Article intégral

Transcription

Article intégral
Histoire d’une photographie : John Dominis - Il n'a pas levé le poing, 1968
Aujourd’hui je vais vous parler de deux photographies prises le même jour et
dont la scène est devenue culte. Elles représentent deux noirs américains
poings levés vers le ciel, têtes baissées et un blanc, lors de la remise des
médailles du 200 mètres pendant les Jeux Olympiques de Mexico, en 1968.
La première image est de John Dominis, un photojournaliste américain né le 27
juin 1921 à Los Angeles et mort le 20 décembre 2013 à Manhattan (New
York). Il travaillait pour le magazine américain Life, et est surtout connu pour
avoir pris cette célèbre image de Tommie Smith, de John Carlos et de Peter
Norman. Il a également réalisé de magnifiques séries de photos sur Steve
McQueen, Frank Sinatra, Robert Redford, en les suivant plusieurs jours durant
dans le cadre de reportages pour le magazine Life.
La seconde image [Page suivante], représente la même scène sous un autre
angle de vue plus éloigné. L’auteur est un photographe de l'AP inconnu, en
tout cas, dont je n’ai retrouvé mentionné son nom nulle part.
En 1968, 10 jours avant les Jeux Olympiques de Mexico, une manifestation est
réprimée dans le sang, plusieurs centaines d’exécutions ont eu lieu. On ne
connaîtra jamais le nombre réel mais on peut constater depuis longtemps que
le CIO (Comité International Olympique) adore faire ses jeux dans des pays
« ultra démocratiques ». C’est à ces jeux que les deux noirs américains,
Tommie Smith et John Carlos, monteront sur le podium du 200 mètres avec le
Page 1
Les Américains Tommie Smith et John Carlos, l'Australien Peter Norman sur le podium
du 200 mètres, JO de Mexico 1968 © John Dominis
Histoire d’une photographie : John Dominis - Il n'a pas levé le poing, 1968
poing levé et ganté de cuir noir, pour dénoncer la ségrégation raciale aux USA.
Ce geste marque également le soutien du mouvement Black Power et de
Martin Luther King assassiné quelques mois auparavant. Par ailleurs, cette
photographie permet de constater que le troisième athlète blanc, l'Australien
Norman, porte le même badge que ses camarades, badge sur lequel était
inscrit OPHR pour Olympic Project for Human Right. Personne ou presque ne
fait attention à l'homme qui ne lève pas le poing sur cette photo mythique. Et
pourtant... C'est peut être bien lui le grand héros de cette scène !
Voici l’histoire méconnue de ce sprinter Australien, contrairement à la photo,
entré dans la légende du sport. Parfois, les images sont trompeuses, cette
fameuse photographie célèbre, par exemple, que vous reconnaissez sans
doute. Elle représente le geste de rébellion de deux coureurs afro-américains,
John Carlos et Tommie Smith, brandissant le poing pour protester contre la
ségrégation raciale, alors qu’ils se trouvaient sur le podium après avoir couru
les 200 mètres lors des Jeux Olympiques de 1968, à Mexico. On peut voir dans
ce cliché l’image extraordinairement puissante de deux hommes de couleur,
pieds nus, tête baissée, poing ganté de noir et brandi vers le ciel tandis que
l’hymne national Américain retentit. On y voit un geste symbolique fort pour
défendre l’égalité des droits des personnes de couleur, dans une période
marquée par les morts de Martin Luther King et de Bobby Kennedy. On y voit
le geste politique et historique de deux hommes de couleur. Et c’est pour ça,
sans doute, qu’on ne fait pas attention à ce troisième homme. Un blanc,
Page 2
Les Américains Tommie Smith et John Carlos, l'Australien Peter Norman sur le podium
du 200 mètres, JO de Mexico 1968 © AP
Histoire d’une photographie : John Dominis - Il n'a pas levé le poing, 1968
immobile, figé sur la deuxième marche du podium. Il ne brandit pas le poing en l'air. Ce troisième homme matérialise un intrus, là par hasard
et malgré lui. On pourrait même penser que cet homme représente, dans sa rigidité et son immobilisme le conservateur blanc qui exprime le
désir de résister au changement que Smith et Carlos invoquent par leur geste. Mais en analysant cette image ainsi on se trompe, car la
vérité est que cet homme blanc qui ne lève pas le bras, est peut-être le plus grand héros de ce fameux jour de 1968 !
Il s’appelait Peter Norman, il était australien et ce soir-là, il avait
couru comme un dingue, terminant la course avec un temps
incroyable de 20s06. Seuls l'Américain Tommie Smith avait fait
mieux, décrochant la médaille d'or tout en inscrivant un nouveau
record du monde, avec un temps de 19s78. Un deuxième Américain,
un certain John Carlos, se trouvait sur la troisième marche avec
seulement quelques millisecondes d'écart avec Norman. En fait, on
pensait que la victoire se départagerait entre les deux américains.
Norman, c’était un coureur inconnu, un outsider, qui a soudain eu
un coup de fouet inexpliqué dans les derniers mètres et s’est
retrouvé propulsé sur le podium. Cette course, c’était la course de
sa vie. Pourtant, le plus mémorable ne fut pas la performance en
elle-même, mais bien les évènements qui s’ensuivirent lors de la
Peter Norman lors du 200 mètres, JO de Mexico 1968
montée des coureurs sur le podium après la course.
Smith et Carlos allaient bientôt montrer à la face du monde entier leur protestation contre la ségrégation raciale. Ils se préparaient à faire
quelque chose d’énorme, d’un peu risqué aussi, et ils le savaient. Norman, lui, était un blanc d’Australie. Oui, d’Australie : un pays qui avait
à l’époque des lois d’apartheid extrêmement strictes, presque aussi strictes que celles qui avaient cours en Afrique du Sud. Le racisme et la
ségrégation étaient extrêmement violents, non seulement contre les Noirs mais aussi contre les peuples aborigènes.
Page 3
Histoire d’une photographie : John Dominis - Il n'a pas levé le poing, 1968
Les deux afro-américains ont demandé à Norman s’il croyait aux droits humains. Norman a répondu que oui. « Nous lui avions dit ce que
nous allions faire, nous savions que c’était une chose plus glorieuse et plus grande que n’importe quelle performance athlétique. » racontera
plus tard John Carlos. « Je m’attendais à voir de la peur dans les yeux de Norman… Mais à la place, nous y avons vu de l’amour. » Norman a
simplement répondu : « Je serai avec vous ». Smith et Carlos avaient
décidé de monter sur le podium pieds nus pour représenter la
pauvreté qui frappait une grande partie des personnes de couleur. Ils
arboreraient le badge du Projet Olympique pour les Droits de
l’Homme, un mouvement d’athlètes engagés pour l’égalité des
hommes. Mais ils ont bien failli ne pas porter les fameux gants noirs,
le symbole des Black Panthers, qui ont finalement fait toute la force
de leur geste. C’est Norman qui a eu l’idée. En fait, juste avant de
monter sur le podium, Smith et Carlos ont réalisé qu’ils n’avaient
qu’une seule paire de gants. Ils allaient renoncer à ce symbole, mais
c’est Norman qui a insisté, en leur conseillant de prendre un gant
chacun. Et c’est ce qu’ils ont fait. Si vous regardez bien le cliché,
vous verrez que Norman porte, lui aussi, un badge du Projet
Olympique pour les Droits de l’Homme, épinglé contre son coeur. Les
trois athlètes sont montés sur le podium ; le reste fait partie de
Lee Evans, Larry James et Ron Freeman vainqueurs du 400 mètres, se présentent sur le podium avec
un béret noir © AP-SIPA
l’Histoire, capturé par la puissance de cette photo qui a fait le tour du
monde. « Je ne pouvais pas voir ce qui se passait derrière moi » se souviendra plus tard Norman, « Mais j’ai su qu’ils avaient mis leur plan
à exécution lorsque la foule qui chantait l’hymne national Américain s’est soudainement tue. Le stade est devenu alors totalement
silencieux. » Le lendemain, trois autres vainqueurs afro-américains du 400 mètres, Lee Evans, Larry James et Ron Freeman, se
présenteront sur les marches du podium avec un béret noir, autre référence au Black Panther Party.
Page 4
Histoire d’une photographie : John Dominis - Il n'a pas levé le poing, 1968
Cet évènement a provoqué l’immense tollé que l’on sait, l’impact de l’image fut immédiat. Les trois sportifs quittèrent le stade sous les
huées et les sifflets. Dès le lendemain, les deux Américains furent expulsés du village olympique. Une fois de retour aux États-Unis, ils ont
reçu d’innombrables menaces de mort, leurs contrats et promesses d’emplois furent annulées, insultes, attaques contre leurs familles,
traqués par le FBI leur vie devient un enfer... La femme de Carlos se suicide, celle de Smith divorce. Ce que l’on sait moins, c’est que Peter
Norman, lui aussi, a subi de lourdes exactions. Pour avoir apporté son soutien à ces deux hommes, il a dû dire adieu à sa carrière qui était
prometteuse. Quatre ans plus tard, malgré son excellence dans la discipline, il n’est pas sélectionné pour représenter l’Australie pour les JO
de 1972. Il ne le sera pas non plus pour les JO qui se dérouleront dans son propre pays, en 2000. Dégoûté, Norman a laissé tomber les
compétitions athlétiques, et s’est remis à courir au niveau amateur. En Australie, où le conservatisme et la suprématie raciale avait la peau
dure, il a été traité comme un paria, un traître. Sa famille l’a renié, et il n’arrivait pas à trouver un travail à cause de cette histoire. Il a
travaillé un temps dans une boucherie, puis en tant que prof de gym.
Très engagé dans le social et l’humanitaire, Peter s’est davantage
préoccupé des autres que de lui-même. Y compris dans l’épreuve qu’il
subit après une opération des ligaments où il faillit perdre une jambe,
il a fini ses jours rongé par la gangrène et la dépression. Pourtant,
Norman a eu pendant des années une chance de se racheter, et a
maintes fois été invité à condamner publiquement le geste de John
Carlos et de Tommie Smith. Mais il s’y est refusé et n’a jamais
accepté de trahir les deux américains.
Avec le temps, Carlos et Smith ont été considérés comme de
véritables héros ayant défendu la cause de l’égalité raciale. Les trois
hommes se sont revus quelques fois depuis 1968. Et notamment à
l’université de San José en Californie - dont Smith et Carlos sont
anciens élèves - pour l’inauguration d’une statue inspirée par la scène
Statue de Tommie Smith et de John Carlos, université de San José, Californie
Page 5
Histoire d’une photographie : John Dominis - Il n'a pas levé le poing, 1968
de Mexico, sauf que l'Australien ne figure pas sur cette statue. A sa place,
sur le podium, l’artiste a laissé un espace vide afin de permettre aux visiteurs
de se faire prendre en photo en défendant une cause personnelle qui leur
tiendrait à coeur. Peter Norman n’en a pas pris ombrage, convaincu d’avoir
rallié un mouvement qui le dépassait, mais fier d’en avoir été. Cette statue
résume l’aventure de cet homme, gommé, supprimé de l’histoire et détesté
de tous dans son pays. Son absence semble être l’épitaphe d’un héros que
personne n’avait remarqué, et que l’histoire n’aura malheureusement pas
retenu. Seul le documentaire australien intitulé « Salute » de Matt Norman lui
rendra hommage.
Affiche du documentaire « Salute » de Matt Norman
En 2006, Peter Norman décède finalement à l'âge de 64 ans, à Melbourne, en
Australie. Tommie Smith et John Carlos firent le voyage pour assister à ses
obsèques et porter son cercueil. Pendant des décennies, il a donc été pour
beaucoup « l'homme qui n'a pas levé le poing » tout en étant complètement
déconsidéré par son propre pays puis, pire encore, oublié. « Vous avez perdu en
lui un sacré soldat ! Norman était un grand humaniste » , a déclaré Tommie
Smith, convaincu qu’aucun athlète blanc américain n’aurait eu le cran de faire
un tel geste. « L’héritage de Peter est un roc, dit-il. Accrochez-vous bien à ce
roc. » rappela John Carlos aux funérailles. N'oublions jamais Peter Norman,
héros sans gants, effacé de l’histoire, qui n’a jamais cessé de lutter pour
Carlos et Smith portant le cercueil de Norman à son enterrement, Melbourne 2006
l’égalité des hommes.
Page 6
Squal