Autisme en France : le drame des familles

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Autisme en France : le drame des familles
jeudi 3 décembre 2015 LE FIGARO
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CHAMPS LIBRES
ENQUÊTE
Autisme en France :
le drame des familles
Chiara, une jeune autiste de haut niveau, de retour chez elle après une journée d’école.
Agnès Leclair
£@AgnesLeclair
A
A
u cœur de l’été, le 15 juillet dernier,
l’État français était condamné par
le tribunal administratif de Paris à
verser plus de 240 000 euros de
dommages à sept familles d’enfants autistes pour « défaut de prise en charge adaptée ». Pour deux
d’entre elles, contraintes d’envoyer leur enfant en
Belgique faute de places en France, la justice a également reconnu un « préjudice moral ». Une première. Dans la foulée de cette condamnation, Ségolène
Neuville, la secrétaire d’État chargée des Personnes
handicapées, annonçait la fin de tout nouveau départ
d’enfant ou adulte handicapé en Belgique et le déblocage d’un fonds d’amorçage de 15 millions d’euros
pour financer leur accueil en France.
Au même moment, les parents d’une jeune fille
handicapée de 20 ans, Élodie, s’organisaient pour arranger seuls la prise en charge de leur enfant à domicile, en l’absence d’autre solution que celle de la Belgique. La commission (CDAPH) du Val-d’Oise en
charge de leur dossier leur a indiqué que seul un établissement belge pourrait accueillir leur fille. « On
nous a dit qu’Élodie, arrivée au terme de sa prise en
charge dans un institut médico-éducatif adapté, bouchait la filière et qu’il fallait compter cinq à dix ans pour
l’ouverture d’un centre à proximité de chez nous, raconte sa mère, Martine. J’ai demandé, sur le ton de la
provocation : “Si ce n’est pas la Belgique, ma fille reste
à la maison et je porte plainte ?” On m’a répondu oui. »
Quelques semaines après cet entretien houleux,
Martine trouve sur son répondeur le message d’une
institution belge pour lui demander si elle donnait suite à sa demande d’inscription. « Le ciel m’est tombé sur
la tête. Je n’avais contacté aucun centre. J’ai découvert
que cet établissement avait reçu une fiche sur ma fille estampillée du conseil départemental et de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Tous
les acteurs du médico-social rentrent dans le jeu et disent
aux parents qu’ils n’auront pas le choix. C’est un système lâche, hypocrite, nauséabond », explose-t-elle.
Troubles autistiques, retard mental, problèmes
d’audition… Élodie cumule les handicaps. À sa naissance, le tableau était très noir. « Si nous nous en étions
tenus au bilan médical, elle serait restée comme un légume dans un lit », confie sa maman. Au pays de la lourdeur administrative, cette employée de banque de
56 ans a bataillé sans relâche pour que sa fille « qui ne
rentre pas dans les cases » soit toujours bien accompagnée. « Les turpitudes bureaucratiques et la bêtise humaine nous ont plus usés que le handicap », résume-telle. Aujourd’hui, Élodie écrit, se sert de l’ordinateur
et adore la musique. De grandes victoires qui n’ont
pas sonné la fin du combat pour la jeune fille qui partage désormais ses journées « entre la chambre et le
salon ». Son père, ingénieur territorial, vient de passer à temps partiel pour s’occuper d’elle. Un sacrifice
qui représente 40 % de son salaire, mais préférable à
celui de l’éloignement pour ces parents qui revendiquent « un droit à la vie de famille ». « Oserait-on exiler en Belgique des personnes atteintes d’un cancer ou
du sida pour qu’elles puissent se faire soigner ? Oseraiton proposer à des parents d’enfants “normaux” une
place d’école à 300 km de chez eux ? N’avons-nous pas
le droit d’aimer et de chérir comme n’importe quelle famille ? Nos enfants ne sont pas du bétail qu’il s’agit de
placer dans un enclos ! », lâche Martine, qui attend
toujours des réponses aux nombreuses lettres d’appel
à l’aide qu’elle a envoyées aux politiques.
Des histoires comme celle d’Élodie, l’Unapei
ELISABETH SCHNEIDER/LOOK AT SCIENCES
Des milliers de jeunes
autistes sont pris
en charge en Belgique,
faute de place en France.
Un scandale qui perdure
depuis des années,
malgré quelques bonnes
volontés politiques
et le combat
des associations.
Pire, certains parents,
qui cherchent
une solution de prise
en charge adaptée
pour leur enfant,
font face à des accusations
de « maltraitance ».
(Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis) en a
récolté des centaines dans son « Livre noir du handicap », remis à l’Assemblée nationale fin octobre. Plus
de 47 000 personnes handicapées restent « sans solution » d’accompagnement, estime la fédération, et
plus de 6 500 n’ont pour seule issue que l’exil en Belgique aux frais de la France. Une facture annuelle de
250 millions d’euros, réglée par la Sécurité sociale et
les conseils départementaux. « Malgré les promesses,
le bannissement en Belgique est confirmé, s’indigne la
présidente de l’Unapei, Christel Prado. Nous venons
d’avoir connaissance du départ programmé avant la fin
de l’année de 70 personnes handicapées, jusque-là prise en charge dans un hôpital en PACA, dans un ancien
hôtel réaffecté en établissement outre-Quiévrain. »
Esther avait 15 ans quand elle est partie vivre en
Belgique. Depuis un an, c’est l’Arboretum qui abrite
cette jeune autiste de 20 ans, un établissement belge à
250 kilomètres de l’appartement familial. Deux
week-ends par mois, cette « grande demoiselle » qui
ne dit que quelques mots, mais manifeste de grands
élans d’affection, retrouve ses proches en banlieue
parisienne. Un lundi matin de novembre semblable à
tant d’autres, sa maman, Isabelle, l’accompagne au
pied du bus affrété par le foyer pour traverser la frontière. Dans la froideur d’une zone hôtelière d’autoroute, la jeune fille au teint de porcelaine et aux airs
de poupée décoiffée agite frénétiquement ses mains une stéréotypie typique des autistes - en attendant
de rejoindre des dizaines d’autres « pensionnaires »
dans le véhicule. Elle s’y engouffre sans effusions, en
habituée de ces allers-retours. En attendant le départ, les parents se saluent et plaisantent. Quelques
mètres plus loin, trois autres cars se garent sur un
parking mitoyen. « C’est pour l’Espérandrie, un autre
établissement belge », commente une mère. Tous
connaissent cette « usine à Français » pour adultes et
enfants handicapés. « Quand je l’ai visité, il y a quelques années, j’ai pleuré. Il y avait des lits occupés par
des personnes qui ne se levaient pas », poursuit-elle.
Le groupe se réconforte en évoquant les qualités du
centre qu’ils ont choisi. « Si on le quitte, on ne sait pas
ce qu’on retrouve », soupire un parent. « Moi aussi,
j’ai visité des établissements effrayants en Belgique.
Pourtant, ils étaient conseillés par la MDPH ! Aujourd’hui, j’ai trouvé un équilibre. Bien sûr, je préférerais
une structure plus proche, mais il faudrait que la prise
en charge soit aussi convenable », souligne Isabelle.
« Avec l’autisme, on est dans l’ubuesque »
Cinq ans plus tôt, elle a décidé de sortir sa fille de
l’institut du 93 où elle était inscrite. « Par ignorance,
le personnel était maltraitant. On la laissait toute la
journée sans manger si elle refusait son assiette alors
qu’Esther - comme beaucoup d’autistes - souffre
d’hypersélectivité alimentaire. Quand elle rentrait à la
maison, affamée, c’était une boule de nerf. J’ai opté
pour une prise en charge à la maison, en libéral, en attendant une autre solution. » Après des mois de recherche, Isabelle trouve une place dans une structure d’un département voisin. Las, la MDPH évoque un
délai minimum de six mois avant d’obtenir une hypothétique dérogation pour qu’Esther soit accueillie
dans un autre département que le sien. Sa scolarisation en Belgique, par contre, passe comme une lettre
à la poste. Sans cette solution de secours, Isabelle, au
Le mécanisme est souvent le même.
Des parents dénoncent une prise en charge
inadaptée de leur enfant. Ils deviennent
« gênants ». L’Aide sociale à l’enfance est avertie...
SOPHIE JANOIS, AVOCATE SPÉCIALISÉE DANS LA DÉFENSE DES AUTISTES
»
bout de sa réserve de congés pour garde d’enfant,
risquait de perdre son emploi.
Dénoncé depuis plus de vingt ans, le scandale de
départs d’enfants et d’adultes handicapés français en
Belgique peine à s’éteindre. Tout comme celui des
défaillances de la prise en charge des autistes qui résiste aux condamnations de la France par le Conseil
de l’Europe pour « violation des droits de l’homme ». « Avec l’autisme, on est dans l’ubuesque, dans la
maltraitance la plus totale, peste Florent Chapel, porte-parole du Collectif Autisme. En France, le système
s’est mis de travers. Rien n’y fait. Ni les bonnes volontés politiques, ni le combat médiatique. La lourdeur administrative est plus forte. Tous les jours, des familles
nous appellent, car elles ne trouvent pas de place ou
n’arrivent pas à se faire rembourser une prise en charge adaptée. »
L’« erreur médicale du siècle »
Au premier rang des accusés, l’approche psychanalytique de l’autisme qui a longtemps prévalu en
France. L’« erreur médicale du siècle » aux dires des
associations de parents. En 2012, la Haute Autorité
de santé (HAS) a cependant jeté un pavé dans la
mare en qualifiant cette approche de « non consensuelle » et en donnant la priorité aux prises en charge
éducatives et comportementales, répandues hors de
nos frontières. « Il nous faudra cependant des années
pour sortir de ce système. Difficile d’opérer le virage
après un tel marasme. D’autant qu’en France, la politique du handicap n’est pas évaluée en fonction des besoins », pointe Christel Prado, la présidente de
l’Unapei. « Le ministère connaît le nombre de personnes touchées par la grippe, mais pas le nombre de personnes autistes, ironise Vincent Dennery, président
du Collectif Autisme. Au moins 160 000 enfants sont
touchés à des degrés divers par ce trouble neuro-développemental. Près de la moitié d’entre eux ne sont pas
accompagnés du tout ou ne bénéficient que d’une prise
en charge très faible. »
Les dernières promesses du secrétariat d’État aux
Personnes handicapées - notamment le lancement
de l’expérimentation du dispositif « zéro sans solution » afin de ne laisser aucun handicapé sur le bord
de la route - ont cependant bénéficié d’un bon accueil du milieu associatif. Mais le « grand virage »
espéré semble encore loin, et les scandales continuent d’éclater. Derniers en date, les signalements,
voire les placements abusifs d’enfants autistes à
l’Aide sociale à l’enfance (ASE), l’ancienne DDASS.
« Depuis un an, je reçois un dossier par semaine de parents signalés pour maltraitance, explique l’avocate
Sophie Janois, qui s’est spécialisée dans la défense
des autistes. Le mécanisme est souvent le même. Des
parents dénoncent une prise en charge inadaptée de
leur enfant. Ils deviennent “gênants”. L’ASE est avertie. Ses services découvrent que l’enfant souffre de
troubles du comportement et estiment, par méconnaissance, que les parents en sont responsables. Bien
que ces affaires se soldent souvent par des non-lieux,
les juges prennent parfois une décision de placement ou
d’action éducative en milieu ouvert. Il en résulte une
prise en charge complètement inadaptée ou le déchirement d’une famille. » En août, quelque 100 associations ont dénoncé d’une seule voix cette aberration.
Avec pour emblème, le cas de Rachel, une mère qui
s’est fait retirer ses trois enfants dont l’un a été diagnostiqué autiste. La première, âgée de 9 ans, a été
placée dans un foyer pour adolescents et les deux
autres dans une pouponnière de l’ASE. Le 20 novembre, le Défenseur des droits a, lui aussi, dénoncé
ce dysfonctionnement dans son rapport sur les droits
de l’enfant et préconisé une formation des travailleurs sociaux et des magistrats aux troubles du
spectre autistique… Dans le milieu de l’autisme, les
malades ne sont pas les seuls à souffrir de troubles de
la communication. ■

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