Thérapie brève stratégique et film d`horreur

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Thérapie brève stratégique et film d`horreur
Thérapie brève stratégique et film d’horreur
Par Philippe Faidherbe
Repérage : pourquoi envisager le pire ?
En thérapie et en coaching, la technique du « pire » fait partie de la boîte à outils
des intervenants systémiques et stratégiques. Cette technique d’intervention
paradoxale consiste à faire affronter, par l’imagination, à la personne qu’on
accompagne, le pire scénario qui pourrait advenir dans une situation qu’elle vit
ou qu’elle craint et qui présente une issue, parfois inconsciente, qui lui fait peur,
qui la bloque et qu’elle évite d’envisager.
Les raisons de cet évitement sont tout à fait légitimes pour la personne : éviter les sensations douloureuses liées
à l’état d’anxiété ou d’angoisse généré, éviter le prendre le risque superstitieux de « forcer un destin » en
l’envisageant, éviter de se confronter à son incapacité à faire face à la difficulté ou encore éviter de découvrir
des perspectives trop difficiles à accepter. Cette façon de réagir, en évitant de se confronter à la peur, peut
soulager sur le moment mais constitue parfois un handicap à plus long terme. En effet la conséquence insidieuse
de l’évitement est de se renvoyer à soi-même des messages réitérés d’incapacité à affronter ses difficultés. C’est
aussi et surtout une façon de se priver d’une expérience émotionnelle correctrice de traversée de la peur : seule
réelle manière d’apprendre au corps et à l’esprit que la confrontation est possible et ainsi de réduire l’inhibition
que sa peur, ou plus exactement, cette façon de « gérer » sa peur par l’évitement, a pu développer. Nous
pratiquons donc la technique du « pire » pour aider nos patients à vivre cette expérience émotionnelle
correctrice pour mieux traverser ces peurs qui les coincent et qu’ils se sont employés jusque-là à éviter.
La « malédiction amoureuse » d’Amandine
Quand Amandine vient me voir en consultation, elle sort d’une déception amoureuse particulièrement difficile à
vivre. Son récent compagnon l’a quittée, il y a deux mois, sans aucun signe préalable permettant d’envisager une
telle décision et sans aucune explication « valable » fournie pour la justifier. Elle est bien sûre effondrée, les
larmes accompagnent son récit, d’autant que c’est la deuxième fois que ça lui arrive depuis que son ex-mari,
père de son petit Théo, l’a quittée, il y a 6 ans : une séparation brutale et imprévisible répondant aux mêmes
« règles d’abandon » qui semblent maintenant la poursuivre.
« J’ai l’impression de subir une malédiction » me dit Amandine, comme un bilan qu’elle établit après avoir
partagé, avec une touchante tristesse, le résumé de son vécu sentimental.
Après lui avoir manifesté ma compréhension qu’elle puisse en arriver à une telle conclusion, je lui demande :
« Avec tout ce que vous avez vécu et avec la tristesse qui vous habite, ma question va peut- être vous paraître
déplacée… Qu’est-ce qui est le plus difficile à vivre pour vous actuellement ? ».
Elle me répond : « J’ai peur de me remettre à nouveau en relation, de ne pas être à la hauteur, d’être à nouveau
déçue, qu’il se reproduise toujours la même chose, peur de perdre totalement confiance … Je ne veux plus que ça
recommence ! ».
Je lui dis, en anticipant sa probable déception et aussi en provoquant un léger sourire entre deux larmes, que
malheureusement « je n’étais pas en mesure de lui proposer une assurance tout risque lui permettant de ne plus
jamais vivre de déceptions amoureuses ! ». Pour mieux cerner la difficulté qui l’assaille aujourd’hui, je lui propose,
en conclusion de la première séance de consultation, de prendre un moment chaque soir, pour faire un travail
d’inventaire « un peu particulier »… Je lui demande de lister les peurs qui lui viennent lorsqu’elle se projette dans
les différentes étapes d’une prochaine rencontre et d’une éventuelle prochaine rupture, en les évaluant sur une
« échelle de ressenti » allant de 0 (tout va bien) à 10 (angoisse/ horreur absolue).
Le thérapeute : metteur en scène bienveillant… et tortionnaire à la fois
En deuxième séance, Amandine revient en ayant eu du mal à réaliser sa tâche, car elle n’avait pas forcément
envie de se plonger dans des choses douloureuses, notamment les soirs où ça allait bien. Elle s’y est mise
néanmoins consciencieusement après 3 ou 4 jours d’hésitation, en plusieurs fois, et a identifié que ce qu’elle
craignait le plus était « d’être abandonnée à nouveau » ce qu’elle positionne sur son échelle à un niveau ‘10’. Elle
explique le ‘10’ de par l’ampleur de cette crainte mais aussi le blocage que lui inspire l’idée de se réengager à
nouveau dans une relation, même a priori sérieuse, et qu’elle voudrait réussir à dépasser. Cette plus grosse peur,
fort légitime, revêt de toute évidence un caractère traumatique lié à ce qu’elle a vécu à plusieurs reprises dans
la manière dont ses relations amoureuses précédentes se sont terminées.
Je valide avec Amandine qu’il est important qu’elle garde une partie de cette peur pour se préserver de futures
aventures amoureuses potentiellement décevantes tout en reconnaissant sa volonté de se retrouver moins
« bloquée » à l’idée d’une nouvelle rencontre. Je lui annonce que nous allons faire un exercice de traversée de
cette peur : un exercice qui va être très difficile mais nécessaire pour en réduire l’impact et progressivement la
transformer en courage pour de nouveau pouvoir envisager des situations de rencontre.
C’est ici que se révèle une dimension tout à fait paradoxale de la posture des intervenants que nous sommes
parfois amenés à être. D’une part, nous nous plaçons dans la bienveillance de l’accompagnant qui intervient
pour aider son client. Et d’autre part, nous endossons le costume du tortionnaire qui s’emploiera à lui faire
affronter un scénario « sur-mesure » qui concentrera ce qui lui semble le plus insoutenable à vivre et dont il est
à la fois le principal auteur et le principal acteur !
Action … Moteur… Coupez !
Pour que « l’horreur fasse son œuvre » il est important que le metteur en scène
que nous sommes soit vigilant à ne pas se laisser embarquer par les tentatives de
« sorties de scène » de notre client. Il faut s’assurer que l’histoire, bien
qu’imaginaire, soit « vécue sensoriellement » et qu’elle aille jusqu’à « son terme ».
Ceci nécessite parfois de pousser l’écriture scénaristique au-delà des « happy
ends » trop « raisonnables » que la personne nous propose pour achever ce qui
est vécu comme une « torture », et ceci de manière tout à fait compréhensible.
C’est probablement l’ensemble de ces conditions à respecter qui rend le scenario du pire comme une des
techniques les plus difficiles à maîtriser pour les intervenants stratégiques que nous sommes car « faire peur » à
nos clients et patients peut aussi nous « faire peur » !
Amandine a parfaitement su identifié les événements de son scénario du pire en première partie et enchaîne
des réponses claires au « et après … » et « et ensuite … » qui l’invitent à me dire « … ce qui pourrait se passer
qu’elle puisse le plus craindre… » en se projetant « réellement » dans une prochaine liaison amoureuse qui se
termine mal pour elle.
Dans la suite de l’exercice, Amandine se montre plus résistante à envisager la poursuite de son scenario à l’issue
fatale, une résistance qui la pousse à révéler que ce qu’elle craint le plus est de « rester seule dans sa vie ». Je
reprends alors en main « la manette de la caméra et le story board » en lui demandant « d’imaginer que le temps
continue de passer et qu’elle se retrouve dans quelques années sans avoir encore rencontré la personne qui lui
conviendrait du fait d’abondons ou d’échecs répétés dans ses liaisons amoureuses … ».
Elle me répond « qu’elle fait déjà ce constat et qu’elle ne veut pas de çà » … Alors j’insiste : « Je sais Amandine
que vous ne voulez pas de çà et que c’est insupportable d’imaginer que vous puissiez arrivez à un tel constat dans
plusieurs années … Mais je vous demande quand même de vous plonger dans cette situation terrible … et de me
dire ce qui se passe alors pour vous... ».
Déconfite, elle me répond « qu’elle espacera les rencontres et qu’elle deviendra de plus en plus méfiante et
exigeante … ». Je lui dis, non sans un léger nœud qui commence à pointer dans le ventre, « Je suis désolé
Amandine mais je vais continuer à vous torturer …. » … un joli sourire vient éclairer son visage jusque-là perdu et
rougi par les larmes qui coulent sur ses joues et qu’elle essuie avec peine. J’enchaîne : « Je vais vous demander
d’imaginer ce qui pourrait se passer ensuite à force d’espacer les rencontres »… « Alors j’arrête ... » me dit-elle …
« J’arrête de rencontrer des gens … ». Je surenchéris : « Vous arrêtez … et je vais vous demander d’imaginer que
vous en soyez arrivée à un tel point de désespoir que vous puissiez vous dire qu’il n’y a plus d’espoir de pouvoir
faire votre vie avec quelqu’un … ». Elle me rétorque après un long silence … « Je prends la décision de vivre seule
… de rester célibataire, avec Théo … ». Je laisse un silence à mon tour et lui demande « Quand vous me dites çà
Amandine, c’est votre tête ou c’est votre cœur qui me répond ? » … Elle répond sans hésiter : « C’est mon
cœur ! Je préfère accepter l’idée de rester seule qu’avoir à subir sans arrêt des déceptions » …. Puis, elle ajoute…
« J’aurais quand même de bons moments dans la vie, avec Théo et mes amies … ».
Rembobiner et refaire le film …
Une pause et quelques gorgées d’eau plus tard, je loue le courage dont Amandine a fait preuve en se prêtant à
cet exercice particulièrement difficile et lui demande de « rembobiner le film », de « revenir à aujourd’hui » et
l’interroge sur : « Où elle en est votre peur maintenant d’envisager à nouveau une rencontre ? ». Elle me répond
« Elle est moins forte … ». Je lui demande : « Vous savez pourquoi ? ». Elle me dit « parce que j’accepte que ça ne
marche pas et que si ça ne marche pas je puisse me retrouver vraiment seule... ». Je souligne qu’elle a
entièrement raison, qu’elle vient de faire une expérience importante, et lui prescris de réitérer l’exercice à la
maison, ce qu’elle accepte et qu’elle fera pour « développer son système immunitaire, face à ce virus qui la rend
vigilante mais aussi lui pourrit la vie ». Bien sûr, mais est-il nécessaire de le rappeler (?), il est important de
pratiquer cet exercice du pire en séance avant de le prescrire « à la maison » pour, d’une part, réduire les
résistances à le faire et, d’autre part, en rendre sensibles les « bienfaits » sur la base d’une expérience vécue
avec l’accompagnant et qui puisse être débriefée.
Ce qui s’est passé avec Amandine permet d’illustrer la réponse à une question, pas toujours simple, que se pose
le praticien : « Lorsque nous procédons au scenario du pire, quand est-ce que ce film d’horreur doit s’arrêter ? ».
A défaut de « happy end », ce qui est nécessaire de repérer et faire expliciter par notre patient ou notre client
c’est une forme de « projection dans un futur « normal » » et d’expression d’un « retour à quelque chose de plus
acceptable ». Pour Amandine il s’agit ici de traverser la possibilité de rester seule dans la vie, malgré son désir
opposé de reconstruire une relation de couple durable et le caractère aversif que représente pour elle l’idée de
rester célibataire à long terme, ce qui constituait en fait sa plus grande peur. Ce retour à un « futur plus
acceptable » est en quelque sorte le signe, pour le metteur en scène que nous sommes, qui signe la fin de
l’histoire d’horreur que nous faisons subir à nos patients.
Pour Amandine, et c’est en général le cas avec les personnes que nous accompagnons dans le même type de
blocage, cette traversée d’un futur aux couleurs sombres a été très difficile mais paradoxalement une source
d’apprentissage et de soulagement particulièrement puissante.
Alors à tous ceux qui vivent de telles souffrances : accrochez-vous ! … pour affronter ce moment oh combien
douloureux mais oh combien utile pour traverser les peurs qui vous empoisonnent la vie. Et pour les praticiens
de notre approche : accrochez-vous ! … pour oser et tenir jusqu’au bout dans la conduite de cette traversée
périlleuse qui peut également être inconfortable pour nous … en se disant que si l’inconfort est là … c’est que
probablement on y va vraiment !