la retraduction des Voyages de Gulliver de Furne et Fournier (1838)1
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la retraduction des Voyages de Gulliver de Furne et Fournier (1838)1
“Une frisure nouvelle donnée à une antique perruque”: la retraduction des Voyages de Gulliver de Furne et Fournier (1838)1 Benoit Léger Université Concordia, Montréal, Canada. Resume Abstract Cet article compare deux versions françaises des Voyages de Gulliver : celle de l’abbé Desfontaines (Paris, 1727) et la réécriture de ce même texte telle que publiée par Furne et Fournier en 1838. La traduction très libre de Desfontaines est restée la version dominante en français jusqu’à la fin du XIXe siècle, même si une demi-douzaine de versions de retraductions et de révisions sont publiées au cours du siècle. L’une des mieux connues est celle de Furne et Fournier, ornée des célèbres gravures de Grandville. La comparaison de la traduction de Desfontaines et de la réécriture des passages comprenant des descriptions de fonctions naturelles, l’analyse des ajouts et omissions et de leur révision dans la version de son adaptateur ultérieur et anonyme (en particulier dans le cas des passages satiriques ridiculisant l’empereur de Lilliput), tente de montrer quels sont les critères qui font une bonne traduction pour les éditeurs de l’époque ainsi que la nature des attentes du lectorat. This article compares two French versions of Gulliver’s Travels: that of Abbot Desfontaines’ (Paris, 1727) and its rewriting published by Furne & Fournier in 1838. Desfontaines’ very free translation remained the dominant version of the text until the end of the 19th century, even though half a dozen retranslations and/or revisions had been published already. One of the most famous is the one published by Furne & Fournier in 1838, will the well-known engravings by Grandville. By comparing the translation and/or rewriting of passages describing bodily functions, as well as by comparing the deletions and additions of Desfontaines to that of his later anonymous adaptation (especially that of satirical passages mocking the emperor of Lilliput), as well as by analyzing the voluminous paratext of 1838, we attempt to show what are the translation criteria for the editors of the 1830s and what the readership expects of a translation. Mots-clé: Desfontaines, Voyages de Gulliver, retraduction; paratexte Keywords: Desfontaines; Gulliver ’s Travels; retranslation; paratext. Introduction soixantaine de fois, entre 1813 et 1897, qu’il s’agisse de simples rééditions sans commentaires, d’éditions introduites par un avertissement, ou de versions revues et corrigées de son texte. Ces rééditions annoncent, par exemple, les « Aventures surprenantes de Gulliver, ou, Les voyages de Gulliver réduits aux traits les plus intéressants » (1823). Parallèlement, on compte une demi-douzaine de nouvelles versions qui prennent plus ou moins leurs distances de celle de Desfontaines. On trouve ainsi des traductions par divers littérateurs ; l’un d’eux, un certain Rémond dont on ne sait en fait à peu près rien, publie sa version du texte en 1857; il s’agit en fait d’une révision de la traduction de Desfontaines. Des Tilleuls, auteur de livres pour enfants, publie la sienne en 1876. Un Au début de 1727 paraissent les deux premières traductions françaises de Gulliver’s Travels, soit celle d’un traducteur anonyme à La Haye, en janvier2, et celle de l’abbé Pierre-François Guyot Desfontaines, en avril, à Paris.3 Même si elle n’est pas la toute première, c’est la traduction de Desfontaines qui connaîtra la circulation la plus importante. Elle fera l’objet d’une importante réception critique au XVIIIe siècle et sera rééditée, avec ou sans révisions, jusqu’au début du XXe siècle, même si des retraductions commencent à paraître à partir du début du XIXe siècle. La traduction de Desfontaines est ainsi reprise sous diverses formes, avec ou sans mention de son nom, une 26 traducteur d’Alice au pays des merveilles et de Don Quichotte, Bernard-Henri Gausseron, publie quant à lui sa traduction en 1884, tandis qu’une autre, due à Alfred Hannedouche, paraît en 1894. Ce dernier, « Inspecteur de l’Enseignement primaire », est l’auteur d’un nombre impressionnant d’ouvrages à caractère pédagogique et de livres pour la jeunesse. Il publie également la même année une traduction des Voyages du baron de Munchausen. Ces réviseurs, correcteurs et retraducteurs sont tous confrontés à l’humour grinçant de ce « Rabelais d’Angleterre » qu’est Swift, selon l’expression consacrée de Voltaire. Qu’il s’agisse d’une version intégrale ou « réduite aux traits les plus intéressants », qu’ils s’adressent aux adultes ou aux enfants, tous ces retraducteurs doivent prendre position face au contenu philosophique, satirique, sexuel ou simplement scatologique de Gulliver’s Travels. La plupart d’entre eux tiennent compte d’une manière ou d’une autre des traductions antérieures, et surtout de celle de Desfontaines pour en souligner, qui le bon goût, qui l’infidélité. Sous la monarchie de Juillet, soit entre 1830 et 1848, au moins 14 des 18 éditions de Gulliver reprennent le texte de Desfontaines, sous une forme ou une autre. Mais elles sont concurrencées par une édition prestigieuse publiée par Furne en 1838. Selon la page de titre, il s’agit des Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines par Swift, « Édition illustrée par Grandville, Traduction nouvelle. » À cause de ses gravures et parce qu’elle a circulé jusqu’à nos jours, il s’agit sans doute de l’édition la plus connue. Antoine Berman l’a souligné, la retraduction est une forme de la critique des traductions antérieures ; elle ne sert pas uniquement à « attester que ces traductions étaient soit déficientes, soit caduques », elle « révèle », au sens photographique du terme, leur nature profonde en rapport avec l’époque, l’état de la littérature, de la langue et de la culture dont elles sont le produit4. Lorsqu’un texte aussi satirique et aussi sombre que Gulliver’s Travels est retraduit au XIXe siècle après avoir été encensé par Voltaire et les autres philosophes des Lumières, on peut alors se demander comment une époque si différente recevra ce texte. Et aussi selon quels critères il sera retraduit. Cet article a ainsi pour but de confronter la poétique traductionnelle de Desfontaines dans sa traduction de 1727 avec celle de la « retraduction » publiée par Furne et Fournier en 1838. On se demandera donc comment le texte de Desfontaines, conçu comme un texte de départ au même titre que celui de Swift, est revu et corrigé par les éditeurs de 1838 afin de produire une version acceptable, pour ensuite tenter d’expliquer le rôle joué par ces modifications du texte et de mieux comprendre de quelle manière le travail d’un traducteur du siècle précédent est perçu et, enfin, quelle est la conception de la tâche du traducteur qui s’impose au XIXe siècle en France. Nous avons retenu ici le cas du deuxième chapitre du premier voyage de Gulliver chez les Lilliputiens. Ce chapitre constitue un exemple idéal des problèmes de traduction puisqu’il comporte bon nombre de zones problématiques pour tout (re)traducteur, dont la description ironique d’un monarque ridicule ou les précisions sur la manière dont le narrateur s’alimente puis se soulage. Ces passages sont bien sûr modifiés par Desfontaines dès 1727, puis revus de différentes manières au XIXe siècle. Avant d’analyser la traduction du chapitre deux par Desfontaines et la manière dont Furne reverra cette version, il convient d’évoquer brièvement le contenu de ce chapitre. Le texte de Swift Lemuel Gulliver nous raconte dans le chapitre II ses premières impressions de la capitale de Lilliput de même que les mesures prises par les habitants de l’île pour s’assurer qu’il ne représente pas une menace, ainsi que l’annoncent les intertitres: The Emperor of Lilliput, attended by several of the Nobility, comes to see the Author in his Confinement. The Emperor’s Person and Habit describ’d. Learned Men appointed to teach the Author their Language. He gains Favour by his mild Disposition. His Pockets Are searched, and his Sword and Pistols taken from him 5 (1726, 25). Dès son arrivée, le voyageur reçoit la visite de l’empereur et des membres de sa cour, ce qui lui permet de nous donner des détails pittoresques sur le costume des Lilliputiens. L’empereur ordonne à des savants de lui enseigner la langue du pays, et les efforts ainsi que la courtoisie de Lemuel lui valent bientôt (et provisoirement) la faveur des Lilliputiens. Sur les ordres de l’empereur, des « commissaires » dressent ensuite l’inventaire de ses poches afin de s’assurer qu’elles ne cachent aucune arme dangereuse pour la sécurité nationale, ce qui donne lieu à la description comique de divers objets appartenant à Gulliver et que les fonctionnaires ne connaissent ou ne reconnaissent pas, tel qu’une montre, un rasoir ou un briquet. 27 Ce que les intertitres ne disent pas Il manque cependant au résumé fourni par les intertitres un certain nombre d’éléments satiriques contenus dans le chapitre. D’abord la manière dont sont satisfaits certains besoins primaires de Lemuel. Les intertitres ne préparent pas les lecteurs au deuxième paragraphe du chapitre où, après une description pastorale des environs de Mildendo qu’il contemple de sa hauteur et tout juste avant de nous décrire l’empereur, Lemuel passe directement à un problème physiologique récurrent chez lui. Il explique ainsi que, depuis des heures, il était pressé par un besoin naturel urgent et qu’il s’est débarrassé de son fardeau à l’intérieur du temple où les Lilliputiens l’ont logé. Afin de rassurer les lecteurs sur sa propreté, il précise tout de même qu’il a ensuite pris l’habitude de se soulager en plein air tous les matins devant le temple et que deux domestiques, à l’aide de brouettes, venaient enlever les choses qui auraient pu blesser la vue et l’odorat des personnes qui venaient lui rendre visite. Cette précision est suivie de sa propre explication : s’il insiste sur un tel sujet, c’est pour se justifier aux yeux de ceux qui l’ont accusé de manquer de propreté. Les intertitres omettent également un détail de la vie quotidienne après tout lié à ce qui précède, soit les mesures prises par l’empereur pour nourrir ce géant étranger: He ordered his Cooks and Butlers, who were already prepared, to give me Victuals and Drink, which they pushed forward in a sort of Vehicle upon Wheels till I could reach them. I took those Vehicles, and soon emptied them all; twenty of them were filled with Meat, and ten with Liquor; each of the former afforded me two or three good Mouthfuls, and I emptied the Liquor of ten Vessels, which was contained in earthen Vials, into one Vehicle, drinking it off at a Draught; and so I did with the rest (1726, 28). La description annoncée par les intertitres ne nous prépare pas non plus à la charge satirique contenue dans la présentation du monarque. Tout est fait ici pour insister sur sa petitesse ridicule: il est le plus grand de la cour puisqu’il dépasse tous les autres de la hauteur d’un ongle de Gulliver, et il n’a pour trait de noblesse qu’un nez busqué ainsi que la fameuse lèvre autrichienne des Habsbourg. Mais ses traits sont néanmoins « strong and masculine ». Avec beaucoup de courage, il garde à la main son épée longue de trois pouces au cas où Gulliver romprait ses chaînes.…6 Sa voix est si aiguë (« shrill ») que celui-ci peut l’entendre même lorsqu’il est debout.7 Cette description de l’empereur de Lilliput est reconnue par les critiques de Swift comme un portrait satirique du 28 roi George Ier, le plutôt disgracieux prince de Hanovre régnant sur le Royaume-Uni au moment de la rédaction de Gulliver’s Travels.8 Le chapitre deux comporte également des passages qui remettent en question la douceur de caractère de Lemuel (« mild Disposition ») et la bonté des Lilliputiens. Lorsque la foule des curieux s’approche un peu trop de lui, malgré la garde censée le protéger, Lemuel s’empare de six Lilliputiens, en met cinq dans sa poche et, tel le Cyclope, feint d’en dévorer un. Le peuple est cependant touché de sa clémence lorsqu’il repose à terre les six infortunés. Tandis que Lemuel s’amuse ainsi, l’empereur et sa cour se demandent si le pays a les ressources nécessaires pour nourrir un tel monstre ou pour le maîtriser s’il décide un jour de s’enfuir ; on songe donc à le faire mourir de faim ou à le cribler de flèches empoisonnées. La crainte de provoquer des épidémies par la puanteur d’un tel cadavre arrête toutefois les ministres de l’empereur. Ce chapitre fait donc appel à la scatologie et à la satire des personnages en place, en détruisant la description pittoresque de la capitale par l’insistance sur les fonctions naturelles et en rappelant continuellement que l’empereur, malgré ses attributs majestueux, est minuscule et parle d’une voix criarde. Les allusions politiques ne se limitent cependant pas à la satire des grands personnages dans Gulliver, Lemuel vantant sans cesse, dans les contrées qu’il visite, les usages plus sages que ceux de l’Angleterre. Ici il précise que le budget alloué à ses dépenses de bouche est tiré des ressources mêmes de l’empereur puisque celui-ci ne prélève pas d’impôts, sinon en temps de guerre.9 La traduction du chapitre II par Desfontaines : rationalisation, ennoblissement, appauvrissement quantitatif10 Présentation Lorsque Desfontaines publie sa traduction des Voyages de Gulliver en 1727, il annonce dans sa préface avoir modifié les passages de mauvais goût ainsi que les « endroits foibles & même très-mauvais » : il s’agit selon lui « des allegories impénétrables […], des détails puerils, des réfléxions triviales, des pensées basses, des rédites ennuïeuses, des polliçonneries grossieres [ou] des plaisanteries fades » qui auraient pu le rendre ridicule et nuire à son auteur. Ce sont ainsi « des choses qui, renduës litteralement en François, auroient paru indécentes, pitoïables, impertinentes, auroient révolté le bon goût qui régne en France, [l’]auroient même couvert de confusion, & [lui] auroient infailliblement attiré de justes reproches » (1727, xv-xvi). 11 Les intertitres de la traduction française suivent de près ceux du texte anglais, en omettant cependant de mentionner que Lemuel se verra retirer ses armes: L’Empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses Courtisans, vient pour voir l’Auteur dans sa prison. Description de la personne et de l’habit de Sa M. Gens sçavans nommez pour apprendre la langue à l’auteur. Il obtient des grâces par sa douceur: ses poches sont visitées (1727, 21). Mais, alors que chez Swift ils ne mentionnent pas tout le contenu du texte, les intertitres constituent ici un résumé fidèle puisque Desfontaines omet les passages les plus satiriques et modifie de manière importante le texte. Certaines expressions sont atténuées, des membres de phrase disparaissent et, surtout, des paragraphes entiers sont supprimés. Le chapitre qui comptait quelque 3650 mots en anglais perd ainsi 13% de son volume et n’en compte plus que 3200 en français. Desfontaines lui-même prévient le lecteur de ces omissions en précisant que, lorsque les passages lui semblent inacceptables, il a « crû devoir prendre le parti de les supprimer entièrement » (1727, xvii). Les simples omissions concernent ce qu’il appelle les « détails puérils » (1727, xvi), soit ceux qui lui semblent peu importants, mais il peut également s’agir de fautes d’inattention de sa part, compte tenu de la vitesse à laquelle la traduction a été produite. Rationalisation Les « rédites ennuïeuses » semblent désigner les redondances en désaccord avec le goût français qui n’exprime pas ce qui est évident ou implicite. C’est ainsi que Desfontaines ne traduit pas littéralement le comportement de l’empereur lorsque son cheval se cabre puisque la phrase suivante indique que le monarque a effectivement mis pied à terre: « … mais ce Prince, qui est un Cavalier excellent se tint ferme sur ses étriers, jusqu’à ce que sa suite accourut & prît la bride [while his Majesty had time to dismount]. Sa Majesté, après avoir mis pied à terre… » (1727, 21). Nous nous attarderons cependant un peu plus, d’abord, aux « réfléxions triviales », aux « polliçonneries grossieres » et, ensuite, aux « allegories impénétrables » qui, selon l’expression du traducteur, mènent aux « interpretations les plus odieuses & les plus forcées » (1727, xxxv) et que Furne fera traduire un siècle plus tard. Premières omissions Le chapitre II, du début jusqu’aux tentatives de Gulliver pour communiquer avec les Lilliputiens, comporte ici trois omissions importantes ainsi que certaines modifications du portrait de l’empereur. La première et la plus évidente des omissions est bien sûr celle du deuxième paragraphe, soit celui où Lemuel nous explique dans le détail comment il s’est débarrassé de son « uneasy load », de son fardeau. Dans l’ensemble, Desfontaines tolère l’urine mais pas les matières fécales ; la lecture de sa traduction montre qu’il a conservé environ la moitié des allusions scatologiques du texte anglais12, dont le célèbre passage où Lemuel explique comment il a éteint l’incendie du palais de Mildendo, qui sera d’ailleurs le plus souvent conservé, même dans les éditions destinées à la jeunesse, et souvent illustré.13 Les justifications de Lemuel, qui s’explique chaque fois qu’il ressent le besoin de se soulager, sont également omises par Desfontaines, ce qui est logique, mais leur absence enlève à la fois de la crédibilité au personnage et du mordant à la satire des récits de voyage et de l’humanité en général.14 Si on comprend pourquoi Desfontaines a choisi d’omettre la réflexion scatologique de Lemuel, la disparition de la scène où Lemuel se nourrit laisse plus songeur. Ce passage rabelaisien ne comporte pas de difficulté de traduction et ne semble contenir aucune des allusions satiriques qui inquiètent le traducteur. Nous avons sans doute affaire ici à un passage que Desfontaines rejette parce que cette explication incongrue se situe entre l’arrivée de l’empereur et la description de sa cour. D’autre part, il s’agit également d’une des « rédites ennuïeuses » mentionnées dans la préface puisque nous avions déjà assisté à un repas de Gulliver au premier chapitre, alors qu’il était encore sur plage (1727, 13 14). La dernière omission de taille dans le chapitre deux est celle du paragraphe où Swift montre l’impossibilité de la communication entre Lemuel et les dignitaires lilliputiens: There were several of his Priests and Lawyers present (as I conjectured by their Habits) who were commanded to address themselves to me, and I spoke to them in as many Languages as I had the least smattering of, which were High and Low Dutch, Latin, French, Spanish, Italian, and Lingua Franca; but all to no purpose (1726, 30). Encore une fois, cette omission est malaisée à justifier, sinon par la mention des prêtres et des avocats qui semble peut-être à Desfontaines inadaptée au texte. En éliminant ce passage, il enlève cependant de l’ironie au texte puisque Swift montre ici la naïveté et la 29 présomption des voyageurs qui croient deviner la fonction des indigènes par leur simple costume et qui s’imaginent pouvoir communiquer grâce aux langues occidentales. Passages obscurs et « allégories impénétrables »: le portrait de l’empereur Le portrait que Lemuel nous donne de l’empereur appartient aux « endroits qui […] ont du Sel » et que Desfontaines tente d’adoucir pour éviter de choquer les autorités, ainsi qu’il le fera tout au long de sa traduction. Nous verrons en étudiant la traduction du même passage dans l’édition Furne comment le premier traducteur avait modifié le texte pour tempérer la satire. La retraduction de 1838 Avant de publier la Comédie humaine à partir de 1841, Furne et son imprimeur Fournier se font connaître en faisant paraître bon nombre de traductions, en particulier celles des œuvres complètes du « plus éminent des romanciers » (1838, I, ii) de l’époque, Walter Scott, ainsi que celles de Fenimore Cooper, dans les deux cas traduites par Defauconpret (1834). En dehors de ces succès de librairie, Furne publie également le Tom Jones de Fielding (1835, également traduit par Defauconpret)15 et les Œuvres de Byron (1836). Il publie aussi, dans les œuvres complètes de Chateaubriand (1837), sa traduction du Paradis perdu et ses « Remarques » sur la traduction de Milton. Importance du paratexte Cette édition de Gulliver encadre le texte d’un volumineux appareil paratextuel : avant même d’en arriver à Lilliput, les lecteurs parcourent ainsi dans le premier volume, une « Note des éditeurs » (1838, I, ii), une « Notice sur Jonathan Swift » par Walter Scott (v xlv), une autre « Note des éditeurs » (xlv-xlvi), l’avertissement de Richard Sympson « L’éditeur au lecteur », (lix-lxi) et, enfin, la « Lettre du capitaine Gulliver à son cousin Richard Sympson » (lxiii-lxix). Ces deux derniers textes liminaires, que nous devons à Swift, sont traduits pour la première fois en français. Dans leur première notice, les éditeurs justifient cette « nouvelle traduction » grâce aux commentaires de Walter Scott qui analyse longuement Gulliver et porte un jugement somme toute assez tolérant sur la traduction de Desfontaines, dont le portrait, gravé par Schmidt, est même reproduit par Grandville (1838, I, xxxv).16 Dans cette longue préface critique tirée des Mémoires politiques et littéraires sur la vie et les ouvrages de Jonathan Swift (1826)17, Scott décrit le succès 30 européen de Gulliver et commente la traduction de Desfontaines dont la « curieuse » préface montre bien, selon lui, « l’esprit et [les] opinions d’un homme de lettres de cette époque en France » qui essaie d’adapter un texte étranger: Ce traducteur convient qu’il sent qu’il blesse toutes les règles; et tout en demandant grâce pour les fictions extravagantes qu’il a essayé d’habiller à la française, il avoue qu’à certains passages la plume lui tombait des mains d’horreur et d’étonnement, en voyant toutes les bienséances aussi audacieusement violées par le satirique anglais (1838, I, xxxv). Selon Scott, Desfontaines « tremble » que la cour ne se sente visée par la satire swiftienne, ce qui explique les modifications apportées au texte (omissions ou adaptation des détails trop satiriques, trop techniques ou trop crus); l’« affectation de goût et de délicatesse » chez Desfontaines n’empêche cependant pas, selon le critique, sa traduction d’être « passable » (1838, I, xxxvi; « very tolerable »18 [Scott, 1824, 304]). Les éditeurs de cette nouvelle traduction, quant à eux, trouvent même de l’intérêt dans les modifications que l’abbé avait apportées au texte. Bien sûr, ils insistent sur le « devoir » de publier une traduction « nouvelle » et « complète » d’un texte jusque-là « si étrangement défiguré » ainsi que sur sa « fidélité scrupuleuse », mais le travail de Desfontaines est encore une fois excusé par la censure de l’Ancien Régime qui, effrayée des « hardiesses philosophiques » de Swift, aurait exigé de nombreuses suppressions de la part de Desfontaines et même de Voltaire. Pour les éditeurs, ces suppressions peuvent se justifier, mais que Desfontaines, considéré comme un « homme de savoir et de goût, et malgré les préjugés dont il s’était fait le champion, digne d’apprécier et de reproduire Gulliver », se soit permis d’« interpoler tantôt des phrases, tantôt des pages entières, qui dénaturent l’esprit et le ton de l’ouvrage », voilà qui leur semble inacceptable (1838, I, 124). Certains de ces ajouts présentent pourtant un intérêt tel qu’ils joignent au voyage à Lilliput le plus important d’entre eux, soit le passage du chapitre VI où Desfontaines décrit la pédagogie des Lilliputiens (1838, I, 127-135), et justifient ce choix par la capacité de Desfontaines à s’inspirer du texte de Swift: Toutefois nous devons reconnaître que, dans ses écarts, Desfontaines n’a pas toujours été malheureux au même degré; et, pour nous montrer justes envers lui, nous nous plaisons à rapporter, sous la forme d’appendice et en ayant soin de l’isoler du texte, un passage dans lequel il nous paraît avoir assez habilement développé et complété le chapitre VI, relatif aux mœurs des habitants de Lilliput (1838, I, 124-125). Les éditeurs n’attirent pas outre mesure l’attention sur ce long passage de la fin du chapitre VI, complètement omis par Desfontaines — à partir de « When the Girls are twelve Years old » — qu’ils ont cependant traduit entièrement, et qui comporte quatre parties distinctes: Gulliver explique d’abord que les jeunes filles quittent le pensionnat à l’âge de douze ans et comment les enfants des paysans sont élevés (1726, 105-107); il revient ensuite sur des détails concrets de son séjour à Lilliput: manière dont il s’est fabriqué un mobilier, dont il s’est vêtu (ce qui donne lieu à de longs calculs de la part des couturières) et, encore une fois, comment on le nourrissait (1726, 107-110); ce qui l’amène à raconter comment l’empereur a un jour dîné en sa compagnie et que le ministre Flimnap en a profité pour lui nuire (ce qui entraînera le départ de Lemuel); le chapitre prend fin par une autre justification de Lemuel qui réfute les accusations portées contre lui par ses ennemis qui l’ont accusé d’entretenir une liaison avec la femme de ce ministre (1726, 110-114). Notons enfin que l’édition de 1838 reproduit au début de ce chapitre les intertitres de Desfontaines, même si les omissions ont été corrigées (« Les mœurs des Habitans de Lilliput; leur Litterature, leurs Loix, leurs Coûtumes & leur maniere d’élever les Enfans » [1727, 74]) et non ceux de Swift annonçant le contenu du chapitre de manière explicite: « Of the Inhabitants of Lilliput; their Learning, Laws, and Customs, the Manner of educating their Children. The Author’s Way of living in that Country. His Vindication of a great Lady » (1726, 92). Comme le montrent les exemples précédents, le commentaire traductionnel des éditeurs porte beaucoup plus sur la traduction de Desfontaines que sur celle qu’ils proposent. L’abbé, grâce aux mentions et aux commentaires dans les notes des éditeurs et dans la critique de Scott, occupe en fait une place de choix dans ce qui se veut pourtant une retraduction justifiée par les omissions et les ajouts qui avaient « défiguré » le texte. Ces diverses notes des éditeurs répondent d’abord à une préoccupation commerciale: elles donnent des gages de qualité en insistant sur l’intérêt de Gulliver, sur la fidélité de la traduction et sur la critique de Scott. Leur emplacement vient cependant réduire de beaucoup la portée de ces commentaires: à l’exception de la première qui apparaît avant la préface de Scott, les autres notes sont insérées discrètement dans le texte, après un chapitre ou une section. La renommée de Walter Scott n’est pas le seul facteur responsable du succès de cette édition de Gulliver: la beauté et la richesse des centaines de gravures de Grandville yont certainement contribué. Alors que la traduction de Desfontaines ne comportait que quatre gravures en 1727 (en plus des cartes et dessins du texte original), presque chaque page comporte ici une gravure, une vignette ou au moins une lettrine ou un cul de lampe, y compris les pages des instances liminaires ou des annexes. Au total, plus de 200 gravures ornent cette édition, qui seront reprises jusqu’au XXe siècle. Le travail de Grandville est mis en valeur, non seulement en page de titre où il est nommé, mais également dans la notice qui suit la description de l’invention de l’architecte de l’Académie de Lagado « qui avait trouvé une nouvelle manière de bâtir les maisons en commençant par le faîte et en finissant par les fondations. » Le commentaire nous explique que, cette fois, l’illustrateur a dû faire preuve d’imagination: Gulliver s’étant borné à indiquer, sans le décrire, ce moyen très-ingénieux en effet, nous ne pouvions en donner la représentation fidèle, comme nous l’avons fait pour les autres travaux de l’illustre académie. Force nous est donc de recourir, pour la découverte de ce procédé, aux hypothèses les plus vraisemblables, et de supposer que les ballons étaient en usage dans l’empire de Balnibarbi (1838, II, 141-142). Le chapitre II revu et corrigé Comme l’annoncent les commentaires de l’éditeur, cette traduction offre aux lecteurs un texte français effectivement complet: le nouveau « traducteur » corrige la plupart des omissions et des ajouts de Desfontaines et traduit les passages scatologiques absents jusque-là des éditions françaises. « Un cavalier excellent » La description de l’empereur telle qu’elle se présente en 1838 traduit une bonne part des hyperboles destinées à opposer la grandeur de Lemuel à la petitesse ridicule du monarque, comme le montre la première réaction du cheval (nous soulignons): L’Empereur à cheval s’avança un jour vers moi, ce qui pensa lui coûter cher. À ma vûë, son cheval étonné se cabra; mais ce Prince, qui est un Cavalier excellent, se tint ferme sur ses étriers, jusqu’à ce que sa suite accourut & prît la bride (1727, 21). … je vis venir à moi l’empereur suivi de toute sa cour. Sa Majesté était à cheval ce qui pensa lui coûter cher: car sa monture quoique parfaitement dressée se cabra à cet aspect nouveau pour elle, croyant voir une montagne qui se mouvait devant ses yeux; mais ce prince, qui est un cavalier excellent, se tint 31 ferme sur ses étriers jusqu’à ce que sa suite accourût et prît la bride (1838, I, 25).19 La révision du portrait par le traducteur de Furne n’est cependant pas toujours exhaustive: certaines corrections de Desfontaines destinées à éliminer les « redites ennuyeuses » sont ainsi respectées, telles que « while his Majesty had time to dismount » qui suivait « prît la bride ». Le portrait de l’empereur est également revu pour tenir compte de certaines expressions satiriques du texte anglais et ainsi atténuer l’ennoblissement proposé par Desfontaines: Il est plus grand d’environ la hauteur de mon ongle qu’aucun de sa cour, ce qui lui donne un aspect imposant (Desfontaines: « le fait redouter par ceux qui le regardent »); les traits de son visage sont grands et mâles; il a la lèvre autrichienne, le nez aquilin, le teint olivâtre, le port majestueux, les membres bien proportionnés, de la grâce et de la dignité dans tous ses mouvements. Il avait alors passé la fleur de la jeunesse, étant âgé d’environ vingt-huit ans et trois quarts; il en avait régné environ sept […]. Son habit était uni et simple, et taillé moitié à l’asiatique et moitié à l’européenne; mais il avait sur la tête un léger casque d’or, orné de pierreries et surmonté d’un plumet (Desfontaines: « plumet magnifique »). Il avait son épée nue à la main, pour se défendre en cas que j’eusse brisé mes chaînes: cette épée avait près de trois pouces de long; la poignée et le fourreau étaient en or et enrichis de diamants. Sa voix était aiguë (Desfontaines: « aigre »), mais claire et distincte, et je pouvais l’entendre aisément même quand je me tenais debout (1838, I, 26-27). Alors que chez Desfontaines l’empereur était simplement plus grand que ses courtisans, ce qui le fait redouter « par ceux qui le regardent », il les dépasse maintenant de la hauteur d’un ongle, qui lui donne un « aspect imposant » et un « port majestueux ». Son couvre-chef, le plumet, n’est plus « magnifique », et sa voix est aiguë et non plus simplement « aigre ». « Ses poches sont visitées » La longue liste des objets trouvés dans les poches de Gulliver comportait une omission partielle chez Desfontaines, celle du rasoir et du couteau, pourtant aisément reconnaissable dans le texte et qu’il avait plutôt reformulé sous la forme d’une paraphrase abrégée.20 Ce passage qui pouvait sans difficulté être traduit est carrément omis dans l’édition de Furne qui n’effectue que des modifications d’ordre esthétique au texte de 1727 et élimine la traduction partielle de Desfontaines (nous soulignons): 32 Dans la plus petite poche du côté droit, il y avoit plusieurs pieces rondes & plattes, de métail rouge & blanc, & d’une grosseur differente: quelquesunes des pieces blanches, qui nous ont parû être d’argent, étoient si larges & si pesantes, que mon Confrere & moi avons eu de la peine à les lever. Item, deux sabres de poche dont la lame s’emboitoit dans une renure du manche, & qui avoient le fil fort trenchant: ils étoient placez dans une grande boëte ou étuit. Il restoit deux poches à visiter; celles-ci, il les appelloit goussets. C’étoit deux ouvertures coupées dans le haut de son couvre-milieu, mais fort serrées par son ventre qui les pressoit (1727, 31-32). Dans la plus petite poche du côté droit, il y avait plusieurs pièces rondes et plates de métal rouge et blanc, et de différents volumes; quelques-unes des pièces blanches, qui nous ont paru être d’argent, étaient si grosses et si pesantes, que mon compagnon et moi nous avons eu de la peine à les soulever. Il restait deux poches à visiter: celles-ci il les appelait goussets. C’étaient deux ouvertures coupées dans le haut de son couvremilieu, mais fort serrées par son ventre qui les pressait (1838, I, 35). Un « acte de malpropreté » La révision des passages scatologiques ou à caractère sexuel omis par Desfontaines refuse quant à elle la crudité du texte de Swift. La défécation du début du chapitre est bien sûr traduite en 1838, mais de manière à rendre l’explication moins directe (nous soulignons): The best Expedient I could think of, was to creep into my House, which I accordingly did; and shutting the Gate after me I went as far as the length of my Chain would suffer, and discharged my Body of that uneasy Load. But this was the only time I was ever guilty of so uncleanly an Action ; for which I cannot but hope the candid Reader will give some Allowance, after he hath maturely and impartially considered my Case, and the Distress I was in. […] I would not have dwelt so long upon a Circumstance, that perhaps at first sight may appear not very momentous, if I had not thought it necessary to justify my Character in point of Cleanliness to the World; which I am told some of my Maligners have been pleased, upon this and other Occasions, to call in question (1726, 26-27). Le meilleur expédient que je pus trouver fut de me glisser dans ma maison, de fermer la porte après moi, et, m’avançant autant que la longueur de ma chaîne le permettait vers le fond de la pièce, je me résignai à commettre un acte de malpropreté, auquel je ne fus obligé très- heureusement que cette seule fois. J’espère que le lecteur sera assez juste pour m’excuser, vu la détresse dans laquelle j’étais, et l’impossibilité d’en sortir par des moyens plus convenables. […] Je ne me serais pas arrêté sur un tel sujet, qui peut paraître à la première vue très-peu important, si je n’avais pas eu l’intention de me justifier sous le rapport de la délicatesse; car il m’est revenu que les médisants m’ont accusé d’en manquer, et en cette occasion et en plusieurs autres (1838, I, 24-25). La version de Furne évite encore une fois les redondances (« which I accordingly did ») et insiste sur les circonstances atténuantes (« l’état de captivité dans lequel j’étais resté »). La mention directe du corps (« body ») est éliminée et les périphrases et euphémismes (« délicatesse », « commettre un acte de malpropreté ») réduisent la crudité de la description du geste auquel le narrateur doit se « résigner », alors que le texte anglais, sans périphrase aucune et sans concession, énonce ce que Lemuel a fait, malgré sa propreté (« cleanliness »): « I went as far as the length of my chain would suffer, and discharged my body of that uneasy load. »21 Un texte revu et corrigé Dans d’autres passages, le retraducteur a conservé des ajouts de Desfontaines. Par exemple au chapitre IV, lorsque Desfontaines ajoute un commentaire sur l’absence de bons spectacles: « Il y avoit autrefois bon Opera et bonne Comedie; mais faute d’Auteurs excités par les liberalités du Prince, il n’y a plus rien qui vaille » (1727, 52-53). Cet ajout est conservé intégralement par le retraducteur de 1838.22 Plus loin, une citation en lilliputien donnée dans cette langue dans le texte anglais et omise par Desfontaines est par contre également ignorée par l’édition de 1838 (1726, 36).23 Lorsque le sens de certaines expressions a changé, elles sont remplacées par des termes plus modernes, comme le montre ce passage (nous soulignons): … une Commission Imperiale fût aussi-tôt expediée, pour obliger tous les Villages, à quatre cens cinquante toises aux environs de la Ville, de livrer tous les matins six bœufs, quarante moutons, & d’autres vivres pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain & de vin, & d’autres boissons. Pour le païement de ces vivres, Sa Majesté donna des assignations sur son trésor (1727, 26-27). … une commission impériale fut aussitôt expédiée pour obliger tous les villages, à quatre cent cinquante toises de la capitale, de livrer tous les matins six bœufs, quarante moutons, et d’autres vivres pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin, et d’autres boissons. Pour le paiement de ces subsistances, Sa Majesté donna des mandats sur son trésor… (1838, I, 30)24 Le terme d’« assignation »25 ayant changé de sens, le texte de 1838 le remplace par « mandats », mais conserve la phrase de Desfontaines. On note dans ce même passage la correction d’une redondance, le contexte indiquant clairement que les « quatre cent cinquante toises » désignent la périphérie de la ville. Pour éviter la répétition de « vivres », le terme de « subsistances » le remplace. De même, par souci d’euphonie (répétition du v de « ville » et de « village »), le texte de 1838 traduit « city » par « capitale ». Notons enfin que la modification d’« assignations » en « mandats » peut être également motivée par le souci d’hypercorrection qui mène traducteurs et réviseurs à choisir systématiquement une tournure éloignée de la forme de l’expression dans le texte de départ. Conclusion Le texte de Swift était paru à Londres le 28 octobre 1726 et la traduction paraît en avril de l’année suivante, soit quelque cinq mois plus tard ; on doit donc garder à l’esprit la rapidité à laquelle Desfontaines avait traduit le Gulliver. La traduction du chapitre II est cependant paradigmatique de son travail par l’omission de détails considérés comme puérils, l’atténuation d’allusions politiques et l’élimination de répétitions et de redondances. Qu’il craigne les censeurs de l’Ancien Régime ou qu’il traduise selon sa conception du bon goût, Desfontaines produit une version incomplète de Gulliver’s Travels qu’il n’a pas craint d’amputer de certains passages problématiques ou d’amplifier à l’aide de ses propres idées. En éliminant les détails redondants ou satiriques, le traducteur est fidèle au projet de traduction26 clairement énoncé dans sa préface, soit transposer la satire ponctuelle en allégorie universelle.27 La prose lourde du texte est tout ce qui empêche de le considérer comme une belle infidèle. En tant qu’édition moderne et assez complète d’un texte français de l’Ancien Régime, le Gulliver de 1838 offre de plus une orthographe et une syntaxe modernisées. Le « retraducteur » corrige également des anglicismes, des contresens ainsi que des tournures qui lui semblent, à tort ou à raison, trop directement calquées sur l’anglais. Cette révision modernise enfin la ponctuation et, dans la plupart des cas, remplace ainsi les points-virgules de Desfontaines par des deux-points. Le travail du « traducteur » de Furne et Fournier en est donc 33 essentiellement un de révision bilingue. Il ne s’agit pas de la « traduction nouvelle » annoncée par les éditeurs mais bien d’une édition revue et corrigée du texte de Desfontaines. On retraduit bien sûr le plus souvent en tenant compte des versions antérieures, comme le souligne déjà Chateaubriand dans les « Remarques » sur sa traduction de Milton, où il indique qu’il a « lu toutes les traductions françaises, italiennes et latines [qu’il a] pu trouver »28, mais, dans le cas qui nous intéresse, c’est le texte de Desfontaines qui est complété et simplement révisé. Les passages volontairement omis par celui-ci sont traduits mais restent souvent dans les limites du bon goût. Le projet de cette retraduction qui, critiquant le travail de Desfontaines, entendait offrir au lectorat français une première version intégrale du texte de Swift, n’est pas respecté. En tant que forme de la critique, cette version semblerait remplir les conditions énoncées par Berman, mais elle reste à ce niveau la critique d’une traduction antérieure dont elle n’offre qu’une version revue et à propos de laquelle on parlerait aujourd’hui d’édition critique, si les éditeurs avaient fait appel à une édition fiable. La vérification de passages modifiés dans le texte anglais de l’édition Faulkner de 1735, généralement considérée comme la version définitive, montre en effet que les éditeurs reproduisent souvent le texte de la première édition (1726), celle qu’a traduite Desfontaines, et non les tournures et le vocabulaire de 1735. Et ce, même s’ils publient les instances liminaires absentes de l’édition anglaise de 1726. L’absence de rigueur traductionnelle chez Furne et Fournier n’a rien d’exceptionnel, et elle s’inscrit dans une culture de la secondarité de la traduction et du mépris de l’Autre dont la première moitié du XIXe siècle n’a pas le monopole. Le recyclage d’une traduction antérieure se pratique couramment; la traduction de Desfontaines est, nous l’avons mentionné, reprise continuellement jusqu’à la fin du siècle, telle quelle ou en condensé dans les versions pour les enfants. L’éditeur Hiard, par exemple, reproduit intégralement la traduction de Desfontaines en 1832, mais élimine les notes et la préface du traducteur, tout en les paraphrasant amplement dans sa « Notice » sur Swift. Dans la continuité d’une esthétique de la traduction héritée de l’Ancien Régime, Hiard approuve d’ailleurs la traduction telle que pratiquée par Desfontaines, soulignant dans une note que celui-ci a « beaucoup amélioré » le texte de Swift.29 À la même époque, dans une traduction publiée en 1836, soit deux ans avant la réédition de Gulliver chez Furne, Chateaubriand tente à la fois de repousser les limites de la langue française et de produire un calque que l’on pourrait lire comme une vitre laissant apparaître 34 le texte anglais de Milton : « c’est une traduction littérale dans toute la force du terme que j’ai entreprise, une traduction qu’un enfant et un poète pourront suivre sur le texte, ligne à ligne, mot à mot, comme un dictionnaire ouvert sous leurs yeux. »30 La poétique traductionnelle de Chateaubriand, en pleine réaction contre les Belles infidèles et la traduction de Dupré de Saint-Maur (1729) est celle du Romantisme. La comparaison de sa traduction avec la réédition publiée par Furne montre que deux conceptions de la traduction cohabitent et que, selon le degré de reconnaissance accordé au texte original et au (re)traducteur, certaines stratégies seront privilégiées. Gulliver’s Travels et Paradise Lost ont ainsi connu dans chaque cas une première traduction introduction puis une série de retraductions qui les ont consacrés dans la culture française. Le texte de Swift est par contre, au début du XIXe siècle, entré dans le domaine de la littérature pour la jeunesse ; l’édition luxueuse de Furne montre d’ailleurs ce processus d’infantilisation à l’œuvre puisque tant les enfants que les adultes seront séduits par sa richesse iconographique. Le poème épico-religieux de Milton trouve quant à lui, pour son bonheur, un traducteur prestigieux en la personne de Chateaubriand, qui peut se permettre d’avancer des positions novatrices en matières de traduction, proposant des néologismes, des archaïsmes, etc. Mais Swift est ce que Milton ne sera jamais en France : un succès d’édition. Alors que Furne et Fournier font encore montre d’indulgence, la critique de la traduction de Desfontaines se fera plus sévère au cours de la seconde moitié du siècle. Dans une nouvelle traduction en 1884, Gausseron, après avoir violemment critiqué la traduction de Desfontaines au nom de la fidélité, dénoncera ainsi la supercherie de Furne et Fournier.31 Mais la retraduction, le Gulliver proposé par Furne et Fournier et lu par des générations de lecteurs, n’est encore que le texte de Desfontaines partiellement complété à la lumière du texte anglais. L’absence de mention explicite du nouveau traducteur, toujours évoqué indirectement, était dès le début un indice du type de travail proposé par les éditeurs. Il serait intéressant que l’un des traducteurs les plus prolifiques de l’époque, Defauconpret, soit l’auteur de cette révision du texte. En 1835, il avait en effet publié, chez Furne, une « traduction nouvelle » d’un roman déjà traduit par La Place au XVIIIe siècle : le Tom Jones de Henry Fielding, elle aussi « précédée d’une notice biographique et littéraire sur Fielding, par Walter Scott ».32 Mais, pour l’instant, le seul traducteur vraiment présent dans le Gulliver de 1838 est l’abbé, non seulement parce que c’est sa version du texte qui est revue, mais aussi parce que le paratexte le mentionne continuellement : Walter Scott trouve « curieux » le travail de Desfontaines ; les éditeurs excusent quant à eux les omissions mais trouvent inacceptables les ajouts, en conservent certains et mettent même en valeur le traité sur la pédagogie écrit par Desfontaines en le publiant sous forme d’appendice (1838, I, 127-135). Grandville lui-même reproduit, dans la préface de Scott, le portrait de Desfontaines. L’expression utilisée par les éditeurs lorsqu’il s’agit de publier le traité sur la pédagogie, en « ayant soin de l’isoler du texte » (1838, I, 125), montre bien que Desfontaines parasite encore cette retraduction. Références Chateaubriand, François René de (1836): « Remarques », Le paradis perdu de Milton [Document électronique], Œuvres complètes de Chateaubriand, 11 (Acamédia, 1997, reprod. de l’éd. de Paris, 1861). Genette, Gérard, Seuils, Paris: Seuil, 1987. Swift, Jonathan. Voyages de Gulliver, Paris: Jacques Guérin, traduction de Pierre-François Guyot Desfontaines, 1727. Swift, Jonathan. Aventures surprenantes de Gulliver, ou, Les voyages de Gulliver réduits aux traits les plus intéressans. Paris: A. J. Sanson, 1823. Swift, Jonathan. Voyages de Gulliver, par Swift, traduction de l’abbé Desfontaines revue par Rémond, Paris: Delarue, 1857. Swift, Jonathan. Le Gulliver de la jeunesse. Voyages de Gulliver dans l’île de Lilliput, à Brobdingnac [sic], pays des géants, à Laputa, etc. Édition nouvelle, revue et arrangée par A. Des Tilleuls, Paris: Bernardin-Béchet, 1876. Swift, Jonathan. Voyages de Gulliver, traduction nouvelle pour la jeunesse par B.-H. Gausseron, Paris: A. Quantin, 1884. Swift, Jonathan. Voyages de Gulliver, traduction nouvelle par A. Hannedouche, Inspecteur de l’Enseignement primaire, Paris: C. Delagrave, 1894. Swift, Jonathan. Œuvres, édition présentée, établie et annotée par Émile Pons avec la collaboration de Jacques et Maurice Pons et de Bénédicte Lilamand, Paris: Gallimard, 1965. Swift, Jonathan. Gulliver’s Travels. complete, authoritative text with biographical and historical contexts, critical history, and essays from five contemporary critical perspectives. Christopher Fox (éd.), Case Studies, Contemporary Criticism. Boston: Bedford Books of St. Martin’s Press, 1995. Nota L’auteur aimerait remercier ses assistantes de recherche, Anne Marie Taravella et Joanne Gosselin. Les recherches qui ont mené à la rédaction de cet article ont été rendues possibles grâce à une subvention du fonds FCAR. 2 Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignez, P. Guzze et J. Neaulme, La Haye, 1727. Lady Bolingbroke, dans une lettre du 1er février 1727, annonce à Swift que « M. Gulliver [...] vient d’être traduit en François » (cité par Sybil Goulding, Swift en France, Paris, Champion, 1924, p. 58). Selon certains, l’auteur en serait le critique et traducteur néerlandais Justus Van Effen. 3 Vraisemblablement pendant la seconde ou la troisième semaine d’avril (Ibid., p. 60). 4 Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 40. 5 Les citations du texte anglais sont tirées de la reproduction en fac-similé de la première édition (Jonathan Swift, Gulliver’s Travels, 1726, « Scholars’ Facsimiles & Reprints », introd. de C. McKelvie, New York, Delmar, 1976). 6 « He is taller by almost the breadth of my Nail than any of his Court, which alone is enough to strike an Awe into the Beholders. His Features are strong and masculine, with an Austrian Lip and arched Nose, his Complexion olive, his Countenance erect, his Body and Limbs well proportioned, all his Motions graceful, and his Deportment majestick. He was then past his Prime, being twenty-eight Years and three Quarters old, of which he had reigned about seven, in great Felicity, and generally victorious » (Ibid., p. 29). 7 « His Voice was shrill, but very clear and articulate, and I could distinctly hear it when I stood up » (Ibid., p. 30). 8 Le nom de l’empereur nous est donné au chapitre trois: « Golbasto Momaren Evlame Gurdilo Shefin Mully Ully Gue »; même s’il n’est pas traduit dans le texte, Clarke arrive à décoder le nom: « Go sillily in shit or dirt, ever as some are in vast odor! » ; ou encore « Die sillily shittin’ or dirty, evil as some more in fast anger! » (Paul Odell Clark, A Gulliver Dictionary, New York: Haskell House Publishers, 1972 [1953], p. 15). 9 « For this Prince lives chiefly upon his own Demesnes, seldom, except upon great Occasions, raising any Subsidies upon his Subjects, who are bound to attend him in his Wars at their own Expence » (Gulliver’s Travels, 1726, p. 35). 10 Nous reprenons ici certaines des « tendances déformantes » de la traduction telles que décrites par Antoine Berman (La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999). 11 Desfontaines, apprenant que Swift prévoit se rendre en France, atténuera le ton de sa préface dans la deuxième édition en 1727: « …des endroits foibles & négligés, des détails un peu ennuïeux, & des fictions mediocrement 1 35 ingénieuses » (Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Paris, Jacques Guérin, 1727, p. xv-xvi). 12 60% si on ne tient pas compte de ce paragraphe. 13 Gayot de Pitaval, dans son virulent Faux Aristarque reconnu, dénoncera les « polissonneries » que le traducteur aurait dû retrancher: « Qu’étoit-il nécessaire de faire pisser Gulliver [pour éteindre l’incendie du palais de Lilliput]? ne pouvoit-il pas avec un petit vaisseau faire la même chose » (François Gayot de Pitaval, Le Faux Aristarque reconnu, Amsterdam, G. Le Sincère, 1733, p. 79-80). 14 Dans le monde francophone, l’œuvre de Swift sera tout de même rapidement associée à ce type de « détails choquants », au point que paraîtra, en 1729, la traduction d’un « traité » sur les latrines publiques (The Grand Mystery, or Art of Meditating over an House of Office, Restor’d and Unveil’d; After the Manner of the Ingenious Dr S—ft) dont Desfontaines serait également le traducteur (Le Grand mistere ou l’Art de méditer sur la garderobe, Renouvellé et dévoilé, Par l’Ingenieux Docteur Swift...[suivi de: Pensées hazardées sur les études, la grammaire, la rhétorique et la poétique, par G.L. Le Sage,La Haye, J. Van Duren, 1730). Ce traité ne sera jamais attribué à Swift en Grande-Bretagne. 15 Henry Fielding (1749), Tom Jones, histoire d’un enfant trouvé, traduction nouvelle, par Defauconpret, précédée d’une notice biographique et littéraire sur Fielding, par Walter Scott, Paris, Furne, 1835. 16 Le graveur Georg-Friedrich Schmidt aurait exposé au Salon ce portrait destiné à être mis à la tête de la traduction des Œuvres de Virgile de Desfontaines (Les Œuvres de Virgile Traduites en François, Avec des Remarques, par M. l’Abbé D., Paris, Quillau, 1743). On ne connaît la toile de Tocqué que par cette gravure. 17 Walter Scott, Mémoires politiques et littéraires sur la vie et les ouvrages de Jonathan Swift... par Sir Walter Scott, traduits de l’anglais sur la seconde édition,Paris, G. Gosselin, 1826. 18 Walter Scott, The Works of Jonathan Swift... containing additional letters, tracts, and poems, not hitherto published: with notes, and a life of the author, Édimbourg, A. Constable and Co, 1824. 19 « The Emperor was already descended from the Tower, and advancing on Horse-back towards me, which had like to have cost him dear; for the Beast, though very well trained, yet wholly unused to such a Sight, which appeared as if a Mountain moved before him, reared up on his hinder Feet: but that Prince, who is an excellent Horse-Man, kept his Seat, till his Attendants ran in, and held the Bridle, while his Majesty had time to dismount » (Gulliver’s Travels, 1726, p. 27-28). 20 « In the smaller Pocket on the right side, were several round flat Pieces of white and red Metal, of different bulk; some of the white, which seemed to be Silver, were so large and heavy, that my Comrade and I could hardly lift 36 them. In the left Pocket were two black Pillars irregularly shaped: we could not, without difficulty, reach the top of them as we stood at the bottom of his Pocket. One of them was covered, and seemed all of a piece: But at the upper End of the other, there appeared a white round Substance, about twice the bigness of our Heads. Within each of these was inclosed a prodigious Plate of Steel; which, by our Orders, we obliged him to show us, because we apprehended they might be dangerous Engines. He took them out of their Cases, and told us, that in his own Country his Practice was to shave his Beard with one of these, and to cut his Meat with the other. There were two Pockets which we could not enter: These he called his Fobs; they were two large Slits cut into the top of his middle Cover, but squeezed close by the pressure of his Belly » (Ibid., p. 40-41). 21 Pons retraduira ce passage de manière plus directe: « J’allai aussi loin que me le permettait la longueur de ma chaîne et me libérai les entrailles de cette charge incommode » (Jonathan Swift, Œuvres, édition présentée, établie et annotée par Émile Pons avec la collaboration de Jacques et Maurice Pons et de Bénédicte Lilamand, Paris, Gallimard, 1965, p. 51). 22 « Il y avait autrefois bon opéra et bonne comédie, mais, faute d’auteurs encouragés par les libéralités du prince, il n’y a plus rien qui vaille en ce genre » (1838, Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines par Swift, édition illustrée par Grandville, traduction nouvelle, Furne et Cie et H. Fournier Aîné. Reproduction en fac-similé de la première édition française intégrale de 1838 », publiée par le Club des Libraires de France en 1955, I, p. 56). 23 « Sa réponse, comme je le craignais, fut qu’il fallait attendre; que c’était une question sur laquelle il ne pouvait se déterminer sans l’avis de son conseil, et que premièrement il fallait que je promisse par serment l’observation d’une paix inviolable avec lui et avec ses sujets; qu’en attendant je serais traité avec tous les égards possibles » (Ibid., I, p. 32). « His Answer, as I could apprehend it, was, that this must be a Work of Time, not to be thought on without the Advice of Council [sic; correction manuscrite de Swift: « His »], and that first I must Lumos kelmin pesso desmar lon Emposo; that is, swear a Peace with him and his Kingdom. However, that I should be used with all Kindness… » (Gulliver’s Travels, 1726, p. 36). 24 « … an Imperial Commission was issued out, obliging all the Villages nine hundred Yards round the City, to deliver in every Morning six Beeves, forty sheep, and other Victuals for my Sustenance; together with a proportionable Quantity of Bread, and Wine, and other Liquors: for the due Payment of which his Majesty gave Assignments upon his Treasury » (Ibid., p. 34-35). 25 « Action d’affecter un fonds au payement d’une dette, d’une rente, etc. L’assignation du douaire de cette femme a été faite sur tel immeuble. Il se dit aussi d’un mandat, d’un ordre délivré à quelqu’un, pour recevoir une somme assignée sur un certain fonds. Ce sens était fort usité dans l’ancienne Administration des finances » (Dictionnaire de l’Académie française, 6e édition, 1832-1835, « assignation »). 26 Selon Antoine Berman, le projet de traduction « définit la manière dont, d’une part, le traducteur va accomplir la translation littéraire, d’autre part, assumer la traduction même, choisir un ‘’mode’’ de traduction, une ‘’manière de traduire’’. » Le critique doit donc « lire la traduction à partir de son projet, mais la vérité de ce projet ne nous est finalement accessible qu’à partir de la traduction ellemême et du type de translation littéraire qu’elle accomplit » (1995, p. 76, p. 77). 27 Voir Benoit Léger, « Les notes du traducteur des Voyages de Gulliver: détonation et détonement », Lumen (Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle), XXI, 2002, p. 179-198. 28 Cité par Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999 (1985), p. 103. 29 Jonathan Swift, Voyages de Gulliver […] traduits par l’abbé Desfontaines, Hiard, Paris, 1832, « Notice », p. 10. Sur cette édition, voir Benoit Léger, « Nouvelles aventures de Gulliver à Blefuscu: traductions, retraductions et rééditions des Voyages de Gulliver sous la monarchie de Juillet », Meta, 49, 3, p. 526-543. 30 Cité par Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, p. 103. 31 « L’exemple le plus frappant de ce sans-gêne, que je qualifierais volontiers d’impertinence, se trouve au chapitre VI du Voyage à Lilliput. L’abbé retranche tout ce que l’auteur raconte de la façon dont on l’habille, de sa manière de vivre, de son repas en présence de l’empereur et des bruits qui courent sur ses relations avec une grande dame; le traducteur remplace tout cela par un traité de son cru sur la meilleure manière d’instruire la jeunesse. Le morceau vaudrait qu’on le citât; mais la place me manque. C’est cependant cette traduction qui s’est perpétuée jusqu’à nous et à travers laquelle le public français connaît l’œuvre de Swift. Quelques éditeurs ont prétendu en donner une traduction nouvelle et complète. Certains passages ont été restitués, il est vrai; on a, par places, rajeuni le style de Desfontaines; mais c’est une frisure nouvelle donnée à une antique perruque, et rien de plus » (Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, traduction nouvelle pour la jeunesse par B.-H. Gausseron, Paris, A. Quantin, 1884, p. x). 32 Tom Jones, histoire d’un enfant trouvé, traduction nouvelle, par Defauconpret, précédée d’une notice biographique et littéraire sur Fielding, par Walter Scott, Paris, Furne, 1835. 37