Ne redémarrez jamais Doel 3 et Tihange 2

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Ne redémarrez jamais Doel 3 et Tihange 2
Ne redémarrez jamais Doel 3 et Tihange 2 !
"Il y a toujours un risque lié à l’énergie nucléaire, et nous devons nous demander si ce risque
est acceptable pour la société. Je pense qu’aujourd’hui, il ne l’est plus", a déclaré Willy De
Roovere, ancien patron de l'Agence Fédérale de Contrôle Nucléaire (AFCN), le lundi 24
décembre 2012, sur les ondes de la VRT. En cause : de très nombreuses "fissures" décelées
dans l'acier des cuves des réacteurs de Doel 3 et Tihange 2. Qu'en est-il exactement ? Nous
l'avons demandé à Christian Steffens, ingénieur industriel, consultant indépendant en
énergétique, électricité et électronique, et spécialiste des questions nucléaires...
Par Dominique Parizel
"Le dilemme du nucléaire est insoluble, affirme d'emblée Christian Steffens : plus on s'efforce
de diminuer le risque, plus le coût est élevé, et moins on produit ! Et il est évidemment
impossible d’atteindre le risque zéro."
Mais qu'est-ce que le risque, d'un point de vue industriel ?
"Il ne faut surtout pas confondre risque et probabilité, répond notre spécialiste. Le risque n'est
pas une simple affaire de pourcentage, comme on le prétend généralement. On définit le
risque (R) comme étant le produit de la probabilité (P) par les conséquences (C) : R=PxC !
Donc, même si la probabilité - c'est-à-dire le nombre de chances qu'un accident se produise
pour une installation donnée, dans un temps donné et dans un cadre de références donné - d'un
accident est faible, le risque reste très élevé si les conséquences sont très graves. La tendance
à assimiler le risque à la seule probabilité qu'un événement a de se produire est donc
véritablement une duperie."
Des conséquences inimaginables
Prenons un simple exemple : en voiture, la probabilité d'un accident n'est pas négligeable,
mais heureusement les conséquences se résument le plus souvent à un peu de tôle pliée. Dans
le pire des cas, il y aura peut-être quelques morts, ce qui restera un dommage relativement
limité. Le nucléaire offre, par contre, le cas de figure opposé : la probabilité d'un accident
grave est très faible - même si elle s’avère nettement plus élevée qu’initialement prévu - mais
ses conséquences sont carrément incalculables, voire inimaginables.
L'IRSN chiffre le coût d'un Fukushima en France à 430 milliards d'euros (1) !
"Cela reste purement théorique, dit Christian Steffens, car une telle étude envisage
inévitablement une multitude de scénarios pré-formatés et, dans la pratique, ce qui arrive n'est
jamais ce qu'on avait prévu. Les quatre cents milliards pourraient donc tout aussi bien être
finalement doublés ou triplés, sans même compter les très nombreux décès et les zones à
jamais inhabitables. Si un gros pépin de type Tchernobyl survenait à Tihange ou à Doel - ce
qui n'a, malgré tout, rien d'absolument impossible -, c'est tout le Bénélux, le sud de
l'Angleterre, le nord-est de la France et le nord-ouest de l'Allemagne - en fonction des vents et
des précipitations - qui devraient être immédiatement et entièrement évacués et resteraient
inhabitables et inexploitables pour des milliers d'années !"
Mais lorsqu'un risque est tellement démesuré, tellement potentiellement catastrophique, les
populations ne préfèrent-elles pas finalement l'ignorer ?
"Il serait intéressant d'interroger à ce sujet un psychologue ou un sociologue, suggère
Christian Steffens : il est si difficile d'imaginer de telles conséquences, c'est à ce point
effrayant, qu'il y a un effet de dilution et d'étouffement… C'est pareil pour l'armement
nucléaire, si puissant qu'il est largement inutile : si 10% seulement de cet armement venait à
exploser, les conséquences seraient tout simplement impensables. C'est pourtant une épée de
Damoclès tellement gigantesque, que nous devrions tous ne passer notre temps qu'à une seule
chose : éliminer tous les armements atomiques !"
Comment fonctionne une centrale nucléaire
Mais revenons à nos moutons et voyons plutôt de quoi se composent nos centrales… Elles
combinent un circuit primaire et un circuit secondaire…
"Le circuit primaire est rempli d'eau chaude à très haute pression, explique Christian Steffens.
Chaude - une température de l'ordre de 300°C - parce qu'elle évacue la chaleur produite par la
réaction de fission nucléaire ; sous pression - une pression de 155 bars, soit 155 fois la
pression atmosphérique - pour lui permettre de rester liquide et de ne pas bouillir. Les
assemblages de "combustible" - uranium 235 et 238, environ quatre-vingt tonnes par réacteur
- se trouvent dans la cuve, sous la forme de petits crayons d'environ un centimètre de diamètre
sur deux de haut, empilés dans des tubes de zirconium d’environ quatre mètres de long.
Plusieurs tubes sont disposés côte à côte dans une espèce de grappe verticale. Maintenues par
un assemblage métallique alvéolé, plusieurs grappes plongent dans l'eau du cœur du réacteur.
De puissantes pompes font circuler cette eau dans tout le circuit primaire.
Suite au bombardement neutronique produit par la fission nucléaire, tous les éléments du
cœur du réacteur deviennent progressivement radioactifs, par effet d'activation. A la longue,
ce même bombardement neutronique fragilise également l’acier de la cuve. L'eau du circuit
primaire devient également légèrement radioactive… Cette eau chaude sous pression est
envoyée vers des générateurs de vapeur qui sont généralement au nombre de trois. Ce sont
aussi de grandes cuves cylindriques remplies d'eau, l'eau du circuit secondaire, cette fois, où
plongent de nombreux tubes en acier dans lesquels circule l'eau du circuit primaire. Le circuit
secondaire travaille à plus basse pression. L'eau du circuit secondaire se transforme donc en
vapeur, et cette vapeur sous pression actionne les turbines qui, à leur tour, entraînent
l'alternateur. Et cet alternateur fournit enfin l'électricité tant souhaitée.
L'eau du circuit primaire est radioactive mais demeure en circuit fermé. Celle du circuit
secondaire, isolée par les tubes d'acier, ne l'est jamais en théorie, sauf lorsqu'une fuite survient
dans un des tubes, ce qui est malheureusement un incident chronique, quasiment considéré
comme normal. Régulièrement donc, des fuites apparaissent dans les tubes des générateurs de
vapeur, provoquant de légères contaminations du circuit secondaire. Les tubes défectueux
sont bouchés à l'occasion d'entretiens annuels. A la construction, les générateurs sont équipés
d’un nombre excédentaire de tubes. Après plusieurs années, quand trop de tubes sont hors
service, il faut remplacer tout le générateur de vapeur. C’est un travail gigantesque qui coûte
extrêmement cher..."
Tihange 2 et Doel 3 : la vraie nature du problème
"Va-t-on aujourd'hui nous faire courir des risques qu'il est impossible de mesurer, s'interroge
Christian Steffens ? Toute la question est là, en ce qui concerne les problèmes rencontrés à
Doel et à Tihange, car personne n'a de certitude scientifique et industrielle à leur sujet."
Mais que s'est-il passé ? Chaque année, les réacteurs sont successivement arrêtés - ce sont les
fameux arrêts de tranches - afin de remplacer une partie du combustible usé. Diverses
vérifications sont réalisées à cette occasion. On utilise notamment des scanners à ultrasons
pour vérifier, en profondeur, l’intégrité de l’acier des parois de la cuve du réacteur.
"Un nouveau sous-traitant a effectué ces contrôles à l'aide d'un matériel plus performant,
continue Christian Steffens, en pénétrant notamment plus profondément dans l'épaisseur de
l'acier. Presque toute l'épaisseur de la paroi de la cuve a pu être vérifiée pour la toute première
fois. Or cette opération a fait apparaître des milliers d'anomalies !"
Précisons que la cuve du réacteur est un énorme cylindre en acier de douze mètres de haut sur
quatre à six mètres de diamètre, avec des parois d'environ vingt centimètres d'épaisseur, pour
pouvoir résister à l’énorme pression du circuit primaire. Il est composé de viroles, c'est-à-dire
de grands anneaux en acier, empilés et soudés les uns sur les autres.
"Il semblerait qu'il s'agisse - non pas de fissures comme on l'entend souvent - mais plutôt
d'alvéoles ou de bulles, précise Christian Steffens, qui proviendraient de défauts apparus lors
de la fabrication des viroles. Des impuretés, contenues dans l’acier en fusion, se seraient
consumées en entraînant des dégagements gazeux, lesquels auraient produits ces petites bulles
lorsque l'acier s'est refroidi. Mais, répétons-le, aucune certitude n'existe à ce sujet car
personne n'a évidemment scié la cuve pour observer directement ces défauts… D'après
l'AFCN (2), la cuve du réacteur de Doel 3 présenterait à peu près neuf mille alvéoles, et celle
de Tihange 2, entre deux et quatre mille ! Il s'agirait probablement de défauts de fabrication
mais, malheureusement, le fabricant a disparu depuis bien longtemps. Les cuves de Tihange 2
et de Doel 3 avaient été fabriquées, dans les années 70, par la société hollandaise
Rotterdamsche Droogdok Maatschappij (RDM) - qui a fait faillite depuis ! - à partir d’acier
fourni par la firme sidérurgique allemande Krupp. Les bulles en question seraient donc
présentes depuis toujours dans des cuves qui avaient pourtant été vérifiées aux ultrasons avant
d'être mises en service. Mais les documents de vérification de l'époque sont très
fragmentaires. La plupart sont même perdus ! Quel niveau d'anomalie tolérait-on d'ailleurs à
l'époque ? Et quel était alors le niveau de performances des scanners ultrasons utilisés ? Voilà
bien ce qui me gêne le plus en tant qu'ingénieur : l'obligation de devoir gérer des éléments qui
sont hors normes de conception. A l'époque, les ingénieurs ont conçu le réacteur en se basant
sur certaines caractéristiques mécaniques de la cuve en acier. Or, actuellement, ces
caractéristiques ne correspondent plus du tout aux paramètres utilisés à l’époque pour les
calculs de solidité et de sécurité…"
Une technologie industrielle des années soixante
Rappelons qu'au départ, Doel 1 et 2, ainsi que Tihange 1, ont été conçues pour durer vingtsept ans ; nos autres centrales pour durer trente ans. Les prolonger jusque quarante ans - ce
que prévoit la loi de sortie de 2003 -, c'est déjà tirer sur la ficelle…
"Mais vouloir aller jusqu'à cinquante ou soixante ans, je ne suis pas du tout d'accord, s'insurge
notre interlocuteur ! Même si l’on procède à de nombreux contrôles et que l’on remplace
certains éléments des centrales, il est matériellement - et financièrement - impossible d’être
exhaustif... Et le niveau de sécurité global s’en trouvera inévitablement réduit dans des
proportions importantes et largement indéterminables ! Ceux qui autoriseraient un
fonctionnement au delà de quarante ans porteraient une très lourde responsabilité vis-à-vis des
millions de citoyens concernés par un accident grave ! Rappelons par ailleurs que les travaux
de Doel 1 et 2 ont débuté en 1969 et 1971, ceux de Tihange 1 en 1970. La conception
industrielle de ces centrales remonte donc aux années soixante. Demandez à n'importe quel
ingénieur de comparer la technologie d'aujourd'hui à celle de ces années-là... Ce sont deux
planètes différentes ! Ces trois centrales nucléaires sont largement dépassées en termes
techniques et industriels ! Et même si elles ont été, çà et là, upgradées, il est évidemment
impossible de tout remplacer ou de modifier leur conception de fond en comble. Rouler avec
une voiture des années soixante, c'est inévitablement prendre plus de risques… Et je ne vous
parle même pas de la mythique 2 CV ; comparez simplement une Mercedes de l'époque à une
Mercedes actuelle… Pas de ceintures de sécurité, pas d’airbags, pas d’ABS, etc."
Mais si les défauts des cuves ont toujours existé, ne peut-on pas supposer qu'ils ne causeront
pas plus de problèmes à l’avenir qu'avant leur découverte ?
"En tant qu'ingénieur, répond Christian, j’estime qu'un risque majeur est surtout susceptible
de survenir en cas d’écarts de fonctionnement, principalement en cas d'arrêt d'urgence. Outre
des tests en surpression, il faudrait également réaliser une série de tests en dépression ! Vu la
présence de ces très nombreuses bulles, l'acier de la cuve n'a pas la solidité nominale prévue
lors de la conception des réacteurs : il est, pour ainsi dire, partiellement poreux. En
compression, si l’on écrase, si l’on comprime l'épaisseur de la paroi, au pire les petites bulles
seront écrasées mais on restera avec de l'acier sur de l'acier. Par contre, en cas de dépression,
l’acier de la paroi subit une force de traction et d’arrachement transversale. Les bulles
n’offrent évidemment aucune solidité mécanique et sont autant de points faibles qui réduisent
la résistance de l’acier, plus particulièrement dans ce cas-là !"
Un danger important en cas d'arrêt d'urgence…
Tihange 2 et Doel 3 font environ 1.000 MW d'électricité, et comme leur rendement de
conversion est faible - 30% environ -, le cœur du réacteur produit environ 3.000 MW de
chaleur en fonctionnement normal.
"Si, pour une raison quelconque, on doit mettre brutalement le réacteur à l'arrêt, poursuit
Christian Steffens, on fait tomber les barres de contrôle entre les barres d'uranium afin
d'arrêter la réaction nucléaire. En réalité, seule la divergence s'arrête immédiatement, et la
réaction nucléaire décroît lentement. Le cœur du réacteur continue donc de dégager
énormément de chaleur. En cas de perte du réfrigérant primaire, à cause d'une fuite par
exemple, il faut asperger le coeur du réacteur avec de très grosses quantités d'eau en recourant
à des circuits de sécurité existants. La température du cœur - qui était de 300°C ou qui aurait
peut-être même déjà grimpé à 500 ou 600°C - va être brusquement diminuée. Cette chute de
température brutale dans le cœur du réacteur provoquerait aussi un refroidissement rapide de
l'intérieur de la paroi de la cuve - et donc sa contraction mécanique -, alors même que
l'extérieur de cette paroi resterait encore très chaud. L'acier travaillerait donc en arrachement,
et la présence des nombreuses petites anomalies favoriserait un bris de cuve. Et si la cuve du
réacteur se brise, il devient alors impossible de refroidir le coeur ! Mais, de nouveau, personne
n'est en mesure d'affirmer quoi que ce soit avec précision. Ce genre d’événement est
impossible à déterminer et à quantifier avec une fiabilité raisonnable."
Complétons ce scénario catastrophe en précisant que si le cœur du réacteur n'est plus
suffisamment refroidi, sa température peut monter jusqu’à 2.000 ou 3.000°C, largement audessus de la température de fusion des métaux présents - acier, zirconium, uranium,
plutonium, produits de fission, etc. C’est alors l’accident gravissime du type Three Mile
Island ou Fukushima ! Ce magma métallique et radioactif de plusieurs centaines de tonnes
s'écoulerait alors au fond de l'enceinte de confinement en béton et nul ne sait comment celleci résisterait. Il est possible qu'il la traverse, pénètre dans le sol et contamine terres, nappes
phréatiques, etc. Un des dangers très redouté à Fukushima est qu'on ignore totalement
comment peut s'agencer une telle masse de métaux et d’isotopes radioactifs en fusion. En
fonctionnement normal, le cœur du réacteur offre une configuration géométrique calculée
permettant un contrôle optimal de la réaction. Mais quand tout fond, la configuration
mécanique du cœur disparaît et la réaction nucléaire n'est plus contrôlable. Une réaction
nucléaire accélérée est alors possible avec, peut-être, une divergence explosive comme celle
de Tchernobyl dont nous connaissons - partiellement - les conséquences !"
L'estimation du risque
Estimer la solidité exacte d’une cuve de réacteur fragilisée par des milliers de bulles est chose
totalement impossible ! Et imaginer tous les scénarios d'accidents l'est encore bien davantage.
"Même quand tout fonctionne correctement, explique Christian Steffens, le risque zéro
n'existe pas. La probabilité d'un accident est toujours présente, même si elle est très faible. Ma
voiture bien entretenue, mes pneus en bon état, le temps sec et la visibilité correcte, je cours
peu de risque en m'engageant sur l'autoroute. Mais la cuve du réacteur est fragilisée, il est
impossible de savoir précisément à quel point, ni d'en estimer toutes les conséquences
possibles. Je roule donc avec une voiture dont les pneus sont lisses et les freins suspects. Je
file à cent vingt sur l'autoroute, le soir, par temps de pluie. Si rien ne se passe, tant mieux !
Mais si, d'aventure, je dois donner un gros coup de frein, nul ne peut prédire ce qu'il adviendra
de moi…"
Mais voyons, Christian, des pneus et des plaquettes de frein, cela se remplace…
"Justement ! Dans une centrale nucléaire, la cuve du réacteur n’est pas remplaçable.
L'enceinte de confinement en béton a été fermée après le placement de la cuve. Sortir une
vielle cuve pour en entrer une nouvelle est quasiment impossible. Pour placer une nouvelle
cuve, il faudrait d’abord démonter l’enceinte de confinement et tout le circuit primaire,
remplacer la cuve, et tout remonter ensuite... Il serait plus simple et moins cher d’abandonner
la vieille centrale, et d’en reconstruire une nouvelle juste à côté ! L'appareillage très lourd et
le manque de souplesse sont des traits caractéristiques du nucléaire."
Peut-on dès lors imaginer le redémarrage de centrales présentant des vices aussi difficiles à
évaluer ?
"Lorsqu'on a découvert le problème, l'an passé, Joëlle Milquet, ministre de l'intérieur, déclara
à la télévision que le gouvernement n'autoriserait le redémarrage qu'avec une garantie totale
de sécurité ! Or une garantie totale n'existe jamais, même avec une centrale en parfait état. Et
force est de constater que la sécurité de Doel 3 et Tihange 2 est amoindrie dans une mesure
que nul ne peut valablement estimer. Il est donc impossible d'avoir la moindre garantie
sérieuse. Si le gouvernement veut tenir parole, il doit interdire définitivement tout
redémarrage ! Il est d’ailleurs assez intéressant de se pencher sur les rapports récemment
écrits par les nombreux experts - Bel V, ASN, IRSN, etc. - chargés de remettre un avis sur la
possibilité de redémarrage de Doel 3 et Tihange 2… Au-delà de leur langage technique et
"diplomatique", il apparaît bien clairement qu’aucun d’entre eux n’ose donner son feu vert et
que tous recommandent de nombreux tests et vérifications complémentaires, dont certains
sont même quasiment impossibles à mettre en œuvre…"
Où en est-on aujourd'hui ?
Au moment où ces lignes sont écrites, Electrabel réalise les mesures complémentaires
promise à l'AFCN afin de pouvoir solliciter un redémarrage des deux centrales.
"Mais tester les cuves avec une surpression de 20 ou 30%, par exemple, est purement
arbitraire, souligne Christian Steffens. Qui peut affirmer que cela serait suffisant ? Ne
faudrait-il pas tester à plus 50% ou plus 100% ? Et surtout tester aussi en dépression ! Mais,
pour l'heure, je crains que, sous l'influence d'Electrabel, le gouvernement ne préfère noyer le
poisson. La loi de 2003 prévoyait un plan de sortie progressive du nucléaire, de 2015 à 2025 ;
respecter cette loi était parfaitement possible, tant sur le plan technique qu'industriel et
commercial. Puis, juste avant sa chute, le gouvernement Leterme signa, en contradiction
totale avec cette loi qui était pourtant toujours d'application, un pré-accord avec Electrabel
GDF Suez visant à prolonger quand même, de dix ans de plus, les trois réacteurs qui devaient
fermer en 2015 : Doel 1 et 2, Tihange 1. Nature & Progrès et quelques autres associations
portèrent d'ailleurs plainte à ce sujet. Puis, Leterme parti, l'actuel gouvernement coupa la poire
en deux en décidant l'arrêt de Doel 1 et 2, et la prolongation de Tihange 1 de dix ans. Et ceci
ne contenta même pas Electrabel GDF Suez qui estima que le gouvernement ne respectait pas
le pré-accord signé… Sur ces entrefaites, survint la découverte des "fissures" à Tihange 2 et
Doel 3 qui ne firent qu'ajouter à l'imbroglio…"
Pourtant, si l'on s'en tient à la stricte sécurité des citoyens - et même d'un point de vue
économique à moyen terme -, toutes les centrales nucléaires doivent absolument être
fermées ! Commençons donc par Doel 1 et 2, ainsi que Tihange 1, qui sont de très vieilles
machines. Doel 3 et Tihange 2, quant à elles, ne peuvent en aucun cas être remises en
service… Resteraient donc Doel 4 et Tihange 3, deadline : 2025 !
Un blackout, quel blackout ?
Notons surtout que la Belgique a traversé l'hiver, et les grands froids de janvier,… avec deux
réacteurs à l'arrêt ! Quelqu'un a-t-il vu quelque part le blackout que certains électriciens nous
promettaient ? Au contraire, qu'est-ce qui se passe ? Electrabel a perdu tellement de clients
qu'elle a dû baisser drastiquement ses prix...
"Il faut bien faire la distinction, insiste Christian Steffens, entre les prix d'achat ou de
production pour tel ou tel fournisseur d'électricité - ou même le prix d'achat d'électricité à
l'étranger - et le prix de revient de l'électricité nucléaire pour Electrabel à partir de ses
centrales nucléaires totalement amorties financièrement. La fameuse rente nucléaire que
s'octroie royalement Electrabel est évaluée à 1,9 milliards d'euros annuels pour nos sept
vieilles centrales belges ! Qu'Electrabel réduise son prix de vente n'a donc rien d'étonnant.
Une taxe nucléaire est certes imposée par l'Etat belge, mais le montant de 550 millions prévus
pour 2012 a déjà été ramené à 475 millions pour 2013, suite à l'arrêt de Tihange 2 et Doel 3,
alors même que la CREG, le régulateur de l'électricité et du gaz, avait initialement estimé
qu’une taxe de 1,2 milliard lui paraissait équitable. Alors que la production d'électricité était
un monopole d'Etat lorsque les centrales ont été construites, le gouvernement belge doit
aujourd'hui se borner à essayer de faire timidement admettre sa politique énergétique à une
société privée étrangère. Et il n'a même pas le courage politique de lui imposer la loi adoptée
démocratiquement en 2003 !"
Mais maintenant que nous allons vers l'été, la consommation d’électricité va baisser, et nous
pouvons certainement ne pas redémarrer Tihange 2 et Doel 3. Et en profiter pour repartir sur
de bonnes bases !
"La menace de blackout est, de toute façon, un vilain sophisme, s'insurge notre interlocuteur !
Tous les réseaux nationaux sont reliés entre eux. Nous sommes donc au cœur d'un
gigantesque système européen. Et si un pays produit momentanément trop peu, il peut "tirer"
sur ses voisins. La consommation se répartit ainsi sur des milliers de centrales productrices.
D’une manière générale, sur un réseau électrique donné, la puissance produite totale doit
toujours être égale à la puissance consommée totale. Avec trop de production, la tension et la
fréquence nominales vont augmenter ; si l’on produit trop peu, elles vont chuter. Si la
production est trop déséquilibrée, ou si la consommation augmente trop, les lignes et les
centrales peuvent déclencher les unes après les autres, et ce sera le blackout. Ce risque n'est
jamais nul, quel que soit le réseau, à n'importe quel moment… Cela peut être localisé, ou bien
partir en cascade pour concerner tout un pays. Il appartient donc aux responsables qui gèrent
les postes de contrôle de réseaux, en association avec les ingénieurs des centrales électriques
productrices, d'équilibrer le tout. C'est ce qui se fait depuis près d’un siècle, sans difficulté
majeure. La fermeture de centrales importantes comme Doel 3 ou Tihange 2 donne, certes, un
peu moins de latitude au niveau de la gestion du réseau, et augmente donc théoriquement le
risque de blackout. Mais ce risque est minime, tant le réseau est étendu, diversifié et
interconnecté. Cela ne nous met absolument pas au bord du gouffre…"
Comment sont gérés les réseaux électriques ?
Comment ajuster perpétuellement les productions à la demande ?
"Le type de centrales électriques utilisées a une grande importance, précise Christian Steffens.
Bien sûr, on utilise d'abord de gros producteurs, mais ceux-ci sont incapables de suivre les
variations de la demande. Une centrale nucléaire, par exemple, est techniquement incapable
de suivre les variations jour/nuit de la consommation. De plus, pour que la production d'un tel
générateur soit rentable, il doit travailler en permanence à la même puissance, et si possible, à
pleine puissance. Il est donc totalement impossible d'utiliser 100% de production nucléaire.
Le nucléaire doit être complété par la production d'autres unités plus modulables.
La consommation minimale du réseau, correspondant au creux de la nuit, est couverte par les
grosses unités de production non modulables - le nucléaire, par exemple -, appelées "centrales
de base", qui fonctionnent en permanence à la même puissance. On ajoute ensuite la
production de grosses unités plus ou moins modulables - le charbon, par exemple -, pour
couvrir le gros de l’accroissement de consommation diurne. Puis, on engage des centrales de
puissance moyenne, mais facilement modulables - le gaz, par exemple -, appelées "centrales
de pointe", pour couvrir les variations plus rapides de consommation. Et, pour les pointes
encore plus brèves, on utilise les centrales hydrauliques, par exemple, où il suffit d'ouvrir ou
de fermer une vanne pour turbiner et produire plus ou moins. Le nucléaire est donc très mal
adapté à la variabilité de la consommation du réseau : c'est même un gros boulet aux pieds de
ceux qui doivent le gérer… La France, et ses cinquante-huit réacteurs, fait 74% de sa
production totale annuelle d'électricité en nucléaire. Il y a trop de production d'électricité
nucléaire en France, l'équivalent de six à sept réacteurs nucléaires de trop ! Cet excédent doit
être vendu sur le réseau européen, et il arrive souvent que la France vende à perte l'électricité
produite par des réacteurs qui coûteraient encore bien plus cher s'ils devaient être mis à l'arrêt.
L'autre gros problème de la France est qu'avec tant de nucléaire, elle a trop de production de
base. Elle régule donc son réseau principalement en utilisant des centrales au charbon et au
gaz forcées à un taux de modulation trop élevé - et donc moins rentables -, ainsi qu'en
recourant à l'achat et à la vente sur le réseau international. Le réseau européen joue donc un
rôle de régulateur de l'excédent de la production de base des centrales nucléaires françaises. Si
l’on déconnectait la France du reste de l'Europe, elle connaîtrait de sérieux problèmes pour
stabiliser son réseau… D’autant plus que, suite à la propagande EDF des années septante à
nonante, le chauffage électrique s’est fort développé dans l’Hexagone. Cela provoque de
gigantesques pointes de consommation lorsque la température extérieure chute un peu trop...
Pour la petite histoire, sachez que, lors des grands froids que nous avons connus à la fin de
l’hiver 2011-2012, les cinquante-huit réacteurs nucléaires français ne parvenaient plus à
suivre les pointes de consommation - entre 18 et 22 heures - lorsque les gens rentrent chez
eux. EDF a dû alors, à de nombreuses reprises, acheter de grosses quantités d’électricité sur le
réseau européen, à des prix exorbitants puisqu’à ces moments-là, l’offre était faible et la
demande très importante."
Alors, indispensable, le nucléaire ?
Le nucléaire n'a absolument rien d'indispensable ! En Europe, des pays tels que la Grèce, le
Portugal, l'Italie, l'Irlande, le Luxembourg, l'Autriche, le Danemark et la Norvège n'y ont
jamais eu recours. Ils sont néanmoins autonomes quant à leur production d'électricité. Et les
citoyens de pays comme l’Autriche, le Danemark ou la Norvège vivent aussi bien que nous, si
pas mieux…
"En Belgique, avant l'arrêt de Tihange 2 et Doel 3, le nucléaire produisait environ 52% de
toute notre électricité, précise Christian Steffens. Mais cette électricité ne représente que 20%
de toute l'énergie consommée. Le nucléaire, par conséquent, c'était seulement 10,4 % de toute
l'énergie consommée dans le pays… La proportion est encore plus faible au niveau mondial :
avant Fukushima, le nucléaire mondial représentait 13% de l'électricité mondiale, qui
correspondait elle-même à 17% de toute l'énergie consommée sur la planète. Le nucléaire
mondial correspondait donc, en 2010, à seulement 2,21% de l'ensemble de l'énergie
consommée dans le monde. Il suffit donc d’économiser 2 à 3 % sur la consommation
d’énergie mondiale pour pouvoir arrêter toutes les centrales nucléaires en fonctionnement sur
notre planète, tout en conservant le même confort, la même production industrielle, etc. !
L'Allemagne, elle, a trouvé par quoi remplacer ses centrales nucléaires, qui produisaient 27%
de son électricité en 2010. Elle n'utilisera, semble-t-il, même pas de charbon ! A court terme,
elle préférera surtout le gaz qui émet deux fois moins de CO2 que le charbon, et ensuite le
renouvelable à long terme. L'Allemagne produit déjà environ 20% de son électricité en éolien.
Et, d'une manière plus générale, un quart à un tiers de toute son électricité en renouvelable…
Le Danemark, qui est un pionnier, est déjà à près de 30% de son électricité en éolien, et près
de 40% en renouvelable. Mais on constate aussi que l'information, la recherche et les budgets
concernant les énergies renouvelables et les économies d'énergie sont d'autant plus réduits que
les pays sont nucléarisés. Ne nous étonnons donc pas d'avoir, en la matière, vingt ou trente
ans de retard par rapport à l'Allemagne ou au Danemark…"
Bref, le nucléaire est une forme de monoculture qui tend à étouffer ses concurrentes, alors
qu’elle-même n’a aucun avenir à long terme. En effet, au rythme actuel de consommation, les
ressources minières en uranium - utilisable pour les centrales nucléaires - seront épuisées d’ici
quarante à soixante ans, nous laissant avec des centaines de centrales à démanteler, et des
millions de tonnes de déchets radioactifs dangereux pour des milliers, voire des millions
d’années ! Pourtant, l'avenir énergétique de notre planète sera inévitablement composé, non
pas d'une forme unique d'énergie, mais de nombreuses formes renouvelables qui sont
complémentaires : utilisation rationnelle de l'énergie (URE) en priorité, puis éolien,
hydraulique, solaire thermique et photovoltaïque, géothermie, biomasse, etc. On se permettra
éventuellement et provisoirement un peu de non-renouvelable, mais le moins polluant
possible - du gaz, par exeemple. Et, en procédant comme cela, on y arrivera "les doigts dans
le nez"... En effet, la grande majorité des études scientifiques récentes estiment les
"gisements" en URE à la moitié environ de notre consommation énergétique totale actuelle.
Les exemples allemands et danois montrent qu'il est déjà possible d’atteindre 30 à 40% de
notre consommation énergétique totale avec les ressources en renouvelables. Et elles sont
estimées raisonnablement à plus de 80% pour 2050, à condition de se retrousser les manches
et de prendre les bonnes décisions dès à présent !
Notes :
(1) Etude présentée en novembre 2012. Lire à ce sujet le communiqué de l'ACRO
(Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l'Ouest) en date du 10 décembre 2012 :
www.acro.eu.org
(2) Agence Fédérale de Contrôle Nucléaire (AFCN) : www.afcn.be