Un « Cosi » cruel sous le soleil brûlant d`Afrique

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Un « Cosi » cruel sous le soleil brûlant d`Afrique
Un « Cosi » cruel sous le soleil brûlant d’Afrique
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Un « Cosi » cruel sous le soleil brûlant d’Afrique
LE MONDE | 02.07.2016 à 08h11 • Mis à jour le 04.07.2016 à 09h55 | Par Marie-Aude Roux (Aix-en-Provence (Bouchesdu-Rhône), envoyée spéciale)
Lenneke Ruiten, Kate Lindsley et Hichimoudine Mondoha dans « Cosi fan tutte », mis en scène par Christophe Honoré à
Aix-en-Provence, le 15 juin. Jean-Louis Fernandez
Christophe Honoré était un homme averti : le metteur en scène est toujours celui qui peut se faire
huer. Cela n’a pas manqué et la première du Cosi fan tutte de Mozart mis en scène par le cinéaste,
qui marquait l’ouverture du 68e Festival d’Aix-en-Provence, a divisé le public du Théâtre de
l’Archevêché. Pas de quoi fouetter un esclave, pourtant. Honoré a transposé le marivaudage
doux-amer de Mozart et Da Ponte dans des contrées plus cruelles : celles qui firent chanter
l’Erythrée en italien sous la botte mussolinienne dans les années 1920.
Lire aussi : Christophe Honoré : « Il faut parler du passé colonial de l’Europe » (/scenes
/article/2016/06/29/christophe-honore-il-faut-parler-du-passe-colonial-de-l-europe_4960225_1654999.html)
Guglielmo et Ferrando ne sont plus les gentilshommes bien élevés que leur vieux précepteur
initiateur, Don Alfonso, va affranchir sur la fidélité des femmes. Ils font partie de l’armée du Duce et
maltraitent la population autochtone, humilient, châtient, abusent sexuellement. La première scène
voit d’ailleurs Guglielmo, en même temps qu’il exalte son amour pour Fiordiligi, violer une toute jeune
fille noire. De même, les deux Ferraraises, ici filles de colons, remisent-elles leurs bonnes manières
pour s’adonner au petit jeu de la domination, promenant sans état d’âme leur racisme ordinaire.
LES FEMMES
SONT LASCIVES
ET BRUTALES: LE
SEXE, PLUS QUE
L’AMOUR, MÈNE
LA DANSE
Sous le soleil brûlant d’Afrique, ce Cosi nous fait violence. Il pointe le passé
impérialiste de l’Europe, notre passé, dénonce la pratique du « blackface »
– les deux jeunes gens, inopinément appelés à la bataille, reviendront tenter
la vertu de leurs belles entièrement grimés en noirs –, cette coutume héritée
de l’exposition des esclaves noirs, qui fit les beaux soirs caricaturaux des
« minstrel shows » et autres vaudevilles anglo-saxons jusqu’au milieu des
années 1950 et le début de la lutte des Afro-Américains pour la
reconnaissance de leurs droits civils.
Sous le soleil brûlant d’Afrique, les femmes sont lascives et brutales : le
sexe, plus que l’amour, mène la danse. Laquelle se défoule entre les murs d’un fortin miteux
d’Asmara, dans une troublante promiscuité entre maîtres blancs et esclaves noirs. La direction
d’acteur inflexible de Christophe Honoré fouille chaque espace scénique, explore chaque recoin des
âmes, burine les destins. Celui de Despina, par exemple, dont la connotation tragique est
passionnante. Passée du rang de soubrette au verbe haut (on y perdra, hélas, le service du fameux
chocolat aphrodisiaque à ses maîtresses) à celui d’une mondaine déchue, hystérique et dépressive,
épouse ou maîtresse maltraitée d’un Don Alfonso alcoolique, venue chercher en Afrique une virginité
sociale et le sexe des nègres. Le cœur nauséabond de cette « colonia eritrea » s’ouvre au second
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acte pour laisser place à la forfaiture amoureuse : les deux filles ne seront pas en reste pour déchirer
les affiches de leurs amants collées sur celles du pape Pie XI et du Duce.
Forfaiture amoureuse
Honoré a donné beaucoup à ses chanteurs, qui le lui ont rendu. A commencer par l’étourdissante
Despina de Sandrine Piau, voix solaire et présence irradiante, qui tient de bout en bout le haut de la
scène. Véritable voix à deux têtes durant tout le premier acte (magnifique duo), les deux sœurs vont
peu à peu abandonner leur gémellité. La Dorabella électrique et sexuelle de Kate Lindsay ne fera
que renforcer son fort tempérament de prédatrice, tandis que la vive Fiordiligi de Lenneke Ruiten,
abandonnant peu à peu le mime sororal, comprenant sa véritable nature, se laissera aller à ses
émotions – amour, tendresse, partage. Le revirement final de la situation, chacun retrouvant sa
chacune, sera pour elle un désastre.
BONHEUR
ABSOLU DANS LA
FOSSE, OÙ LOUIS
LANGRÉE LE
MAGICIEN DOSE
ET OSE UN
MOZART
À LA FOIS
PUISSANT ET
ENIVRANT
On ne reprochera pas au Guglielmo de Nahuel di Pierro un chant solide et
un peu fruste – tel est ici le fond du personnage. Pas plus qu’à Rod Gilfry
d’avoir amputé son prénom (en 2013, il était encore Rodney dans le
rôle-titre du Don Giovanni de Dmitri Tcherniakov) : son Don Alfonso a la
colère élimée du séducteur à la retraite. Moins d’indulgence pour le
Ferrando de Joel Prieto : posséder un beau timbre de ténor (et le physique
qui va avec) ne dispense pas de phraser. Pas déposer de la musique le
long des mots, phraser. Bonheur absolu par contre dans la fosse, où Louis
Langrée le magicien dose et ose en couleurs, en intensions, en folle
inventivité, un Mozart à la fois volatile et nerveux, puissant et enivrant,
compensant la naturelle déperdition phonique du plein air et le volume
sonore intimiste des instruments anciens joués par l’excellent Freiburger
Barockorchester.
Marie-Aude Roux
Cosi fan tutte, de Mozart. Avec Lenneke Ruiten, Kate Lindsay, Sandrine Piau, Joel
Prieto, Nahuel di Pierro, Rod Gilfry, Christophe Honoré (mise en scène), Alban Ho
Van (décors), Thibault Vancraenenbroeck (costumes), Dominique Bruguière
(lumière), (dramaturge), Chœur de l’Opéra de Cap Town, Freiburger
Barockorchester, Louis Langrée (direction). Théâtre de l’Archevêché à Aix-enProvence. Le 30 juin. Jusqu’au 19 juillet. Tél. : 08-20-92-29-23-12. De 9 à 270 €.
festival-aix.com
Diffusé en direct le 5 juillet à 21 h 30 sur France Musique, le 8 juillet à 22 h 40 sur
Arte.tv (http://concert.arte.tv/fr/cosi-fan-tutte-de-mozart-au-festival-daix-en-provence-2016) .
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