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Autour de l’Exposition « Venez prendre l’aire ! », CNAM-REHSEIS, 21 novembre 2006-29 avril 2007 Journée d’étude du 21 mars 2007 : Regards sur l’histoire de l’intégration mécanique PLANIMÈTRES ET INTÉGRAPHES EN ANGLETERRE Marie-José Durand-Richard MAATICAH (Université Paris 8) –REHSEIS (CNRS-Paris 7) Le développement des planimètres et intégraphes au 19e siècle, s’il accompagne le processus d’industrialisation, n’a pas été uniforme dans les différents pays européens. Les disparités en ce domaine sont intéressantes à examiner, non seulement pour elles-mêmes, mais dans la mesure où elles sont révélatrices des différents types de réseaux relationnels qui organisent les communautés de travail concernées par la mécanisation du calcul : mathématiciens, physiciens, ingénieurs et fabricants. Si la Grande-Bretagne semble moins concernée par la production de ces instruments, elle en intègre pourtant le principe dans des machines plus complexes qui conduiront aux grands calculateurs analogiques, destinés à la résolution d’équations différentielles non élémentaires. En Grande-Bretagne, les premières traces explicites de l’utilisation et de la fabrication des planimètres coïncident avec la première Exposition Universelle qui s’est tenue à Londres du 1er mai au 25 octobre 1851, réunissant 6 millions de visiteurs au Crystal Palace, construit pour l’occasion à Hyde Park. S’il rassemble les produits manufacturés de toutes les nations du monde, cet événement international veut surtout marquer la supériorité de la GrandeBretagne1 depuis la Révolution Industrielle (1780-1851). En 1850, la Grande-Bretagne est la première puissance économique du monde, avec le réseau ferré le plus important d'Europe, 60% de la flotte mondiale, et le premier recensement qui donne aux villes la suprématie sur les campagnes. Sont ainsi mises en avant les innovations les plus impressionnantes, comme le métier à tisser mécanique, le Great Western Railway, ou les premiers bateaux en acier comme le Great-Britain lancé en 1845, ainsi que les produits les plus raffinés de l’artisanat. Les planimètres sont certes moins remarquables que ces productions impressionnantes. Ils sont exposés dans la section X, celle des instruments « philosophiques », ainsi que de musique et d’horlogerie. L’instrument n° 57 n’est autre que le planimètre à cône de Tito Gonnella (1794-1867), professeur de mathématiques à la faculté des arts de Florence : il reçoit la plus haute distinction pour ce type d’instrument, The Council Medal. Propriété du Grand-Duc de Toscane, qui en a financé la fabrication, il a servi à la préparation de la carte de l’île d’Elbe. Étrangement, à ma connaissance, aucun auteur britannique ultérieur ne se réfère au planimètre de Gonnella, aujourd’hui perdu. Le planimètre à cône présenté aujourd’hui au Science Museum à Londres est un planimètre de Ernst fabriqué par Clair en 1840 et acquis en 1989 auprès d’un marchand d’instruments scientifiques rares, P. Delehar. À cette Exposition Universelle, le n° 338 de la même classe d’instruments est un autre planimètre à cône, conçu et fabriqué par l’ingénieur civil écossais John Sang (1809-1887) de Kirkaldy. Le catalogue affirme que grâce à ce « self-calculator of surface », « l’aire de toute 1 Cette exposition a connu un succès considérable : c’est avec les profits réalisés qu’a été acheté le terrain où s’élève aujourd’hui le Science Museum of South Kensington, ouvert en 1857. 1 figure tracée sur un plan peut ainsi être trouvée en déplaçant simplement un traceur sur sa frontière, aussi irrégulière qu’elle puisse être ». En 1852, Sang publie dans les Transactions of the Royal Scottish Society of Arts, une « Description of a Platometer, an Instrument for Measuring the Areas of Figures drawn on Paper ». Il y met en avant son utilisation par le Capitaine James, l’officier qui supervise The Ordnance Survey Office, pour inciter ingénieurs, géomètres, arpenteurs et architectes, à suivre son exemple. La précision annoncée de l’instrument, pour la moyenne des deux mesures successives obtenues en retournant la figure, est de 1/100 d’ « inch » carré. À cet article est jointe une enquête de la société elle-même qui conclut à l’originalité de Sang par rapport à Gonnella et Ernst, avouant n’avoir pu obtenir de renseignements concluants à leur sujet, et ceci ni auprès de Digby Wyatt, le secrétaire de la Great Exhibition, ni auprès de David Brewster, président de la classe X. Cette enquête fait pourtant état d’un dynamomètre fonctionnant sur le même principe, et les Reports by the Jurys of the Great Exhibition contiennent eux aussi un rapport sur les dynamomètres exposés dans la section G. Son auteur, le Révérend Henry Moseley, professeur de philosophie naturelle et d’astronomie au King’s College de Londres, a d’ailleurs déjà présenté en 1841 un rapport sur les dynamomètres pour la British Association for the Advancement of Science. Le principe du planimètre intégré à ces dynamomètres est celui du planimètre à disque. Moseley reconnaît qu’ils sont alors peu connus en Grande-Bretagne. Destinés à mesurer le travail des chevaux et des machines, ils ont été jusque-là surtout développés en France, inventés par Jean-Victor Poncelet (1788-1867), et construits sous la direction d’Arthur-Jules Morin (1795-1880), tous deux formés à l’École Polytechnique, et appartenant au milieu des ingénieurs savants de cette époque. En 1851, Moseley se réfère d’ailleurs aux deux ouvrages publiés par Morin en 1849, Aide-mémoire de Mécanique Pratique, et Leçons de Mécanique Pratique, dont le second sera traduit en anglais en 1860. Il cite l’indicateur de pression de James Watt, ainsi que le dynamomètre de friction du baron Gaspard Riche de Prony, qui a d’ailleurs servi à tester une roue à aubes horizontale inventée par l’ingénieur James Thomson en 1846. Il spécifie tout particulièrement ceux qui permettent d’obtenir le travail transmis par un axe en rotation, le travail manuel agissant sur la poignée d’une pompe ou d’un frein, et le travail de la vapeur sur le piston d’une machine pour un nombre donné de courses. Le dynamomètre récompensé a d’ailleurs été construit à Paris par Clair sous la direction de Morin et Poncelet. À partir de cet événement, la mécanisation du calcul intégral va connaître en Grande-Bretagne un développement spécifique, le principe du planimètre se trouvant incorporé à des machines plus complexes, élaborées par des physiciens au contact du monde industriel et de ses ingénieurs, quand ils ne sont pas eux-mêmes impliqués dans des entreprises industrielles. Ainsi, le célèbre physicien James Clerk Maxwell (1831-1879) a remarqué ces instruments à l’Exposition Universelle, et connaît le Report of the Jurys de 1852. Dans un article publié en 1855 pour la Royal Society of Arts, il fait le point sur les différents moyens de mécanisation du calcul intégral, et cite tout particulièrement le planimètre polaire de Jakob Amsler. Analysant les difficultés techniques de transmission du double mouvement de glissement et de rotation de la roulette sur le cône ou le plan, il cherche le moyen de réaliser un roulement parfait, et envisage plusieurs types de roulement, qui ne seront pourtant pas construits : celui de deux sphères de même diamètre, celui de deux sphères dont les diamètres sont dans le rapport 1/2, ou celui d’un cône et d’un cylindre d’axes perpendiculaires. Ces différentes propositions vont nourrir la réflexion de William Thomson (1824-1907), le futur Lord Kelvin, et de son frère James Thomson (1822-1892). James élabore en 1876 le système disque-sphère-cylindre, que William va incorporer à l’analyseur harmonique. De 2 1867 à 1876, celui-ci préside un comité de la British Association for the Advancement of Science chargé de promouvoir l’analyse harmonique du mouvement des marées, à partir des observations enregistrées par un marégraphe sur la côte sud de l’Angleterre et sur les côtes de France, ainsi qu’à Ramgate, Liverpool, Bombay, et jusqu’à Fort Point en Californie. Professeur de philosophie naturelle à Glasgow depuis 1846, William est aussi directeur de l’Atlantic Telegraph & Co depuis 1856, et a dirigé l’installation du premier câble transatlantique dans les années 1860, avant de créer la firme Kelvin & White, qui fabrique les nombreux instruments de précision qu’il met au point pour l’électricité et le télégraphe. Quant à son frère, ingénieur de formation et de profession, il a exercé à Dublin, ainsi que dans les chantiers navals de Londres et de Manchester, avant de s’installer comme ingénieur à Belfast, et d’y enseigner l’ingénierie à partir de 1854, avant d’occuper en 1873 la chaire d’ingénierie civile et de mécanique à l’université de Glasgow. Dans l’intégrateur mécanique disque-sphère-cylindre qu’invente James en 1876, le disque, incliné de 45° par rapport au plan horizontal, peut tourner autour d’un axe normal à son plan, et l’axe horizontal du cylindre peut se déplacer parallèlement à lui-même et au plan du disque. Le mouvement du disque est ainsi transmis au cylindre par l’intermédiaire de la sphère. Pour réaliser une intégration ordinaire comme celle de y = f(x), la distance entre le centre du disque et le point de contact sphère-disque matérialise y, et l’angle de rotation de la sphère correspond à dx. L’angle de rotation du cylindre exprime ainsi l’intégrale de ydx (à une constante près). William Thomson adapte les intégrateurs montés en série de telle sorte que chacune d’eux fournisse une harmonique du mouvement enregistré des marées. L’intégrateur substitue ainsi « le métal au cerveau », évitant le « lourd travail arithmétique de calcul des intégrales nécessaires à l’analyse d’une fonction en ses composantes harmoniques simples, par la méthode de Fourier ». Le point traceur suit la courbe et fait tourner les disques, tandis que les sphères communiquent ce mouvement aux cylindres, puis aux rouleaux enregistreurs, qui donnent à lire les composantes de Fourier. Le prédicteur de marées donne alors, non seulement les horaires et les hauteurs des marées hautes ou basses, mais les profondeurs d'eau à tout instant, lisibles sur une courbe continue, pour une année, ou pour n'importe quel nombre d'années à l'avance. Le premier analyseur harmonique , construit par Munro, ne donnait pas suffisamment d’harmoniques pour les marées, mais il fut immédiatement mis en service à l’Office Météorologique, où James suggéra son utilisation pour préciser les variations quotidiennes de température et de pression barométrique, ainsi que les composantes de la vitesse du vent, de la force magnétique terrestre et du potentiel électrique de l’air. Le thème des intégrations mécaniques reste d’actualité aussi bien pour la British Association for the Advancement of Science, où C. W. Merrifield publie en 1880, au congrès de Swansea, un « Report on the Present State of Knowledge of the Application of Quadratures and Interpolation to Actual Data », que pour les communautés professionnelles concernées, Merrifield s’y référant à un de ses articles sur la théorie des intégrateurs, publié la même année dans le journal de l’Institution of Naval Architects. Pour le public savant de la British Association, dont l’intention majeure depuis sa création est d’établir des relations intellectuelles et institutionnelles entre milieu académique et milieu industriel, Merrifield fait à son tour le point sur les instruments et les dynamomètres alors en usage. Il insiste surtout sur les qualités du planimètre d’Amsler, et sur les possibilités du nouvel intégrateur mécanique d’Amsler-Laffon de Schaffhausen, avant de présenter en détail le système « disque-sphèrecylindre » de J. Thomson, précisant qu’il permet aussi de résoudre des équations différentielles. Cet intérêt de la British Association pour les procédés mécaniques de calcul perdurera jusqu’à la fin du siècle – comme en témoigne l’article de Olaus Henrici de 1894 – faisant régulièrement écho à d’autres publications issues de journaux comme le Philosophical 3 Magazine, les Minutes of the Proceedings of Civil Engineers, les Proceedings of the Institution of Mechanical Engineers, ou les Proceedings of the Physical Society of London, pour ne citer que les plus importants. Ce réseau de référence, où écrivent les mêmes auteurs, forme la base du réseau relationnel où interviennent ces auteurs, et où sont conçus et fabriqués ces instruments et ces machines. En cette fin du dix-neuvième siècle, l’extension territoriale de l’Empire Britannique, et ses relations structurelles avec les territoires de l’Amérique du Nord, élargit le champ d’exercice et d’expérimentation de la philosophie naturelle. Aussi bien le recours à l’instrumentation que les possibilités d’une fabrication industrielle autorisent le développement de nouvelles exigences de précision. En Grande-Bretagne, certains physiciens, ingénieurs d’origine, sont ainsi au cœur d’une démarche inventive où l’instrumentation scientifique joue une part essentielle, notamment les instruments mathématiques. Ils vont prolonger la démarche de Kelvin en insérant à leur tour le principe des intégraphes dans des dispositifs plus complexes. Charles Vernon Boys (1855-1944), Henry Selby Hele Shaw (1854-1941) et Douglas Rayner Hartree (1897-1958) sont des exemples tout à fait représentatifs de ces physiciens ingénieurs que l’histoire ne reconnaît pas comme des scientifiques de premier plan, mais qui sont pourtant des acteurs importants de la structuration utilitariste d’une science, où la rationalité est conçue comme élément organisationnel fondamental d’une société efficacement administrée. Ils interviennent aussi bien du point de vue de son expérimentation que de son ancrage sociétal, valorisant l’approche expérimentale aussi bien auprès des chercheurs, du public cultivé que des autorités institutionnelles. Charles Vernon Boys fut à la fois ingénieur, physicien et inventeur, fabriquant d’abord luimême ses inventions. Après ses études à la Royal School of Mines (1873-76), il travaille dans l’industrie du charbon, avant que sa fonction de démonstrateur en physique à la Normal School of Science de South Kensington ne débouche sur un poste de professeur assistant (1890-1897) au Royal College of Science, toujours à South Kensington. En 1897, il deviendra administrateur scientifique de la Metropolitan Gas – fonction privée qui sera prise en charge par le Ministère du Commerce à partir de 1939 – et interviendra de nombreuses années comme expert pour délivrer les brevets. Le micromètre qu’il invente en 1890 est un instrument très sensible qui permet de raffiner la mesure de radiations thermiques très faibles. C’est dans ce cadre qu’il met au point la fibre de quartz, qu’il utilisera pour améliorer la mesure de la constante gravitationnelle réalisée par Cavendish un siècle plus tôt. Il donne de nombreuses conférences pour le public cultivé de la Royal Institution, notamment sur la photographie des projectiles en mouvement, et sur la physique des bulles de savon, dont son étude sera traduite en plusieurs langues. D’après ses contemporains, Boys aimait à réaliser lui-même ses inventions, et affirmait que ses idées prenaient forme dans le processus même de construction. Étrangement, sa notice biographique de la Royal Society – dont il est membre depuis 1888 – est strictement orientée vers les instruments de mesure des phénomènes physiques, et ne dit rien du planimètre et de l’intégraphe qu’il présente à la Physical Society en 1882. Sa « machine à intégrer », construite par M. Hilger, de Tottenham Court Road à Londres, est conçue d’abord à des fins pédagogiques, pour permettre aux étudiants et visualiser et de mettre en œuvre les principes du calcul intégral. Boys souligne qu’elle peut 2 3 également fonctionner comme intégrateur, et donner les intégrales de y et de y , voire du produit de deux fonctions. Le point de vue de Bruno Abdank-Abakanowicz (1851-1900) confirme le contenu de son article théorique sur la question, et éclaire cette absence de référence à ce type de travail dans les biographies scientifiques de Boys : du fait même de son parcours transversal, ses 4 recherches en ce domaine ont davantage été captées par l’histoire industrielle que par l’histoire des sciences. Abdank-Abakanowicz a inventé le premier, en Pologne en 1876, le mécanisme de l’intégraphe : le principe de la vis à pas variable, qui matérialise la propriété selon laquelle en chaque point de la courbe intégrale, la pente de la tangente est égale à la valeur de la fonction initiale. Il en a réalisé plusieurs prototypes, et lancé la fabrication, une fois arrivé en France en 1880, à partir de ses rencontres avec d’autres ingénieurs – comme David Napoli (1840-1890), inspecteur principal des ateliers des Chemins de Fer français de l’Est – et fabricants – essentiellement Gottlieb Coradi (1847-1929), le célèbre fabricant d’instruments de précision. Abdank-Abakanowicz reconnaît l’originalité de Boys, et précise les orientations industrielles de son travail : « Monsieur Boys, quoiqu’ayant débuté par un intégraphe, ne s’est occupé des appareils destinés à tracer la courbe intégrale que d’une manière passagère, et c’est surtout vers les applications pratiques des intégrateurs qu’il a dirigé ses recherches. Il a construit de très remarquables indicateurs totalisateurs des machines à vapeur et des compteurs d’énergie électrique, dans lesquels le principe cinématique de la vis à pas variable est appliqué d’une manière ingénieuse » (p. 49). L’efficacité de ces instruments est un problème majeur pour Boys. Plus tard, dans ses fonctions d’administrateur scientifique, où il concevra les tests – et leur appareillage – indispensables à l’usage collectif du gaz pour l’éclairage et le chauffage, il inventera un calorimètre enregistreur utilisant à son tour l’intégrateur disque-sphère-cylindre de James Thomson, un instrument de mesure qu’il appelle une « machine pensante » du fait même de sa capacité à enregistrer les variations. C’est dans les mêmes années 1880 que Henry Selby Hele Shaw produit et théorise ses propres machines à intégrer. Ingénieur, physicien et inventeur, il est surtout connu pour ses travaux expérimentaux en hydrodynamique. Il va également jouer un rôle déterminant dans la structuration de l’enseignement technique dans l’Empire Britannique. Après un apprentissage à Bristol, qu’il mène en même temps que de brillantes études en cours du soir, il sera le premier professeur d’ingénierie des nouvelles universités des grandes villes industrielles de Bristol en 1881, puis de Liverpool en 1885, et enfin de l’Institut Technique du Transvaal en 1904, où il occupe la chaire d’ingénierie civile, mécanique et électrique. Le secrétaire d’état aux Colonies le nommera en 1905 organisateur de l’enseignement technique du Transvaal. À son retour en 1906, il deviendra ingénieur conseil à Westminster et se consacrera à l’exploitation de ses propres inventions. Il s’intéresse d’abord à des questions météorologiques. Après le désastre de Tay Bridge à Dundee, en 1879, où une tempête de vent de force 10-11 sur l’échelle de Beaufort emporta le train et plusieurs travées du pont, les ingénieurs se mobilisent pour préciser l’effet du vent sur les structures métalliques. Hele Shaw invente un anémomètre intégrateur qu’il présente à la British Association en 1881 et installe à l’observatoire de Bidston près de Liverpool, se livrant à une étude complète de ces mécanismes dans un article qu’il présente à l’Institution of Civil Engineers en 1882. Il poursuit l’étude des intégrateurs et de leurs sources d’erreur, s’attachant là encore à éviter les causes de glissement et de friction dans le processus de roulement. Son article sur les « Mechanical Integrators », présenté en 1885 à l’Institution of Civil Engineers, et sa « Theory of continuous calculating machines », présentée la même année à la Royal Society, lui valent la Watt Gold Medal et le Telford Premium. Il en présentera aussi les résultats devant la Royal Institution. Il conçoit un système où les roulettes enregistreuses se meuvent sur des sphères en verre dépoli. Son travail sera présenté à nouveau devant la British Association en 1888, et réalisé par Coradi. Et à cette époque où cette même Association commence à organiser certains de ses congrès outre-Atlantique, Hele Shaw publie à New 5 York un livre sur le sujet en 1886. Au cours des années 1890, la British Association poursuit son engagement dans la promotion du calcul grapho-mécanique et de ses prolongements. De 1890 à 1894, Hele Shaw conduit une commission d’enquête chargée de répertorier tous les domaines de la science où intervient le calcul graphique en Grande-Bretagne, ce qui témoigne d’une prise de conscience d’un retard de la Grande-Bretagne sur le Continent à cet égard, et du souci de le combler. L’inventaire qu’il produit dans ses trois imposants rapports de 1890, 1893 et 1894 atteste de l’importance des sociétés d’ingénieurs, du nombre considérable de leurs journaux, et de l’utilisation massive des représentations graphiques, qui ne suffit pas cependant à signifier leur mise en œuvre dans le cadre d’un véritable outil de calcul graphique. 1894 marque encore la présentation d’un rapport de Olaus Henrici sur les planimètres au congrès d’Oxford de la British Association. Et si les ateliers de Coradi en Suisse sont restés célèbres pour la fabrication d’instruments de précision, dont un analyseur harmonique reprenant le principe des intégrateurs de Hele Shaw, il existe également une production locale de tels instruments, qui va perdurer au 20e siècle, comme l’indiquent les documents publicitaires des planimètres des entreprises Arkon en 1928 et Allbrit en 1960. L’enquête se poursuit actuellement pour affiner la connaissance de l’importance de ces instruments dans la première moitié du 20e siècle. Mais la spécificité du développement des intégrateurs en Grande-Bretagne ne s’arrête pas là. Leur combinaison dans des machines plus complexes, telle que Kelvin la réalise avec l’analyseur harmonique, n’est pas anecdotique. Le physicien Douglas Rayner Hartree (18971958) va poursuivre sa démarche en réalisant deux analyseurs différentiels, l’un à Manchester, l’autre à Cambridge, dans les années 1930. Il travaille sur les traces de Vannevar Bush (1890-1974), qui en a produit un premier modèle aux États-Unis en 1931, et qu’il va rencontrer au Massachusetts Institute of Technology en 1932. Dans l’article où il présente cette nouvelle machine, Bush se réclame directement des travaux de Kelvin qui, dès 1876, avait envisagé de combiner deux intégrateurs disque-sphère-cylindre pour intégrer une équation différentielle linéaire du second ordre, écrite sous la forme : d " 1 du % $ '=u dx # P dx & afin de mécaniser la méthode des approximations successives. Comme il l’indique cependant : « L'idée pouvait difficilement être mise en pratique, pour la simple raison qu'un intégrateur, qui est simplement une transmission à vitesse variable, ne pouvait pas encore être ! construit en étant tout à la fois précis et capable de supporter une charge suffisante pour mouvoir de nombreuses pièces mécaniques ». L’ingénierie électrique et la mise au point de l’amplificateur de torsion, sorte de cabestan reliant deux intégrateurs, permettent à Bush de surmonter ces difficultés. Quant à Hartree, il est aguerri au calcul numérique depuis la Première Guerre mondiale, où il assiste son père dans les calculs pour la défense anti-aérienne. Et il va poursuivre cette activité calculatoire en tant que physicien spécialisé dans les domaines de l’atome et de la propagation des ondes radio entre les deux guerres. Professeur de mathématiques appliquées (1929-1937) puis de physique théorique (1937-1946) à l’université de Manchester, avant d’être nommé professeur de physique mathématique à Cambridge en 1946, il côtoie tout à la fois le milieu industriel à Manchester et le Laboratoire de mathématiques nouvellement fondé à Cambridge, et qui deviendra Computer Laboratory après la guerre. En 1934, Hartree réalise un premier modèle d’analyseur différentiel avec des pièces de Meccano, et emporte ainsi l’adhésion – et un financement privé – pour faire construire la machine par l’entreprise Vickers à Manchester en 1935. L’analyseur différentiel sera très utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Et c’est la réflexion spécifique sur l’organisation des calculs dans la machine, quand il s’agit de résoudre 6 des équations différentielles plus compliquées, qui conduira physiciens, ingénieurs et mathématiciens à penser les câblages en termes de calcul booléen. Conclusion La spécificité de l’histoire des planimètres et intégraphes en Grande-Bretagne relève ainsi pendant plus d’un siècle du réseau de relations spécifiques qui se sont nouées entre physiciens, mathématiciens et ingénieurs à l’issue de la Révolution Industrielle. D’abord inventés sur le Continent, et insérés dans les dynamomètres en France, les planimètres seront utilisés systématiquement dans des appareillages plus complexes destinés à la quantification des phénomènes naturels et à la maîtrise de l’action humaine sur ces phénomènes. Si les grands fabricants d’instruments sont désormais plus volontiers suisses et allemands que britanniques, les machines dans lesquelles est inséré le principe de l’intégrateur sont, elles, bien fabriquées sur place, et elles participent directement de l’implication de la science dans cette maîtrise de la nature, que concrétisent aussi bien la Révolution Industrielle que l’extension de l’Empire britannique. Des institutions comme la British Association for the Advancement of Science, ou la Royal Institution, joueront dans ce processus le rôle capital qu’elles s’étaient fixé à leur création : celui de mettre en relation ces différents milieux pour retisser entre eux l’harmonie sociale un moment menacée par les effets de la Révolution Industrielle. Cette combinaison des intégrateurs dans des machines à intégrer plus complexes institue la mécanisation du calcul analogique comme une part essentielle de l’histoire qui a conduit à la conception et à la fabrication des ordinateurs, où les analyseurs harmoniques, puis différentiels, sont intervenus bien davantage que les machines arithmétiques, à la fois quantitativement et conceptuellement. Rien d’étonnant donc à ce que le premier ordinateur ait été finalement construit en Grande-Bretagne, et non aux États-Unis : toutes les infrastructures étaient prêtes pour cet événement. Bibliographie Abdank-Abakanowicz, B., 1886, Les intégraphes. La courbe intégrale et ses applications, Paris : Gauthier-Villars. Belhoste, B., 2003, La formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Paris : Belin. Bennett, J. A., 1983, « Science at the Great Exhibition », Whipple Museum of History of Science, Cambridge. Boys, C. 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