Migrations russes post-soviétiques en France
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Migrations russes post-soviétiques en France
culture(s) accueillir no 247 58 Comment la présence russe à Paris s’inscrit-elle dans la société française ? Comment les Russes appréhendent-ils l’espace français ? Est-il cohérent d’envisager les nouveaux arrivants russes comme des immigrés majoritairement économiques ? Un aperçu des migrations russes actuelles post-soviétiques met en valeur la diversité de ses situations migratoires qui s’inscrivent dans le contexte de l’évolution du vocabulaire des migrations internationales : l’émigré-l’immigré/le migrant. Migrations russes post-soviétiques en France : nouvelle période, nouveaux enjeux ? Olga Brunnikova Doctorante Migrinter et Inalco, chargée de cours à l’Université de Poitiers « Le migrant est à la fois [...] jouet des forces qui le dépassent et acteur des luttes dont il est partie prenante. » 1 L’étude de l’exode de la population russe de son pays n’est pas nouvelle. L’histoire des Russes en France remonte au règne de Pierre le Grand au XVIIIe siècle qui favorisa les échanges entre les deux pays. Dans le contexte de l’espace clos de l’URSS, les différentes vagues d’immigration russe avaient pour point commun les modalités de départ de la Russie. D’après Nikita Struve 2, « depuis la révolution et jusqu’à la chute du communisme, à des rares exceptions près, on ne quittait pas la Russie, on s’en échappait ». L’ouverture postsoviétique de la Russie vers le monde a simplifié la migration russe. Tout d’abord, la définition des Russes en France est très vague : un grand nombre de descendants des Russes « blancs » (des impérialistes), nés en France, reste fidèle aux traditions russes, pratique parfaitement la langue russe et proclame leur double identité franco-russe. La quatrième vague de migration russe a de commun avec les précédentes l’apport de ses créateurs, de ses idéaux et de ses particularités. Mais elle se distingue par son caractère plus économique et par les nouvelles valeurs engendrées par l’apparition du capitalisme. D’après Vincent Aucante 3, « les facteurs d’attraction sont souvent plus forts que les facteurs qui poussent les gens hors de chez eux ». Les nouveaux arrivants quittent leur pays, non parce qu’ils vivent dans une extrême pauvreté mais parce qu’ils profitent de l’ouverture de la Russie vers l’Occident pour trouver de meilleures conditions de vie. L’immigration russe récente est un phénomène hétérogène. Nous pouvons distinguer deux types d’immigration russe en France : les vagues d’émigration définitive, comme c’était le cas dans les années 1990, et les migrations temporaires d’aujourd’hui. La tendance générale est celle que les Russes, en provenance des milieux ruraux ou des petites et moyennes villes, partent définitivement plus souvent que ceux des grandes villes mondialisées. De plus, les raisons de départ des Russes en France peuvent être classées en quatre catégories : le travail, les études, les raisons personnelles, l’asile. Même si la France n’a pas adopté une politique d’accueil spécifique pour les ressortissants de l’ex-URSS (comme c’est le cas en Allemagne ou en Finlande), le nombre de Russes arrivant en France augmente chaque année, mais reste encore limité surtout en comparaison avec l’Allemagne qui est un cas particulier en Europe. La France a adopté une politique migratoire plus contraignante à l’égard des originaires de Russie. Il n’y a pas de politique d’accueil mais plutôt une politique de coopération, qui privilégie les migrations temporaires au détriment de migrations durables, afin de limiter la fuite des cerveaux et d’exporter ses valeurs en dehors de ses frontières, contribuant ainsi au rayonnement de la France. La France reste cependant un pays d’asile pour les Russes. À l’heure actuelle, la France a saisi 2 500 demandes d’asile de la part des Tchétchènes, des habitants du Daguestan, et cela, suite aux deux guerres successives en Tchétchénie et aux conflits armés au Daguestan. Les seules statistiques fiables que nous avons réussi à trouver sont celles du ministère de l’Intérieur français selon lesquelles, en 2004, 17 000 Russes résident en France. À ce chiffre s’ajoutent les 11 000 ex-Russes naturalisés Français. D’après Anne de Tinguy, en général, les migrants russes en France sont qualifiés. Elle ne prend en compte, ici, que ceux qui ont reçu un titre de séjour. Du point de vue de leur niveau d’emploi en France, le problème majeur reste toujours l’inadéquation entre les diplômes reçus en Russie et le marché de travail français. Hétérogénéité des motifs de migration Une des principales spécificités de la quatrième vague d’immigration découle de la variété des motifs qui poussent les gens à quitter la Russie : les travailleurs qualifiés des classes moyennes, la fuite des cerveaux, les femmes isolées, les étudiants, les clandestins, les commerçants et les hommes d’affaire en transit, les experts, les demandeurs d’asile. La nouvelle génération des Russes qui, après la chute du rideau de fer, encouragée par les discours sur la mondialisation, a fait le choix de l’ouverture de la Russie au monde, part souvent en Occident pour pouvoir utiliser l’expérience reçue dans ces pays avec pour objectif la construction de la nouvelle Russie. En ce qui concerne le nombre d’étudiants russes scolarisés, la France occupe la troisième place (principalement grâce à Paris) en Europe avec 3 500 étudiants chaque année après l’Allemagne et l’Angleterre. Cette migration revêt un caractère fortement féminisé. Mais nombreux sont les étudiants qui rentrent chez eux déçus, et ce à cause de problèmes administratifs liés au changement de statut d’étudiant pour un statut d’un travailleur. De plus, nous assistons à une mobilité accrue des hommes d’affaires russes à Paris. Cette mobilité est encouragée par l’envie des Russes d’acquérir une Relations entre les Russes des différentes vagues d’émigration « L’homosovieticus » est un terme proposé par les immigrés de la première vague pour désigner les Russes des autres vagues. Ce terme illustre une coupure remarquable entre les deux époques d’avant et d’après la révolution russe. Pour les émigres russes d’après la rassembler toutes les personnes se considérant russophones autour de la langue russe. L’immigration de la nouvelle génération des Russes, notamment des étudiants, est vue par des spécialistes comme l’ouverture de la Russie vers l’Europe. Évidemment, nous ne pouvons pas négliger le facteur économique qui joue son rôle dans la conscience des migrants ainsi que celle des Français. Au début des années quatre-vingt-dix, les pays occidentaux, y compris la France, ont connu un afflux des « réfugiés de la faim », quittant la Russie pour les pays de l’« Europe de la prospérité ». La migration russe la plus récente, à partir des années 2000, se caractérise par le changement des objectifs de départ. Beaucoup d’autres mouvements, hétérogènes et temporaires, se sont développés entre la Russie et la France. Des touristes, des étudiants, des travailleurs, des stagiaires, des commerçants sont aujourd’hui beaucoup à séjourner en France, pour des périodes plus ou moins longues, avec des statuts juridiques divers. Ayant fait le choix de s’installer en France, les migrants russes ne sont pas totalement coupés de leur monde d’origine d’un point de vue de leurs habitudes. Ils maintiennent des liens avec leur lieu de départ, mais s’approprient, en même temps, l’espace français. L’organisation de la communauté russe en France est contradictoire. D’une part, elle est marquée par un fort individualisme, caractérisant plutôt les étudiants, qui ne cherchent pas de contacts avec d’autres Russes. D’autre part, elle intègre le phénomène de « communautarisme », qui se traduit par le besoin des Russes, naturalisés français depuis longtemps, de la création des lieux de sociabilité et d’entraide. ■ ----1 Simon, Gildas, Migration, la spatialisation du regard, Revue européenne des migrations internationales, no 2, 2006. 2 Struve, Nikita, Soixante-dix ans d’émigration russe (1919-1989), Fayard, Paris, 1996. 3 Aucante Vincent, L’Europe, l’Église et les migrations, Rome, Palombi, 2005. 4 Conservatoire national de région. 5 Conservatoire national de région de Paris. 6 Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. culture(s) révolution soviétique, les autres émigrés sont marqués par la mentalité soviétique. Malgré certaines incompréhensions, les Russes ont tendance à s’organiser selon leur origine et un passé commun en formant des lieux de sociabilité dits « à la russe ». C’est à partir de là que naît l’idée d’appropriation de l’espace français par les Russes qui reproduisent leur idéologie, leurs lieux de culte et de socialisation en France à travers la construction d’églises, la création d’associations russes, ou l’ouverture de restaurants russes. Les organisations russes sont assez nombreuses, révélant un besoin d’unification. Un sentiment de nostalgie envers la patrie est ainsi développé chez les Russes qui se retrouvent à l’étranger. Actuellement, nous voyons apparaître un grand nombre d’associations à vocation culturelle. Parmi les plus importantes, Letniy sneg (La neige d’été), école de développement créatif des enfants, a été fondée par un couple russe Levchini et est fréquentée en majorité par les enfants des migrants récents. La formation, en langue russe, porte sur la mise en scène de spectacles, des cours de dessin et de danse. Ces activités pour les enfants servent de vecteur de perpétuation de l’identité russe auprès des nouvelles générations. À Paris, différents types d’associations russes d’entraide économique et juridique se sont formés. La plus connue reste l’Association des entrepreneurs russes (Arep) qui réunit des hommes d’affaires ainsi que des chômeurs en recherche de travail en France ou en Russie. L’Association des avocats et des juristes franco-russe réunit des spécialistes du droit russophones de Russie et de France. Elle organise des colloques et des conférences sur des thématiques juridiques d’actualité liées à la Russie, aux pays russophones ainsi qu’à la France et l’Union européenne. L’entraide s’effectue, de même, entre les artistes russes à Paris à travers l’association Okno v Evropy (une fenêtre sur l’Europe) qui réunit des écrivains, poètes, journalistes, peintres russes à Paris ainsi que des Français intéressés par la culture et les langues de Russie. Enfin, l’Union des russophones, très récente, est en quelque sorte « l’apogée » de l’activité associative russe. Cette organisation se différencie de toutes les autres par sa neutralité vis-à-vis de la religion, de la politique et des origines. Le but est de 59 accueillir no 247 expérience dans le domaine des affaires dans des conditions d’un capitalisme bien ancré et à la volonté de la France d’établir des contacts économiques avec la Russie. Ces hommes d’affaires, ayant un long titre de séjour, font des allers et retours entre la Russie et la France, suite à des contrats conclus entre les entreprises des deux pays. Si les travailleurs, eux-mêmes, sont encore socialisés grâce à leur travail, leur famille souffre souvent du manque de rapports et de liens sociaux et en particulier la mère de famille : elle subit toutes les contraintes d’une personne immigrée sans connaissance de la langue française et sans une réelle conscience de son installation définitive en France. Une situation ambiguë peut alors se creuser dans ces familles. L’ambiance familiale se durcit quand l’enfant refuse de parler en russe avec ses parents. À cet exemple nous pouvons ajouter les exemples de toutes les femmes russes mariées avec des Français qui restent dans la majorité des cas dépendantes de leur mari ou trouvent un travail loin de pouvoir apporter satisfaction à une personne diplômée. En musique classique, les Russes à Paris tiennent une place privilégiée, grâce à la renommée des musiciens du temps de l’URSS et des conservatoires, comme le Conservatoire Tchaïkovski. Dans les conservatoires (CNR 4 de région, CNR 5 de Paris et CNSM 6 de Paris), il y a beaucoup de professeurs russes, ainsi que des élèves, souvent des enfants de parents eux-mêmes musiciens. Dans les orchestres classiques de Paris la situation est similaire. En ce qui concerne les clandestins, le seul endroit ou il est possible d’avoir un contact avec eux (ils se cachent le plus souvent possible) est la cathédrale d’Alexandre-Nevsky. Les personnes clandestines y vont rechercher un travail ou un logement. Les femmes clandestines russes dans la plupart des cas sont en recherche d’emploi de femme de ménage.