Migrations russes post-soviétiques en France

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Migrations russes post-soviétiques en France
culture(s)
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Comment la présence russe à Paris s’inscrit-elle dans la société française ? Comment
les Russes appréhendent-ils l’espace français ? Est-il cohérent d’envisager les nouveaux arrivants russes comme des immigrés majoritairement économiques ?
Un aperçu des migrations russes actuelles post-soviétiques met en valeur la diversité
de ses situations migratoires qui s’inscrivent dans le contexte de l’évolution du vocabulaire des migrations internationales : l’émigré-l’immigré/le migrant.
Migrations russes
post-soviétiques
en France :
nouvelle période,
nouveaux enjeux ?
Olga Brunnikova
Doctorante Migrinter et Inalco, chargée de cours à l’Université de Poitiers
« Le migrant est à la fois [...] jouet des
forces qui le dépassent et acteur des
luttes dont il est partie prenante. » 1
L’étude de l’exode de la population
russe de son pays n’est pas nouvelle.
L’histoire des Russes en France
remonte au règne de Pierre le Grand au
XVIIIe siècle qui favorisa les échanges
entre les deux pays. Dans le contexte
de l’espace clos de l’URSS, les différentes vagues d’immigration russe
avaient pour point commun les modalités de départ de la Russie. D’après
Nikita Struve 2, « depuis la révolution et
jusqu’à la chute du communisme, à des
rares exceptions près, on ne quittait pas
la Russie, on s’en échappait ». L’ouverture postsoviétique de la Russie vers le
monde a simplifié la migration russe.
Tout d’abord, la définition des Russes
en France est très vague : un grand
nombre de descendants des Russes
« blancs » (des impérialistes), nés en
France, reste fidèle aux traditions
russes, pratique parfaitement la langue
russe et proclame leur double identité
franco-russe.
La quatrième vague de migration russe
a de commun avec les précédentes
l’apport de ses créateurs, de ses idéaux
et de ses particularités. Mais elle se distingue par son caractère plus économique et par les nouvelles valeurs
engendrées par l’apparition du
capitalisme.
D’après Vincent Aucante 3, « les facteurs d’attraction sont souvent plus forts
que les facteurs qui poussent les gens
hors de chez eux ». Les nouveaux arrivants quittent leur pays, non parce
qu’ils vivent dans une extrême pauvreté
mais parce qu’ils profitent de l’ouverture de la Russie vers l’Occident pour
trouver de meilleures conditions de vie.
L’immigration russe récente est un phénomène hétérogène. Nous pouvons distinguer deux types d’immigration russe
en France : les vagues d’émigration
définitive, comme c’était le cas dans les
années 1990, et les migrations temporaires d’aujourd’hui. La tendance générale est celle que les Russes, en provenance des milieux ruraux ou des petites
et moyennes villes, partent définitivement plus souvent que ceux des grandes
villes mondialisées.
De plus, les raisons de départ des
Russes en France peuvent être classées
en quatre catégories : le travail, les
études, les raisons personnelles, l’asile.
Même si la France n’a pas adopté une
politique d’accueil spécifique pour les
ressortissants de l’ex-URSS (comme
c’est le cas en Allemagne ou en Finlande), le nombre de Russes arrivant en
France augmente chaque année, mais
reste encore limité surtout en comparaison avec l’Allemagne qui est un cas
particulier en Europe. La France a
adopté une politique migratoire plus
contraignante à l’égard des originaires
de Russie. Il n’y a pas de politique
d’accueil mais plutôt une politique de
coopération, qui privilégie les migrations temporaires au détriment de
migrations durables, afin de limiter la
fuite des cerveaux et d’exporter ses
valeurs en dehors de ses frontières,
contribuant ainsi au rayonnement de la
France.
La France reste cependant un pays
d’asile pour les Russes. À l’heure
actuelle,
la
France
a
saisi
2 500 demandes d’asile de la part des
Tchétchènes,
des
habitants
du
Daguestan, et cela, suite aux deux
guerres successives en Tchétchénie et
aux conflits armés au Daguestan. Les
seules statistiques fiables que nous
avons réussi à trouver sont celles du
ministère de l’Intérieur français selon
lesquelles, en 2004, 17 000 Russes résident en France. À ce chiffre s’ajoutent
les 11 000 ex-Russes naturalisés Français. D’après Anne de Tinguy, en
général, les migrants russes en France
sont qualifiés. Elle ne prend en compte,
ici, que ceux qui ont reçu un titre de
séjour. Du point de vue de leur niveau
d’emploi en France, le problème majeur
reste toujours l’inadéquation entre les
diplômes reçus en Russie et le marché
de travail français.
Hétérogénéité des motifs
de migration
Une des principales spécificités de la
quatrième
vague
d’immigration
découle de la variété des motifs qui
poussent les gens à quitter la Russie :
les travailleurs qualifiés des classes
moyennes, la fuite des cerveaux, les
femmes isolées, les étudiants, les clandestins, les commerçants et les hommes
d’affaire en transit, les experts, les
demandeurs d’asile.
La nouvelle génération des Russes qui,
après la chute du rideau de fer, encouragée par les discours sur la mondialisation, a fait le choix de l’ouverture de
la Russie au monde, part souvent en
Occident pour pouvoir utiliser l’expérience reçue dans ces pays avec pour
objectif la construction de la nouvelle
Russie.
En ce qui concerne le nombre d’étudiants russes scolarisés, la France
occupe la troisième place (principalement grâce à Paris) en Europe avec
3 500 étudiants chaque année après
l’Allemagne et l’Angleterre. Cette
migration revêt un caractère fortement
féminisé. Mais nombreux sont les étudiants qui rentrent chez eux déçus, et ce
à cause de problèmes administratifs liés
au changement de statut d’étudiant pour
un statut d’un travailleur.
De plus, nous assistons à une mobilité
accrue des hommes d’affaires russes à
Paris. Cette mobilité est encouragée par
l’envie des Russes d’acquérir une
Relations entre les Russes des
différentes vagues d’émigration
« L’homosovieticus » est un terme proposé par les immigrés de la première
vague pour désigner les Russes des
autres vagues. Ce terme illustre une coupure remarquable entre les deux époques
d’avant et d’après la révolution russe.
Pour les émigres russes d’après la
rassembler toutes les personnes se
considérant russophones autour de la
langue russe.
L’immigration de la nouvelle génération des Russes, notamment des étudiants, est vue par des spécialistes
comme l’ouverture de la Russie vers
l’Europe. Évidemment, nous ne pouvons pas négliger le facteur économique qui joue son rôle dans la
conscience des migrants ainsi que celle
des Français. Au début des années
quatre-vingt-dix, les pays occidentaux,
y compris la France, ont connu un
afflux des « réfugiés de la faim », quittant la Russie pour les pays de
l’« Europe de la prospérité ». La migration russe la plus récente, à partir des
années 2000, se caractérise par le changement des objectifs de départ. Beaucoup d’autres mouvements, hétérogènes et temporaires, se sont
développés entre la Russie et la France.
Des touristes, des étudiants, des travailleurs, des stagiaires, des commerçants
sont aujourd’hui beaucoup à séjourner
en France, pour des périodes plus ou
moins longues, avec des statuts juridiques divers. Ayant fait le choix de s’installer en France, les migrants russes ne
sont pas totalement coupés de leur
monde d’origine d’un point de vue de
leurs habitudes. Ils maintiennent des
liens avec leur lieu de départ, mais
s’approprient, en même temps, l’espace
français. L’organisation de la communauté russe en France est contradictoire.
D’une part, elle est marquée par un fort
individualisme, caractérisant plutôt les
étudiants, qui ne cherchent pas de
contacts avec d’autres Russes. D’autre
part, elle intègre le phénomène de
« communautarisme », qui se traduit
par le besoin des Russes, naturalisés
français depuis longtemps, de la création des lieux de sociabilité et
d’entraide.
■
----1
Simon, Gildas, Migration, la spatialisation du
regard, Revue européenne des migrations internationales, no 2, 2006.
2
Struve, Nikita, Soixante-dix ans d’émigration
russe (1919-1989), Fayard, Paris, 1996.
3
Aucante Vincent, L’Europe, l’Église et les migrations, Rome, Palombi, 2005.
4
Conservatoire national de région.
5
Conservatoire national de région de Paris.
6
Conservatoire national supérieur de musique et
de danse de Paris.
culture(s)
révolution soviétique, les autres émigrés
sont marqués par la mentalité soviétique.
Malgré certaines incompréhensions, les
Russes ont tendance à s’organiser selon
leur origine et un passé commun en formant des lieux de sociabilité dits « à la
russe ».
C’est à partir de là que naît l’idée
d’appropriation de l’espace français par
les Russes qui reproduisent leur idéologie, leurs lieux de culte et de socialisation en France à travers la construction
d’églises, la création d’associations
russes, ou l’ouverture de restaurants
russes. Les organisations russes sont
assez nombreuses, révélant un besoin
d’unification. Un sentiment de nostalgie
envers la patrie est ainsi développé chez
les Russes qui se retrouvent à l’étranger.
Actuellement, nous voyons apparaître
un grand nombre d’associations à vocation culturelle. Parmi les plus importantes, Letniy sneg (La neige d’été),
école de développement créatif des
enfants, a été fondée par un couple russe
Levchini et est fréquentée en majorité
par les enfants des migrants récents. La
formation, en langue russe, porte sur la
mise en scène de spectacles, des cours
de dessin et de danse. Ces activités pour
les enfants servent de vecteur de perpétuation de l’identité russe auprès des
nouvelles générations. À Paris, différents types d’associations russes
d’entraide économique et juridique se
sont formés. La plus connue reste
l’Association des entrepreneurs russes
(Arep) qui réunit des hommes d’affaires
ainsi que des chômeurs en recherche de
travail en France ou en Russie. L’Association des avocats et des juristes
franco-russe réunit des spécialistes du
droit russophones de Russie et de
France. Elle organise des colloques et
des conférences sur des thématiques
juridiques d’actualité liées à la Russie,
aux pays russophones ainsi qu’à la
France et l’Union européenne.
L’entraide s’effectue, de même, entre
les artistes russes à Paris à travers
l’association Okno v Evropy (une
fenêtre sur l’Europe) qui réunit des écrivains, poètes, journalistes, peintres
russes à Paris ainsi que des Français
intéressés par la culture et les langues
de Russie. Enfin, l’Union des russophones, très récente, est en quelque
sorte « l’apogée » de l’activité associative russe. Cette organisation se différencie de toutes les autres par sa neutralité vis-à-vis de la religion, de la
politique et des origines. Le but est de
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accueillir no 247
expérience dans le domaine des affaires
dans des conditions d’un capitalisme
bien ancré et à la volonté de la France
d’établir des contacts économiques
avec la Russie. Ces hommes d’affaires,
ayant un long titre de séjour, font des
allers et retours entre la Russie et la
France, suite à des contrats conclus
entre les entreprises des deux pays. Si
les travailleurs, eux-mêmes, sont encore
socialisés grâce à leur travail, leur
famille souffre souvent du manque de
rapports et de liens sociaux et en particulier la mère de famille : elle subit
toutes les contraintes d’une personne
immigrée sans connaissance de la
langue française et sans une réelle
conscience de son installation définitive
en France. Une situation ambiguë peut
alors se creuser dans ces familles.
L’ambiance familiale se durcit quand
l’enfant refuse de parler en russe avec
ses parents. À cet exemple nous pouvons ajouter les exemples de toutes les
femmes russes mariées avec des Français qui restent dans la majorité des cas
dépendantes de leur mari ou trouvent
un travail loin de pouvoir apporter satisfaction à une personne diplômée.
En musique classique, les Russes à
Paris tiennent une place privilégiée,
grâce à la renommée des musiciens du
temps de l’URSS et des conservatoires,
comme le Conservatoire Tchaïkovski.
Dans les conservatoires (CNR 4 de
région, CNR 5 de Paris et CNSM 6 de
Paris), il y a beaucoup de professeurs
russes, ainsi que des élèves, souvent des
enfants de parents eux-mêmes musiciens. Dans les orchestres classiques de
Paris la situation est similaire.
En ce qui concerne les clandestins, le
seul endroit ou il est possible d’avoir
un contact avec eux (ils se cachent le
plus souvent possible) est la cathédrale
d’Alexandre-Nevsky. Les personnes
clandestines y vont rechercher un travail ou un logement. Les femmes clandestines russes dans la plupart des cas
sont en recherche d’emploi de femme
de ménage.

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