Soul Kitchen

Transcription

Soul Kitchen
Poppy Z. Brite
Soul Kitchen
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Morgane Saysana
Soul Kitchen a été achevé la veille du jour fatidique
où l’ouragan Katrina s’est abattu sur La NouvelleOrléans. Dans le chaos laissé par la catastrophe, une
certitude s’est imposée à moi : cet ouvrage, je ne
pouvais que le dédier aux lecteurs et amis qui nous
avaient empêchés de sombrer durant ces moments
invivables.
À eux, mais aussi à Buddy Dilberto, Big Chief
Tootie Montana, Joseph Casamento, Mary et Ernest
Hansen, Clarence « Gatemouth » Brown, Marisol,
le Commander’s Palace, Angelo Brocato’s, la sauce
piquante Crystal, Christian’s, Camp-A-Nella’s, la
bière Dixie, Mandina’s, le restaurant Mandich, le
grill Camellia, Liuzza’s, Dooky Chase, Adam’s BBQ,
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Wille Mae’s Scotch House, le grill Ruth’s Chris
sur Broad Street, Charlie’s, le grill Crescent City
Steakhouse, Wagner’s Meat, King Roger’s Seafood, le
Circle Food Store, Bruning’s, Sid-Mar’s, Rockey &
Carlo’s, la marina de Frank Campo (à Shell Beach),
ainsi qu’à toutes celles et tous ceux que nous avons
perdus en 2005 ; à tout ce que nous avons perdu.
Certains nous reviendront, d’autres pas. Tous sont
irremplaçables.
Qu’est-ce que la soul food ? C’est simple :
dites-moi où est votre âme
et je vous dirai ce que vous avez envie de manger.
Leah Chase, restauratrice à La Nouvelle-Orléans
Sic volo, sic jubeo
(Ainsi je veux, ainsi je l’ordonne)
Devise du Mistick Krewe of Comus1
1. Le Mistick Krewe of Comus est la plus célèbre confrérie de
mardi gras à La Nouvelle-Orléans. Ses membres ont inventé le
système même des confréries et contribué à draper le carnaval
d’un voile de mystère. (N.D.T.)
Prologue Dix ans plus tôt
au Top Spot
La toute première fois que Milford Goodman et
Eileen Trefethen se disputèrent, ce fut au sujet du
slogan qu’elle voulait imprimer sur les menus : « Plus
d’art au mètre carré que dans n’importe quel autre
restaurant de la ville. » S’il avait accepté le poste de
chef de cuisine, ce n’était pas pour nourrir des curieux
venus reluquer des œuvres. Non, il voulait des clients
qui prennent ses plats au sérieux.
— Oh, cesse de faire ta fine bouche ! avait pesté
Eileen, lui recrachant sa fumée à la figure.
C’était une grande femme blanche élancée, toujours
affublée de tenues tarabiscotées qui se voulaient originales et d’un surplus de barrettes dans ses cheveux
auburn pastel.
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— Les gens se doutent que la nourriture sera
bonne. Je me suis donné un mal de chien pour
constituer cette superbe collection et j’ai bien envie
de la montrer. D’ailleurs, c’est moi la patronne ici,
donc ce genre de décisions, c’est moi qui les prends.
Toi, tu es chef, alors occupe-toi de tes fourneaux.
Aux yeux de Milford, la « superbe collection »
ressemblait tout au plus à une série de dessins d’enfants ponctuée d’étranges crochets-portemanteaux
sur lesquels on risquait de s’éborgner pour peu qu’on
soit un peu distrait. Les œuvres pullulaient sur les
murs de la salle à manger, s’infiltraient jusque dans
le passe-plat. Elles finiraient par envahir la cuisine
s’il n’y opposait aucune résistance. Mais certains
combats étaient vains au Top Spot, il le savait. Seuls
trois ou quatre établissements avaient confié les rênes
de leur cuisine à un noir, dans cette ville. Du haut de
ses trente-trois ans, Milford était le plus jeune du lot.
État de fait qu’Eileen ne manquait pas de lui rappeler
dès qu’il exprimait la moindre contrariété.
— Quand je t’ai déniché, tu n’étais qu’un vulgaire
chef de partie chez Reilly’s ; et tu pourrais rétrograder
en un clin d’œil. Alors, avant de l’ouvrir, Milford,
rappelle-toi qui met du beurre dans tes épinards…
ou plutôt dans ton manioc.
Chez Reilly’s, son employeur précédent, il avait
été bien plus qu’un simple chef de partie ; chargé
du service du soir, il dirigeait une brigade de trente
larrons. Mais à quoi bon reprendre Eileen ? Elle le
savait très bien. Mais elle avait l’art et la manière de
réécrire l’histoire à son avantage.
Après la bisbille au sujet du slogan, les querelles se
firent de plus en plus violentes et fréquentes, mais
ils réussirent tout de même à nouer, bon an mal
an, une relation de travail. Milford était satisfait du
salaire que lui versait Eileen et de la liberté créative
qu’elle lui accordait. Eileen adorait la patte culinaire
de Milford, mais ce qu’elle aimait par-dessus tout,
c’était en vanter les mérites auprès de ses clients les
plus huppés.
— Mais où avez-vous trouvé une telle perle,
Eileen ?
— Oh, je l’ai sauvé d’une pauvre gargote sur Canal
Street. Ce n’était qu’un illustre inconnu, à l’époque.
Mais c’est mieux ainsi : ça nous a permis de nous
forger notre propre réputation tous les deux…
Grâce au talent de Milford et à celui d’Eileen
pour appâter le chaland, le Top Spot se mit à faire
parler de lui. Dans une de ses critiques gastronomiques, le Times-Picayune lui décerna quatre haricots.
Gourmet le cita dans un panorama des restaurants
de La Nouvelle-Orléans où l’on servait de la cuisine
créole teintée d’une touche de fantaisie (mais pas
plus), l’image d’Épinal que le reste du pays avait de
cette ville, surnommée « Big Easy » par tous ceux
qui n’y habitaient pas. L’endroit attirait une clientèle éclectique et branchée : l’élite politique noire
avec qui Eileen avait sympathisé pendant ses années
de militantisme antiségrégation ; les artistes dont
les croûtes et portemanteaux ornaient les murs ; la
fine fleur des confréries de mardi gras issue du très
cossu Garden District. Si la notoriété de Milford
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était encore loin de celle d’un Paul Prudhomme ou
d’un Lenny Duveteaux, beaucoup lui prédisaient un
avenir prometteur et le suivaient de près.
Lors de son dernier soir au Top Spot, Milford
concocta plusieurs spécialités : fricassée d’écrevisses
façon Clemenceau, rôti de porc dans le filet accompagné d’un gratin d’huîtres à la créole et vivaneau
entier grillé. C’était plutôt calme ce jour-là et, une
fois le service terminé, il décida de briquer la cuisine
de fond en comble. Les plongeurs lui prêtèrent
main-forte pour ôter les tapis en caoutchouc, lessiver
le sol à la serpillière, éponger les portes en verre des
armoires réfrigérées et récurer toutes les surfaces.
Une fois la tâche accomplie, il paya une tournée à sa
brigade puis laissa chacun vaquer à ses activités. Seul
au milieu de sa cuisine désormais impeccable, il se
délectait de l’inhabituelle propreté immaculée quand
Eileen entra, balaya la pièce du regard et demanda :
— Tu n’étais pas censé nettoyer la cuisine « de fond
en comble », ce soir ?
Milford devina d’emblée qu’elle avait passé une
sale soirée. Jouant la patronne commerçante et zélée,
elle prenait elle-même les réservations et accueillait
les clients en personne. Mais bien sûr, ainsi placée
en première ligne, elle payait les pots cassés en cas de
litige. Ce soir-là, une tablée de dix s’était présentée
pour apprendre que la réservation était passée à l’as.
Soit ils étaient persuadés d’avoir appelé mais ne
l’avaient pas fait, soit Eileen les avait tout bonnement
oubliés. Elle parvint à leur dégotter une table qui se
libérerait d’ici peu, mais il leur fallut patienter au bar,
où leur irritation ne fit qu’empirer, au point qu’ils
déclinèrent les cocktails gracieusement offerts par la
maison ; originaires de l’Utah, ils ne buvaient pas
d’alcool. Ce genre d’imprévus avait le don de mettre
Eileen dans tous ses états et mieux valait, alors, la
brosser dans le sens du poil.
— Ça me paraît plutôt propre, se réfréna Milford.
— Tu plaisantes, j’espère ? s’emporta-t-elle, foulant
le sol fraîchement lavé à grandes enjambées, manquant
de renverser le seau d’eau grise. Milford, quand je dis
« propre », c’est propre, d’accord ? Regarde-moi cette
crasse amassée sous le frigo ? C’est immonde ! Viens
voir ici !
Un peu sur ses gardes, Milford se pencha sans se
presser pour jeter un œil sous l’armoire réfrigérée. Le
sol en béton était décoloré et recouvert de taches en
tout genre mais il ne vit rien qui ressemblât de près
ou de loin à de la crasse.
— Où ça, Eileen ?
— Ici, autour des pieds. La saleté s’est complètement cristallisée dessus.
Elle toucha du bout du doigt les pieds métalliques
du réfrigérateur un peu obsolète.
— Il y a bien deux centimètres de crasse là-dessous.
C’est immonde ! Vas-y touche-moi ça, pour voir !
Du bout de son index imposant, Milford gratta le
sol autour des pieds de l’appareil.
— C’est rien que des taches. Si leur vue vous
dérange, faut acheter un frigo dernier cri posé
à même le sol. En plus, ça allégerait la facture
d’électricité.
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Avant même d’avoir terminé sa phrase, il regretta
d’avoir abordé un sujet qui fâche. Quand Eileen
était mal lunée, lui suggérer d’allonger la monnaie
pour quoi que ce soit, même dans l’optique de
faire des économies à long terme, relevait de la
provocation.
— C’est ton joker, ou quoi ? Au moindre problème,
tu me ressers le même laïus. Vas-y, Eileen, aboule
l’oseille ! Ça va tout résoudre ! De toute façon Eileen
est richissime, pas vrai ? Si elle fait sa radine avec
toi, c’est par pure méchanceté. Elle est mesquine
Eileen, hein ? Tout serait tellement plus simple si
elle détendait un peu les cordons de sa bourse ! Mais
­écoute-moi bien : je sais que tu as été privé quand
tu étais petit et que ce n’est pas de ta faute si tu ne
comprends rien aux affaires, mais ce n’est pas du
tout comme ça qu’on gère son business, Milford. Si
je commence à jeter mon argent par les fenêtres à
chacune de tes lubies…
Ça y est, elle était lancée. Milford s’appuya
contre le plan de travail et l’écouta déverser son
fiel, s’efforçant de laisser les mots glisser sur lui
sans atteindre son cerveau. S’il y prêtait attention,
il savait qu’il sortirait de ses gonds. Et s’il sortait de
ses gonds, ils se hurleraient dessus une fois de plus.
Depuis quelque temps, ce genre de scène éclatait
trop souvent. Il n’ignorait pas que leurs différends faisaient jaser, qu’à chaque prise de bec, des
rumeurs circulaient en salle : on disait qu’il allait
poser sa démission ou se faire virer. L’un ou l’autre
finirait bien par arriver, de toute façon. Mais il
n’avait aucune envie que ça soit ce soir. Sa paye
en poche, une bonne journée de repos en perspective, il était de bonne humeur et comptait boire un
verre quelque part (pas au Top Spot, en tout cas)
puis rentrer se coucher.
— Eileen ? glissa-t-il quand elle reprit sa respiration.
— Quoi ?
— Bonne nuit.
Il saisit sa meule à couteaux et quitta la cuisine.
Elle n’avait qu’à vider elle-même le seau. Au pire,
le sous-chef s’en chargerait en arrivant demain
matin.
Debout dans la salle à manger, Eileen tentait de
recouvrer ses esprits. Tout le monde avait quitté
les lieux et elle fermerait boutique pour rentrer à la
maison dès qu’elle serait en état de conduire. Mais
pour l’instant, elle avait toujours la tremblote et des
larmes de rage au bord des cils.
Elle était consciente qu’elle risquait de perdre
Milford si elle continuait à l’enguirlander sans
raison. Démissionner serait une grave erreur, du
genre irréparable, et il aurait bien du mal à retrouver
un emploi aussi lucratif et créatif. Mais il n’était
qu’un homme… et les hommes se courroucent et se
­fourvoient lorsqu’on froisse leurs fragiles égos.
Incapable de reconnaître ses torts, Eileen se ferait
pardonner de manière détournée, comme toujours :
en glissant une petite prime de vingt dollars dans
l’enveloppe contenant le prochain salaire de Milford.
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Elle croyait dur comme fer que, s’ils avaient à choisir,
la plupart des chefs opteraient sans hésiter pour de
l’argent plutôt que du respect.
Dans son dos, une sculpture en acier représentant
un arbre garni d’une multitude de fines « feuilles »
métalliques tinta, comme chaque fois qu’on poussait la porte d’entrée. Elle se retourna, persuadée que
c’était Milford. Pour une fois, il estimait peut-être
qu’il avait dépassé les bornes et qu’il lui devait des
excuses, à elle. Mais ce n’était pas lui. Un frisson de
terreur lui glaça le cœur.
— Oh, c’est toi… Tu sais très bien que je ne veux
plus te voir ici.
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Une heure après avoir quitté le Top Spot, Milford
s’était assis dans le parc Audubon pour regarder
le clair de lune taquiner les eaux sombres du petit
lac. Hormis la circulation sur St. Charles Avenue et
­quelques rares hululements, le parc n’était que silence
et paix nocturne. Pas vraiment d’humeur à s’immerger
dans le brouhaha et la fumée d’un bar, il s’était arrêté
dans une épicerie de nuit Time Saver pour y acheter
quelques bières Miller High Life qu’il était venu boire
ici, tranquille, en solo. Il passerait par la banque pour
y déposer son chèque avant de rentrer à la maison. Il
glissa la main dans la poche de son pantalon à motif
pied-de-poule, mais n’y trouva rien.
— Fait chier !
Ça lui revenait, à présent : quand Eileen lui avait
remis son enveloppe, il était en pleine préparation
de pommes de terre brabant2 pour accompagner sa
fricassée d’écrevisses et, au lieu de le fourrer dans sa
poche ou dans son étui à couteaux, il l’avait distraitement posé sur l’étagère au-dessus de sa position.
Tout d’abord, il se dit qu’il passerait le chercher
le lendemain mais, n’ayant toujours pas payé son
loyer, il lui fallait encaisser l’argent au plus vite. Il
espérait qu’Eileen serait déjà partie : ainsi, il n’aurait
qu’à se faufiler avec son passe pour ­récupérer son
dû.
Son agacement quelque peu atténué par l’effet de
la bière, Milford retourna au restaurant, se gara et
marcha jusqu’à l’entrée. Il y avait encore de la lumière
et la porte n’était pas verrouillée. Et merde. S’il le
fallait, il dirait à Eileen qu’il s’en voulait de l’avoir
mise en rogne ; il se sentait assez groggy pour ravaler
sa fierté. Il ne la trouva pas dans la salle à manger.
Parfait. Peut-être était-elle dans son bureau, à l’étage ?
Auquel cas, il pourrait s’immiscer dans la cuisine
sans être vu. D’ordinaire, elle préférait s’enfermer
quand elle restait toute seule là-haut… Bizarre…
Les bonnes manières de Milford ­l’emportèrent sur
l’envie d’éviter sa patronne.
— Eileen ? lança-t-il.
Rien.
— Eileen ?
Derrière lui, il entendit un bruit de dégoulinade. Il
se retourna et vit une gouttelette opaque choir d’une
2. Dés de pommes de terre sautées nappés de beurre fondu à
l’ail. (N.D.T.)
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branche de l’arbre métallique acéré puis s’écraser au
sol dans une flaque qui s’élargissait à vue d’œil.
— Eileen ! vociféra-t-il.
Il la découvrit derrière le bar. On avait brisé sur son
dos un tableau représentant des magnolias bien plus
colorés que ceux créés par Dame Nature. Les débris
d’une plaque de céramique en forme d’oreille étaient
éparpillés autour de son visage et même incrustés
dans sa chair. À en croire son état, on avait dû lui
infliger d’autres sévices plus atroces encore.
Un léger son continu s’échappait de la cuisine.
Milford partit d’un bond dans cette direction,
enfonça les portes battantes et arriva juste à temps
pour apercevoir une silhouette familière qui s’évanouissait par l’entrée de service. Son sang ne fit
qu’un tour ; il comprit qu’il venait de se fourrer dans
un redoutable guêpier.
Pourtant, il tourna les talons et se rua vers Eileen.
À peine eut-il le temps de tâter son poignet pour
vérifier son pouls, que des faisceaux rouges et bleus
s’engouffrèrent à travers la porte vitrée, inondant la
pièce d’une lueur céleste, éthérée.
— hé toi, là-bas, t’es grillé ! claironna une voix
filtrée par un mégaphone. mets les mains derrière
la tête et sors d’ici tout de suite.
Aujourd’hui,
chez Alcool
Chapitre 1
Mardi gras s’ouvrit sur une aube humide et froide.
Il y avait déjà bien deux heures que les quatre cuistots étaient aux fourneaux, à concocter un petit
déjeuner de circonstance pour la mère de Rickey et
sa confrérie, qui s’apprêtaient à défiler en camion.
Cette tradition est un phénomène endémique à
La Nouvelle-Orléans. Aux antipodes des embarcations éblouissantes, truffées de fioritures dont s’enorgueillissent les confréries les plus influentes, leurs
homologues moins prestigieuses arpentent les rues à
bord de caisses en bois géantes traînées par des cabines
de semi-remorques qui klaxonnent à tue-tête. Les
passagers de ces chars de fortune choisissent un sujet
(« légendes sportives de La Nouvelle-Orléans », par
exemple, ou encore « desserts préférés ») et décorent
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Soul Kitchen
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leur camion de papier aluminium et de crépon selon
la thématique retenue. Certains cassent leur tirelire
et investissent dans des sweat-shirts ornés de motifs
liés au thème. Mais la plupart des perles, gobelets et
autres babioles qu’ils lancent à la foule sont glanés
lors d’autres parades, voire du mardi gras précédent.
Les défilés de camions sont une facette d’un carnaval
plus populaire, la version « cols bleus » de celui que
voient les touristes agglutinés sur Bourbon Street.
Pour une certaine frange de la population locale, ils
sont une véritable institution.
Rickey et G-man ne faisaient pas partie de ce
segment, du moins pas ce jour-là. Ils tenaient un
restaurant assez prisé, et la mère de Rickey avait réussi
à les convaincre de préparer un petit déjeuner festif
pour la confrérie des Chalmatiens, ainsi baptisée car
la plupart de ses membres venaient du Neuvième
District de La Nouvelle-Orléans ou de la banlieue
contiguë, Chalmette. Rickey et G-man avaient
grandi dans le Neuvième District mais l’avaient
quitté à l’âge de 18 ans, il y avait un peu plus d’une
décennie. De leur jeunesse dans ce quartier chaud,
ils n’avaient conservé que l’accent rauque et guttural
un peu analogue à celui de Brooklyn et une repartie
musclée qui n’épargnait personne : cuistot tire-auflanc, fournisseur mal achalandé, client geignard…
tous en prenaient pour leur grade.
Après quinze ans à trimer ensemble et presque
autant de vie commune, Rickey et G-man étaient
comme cul et chemise ; chacun connaissait par cœur
les habitudes de travail de l’autre, et ils formaient
un duo de choc en cuisine, aussi complémentaires
que couteau et fourchette. Ce matin, ils avaient
en renfort Tanker, leur pâtissier qui, en secret,
n’était autre qu’un excellent chef saucier refoulé,
et Marquis, une jeune recrue très vive d’esprit. Au
début, il n’avait le droit de toucher qu’aux salades :
le vrai larbin, quoi. Mais depuis quelque temps, il
participait à l’élaboration des plats chauds, les soirs
plus « tranquilles ». Aujourd’hui, sa mission consisterait à cuire au four et en continu bacon, saucisses
et toasts, à maintenir le niveau d’eau dans les bainsmarie loués pour l’occasion et à découper du céleri
pour les bloody mary.
Après avoir réchauffé la marmite d’écrevisses à
l’étouffée préparées la veille au soir, Tanker s’était
attelé à la confection d’une montagne de gruau3.
G-man, le co-chef de Rickey, le véritable pilier de la
cuisine, incorporait du beurre clarifié à des jaunes
d’œufs dans un bain-marie en vue d’obtenir une
sauce hollandaise pour les œufs Sardou de Rickey.
Grand échalas noueux, ses cheveux bruns et ras
dissimulés sous une casquette de base-ball violette
à l’effigie des Hornets de La Nouvelle-Orléans,
G-man plissait les yeux et les gardait rivés sur la
sauce, à travers des lunettes noires qu’il ne quittait
presque jamais. Il avait tenté de dissuader Rickey de
mettre au menu ce plat casse-tête, trop ­chronophage
3. Le gruau (grits en anglais) est une semoule à base de maïs
typique du sud des États-Unis, à laquelle on ajoute souvent du
fromage (N.D.T.)
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et ­sophistiqué, mais sans succès. Ils n’avaient pas
baptisé leur établissement Alcool pour rien, avait
rétorqué Rickey. Chaque plat était égayé d’une
rincette de vin ou de spiritueux, insérée sous une
forme ou une autre ; un concept sur mesure pour
La Nouvelle-Orléans, où l’on adore s’enivrer. Pour
ne pas faillir totalement à leur règle d’or, Rickey
avait décidé qu’au moins un des plats de ce petit
déjeuner comporterait une petite note alcoolisée, et
ce furent les œufs Sardou : des œufs pochés juchés
sur des fonds d’artichaut, nappés de sauce hollandaise, le tout servi sur un lit de crème d’épinards
arrosée d’Herbsaint.
— De la vraie bouillasse, grommela Rickey après
avoir goûté les épinards.
Un peu moins grand que G-man, Rickey avait
un léger embonpoint (dommage collatéral de
nombreuses années passées à goûter ses plats) qui
n’avait pas empêché la presse culinaire nationale de
saluer son allure en l’adoubant « chef glamour ».
Mais ses traits étaient durcis par une crispation qui le
taraudait jour et nuit, même au plus fort de l’ébriété
ou du sommeil.
— On devrait la vendre en petits pots pour bébé,
cette daube ! continua-t-il. J’ai l’impression de
régresser au temps où je faisais les brunchs dans un
hôtel.
— Alors pourquoi tu t’es embarqué là-dedans ?
demanda Tanker. Ou, plutôt, pourquoi tu nous
as foutus dedans ? Un p’tit dèj pour trois cents
personnes : t’es maso, ou quoi ?
— Ils sont pas trois cents. Enfin, si, en tout dans la
confrérie… mais ils vont pas tous se pointer ici.
— Ça, c’est ce que tu crois, intervint G-man.
— Ma mère a demandé à ses collègues de s’inscrire
par coupon-réponse. Pigé ? On aura cent quatrevingts bouches à nourrir. On envoie la purée, ils
s’empiffrent. Et hop, tout le monde est content !
— Ouais, ouais. Mais, à l’origine, qu’est-ce qui
t’a pris d’accepter ce plan foireux, Rickey ? insista
Tanker. T’es plutôt du genre à faire le difficile, d’habitude. Ce type de graille merdique te débecte.
— Je sais… concéda Rickey, remontant le bandana
bleu qui recouvrait son front et délogeant avec son
pouce une goutte de sueur qui lui embuait l’œil
gauche. Mais c’est ma maman, tu comprends ? Elle
me demande jamais rien.
— À part de beaux petits-enfants, glissa G-man.
Depuis des années, la mère de Rickey se bornait à
ignorer le rôle privilégié que jouait G-man dans la
vie de son fils.
— Et tu sais aussi bien que moi qu’elle ne sera
jamais grand-mère, la pauvre. Alors j’me suis dit
qu’on lui devait au moins ça. Et puis, ils sont plutôt
généreux, ces bouffons, au final.
— Chez nous, c’est le contraire : ma daronne, elle
en peut plus des minots, déclara Marquis. Si elle
pouvait démissionner de son taf de mamie… Ma
rœus’ vient tout juste d’en pondre un cinquième.
— Les boules.
— Et le daron la laisse se démerder toute seule.
— Ils ont tous le même père ? s’enquit Tanker.
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Marquis leva les yeux vers son collègue et le toisa,
comme pour décider si une question de petit blanc
naïve à ce point méritait une réponse.
— Hé nan, mec, finit-il par dire avant de se
remettre à étaler des lamelles de bacon sur une plaque
métallique.
Benjamin d’une fratrie italo-irlandaise de six,
G-man se réjouissait en secret que ses parents soient
déjà les heureux aïeux d’une douzaine de petits­enfants. Une chance car, sans cela, sa mère, malgré
ses convictions catholiques rigides, les aurait sans
doute tannés, Rickey et lui, pour qu’ils se procurent
un bébé d’une manière ou d’une autre. Cela dit, être
propriétaire d’un restaurant c’était un peu comme
avoir sur les bras un bébé de deux cent cinquante kilos
qui ne grandirait pas. Financé, à l’origine, par un des
chefs les plus people de La Nouvelle-Orléans (Lenny
Duveteaux, un multimillionnaire véreux trempé
dans diverses magouilles), Alcool volait désormais
de ses propres ailes et ses patrons avaient bon espoir
de racheter la part de Lenny grâce à une coquette
somme dont Rickey avait hérité dans d’étranges
circonstances l’année passée. Seul bémol : la majeure
partie de ce legs consistait en une propriété au Texas ;
Lenny possédait donc toujours 25 % du restaurant.
Heureusement, ses deux propres enseignes tournant
très bien, il était trop accaparé pour s’ingérer dans
l’intendance d’Alcool.
Rickey reposa la crème d’épinards dans la desserte
réfrigérée et retourna à la chambre froide chercher
une boîte d’œufs. Les autres cuistots l’avaient supplié
de se rabattre sur une préparation en poudre ; cela
lui aurait grandement simplifié la tâche, et quand
celle de Rickey se voyait allégée, la leur aussi. Mais il
n’était pas homme à emprunter de tels raccourcis. S’il
lui arrivait de vendre son cul de temps à autre, jamais
il ne jouerait les shoemakers 4. Il brouillerait donc les
œufs à l’ancienne, délicatement, sans se presser, au
bain-marie, ajoutant une noisette de beurre par-ci,
par-là jusqu’à ce qu’ils deviennent parfaitement
onctueux et revêtent l’unique texture acceptable
selon ses critères d’exigence. Et si les Chalmatiens se
contentaient de les enfourner par pelletées dans le
gouffre qui leur servait d’estomac, trop avinés pour
différencier cocos faits maison et cocos chimiques,
il pourrait toujours se féliciter de les avoir préparés
dans les règles de l’art. Et cette satisfaction était une
de ses raisons d’être.
En trois ans, Alcool avait réussi à se forger une bonne
clientèle et une réputation de lieu branché. Entre les
combines de Lenny, l’engouement de la presse culinaire, un prestigieux prix James Beard et quelques
polémiques à doses homéopathiques, c’était désormais un établissement très coté, parmi les plus célèbres de La Nouvelle-Orléans. (Dans cette ville qui
recensait plusieurs restaurants centenaires, il faudrait
au moins une décennie à Alcool pour s’émanciper
de la catégorie « nouveau restaurant ».) Rickey ne
savait trop que penser de cette branchitude. Cette
4. Terme local pour désigner les mauvais cuisiniers, les gâtesauces. (N.D.T.)
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Soul Kitchen
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étiquette qu’on leur avait collée, ajoutée aux propos
navrants d’un journaliste de Food & Wine qui s’était
extasié sur sa « belle gueule de noceur athlétique et
juvénile », lui avait valu une image médiatique aux
antipodes de sa routine éreintante, celle d’un chef
qui lutte au quotidien pour faire tourner une cuisine
de renommée internationale.
Se prêter au jeu de ce petit déjeuner était un pied de
nez, une façon de résister à la starification. Préparer de
la « bouillasse » pour trois cents arriérés des faubourgs
de La Nouvelle-Orléans ? Voilà qui aurait fait froncer
leur nez poudré de coke à plus d’un chef dans le vent.
Rickey, au contraire, se considérait toujours comme
un prolo du bayou et jubilait à l’idée de concocter un
repas si radicalement plébéien.
Perdu dans ses pensées, il manqua de trébucher
contre un objet volumineux traînant par terre. Perçant
l’obscurité de la chambre froide, il vit qu’il s’agissait d’un sac d’huîtres en toile de jute. La confrérie
avait insisté pour qu’on bricole un simulacre de bar
à huîtres, à la grande joie de ces pervers pour qui une
douzaine de mollusques crus, glacés, trempés dans du
ketchup, de la sauce au panais et du tabasco contribuaient à un petit déjeuner énergétique. (Rickey
aimait les huîtres, lui aussi, mais pas à 7 heures du
matin.) Marquis était censé trimballer les coquillages
jusqu’en salle et les disposer sur de la glace pour qu’ils
restent frais en attendant qu’arrive le type chargé de
les ouvrir. Mais apparemment, il avait oublié.
Rickey allait beugler pour le rappeler à l’ordre
puis se ravisa. Marquis était sur la bonne voie et
deviendrait à coup sûr un bon cuisinier, mais il avait
tendance à se disperser. S’il quittait sa position maintenant pour s’occuper des fruits de mer, son bacon
risquait de cramer ou pire encore. Alors, au lieu de
le déranger, Rickey se baissa pour empoigner le sac
de vingt-cinq kilos et le hisser sur son épaule. Au
moment même où il le souleva, il comprit qu’il s’y
était pris comme un manche. L’instant d’après, une
douleur aiguë lui déchira le bas du dos.
— Aïïïïïïïïïïïïe-ouh-putaaaaaaain ! hurla-t-il.
Par réflexe, il eut envie de poser ses mains là où il
avait mal, mais il se retint : s’il lâchait le fardeau maintenant, il serait incapable de le soulever à nouveau.
Au lieu de cela, il le remonta encore un peu pour
bien le caler contre son épaule, retint sa respiration
et attendit que le mal se manifeste pour évaluer la
gravité de la situation. La douleur s’enflamma, s’enroula autour de sa colonne vertébrale comme un fil
de fer chauffé à blanc, puis s’installa tel un visiteur
qui, venant de trouver un coin douillet, prévoit d’y
nicher durablement.
Alcool avait beau être un lieu branché, question
décoration, il n’avait pas grand-chose à voir avec ces
endroits dits « tendance » : pas de sculptures métalliques acérées, pas de murs rouge passion, pas de
bassins d’eau de mer surmontés d’un plancher de
verre, pas de tableaux géants représentant des fruits
et légumes, pas de kitscheries orientales. Rickey
contrôlait tout dans les moindres détails ; et comme
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il affectionnait l’atmosphère rétro des restaurants
historiques de La Nouvelle-Orléans, la salle à dominante vert sombre était sélecte et intimiste à la fois,
son aspect ­chaleureux renforcé par l’éclairage feutré
et le lambris orné de petits miroirs.
En temps normal, la salle serait peuplée d’hommes
en costard-cravate ou en polo, accompagnés de
femmes en robe de soirée, bercés par le cliquetis
des couverts, grisés par les subtiles odeurs de grande
cuisine et de pain frais. Ce matin, elle pullulait
d’individus en sweat-shirt rose portant l’inscription krewe of chalmatians5 ainsi que le logo de la
confrérie, un chien au pelage moucheté doté d’une
chevelure extravagante. Ce dessin humoristique était
censé représenter un dalmatien, pour jouer sur le
nom de la confrérie, mais il ressemblait davantage à
un chihuahua qui aurait chopé la varicelle. Presque
toutes les femmes étaient coiffées de choucroutes aussi
exubérantes que celle de leur mascotte. Les hommes
étaient plutôt dégarnis dans l’ensemble. Il n’était que
6 h 45 mais les joyeux drilles de la confrérie, déjà
bien imbibés, faisaient un sacré bataclan.
— Raymond ! Hé, Raymond ! J’espère que tu vas
pas te coincer la main dans le bordel comme l’année
dernière, hein ?
— Oh, Marie, tu me fatigues. Arrête un peu avec ça.
— Comment qu’c’est, ma poule ? Ça doit bien
faire d’puis vendredi ou p’têt ben sam’di qu’j’ai pas
vu ta bouille !
5. Confrérie des Chalmatiens. (N.D.T.)
Derrière le zinc, Mo, la petite amie de Tanker,
barmaid en chef chez Alcool, servait des cocktails
mimosas6 tout en déversant des litres de bloody mary
et de vodka orange qu’elle avait préparés dans d’immenses pichets le matin même. Les serveurs allaient
et venaient sans relâche, débarrassant les assiettes sales
et alimentant le buffet en continu. L’ouvreur, à qui on
avait enfin remis le sac d’huîtres fatidique, glissait la
courte lame plate dans l’interstice entre le chapeau et
le dessous des coquillages puis disposait par douzaines
les bivalves ouverts sur des plateaux de glace pilée.
Au beau milieu de ce charivari, la mère de Rickey,
Brenda Crabtree (elle avait repris son nom de jeune
fille juste après son divorce, un quart de siècle plus
tôt), resplendissait avec sa teinture cuivrée Belle
Color flambant neuve et ses lunettes papillon aux
coins sertis de petits diamants. Elle était escortée par
son bon ami, Monsieur Claude, qui, comme d’habitude, se contentait d’écouter passivement, l’air
humble et gentil.
— C’est chez mon fiston, ici ! répétait-elle à qui
mieux mieux. Il est célèbre, vous savez. Il a même eu
une super-critique dans le magazine À table ! (Elle
voulait bien sûr parler de Bon Appétit !)
En cuisine, un rictus de douleur crispa le
visage du chef célèbre quand il se pencha pour se
6. Cocktail importé par les Français et devenu un élément
presque incontournable des brunchs à La Nouvelle-Orléans.
Il consiste en trois doses de champagne mélangées avec deux
doses de jus d’orange. (N.D.T.)
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r­ éapprovisionner en œufs. Il eut si mal qu’il ne put
réfréner un gémissement. Malgré le brouhaha des
plats qui rissolaient et des ustensiles qui s’entrechoquaient, son petit cri parvint à G-man, désormais
lancé dans la préparation du pain perdu.
— Mais qu’est-ce qui va pas, ce matin ? héla-t-il. Tu
clopines depuis tout à l’heure… On dirait le dahu.
— Oh, c’est que dalle, mentit Rickey. Je me suis
juste un peu vrillé le dos, j’crois. Rien de grave.
En réalité, la douleur s’était intensifiée au point
de lui donner la nausée. Mais pas question de laisser
transparaître quoi que ce soit. Une fois le service
terminé, il ferait peut-être part de ses déboires à
G-man, mais pour l’heure : « Motus et bouche
cousue. » En cuisine, pas de pitié pour les canards
boiteux ; ses petits bobos, on les gardait pour soi.
Brûlé ? Tu voyais en ta boursouflure le sceau d’honneur d’une secte d’initiés, au même titre que les
tatouages, arborés par tous ou presque. Un doigt
coupé ? Tu le couvrais d’un pansement, de ruban
adhésif ou tu le rafistolais à la Super Glu si l’entaille était vraiment mauvaise, et tu te remettais
au turbin illico. Chez Alcool, la plupart des cuistots avaient déjà donné ; tous avaient les avantbras zébrés de brûlures, le dos des mains cloqué
par les éclaboussures de graisse chaude, les pieds
en compote, comme démolis à coups de marteau.
La tâche était ardue et douloureuse mais dans
l’univers ultra-macho des fourneaux, les brigades
étaient aussi tendres que des bandes de pirates, et
malheur aux pleurnichards ! Ils s’exposaient aux
pires moqueries voire à un coup de pied au cul,
direction la sortie.
Par-dessus ses lunettes noires, G-man lança un
regard inquisiteur à Rickey mais se garda de dire
quoi que ce soit. Lui faire part de ses doutes devant
toute l’équipe aurait constitué une sévère violation
du code déontologique de caïds en vigueur entre
ces murs.
— Enfin bref, reprit Rickey. On n’en a plus que
pour deux heures à tout casser. Les Chalmatiens
démarrent leur parade à l’autre bout de la ville,
sur St. Claude Street, donc ils auront tous dégagé
à 8 h 30 au plus tard. Du coup, à 9 heures on plie
boutique et on se rentre.
— Vous allez mater le défilé ? demanda Tanker.
— J’sais pas trop… Ma mère veut qu’on y aille
(G-man tiqua sur ce « on » et roula les yeux en signe
d’exaspération). Mais avec le défilé de Zulu, ça va
être carrément bouché partout.
— T’as qu’à passer par Broad Street, suggéra
Marquis. Tu peux couper jusqu’à St. Claude après
Jackson Street. Les chars de Zulu s’arrêtent toujours
par là, ils vont pas plus loin.
— Je sais, je sais. Y a des années que je me balade en
caisse entre le Neuvième District et les beaux quartiers, alors j’vois pas pourquoi je le ferais pas un jour
de mardi gras. Mais ça va être aussi encombré que
le côlon d’Elvis en fin de parcours, et pour se garer,
j’ose même pas imaginer le boxon ! Et puis…
— Bla, bla, bla, lancèrent les trois autres cuistots à
l’unisson.
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Irrité, Rickey fronça les sourcils puis esquissa un
sourire forcé.
— Va donc voir ta mère, lui recommanda Tanker.
Prends un peu de bon temps, pour une fois. Chope-toi
quelques perles.
— Moi, ramasser des perles ? Manquerait plus que
ça ! On en a déjà trois sacs-poubelle entiers au grenier
alors que je peux même pas blairer mardi gras.
— À La Nouvelle-Orléans, tout le monde doit
avoir au moins trois sacs-poubelle remplis de perles
au grenier, répliqua Tanker. C’est pas marqué dans la
Constitution mais c’est tout comme. Si t’as pas ton
quota, t’es une pourriture communiste.
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Finalement, à 9 heures, l’équipe était encore au
grand complet. Après une matinée passée à servir
de la bouillasse à des Chalmatiens tout bourrés, ils
avaient grand besoin d’un petit remontant eux aussi.
Cuistots et serveurs se retrouvèrent au bar, où Mo
décapsula des bières et servit du whisky bourbon on
the rocks. Elle avait les pieds en purée mais continuait
à servir de bon cœur… à condition qu’on ne lui
mette plus un cocktail mimosa ni un brin de céleri
sous le nez.
— Ouah, je m’étais pas tapé un service aussi pourri
depuis Escargot, commenta Rickey avant de porter
un verre de Wild Turkey à ses lèvres.
Escargot était l’hôtel-restaurant où il avait travaillé
comme saucier avant de lancer le concept d’Alcool
avec G-man.
— Clair ! Moi, je m’étais pas tapé un service aussi
pourri depuis Tequilatown, carrément, renchérit
G-man.
Tous deux avaient sévi dans cet attrape-touristes
du Vieux Carré, d’où ils s’étaient fait virer en même
temps que tout le reste de la brigade, pour avoir bu
une bière pendant les heures de travail. L’indignation
alors ressentie avait instillé en Rickey l’idée de créer
un restaurant où l’on encouragerait l’ébriété.
— Moi, mon pire taf, c’était au Nouvelle-Orléans,
dit à son tour Tanker. Tu parles d’un nom… Un
remake de ce vieux restau bien classe où Golden
George Costello, le gangster, traînait ses guêtres.
Les proprios prononçaient le nom à la française, et
si t’avais le malheur de pas en faire de même, tu te
faisais passer un savon.
— Qu’est-ce qu’il avait de si nase, ce restau ? voulut
savoir Marquis.
— En fait, au début je m’y plaisais plutôt pas mal.
On servait de la bouffe méditerranéenne avec une
touche créole. J’étais sous-chef, là-bas. On pouvait
pas trop se lâcher vu que le Vieux Carré, c’est pas
très funky, mais on pouvait quand même exprimer
notre créativité de temps en temps. On préparait
des crevettes à l’ail avec de la paella au riz noir,
du tajine d’agneau, ce genre de trucs. On avait de
bonnes critiques et des clients enthousiastes. Et
puis, d’un coup, la direction s’est mise à flipper,
genre : « Mais attends, c’est pas normal ! C’est pas
du tout ce que Golden George aimait manger ! Faut
absolument revenir aux sources ! » Alors, très vite,
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on s’est retrouvés à faire des putain d’écrevisses à
l’étouffée et du putain de poulet Pontalba, comme
tout le monde sur Bourbon Street et sur dix rues à
la ronde. Vous savez pourquoi je me suis barré, au
final ?
— Non, vas-y, raconte, rebondit gentiment Mo,
qui connaissait pourtant la suite par cœur.
— Le grand patron avait appris je-sais-pas-tropcomment que ce bon vieux Golden George s’amusait à planquer des diamants dans les petits plats
de ces dames ; sûrement pour impressionner une
pouffiasse qui lui avait tapé dans l’œil. Du coup, ça
lui avait donné l’idée, à notre boss, d’organiser un
concours à la con, une sorte de galette des ois version
bling-bling. On fourrait des faux diamants dans les
desserts des clientes. Celles qui avaient la chance de
tomber sur un de ces joyaux à deux balles pouvaient
entrer en lice pour gagner un diamant véritable. J’ai
posé ma dem’ quand, pour la seconde fois, une bourgeoise d’Uptown s’est pété une dent à cause d’une
pierre en toc. Je me suis dit qu’ils allaient pas tarder
à avoir une série de procès au cul et à disparaître de
la circulation.
— Putain, les boules, lâcha Rickey. Des fois, ça
m’arrive de me prendre la tête et de me dire que
notre concept est un peu niais… Mais à côté de ça,
on est vraiment des petits génies !
— Notre concept est loin d’être niais, arrête, intervint G-man qui finissait sa deuxième bière. Il aurait
pu le devenir, mais tant qu’on fait de la bonne bouffe,
on a aucune raison de rougir.
Rickey acquiesça. Puis, repensant à la tambouille
qu’ils venaient de débiter, il engloutit son verre d’une
traite.
Quand les camions commencèrent à défiler, aux
alentours de midi, Rickey et G-man étaient postés
sur le terrain vague à l’angle de St. Claude Street et
Tupelo, sur la rive, côté centre-ville, conformément
aux instructions de Brenda. Ils avaient fini par se
garer chez les parents de G-man, à quelques pâtés
de maisons de là. La température avait monté mais
demeurait agréable et le ciel était juste assez couvert
pour filtrer la chaleur sans paraître trop menaçant.
La foule agglutinée ici était éclectique au possible,
même pour La Nouvelle-Orléans : des noirs et des
blancs, des jeunes et des anciens, des gens costumés,
d’autres non. Si l’on se déguisait de moins en moins
pour mardi gras, çà et là, des squelettes, des dragqueens, des lolitas peinturlurées à l’air peu recommandable et un lugubre personnage sous un masque
en caoutchouc à l’effigie de Nixon s’offraient tout de
même au regard.
St. Claude Street n’était plus de toute première
fraîcheur mais une poignée de magnifiques chênes
centenaires déployaient toujours leurs branches
noueuses au-dessus des supérettes décrépites et des
garages automobiles un peu louches. Les passagers des camions lançaient par brassées des colliers
de perles qui, pour certains, allaient se loger dans
les branchages, où ils resteraient pendus pendant
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des mois, voire des années. Les klaxons étaient si
puissants qu’ils faisaient trembler les murs délabrés. Entre ce grabuge et la cacophonie de la foule,
impossible de signaler sa présence aux membres de
la confrérie, même en hurlant comme un putois.
Heureusement, Brenda savait où les trouver. Son
camion était décoré selon le thème : « Qu’est-ce que
tu mijotes ? » Comme tous ses confrères, elle portait
un tablier blanc et une toque de chef. Ils déversèrent
un raz-de-marée de perles sur Rickey et G-man :
de longs cordons métalliques, des perles égayées de
médaillons clignotants, une paire de perles roses
démesurées alourdies de crevettes en plastique et de
bottes de pêcheurs miniatures. Brenda réussit même
à larguer sur G-man, en plein visage, un gros sac
de perles pas encore ouvert (il devait bien peser un
kilo), lui tordant une branche de lunettes au passage.
Mais, bonne pâte, il lui accorda le bénéfice du doute
et convint que c’était sans doute un accident. On
était à La Nouvelle-Orléans, après tout : qu’y avait-il
de si étonnant à se prendre, sans raison, une déferlante de perles en pleine tronche ? Ce n’était qu’un
des nombreux aléas de mardi gras.
Après cet épisode rafraîchissant, ils retournèrent
chez les Stubbs, où ils déjeunèrent malgré l’heure
tardive et s’humectèrent de nouveau le gosier. Les
parents de G-man, Elmer et Mary Rose, regardaient les retransmissions télévisées du carnaval. Les
chaînes d’information avaient dépêché des envoyés
spéciaux à tous les endroits stratégiques où défilaient les embarcations les plus prestigieuses : sur
un balcon de Bourbon Street ou bien de St. Charles
Avenue, où des pique-niques en famille s’improvisaient à même les rails du tramway. Après manger,
Rickey et G-man tentèrent de filer sans leurs perles,
mais en vain.
— Vous pouvez pas laisser ça ici, les garçons,
objecta Mary Rose. On en a déjà sept sacs entiers à
croupir dans la buanderie.
Quand, enfin, ils regagnèrent leur petite maison
shotgun tout en long sur Marengo Street, l’aprèsmidi touchait à sa fin. G-man tomba sur un match
de basket à la télé. Rickey s’étendit sur le canapé,
histoire de mettre au repos son dos qui le lançait
toujours et s’assoupit avant la fin du deuxième quarttemps. Quand il se réveilla, le match était fini et
G-man zappait à toute allure. Il s’arrêta sur wyes, la
chaîne publique locale, où virevoltaient des centaines
de danseurs tout de paillettes vêtus.
— Oh pitié, pas le bal, putain ! grogna Rickey la
voix engluée de sommeil. C’est super chiant ! Des
milliers de petites pépettes de la haute qui se pavanent devant Rex et Henri Schindler, et qui bla-blatent à propos du carnaval. « Oh, mardi gras c’est trop
magique, c’est comme de la neige en été ! »
— Non regarde, ça y est, les greluches c’est fini.
Là ils vont entamer le Meeting of the Courts 7, et ce
moment-là, il est plutôt cool.
7. Cérémonie de clôture des festivités de mardi gras à La
Nouvelle-Orléans, où le roi et la reine du Carnaval rencontrent
le roi et la reine de la société de Comus. (N.D.T.)
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— Cool, mon cul, oui, rétorqua Rickey.
Il se redressa tout de même pour admirer la cérémonie en grande pompe. On se laissait facilement
happer par la solennité du spectacle.
À l’écran se tenait Rex, le roi du Carnaval, un gros
bonnet local qui, le temps d’une journée, se voyait
érigé en véritable monarque tout droit sorti d’une
légende arthurienne. Son identité n’était révélée que
le jour même, quand sa cour et lui défilaient depuis les
quartiers chics jusqu’au Vieux Carré, avant d’ouvrir
le bal à l’auditorium municipal, le soir.
Comus, la face obscure des festivités, n’était pas
un roi mais un dieu. Anonyme, il portait un masque
fendu d’un sourire inquiétant renouvelé chaque
année. Tout ce que l’on savait de lui c’était qu’il avait
le bras encore plus long et le compte en banque plus
rempli que Rex : c’est lui qui, à l’ombre du trône, tirait
les ficelles. La doyenne des confréries à l’ancienne, le
Mistick Krewe of Comus, avait cessé de défiler en
1993 à la suite d’un arrêté municipal stipulant que
toutes les organisations publiques devaient « jouer
la carte de l’intégration », s’ouvrir à la mixité raciale.
Comus et ses acolytes avaient préféré boycotter définitivement le défilé plutôt que de salir leur image en
acceptant un noir au sein de leur krewe (dans une ville
où, rappelons-le, les trois quarts de la population sont
afro-américains). Depuis ce jour, ils se contentaient
d’organiser leur bal princier. À minuit, les deux cours
se rencontraient et proclamaient la fin du carnaval.
Les yeux lourds de fatigue, Rickey et G-man regardaient Rex, moulé dans des collants blancs et coiffé
d’une couronne dorée, s’approcher du trône de Comus.
Ce dernier fit un pas en avant puis leva sa coupe
­d’argent pour trinquer avec le monarque, et, comme
les dieux sont au-dessus des rois, Rex s’inclina.
— Je sais qui c’est ! s’écria Rickey, se redressant
d’un bond.
— Tout le monde le sait, répondit G-man, blasé,
c’est Alfred Gremillon. Son portrait était à la une du
Times-Picayune, ce matin. Comme d’hab’, quoi.
— Je parlais pas de Rex. Je sais qui est Comus.
G-man balaya le salon d’un regard inquiet. Le
personnage de Comus lui avait toujours paru sinistre
au possible, et le refus d’accepter la communauté noire
n’avait pas fait remonter sa confrérie dans son estime.
— Hmmm hmmm, répondit-il, un peu sceptique.
Derrière son masque et sa perruque, avec toutes ses
capes hyper bizarres et ses fanfreluches à la con, ça
pourrait être n’importe qui.
— Non, j’t’assure, je le reconnais. Mate un peu
comment il se recroqueville, comment il garde son
bras gauche un peu replié. C’est Clancy Fairbairn.
Clancy Fairbairn était un de ces magnats de La
Nouvelle-Orléans qui semblaient faire leur miel de la
moindre entreprise locale un peu juteuse sans être réellement associé stricto sensu à aucune d’elles. Il faisait
partie des conseils d’administration d’Entergy8, de la
8. Entergy est une société américaine qui approvisionne
2,7 millions de clients en électricité en Arkansas, en Louisiane,
au Mississippi et au Texas. Elle aurait commis de nombreux
manquements lors de la reconstruction de La Nouvelle-Orléans
après Katrina. (N.D.T.)
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commission municipale pour la redynamisation du
centre-ville, du casino flottant Pot O’Gold, de ­l’Institut
Audubon et de toute structure locale qui dégageait des
bénéfices ou gérait ceux des autres. C’était aussi un
habitué d’Alcool, un client tatillon, du genre à exiger
que le chef vienne en personne le saluer à sa table. En
se pliant à cette volonté, Rickey avait découvert qu’un
de ses bras était atrophié, conséquence d’une attaque
de polio survenue quand il était enfant. Il suffisait
de voir Fairbairn soulever son verre pour se rendre
compte qu’il était quelque peu diminué.
— T’as peut-être raison, dit G-man quand la
caméra s’attarda sur le visage de Comus. On dirait
bien ses yeux. Fourbes et rusés.
— C’est lui, c’est sûr. J’en mettrais ma main
à couper. Oh, non j’y crois pas, putain : on sert à
bouffer à Comus. Les boules !
— Pas la peine d’en faire un plat. Je parie que tous
les gros pleins de fric de la ville ont dîné chez nous
au moins une fois.
— Peut-être, mais avec Comus, c’est différent. Il y
vient au moins une fois par mois !
— Arrête de l’appeler comme ça, ok ? T’es pas
censé connaître son identité.
— Mais qu’est-ce que ça peut foutre ? répliqua
Rickey.
Puis il se leva du canapé pour se dégourdir les
jambes mais dut marquer un temps d’arrêt, les traits
crispés de douleur.
— C’est pas comme s’il pouvait m’entendre,
reprit-il.
— Je sais bien, répondit G-man.
Pourtant, il parcourut à nouveau les lieux d’un
regard furtif. Élevé dans la foi catholique, il ne réussissait pas à se départir de certaines croyances et la
présence d’une divinité, fût-elle éphémère, le rendait
nerveux.
— Mais au fait, tu ne m’as toujours pas dit pourquoi
tu boites depuis ce matin. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Alors Rickey raconta l’épisode du sac d’huîtres.
D’ordinaire, G-man se montrait toujours plus indulgent, voire laxiste, que Rickey vis-à-vis des autres
membres de la brigade ; mais cette fois, il s’indigna
de la négligence de Marquis.
— Il fait chier, le jeunot. Tu te serais pas bousillé le
dos s’il avait fait son boulot.
— Oh, arrête, c’est pas de sa faute, G. Bon, ok, il a
laissé traîner le bousin, mais c’est pas de sa faute si je
m’y suis pris comme un manche pour le soulever. Ça
va passer. Dans deux ou trois jours, je sentirai plus
rien. Allez, éteins cette daube, on va se pieuter.
Au moment où il appuya sur la télécommande,
G-man entraperçut Comus une dernière fois, juste
avant que les minces fentes abritant ses mirettes et
le rictus farouche peint sur ses lèvres ne s’effacent
pour faire place à l’écran noir. « Clancy Fairbairn ? »
se demanda-t-il, chassant aussitôt cette pensée. Il
n’avait vraiment aucune envie de savoir qui se cachait
derrière ce masque.

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