d’un paysan polonais
migrant aux USA est généralement présentée comme pionnière de la méthode biographique. Elle
a en tout cas inspiré, autour de l’Ecole de Chicago des années 1920, nombre d’études qualitatives
sur des bases biographiques portant sur différents milieux, certaines devenant des classiques de la
sociologie américaine (cf. par exemple Anderson3). La contestation de la validité des sources
biographiques ou autobiographiques a été rude sous l’emprise du fonctionnalisme et du recours
aux méthodes quantitatives s’imposant dans l’après-guerre à Harvard. La deuxième Ecole de
Chicago, avec des sociologues comme Evertt C. Hughes, Anselm Strauss, et Barney Glaser, a
œuvré théoriquement à endiguer ces critiques, en soulignant la dimension processuelle des
phénomènes, notamment avec les concepts de trajectoires, de passages ou de carrière, par
exemple pour traiter de la déviance (cf. Becker4).
Suivant des sociologues allemands en pointe dans l’approche biographique en Europe, Daniel
Bertaux5 a particulièrement œuvré, en France dans les années 1970 et 1980, à lui donner une
légitimité dans les sciences sociales, non sans provoquer d’âpres controverses méthodologiques.
Inspiré par Oscar Lewis qui a popularisé l’usage des histories de vie avec Les Enfants de
Sanchez6, il a montré avec Isabelle Bertaux-Wiams les contextes et déterminants sociaux
permettant de comprendre le maintien singulier de la boulangerie artisanale en France, grâce aux
histories de vie croisées des artisans et leurs femmes7. Beaucoup se sont emparés de la méthode,
Maurizio Catani optant pour la démarche radicale d’une histoire de vie singulière avec Tante
2
THOMAS W.I. & ZNANIECKI F., Le Paysan polonais en Europe et en Amérique, Paris, Éditions Nathan, 1998 (1ère
éd. 1918).
3
ANDERSON N., Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Éditions Nathan, 1993 (1ère éd. 1923).
4
BECKER H., Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Éditions Métailié, 1985 (1ère éd. 1963).
5
BERTAUX D., Histoires de vie – ou récits de pratiques ? Méthodologie de l’approche biographique en sociologie,
Cordes, 1976 (rapport non publié).
6
LEWIS O., Les Enfants de Sanchez. Autobiographie d’une famille mexicaine, Paris, Éditions Gallimard, 1963 (1ère
éd. 1961).
7
BERTAUX D. & BERTAUX-WIAME I., Une enquête sur la boulangerie artisanale en France, Cordes,
http://www.valt.helsinki.fi/staff/jproos//BertauxBoulangerieVOL_I.pdf.
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Suzanne8 qui met en lumière tout un monde social, d’autres s’en inspirant avec des objectifs plus
cliniques9 ou de formation continue10. Mais il serait erroné de se limiter à un cercle qui défend un
« label biographique », car c’est en fait déployé un véritable « espace des récits de vie »11 qui ne
se limite pas aux sociologues. Prendre en compte cette diversité permet de mieux apprécier la
continuité des sciences sociales dans cet accès par le biographique à des situations qu’elles
cherchent à comprendre et à restituer dans leur contexte. Ainsi, ceux qui ont attaqué le plus
sévèrement cette approche ne se sont pas refusés complètement cette entrée.
Pierre Bourdieu12 notamment porta loin la critique en parlant d’illusion biographique.
Stigmatisant l’oubli des relations objectives et des structures, il considérait que la relation du
chercheur et de l’enquêté méritait un peu plus d’approfondissements sur les conditions de
production de ce matériau particulier. D’autres encore soulignent la fragilité du mode de recueil
et discutent le contrôle sur le discours (re)produit, alors que celui-ci donne lieu à des analyses de
contenu et à une exploitation linguistique parfois poussées jusqu’au raffinement. S’appuyant sur
des analyses de Paul Ricoeur13, de nombreuses publications se sont penchées sur les enjeux,
inhérents à cette approche, de la narration et du récit. Le terme « histoire de vie » prêtant à
confusion entre l’histoire vécue par une personne et le récit qu’elle pouvait en faire, on lui préféra
alors celui de « récit de vie »14, ce qui n’épuise aucunement les débats. En rappelant que la
méthode biographique peut aussi être d’abord conçue comme un moyen d’accès aux situations
réelles traversées, Jean Peneff15 tient à rajouter dans cette nébuleuse bien d’autres chercheurs, en
premier lieu ceux qui se réclament avec lui de la tradition de l’Ecole de Chicago, mais aussi
certains proches de Pierre Bourdieu. Ce dernier approfondit d’ailleurs ses recommandations dans
La Misère du monde16, livre best-seller qui s’appuie sur des entretiens biographiques.
Ce n’est pas tomber dans la naïveté ni l’œcuménisme que de constater que cet accès au social par
le biographique est une pratique en sociologie qui s’est finalement imposée, en précisant que cela
8
CATANI M. & MACE S., Tante Suzanne, une histoire de vie, Paris, Éditions Klincksieck, 1982.
DE GAULEJAC V., L’Histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Paris, Éditions Desclée de
Brouwer, 1999.
10
PINEAU G., Produire sa vie : autoformation et autobiographie, Montréal, Éditions Edilig, 1983.
11
PUDAL B., « Du biographique entre science et fiction, quelques remarques programmatiques » in Politix, volume 7,
no 27, 1994, pp. 5-24.
12
BOURDIEU P., « L’illusion biographique » in Actes de la recherche en sciences sociales, no 62-63, 1986, pp. 69-72.
13
RICOEUR P., Temps et récit, Tome III : le temps raconté, Paris, Éditions Le Seuil, 1985.
14
BERTAUX D., Les Récits de vie, Paris, Éditions Nathan, 1997.
15
PENEFF J., « Les grandes tendances de l’usage des biographies dans la sociologie française » in Politix, Volume 7,
no 27, 1994, pp. 25-31.
16
BOURDIEU P. (éd.), La Misère du monde, Paris, Éditions Le Seuil, 1993.
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se fait dans une très grande diversité d’applications, de rigueur, et de labellisations. En ce sens, il
convient peut-être de s’interroger sur le sens de l’accès à cette légitimité, au-delà des divergences
méthodologiques qu’elle recouvre. Bernard Pudal formulait l’hypothèse qu’elle participait d’un
processus historique de subjectivation17.
Critiques de l’approche biographique subjectiviste
Dans l’approche biographique subjectiviste, l’exploitation linguistique et l’analyse de contenu
sont peut-être raffinées mais le mode de recueil est fragile et discutable. Une version est
enregistrée dans des circonstances artificielles, une traduction de l’oral à l’écrit est faite avec
l’arbitraire de la mise en forme pour la publication et une réduction habituelle à ce genre de
transcription.18 Des techniques d’analyse discursive sont appliquées pour dégager des attitudes et
des opinions à un texte issu d’une relation artificielle qui ne présente qu’une verbalisation parmi
des dizaines d’autres. Raconter sa vie sans aucun contrôle de la part de l’auditeur pousse à
l’exagération, à la dissimulation, à l’invention. Une version donnée à un sociologue ne
correspond pas à celle donnée à un autre ou au même à un autre moment. L’interaction, dans une
interview, avec ses aléas, engendre une détermination inconnue des lecteurs. Pourquoi élire une
version plutôt qu’une autre, consacrer du temps à un discours parmi d’autres ?19
Quelques critiques de la méthode biographique objectiviste
Ces manières d’utiliser des biographies, réalisées durant ces dernières années dans des formules
de recherches variées, n’ont pas été systématiquement comparées. Une étape complémentaire
sera logiquement accomplie quand l’approfondissement des pratiques portera sur les points
suivants :
1. Le sujet de la méthode biographique est toujours un collectif (et non un individu mis en
vedette et singularisé). On fait donc parler des narrateurs ayant des caractéristiques
voisines et une situation identique. Cette collection de témoignages parallèles est une
obligation pour éviter le penchant au subjectivisme, inévitable quand on traite des
17
BESSIN M., « Parcours de vie et temporalités biographiques : quelques éléments de problématique » in
Informations sociales, no 156, volume 6, 2009, pp. 14-15.
18
Les questions de la non-comparabilité entre l’oral et l’écrit sont évoquées par G. MOULIN, dans « Oral/Ecrit :
préliminaires linguistiques » in Ethnologie française, no 2, 1992.
19
PENEFF J., « Les grandes tendances de l’usage des biographies dans la sociologie française » in Politix, no 27,
1994, p. 30.
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biographies. Il serait alors souhaitable de mieux connaître le mode d’agrégation micalculé, mi-spontané de cet échantillon.
2. La validité qui sera accordée à la biographie dépend du niveau de contrôle de son
contenu. Pour que le chercheur accède à une fiabilité qui sera jugée satisfaisante, le
locuteur est mis –virtuellement au moins – en situation d’être contredit ou nuancé (au lieu
de la demande : « Racontez-moi tout », qui équivaut à « Racontez-moi n’importe
quoi »)20. Afin que le chercheur ne soit pas manipulé en témoignant de son ignorance ou
de sa naïveté, on fait allusion à d’autres acteurs, à des vérifications ultérieures possibles.
Ces mises en garde, implicites, constituent une précaution élémentaire. Le meilleur
contrôle est évidemment la manifestation, par le sociologue (dans ses réactions, questions,
relances) d’une bonne connaissance de l’époque et du milieu évoqués par l’interview,
c’est-à-dire la vie sociale locale ou régionale. En effet, c’est dans l’état local des forces de
l’économie, des situations scolaires, matrimoniales, professionnelles que l’on approche
ces structures dont l’appel est un leitmotiv de la part de certains sociologues et qui ont en
effet induit les choix des individus. Mais cette référence à des structures dont la
connaissance est indispensable pour comprendre une historie de vie est souvent un vœu
pieux car cet idéal est difficile à atteindre. Comment saisir toutes les possibilités de choix
des individus impliquant des alternatives, des ouvertures, des orientations virtuelles, sinon
en maîtrisant totalement la connaissance historique, économique, démographique,
politique des situations ? Une première étape vers la réduction de cette difficulté est
d’appréhender ces structures au niveau « local », c’est-à-dire là où elles ont pesé
directement sur les chances scolaires, d’emploi ou matrimoniales. C’est au niveau d’une
région ou d’une ville, dans le cadre d’un métier ou d’une institution locale, que l’individu
a eu l’expérience, a perçu dans les petits groupes (famille, voisinage, école) les échecs ou
les succès des autres, pesé ses possibilités ou obtenu les informations qui appuyaient ses
choix. Ce n’est pas (sauf exception de guerre, de bouleversement total d’une population)
dans la situation nationale, dans les cadres historiques, souvent trop larges, fournis par les
historiens, les économistes ou les démographes que le sujet a rencontré et affronté les
« relations objectives » mais à une échelle mineure –quoique variable selon le niveau de
20
Il est significatif qu’il n’existe pas, dans le vocabulaire sociologique français, l’équivalent technique des termes
anglais « to probe an interview » qui signifie à la fois fouiller, vérifier, examiner de façon critique les déclarations
d’un interviewé soit au cours de l’entretien soit par d’autres moyens.
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maîtrise des informations. L’insertion des structures générales sociales dans la biographie
se fait là où les individus les ont intuitivement ou consciemment appréhendées et là où ils
sont concrètement estimé leur poids et leur influence. Le troisième niveau de contrôle,
plus élaboré, comprend la vérification et les recoupements des informations
biographiques. Le sociologue s’inspire alors des méthodes historique, grâce à l’accès aux
documents personnels, à l’usage des archives privées, à la confrontation avec des témoins
ou des tiers ou par le renouvellement des entretiens.
3. Les biais issus de la différence de classe entre interlocuteurs ont été jusqu’ici mal perçus.
Pourtant, ce type de dialogue est particulièrement exposé aux décalages et
incompréhensions de classes. Parfois même, le rapport de classe et la conjoncture
politique nationale ont déterminé le contenu des histoires de vie : féminisme, populisme,
gauchisme. Les conditions ordinaires de l’entretien biographique manifestent la différence
de classe et portent la marque d’un ethnocentrisme : on propose aux ouvriers, aux
paysans, un style de conversation porche de l’échange intellectuel mais éloigné de leurs
pratiques (assis, au salon, en tête-à-tête avec un magnétophone). Le contenu de la
demande « votre vie » contre un peu de considération symbolique de la part de
l’intellectuel rend encore plus sensible l’entretien aux artifices de la relation superficielle
entre inconnus. L’inconfort moral dans lequel se trouve le sociologue l’incline, alors, à
endosser une attitude passive, complaisante ou faussement complice. Une solution (qui
résout quelques uns mais pas tous les problèmes) est de mener l’entretien biographique au
plus près des situations naturelles de la conversation, dans le milieu étudié.21
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PENEFF J., « Les grandes tendances de l’usage des biographies dans la sociologie française » in Politix, no 27,
1994, pp. 29-30.
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