chapitre 1 : le serpent-desir

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chapitre 1 : le serpent-desir
CHAPITRE 1 :
LE SERPENT-DESIR
"Ce qui fut en lui était la vie,
et la vie était la lumière des hommes,
et la lumière luit dans les ténèbres
et les ténèbres ne l'ont pas comprise (...)
Il était dans le monde,
et le monde fut par lui,
et le monde ne l'a pas reconnu.
Il est venu chez lui,
et les siens ne l'ont pas accueilli."
(Evangile selon saint Jean 1, 4-5, 10-11)
"A l'origine les ténèbres étaient cachées par les ténèbres
Cet univers n'était qu'onde indistincte.
Alors, par la puissance de l'Ardeur, l'Un prit naissance,
Vide et recouvert de vacuité.
Le Désir en fut le développement original
Désir qui a été semence première de la conscience.
En quêtant en eux-mêmes, les Rishis surent découvrir
Par leur réflexion le lieu de l'Être dans le non Être.
Leur corde était tendu et transversale.
(...) L'Elan spontané était en bas, le Don de soi était en haut"
("Rigveda", X.129, hymne cosmogonique védique hindou, XIè siècle avant J.C.,
anonyme).
1
RESUME DU PROCESSUS MIMETIQUE
Ce résumé est directement tributaire de ma compréhension du livre de René Girard
« Des choses cachées depuis la fondation du monde » (1978).
• Le désir et le mimétisme
L'homme est mû par le désir.
Et « puisque la satisfaction ne peut se produire que dans ce qui est singulier, et que ce
dernier est cependant passager, le désir s’engendre lui-même à nouveau dans sa propre
satisfaction ».1
C’est ce que le philosophe anglais Thomas Hobbes2 appelle « la continuelle marche en
avant du désir ».
Mais le but et le sens de cette « marche en avant » échappent à l’homme qui ne sait
pas ce qu’il désire. Au fond, c'est toujours l'être qu'il désire. « L’homme est
fondamentalement désir d’être », écrit Sartre 3 .
Si le désir naît d’un manque, il se distingue du besoin (comme en témoigne
l’anorexique).
Le désir marque la limitation du moi par rapport à l’Etre infini dont elle témoigne.
L’homme est incapable de désirer par lui-même un objet. Il faut qu'un médiateur le
guide.
Inconsciemment, il attend de ce médiateur qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour
acquérir cet être dont il se sent privé et dont lui, le médiateur-modèle qui semble
savoir ce qu’il désire, lui parait pourvu.
Le prestige du médiateur se communique à l'objet désiré et confère à ce dernier une
valeur illusoire. Le désir triangulaire est le désir qui transfigure l'objet.
Ce n’est pas l’imitation (à la base de tout apprentissage humain) qui est
problématique.
C’est le fait que le sujet n’a pas conscience de la nature métaphysique de son désir, et
que cette méconnaissance l’entraîne à s’illusionner sur l’objet de son désir et à
fonctionner inconsidérément, selon une mécanique mimétique.
1
2
3
Hegel, « Encyclopédie des sciences philosophiques», 1817.
XVIIè siècle
« L’Etre et le néant », 1943.
2
• Le principe de contagion par mimésis : les doubles
Car cette mimésis humaine enclenche un rapport de violence. Soumis au désir
mimétique d’appropriation, le sujet devient rival de son modèle. Lequel redouble
d'ardeur pour l'objet qu'il désigne à son sujet. Le modèle, qui n’en sait pas
spécialement plus en matière de désir, (il est juste dans un autre position), imite son
propre désir, par l'intermédiaire du disciple. C’est la contagion 4 mimétique.
Bientôt, la rivalité s’installant, le disciple devient le modèle, et le modèle disciple. Le
mouvement se précipite. On ne peut plus différencier les partenaires : ils deviennent
des doubles. Sous le rapport de l'antagonisme, plus rien ne les sépare. Chacun, dans
la rivalité, occupe toutes les positions.
Pour le spectateur de la violence physique, il est évident que la violence est un
rapport réciproque. Ainsi Antigone reconnaît qu’Eteocle et Polynice sont identiques,
et qui il faut les traiter de la même façon : “Dans leur double destin, les deux frères ont
péri en un seul jour, donnant et recevant les coups de leurs bras iniques".
• Du sacrifice au sacré : le bouc émissaire
« Il n’y a que du désir et du social et rien d’autre. »
(Gilles Deleuze et F. Guattari, « L’Anti-Œdipe », 1972).
Dans une société où le processus mimétique a engendré une confusion violente,
chacun étant le rival de l’autre, règne un désordre nuisible à la survie
communautaire.
Se produit alors le mécanisme régulateur du meurtre d’un bouc-émissaire5 . Tout le
monde se met d’accord pour canaliser la violence sur une victime.
On retrouve le principe de contagion dans la perception qu’a la communauté de la
victime : comme Oedipe, elle passe pour une "souillure" (un virus) qui contamine
toutes choses autour d'elle. La mort de la victime semble purger la communauté de
son mal puisqu’elle ramène la tranquillité.
Ainsi à Athènes, le "pharmakos" est l’empoisonneur, le bouc-émissaire. Or tout
« pharmakon » (médicament) est à la fois poison ou remède, selon la dose… Pour
les Athéniens, le pharmakos est un être coupable et méprisable, mais entouré de
vénération. Car la victime rituelle est l'instrument d'une métamorphose : elle attire
sur elle toute violence maléfique pour la transformer par sa mort -violence
bénéfique- en paix et en fécondité.
« Les émotions sont contagieuses (…) Lors de toute rencontre, nous émettons des signaux
psychologiques qui affectent l’autre. Plus nous sommes habiles à gérer nos relations avec
autrui, mieux nous contrôlons les signaux que nous émettons (…) Lors d’une interaction
entre deux personnes, le transfert de l’humeur va de l’individu le plus expressif vers
l’individu le plus passif. »
(Daniel Goleman, « L’intelligence émotionnelle », 95)
5
Le Lévitique rappelle que lors de Yom Kippour (le Jour de la Réconciliation), le
grand prêtre débarrassait Israël de ses péchés en le projetant sur un bouc qui les
emportait avec lui dans le désert où on le chassait.
4
3
Comment faire pour que tout le monde frappe la victime sans que personne ne se
souille à son contact ? Les Juifs avaient la lapidation6 (hors de l'enceinte de
Jérusalem), les Grecs l’anathème, les Romains la roche Tarpéienne (au bord du
Capitole), les Français le peloton d'exécution, et les Américains ont à présent
l’exécution publique sur réseaux. L’affaire Lewinsky est un lynchage « hype » : Bill
Clinton devant le Grand Jury, la diffusion mondiale d’un plan fixe de quatre heures
qui ne lâche pas l’accusé. Selon Daniel Bougnoux7 , "Internet a servi de détonateur dans
la mise à feu de la chaîne médiatique. Or Internet n'est pas un pouvoir éditorial mais un
instrument de contagion mimétique qui aboutit aujourd'hui à ce lynchage médiatique, à cette
tentative de meurtre audiovisuel." 8
Lorsque le processus va jusqu’au bout (le meurtre), la victime devient sacrée parce
que responsable autant de tous les maux que de leur résolution (paix et ordre).
C'est la juxtaposition sur elle des contraires incompatibles qui déterminent le sacré.
Elle fonde la transcendance religieuse, car vivante elle apportait la mort, et morte,
elle apporte la vie. Le sacrifice (de "sacer facere"= rendre sacré) reproduit un
renversement mimétique, le moment où une victime a fait passer la communauté de
l'état de désordre à l'état d'ordre.
La victime émissaire, qui diffère des membres de la société tout en leur ressemblant 9 ,
produit le système symbolique. Par le retournement « magique », elle devient
signifiant universel (la communauté sort d'elle) et transcendantal (elle sort de la
communauté). Elle devient signifiant sacré.
Pour être efficace, le processus d’inversion est voilé. C’est le substrat mensonger de
toutes les cultures10
« Concernant les émissions type « Big Brother » ou « Survivor » (…) un seul candidat doit
rester au final pour empocher le jackpot, de 700 000 F en Grande-Bretagne à 7 millions aux
Etats-Unis. Le groupe décide régulièrement d’expulser quelques- uns des siens, avec
explications détaillées sur son choix : « Il n’aide pas pour le ménage », « elle est fausse,
hypocrite, je ne la sens pas », « il mange trop, ronfle fort ». Les candidats soumettent des
noms, les téléspectateurs votent (…) summum du plaisir, le vote sacrificiel, avec pleurs du
candidat banni, demande d’explications, hystérie collective (…) En Allemagne, c’est Zlatzo
« the Brain » (« le Cerveau ») que l’on s’arrache. Zlatzo, le plus inculte des colocataires, qui
se demandait entre autres, qui était Shakespeare. Depuis son éviction, le jeune macho de 24
ans anime une émission sur RTL2, a enregistré un CD et provoque une émeute à chacune de
ses sorties (…) Les Américains travaillent, eux, sur le concept d’une femme enchaînée avec
quatre hommes pendant une semaine (avec obligation d’en éliminer un tous les deux jours),
et sur une version live de la série « Le Fugitif », avec un candidat en cavale à travers les
Etats-Unis, les téléspectateurs participant à la chasse, bien sûr. »
(Emmanuelle Anizon, in « Télérama », 16/08/00)
Cf le martyre d'Etienne (Actes des Apôtres 7, 51-58)
Rédacteur en chef des "Cahiers de Médiologie".
8
In "Télérama", 30/09/98
9
Elle appartient par exemple à une minorité raciale ; ou souffre d’une anomalie
physiologique.
10
Et ce jusque dans les rapports entre la foule et la victime. La foule se voit comme
passive face à une victime superactive, alors qu'en réalité c'est l'inverse.
6
7
4
•
Du sacré au sacre : le sacrifice est substitutif
“Au début, les hommes et les Dieux vivaient ensemble dans les cieux. Les hommes étaient
heureux mais quelques uns voulurent goûter aux plaisirs de la terre et provoquèrent
l'obscurité".
Et les hommes ne se contentèrent pas du riz qu'ils avaient en abondance, ils se
mirent à faire des réserves."Aussi le riz cessa de pousser tout seul et ils durent le cultiver
ce qui provoqua des heurts et des vols.
Alors pour régler les différents, les hommes se choisirent un chef. Le roi bâtit un palais :
origine des Sakya11 ."
(extrait du Kanjour, récit cosmique bouddhiste)
Selon le dictionnaire, le sacré est ce qui appartient à un domaine séparé, interdit et
inviolable (par opposition au profane). Effectivement, lorsqu’une victime est
sacrifiée, le sacré est « expulsé » hors de la communauté.
Il y a ensuite régulièrement reproduction affaiblie de l'opération primordiale, et l’on
passe du sacré expulsé à l’offrande, et de la victime à la divinité, roi absent.
En effet, puisque le sacrifice est toujours substitutif, il est possible d'opérer une
substitution de plus qui fait le lien symbolique entre la victime et le roi, dieu vivant :
il suffit que la victime mette à profit le sursis d'immolation qui lui est imparti pour
transformer en pouvoir la vénération terrifiée. Dès lors, le sacrifice réel du roi
devient impensable.
Le corps du roi se divise en deux : corps matériel et corps symbolique 12 . Lorsque le
roi meurt, son corps symbolique demeure. "Le roi est mort, vive le roi !"
Mais dans nos sociétés où les mécanismes régulateurs sacrificiels ne jouent plus à
fond, et où la transgression va de pair avec la "transparence", le président de la
première puissance mondiale n'a qu'un seul corps. Pour Lefort, "L'image du corps qui
informait autrefois la société monarchique s'était étayée sur celle du Christ. En elle s'était
investie la pensée de la division du visible et de l'invisible, la pensée du dédoublement du
mortel et de l'immortel, la pensée de la médiation (…), la pensée de l'unité du corps et de la
distinction de la tête et des membres (…) Le prince (…) était censé obéir à un pouvoir
supérieur ; à la fois il se disait délié des lois et assujetti à la loi, père et fils de la justice…" 13
A l’ère profane, l'égocrate Clinton redevient facilement une victime expiatoire
parfaite : différente et non vénérée, donc à nouveau immolable. "(…) cette proximité
du sacré et de la souillure, de la figure du roi et du bouc émissaire, est attestée par les
ethnologues. Mais jamais cette proximité n'avait été aussi fortement illustrée dans la vie
politique moderne".14
Enfin remarquons que les grands dictateurs partagent la qualité de « différence »
propre aux boucs émissaires. Ils sont souvent issus de groupes sociaux considérés
comme inférieurs par les peuples sur lesquels ils ont régné. Napoléon est né en
11
12
13
14
"Sakyamuni" = le sage des Sakya.
Théorie de Kantorovitch
"L'invention démocratique", 1981.
Daniel Bougnoux.
5
Corse lorsque l'île appartenait encore à Gènes ; Staline est Georgien et Hitler
Autrichien… Tous étaient petits…comme Mussolini…
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