dossier tdl n°16 télécharger ici - Terrains de Luttes

Transcription

dossier tdl n°16 télécharger ici - Terrains de Luttes
les do ssi ers de
16
L’anti-syndicalisme :
plongée dans les techniques patronales de combat
L’anti-syndicalisme plonge ses racines dans une longue tradition réactionnaire et l’anti-communisme. Il dispose d’appuis historiques
dans le patronat, notamment dans le patronat de la métallurgie qui a très tôt cherché à s’organiser et se donner les moyens de casser
toute représentation ouvrière. Mais il prend aussi des formes nouvelles. Les méthodes de management évoluent elles-mêmes afin de
briser toute opposition interne dans les entreprises. Ce dossier reprend une série de textes récents qui donnent un panorama assez
diversifié des pratiques contemporaines du patronat relevant de l’anti-syndicalisme. Il montre aussi qu’il est possible de s’opposer à
ces pratiques mais aussi sur le plan juridique.
16. 1.
L’Institut
Supérieur du
Travail
ou le syndicalisme
expliqué au
patronat
Encore récemment
avec le mouvement de
grève des pilotes Air
France, on a eu droit à
leurs fines analyses.
Dans la presse de
droite, dans C dans
l’air ou sur BFM
TV, les analystes de
l’Institut Supérieur
du Travail sont
omniprésents.
Avec un nom pareil,
on pourrait s’attendre
à trouver derrière
les portes de cet
institut de gentils
universitaires à
lunettes ou d’anciens
syndicalistes archivant
minutieusement les
traces du mouvement
ouvrier. Mais loin de
tout cela,
l’IST est une officine
patronale issue de la
collaboration et de
l’anticommunisme.
p. 2
16. 2.
Bernard Vivier et
son frère :
Un portrait des
actionnaires
de l’Institut
Supérieur du
Travail
Issu de l’anticommunisme et du
collaborationnisme,
l’Institut Supérieur
du Travail est-il
aujourd’hui débarrassé
de ses origines
réactionnaires ? On
peut en douter au
regard du parcours de
ses deux actionnaires
principaux : les
frères Bernard et
Henri Vivier. L’un et
l’autre multiplient
depuis trente ans les
accointances avec
les groupuscules
les plus radicaux et
conservateurs qui
soient.
p. 5
16. 3.
De quelques
tactiques
patronales
d’entrave
à l’action
syndicale L’exemple du
commerce et de
services
La répression
syndicale est
souvent réduite aux
discriminations
dont sont victimes
les syndicalistes,
à la fois parce que
la thématique de
la lutte contre les
discriminations
est dans l’air du
temps, portée par
des institutions et
facilement relayée
dans la sphère
publique, mais
aussi parce que les
victoires syndicales
emblématiques se
sont situées sur ce
terrain. Pourtant,
les discriminations
à l’encontre des
syndicalistes n’ont pas
seulement un coût
pour les individus.
Passer du point de
vue individuel au
point de vue collectif
est essentiel pour
comprendre la
fonctionnalité de la
répression syndicale
dans la lutte des
classes…
p. 7
16. 4.
Grande
distribution :
aux prises avec les
syndicats maison Embauché par l’un
des géants de la
grande distribution
au milieu des années
1990, Sylvain (prénom
modifié) est depuis
cette date employé
à la mise en rayon
dans un hypermarché
d’une grande ville de
province. En 1999, la
signature de l’accord
sur les 35 heures,
synonyme de perte
d’acquis, le pousse à
s’engager à la CGT. Il
raconte le quotidien
de la vie syndicale,
face à la direction
mais aussi face aux
syndicats proches
d’elle, en l’occurrence
FO et la CFDT.
La discrimination
syndicale passe par
la répression des
syndicats combatifs
et aussi par des
pratiques de
favoritisme envers les
syndicats conciliants.
p. 9
16. 5.
« Il est plus
facile de dire
qui n’a pas été
sanctionné »
La répression
anti-syndicale
chez BlueLink,
filiale d’Air France
(épisode 1)
L’Observatoire de
la répression et de
la discrimination
syndicales vient de
publier un rapport qui
dresse un bilan du
problème en France.
Terrains de luttes en
donne une illustration
à travers le cas édifiant
de BlueLink, filiale
d’Air France.
p. 11
16. 6.
« Nous sommes
devenus
l’ennemi n°1 » La répression
anti-syndicale
chez BlueLink,
filiale d’Air France
(épisode 2)
p. 13
2
les dossiers de terrain de luttes
16. 1.
L’Institut Supérieur du Travail
ou le syndicalisme expliqué au patronat
Encore récemment avec le mouvement de grève des pilotes Air France, on a eu droit à leurs fines analyses.
Dans la presse de droite, dans C dans l’air ou sur BFM TV, les analystes de l’Institut Supérieur du Travail sont omniprésents.
Avec un nom pareil, on pourrait s’attendre à trouver derrière les portes de cet institut de gentils universitaires à lunettes ou d’anciens
syndicalistes archivant minutieusement les traces du mouvement ouvrier. Mais loin de tout cela,
l’IST est une officine patronale issue de la collaboration et de l’anticommunisme.
C
e n’est pas un hasard si le nom de l’Institut supérieur du
travail rappelle celui de l’un des centres de formation de la
CGT de l’entre-deux-guerres, l’Institut supérieur ouvrier.
C’est dans le cadre du Centre confédéral d’éducation ouvrière que
le futur fondateur de l’Institut supérieur du travail, Guy Lemonnier
(1916-2011), alias Claude Harmel, rencontre deux jeunes militants
socialistes, pacifistes et comme lui professeurs, qu’il ne cessera de
côtoyer au cours de sa longue carrière. Le premier, Georges Lefranc (1904-1985), se fera un nom comme historien du mouvement
ouvrier. Le second, Georges Albertini (1911-1983), deviendra une
éminence grise très écoutée sous les IVe et Ve Républiques et surtout le grand manitou de l’anticommunisme en France [1].
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.1.)
Le bon vieux temps des années 1940
Ces syndicalistes réformistes sont alors proches de Syndicats, le
courant anticommuniste de la CGT qu’anime René Belin (18981977), nommé ministre du travail par le Maréchal Pétain [2]. Sur
le plan économique, ce sont des partisans du planisme, une sorte
de troisième voie entre collectivisme et libéralisme. Croyant en un
socialisme national, ils se rallieront sans peine à Vichy, jusqu’à, pour
certains, devenir pro-nazis. Georges Albertini seconde ainsi Marcel
Déat (1894-1955), un autre ex-socialiste, au sein du Rassemblement
national populaire, un parti collaborationniste et, cela va sans
dire, farouchement antisémite. Claude Harmel est l’un de ses plus
proches « collaborateurs ». Tous deux se vouent une admiration
réciproque, Albertini allant jusqu’à considérer que Harmel vaut
intellectuellement bien davantage que Marcel Déat. A la Libération,
les deux compères sont incarcérés à Fresnes pour « intelligence avec
l’ennemi » [3]. Après avoir été gracié, Albertini trouve rapidement
comment se relancer en politique. Avec le soutien de riches patrons
du Groupe des industries métallurgiques de la Région parisienne, il
s’investit dans l’anticommunisme systématique : fichage de militants,
financements de campagnes électorales, pression constante sur les
pouvoirs publics. Fini le dirigisme, désormais pour Albertini et ses
amis, ce sera le libéralisme à tout crin. Claude Harmel est de tous ces
combats. Il participe activement à la rédaction du Bulletin d’études et
d’informations politiques internationales qui devient Est-Ouest en 1956.
Son sujet de prédilection ? Dénoncer la mainmise du Parti communiste
sur la CGT, notamment au travers d’une feuille hebdomadaire, Les
Etudes sociales et syndicales (310 numéros entre 1955 et 1982).
A la fin des années 1960, Harmel commence à voler de ses propres
ailes, toujours sous le regard bienveillant d’Albertini. Tandis que
ce dernier conseille les princes, notamment Georges Pompidou,
Harmel veut mener la lutte directement dans les entreprises. Il
donne des cours à la Faculté autonome et cogérée d’économie et de
droit (la FACO), créée en 1968 après la fermeture de la Faculté de
droit de l’Institut catholique de Paris. A sa tête, un autre transfuge de
la CGT, Achille Dauphin-Meunier, passé par Vichy, converti au néolibéralisme et à la doctrine sociale de l’église. C’est sur ses conseils
et avec l’appui de Georges Lefranc que Claude Harmel crée l’Institut
supérieur du travail entre 1969 et 1971, selon les sources.
Avec la reconnaissance en 1968 des sections syndicales en
entreprises, puis la loi sur la formation professionnelle votée en
1971, il y avait un filon à exploiter : la demande patronale explose. Le
PDG de Pechiney est le premier à solliciter les services de Claude
Harmel pour ses cadres : « “Expliquez-leur ce que c’est !”, lui a-t-il
dit. Guy Lemonnier a fait alors une cinquantaine de conférences sur
l’histoire et les méthodes syndicales, notamment sur l’usage que les
syndicats font des droits qui leurs sont accordés. L’objectif était clair :
« connaître son ennemi afin d’éviter de faire des conneries” » [4]. Les
clients se bousculent au portillon : Aérospatiale, Air France, Total, les
Houillères du Nord, Pechiney, Prisunic, Thomson, Usinor, Valourec
[5], etc. Au menu des formations dispensées pour la modique
somme de 2 000 Francs (l’équivalent de 2 000 € d’aujourd’hui) :
« Méthodologie de l’action syndicale d’inspiration marxisteléniniste. La courroie de transmission CGT-PCF, la politique d’action
de la CGT, procédés d’organisation de la CGT, formation syndicale,
la propagande (analyse d’un film de propagande), procédés d’action
dans l’entreprise, l’action fractionnelle, des revendications aux
véritables objectifs, différents moyens d’influence » [6].
Sans surprise, avec ses parrains passés du collaborationnisme à
l’anticommunisme, et un financement massif du patronat, l’IST se
positionne d’emblée sur le terrain de la lutte contre le syndicalisme
d’inspiration communiste. « Mais c’est dans les années 1970 que
les réseaux Albertini vont donner toute leur mesure avec des jeunes
recrues comme Alain Madelin, Xavier Raufer ou encore Hervé Novelli,
“formés” dans les groupuscules fascisants Occident ou, plus tard,
Ordre Nouveau » [7]. Parmi les faits d’armes de cette jeune équipe
de barbouzes, financée par l’UIMM et en lien avec les services de
renseignement, figurent alors l’impression en masse de brochures
contre les ouvriers en lutte de LIP ou encore la diffusion de faux
journaux, préfigurant ce qui se passerait si « le rouge » Mitterrand
arrivait au pouvoir. C’est Xavier Raufer (de son vrai nom Christian
Bourgain), qui fait office de secrétaire général de l’IST.
Une vitrine aujourd’hui respectable ?
Tout ça c’est du passé, nous direz-vous. Les années 1970 sont
loin. Alain Madelin et Hervé Novelli (longtemps responsables de
la bibliothèque de l’IST où l’on pouvait croiser quelques fachos
identitaires essayant d’apprendre à lire) sont depuis devenus
ministres. De son côté, Xavier Raufer s’est reconverti en expert sur
l’insécurité [8]. Et l’Institut, lui-même, a su en partie faire oublier
l’histoire tumultueuse de ses fondateurs peu recommandables.
Les relations avec la nébuleuse Albertini se sont tout de même
maintenues longtemps. Si Claude Harmel quitte la direction de l’IST
en 1983 – année de la mort d’Albertini –, il reprend dès décembre
1984 la rédaction des Etudes sociales et syndicales (nouvelle série),
désormais publiées par l’IST. A partir de janvier 1985, l’officine
3
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.1.)
les dossiers de terrain de luttes
lance un nouveau périodique Les dossiers de l’IST dont le directeur
de publication se fait appeler Morvan Duhamel. De son vrai nom
Maurice Bourgeaux, Morvan Duhamel multiplie les pseudonymes
aussi divers que Paul Binic, Gilles Bréhat, Gilles Guirec et Yves
Josseli. Sous ces noms, c’est l’auteur d’une quarantaine de romans
d’espionnages – à croire qu’il connait bien ces milieux-là. Mais
Morvan Duhamel, c’est également un ancien des Jeunesses
nationales populaires du RNP, qui fréquente Georges Albertini
depuis qu’il a l’âge de 16 ans. A l’époque, les anciens collabos se
réunissaient dans l’appartement de sa mère [9].
Invités permanents de BFM Business et du Figaro, les dirigeants
de l’IST d’aujourd’hui savent se glisser dans les oripeaux rassurants
d’un observatoire « neutre » du mouvement syndical. Qu’un
mouvement de grève surgisse et les voilà tout disposés à produire
un discours valorisant l’ensemble des syndicats de cogestion. Le
plus souvent, ces animateurs se contentent en public de diffuser
une parole libérale (comme en décembre 1995 avec ce cycle de
conférences passionnant intitulé « Résilier au mieux un contrat de
travail ») [10]. Certains enseignent même à l’université à l’instar de
la « directrice des études sociales » de l’IST, Stéphanie Lecocq.
Et pourtant… Chassez le naturel réactionnaire ou anti-communiste
et voilà qu’il revient au galop ! Dites le mot CGT et Bernard Vivier,
jeune recrue des années 1980 et actuel directeur de l’IST, ne peut
que vanter les mérites de ses devanciers : « Claude Harmel et “les
études sociales et syndicales” ont depuis longtemps démontré cet
assujettissement de la CGT au Parti communiste » [11]. Et quand
Bernard Vivier publie un libelle intitulé Les ressources financières de
la CGT (1986), devinez qui se cache derrière le pseudonyme de son
coauteur René Milon ? Claude Harmel, évidemment ! Bref, les noms
changent, mais sur le fond, rien ne change. Alors, chers patrons
d’aujourd’hui, comment l’IST-il pourrait vous rendre service ?
Des formations pour comprendre
la « psychologie et le comportement du militant CGT »
Imaginez que vos cadres soient un peu timides et baissent les yeux
devant le représentant du personnel… Rassurez-vous l’IST propose
des formations pour leur remonter le moral et leur apprendre
quelques mécanismes d’auto-défense patronale. Inscrivez-les par
exemple à ce stage de six jours consacré aux « Orientations et
méthodes de l’action syndicale dans l’entreprise ». Ils vous reviendront
tels des guerriers du libéralisme, prêts à pourfendre toute velléité
de mouvement social. « Plus de 1 500 dirigeants d’entreprise » [12]
ont d’ailleurs déjà suivi ce magnifique programme vous apprenant
à différencier le syndicaliste « de rupture » du syndicaliste prêt à
collaborer.
Pour seulement 2 800 euros, votre cadre sera également capable
de parler le langage des relations sociales et sera ainsi mieux armé
pour conduire votre futur plan social. S’il est disponible, Bernard
Vivier pourra même se déplacer en personne, comme lors de cette
conférence du 22 septembre 2011 donnée aux patrons de l’UIMM du
Languedoc-Roussillon. Il vous expliquera alors les différences qui
traversent la galaxie des « désobéisseurs » [13].
En effet, selon Bernard Vivier, d’un côté il y a le militant CGT, cet être
un peu bestial, pour qui « la négociation est l’expression d’un rapport
de forces ». Sans doute des restes de marxisme que l’on peut relier à
cette « influence de militants du PCF et de militants trotskystes ». On
a un peu le même problème avec les militants de SUD, partisans
d’une véritable « guérilla juridique et “concession zéro”, qui a permis
le développement de spécialistes performants en droit du travail
parmi les militants ». Avec ces foutus syndicalistes de SUD on ne
peut pas faire grand-chose : ils se pensent comme « des opposants et
non des partenaires sociaux ».
En revanche, du côté de la CFDT c’est déjà plus jouable car ces
syndicalistes veulent généralement « transformer la réalité par la voie
du contrat et dialogue social ». Parlez-leur « sécurisation des parcours
professionnels » ou « formation professionnelle ». Et surtout profitez
de leur « culture développée de la négociation ». Mais attention le
militant CFDT varie. Son « comportement est très variable selon les
époques, les régions, les cultures professionnelles ». Et il arrive même
souvent que les « équipes militantes soient autonomes par rapport
à l’appareil syndical ». Attention ! C’est aussi un peu le cas avec FO
car si les « militants sont ouverts à la négociation » on déplore encore
« dans certaines U.D., certaines fédérations et à l’échelon confédéral,
quelques tendances trotskystes ». Oui Bernard Vivier a raison, il faut
toujours se méfier de certains ilots lambertistes. Non franchement le
mieux, c’est lorsque l’on a sous la main des militants de la CFE-CGC.
Eux, au moins, ont « le sens de l’entreprise et de ses exigences ». Ils
savent qui est le boss et sont mus par cette « volonté de participer
aux décisions sans chercher à transformer le pouvoir hiérarchique ».
En proposant une cartographie du monde syndical, les cadres de
l’Institut Supérieur du Travail produisent un savoir directement
orienté vers la casse d’un syndicalisme de luttes. Pour ce faire, ils
décortiquent les différentes traditions syndicales et leurs façons
d’organiser les salariés. Ils forment aussi les DRH à opposer aux
représentants du personnel la novlangue du management.
Ne dites pas licenciement et restructuration
mais bien « accompagnement du changement »
Si vous achetez de nouvelles machines et envisagez de licencier une
partie de vos employés, l’IST peut aussi vous aider. Peut-être aurezvous un jour la chance de croiser lors d’une formation de l’IST Jean-Luc
Vergne, ancien DRH de Sanofi, Elf Aquitaine ou encore PSA Peugeot
Citroën ? Son aide vous sera précieuse. L’homme a de l’expérience. Il
vous expliquera que dans une entreprise, il y a toujours « plusieurs
formes de résistances ». C’est navrant mais c’est ainsi. « Toute
transformation crée des incertitudes, casse des habitudes, et remet en
cause les “conforts” acquis […]. Des résistances émergent quasiment
toujours, prenant des formes variées selon les individus et les groupes :
inertie, zèle, discussions et ratiocinations sans fin, rébellions et/ou
grèves, sabotages et macadams, démotivation, etc. ». Rien que de très
normal. Lorsqu’il s’agit « des hommes et des femmes de l’entreprise […],
les réactions de ces humains peuvent être imprévisibles ».
Mais ne vous inquiétez pas ! Pour commencer, menez un audit en
faisant appel à des consultants. Une fois l’audit terminé, mettez-vous
à genou et tendez l’oreille vers le haut car « c’est au président qu’il
incombe de bien définir la stratégie, de dessiner une vision claire de
l’avenir et de définir ce que l’organisation a à gagner ». Alors seulement
vous pourrez vraiment commencer à manœuvrer le changement. La
première étape est de faire en sorte que les salariés « s’approprient la
solution retenue ». Puis il vous faudra « communiquer, communiquer,
communiquer »… Ensuite, veillez à ce que le middle management (un
mot moderne pour contremaître) relaie bien votre message. Enfin,
croisez les doigts et – ah oui – « un dernier point : veillez à ne pas
attenter à la santé des collaborateurs. C’est élémentaire, bien sûr, mais
cela va mieux en le disant ! » [14].
Si un conflit social éclate alors que vous appliquez ainsi
unilatéralement la solution du patron, Jean-Luc peut aussi vous
aider à négocier. Pour ce faire, il vous conseille de vous demander en
permanence « comment les organisations syndicales se positionnent
entre elles dans l’entreprise » ? Y-a-t-il « des conflits de leader » ou
des « problèmes de représentativité » ? Car voilà autant de failles
potentielles qu’il faudra savoir exploiter. Rencontrez vos syndicalistes
individuellement ! Ce « travail de couloir » est fondamental. Puis
le jour J, lors de la rencontre, patientez car chaque syndicaliste va
4
les dossiers de terrain de luttes
prendre la parole pendant 10 minutes : « c’est un tour de chauffe qui
permet à chacun de se mettre en train. […] Ces déclarations permettent
à chaque syndicat de marquer son territoire, et de se positionner par
rapport à ses homologues (et néanmoins rivaux !) ». Ce qui est vraiment
énervant pour un DRH, c’est quand ce sont les syndicalistes CGT ou
SUD qui parlent en premier car « en prenant la parole en premier, on a
le champ libre pour radicaliser les positions dès l’origine et amener les
autres organisations à devoir surenchérir ! ». Pour contrer cela, il vous
faut travailler « au plan de table ». Celui-ci n’est jamais « innocent » car
« l’organisation qui fait face à la délégation “patronale” bénéficie d’un
avantage logistique. » Si jamais la salle est envahie, sachez aussi qu’un
bon DRH doit rester calme : surtout « ne rien promettre ou accepter
sous le coup de l’émotion » car « si la négociation n’est pas un jeu, elle
n’en garde pas moins une dimension théâtrale ».
L’autre méthode de crevard que peut vous apprendre Jean-Luc
c’est de faire croire qu’en tant que DRH vous avez un pouvoir de
négociation alors qu’en fait vous êtes aux ordres du patron. Ça
marche, il l’a testé lui-même : « Lors des négociations salariales, je me
servais de longues suspensions de séance – jusqu’à une heure – pour
laisser croire que les discussions étaient ardues de mon côté, et pour
les laisser “mariner” un peu. Je revenais ensuite avec une proposition
qui avait été envisagée précédemment. »
On l’aura compris, à l’IST on aime la démocratie interne dans
l’entreprise mais pas trop.
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.1.)
Méfiez vous de la démocratie directe !
Le tableau ci-dessous résume particulièrement bien le cauchemar
ultime du DRH selon l’IST : des foutus gauchistes finissent par former
un comité de grève et les salariés désignent démocratiquement des
représentants auxquels se soumettent les représentants du Comité
d’Entreprise.
A l’IST on vous apprend ainsi à vous méfier de ces « mécanismes de
contrôle des foules » et de ces instances directes qui justifient « toutes
les formes de passage à l’acte » : « Émanant toujours d’une assemblée
générale du personnel, le comité se propose de dépasser les clivages
syndicaux et se constitue à partir de l’élection de délégués des salariés
par un vote direct et à main levée. […] Devenu tout puissant sur les
salariés, le comité de lutte peut alors s’attaquer au pouvoir hiérarchique :
par la culpabilisation, en provoquant le doute, voire par l’intimidation,
en usant de la menace. II s’agit d’une part de priver la masse des
salariés d’un lien hiérarchique de proximité qui pourrait subsister, et
d’autre part de remplacer l’encadrement par une hiérarchie parallèle
issue du comité de lutte, qui se pose comme le seul pouvoir légitime ».
Si malgré toutes ces recettes et formations, vous ne parvenez toujours
pas à mater vos salariés, vous pouvez envisager que votre Comité
d’Entreprise sollicite directement l’IST pour un audit. En dernier
recours, les plumes de l’IST sauront alors trouver les mots justes pour
casser le moral des plus réfractaires. Ce fut notamment le cas lorsque
la direction de Disneyland Paris a fait appel à ces vrais spécialistes du
dialogue social pour rédiger un rapport sur les compétences de ses
syndicalistes maison. « Les compétences des partenaires sociaux […] ne
correspondent pas à ce que la direction peut attendre d’une entreprise
comme Euro Disney » [15] ont résumé d’emblée les fins analystes
de l’IST. Puis ils ont pointé pêle-mêle dans un rapport ordurier « le
faible niveau des représentants du personnel », dont la plupart ont « un
niveau de culture générale très bas » voire souffrent de « problèmes
d’expression, d’orthographe et de compréhension » [16]. L’intérêt de faire
des audits aussi outranciers est simple. Il permet de repérer sur qui
l’encadrement pourra enfin s’appuyer. Dans ce cas d’espèce, si la CFDT
fut « scandalisée par ce torchon » qui présente les syndicalistes comme
« des analphabètes », la direction de Disneyland a réussi à trouver
un représentant de FO sur qui compter, celui-ci ayant publiquement
affirmé l’intérêt d’« accepter la critique » et le regard extérieur « qu’offre
ce rapport » susceptible de « faire avancer les choses ».
Après un tel rapport, vous pourrez en tant que patron proposer un
plan de formation sur les relations sociales à vos salariés… organisé
par l’IST bien sûr.
Un musée de la prose réactionnaire
Peu d’officines patronales peuvent ainsi se targuer de maintenir la
tradition du discours anti-communiste des années 1950. C’est bien
là la marque de fabrique de l’IST, une maison où malgré la chute du
mur et les évolutions géopolitiques de ces trente dernières années
flottent toujours dans l’air comme une odeur de Guerre froide.
Paradoxalement, cette ambiance est rassurante pour certains et leur
rappelle leurs jeunes années. En décembre 2006, l’Association pour
la liberté économique et le progrès social (ALEPS), dont Claude
Harmel a été l’un des initiateurs et le secrétaire général, célèbre ses
40 ans dans les locaux de l’UIMM « en présence d’Alain Madelin,
ancien ministre, et d’Hervé Novelli, alors député, mais [en 2008]
secrétaire d’Etat chargé des Entreprises ». C’est toute l’histoire de
cette nébuleuse anti-syndicale qui est alors célébrée dans un même
mouvement : l’Institut d’histoire sociale de Nanterre, bébé de Georges
Albertini et de Boris Souvarine, l’IST et les Contribuables associés se
sont tous recueillis autour de la mémoire d’Harmel : leur vrai « père
spirituel » [17]. De quoi se rappeler le bon vieux temps mais aussi de
quoi rappeler à ceux qui financent ces boutiques que si du chemin a
été parcouru, la longue marche vers la suppression des structures de
défense des salariés n’est pas encore tout à fait terminée.
Patrick N’Golin et Emilie Wright
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
[notes]
P. Rigoulot, Georges Albertini. Socialiste, collaborateur, gaulliste, Perrin, 2012. Cette biographie est très bien informée et pour cause, puisque
son auteur est le directeur de l’Institut d’histoire sociale, fondée par Albertini et qui a longtemps hébergé ses archives.
On lui doit la Charte du travail qui conduit notamment à la dissolution
des confédérations syndicales.
J. Lévy, Le dossier Georges Albertini : une intelligence avec l’ennemi,
L’Harmattan, 1992.
F. Charpier, Génération Occident, Seuil, 2005, p. 189.
F. Charpier, « De l’extrême droite au patronat : Madelin, Devedjan, Longuet et les autres », in B. Collombat et D. Servenay (dir.), Histoire secrète
du patronat de 1945 à nos jours, La Découverte, 2009, p. 249-250.
Ibid.
L’Humanité du 19 décembre 2007.
P. Rimbert, « Envahissants experts de la tolérance zéro », Le Monde Diplomatique, février 2001.
M. Duhamel, Entretiens confidentiels de Georges Albertini, Editions
Amalthée, 2012, p. 7.
Les Echos du 28 novembre 1995.
Les dossiers de l’IST, n°4, juillet-aout 1985, p.2
http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/wp-admin/post.
php?post=4159&action=edit - _ftnref12 La liste que présente l’IST sur
son site est impressionnante
Les passages entre guillemets qui suivent sont extraits du power point
de la formation.
Tous les passages entre guillemets sont issus du papier de Jean-Luc
Vergne.
http://terrainsdeluttes.ouvaton.org. Le Parisien du 4 décembre 2013.
Extraits du rapport cités par Le Parisien.
Libération, le 31 janvier 2008.
5
les dossiers de terrain de luttes
16. 2.
Bernard Vivier et son frère :
Un portrait des actionnaires
de l’Institut Supérieur du Travail
Issu de l’anti-communisme et du collaborationnisme, l’Institut Supérieur du Travail est-il aujourd’hui débarrassé de ses origines réactionnaires ?
On peut en douter au regard du parcours de ses deux actionnaires principaux : les frères Bernard et Henri Vivier.
L’un et l’autre multiplient depuis trente ans les accointances avec les groupuscules les plus radicaux et conservateurs qui soient.
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.2.)
A
oût 1977. Âgé de 22 ans, l’appelé du contingent Bernard
Vivier découvre avec effroi que trotskystes, anarchistes et
autres objecteurs de conscience gangrènent le corps militaire. La stupeur passée, il décide de se présenter aux élections législatives de mars 1978 pour laver l’honneur bafoué de l’armée française.
Suppléant dans la 1ère circonscription du Puy-de-Dôme de Francis
Bergeron – aujourd’hui DRH du groupe SGS France et responsable
du comité de rédaction de Présent – il pourfend les « utopies révolutionnaires de l’ultra-gauche » [1] avec le soutien du Front national.
Les deux jeunes candidats se défendent d’être partisans : « Nous
ne sommes, écrivent-ils dans Le Monde, ni l’un ni l’autre, membres
d’une organisation politique même si nous devons à Jean-Marie
Le Pen, président du Front national, les moyens matériels de notre
candidature » [2].
Francis Bergeron et Bernard Vivier n’en sont pas tout à fait à
leur premier coup d’essai politique. Fraîchement émoulus de la
FACO (la Faculté autonome cogérée, un établissement catholique
d’enseignement supérieur) qu’ils ont fréquentée entre 1972 et
1976, tous deux ont des convictions bien trempées. Bergeron, qui a
« grandi dans une famille pro-Algérie française de la petite bourgeoise
catholique » [3], se revendique du solidarisme, un courant d’extrême
droite représenté entre autres par Pierre Sergent, l’un des patrons de
l’OAS, et par Jean-Pierre Stirbois, l’un des cadres dirigeants du FN.
En 1975, Bergeron a été expulsé d’URSS pour y avoir fait circuler
sous le manteau de la propagande anticommuniste ; en 1976, il part
soutenir les phalangistes chrétiens au Liban. Moins aventureux
(semble-t-il), Vivier appartient depuis 1976 au comité de rédaction
de L’Université libre-l’Astrolabe, un bulletin d’information publié par
le Comité étudiant pour les libertés universitaires (CELU), auquel
Bergeron collabore [4]. Derrière ce nom en apparence progressiste, se
cache en fait une émanation de la très réactionnaire Cité catholique
de Jean Ousset, une organisation nationale-catholique proche de
l’Opus Dei. Dans ce cénacle radicalement hostile aux idées de mai
1968, on réclame l’autonomie des universités et l’on dénonce pêlemêle libération des femmes, révolution sexuelle et marxisme [5].
Après leur brève incursion sur le terrain électoral, Bergeron et Vivier
empruntent, chacun à sa manière, la voie du « syndicalisme ». Le
premier devient conseiller juridique à la Confédération générale
des cadres (CFE/CGC) avant de rejoindre le Groupe des entreprises
de l’industrie et de la métallurgie (GIM). Le second réussit l’exploit
d’avoir simultanément un pied dans le syndicalisme ouvrier (la
CFTC) et l’autre dans le syndicalisme patronal (le patronat chrétien).
La doctrine sociale de l’Eglise ne se refuse-t-elle pas à opposer
patrons et ouvriers ?
Cette position de porte-à-faux caractérise bien des engagements
militants de Bernard Vivier. Né en 1955 à Millau, l’actuel directeur
de l’Institut supérieur du travail descend d’une lignée de patrons
gantiers. La ganterie millavoise du début du xxe siècle forme un
milieu social spécifique : les fondateurs d’entreprises sont, le plus
souvent, d’anciens ouvriers parvenus à l’indépendance ; ils laissent
leurs gantiers organiser leur travail et entretiennent avec eux des
relations directes. Les entreprises se transmettent de père en fils,
après parfois un détour par les veuves et les cousins [6]. Chez les
Vivier, on est ainsi gantier depuis qu’en 1870 l’ouvrier Maurice Vivier
s’est mis à son compte. Dans cette famille catholique, la carrière des
enfants est toute tracée : ce sera soit la ganterie, soit le clergé [7].
Après un essor rapide – les Vivier comptent parmi les notables de
Millau –, la société « Vivier Frères » connaît hélas des difficultés
économiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Son
dernier patron, Edmond Vivier (1917-2006), n’a d’autre choix que
de diversifier ses activités. Ses quatre fils doivent eux renoncer
à la ganterie : ils se font journaliste, notaire, comptable et cadre
d’entreprise. Parmi eux, deux contrôlent la société « Social
Entreprises » à laquelle l’Institut supérieur du travail est adossé :
Henri et, surtout, Bernard Vivier.
Quand celui-ci prend le chemin de la capitale pour y faire ses études,
il se tourne naturellement vers la FACO que dirige alors Achille
Dauphin-Meunier. Cet ancien militant syndicaliste, devenu un
des piliers de l’anticommunisme parisien, fait partie des relations
d’Edmond Vivier – c’est comme lui un ancien élève du lycée SaintAspais de Melun [8]. Une fois son diplôme en poche et son service
militaire effectué, Bernard Vivier entre à la CFTC comme chargé
d’études puis travaille pour les Notes de conjoncture sociale, éditées
par le Centre d’observation sociale de la Fédération économique
européenne (FEE). Sous l’égide d’André Aumonier, par ailleurs en
charge du Centre français du patronat chrétien, la FEE se veut un
club patronal distinct des structures représentatives existantes sur
le plan européen [9]. Avec un comité de patronage où l’on retrouve
Jacques Plassard de Rexeco ou encore Guy Lemonnier, alias Claude
Harmel, son Centre d’observation sociale se présente comme « un
instrument de travail au service des entreprises créé et administré par
des dirigeants d’entreprise » [10].
Dans les Notes de conjoncture (puis dans la revue Social, lancée
en 1982), on décortique la psychologie des syndicalistes, analyse le
recentrage de la CFDT et pourfend le marxisme-léninisme. Deux
réseaux s’entrecroisent : celui de l’Astrolabe – Hubert Landier, le
directeur des Notes est l’un des rédacteurs du Projet pour la France
publié par le Club en 1983 [11] – ; celui de l’Institut d’histoire sociale,
dirigée par Guy Lemonnier, dont les permanents rédigent de très
nombreux articles (Nicolas Tandler, Jean-Louis Panné, etc.). Qu’en
1984, Bernard Vivier passe du Centre d’Observation sociale à
l’Institut Supérieur du Travail ne surprend donc guère. Tout ce petit
monde se tient de très près : André Aumonier et Guy Lemonnier
figuraient, par exemple, parmi les principaux administrateurs de
l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS)
au milieu des années 1970.
Tout en prenant progressivement les rênes de l’Institut supérieur
du travail que naguère Achille Dauphin-Meunier avait contribué à
mettre en place, Bernard Vivier ne se désinvestit pas de la CFTC :
il est Secrétaire général (1987-91), puis Président (1991-2000), puis
6
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.2.)
les dossiers de terrain de luttes
Président d’honneur du Syndicat chrétien des journalistes CFTC,
conseiller confédéral (depuis 1993), Secrétaire général adjoint
(1998-2002) et Vice-président de la CFTC (2002-2008). Lui qui ne
manque pas de dénoncer les engagements politiques de certains
syndicalistes n’hésite pas à affirmer ses convictions haut et fort dans
de nombreux médias très marqués à droite. Il prend fait et cause pour
l’enseignement libre dans les colonnes d’Enseignement et liberté [12],
assure la chronique sociale de France Catholique, intervient sur les
ondes de Radio Courtoisie [13] et donne même, en 1991, un article à la
Revue universelle, organe maurassien d’Action française, dans lequel
il regrette l’abolition des corporations d’Ancien Régime et dénonce
le « culte de la grève » [14].
Bernard Vivier peut ainsi être invité permanent de l’émission
« C dans l’air », représenter la CFTC dans les dîners de Gala de la
LICRA ou du CRIF et écrire dans une revue où l’on a pu présenter le
judaïsme comme « la communauté en état de resserrement continuel
des “notables” ou des “autorités” israélites par l’intermédiaire
desquels, intemporellement en quelque sorte, le déicide se reproduit »
[15]. Il faut dire que dans chacune de ses livraisons, la revue assure
la promotion des facultés libres, à commencer par la FACO, dont
Bernard Vivier est devenu Secrétaire général en 1988 (et dont il est
aujourd’hui vice-président).
De la fin des années 1980 aux années 2000, Bernard Vivier a su
gagner en respectabilité, sans renier ses convictions – il figure ainsi
dans le Comité de rédaction de la revue de L’Astrolabe jusqu’à sa
disparition en 1999 [16]. Peut-être parce qu’à côté de ses activités
militantes, il s’est laissé aller à quelques occupations plus légères ?
On lui doit ainsi un recueil de photos sur la commune de Bricqueville
sur Mer [17], où se situe sa résidence secondaire, ainsi qu’un disque,
Le Travail en chansons, incluant... La gantière de Millau.
En réalité, Bernard Vivier s’est surtout construit une position d’expert
reconnu par les pouvoirs publics, sans doute en partie grâce à son
investissement au Conseil économique, social et environnemental
entre 1997 et 2010 (il y a notamment rédigé un rapport sur la
« place du travail » en 2003). En 2005, il s’est ainsi vu remettre la
Légion d’honneur. Depuis la fin des années 2000, son audience
s’est envolée : le catalogue de l’Institut national de l’audiovisuel ne
recense pas moins de 176 émissions dans lesquelles il est intervenu
tout support confondu. Il faut dire qu’avec la droite au pouvoir de
2002 à 2012, Bernard Vivier a eu du pain sur la planche pour justifier
les très nombreuses atteintes au code du travail réalisées par les
gouvernements successifs (il n’y a guère qu’à propos du travail
dominical qu’il ait quelques réticences !). Très à l’aise devant un
micro, Bernard Vivier sait également faire salle comble. De l’UIMM
de Moselle au Medef du Périgord, en passant par la CGPME, les
syndicats patronaux s’arrachent celui qui, comme Igor et Grishka
Bogdanov ou encore Agnès Verdier Molinié, propose ses services
via CESAM-International.
Parallèlement, Bernard Vivier ne déserte pas le terrain militant.
Il participe à des séminaires et autres universités d’été du Parti
Chrétien Démocrate de Christine Boutin. Sans doute le discours
« social » de cette sympathisante de l’Opus Dei n’est-il pas pour lui
déplaire ? Car Bernard Vivier fréquente assidûment tous les hauts
lieux du catholicisme social à l’ancienne. On comprend ainsi mieux
qu’il soit allé défendre Denis Gauthier Sauvagnac lors du procès de
l’UIMM. Certes, l’Institut supérieur du travail a bénéficié de subsides
de l’UIMM, de l’argent qui, selon l’expression désormais célèbre,
permet de « fluidifier » les relations sociales (en clair « acheter des
syndicalistes »). Mais surtout, Bernard Vivier et Denis Gauthier
Sauvagnac font tous deux partie de l’Observatoire Chrétien de
l’Entreprise et de la Société, une association fondée en 1997 par des
membres d’Évangile et Société là aussi proches de l’Opus Dei. Bernard
Vivier siège également au sein de l’Académie d’éducation et d’études
sociales et de l’Académie Catholique de France pour « le rayonnement
du savoir et de la foi ».
Cette centralité dans les réseaux catholiques caractérise également
le second actionnaire principal de l’Institut Supérieur du Travail,
Henri Vivier (1962-), dont la plume s’est entre autres illustrée dans
France Catholique et la Nef, un mensuel traditionaliste. Moins
visible que son aîné, le personnage se révèle haut en couleur : il se
veut belge et chevalier.
La belgitude revendiquée par ce cadre, né à Millau, ayant fait ses
études à Paris (à Assas et à Sciences Po) et résidant dans le VIIe
arrondissement de la capitale, lui viendrait de certaines origines
familiales (Henri Vivier se passionne pour la généalogie). Son combat
pour faire valoir sa nationalité a, en tout cas, abouti à une naturalisation
en 1993, dont on imagine quelle a l’avantage d’être fiscalement
intéressante. Quant à l’amour pour la Chevalerie de ce preux cavalier,
qui s’entraîne à la Société Hippique Nationale de l’Ecole militaire de
Paris, il s’est vu récompenser par une admission dans l’Ordre équestre
du Saint-Sépulcre de Jérusalem en 1994.
Défendre la veuve et l’orphelin ne nourrit cependant pas son homme.
Henri Vivier travaille un temps chez Thomson avant de rejoindre
Hermès Sellier, la Sodexho, puis le groupe Banques Populaires.
Devenu plus belge qu’un Belge de Belgique, il dresse un portrait
au vitriol de la fille aînée de l’Église qui ne saurait prétendre au
monopole de la culture française [18]. Dans Valeurs Actuelles – une
référence en matière de déclinisme –, le cadre-journaliste s’épanche :
« En fait, tout se passe comme si, en guillotinant Louis XVI, les Français,
subitement parricides, orphelins et livrés à eux-mêmes, n’avaient fait
que reproduire, dans le désordre, la cupidité, la convoitise, l’envie et les
inégalités copiées sur celles d’un ordre ancien désormais aboli » [19].
Il faut dire qu’Henri Vivier apprécie particulièrement les rois, les
reines et les maisons princières [20]. Les sites monarchistes le citent
d’ailleurs fréquemment. Entre la rédaction d’un billet pour la lettre de
la très réactionnaire Association d’entraide de la Noblesse Française
(ANF) et la direction d’un cortège de la Manif pour Tous à Millau,
Henri Vivier consacre tout son temps à sa passion : les chevaux. Il écrit
des poèmes et des odes à ce Dieu qu’est le cheval. De temps en temps,
il fait également visiter l’Ecole royale militaire à ses amis de l’ANF et
aux anciens de Sciences-Po. Être chevalier, un bien dur métier...
Assurés que l’Institut Supérieur du Travail reste une affaire de
famille (le notaire de l’Institut étant d’ailleurs Michel Vivier, le
troisième de la fratrie), Bernard et Henri maintiennent en vie la
tradition familiale : l’anti-syndicalisme et l’anti-communisme pour
la plus grande gloire de Dieu.
Patrick N’Golin et Emilie Wright
1.
2.
3.
4.
[notes]
Tract de Francis Bergeron et Bernard Vivier, 1978 (archives des auteurs).
Francis Bergeron et Bernard Vivier, « Des soldats candidats malgré
eux », Le Monde, 9 mars 1978.
Frédéric Charpier, Génération Occident. De l’extrême droite à la droite,
Paris, Seuil, 2005, p. 260.
Le Bulletin du CELU, L’Université libre, fusionne en 1977 avec l’Astrolabe, un autre revue née au lendemain de 1968. La revue l’Université
libre-l’Astrolabe fonctionne en liaison avec le bureau des étudiants de la
FACO et le Cercle Charles Péguy, créé à Lyon en 1963 par Michel Delsol. La revue dispose de deux points d’ancrage géographiques jusqu’à
sa disparition en 1999 : Lyon, avec le Club de l’Astrolabe ; Paris, avec le
Club de la Cité. Charles Millon, le gendre de Michel Delsol, est sans
doute la personnalité la plus connue de cette mouvance catholique et
nationaliste.
7
les dossiers de terrain de luttes
Par exemple, « Vers un esclavage moderne à travers la technique
marxiste de libération », L’Université libre, n°10-11, mai-août 1971, p. 6-7.
6. Lire à ce propos les enquêtes de Grégoire Souchay dans le journal Fakir.
7. Parmi les contemporains, Lucie Vivier (en religion sœur Marie-Maurice), a été faite Officier de la Légion d’Honneur pour avoir dirigé un important établissement privé du sud de la France (le Lycée Saint-Joseph
de Roquebrune-Cap-Martin). Dans des circonstances rocambolesques,
cette tante de Bernard Vivier a été mise à la retraite d’office par l’Église.
8. Arnaud Pellissier Tanon, « La vie et l’œuvre d’Achille Dauphin-Meunier (1906-1984) », Les études sociales, n°125, 1997, p.61-84.
9. André Aumonier, Un corsaire de l’Église. Entretiens avec Jean-Nicolas
Moreau et Bernard Vivier, Paris, Fayard, 1996, p. 140.
10. Notes de conjoncture sociale, n°100, 1980, p. 1.
11. Le Cercle de La Cité/Le club de l’Astrolabe, Projet pour la France, Paris,
Livre-Essor, 1983.
12. Dans les n°18 (1987) et n°19 (1988)
13. Golias, automne 1991, p. 216.
14. Bernard Vivier, « Des corporations aux coordinations : un même besoin
d’organisation sociale », La Revue universelle des faits et des idées, n°162,
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.3.)
5.
mai-juin 1991, p. 96-103.
Pécuchet, « Le Judaïsme et la fin des temps », La Revue universelle des
faits et des idées, n° 4, p. 133.
16. Dans son « Adieu aux lecteurs 1969-1989 », Bernard de Gatelier affirme
sa sympathie pour le mouvement La Droite de Charles Millon et écrit :
« La France fait de la figuration et perd le sens des vrais enjeux. Elle doit
faire face à des défis difficiles : vieillissement, étatisme – mélange d’administration tentaculaire et d’idéologie socialisante- et montée de l’islam. […] Cessons de construire une Europe castratrice, libre-échangiste
et déseuropéanisée. Retrouvons nos racines – qui sont chrétiennes- notre
vitalité et notre confiance en nous. L’identité européenne pourrait avoir
un formidable pouvoir mobilisateur. » (p. 3).
17. Bernard Vivier, 100 ans en images. Bricqueville sur Mer, 1995.
18. Henri Vivier, « Car tel est notre bon plaisir : un regard belge sur la “Sérénissime République de France...” in Karim Emile Bitar et Robert Fadel
(dir.), Regards sur la France, Paris, Editions du Seuil, 2007, p. 247-260.
19. Valeurs Actuelles, 19 octobre 2007, p. 28
20. Gérard Hervé et Henri Vivier, Princes en Belgique, Louvain-la-neuve :
Versant Sud ; Bruxelles : la Libre match, 2003.
15.
16. 3.
De quelques tactiques patronales
d’entrave à l’action syndicale L’exemple du commerce et de services
La répression syndicale est souvent réduite aux discriminations dont sont victimes les syndicalistes,
à la fois parce que la thématique de la lutte contre les discriminations est dans l’air du temps, portée par des institutions et facilement
relayée dans la sphère publique, mais aussi parce que les victoires syndicales emblématiques se sont situées sur ce terrain.
Pourtant, les discriminations à l’encontre des syndicalistes n’ont pas seulement un coût pour les individus. Passer du point de vue
individuel au point de vue collectif est essentiel pour comprendre la fonctionnalité de la répression syndicale dans la lutte des classes.
Empêcher les salariés de s’engager dans un syndicat, et surtout dans le syndicat de leur choix, permet d’entraver l’affirmation sur les lieux
de travail d’une présence syndicale qui puisse donner forme à un contre-pouvoir face au patronat.
N
ous avons recueilli le témoignage de Frédéric, permanent du
syndicat Sud commerce et services dans le Rhône, qui est
particulièrement emblématique de cet enjeu. Alors que son
mandat est en théorie d’assurer le développement de Solidaires dans
un secteur connu pour son très faible taux de syndicalisation, il passe
une grande partie de son temps à contrer les attaques patronales et
à rassurer les salariés inquiétés par les menaces de leur employeur.
De la « mauvaise volonté » patronale à la « répression-dissuasion »
L’hostilité patronale aux syndicats est chose courante dans le secteur
du commerce et de la grande distribution. La plus élémentaire forme
d’entrave à la liberté syndicale correspond à une sorte de « mauvaise
volonté » patronale. Elle est notamment visible dans les petits
établissements, à l’occasion d’une première implantation syndicale.
Un employeur habitué à gérer les rapports avec « ses » salariés sur un
mode paternaliste éprouvera quelques réticences à basculer vers un
mode plus formalisé de relations sociales, ce basculement étant perçu
– à juste titre ! – comme une remise en cause de son autorité. Mais
les grands groupes ne sont pas moins touchés par ce phénomène.
D’abord parce que leurs établissements sont parfois confiés, via les
systèmes de la franchise ou de la location-gérance, à des employeurs
plus modestes. Dans ces situations, la reconnaissance d’une section
syndicale est préalablement subordonnée à la reconnaissance du
cadre juridique qui l’autorise, à savoir l’unité économique et sociale.
C’est par exemple le cas de l’enseigne Domino’s Pizza à Lyon : suite
à des problèmes relatifs aux conditions de travail dans un magasin,
une action collective conduit plusieurs jeunes salariés à vouloir créer
une section Sud. Au moment de fonder la section, le permanent de
Sud Commerce et services découvre que l’employeur dispose de sept
magasins, mais répartis en quatre sociétés afin qu’aucune n’atteigne
le seuil des 50 salariés (ce qui permet d’éviter la mise en place d’un
comité d’entreprise). Sud engage donc une procédure juridique pour
faire reconnaître l’UES et déclencher des élections. Après plusieurs
reports et un jugement du tribunal, l’employeur est contraint
d’organiser les élections…
Et ce qui s’est passé, c’est qu’entre le moment où l’équipe vient
nous voir et le moment où y a l’élection, s’écoule un an et demi.
Et donc la moitié de l’équipe est déjà partie. Entre temps ils en ont
licencié un, ils en ont fait partir un autre, ils ont attendu… Et donc
l’élection, ça a été long, on a une équipe qui est élue, et sur les trois
qui sont élus, y en a un à qui il a fait une rupture conventionnelle, qui
«
8
les dossiers de terrain de luttes
a demandé une rupture il l’a eue tout de suite, un autre qui est parti
pour convenance, et donc il ne nous reste plus qu’une salariée, une
élue. Et ça fait six mois que le CE est élu et il a toujours pas versé
l’argent pour faire fonctionner le CE. Voilà où on en est, et j’en suis
à avoir un courrier de cette salariée, la dernière qu’il nous reste pour
Domino’s Pizza, qui m’envoie un mail en me disant “je suis à bout,
j’arrive pas à avoir l’argent”. Pourtant j’ai fait les négos avec eux, je
vais assister aux DP avec eux tous les mois, pour appuyer, on met la
pression et puis voilà. […] Et entre temps, depuis il s’organise. Il a déjà
cédé un de ses magasins, pour réduire l’unité économique et sociale.
Alors il a dû le céder on sait pas encore à qui, peut-être à sa femme,
à son fils, enfin il est malin, il a compris qu’il ne fallait plus que ça se
voie qu’il est, lui, le patron des sept. Je suis persuadé que d’ici un an
ou deux il aura disséminé ses magasins. Il se fera pas avoir deux fois
à élire un CE ! »
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.3.)
Hostilité « de basse intensité »
Comme l’attestent les propos ci-dessus, rien ne garantit que
l’obligation faite à l’employeur de se conformer au droit le convertisse
soudainement au fait syndical. Mais dans ces conditions, c’est plutôt
une sorte d’hostilité latente, « de basse intensité », qui se perpétue à
l’encontre des syndicalistes. Ce qui correspond finalement au lot
commun des représentants syndicaux dont l’existence même rappelle
aux employeurs que leur autorité n’est pas absolue.
Tout autre est la logique de « répression-dissuasion », qui vise à
empêcher l’implantation d’une section syndicale en envoyant un
message à l’ensemble des salariés que traverserait l’idée de s’engager.
Ce type de réaction est en général beaucoup plus brutal et combine
aux stratégies juridiques des formes de répression plus directes. Il
peut s’agir d’isoler et contraindre au départ les salariés suspectés
de sympathies syndicales, comme chez ce représentant lyonnais du
glacier Häagen-Dazs :
Y en a une qui a été vraiment harcelée, on passe aux
prud’hommes en juin, normalement on devrait gagner. C’était
une petite chef, shop manager ou manager junior je sais plus, dans
leur langage, qui subitement n’a plus eu le droit de parler aux clients
ou à ses collègues, on la cantonnait à la plonge, on baissait ses
primes, on la violentait, on lui disait “tu signes là, ou on va te péter la gueule”, fallait qu’elle signe sa démission. C’est des méthodes
assez violentes, Häagen-Dazs, contrairement à Domino’s Pizza où il
a essayé de tout faire pour qu’il y ait pas de syndicat mais de manière beaucoup plus légale et correcte. […] On n’arrête pas de gagner
aux prud’hommes mais je pense [que le patron] préfère payer aux
prud’hommes que garder des gens. Et surtout on a bien senti que
ça venait de plus haut. C’est-à-dire qu’Häagen-Dazs ne veut pas de
syndicat. J’ai vu sur internet qu’il y avait déjà eu des conflits au Häagen-Dazs des Champs-Élysées, là c’était la CGT. Ça a été très violent,
ils ont cassé le syndicat. Et là j’ai bien senti que l’affaire n’était pas
traitée au niveau du franchisé local, l’affaire était traitée de beaucoup
plus haut. C’est-à-dire que lorsqu’il y a eu la négociation du protocole
d’accord préélectoral, est venu un mec qui est descendu de Paris et
la directrice régionale. Et du coup ils ont évincé le franchisé local. »
«
Jouer de la carotte et du bâton
pour tracer les frontières du syndicalisme « acceptable »
On peut également citer le cas d’une enseigne française de la
grande distribution dont les magasins ne sont pas franchisés et où
l’implantation de Sud est catégoriquement rejetée. Alors que d’autres
syndicats sont tolérés, sinon encouragés, l’entreprise n’hésite pas
à « jouer de la carotte et du bâton » en avançant alternativement
primes ou promotions d’une part, recours juridiques de l’autre, contre
les représentants de Sud :
«
[Dans cette entreprise] c’est simple, ils ne veulent pas de Sud
non plus. […] Ce qui fait qu’on les a tous perdus dans la région,
moi j’ai perdu tout le monde. […] Par exemple on avait quelqu’un qui
avait fait campagne il y a quatre ans, qui avait été RSS [1] et avait
sur la région loupé la représentativité de très peu, 9 et quelque % sur
la région. Et donc cette année il repartait en campagne et nous on
l’a aidé. On a fait la tournée des [sites] avec lui, on passait dans les
rayons et on parlait avec les salariés. C’est comme ça qu’on a trouvé
quatre candidats. Au deuxième jour qu’on tournait dans les magasins ils ont chopé le salarié, ils lui ont proposé une grosse somme
d’argent et ils lui ont dit : “tu la prends tout de suite là, tu signes tout
de suite, maintenant, mais par contre tu disparais, tu fais pas la campagne on veut plus te voir”. Donc il m’a appelé, le type, en me disant
“ben je suis désolé, j’ai besoin d’argent, je vais le prendre”. J’ai dit :
“Ben moi j’ai pas à juger, tu fais ta vie”. Et il est parti. Donc on a laissé
les quatre autres ; qui dans leur secteur ont été premier syndicat sur
six, et ils ont tous été élus. Résultat, trois jours après l’élection y avait
deux filles qui démissionnaient, les mecs sont venus me voir, m’ont
dit “elles ont été achetées, on a promis une promo à l’une” ou je sais
pas quoi. Et les deux garçons, sont venus me voir une fois, j’ai commencé à travailler avec eux sur les DP, voir les choses… et disparus.
Je les appelais ils ne répondaient plus, un jour j’ai appelé, leur téléphone avait changé de numéro, donc je pense qu’eux aussi ont été
entre guillemets achetés, j’aime pas ce terme forcément, mais leur
situation personnelle a dû s’améliorer on va dire. Ou alors on leur a
fait comprendre qu’on allait tellement leur pourrir la vie… […] Ils les
avaient mis au tribunal deux fois, en tant que candidats DP à Villeurbanne, et en tant que candidat régional à Bellay. Les deux filles, je les
avais trouvées en pleurs au tribunal : “tu te rends compte ?! moi traînée au tribunal ! comme une voleuse ! qu’est-ce que j’ai fait ??!” “Vous
êtes convoquée au tribunal par votre employeur” : ça leur avait fait
un gros choc. […] Mais systématiquement ils contestaient nos candidatures, en disant qu’on n’était pas représentatifs, qu’on n’avait pas
le droit d’être candidats, ils trouvaient un prétexte quoi… même s’ils
perdaient, ils s’en foutaient, c’était pas l’idée, ils avaient une avocate
qui tournait sur toute la France, qui a fait tous les procès. L’idée c’est
d’envoyer un signal fort aux autres salariés : ligne jaune. Si vous êtes
à Sud, regardez les emmerdes qui tombent. Et puis aussi l’idée que
pendant qu’ils nous occupent à être dans les tribunaux, on fait pas
campagne. Et puis les salariés se méfient, “ouh la la qu’est-ce qu’ils
font, ils sont convoqués au tribunal”… ça crée un climat compliqué. »
Un autre cas témoigne aussi de la façon dont le déplacement d’un
litige sur le terrain juridique peut être expressément pensé comme un
moyen d’évincer la représentation syndicale. Une agence d’intérim
lyonnaise, dont toutes les agences sont franchisées, a divisé son siège
de 200 salariés de sorte qu’aucun établissement n’atteigne le seuil des
50 salariés. Au cours de l’été 2013, une salariée en contact avec Sud
demande l’organisation d’élections DP en se déclarant candidate.
Le jour même, elle reçoit un courrier de mise à pied et se trouve
convoquée en vue de son licenciement pour faute grave. Le permanent
Sud, qui l’assiste au cours de l’entretien, indique à l’employeur que
la procédure est nulle car la salariée est couverte par le statut de
salariée protégée. Deux semaines plus tard, deux autres salariés sont
mis à pied, puis deux autres encore, tous soupçonnés d’être amis avec
la salariée initialement mise en cause. Les lettres sont identiques et
les arguments fallacieux. À l’occasion du passage aux prud’hommes,
l’employeur propose à chaque salarié un généreux chèque de
conciliation, à une condition : que Solidaires sorte définitivement de
l’affaire : « J’ai calculé le coût total : 150 000 euros. Mais ils préfèrent
payer et faire du dégât humain plutôt que d’avoir un CE qui regarde
sur leurs comptes. »
9
les dossiers de terrain de luttes
Stratégie consciente d’éradication
Si les entraves à l’action syndicale sont parfois commises par des
employeurs qui ne connaissent pas les règles du droit syndical, elles
peuvent donc aussi bien s’intégrer dans des stratégies conscientes
visant à éradiquer, sinon toute présence syndicale, au moins les
organisations syndicales qui ne correspondraient pas aux attentes des
employeurs. Le cas de Häagen-Dazs l’illustre bien, le gestionnaire de
la franchise lyonnaise n’hésitant par à dire aux salariés qu’il ne craint
rien parce que son frère est un célèbre avocat, bien inséré dans le milieu
politique local. Tout comme dans l’enseigne de la grande distribution,
où l’hostilité à l’encontre de Sud n’empêche pas l’acceptation de
syndicats présumés plus conciliants, le franchisé Häagen-Dazs a
tenté de susciter la création d’une organisation concurrente :
C’est très drôle l’histoire, quand on est arrivé au moment de
la négociation du protocole d’accord préélectoral, qu’on les a
coincés de procès en procès, bon ça prend un an et demi, le patron
tout content se dit “il vient négocier mais tous ceux que j’ai identifiés
Sud sont partis”. Et vous savez la loi électorale oblige à un an de présence pour être candidat. Or il ne restait plus qu’un salarié qui avait
un an de présence. Et lui il savait pas que c’était le nôtre justement.
Donc il aurait été élu à tous les coups. Donc moi je fais semblant de
demander de rabaisser à 6 mois pour être candidat, il dit non, il est
très content. L’autre il se dit c’est bon je les ai bien eus. Et le jour où
il reçoit la candidature de notre salarié, aussitôt il affiche un autre
protocole et il rajoute deux noms qui peuvent être candidates, deux
filles qui ont plus de six mois, il les chope et il leur dit “vous êtes candidates pour la CFTC c’est comme ça je vous ai payé votre adhésion”.
Donc les filles viennent nous voir tout emmerdées en nous disant
“on n’a pas le choix on est candidates”, y en a une qui voulait mais
l’autre qui voulait pas. Bon alors j’ai appelé la CFTC, je leur ai fait un
courrier leur demandant s’ils validaient d’avoir les adhésions payées
par le patron et de telles candidatures. La CFTC a un peu pris peur et
a retiré ses candidats. Il se retrouvait coincé alors il a mis candidat un
autre qui avait un an de présence mais qui ne pouvait pas, qui avait
pas été mis sur la liste des éligibles, c’est le directeur du magasin. Et
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.4.)
«
qui a fini par être élu. Bon on a contesté l’élection, on avait de quoi,
hélas on a perdu sur un vice de forme, il avait pris un très bon avocat,
il nous manquait une signature dans la saisine, un vice à la con. Ils
nous ont chopés sur des petits trucs à la con. Du coup ils mettent
la pression au salarié Sud qui n’a pas été élu. J’étais ce matin avec
lui à l’inspection du travail, ils lui mettent une pression infernale. Au
premier tour il était seul candidat, il a eu 5-6 voix, mais il n’a pas eu
le quorum, parce qu’ils ont donné consigne de pas aller voter. Et au
second tour ils ont présenté en candidat libre le directeur qui a gagné l’élection. Il distribuait des glaces, il promettait tout et n’importe
quoi, faisait des affiches signées le directeur… Et tous ceux qui ont
soutenu notre syndicat ont dégagé. »
À mille lieux des discours enchantés sur la « démocratie sociale »,
ces propos témoignent de la diversité des logiques et des tactiques
patronales d’entrave à l’action syndicale. Ils montrent en outre qu’il
manque encore un véritable droit interprofessionnel pour garantir
effectivement la liberté d’organisation et le développement syndical.
Un tel droit à l’action syndicale pourrait en premier lieu passer par
la généralisation d’heures mensuelles d’information syndicale dans
toutes les entreprises, activables de l’extérieur des entreprises (donc y
compris quand n’existe pas encore de présence syndicale formalisée),
à l’image de ce qui existe dans la fonction publique. On pourrait
également réfléchir à la création d’un mandat interprofessionnel de
développeur syndical, qui permette aux syndicalistes du privé de
s’attaquer pour de bon aux déserts syndicaux.
Propos recueillis le 5 mars 2014 par Karel Yon
Sur le sujet, lire également : « Réprimer et domestiquer : stratégies
patronales », Agone 50, 2013.
1.
[notes]
Un RSS est un représentant de section syndicale : mandat créé par la loi
du 20 août 2008, qui reconnaît la présence d’une organisation syndicale
avant que sa représentativité ait été engagée lors des élections ; il prend
automatiquement fin au moment des élections professionnelles.
16. 4.
Grande distribution :
aux prises avec les syndicats maison Embauché par l’un des géants de la grande distribution au milieu des années 1990, Sylvain (prénom modifié) est depuis cette date employé
à la mise en rayon dans un hypermarché d’une grande ville de province. En 1999, la signature de l’accord sur les 35 heures,
synonyme de perte d’acquis, le pousse à s’engager à la CGT. Il raconte le quotidien de la vie syndicale, face à la direction mais aussi
face aux syndicats proches d’elle, en l’occurrence FO et la CFDT. La discrimination syndicale passe par la répression des syndicats combatifs
et aussi par des pratiques de favoritisme envers les syndicats conciliants.
Terrains de Luttes : Quand tu as été embauché dans cet
hypermarché, tu t’es tout de suite syndiqué à la CGT ?
Sylvain : Pendant quelques années je n’ai pas été syndiqué, mais c’est
au moment de l’accord 35 heures, en 1999, que je me suis dit qu’il
fallait faire quelque chose. Par cet accord la direction a supprimé une
prime de présence qui correspondait à deux semaines en salaire ou
en congés. Et elle a gelé la prime d’ancienneté qui était de 3 % par an,
plafonnée à 15 %. Toutes les personnes embauchées après l’accord
n’y ont pas eu droit, et pour les autres elle a cessé de progresser. Les
salariés embauchés après 1999 seraient payés jusqu’à 15 % de plus
aujourd’hui, c’est énorme. En échange, le passage aux 35 heures s’est
traduit par seulement 9 minutes de travail en moins par jour, car on
était déjà à 35h45 de travail par semaine avant l’accord. Je me suis
aperçu que c’était une grosse arnaque, et j’ai commencé à écrire les
tracts de la CGT. A l’époque la CFDT était majoritaire dans le magasin,
il y avait FO, et la CGT qui vivotait avec 10-20 % aux élections, soit
50 voix sur 700 employés. Mais le syndicat commençait à changer
avec l’arrivée d’un jeune que la direction avait voulu virer parce qu’il
10
les dossiers de terrain de luttes
refusait de travailler le dimanche. Il a été désigné délégué syndical.
Avec ce collègue on a organisé une grève qui a duré un jour. Le patron
a appelé tous les syndicalistes pour casser la grève, on a vu débarquer
les CFDT et FO du magasin, qui étaient à l’entrée pour dire aux gens de
ne pas faire grève. C’était la première fois qu’ils se levaient à 5 heures
du matin. C’était la première grève depuis des années. Après ça, j’ai
été élu délégué du personnel. Progressivement, on est montés, aux
dernières élections on est arrivés en tête avec 40% des voix. Derrière
nous il y a FO, puis la CFDT, qui était majoritaire autrefois mais s’est
effondrée. C’est FO qui tient le comité d’entreprise et le CHSCT.
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.4.)
Des délégués qui discutent beaucoup
avec la direction, mais disent « amen » pendant
les réunions des institutions représentatives
du personnel…
T. d. L. : Pour FO ou la CFDT, dire qu’ils « sont du côté de la
direction », ça se manifeste comment, concrètement ?
S. : Concrètement, en comité d’entreprise ou dans les autres IRP
[institutions représentatives du personnel, NDLR], ils acceptent tout.
Ils donnent leur accord sur des choses, alors que même s’ils votaient
contre, ça ne changerait rien. La vraie possibilité qu’on a de bloquer
des projets de la direction dans les IRP, c’est de ne pas voter. C’est de
dire, « on n’a pas l’information nécessaire pour voter », et de demander
des expertises [cette possibilité a été remise en cause par la loi de
sécurisation de l’emploi de juin 2013, inspirée de l’ANI, NDLR]. Mais
on ne l’a jamais fait parce que ces délégués ne veulent pas, ils ne
comprennent pas le concept. Par exemple, récemment on a eu une
réorganisation des rayons du magasin. L’information donnée par la
direction était vraiment nulle, on ne pouvait pas du tout se rendre
compte de ce que ça allait donner, des conséquences que ça aurait sur
le travail des gens. FO a voté pour, même s’ils étaient incapables de
dire en quoi ça consistait. Ces délégués passent leur temps à discuter
avec la direction. Avant chaque réunion de comité d’entreprise ou de
délégués du personnel, on les voit pendant les pauses discuter avec
la direction. Ils règlent des problèmes, ils s’informent sur ce qui va
se passer. Ils ont toujours des informations qu’on n’a pas. Au niveau
national, c’est systématique. Ils font des réunions bilatérales, chaque
syndicat face à la direction. Quand arrive la réunion plénière, la plupart
des choses sont déjà réglées.
T. d. L. : Ces bilatérales se tiennent avec tous les syndicats ?
S. : Tous sauf la CGT. Pour la négociation annuelle obligatoire
(NAO), on sait que des représentants RH vont dans les réunions de
FO et de la CFDT.
T. d. L. : C’est illégal…
S. : Ils ne s’en cachent pas, il y a même des comptes-rendus de ces
réunions. On était tombé sur un document de la DRH qui expliquait
sa « stratégie des alliés ». C’était écrit noir sur blanc : « Il faut isoler
la CGT qui reste menaçante ». Une des méthodes consistait à
multiplier les réunions au niveau national. Chaque semaine, deux ou
trois réunions sur des sujets divers, qui mobilisent quatre délégués
de chaque syndicat, donc tu peux passer ta vie à Paris, c’est ce que
font certains, même de la CGT. C’est une stratégie avérée pour que
les délégués soient en réunion plutôt qu’avec les salariés.
De l’avantage de gérer l’argent du comité
d’entreprise…
T. d. L. : Quelles autres formes prend la discrimination ?
S. : Si les délégués FO ou CFDT dépassent leurs heures de délégation,
la direction ne dit rien alors que pour la CGT les délégués sont
convoqués. Le secrétaire du CE est autorisé à ne pas travailler, alors
qu’en principe il n’a que vingt heures par mois de délégation. Le
secrétaire du comité CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des
conditions de travail, NDLR) est aussi exonéré de travail. Mais par
contre, il fait du boulot syndical, il est souvent là, il va voir les gens
et sait tout ce qui se passe. Les gens nous disent : « Lui au moins
on le voit, vous on vous voit moins ». Moi je n’ai que 15 heures de
délégation par mois. Même si j’en fais plus, je me lève à 4 heures
du matin tous les jours, je suis crevé, je suis moins disponible que
lui. Même s’il n’est pas virulent du tout, il sait beaucoup de choses
et arrive à obtenir des petites avancées de la direction, celles qui ne
coûtent pas grand-chose.
Un autre aspect chez FO, c’est que comme ils tiennent le CE, ils font
croire aux gens que c’est grâce à eux qu’il y a les œuvres sociales.
Quand ils donnent des bons d’achat, ils font croire que c’est eux qui
donnent l’argent. ça marche à fond, c’est leur principal argument de
campagne électorale : « On gère le CE, on le gère bien, c’est grâce à
nous que vous avez des bons d’achat, des sorties à la mer ».
T. d. L. : Comment la direction les soutient-elle ?
S. : L’encadrement dit ouvertement aux gens « Allez voir FO, c’est
eux qui sont bien, votez FO ». Aux dernières élections, on sait que
des chefs ont dit aux salariés de voter FO.
T. d. L. : Ces syndicalistes acceptent tout dans les IRP. Mais
dans le discours, ils font semblant d’être un peu revendicatifs ?
S. : Si tu les entendais ! Certains délégués disent amen à tout dans
les réunions face à la direction, mais après ils vont voir les salariés et
leur disent que la CGT ne dit rien, et qu’ils sont les seuls à intervenir !
Quand on a des nouveaux élus CGT, ils tombent de haut quand ils
assistent à leur première réunion : « Mais FO, ils ne disent rien ! »
Ces réunions devraient être publiques, mais comme elles ne le sont
pas, ils mentent.
T. d. L. : Si un salarié a un problème dans son travail, par
exemple avec son chef, qui va-t-il aller voir ?
S. : S’il suit les conseils qu’on lui a donnés quand il est entré
dans la boîte, il va voir FO. Quand il y a des nouvelles caissières
embauchées, c’est souvent une fille de FO qui fait faire la visite du
magasin. Quand elle passe devant le local syndical, elle dit : « ah ben
là il y a le CE, si vous avez un problème, allez voir FO ».
Entre incompétence et connivence
avec le patron, une faible capacité
à défendre les salariés…
T. d. L. : Et quand une personne va voir FO, elle obtient ce
qu’elle veut ?
S. : Si le patron le veut bien, oui. En fait FO, pour tout, ils sont là pour
avoir ce que la direction veut bien donner. Ça peut leur arriver de
gueuler pour certaines choses, mais si le patron dit non, c’est non. A
une époque, quand les gens montaient avec nous voir la direction,
systématiquement ils étaient plus sanctionnés que s’ils étaient
montés avec FO. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, je ne saurais pas
dire pourquoi.
Quelqu’un dont la direction veut se débarrasser, s’il monte avec
FO, il est viré. Nous, on peut trouver la faille pour empêcher qu’il
soit licencié… Récemment, on a défendu un collègue. Soi-disant la
direction avait des preuves contre lui pour le licencier, mais on a
tout démonté et il est encore là. S’il était monté avec FO… Ça ne
veut pas dire qu’on sauve tous les collègues mais au moins on les
11
les dossiers de terrain de luttes
défend jusqu’au bout. FO dira « on n’a rien pu faire pour toi ». Je
pense que des fois ils défendent des gens sincèrement, mais qu’estce qui relève de la connivence avec le patron et de l’incompétence…
on ne sait pas trop. Ils ne sont pas formés du tout, c’est hallucinant.
En CHSCT le patron fait ce qu’il veut parce qu’ils ne connaissent
pas les textes de loi, il s’éclate !
T. d. L. : Un salarié qui va se montrer proche de FO…
S. : Il sera mieux vu. Mais tout dépend aussi du rapport de forces.
Quand j’ai commencé à militer, la CGT était assez faible. Quand
on faisait le tour du magasin pour aller voir les gens, on était suivis
systématiquement. La direction nous voyait grâce aux caméras - il
n’y a pas de secret dans un magasin ! -, elle appelait les chefs pour
leur demander de nous suivre. Après ils allaient voir tous les gens
qui avaient discuté avec nous. A tel point qu’on avait mis au point la
parade, en disant aux collègues : « Les chefs vont venir te voir, tu diras
qu’on a discuté de foot, ou d’un film, ou de ta maison ». Pour ne surtout
pas dire qu’on avait discuté des conditions de travail. Mais quand on a
commencé à faire des voix aux élections, les chefs ont arrêté.
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.5.)
« Les copains peuvent finir par penser
que le principal ennemi, c’est le syndicat
maison. La direction est toute contente »
T. d. L. : A l’époque, fréquenter la CGT était très mal vu et ils
essayaient de terroriser les gens, maintenant c’est moins le cas ?
S. : C’est moins le cas. Mais encore aujourd’hui, quand on a un
nouveau délégué, ils le testent. Ils vont l’emmerder sur les heures de
délégation, lui mettre des horaires de travail à la con ou placés juste
au moment où une réunion de délégués du personnel ou du comité
d’entreprise est prévue. Il suffit de tenir tête et de gueuler, après ils se
calment. Dans certains magasins, les délégués sont tout seuls et pas
entourés, ils en prennent plein la gueule. Nous, on est arrivés avec le
temps à avoir une base de collègues qui nous suivent. La direction
sait que quand on appelle à la grève, ils sortent. Donc ça lui fait peur,
et elle ne nous embête pas trop. Ça prend du temps, de créer ce noyau,
et des fois les délégués n’y arrivent pas parce que la direction les
emmerde tellement que la seule activité qu’ils peuvent avoir, c’est de
se défendre eux–mêmes. Alors quand FO attaque systématiquement
la CGT, lui met des bâtons dans les roues, les copains peuvent finir
par penser que le principal ennemi, c’est le syndicat maison. Ils ont
tellement la haine contre FO qu’ils passent leur temps à se bagarrer
contre eux. Et la direction est toute contente.
Des fois FO appelle à la grève avec nous, pour se refaire une virginité.
Une fois FO avait appelé, alors qu’ils avaient signé un accord salarial
la veille, mais sans le dire ! Du coup des copains disent : « Faut qu’on
arrête de se mettre avec FO, ils nous prennent pour des cons !» Mais
il faut comprendre que quand FO appelle à la grève, ils viennent sur
notre terrain à nous. Eux qui expliquent toute l’année que c’est par
leurs liens privilégiés avec la direction qu’ils obtiennent des choses,
et bien quand ils appellent à la grève, ils montrent que sur les choses
importantes, la seule chose qui compte c’est par le rapport de forces.
Donc c’est nous qui sommes gagnants, même si FO reste FO et va
finir par se retourner contre les salariés en signant un accord, la veille
ou le lendemain… Un scorpion reste un scorpion. Tous ces syndicats
jaunes, leur rôle est d’autant plus important qu’il ne se passe rien dans
les boîtes. Quand il y a des conflits sociaux, ils sont très vite dépassés.
Propos recueillis par Terrains de luttes
16. 5.
« Il est plus facile de dire qui n’a pas été sanctionné »
La répression anti-syndicale chez BlueLink, filiale d’Air France (épisode 1)
L’Observatoire de la répression et de la discrimination syndicales vient de publier un rapport qui dresse un bilan du problème en France.
Terrains de luttes en donne une illustration à travers le cas édifiant de BlueLink, filiale d’Air France.
G
rande compagnie française, Air France délègue certaines
activités à l’une de ses filiales, BlueLink, en charge de la
relation clientèle. BlueLink emploie plus de 500 salarié-es à Ivry-sur-Seine, dont une majorité de conseillers et conseillères
clientèle en centre d’appel. La stratégie de filialisation masque la
volonté bien réelle de recourir à des salarié-e-s qui sont privés de
certains droits élémentaires, dont le droit de s’organiser syndicalement. Depuis la création d’une section syndicale SUD Aérien à
BlueLink en 2009, ce ne sont pas moins de quatre licenciements
qui ont directement visés des syndicalistes ou sympathisants. Huit
délégué-e-s, sur la dizaine que compte la section SUD Aérien, ont
également été frappés par de lourdes sanctions disciplinaires, sans
autre motif que celui de leur activité syndicale. Et si une déléguée
licenciée a pu être réintégrée suite à une décision de justice, c’est
bien de stratégie patronale de répression anti-syndicale dont il faut
parler. Nous revenons dans cet entretien avec Frédéric, représentant syndical de la section SUD Aérien de BlueLink, sur les modalités de la répression anti-syndicale.
Un élu SUD Aérien poussé à bout
Terrains de Luttes : À partir des élections de 2009, la direction a
essayé de vous attaquer. Comment est-ce qu’elle a procédé, avec
quelles différentes méthodes ?
Frédéric : Alors, en décembre 2009, nous n’avions qu’un seul élu
au Comité d’Entreprise (CE) et deux élus Délégués du personnel,
donc la direction avait peu apprécié, face à ce bon résultat, mais
elle n’était pas non plus trop inquiète, puisque nous étions encore
minoritaires. L’élu CE, c’était Mohammed, mais lors des premières
réunions du CE, la direction a tout de suite vu que nous n’étions
pas là pour rigoler, puisque nous nous sommes très vite formés,
nous avons commencé à mettre sur la table les dossiers pertinents,
qui dérangeaient la direction. Elle a senti que l’époque des CE
bâclés, avec peu de questions, était révolue. Avec notre arrivé elle
a commencé à redécouvrir les CE qui duraient. Parce que nous
cherchions à savoir comment tout cela fonctionnait et nous posions
des questions de plus en plus nombreuses. Déjà, là, cela les gênait. Ce
12
les dossiers de terrain de luttes
qui s’est passé également, c’est qu’en mars ou avril 2010, il y a eu les
élections du Conseil d’Administration d’Air France, qui concernent
toutes les entreprises du groupe Air France et là, à BlueLink, SUD
Aérien a fait 42 % des voix. La direction s’est rendu compte que
nous commencions à prendre de l’ampleur. C’est le déclic qui va
pousser la DRH de l’époque à s’attaquer à SUD Aérien pour enrayer
notre développement. C’est à ce moment-là qu’elle commence par
s’attaquer à Mohammed. À partir de là, Mohammed a été convoqué
tous les mois, pour des coups de pression, puis la DRH a commencé
à monter des dossiers contre lui. Son attitude a été mise en cause,
alors que jusque-là c’était un salarié modèle. […] Donc le premier cas
d’attaque contre SUD Aérien. […] En novembre 2010, Mohammed
revenait de deux mois d’arrêt de travail pour dépression, il venait
de perdre son père, notamment, par erreur, il avait adressé la copie
de l’arrêt indiquant le motif de celui-ci à BlueLink. La direction en
a eu écho et elle a communiqué auprès de tous les responsables de
BlueLink. Ceux-ci savaient que Mohammed était fragile. D’ailleurs,
ils ont eu raison, malheureusement, puisque deux jours après son
retour, Mohammed a été poussé à bout par un superviseur qui
appartenait à FO (qui était à la botte de la direction). Là, la direction
de BlueLink a mis à pied Mohammed, puis a monté un dossier pour
demander son licenciement. Au mois de février 2011, l’inspecteur du
travail a refusé le licenciement. Mais il y a eu un recours de BlueLink
et en juillet 2011, Mohammed a finalement été licencié.
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.5.)
Avertissements, blâmes et mises à pied :
la répression continue
T. d. L. : La direction s’en est-elle prise à d’autres militants, en
essayant de vous attaquer personne par personne ?
F. : Ensuite, il y a eu Lionel, Ursula, Loïc, qui ont commencé à avoir
des entretiens disciplinaires. La direction a mis des jours de mise à
pied à Ursula et à Lionel, entre 2011 et 2012. En 2012, la direction a
continué avec notamment une volonté forte de nous « casser ». Il y
avait une formation syndicale avec SUD PTT et une grève, au mois
d’avril 2012, lors du colloque international des centres d’appel. Il y a
eu à cette occasion une manifestation, porte de Versailles, au salon de
la relation clientèle. Nous y avons participé et lors de la manifestation,
nous sommes tombés sur le stand de BlueLink et nous avons échangé
avec le personnel de BlueLink qui était sur place, ce qui n’a pas plu du
tout à la direction, qui a décidé de nous sanctionner, Lionel et moi,
avec un blâme. La direction avait même comme intention de nous
licencier, parce qu’elle voulait jouer sur le fait que nous étions en grève
lors d’une formation syndicale. Les deux autres salariées [qui étaient
sur le stand de BlueLink] ont eu un avertissement. L’une des deux, à
qui la direction a réussi à faire peur, a cherché à se faire pardonner.
L’autre salariée, c’était Coumba. Pour elle, pour le coup, cela a été une
révélation, car elle a tout de suite été scandalisée et elle a fait savoir
lors de son entretien que c’était une attaque contre SUD Aérien et
qu’elle ne craignait rien, car c’était des procédures bidon, juste faites
pour atteindre SUD Aérien. Cela a été le déclic pour qu’elle rejoigne
notre équipe syndicale. Donc, elle a eu son avertissement, cela a été
son baptême du feu. C’est ainsi que Coumba s’est inscrite sur nos
listes pour les élections prévues en décembre 2012.
T. d. L. : Est-ce que les actions de la direction, cela visait à vous
faire partir, à travers une répression anti-syndicale directe ? Ou
bien est-ce que cela consistait à vous faire perdre un temps fou,
pendant que vous iriez voir les avocats, vous ne vous occuperiez
pas d’autres dossiers ?
F. : C’est vrai, mais surtout aujourd’hui, car à l’époque, nous n’étions
pas assez importants pour les gêner autant dans leur politique. Mais
certes, le temps passé à nous défendre, c’est un temps que nous ne
passons pas à défendre les salarié-e-s ou à travailler sur des dossiers
qui concerneraient directement les salarié-e-s. C’est évident. Mais
ce n’était pas leur première préoccupation à l’époque. Leur première
préoccupation était de nous dénigrer et de bien montrer à tous ceux
et celles qui nous soutenaient que ceux qui s’approchaient de SUD
Aérien ne feraient pas long feu à BlueLink. Le but était de dissuader
tout salarié-e de nous soutenir et de répandre l’idée que SUD Aérien
est un syndicat dangereux pour les projets de BlueLink, donc c’est un
syndicat dangereux pour l’emploi à BlueLink, donc c’est un syndicat
dangereux pour l’intérêt des salarié-e-s. C’était cela la politique.
Effectivement, lorsque nous sommes attaqués personnellement,
surtout pour des motifs aussi bidon, nous avons moins la tête à nous
occuper des dossiers syndicaux. […]
Une campagne de la direction
contre SUD Aérien
T. d. L. : Comment s’est positionné le personnel de l’entreprise
pendant ces trois années ? Est-ce que la tactique de la direction
a marché et que les salarié-e-s se sont éloigné-e-s de vous, quitte
à vous soutenir discrètement ? Ou bien est-ce que malgré tout, il
y a eu de la solidarité ?
F. : Il y a de la solidarité, d’ailleurs le meilleur moyen de s’en rendre
compte, ce sont les résultats que nous avons réalisés aux élections.
Les élections de décembre 2012 ont été marquées par une campagne
anti-SUD Aérien, c’était l’élément central des élections. Tous étaient
unis contre SUD Aérien, que ce soit les autres syndicats ou la
direction, puisqu’il y avait des syndicats qui allaient sur les plateaux
de travail et qui terrorisaient les salarié-e-s. Vu qu’il s’agissait de vote
électronique, ils disaient aux salarié-e-s que la direction saurait qui
a voté pour qui et donc que si les gens votaient pour SUD Aérien,
cela se saurait et ces personnes seraient dans le collimateur de la
direction. Ils disaient de même aux gens que s’ils voulaient continuer
à travailler à BlueLink, il ne fallait pas voter SUD Aérien. C’est ce qu’ont
surtout fait FO et la CFDT et un peu moins la CGT. Les élections de
décembre 2012 ont été annulées à cause de la discrimination opérée
par le directeur général de BlueLink, et suivies d’élections au mois de
juin 2013. Elles ont démontré que nous avons un noyau d’électeurs
fidèles, autour de 85 personnes. Nous avons de la solidarité autour de
nous, mais ce qui est certain, c’est qu’il y a des salarié-e-s silencieux,
qui craignent pour la sécurité de leurs emplois. […] Même durant
les élections de décembre 2012 et de juin 2013, nous n’avions pas
trop communiqué sur cette répression, car nous nous disions que
nous nous devions d’assumer ce combat. Les salarié-e-s eux et ellesmêmes étaient choqué-e-s par les réunions organisées par le DRH,
qui étaient des réunions portant soi-disant sur la stratégie, mais à
chaque réunion, il parlait de SUD Aérien. C’était étonnant, puisque
les salarié-e-s se rendaient par groupe à ces réunions, ils et elles
étaient reçu-e-s par le DRH et chaque salarié-e avait très bien reçu le
message de la direction, qui souhaitait s’attaquer à SUD Aérien. Les
gens nous connaissaient, ils savaient que nous étions des personnes
intègres, sérieuses, ils ont bien vu que nous travaillons avec le code
du travail, même si le code du travail n’est pas forcément à notre
avantage. En tout cas, nous nous efforçons de rester dans les limites
du droit, tandis que de l’autre côté, la direction et les autres syndicats
ne sont pas aussi respectueux du droit. Les salarié-e-s savaient qu’ils
et elles pouvaient compter sur nous, puisque nous, nous savons nous
mettre en avant et nous ne craignons pas de prendre des coups. Donc,
il y avait un décalage entre le discours de la direction et la réalité. La
tentative de calomnier SUD Aérien a abouti à un effet inverse et c’est
ce qui nous a en partie servi, cela a joué en notre faveur.
13
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.6.)
les dossiers de terrain de luttes
Le vote électronique,
une tentative de pression lors des élections
personnes courageuses qui nous ont rejoints, comme Coumba et
aussi deux autres qui ont quitté FO. […]
T. d. L. : Les élections ont l’air d’être un gros enjeu pour la
direction. Est-ce que, au-delà de faire campagne contre vous, elle
a essayé de manipuler les élections ?
F. : Oui, bien sûr, puisque suite à l’annulation des élections de
décembre 2012, il fallait remettre en place un protocole et ce protocole
n’était pas dans le respect du droit électoral et du droit du travail.
D’ailleurs nous avons été défendre au tribunal d’instance d’Ivry-surSeine le fait que nous exigions le vote à bulletin secret sur papier, car
l’entreprise voulait avoir pour seul moyen le vote électronique. Nous
avons dit sur le fond que le vote papier ne pouvait être écarté, en nous
fondant sur ce qui avait été indiqué au tribunal à propos des élections
de décembre 2012, marquées par une volonté de mettre de la pression
sur les salarié-e-s. Nous avons gagné, nous avons réussi à remettre en
place le vote papier, ce qui a gêné fortement la direction et cela c’est
surtout avéré juste, puisqu’il y a eu une plus grande participation.
Car, du fait que les autres syndicats avaient fait une propagande au
sujet du vote électronique, qui ne serait pas vraiment secret, pour
effrayer les salarié-e-s, cela les a desservi et en ayant obtenu gain de
cause au tribunal d’instance pour instaurer le vote papier à bulletin
secret, les salarié-e-s se sont dit que puisque les autres syndicats
disent que le vote électronique est pourri et que puisque maintenant,
grâce à SUD Aérien, nous avons la possibilité de voter papier, nous
allons voter par vote papier. Il y a eu un pourcentage écrasant de vote
par papier et cela nous a fait plaisir lors du dépouillement, car il y
avait beaucoup de bulletins SUD Aérien.
Un bilan lourd :
4 licenciements et 8 délégué-e-s
sanctionné-e-s
T. d. L. : Est-ce que la direction a tenté de réduire le nombre de
personnes qui pouvaient voter, en embauchant des gens sur des
contrats précaires, qui n’avaient pas l’ancienneté requise pour
voter, ou en ayant recours à des intérimaires, etc. ?
F. : Nous avons fait valoir le droit des personnels mis à disposition
au sein de BlueLink, comme le personnel de ménage, qui travaille
pour l’entreprise ONET. D’ailleurs, lors des élections de décembre
2012, nous avons mis sur notre liste une femme de ménage de
l’entreprise ONET pour les élections de DP, puisque le personnel
mis à disposition ne peut pas être élu au comité d’entreprise, dans
le droit privé. Étrangement, cette personne a été sous la pression de
BlueLink et ils ont fait en sorte qu’elle quitte BlueLink, pour qu’elle
ne soit plus sur nos listes. Également, ils ont mis la pression sur les
salarié-e-s pour qu’ils et elles ne viennent pas sur nos listes, cela a
été difficile de faire des listes, mais heureusement, il y a eu des
T. d. L. : Un certain nombre d’entre vous ont été sanctionné-e-s,
aujourd’hui, quel est le résultat ? Combien il y en a qui ont été
licencié-e-s ou lourdement sanctionné-e-s ? Combien où cela a
échoué ?
F. : En délégués, on a deux licencié-e-s, Mohammed et Coumba, il y
a deux sympathisants, Abdelak et Kamel, qui ont été licenciés. Au
niveau des sanctions, il est plus facile de dire qui n’a pas été sanctionné.
Il n’y a que trois personnes au sein de notre équipe syndicale, sur
une dizaine, qui n’ont pas été sanctionnées. Autrement, nous avons
tous et toutes été sanctionné-e-s. Nous avons eu huit délégué-e-s
sanctionné-e-s. L’ensemble des sanctions contre les représentants de
SUD Aérien est lié strictement à l’activité syndicale. Même si pour
Coumba, la direction a parlé d’une procédure [de travail] qui n’aurait
pas été respectée, ce qui en fait ne s’est pas produit [1]. Cela a toujours
été l’activité syndicale le motif de sanction ou de licenciement.
T. d. L. : Donc la direction semble vouloir vous licencier ou vous
sanctionner dès qu’elle peut, mais en plus en vous reprochant de
faire votre activité syndicale. Est-ce qu’elle n’essaye même pas
de trouver des excuses, de monter de fausses affaires ?
F. : Non, c’est tout à fait cela. Elle nous demande de revoir notre
manière de nous comporter en tant que syndicalistes. Elle souhaite
carrément nous dire comment en tant que syndicalistes nous devons
nous organiser, comment nous devons travailler. C’est ce qu’elle avait
réussi à faire avec les autres syndicats avant l’arrivée de SUD Aérien
[…]. Les syndicats présents avant l’arrivée de SUD Aérien ont écouté
la voix de leur maître pour savoir comment il fallait faire pour faire
du syndicalisme selon la direction.
Propos recueillis par B. Mellow, Union Locale Solidaires des Ve-XIIIe
arrondissements de Paris et d’Ivry-sur-Seine (janvier 2014).
1.
[notes]
Le 18 septembre 2014, la cour d’appel de Paris a prononcé la réintégration de Coumba, en annulant son licenciement, car BlueLink n’a pas
respecté son statut de salariée protégée. Elle a repris le travail au début
du mois d’octobre.
16. 6.
« Nous sommes devenus l’ennemi n°1 » La répression anti-syndicale chez BlueLink, filiale d’Air France (épisode 2)
A
lors que de nombreuses actions ont été menées par la direction de BlueLink à l’encontre des représentants de la section
syndicale SUD Aérien, ces derniers sont en butte à l’absence
de réaction des autres sections syndicales, voire à une complicité, de la
part de certaines d’entre-elles, avec la direction. Par ailleurs, les syndi-
calistes de BlueLink notent également la faible propension de l’inspection du travail à intervenir, ce qu’ils expliquent par la proximité entre
les dirigeants d’Air France et le ministère du Travail. Terrains de luttes
revient sur ces éléments dans la seconde partie de l’entretien avec Frédéric, représentant syndical de la section SUD Aérien de BlueLink.
14
les dossiers de terrain de luttes
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.6.)
Terrains de Luttes : Vous avez décidé de créer une section
SUD Aérien. Pourquoi avez-vous décidé de vous syndiquer, et
pourquoi SUD Aérien plutôt qu’un syndicat qui existait déjà
dans l’entreprise ?
Frédéric : En fait, il y a eu beaucoup d’accords signés avant notre
arrivée, notamment en décembre 2008, des accords importants,
qui avaient soulevé une petite mobilisation, avec des réunions
organisées par les syndicats et la direction, conjointement, ce qui
donne déjà une idée de l’entente entre les syndicats et la direction.
C’était des accords sur le temps de travail, le travail 24h/24 et le
travail du dimanche. Moi-même, ayant eu un passé syndical, j’étais
étonné des arguments apportés par les syndicats CGT, FO, CFDT
et CFTC, qui expliquaient aux salarié-e-s qu’il fallait faire preuve
de flexibilité pour garantir l’emploi à Ivry-sur-Seine. […]
T. d. L. : Vous avez annoncé votre création par une apparition
publique, un tract. Comment les autres syndicats ont-ils réagi ?
F. : Il n’y a pas eu de réaction à ce moment-là, parce que les
autres syndicats nous prenaient pour des « rigolos ». Nous
nous sommes créés en mai 2009 et il y avait des élections en
décembre 2009. Lorsque nous avons fait notre campagne, là une
rivalité a commencé […]. Il y avait une inquiétude grandissante
chez les autres syndicats, qui sentaient que nous avions une
certaine popularité et que nous savions parler des problèmes qui
intéressaient les salarié-e-s. Lorsque nous avons fait notre premier
résultat électoral, avec 15,83 % des voix, là les autres syndicats
étaient étonnés de la percée que nous avions faite pour une
première présentation avec peu de temps de préparation. Une
vraie rivalité et une volonté de nuire à SUD Aérien sont apparues
à ce moment-là et c’est là que nos ennuis ont commencé. Nous
étions soudainement devenus l’ennemi n°1. De la part des autres
syndicats et de la direction.
T. d. L. : Le personnel a-t-il réagi d’une manière ou d’une autre,
est-ce qu’il a trouvé bien qu’il y ait un nouveau syndicat ou
bien est-ce qu’il n’a pas forcément compris ?
F. : Si, les salarié-e-s ont compris, car moi, avant même de parler
syndicat, j’ai toujours voulu m’intéresser au fait de porter la parole
sur des problèmes qui concernaient les conditions de travail. C’est
aussi cela qui nous a poussé à créer cette section, car les gens
nous disaient souvent « oui, c’est bon, vas-y, toi tu parles bien, tu
oses dire les choses ». Nous sentions que les gens attendaient que
des personnes parlent à leur place et nous sentions aussi que cela
n’était pas encore le cas. Pour nous, c’était important de dire que
ce qui manque dans cette entreprise, finalement, c’est un syndicat
qui représente réellement les intérêts des salarié-e-s, puisque les
syndicats implantés étaient surtout composés de personnes qui
représentaient plus leurs intérêts personnels que les intérêts
collectifs. […]
Des syndicalistes de connivence
avec la direction
T. d. L. : Les autres syndicats ont été du côté de la direction ou
bien est-ce que certains ont essayé d’être neutres ? Est-ce que
vous avez eu des retours de syndicats du secteur aérien ?
F. : Les syndicats étaient de connivence avec la direction. Cela se
voit à travers le dossier de Mohammed [que la direction a voulu
licencier en novembre 2010]. L’ensemble, je dis bien l’ensemble, des
attestations fournies à la direction contre Mohammed proviennent
de membres des différents autres syndicats de BlueLink. C’est
déjà un signe de la volonté de nous nuire. Ensuite, les syndicats,
FO, CGT, CFDT, se revendiquent d’être implantés à Air France.
Au début, nous avons communiqué fortement pour essayer de
faire prendre conscience à ces entités syndicales d’Air France de
l’attitude de leurs représentants à BlueLink. Mais c’est surtout la
direction de BlueLink qui faisait pression sur les syndicats à Air
France pour que leurs représentants à BlueLink soient de bons
soldats et aillent dans le même sens que la direction. Ce qui n’a pas
été très difficile pour la direction, car il faut savoir que la plupart
des personnes qui à BlueLink étaient assurées d’évoluer facilement
au niveau professionnel, cela a toujours été des « syndicalistes ».
Pour le coup, SUD aérien a été un super facteur d’évolution pour
ces syndicalistes « véreux », car étrangement, la plupart de ceux
qui ont fait des attestations ont plutôt bien évolué.
T. d. L. : Donc les syndicats centraux d’Air France ont refusé
de dénoncer ou ont couvert les agissements de leurs délégués
à BlueLink ?
F. : Il ne faut pas oublier que la plupart des syndicats à Air France,
cela relève plus de la « mafia » que du syndicalisme, quand on voit
les accords signés, on ne peut pas dire que ces syndicats-là ont
vraiment dans leur cœur une éthique syndicale. Encore une fois,
ce sont des syndicats qui sont attirés par une manne financière
importante à Air France et qui portent trop peu d’intérêt au combat
syndical, à la lutte. Il faut savoir que ce sont des personnes qui sont
très attachées à l’image d’Air France et qu’il y a une hiérarchisation
au sein de l’entreprise, donc quand tu parles des filiales, pour eux,
cela ne les concerne pas. Ils n’ont aucun intérêt à se mouiller
pour des syndicalistes d’une petite filiale comme BlueLink. Ils se
fichaient complétement de ce qui se passait, quand bien même cela
allait complétement contre l’intérêt des syndicalistes de manière
générale. Il n’y a jamais eu de soutien positif de la part des autres
syndicats d’Air France par rapport à la répression anti-syndicale.
Des dirigeants patronaux connectés
avec le ministère du travail
T. d. L. : L’inspection du travail a été sollicitée plusieurs fois.
Est-ce qu’elle a joué son rôle de défense du droit du travail et
des droits syndicaux ?
F. : Nous avions un rapport plutôt clair avec l’inspection du
travail jusqu’aux élections de décembre 2012. Car je pense
que l’inspection du travail, un peu comme la direction, nous
considérait comme une section minoritaire. Certes, elle voyait
que nous travaillions nos dossiers, mais elle pensait que nous
ne pesions pas lourd. Sauf que, à l’approche des élections, nous
avons mis en avant des dossiers importants et là il y a eu de plus
en plus de pression opérée par BlueLink et plus globalement de
la part d’Air France, avec les réseaux dont disposent ce groupe. À
ce moment, l’inspection du travail a commencé à nous donner des
réponses qui embrouillaient plus les choses et selon nous à jouer
le jeu de la direction. C’est-à-dire qu’elle avait tendance à moins
se positionner au regard du droit du travail, ce qui est pourtant
son rôle principal, et elle commençait à donner des interprétations
floues. Cela s’est renforcé après les élections, où là, la pression
auprès de l’inspection du travail et de la préfecture, notamment
par rapport au travail du dimanche, a été plus forte. L’inspection du
travail a alors été plus laxiste, notamment sur le cas assez flagrant
du licenciement de Coumba, où jusqu’à aujourd’hui, en janvier
2014, il n’y a toujours pas eu de PV de la part de l’inspection du
travail sur ce licenciement, alors qu’il s’agit d’un licenciement
sans autorisation de la part de cette même inspection du travail.
Nous faisons le constat très grave d’une étroite collaboration
15
les dossiers de terrain de luttes
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.6.)
entre l’inspection du travail, BlueLink et Air France. Car mettre
autant de temps pour faire un PV sur une affaire aussi claire que le
licenciement sans autorisation d’une déléguée, c’est quand même
assez incroyable.
T. d. L. : C’est un problème avec l’inspection du travail locale ou
bien il s’agit de pressions qui viennent de plus haut ?
F. : Bien entendu que cela vient de plus haut. C’est la raison
pour laquelle nous avons organisé deux manifestations devant
le ministère du travail à Paris. C’est évident que l’inspecteur du
travail est une « marionnette » et que ceux qui tirent les ficelles, ce
sont les personnes qui sont au-dessus. Ce qui est grave, c’est que
nous avons l’impression que c’est Air France qui tire les ficelles
du ministère du travail. Nous l’avons bien vu pour Mohammed,
où Jean-Denis Combrexelles, directeur général du travail, était
sur le dossier dès le début. Or, il y a très peu d’entreprises qui se
permettent d’avoir comme interlocuteur le directeur général du
travail. Donc, effectivement, Air France intervient au ministère du
travail. Lorsque nous y avons été reçu par Benjamin Reygnaud,
conseiller technique spécialisé sur le droit du travail auprès du
ministre du travail, nous leur avons dit que BlueLink est une filiale
d’Air France, Air France étant une entreprise qui appartient en partie
à l’État. Donc, les personnes à la tête d’Air France sont nommées
par le gouvernement français, donc forcément, ces gens sont liés
entre eux. Par conséquent, soit le ministère du travail invalide la
politique sociale menée dans le groupe Air France et notamment
à BlueLink, soit le gouvernement laisse en place des gens qui
mènent cette politique sociale, avec le plan Transform2015, et à
partir de là, lorsque le gouvernement donne son aval à ce genre de
pratique, il ne va pas perturber ces dirigeants. Si le gouvernement
ne bouge pas pour le personnel d’Air France, il le fera encore moins
pour celui d’une filiale, qui sera sûrement amené à être délocalisé
davantage. Surtout que le but premier de BlueLink, c’est de faire
travailler moins cher, pour des activités faites d’abord au sein
d’Air France et qui coûtaient trois ou quatre fois plus cher. Donc,
là, BlueLink, par le biais de ses bas salaires, de ses conditions de
travail infectes et de la politique de délocalisation, permet à Air
France de faire des économies de l’ordre de dix fois moins cher que
ce que cela coûterait si c’était fait par des salarié-e-s d’Air France.
Cela leur permet de faire davantage de bénéfices. Comment veuxtu que le ministère du travail, donc le gouvernement français,
s’oppose à cela ? Le gouvernement, qui nomme les dirigeants d’Air
France, ne va quand même pas soutenir des syndicalistes.
T. d. L. : Est-ce que le but c’est de vous éliminer parce que la
direction n’aime pas avoir en face d’elle un syndicat qui est
trop combatif ? Ou est-ce que derrière elle a d’autres projets ?
F. : Je pense effectivement que c’est plus la deuxième solution.
Parce que, dès le début, nous nous sommes attachés à faire
respecter les droits, les conventions, les accords, le code du travail.
Finalement, nous avons constaté que lors des négociations avec
l’entreprise, toutes les revendications de SUD Aérien n’étaient pas
entendues. Donc, nous nous sommes dit que nous allions travailler
nos dossiers, vérifier les conventions et voir ce qui est respecté
ou pas. Ce qui les gêne, ce ne sont pas nos revendications, c’est
le fait de démontrer que l’entreprise n’est pas dans le cadre légal.
Récemment, nous avons échangé avec l’inspecteur du travail,
sur notre vision du droit du travail, en particulier sur le travail le
dimanche et il nous a expliqué qu’il préférait lâcher du lest par
rapport à cela parce que BlueLink avait des projets beaucoup
plus sérieux en 2014 pour les salarié-e-s. Nous lui avons parlé de
sécurisation de l’emploi, car l’Accord national interprofessionnel
(ANI) est en train de rentrer en vigueur et l’inspecteur du travail a
acquiescé. C’est-à-dire que BlueLink a des projets qui sont vraiment
hostiles pour les intérêts des salarié-e-s et la direction sait très bien
qu’avec un syndicat comme SUD Aérien présent dans l’entreprise,
cela va être très compliqué pour elle. Malheureusement, cela
représente bien le syndicalisme d’aujourd’hui en France, nous ne
sommes plus dans la revendication pour gagner des choses, nous
sommes plus dans la volonté de défendre nos acquis. C’est cela que
le MEDEF et les patrons ont réussi, faire en sorte que les syndicats,
lorsqu’ils se mobilisent, soient plus dans la défense plutôt que
dans la revendication d’amélioration des conditions de travail. A
SUD Aérien, nous n’y dérogeons pas, surtout avec la direction de
BlueLink, qui est une bonne représentante du MEDEF […].
« La direction donne un rôle de responsable
aux autres syndicats »
T. d. L. : Malgré tout, est-ce que vous avez pu obtenir des
avancées ?
F. : Comme nous sommes le syndicat le plus près des conseillers
et conseillères clientèle, la partie la plus basse de l’entreprise
BlueLink, nous connaissons les revendications que les salarié-e-s
attendent. Nous les mettons en avant et étrangement, nous voyons
les autres syndicats qui essayent de se baser sur nos revendications.
Ce qui est étonnant, c’est qu’il y a des améliorations, qui ne sont
pas celles que nous attendons exactement, mais qui sont dans une
certaine mesure sur les bases de ce que nous revendiquons, qui
sont accordées aux autres syndicats, pour montrer aux salarié-e-s
que lorsque SUD Aérien demande des choses, c’est exagéré, la
direction ne peut pas donner autant, mais qu’elle est quand même
à l’écoute et que donc elle accepte ce que demandent les autres
syndicats, parce que c’est dans des proportions plus raisonnables.
Elle essaye de donner un rôle de responsable aux autres syndicats.
Alors qu’en fait, ce sont des miettes qu’elle donne à ces syndicats,
pour dénigrer l’action de SUD Aérien. Officiellement, nous n’avons
rien obtenu en plus à BlueLink, par contre, officiellement aussi,
nous avons fait respecter pas mal de choses. Comme les minimas
des salaires de la convention collective, qui n’étaient pas respectés.
Comme le fait que l’encadrement respecte les conseillers clientèle.
Avant notre arrivée, il y avait beaucoup d’abus de la part de
l’encadrement, c’était un peu comme à l’école, il fallait demander
la permission pour aller aux toilettes. Nous, nous avons un
rapport de force pour arrêter cela et maintenant le comportement
de l’encadrement n’est plus le même, les encadrants savent que
lorsqu’il y a un élu SUD Aérien sur les plateaux, sur les centres
d’appels, ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent. Parce que nous
sommes vigilants pour le respect des droits des salarié-e-s et de
ce fait, implicitement, nous avons apporté plus de liberté aux
salarié-e-s le respect des droits qui n’étaient plus respectés. Cela
a apporté une sensation de liberté, sans avoir gagné vraiment de
nouveaux droits, mais en faisant respecter certaines règles. Les
gens sont conscients que c’est grâce à SUD Aérien qu’il y a eu une
amélioration de leur quotidien.
Quelles perspectives juridiques
contre la répression anti-syndicale ?
T. d. L. : Vu que vous n’êtes pas les seuls à subir cela, est-ce
qu’il faudrait une meilleure protection des représentant-e-s
syndicaux ou du personnel ?
F. : Oui, tout à fait. Il serait intéressant, vu la pression qu’il y a
sur les autorités de la direction du travail, d’obtenir une décision
16
les dossiers de terrain de luttes
dossier n° 16 L’anti-syndicalisme : plongée dans les techniques patronales de combat(16.6.)
judiciaire pour tout ce qui est licenciement d’un représentant ou
d’un délégué, afin d’avoir une interprétation objective et vérifier
s’il n’y a pas là une volonté de discriminer un syndicat. Cela serait
une procédure à mettre en place, pour dissuader les patrons de
faire ce qu’ils veulent avec les représentant-e-s des syndicats. […]
Lorsque des patrons se permettent d’attaquer uniquement sur
l’activité syndicale, c’est trop flagrant pour que l’on ne puisse pas
voir clairement que le patron veut se débarrasser des syndicalistes.
Il n’est pas normal qu’aujourd’hui on permette le licenciement
d’un délégué suite à l’avis d’un inspecteur du travail qui peut être
lié aux patrons et qu’il faille aller ensuite au tribunal. Il faudrait
plutôt inverser le sens de cette procédure, mettre le tribunal et
après l’autorisation de l’inspection du travail, c’est ce qui me paraît
le plus évident, le plus sensé. Souvent d’ailleurs, dans le cas où
l’inspection du travail donne son accord pour un licenciement,
alors que la décision n’est pas fondée, qu’est-ce qui se passe ? Le
délégué gagnera au tribunal, mais nous savons très bien qu’il y a
très peu de chance que ce délégué retourne au travail dans son
entreprise, car en fait cela va déboucher sur une négociation, au
mieux il partira avec un chèque, mais jamais il ne retournera dans
son entreprise. Du coup, le patron a obtenu ce qu’il voulait et pour
le patronat, faire des chèques pour éviter qu’il y ait un syndicat
dans l’entreprise, ce n’est pas un problème, au contraire, c’est tout
à fait dans la logique qu’ils ont souhaité mettre en place au sein du
MEDEF. Mettons plus de sécurité à ce niveau-là et cela changera
beaucoup de choses.
Propos recueillis par B. Mellow, Union Locale Solidaires des Ve-XIIIe
arrondissements de Paris et d’Ivry-sur-Seine (janvier 2014).
Qui sommes-nous ?
Terrains de luttes est un nouveau site Internet d’information et de réflexion critiques…
Terrains de luttes est un site Internet qui propose un espace d’échanges où l’on prend le temps de l’examen concret et du recul historique pour
donner à voir la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il a vocation à incarner, pour mieux y résister,
les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations,
des pratiques et des évènements. Il vise à construire des ponts et des échanges entre travailleuses/eurs, militant-e-s et chercheuses/eurs engagé-e-s
afin d’alimenter et de solidariser nos Terrains de luttes.
Pour ce faire, nous publions des entretiens réalisés par des militant-e-s, des chercheuses/eurs ou des journalistes ; des récits et des analyses
d’évènements (grèves, manifestations, etc.) et d’activités (actions de lobbyistes, répression patronale, etc.), des reportages vidéos, des « bonnes
feuilles » d’ouvrages ou encore des chroniques. Nous proposons également des passerelles avec les luttes et les connaissances produites par des
collectifs de syndicalistes et de chercheurs dans d’autres pays ou par des associations anti-lobbys en Europe.
Terrains de luttes est animé par des syndicalistes (CGT, Solidaires, FSU), des militant-e-s associatives/ifs ou politiques (Front de Gauche, NPA,
Alternative Libertaire) et des chercheuses/eurs en sciences sociales. Nous travaillons de manière privilégiée avec des éditeurs indépendants
(Agone, Le Croquant, La Dispute, Libertalia, etc.).
Pour nous contacter et/ou nous proposer un entretien, un témoignage, un article, une vidéo, etc. : [email protected]