Soul Kitchen
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Soul Kitchen
Poppy Z. Brite Soul Kitchen Traduit de l’anglais (États-Unis) par Morgane Saysana Soul Kitchen a été achevé la veille du jour fatidique où l’ouragan Katrina s’est abattu sur La NouvelleOrléans. Dans le chaos laissé par la catastrophe, une certitude s’est imposée à moi : cet ouvrage, je ne pouvais que le dédier aux lecteurs et amis qui nous avaient empêchés de sombrer durant ces moments invivables. À eux, mais aussi à Buddy Dilberto, Big Chief Tootie Montana, Joseph Casamento, Mary et Ernest Hansen, Clarence « Gatemouth » Brown, Marisol, le Commander’s Palace, Angelo Brocato’s, la sauce piquante Crystal, Christian’s, Camp-A-Nella’s, la bière Dixie, Mandina’s, le restaurant Mandich, le grill Camellia, Liuzza’s, Dooky Chase, Adam’s BBQ, 5 Wille Mae’s Scotch House, le grill Ruth’s Chris sur Broad Street, Charlie’s, le grill Crescent City Steakhouse, Wagner’s Meat, King Roger’s Seafood, le Circle Food Store, Bruning’s, Sid-Mar’s, Rockey & Carlo’s, la marina de Frank Campo (à Shell Beach), ainsi qu’à toutes celles et tous ceux que nous avons perdus en 2005 ; à tout ce que nous avons perdu. Certains nous reviendront, d’autres pas. Tous sont irremplaçables. Qu’est-ce que la soul food ? C’est simple : dites-moi où est votre âme et je vous dirai ce que vous avez envie de manger. Leah Chase, restauratrice à La Nouvelle-Orléans Sic volo, sic jubeo (Ainsi je veux, ainsi je l’ordonne) Devise du Mistick Krewe of Comus1 1. Le Mistick Krewe of Comus est la plus célèbre confrérie de mardi gras à La Nouvelle-Orléans. Ses membres ont inventé le système même des confréries et contribué à draper le carnaval d’un voile de mystère. (N.D.T.) Prologue Dix ans plus tôt au Top Spot La toute première fois que Milford Goodman et Eileen Trefethen se disputèrent, ce fut au sujet du slogan qu’elle voulait imprimer sur les menus : « Plus d’art au mètre carré que dans n’importe quel autre restaurant de la ville. » S’il avait accepté le poste de chef de cuisine, ce n’était pas pour nourrir des curieux venus reluquer des œuvres. Non, il voulait des clients qui prennent ses plats au sérieux. — Oh, cesse de faire ta fine bouche ! avait pesté Eileen, lui recrachant sa fumée à la figure. C’était une grande femme blanche élancée, toujours affublée de tenues tarabiscotées qui se voulaient originales et d’un surplus de barrettes dans ses cheveux auburn pastel. 11 Soul Kitchen 12 — Les gens se doutent que la nourriture sera bonne. Je me suis donné un mal de chien pour constituer cette superbe collection et j’ai bien envie de la montrer. D’ailleurs, c’est moi la patronne ici, donc ce genre de décisions, c’est moi qui les prends. Toi, tu es chef, alors occupe-toi de tes fourneaux. Aux yeux de Milford, la « superbe collection » ressemblait tout au plus à une série de dessins d’enfants ponctuée d’étranges crochets-portemanteaux sur lesquels on risquait de s’éborgner pour peu qu’on soit un peu distrait. Les œuvres pullulaient sur les murs de la salle à manger, s’infiltraient jusque dans le passe-plat. Elles finiraient par envahir la cuisine s’il n’y opposait aucune résistance. Mais certains combats étaient vains au Top Spot, il le savait. Seuls trois ou quatre établissements avaient confié les rênes de leur cuisine à un noir, dans cette ville. Du haut de ses trente-trois ans, Milford était le plus jeune du lot. État de fait qu’Eileen ne manquait pas de lui rappeler dès qu’il exprimait la moindre contrariété. — Quand je t’ai déniché, tu n’étais qu’un vulgaire chef de partie chez Reilly’s ; et tu pourrais rétrograder en un clin d’œil. Alors, avant de l’ouvrir, Milford, rappelle-toi qui met du beurre dans tes épinards… ou plutôt dans ton manioc. Chez Reilly’s, son employeur précédent, il avait été bien plus qu’un simple chef de partie ; chargé du service du soir, il dirigeait une brigade de trente larrons. Mais à quoi bon reprendre Eileen ? Elle le savait très bien. Mais elle avait l’art et la manière de réécrire l’histoire à son avantage. Après la bisbille au sujet du slogan, les querelles se firent de plus en plus violentes et fréquentes, mais ils réussirent tout de même à nouer, bon an mal an, une relation de travail. Milford était satisfait du salaire que lui versait Eileen et de la liberté créative qu’elle lui accordait. Eileen adorait la patte culinaire de Milford, mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était en vanter les mérites auprès de ses clients les plus huppés. — Mais où avez-vous trouvé une telle perle, Eileen ? — Oh, je l’ai sauvé d’une pauvre gargote sur Canal Street. Ce n’était qu’un illustre inconnu, à l’époque. Mais c’est mieux ainsi : ça nous a permis de nous forger notre propre réputation tous les deux… Grâce au talent de Milford et à celui d’Eileen pour appâter le chaland, le Top Spot se mit à faire parler de lui. Dans une de ses critiques gastronomiques, le Times-Picayune lui décerna quatre haricots. Gourmet le cita dans un panorama des restaurants de La Nouvelle-Orléans où l’on servait de la cuisine créole teintée d’une touche de fantaisie (mais pas plus), l’image d’Épinal que le reste du pays avait de cette ville, surnommée « Big Easy » par tous ceux qui n’y habitaient pas. L’endroit attirait une clientèle éclectique et branchée : l’élite politique noire avec qui Eileen avait sympathisé pendant ses années de militantisme antiségrégation ; les artistes dont les croûtes et portemanteaux ornaient les murs ; la fine fleur des confréries de mardi gras issue du très cossu Garden District. Si la notoriété de Milford 13 Soul Kitchen 14 était encore loin de celle d’un Paul Prudhomme ou d’un Lenny Duveteaux, beaucoup lui prédisaient un avenir prometteur et le suivaient de près. Lors de son dernier soir au Top Spot, Milford concocta plusieurs spécialités : fricassée d’écrevisses façon Clemenceau, rôti de porc dans le filet accompagné d’un gratin d’huîtres à la créole et vivaneau entier grillé. C’était plutôt calme ce jour-là et, une fois le service terminé, il décida de briquer la cuisine de fond en comble. Les plongeurs lui prêtèrent main-forte pour ôter les tapis en caoutchouc, lessiver le sol à la serpillière, éponger les portes en verre des armoires réfrigérées et récurer toutes les surfaces. Une fois la tâche accomplie, il paya une tournée à sa brigade puis laissa chacun vaquer à ses activités. Seul au milieu de sa cuisine désormais impeccable, il se délectait de l’inhabituelle propreté immaculée quand Eileen entra, balaya la pièce du regard et demanda : — Tu n’étais pas censé nettoyer la cuisine « de fond en comble », ce soir ? Milford devina d’emblée qu’elle avait passé une sale soirée. Jouant la patronne commerçante et zélée, elle prenait elle-même les réservations et accueillait les clients en personne. Mais bien sûr, ainsi placée en première ligne, elle payait les pots cassés en cas de litige. Ce soir-là, une tablée de dix s’était présentée pour apprendre que la réservation était passée à l’as. Soit ils étaient persuadés d’avoir appelé mais ne l’avaient pas fait, soit Eileen les avait tout bonnement oubliés. Elle parvint à leur dégotter une table qui se libérerait d’ici peu, mais il leur fallut patienter au bar, où leur irritation ne fit qu’empirer, au point qu’ils déclinèrent les cocktails gracieusement offerts par la maison ; originaires de l’Utah, ils ne buvaient pas d’alcool. Ce genre d’imprévus avait le don de mettre Eileen dans tous ses états et mieux valait, alors, la brosser dans le sens du poil. — Ça me paraît plutôt propre, se réfréna Milford. — Tu plaisantes, j’espère ? s’emporta-t-elle, foulant le sol fraîchement lavé à grandes enjambées, manquant de renverser le seau d’eau grise. Milford, quand je dis « propre », c’est propre, d’accord ? Regarde-moi cette crasse amassée sous le frigo ? C’est immonde ! Viens voir ici ! Un peu sur ses gardes, Milford se pencha sans se presser pour jeter un œil sous l’armoire réfrigérée. Le sol en béton était décoloré et recouvert de taches en tout genre mais il ne vit rien qui ressemblât de près ou de loin à de la crasse. — Où ça, Eileen ? — Ici, autour des pieds. La saleté s’est complètement cristallisée dessus. Elle toucha du bout du doigt les pieds métalliques du réfrigérateur un peu obsolète. — Il y a bien deux centimètres de crasse là-dessous. C’est immonde ! Vas-y touche-moi ça, pour voir ! Du bout de son index imposant, Milford gratta le sol autour des pieds de l’appareil. — C’est rien que des taches. Si leur vue vous dérange, faut acheter un frigo dernier cri posé à même le sol. En plus, ça allégerait la facture d’électricité. 15 Soul Kitchen 16 Avant même d’avoir terminé sa phrase, il regretta d’avoir abordé un sujet qui fâche. Quand Eileen était mal lunée, lui suggérer d’allonger la monnaie pour quoi que ce soit, même dans l’optique de faire des économies à long terme, relevait de la provocation. — C’est ton joker, ou quoi ? Au moindre problème, tu me ressers le même laïus. Vas-y, Eileen, aboule l’oseille ! Ça va tout résoudre ! De toute façon Eileen est richissime, pas vrai ? Si elle fait sa radine avec toi, c’est par pure méchanceté. Elle est mesquine Eileen, hein ? Tout serait tellement plus simple si elle détendait un peu les cordons de sa bourse ! Mais écoute-moi bien : je sais que tu as été privé quand tu étais petit et que ce n’est pas de ta faute si tu ne comprends rien aux affaires, mais ce n’est pas du tout comme ça qu’on gère son business, Milford. Si je commence à jeter mon argent par les fenêtres à chacune de tes lubies… Ça y est, elle était lancée. Milford s’appuya contre le plan de travail et l’écouta déverser son fiel, s’efforçant de laisser les mots glisser sur lui sans atteindre son cerveau. S’il y prêtait attention, il savait qu’il sortirait de ses gonds. Et s’il sortait de ses gonds, ils se hurleraient dessus une fois de plus. Depuis quelque temps, ce genre de scène éclatait trop souvent. Il n’ignorait pas que leurs différends faisaient jaser, qu’à chaque prise de bec, des rumeurs circulaient en salle : on disait qu’il allait poser sa démission ou se faire virer. L’un ou l’autre finirait bien par arriver, de toute façon. Mais il n’avait aucune envie que ça soit ce soir. Sa paye en poche, une bonne journée de repos en perspective, il était de bonne humeur et comptait boire un verre quelque part (pas au Top Spot, en tout cas) puis rentrer se coucher. — Eileen ? glissa-t-il quand elle reprit sa respiration. — Quoi ? — Bonne nuit. Il saisit sa meule à couteaux et quitta la cuisine. Elle n’avait qu’à vider elle-même le seau. Au pire, le sous-chef s’en chargerait en arrivant demain matin. Debout dans la salle à manger, Eileen tentait de recouvrer ses esprits. Tout le monde avait quitté les lieux et elle fermerait boutique pour rentrer à la maison dès qu’elle serait en état de conduire. Mais pour l’instant, elle avait toujours la tremblote et des larmes de rage au bord des cils. Elle était consciente qu’elle risquait de perdre Milford si elle continuait à l’enguirlander sans raison. Démissionner serait une grave erreur, du genre irréparable, et il aurait bien du mal à retrouver un emploi aussi lucratif et créatif. Mais il n’était qu’un homme… et les hommes se courroucent et se fourvoient lorsqu’on froisse leurs fragiles égos. Incapable de reconnaître ses torts, Eileen se ferait pardonner de manière détournée, comme toujours : en glissant une petite prime de vingt dollars dans l’enveloppe contenant le prochain salaire de Milford. 17 Soul Kitchen Elle croyait dur comme fer que, s’ils avaient à choisir, la plupart des chefs opteraient sans hésiter pour de l’argent plutôt que du respect. Dans son dos, une sculpture en acier représentant un arbre garni d’une multitude de fines « feuilles » métalliques tinta, comme chaque fois qu’on poussait la porte d’entrée. Elle se retourna, persuadée que c’était Milford. Pour une fois, il estimait peut-être qu’il avait dépassé les bornes et qu’il lui devait des excuses, à elle. Mais ce n’était pas lui. Un frisson de terreur lui glaça le cœur. — Oh, c’est toi… Tu sais très bien que je ne veux plus te voir ici. 18 Une heure après avoir quitté le Top Spot, Milford s’était assis dans le parc Audubon pour regarder le clair de lune taquiner les eaux sombres du petit lac. Hormis la circulation sur St. Charles Avenue et quelques rares hululements, le parc n’était que silence et paix nocturne. Pas vraiment d’humeur à s’immerger dans le brouhaha et la fumée d’un bar, il s’était arrêté dans une épicerie de nuit Time Saver pour y acheter quelques bières Miller High Life qu’il était venu boire ici, tranquille, en solo. Il passerait par la banque pour y déposer son chèque avant de rentrer à la maison. Il glissa la main dans la poche de son pantalon à motif pied-de-poule, mais n’y trouva rien. — Fait chier ! Ça lui revenait, à présent : quand Eileen lui avait remis son enveloppe, il était en pleine préparation de pommes de terre brabant2 pour accompagner sa fricassée d’écrevisses et, au lieu de le fourrer dans sa poche ou dans son étui à couteaux, il l’avait distraitement posé sur l’étagère au-dessus de sa position. Tout d’abord, il se dit qu’il passerait le chercher le lendemain mais, n’ayant toujours pas payé son loyer, il lui fallait encaisser l’argent au plus vite. Il espérait qu’Eileen serait déjà partie : ainsi, il n’aurait qu’à se faufiler avec son passe pour récupérer son dû. Son agacement quelque peu atténué par l’effet de la bière, Milford retourna au restaurant, se gara et marcha jusqu’à l’entrée. Il y avait encore de la lumière et la porte n’était pas verrouillée. Et merde. S’il le fallait, il dirait à Eileen qu’il s’en voulait de l’avoir mise en rogne ; il se sentait assez groggy pour ravaler sa fierté. Il ne la trouva pas dans la salle à manger. Parfait. Peut-être était-elle dans son bureau, à l’étage ? Auquel cas, il pourrait s’immiscer dans la cuisine sans être vu. D’ordinaire, elle préférait s’enfermer quand elle restait toute seule là-haut… Bizarre… Les bonnes manières de Milford l’emportèrent sur l’envie d’éviter sa patronne. — Eileen ? lança-t-il. Rien. — Eileen ? Derrière lui, il entendit un bruit de dégoulinade. Il se retourna et vit une gouttelette opaque choir d’une 2. Dés de pommes de terre sautées nappés de beurre fondu à l’ail. (N.D.T.) 19 branche de l’arbre métallique acéré puis s’écraser au sol dans une flaque qui s’élargissait à vue d’œil. — Eileen ! vociféra-t-il. Il la découvrit derrière le bar. On avait brisé sur son dos un tableau représentant des magnolias bien plus colorés que ceux créés par Dame Nature. Les débris d’une plaque de céramique en forme d’oreille étaient éparpillés autour de son visage et même incrustés dans sa chair. À en croire son état, on avait dû lui infliger d’autres sévices plus atroces encore. Un léger son continu s’échappait de la cuisine. Milford partit d’un bond dans cette direction, enfonça les portes battantes et arriva juste à temps pour apercevoir une silhouette familière qui s’évanouissait par l’entrée de service. Son sang ne fit qu’un tour ; il comprit qu’il venait de se fourrer dans un redoutable guêpier. Pourtant, il tourna les talons et se rua vers Eileen. À peine eut-il le temps de tâter son poignet pour vérifier son pouls, que des faisceaux rouges et bleus s’engouffrèrent à travers la porte vitrée, inondant la pièce d’une lueur céleste, éthérée. — hé toi, là-bas, t’es grillé ! claironna une voix filtrée par un mégaphone. mets les mains derrière la tête et sors d’ici tout de suite. Aujourd’hui, chez Alcool Chapitre 1 Mardi gras s’ouvrit sur une aube humide et froide. Il y avait déjà bien deux heures que les quatre cuistots étaient aux fourneaux, à concocter un petit déjeuner de circonstance pour la mère de Rickey et sa confrérie, qui s’apprêtaient à défiler en camion. Cette tradition est un phénomène endémique à La Nouvelle-Orléans. Aux antipodes des embarcations éblouissantes, truffées de fioritures dont s’enorgueillissent les confréries les plus influentes, leurs homologues moins prestigieuses arpentent les rues à bord de caisses en bois géantes traînées par des cabines de semi-remorques qui klaxonnent à tue-tête. Les passagers de ces chars de fortune choisissent un sujet (« légendes sportives de La Nouvelle-Orléans », par exemple, ou encore « desserts préférés ») et décorent 23 Soul Kitchen 24 leur camion de papier aluminium et de crépon selon la thématique retenue. Certains cassent leur tirelire et investissent dans des sweat-shirts ornés de motifs liés au thème. Mais la plupart des perles, gobelets et autres babioles qu’ils lancent à la foule sont glanés lors d’autres parades, voire du mardi gras précédent. Les défilés de camions sont une facette d’un carnaval plus populaire, la version « cols bleus » de celui que voient les touristes agglutinés sur Bourbon Street. Pour une certaine frange de la population locale, ils sont une véritable institution. Rickey et G-man ne faisaient pas partie de ce segment, du moins pas ce jour-là. Ils tenaient un restaurant assez prisé, et la mère de Rickey avait réussi à les convaincre de préparer un petit déjeuner festif pour la confrérie des Chalmatiens, ainsi baptisée car la plupart de ses membres venaient du Neuvième District de La Nouvelle-Orléans ou de la banlieue contiguë, Chalmette. Rickey et G-man avaient grandi dans le Neuvième District mais l’avaient quitté à l’âge de 18 ans, il y avait un peu plus d’une décennie. De leur jeunesse dans ce quartier chaud, ils n’avaient conservé que l’accent rauque et guttural un peu analogue à celui de Brooklyn et une repartie musclée qui n’épargnait personne : cuistot tire-auflanc, fournisseur mal achalandé, client geignard… tous en prenaient pour leur grade. Après quinze ans à trimer ensemble et presque autant de vie commune, Rickey et G-man étaient comme cul et chemise ; chacun connaissait par cœur les habitudes de travail de l’autre, et ils formaient un duo de choc en cuisine, aussi complémentaires que couteau et fourchette. Ce matin, ils avaient en renfort Tanker, leur pâtissier qui, en secret, n’était autre qu’un excellent chef saucier refoulé, et Marquis, une jeune recrue très vive d’esprit. Au début, il n’avait le droit de toucher qu’aux salades : le vrai larbin, quoi. Mais depuis quelque temps, il participait à l’élaboration des plats chauds, les soirs plus « tranquilles ». Aujourd’hui, sa mission consisterait à cuire au four et en continu bacon, saucisses et toasts, à maintenir le niveau d’eau dans les bainsmarie loués pour l’occasion et à découper du céleri pour les bloody mary. Après avoir réchauffé la marmite d’écrevisses à l’étouffée préparées la veille au soir, Tanker s’était attelé à la confection d’une montagne de gruau3. G-man, le co-chef de Rickey, le véritable pilier de la cuisine, incorporait du beurre clarifié à des jaunes d’œufs dans un bain-marie en vue d’obtenir une sauce hollandaise pour les œufs Sardou de Rickey. Grand échalas noueux, ses cheveux bruns et ras dissimulés sous une casquette de base-ball violette à l’effigie des Hornets de La Nouvelle-Orléans, G-man plissait les yeux et les gardait rivés sur la sauce, à travers des lunettes noires qu’il ne quittait presque jamais. Il avait tenté de dissuader Rickey de mettre au menu ce plat casse-tête, trop chronophage 3. Le gruau (grits en anglais) est une semoule à base de maïs typique du sud des États-Unis, à laquelle on ajoute souvent du fromage (N.D.T.) 25 Soul Kitchen 26 et sophistiqué, mais sans succès. Ils n’avaient pas baptisé leur établissement Alcool pour rien, avait rétorqué Rickey. Chaque plat était égayé d’une rincette de vin ou de spiritueux, insérée sous une forme ou une autre ; un concept sur mesure pour La Nouvelle-Orléans, où l’on adore s’enivrer. Pour ne pas faillir totalement à leur règle d’or, Rickey avait décidé qu’au moins un des plats de ce petit déjeuner comporterait une petite note alcoolisée, et ce furent les œufs Sardou : des œufs pochés juchés sur des fonds d’artichaut, nappés de sauce hollandaise, le tout servi sur un lit de crème d’épinards arrosée d’Herbsaint. — De la vraie bouillasse, grommela Rickey après avoir goûté les épinards. Un peu moins grand que G-man, Rickey avait un léger embonpoint (dommage collatéral de nombreuses années passées à goûter ses plats) qui n’avait pas empêché la presse culinaire nationale de saluer son allure en l’adoubant « chef glamour ». Mais ses traits étaient durcis par une crispation qui le taraudait jour et nuit, même au plus fort de l’ébriété ou du sommeil. — On devrait la vendre en petits pots pour bébé, cette daube ! continua-t-il. J’ai l’impression de régresser au temps où je faisais les brunchs dans un hôtel. — Alors pourquoi tu t’es embarqué là-dedans ? demanda Tanker. Ou, plutôt, pourquoi tu nous as foutus dedans ? Un p’tit dèj pour trois cents personnes : t’es maso, ou quoi ? — Ils sont pas trois cents. Enfin, si, en tout dans la confrérie… mais ils vont pas tous se pointer ici. — Ça, c’est ce que tu crois, intervint G-man. — Ma mère a demandé à ses collègues de s’inscrire par coupon-réponse. Pigé ? On aura cent quatrevingts bouches à nourrir. On envoie la purée, ils s’empiffrent. Et hop, tout le monde est content ! — Ouais, ouais. Mais, à l’origine, qu’est-ce qui t’a pris d’accepter ce plan foireux, Rickey ? insista Tanker. T’es plutôt du genre à faire le difficile, d’habitude. Ce type de graille merdique te débecte. — Je sais… concéda Rickey, remontant le bandana bleu qui recouvrait son front et délogeant avec son pouce une goutte de sueur qui lui embuait l’œil gauche. Mais c’est ma maman, tu comprends ? Elle me demande jamais rien. — À part de beaux petits-enfants, glissa G-man. Depuis des années, la mère de Rickey se bornait à ignorer le rôle privilégié que jouait G-man dans la vie de son fils. — Et tu sais aussi bien que moi qu’elle ne sera jamais grand-mère, la pauvre. Alors j’me suis dit qu’on lui devait au moins ça. Et puis, ils sont plutôt généreux, ces bouffons, au final. — Chez nous, c’est le contraire : ma daronne, elle en peut plus des minots, déclara Marquis. Si elle pouvait démissionner de son taf de mamie… Ma rœus’ vient tout juste d’en pondre un cinquième. — Les boules. — Et le daron la laisse se démerder toute seule. — Ils ont tous le même père ? s’enquit Tanker. 27 Soul Kitchen 28 Marquis leva les yeux vers son collègue et le toisa, comme pour décider si une question de petit blanc naïve à ce point méritait une réponse. — Hé nan, mec, finit-il par dire avant de se remettre à étaler des lamelles de bacon sur une plaque métallique. Benjamin d’une fratrie italo-irlandaise de six, G-man se réjouissait en secret que ses parents soient déjà les heureux aïeux d’une douzaine de petitsenfants. Une chance car, sans cela, sa mère, malgré ses convictions catholiques rigides, les aurait sans doute tannés, Rickey et lui, pour qu’ils se procurent un bébé d’une manière ou d’une autre. Cela dit, être propriétaire d’un restaurant c’était un peu comme avoir sur les bras un bébé de deux cent cinquante kilos qui ne grandirait pas. Financé, à l’origine, par un des chefs les plus people de La Nouvelle-Orléans (Lenny Duveteaux, un multimillionnaire véreux trempé dans diverses magouilles), Alcool volait désormais de ses propres ailes et ses patrons avaient bon espoir de racheter la part de Lenny grâce à une coquette somme dont Rickey avait hérité dans d’étranges circonstances l’année passée. Seul bémol : la majeure partie de ce legs consistait en une propriété au Texas ; Lenny possédait donc toujours 25 % du restaurant. Heureusement, ses deux propres enseignes tournant très bien, il était trop accaparé pour s’ingérer dans l’intendance d’Alcool. Rickey reposa la crème d’épinards dans la desserte réfrigérée et retourna à la chambre froide chercher une boîte d’œufs. Les autres cuistots l’avaient supplié de se rabattre sur une préparation en poudre ; cela lui aurait grandement simplifié la tâche, et quand celle de Rickey se voyait allégée, la leur aussi. Mais il n’était pas homme à emprunter de tels raccourcis. S’il lui arrivait de vendre son cul de temps à autre, jamais il ne jouerait les shoemakers 4. Il brouillerait donc les œufs à l’ancienne, délicatement, sans se presser, au bain-marie, ajoutant une noisette de beurre par-ci, par-là jusqu’à ce qu’ils deviennent parfaitement onctueux et revêtent l’unique texture acceptable selon ses critères d’exigence. Et si les Chalmatiens se contentaient de les enfourner par pelletées dans le gouffre qui leur servait d’estomac, trop avinés pour différencier cocos faits maison et cocos chimiques, il pourrait toujours se féliciter de les avoir préparés dans les règles de l’art. Et cette satisfaction était une de ses raisons d’être. En trois ans, Alcool avait réussi à se forger une bonne clientèle et une réputation de lieu branché. Entre les combines de Lenny, l’engouement de la presse culinaire, un prestigieux prix James Beard et quelques polémiques à doses homéopathiques, c’était désormais un établissement très coté, parmi les plus célèbres de La Nouvelle-Orléans. (Dans cette ville qui recensait plusieurs restaurants centenaires, il faudrait au moins une décennie à Alcool pour s’émanciper de la catégorie « nouveau restaurant ».) Rickey ne savait trop que penser de cette branchitude. Cette 4. Terme local pour désigner les mauvais cuisiniers, les gâtesauces. (N.D.T.) 29 Soul Kitchen 30 étiquette qu’on leur avait collée, ajoutée aux propos navrants d’un journaliste de Food & Wine qui s’était extasié sur sa « belle gueule de noceur athlétique et juvénile », lui avait valu une image médiatique aux antipodes de sa routine éreintante, celle d’un chef qui lutte au quotidien pour faire tourner une cuisine de renommée internationale. Se prêter au jeu de ce petit déjeuner était un pied de nez, une façon de résister à la starification. Préparer de la « bouillasse » pour trois cents arriérés des faubourgs de La Nouvelle-Orléans ? Voilà qui aurait fait froncer leur nez poudré de coke à plus d’un chef dans le vent. Rickey, au contraire, se considérait toujours comme un prolo du bayou et jubilait à l’idée de concocter un repas si radicalement plébéien. Perdu dans ses pensées, il manqua de trébucher contre un objet volumineux traînant par terre. Perçant l’obscurité de la chambre froide, il vit qu’il s’agissait d’un sac d’huîtres en toile de jute. La confrérie avait insisté pour qu’on bricole un simulacre de bar à huîtres, à la grande joie de ces pervers pour qui une douzaine de mollusques crus, glacés, trempés dans du ketchup, de la sauce au panais et du tabasco contribuaient à un petit déjeuner énergétique. (Rickey aimait les huîtres, lui aussi, mais pas à 7 heures du matin.) Marquis était censé trimballer les coquillages jusqu’en salle et les disposer sur de la glace pour qu’ils restent frais en attendant qu’arrive le type chargé de les ouvrir. Mais apparemment, il avait oublié. Rickey allait beugler pour le rappeler à l’ordre puis se ravisa. Marquis était sur la bonne voie et deviendrait à coup sûr un bon cuisinier, mais il avait tendance à se disperser. S’il quittait sa position maintenant pour s’occuper des fruits de mer, son bacon risquait de cramer ou pire encore. Alors, au lieu de le déranger, Rickey se baissa pour empoigner le sac de vingt-cinq kilos et le hisser sur son épaule. Au moment même où il le souleva, il comprit qu’il s’y était pris comme un manche. L’instant d’après, une douleur aiguë lui déchira le bas du dos. — Aïïïïïïïïïïïïe-ouh-putaaaaaaain ! hurla-t-il. Par réflexe, il eut envie de poser ses mains là où il avait mal, mais il se retint : s’il lâchait le fardeau maintenant, il serait incapable de le soulever à nouveau. Au lieu de cela, il le remonta encore un peu pour bien le caler contre son épaule, retint sa respiration et attendit que le mal se manifeste pour évaluer la gravité de la situation. La douleur s’enflamma, s’enroula autour de sa colonne vertébrale comme un fil de fer chauffé à blanc, puis s’installa tel un visiteur qui, venant de trouver un coin douillet, prévoit d’y nicher durablement. Alcool avait beau être un lieu branché, question décoration, il n’avait pas grand-chose à voir avec ces endroits dits « tendance » : pas de sculptures métalliques acérées, pas de murs rouge passion, pas de bassins d’eau de mer surmontés d’un plancher de verre, pas de tableaux géants représentant des fruits et légumes, pas de kitscheries orientales. Rickey contrôlait tout dans les moindres détails ; et comme 31 Soul Kitchen 32 il affectionnait l’atmosphère rétro des restaurants historiques de La Nouvelle-Orléans, la salle à dominante vert sombre était sélecte et intimiste à la fois, son aspect chaleureux renforcé par l’éclairage feutré et le lambris orné de petits miroirs. En temps normal, la salle serait peuplée d’hommes en costard-cravate ou en polo, accompagnés de femmes en robe de soirée, bercés par le cliquetis des couverts, grisés par les subtiles odeurs de grande cuisine et de pain frais. Ce matin, elle pullulait d’individus en sweat-shirt rose portant l’inscription krewe of chalmatians5 ainsi que le logo de la confrérie, un chien au pelage moucheté doté d’une chevelure extravagante. Ce dessin humoristique était censé représenter un dalmatien, pour jouer sur le nom de la confrérie, mais il ressemblait davantage à un chihuahua qui aurait chopé la varicelle. Presque toutes les femmes étaient coiffées de choucroutes aussi exubérantes que celle de leur mascotte. Les hommes étaient plutôt dégarnis dans l’ensemble. Il n’était que 6 h 45 mais les joyeux drilles de la confrérie, déjà bien imbibés, faisaient un sacré bataclan. — Raymond ! Hé, Raymond ! J’espère que tu vas pas te coincer la main dans le bordel comme l’année dernière, hein ? — Oh, Marie, tu me fatigues. Arrête un peu avec ça. — Comment qu’c’est, ma poule ? Ça doit bien faire d’puis vendredi ou p’têt ben sam’di qu’j’ai pas vu ta bouille ! 5. Confrérie des Chalmatiens. (N.D.T.) Derrière le zinc, Mo, la petite amie de Tanker, barmaid en chef chez Alcool, servait des cocktails mimosas6 tout en déversant des litres de bloody mary et de vodka orange qu’elle avait préparés dans d’immenses pichets le matin même. Les serveurs allaient et venaient sans relâche, débarrassant les assiettes sales et alimentant le buffet en continu. L’ouvreur, à qui on avait enfin remis le sac d’huîtres fatidique, glissait la courte lame plate dans l’interstice entre le chapeau et le dessous des coquillages puis disposait par douzaines les bivalves ouverts sur des plateaux de glace pilée. Au beau milieu de ce charivari, la mère de Rickey, Brenda Crabtree (elle avait repris son nom de jeune fille juste après son divorce, un quart de siècle plus tôt), resplendissait avec sa teinture cuivrée Belle Color flambant neuve et ses lunettes papillon aux coins sertis de petits diamants. Elle était escortée par son bon ami, Monsieur Claude, qui, comme d’habitude, se contentait d’écouter passivement, l’air humble et gentil. — C’est chez mon fiston, ici ! répétait-elle à qui mieux mieux. Il est célèbre, vous savez. Il a même eu une super-critique dans le magazine À table ! (Elle voulait bien sûr parler de Bon Appétit !) En cuisine, un rictus de douleur crispa le visage du chef célèbre quand il se pencha pour se 6. Cocktail importé par les Français et devenu un élément presque incontournable des brunchs à La Nouvelle-Orléans. Il consiste en trois doses de champagne mélangées avec deux doses de jus d’orange. (N.D.T.) 33 Soul Kitchen 34 r éapprovisionner en œufs. Il eut si mal qu’il ne put réfréner un gémissement. Malgré le brouhaha des plats qui rissolaient et des ustensiles qui s’entrechoquaient, son petit cri parvint à G-man, désormais lancé dans la préparation du pain perdu. — Mais qu’est-ce qui va pas, ce matin ? héla-t-il. Tu clopines depuis tout à l’heure… On dirait le dahu. — Oh, c’est que dalle, mentit Rickey. Je me suis juste un peu vrillé le dos, j’crois. Rien de grave. En réalité, la douleur s’était intensifiée au point de lui donner la nausée. Mais pas question de laisser transparaître quoi que ce soit. Une fois le service terminé, il ferait peut-être part de ses déboires à G-man, mais pour l’heure : « Motus et bouche cousue. » En cuisine, pas de pitié pour les canards boiteux ; ses petits bobos, on les gardait pour soi. Brûlé ? Tu voyais en ta boursouflure le sceau d’honneur d’une secte d’initiés, au même titre que les tatouages, arborés par tous ou presque. Un doigt coupé ? Tu le couvrais d’un pansement, de ruban adhésif ou tu le rafistolais à la Super Glu si l’entaille était vraiment mauvaise, et tu te remettais au turbin illico. Chez Alcool, la plupart des cuistots avaient déjà donné ; tous avaient les avantbras zébrés de brûlures, le dos des mains cloqué par les éclaboussures de graisse chaude, les pieds en compote, comme démolis à coups de marteau. La tâche était ardue et douloureuse mais dans l’univers ultra-macho des fourneaux, les brigades étaient aussi tendres que des bandes de pirates, et malheur aux pleurnichards ! Ils s’exposaient aux pires moqueries voire à un coup de pied au cul, direction la sortie. Par-dessus ses lunettes noires, G-man lança un regard inquisiteur à Rickey mais se garda de dire quoi que ce soit. Lui faire part de ses doutes devant toute l’équipe aurait constitué une sévère violation du code déontologique de caïds en vigueur entre ces murs. — Enfin bref, reprit Rickey. On n’en a plus que pour deux heures à tout casser. Les Chalmatiens démarrent leur parade à l’autre bout de la ville, sur St. Claude Street, donc ils auront tous dégagé à 8 h 30 au plus tard. Du coup, à 9 heures on plie boutique et on se rentre. — Vous allez mater le défilé ? demanda Tanker. — J’sais pas trop… Ma mère veut qu’on y aille (G-man tiqua sur ce « on » et roula les yeux en signe d’exaspération). Mais avec le défilé de Zulu, ça va être carrément bouché partout. — T’as qu’à passer par Broad Street, suggéra Marquis. Tu peux couper jusqu’à St. Claude après Jackson Street. Les chars de Zulu s’arrêtent toujours par là, ils vont pas plus loin. — Je sais, je sais. Y a des années que je me balade en caisse entre le Neuvième District et les beaux quartiers, alors j’vois pas pourquoi je le ferais pas un jour de mardi gras. Mais ça va être aussi encombré que le côlon d’Elvis en fin de parcours, et pour se garer, j’ose même pas imaginer le boxon ! Et puis… — Bla, bla, bla, lancèrent les trois autres cuistots à l’unisson. 35 Soul Kitchen Irrité, Rickey fronça les sourcils puis esquissa un sourire forcé. — Va donc voir ta mère, lui recommanda Tanker. Prends un peu de bon temps, pour une fois. Chope-toi quelques perles. — Moi, ramasser des perles ? Manquerait plus que ça ! On en a déjà trois sacs-poubelle entiers au grenier alors que je peux même pas blairer mardi gras. — À La Nouvelle-Orléans, tout le monde doit avoir au moins trois sacs-poubelle remplis de perles au grenier, répliqua Tanker. C’est pas marqué dans la Constitution mais c’est tout comme. Si t’as pas ton quota, t’es une pourriture communiste. 36 Finalement, à 9 heures, l’équipe était encore au grand complet. Après une matinée passée à servir de la bouillasse à des Chalmatiens tout bourrés, ils avaient grand besoin d’un petit remontant eux aussi. Cuistots et serveurs se retrouvèrent au bar, où Mo décapsula des bières et servit du whisky bourbon on the rocks. Elle avait les pieds en purée mais continuait à servir de bon cœur… à condition qu’on ne lui mette plus un cocktail mimosa ni un brin de céleri sous le nez. — Ouah, je m’étais pas tapé un service aussi pourri depuis Escargot, commenta Rickey avant de porter un verre de Wild Turkey à ses lèvres. Escargot était l’hôtel-restaurant où il avait travaillé comme saucier avant de lancer le concept d’Alcool avec G-man. — Clair ! Moi, je m’étais pas tapé un service aussi pourri depuis Tequilatown, carrément, renchérit G-man. Tous deux avaient sévi dans cet attrape-touristes du Vieux Carré, d’où ils s’étaient fait virer en même temps que tout le reste de la brigade, pour avoir bu une bière pendant les heures de travail. L’indignation alors ressentie avait instillé en Rickey l’idée de créer un restaurant où l’on encouragerait l’ébriété. — Moi, mon pire taf, c’était au Nouvelle-Orléans, dit à son tour Tanker. Tu parles d’un nom… Un remake de ce vieux restau bien classe où Golden George Costello, le gangster, traînait ses guêtres. Les proprios prononçaient le nom à la française, et si t’avais le malheur de pas en faire de même, tu te faisais passer un savon. — Qu’est-ce qu’il avait de si nase, ce restau ? voulut savoir Marquis. — En fait, au début je m’y plaisais plutôt pas mal. On servait de la bouffe méditerranéenne avec une touche créole. J’étais sous-chef, là-bas. On pouvait pas trop se lâcher vu que le Vieux Carré, c’est pas très funky, mais on pouvait quand même exprimer notre créativité de temps en temps. On préparait des crevettes à l’ail avec de la paella au riz noir, du tajine d’agneau, ce genre de trucs. On avait de bonnes critiques et des clients enthousiastes. Et puis, d’un coup, la direction s’est mise à flipper, genre : « Mais attends, c’est pas normal ! C’est pas du tout ce que Golden George aimait manger ! Faut absolument revenir aux sources ! » Alors, très vite, 37 Soul Kitchen 38 on s’est retrouvés à faire des putain d’écrevisses à l’étouffée et du putain de poulet Pontalba, comme tout le monde sur Bourbon Street et sur dix rues à la ronde. Vous savez pourquoi je me suis barré, au final ? — Non, vas-y, raconte, rebondit gentiment Mo, qui connaissait pourtant la suite par cœur. — Le grand patron avait appris je-sais-pas-tropcomment que ce bon vieux Golden George s’amusait à planquer des diamants dans les petits plats de ces dames ; sûrement pour impressionner une pouffiasse qui lui avait tapé dans l’œil. Du coup, ça lui avait donné l’idée, à notre boss, d’organiser un concours à la con, une sorte de galette des ois version bling-bling. On fourrait des faux diamants dans les desserts des clientes. Celles qui avaient la chance de tomber sur un de ces joyaux à deux balles pouvaient entrer en lice pour gagner un diamant véritable. J’ai posé ma dem’ quand, pour la seconde fois, une bourgeoise d’Uptown s’est pété une dent à cause d’une pierre en toc. Je me suis dit qu’ils allaient pas tarder à avoir une série de procès au cul et à disparaître de la circulation. — Putain, les boules, lâcha Rickey. Des fois, ça m’arrive de me prendre la tête et de me dire que notre concept est un peu niais… Mais à côté de ça, on est vraiment des petits génies ! — Notre concept est loin d’être niais, arrête, intervint G-man qui finissait sa deuxième bière. Il aurait pu le devenir, mais tant qu’on fait de la bonne bouffe, on a aucune raison de rougir. Rickey acquiesça. Puis, repensant à la tambouille qu’ils venaient de débiter, il engloutit son verre d’une traite. Quand les camions commencèrent à défiler, aux alentours de midi, Rickey et G-man étaient postés sur le terrain vague à l’angle de St. Claude Street et Tupelo, sur la rive, côté centre-ville, conformément aux instructions de Brenda. Ils avaient fini par se garer chez les parents de G-man, à quelques pâtés de maisons de là. La température avait monté mais demeurait agréable et le ciel était juste assez couvert pour filtrer la chaleur sans paraître trop menaçant. La foule agglutinée ici était éclectique au possible, même pour La Nouvelle-Orléans : des noirs et des blancs, des jeunes et des anciens, des gens costumés, d’autres non. Si l’on se déguisait de moins en moins pour mardi gras, çà et là, des squelettes, des dragqueens, des lolitas peinturlurées à l’air peu recommandable et un lugubre personnage sous un masque en caoutchouc à l’effigie de Nixon s’offraient tout de même au regard. St. Claude Street n’était plus de toute première fraîcheur mais une poignée de magnifiques chênes centenaires déployaient toujours leurs branches noueuses au-dessus des supérettes décrépites et des garages automobiles un peu louches. Les passagers des camions lançaient par brassées des colliers de perles qui, pour certains, allaient se loger dans les branchages, où ils resteraient pendus pendant 39 Soul Kitchen 40 des mois, voire des années. Les klaxons étaient si puissants qu’ils faisaient trembler les murs délabrés. Entre ce grabuge et la cacophonie de la foule, impossible de signaler sa présence aux membres de la confrérie, même en hurlant comme un putois. Heureusement, Brenda savait où les trouver. Son camion était décoré selon le thème : « Qu’est-ce que tu mijotes ? » Comme tous ses confrères, elle portait un tablier blanc et une toque de chef. Ils déversèrent un raz-de-marée de perles sur Rickey et G-man : de longs cordons métalliques, des perles égayées de médaillons clignotants, une paire de perles roses démesurées alourdies de crevettes en plastique et de bottes de pêcheurs miniatures. Brenda réussit même à larguer sur G-man, en plein visage, un gros sac de perles pas encore ouvert (il devait bien peser un kilo), lui tordant une branche de lunettes au passage. Mais, bonne pâte, il lui accorda le bénéfice du doute et convint que c’était sans doute un accident. On était à La Nouvelle-Orléans, après tout : qu’y avait-il de si étonnant à se prendre, sans raison, une déferlante de perles en pleine tronche ? Ce n’était qu’un des nombreux aléas de mardi gras. Après cet épisode rafraîchissant, ils retournèrent chez les Stubbs, où ils déjeunèrent malgré l’heure tardive et s’humectèrent de nouveau le gosier. Les parents de G-man, Elmer et Mary Rose, regardaient les retransmissions télévisées du carnaval. Les chaînes d’information avaient dépêché des envoyés spéciaux à tous les endroits stratégiques où défilaient les embarcations les plus prestigieuses : sur un balcon de Bourbon Street ou bien de St. Charles Avenue, où des pique-niques en famille s’improvisaient à même les rails du tramway. Après manger, Rickey et G-man tentèrent de filer sans leurs perles, mais en vain. — Vous pouvez pas laisser ça ici, les garçons, objecta Mary Rose. On en a déjà sept sacs entiers à croupir dans la buanderie. Quand, enfin, ils regagnèrent leur petite maison shotgun tout en long sur Marengo Street, l’aprèsmidi touchait à sa fin. G-man tomba sur un match de basket à la télé. Rickey s’étendit sur le canapé, histoire de mettre au repos son dos qui le lançait toujours et s’assoupit avant la fin du deuxième quarttemps. Quand il se réveilla, le match était fini et G-man zappait à toute allure. Il s’arrêta sur wyes, la chaîne publique locale, où virevoltaient des centaines de danseurs tout de paillettes vêtus. — Oh pitié, pas le bal, putain ! grogna Rickey la voix engluée de sommeil. C’est super chiant ! Des milliers de petites pépettes de la haute qui se pavanent devant Rex et Henri Schindler, et qui bla-blatent à propos du carnaval. « Oh, mardi gras c’est trop magique, c’est comme de la neige en été ! » — Non regarde, ça y est, les greluches c’est fini. Là ils vont entamer le Meeting of the Courts 7, et ce moment-là, il est plutôt cool. 7. Cérémonie de clôture des festivités de mardi gras à La Nouvelle-Orléans, où le roi et la reine du Carnaval rencontrent le roi et la reine de la société de Comus. (N.D.T.) 41 Soul Kitchen 42 — Cool, mon cul, oui, rétorqua Rickey. Il se redressa tout de même pour admirer la cérémonie en grande pompe. On se laissait facilement happer par la solennité du spectacle. À l’écran se tenait Rex, le roi du Carnaval, un gros bonnet local qui, le temps d’une journée, se voyait érigé en véritable monarque tout droit sorti d’une légende arthurienne. Son identité n’était révélée que le jour même, quand sa cour et lui défilaient depuis les quartiers chics jusqu’au Vieux Carré, avant d’ouvrir le bal à l’auditorium municipal, le soir. Comus, la face obscure des festivités, n’était pas un roi mais un dieu. Anonyme, il portait un masque fendu d’un sourire inquiétant renouvelé chaque année. Tout ce que l’on savait de lui c’était qu’il avait le bras encore plus long et le compte en banque plus rempli que Rex : c’est lui qui, à l’ombre du trône, tirait les ficelles. La doyenne des confréries à l’ancienne, le Mistick Krewe of Comus, avait cessé de défiler en 1993 à la suite d’un arrêté municipal stipulant que toutes les organisations publiques devaient « jouer la carte de l’intégration », s’ouvrir à la mixité raciale. Comus et ses acolytes avaient préféré boycotter définitivement le défilé plutôt que de salir leur image en acceptant un noir au sein de leur krewe (dans une ville où, rappelons-le, les trois quarts de la population sont afro-américains). Depuis ce jour, ils se contentaient d’organiser leur bal princier. À minuit, les deux cours se rencontraient et proclamaient la fin du carnaval. Les yeux lourds de fatigue, Rickey et G-man regardaient Rex, moulé dans des collants blancs et coiffé d’une couronne dorée, s’approcher du trône de Comus. Ce dernier fit un pas en avant puis leva sa coupe d’argent pour trinquer avec le monarque, et, comme les dieux sont au-dessus des rois, Rex s’inclina. — Je sais qui c’est ! s’écria Rickey, se redressant d’un bond. — Tout le monde le sait, répondit G-man, blasé, c’est Alfred Gremillon. Son portrait était à la une du Times-Picayune, ce matin. Comme d’hab’, quoi. — Je parlais pas de Rex. Je sais qui est Comus. G-man balaya le salon d’un regard inquiet. Le personnage de Comus lui avait toujours paru sinistre au possible, et le refus d’accepter la communauté noire n’avait pas fait remonter sa confrérie dans son estime. — Hmmm hmmm, répondit-il, un peu sceptique. Derrière son masque et sa perruque, avec toutes ses capes hyper bizarres et ses fanfreluches à la con, ça pourrait être n’importe qui. — Non, j’t’assure, je le reconnais. Mate un peu comment il se recroqueville, comment il garde son bras gauche un peu replié. C’est Clancy Fairbairn. Clancy Fairbairn était un de ces magnats de La Nouvelle-Orléans qui semblaient faire leur miel de la moindre entreprise locale un peu juteuse sans être réellement associé stricto sensu à aucune d’elles. Il faisait partie des conseils d’administration d’Entergy8, de la 8. Entergy est une société américaine qui approvisionne 2,7 millions de clients en électricité en Arkansas, en Louisiane, au Mississippi et au Texas. Elle aurait commis de nombreux manquements lors de la reconstruction de La Nouvelle-Orléans après Katrina. (N.D.T.) 43 Soul Kitchen 44 commission municipale pour la redynamisation du centre-ville, du casino flottant Pot O’Gold, de l’Institut Audubon et de toute structure locale qui dégageait des bénéfices ou gérait ceux des autres. C’était aussi un habitué d’Alcool, un client tatillon, du genre à exiger que le chef vienne en personne le saluer à sa table. En se pliant à cette volonté, Rickey avait découvert qu’un de ses bras était atrophié, conséquence d’une attaque de polio survenue quand il était enfant. Il suffisait de voir Fairbairn soulever son verre pour se rendre compte qu’il était quelque peu diminué. — T’as peut-être raison, dit G-man quand la caméra s’attarda sur le visage de Comus. On dirait bien ses yeux. Fourbes et rusés. — C’est lui, c’est sûr. J’en mettrais ma main à couper. Oh, non j’y crois pas, putain : on sert à bouffer à Comus. Les boules ! — Pas la peine d’en faire un plat. Je parie que tous les gros pleins de fric de la ville ont dîné chez nous au moins une fois. — Peut-être, mais avec Comus, c’est différent. Il y vient au moins une fois par mois ! — Arrête de l’appeler comme ça, ok ? T’es pas censé connaître son identité. — Mais qu’est-ce que ça peut foutre ? répliqua Rickey. Puis il se leva du canapé pour se dégourdir les jambes mais dut marquer un temps d’arrêt, les traits crispés de douleur. — C’est pas comme s’il pouvait m’entendre, reprit-il. — Je sais bien, répondit G-man. Pourtant, il parcourut à nouveau les lieux d’un regard furtif. Élevé dans la foi catholique, il ne réussissait pas à se départir de certaines croyances et la présence d’une divinité, fût-elle éphémère, le rendait nerveux. — Mais au fait, tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu boites depuis ce matin. Qu’est-ce qui t’arrive ? Alors Rickey raconta l’épisode du sac d’huîtres. D’ordinaire, G-man se montrait toujours plus indulgent, voire laxiste, que Rickey vis-à-vis des autres membres de la brigade ; mais cette fois, il s’indigna de la négligence de Marquis. — Il fait chier, le jeunot. Tu te serais pas bousillé le dos s’il avait fait son boulot. — Oh, arrête, c’est pas de sa faute, G. Bon, ok, il a laissé traîner le bousin, mais c’est pas de sa faute si je m’y suis pris comme un manche pour le soulever. Ça va passer. Dans deux ou trois jours, je sentirai plus rien. Allez, éteins cette daube, on va se pieuter. Au moment où il appuya sur la télécommande, G-man entraperçut Comus une dernière fois, juste avant que les minces fentes abritant ses mirettes et le rictus farouche peint sur ses lèvres ne s’effacent pour faire place à l’écran noir. « Clancy Fairbairn ? » se demanda-t-il, chassant aussitôt cette pensée. Il n’avait vraiment aucune envie de savoir qui se cachait derrière ce masque.