rencontre - PressKitHero

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R E N C O N T R E
78 | NEW AFRICAN WOMAN | MARS - AVRIL 2016
AMANDINE GAY
À
30 ans, Amandine Gay est ce qu’on peut appeler une tête bien faite. Diplômée
de Science politique, elle se lance dans le monde de l’audiovisuel et du spectacle
vivant où elle débute comme comédienne. Lassée des propositions de rôles
stéréotypées, elle décide de devenir auteure pour dit-elle « proposer une narration
réellement aux prises avec la réalité de la vie des femmes afro-descendantes dans
l’hexagone ». Cette femme engagée prend régulièrement la parole sur les réseaux sociaux aux
côtés d’autres afro-féministes. Elle travaille actuellement sur son premier projet en tant que
réalisatrice : le documentaire « Ouvrir la voix ». Rencontre avec cette activiste 3.0
Par Danielle Ahanda
Vous êtes une figure de proue du mouvement
Afro-féministe en France. Pourriez-vous nous
expliquer en quoi consiste ce mouvement ?
Ce n’est pas encore un mouvement très unifié ou
homogène, mais on peut dire qu’il existe. Quelques
collectifs ont récemment vu le jour, comme « Les
Peaux Cibles » à Rennes et « MWASI » à Paris. Ils
sont animés par des femmes qui ont une réelle envie
de faire évoluer la condition de la femme noire dans
l’hexagone. Ce qui est intéressant c’est de voir le terme
« Black Feminism » (afro-féminisme en français),
né dans les années 60 aux États-Unis, revenir sur la
place publique. À la même époque en France on a pu
identifier des féministes noires, mais pas assez pour
parler de « mouvement ». Le fait que des femmes
se qualifient aujourd’hui d’Afro-féministes résulte
en partie d’une politique d’exclusion implicite dont
souffrent les populations noires, notamment les
femmes. Je ne compte pas le nombre de domaines où
l’on nous a expliqué pendant des années qu’il n’y avait
« pas de marché », ou encore pas « de public pour… »
Autant d’arguments utilisés pour justifier l’invisibilité
des noir-e-s. J’ai commencé à militer au côté
d’associations féministes classiques comme « Oser Le
Féminisme », avant de réaliser que tout un pan de mon
identité était ignoré, voir nié par ces mouvements.
Fort heureusement, nous avons commencé à faire les
choses par nous-même et en quelques années on a pu
voir naître des initiatives qui permettent de se faire
entendre sur la place publique.
Comment l’Afro-féminisme peut-il impacter le
quotidien des femmes noires dans l’hexagone ?
Je ne pense pas que l’Afro-féminisme soit une
baguette magique qui d’un coup va résoudre tous
les problèmes que les femmes noires rencontrent
dans l’hexagone. En revanche à plus ou moins long
terme, on peut parler d’amélioration de l’estime de
soi. A vrai dire qui fait des propositions aux femmes
noires pour s’en sortir économiquement ? Personne.
Alors, pourquoi ne pas chercher des solutions de
notre côté ? L’Afro-féminisme est dans ce sens un
mouvement parmi tant d’autres, visant à restaurer
une certaine équité sociale.
Concrètement il s’agit de proposer aux femmes des
outils, des axes de réflexions, mais également des
actions leur permettant de comprendre pour quelles
raisons elles subissent telle ou telle discrimination.
Pour quelles raisons elles sont dominées aussi, que
ce soit au travail, dans leur couple ou dans leurs
rapports sociaux de manière générale. Pouvoir
interroger son quotidien permet d’envisager les
choses sous un prisme différent et mettre en place
des moyens d’action pour essayer de changer ce
qui ne va pas. Se regrouper au sein d’associations
est également un moyen de se sentir moins seule,
moins responsable personnellement de ses échecs.
On vit dans une société où l’on nous fait croire qu’il
suffit d’y mettre un peu du sien pour y arriver, alors
que pour certaines personnes cela ne sera jamais
suffisant.
MARS - AVRIL 2016 | NEW AFRICAN WOMAN | 79
R E N C O N T R E
Il y a beaucoup de choses à déconstruire. Prenons
l’exemple d’une femme noire privée d’avancement
où exclue du processus de recrutement pour la seule
raison qu’elle porte sa chevelure naturelle. Ce sont
des situations finalement assez courantes. Dès lors
que l’on prend conscience que l’on peut être victime
de discrimination ou de racisme, cela change tout et
permet d’agir pour faire reconnaître ses droits.
Tant que l’on n’apparaissait
pas comme une communauté
ayant un pouvoir d’achat ou de
réaction, il était difficile de se
faire entendre
Quel a été le moment clé dans votre vie, qui vous
a poussé à prendre la parole publiquement sur
ces sujets ?
Cela fait une dizaine d’années que je travaille
sur ces questions et je me dis que nous sommes
une nouvelle génération de femmes qui peuvent
laisser des choses aux plus jeunes. Le sujet de mon
mémoire de fin d’études à Science-po était : « Les
enjeux du traitement de la question coloniale en France ».
Je suis réaliste, nous ne changerons pas la société
sur notre temps de vie, mais nous pouvons
contribuer à être ce changement.
Nous vivons dans un pays qui a beaucoup de mal à
aborder de manière frontale la question raciale.
Étant issue du milieu artistique, je bénéficie d’une
visibilité et de divers espaces de paroles qu’il m’est
apparu nécessaire de mettre au service de la cause
que je défends.
Toute l’histoire de l’afro-féminisme en France
dans les années 1960-70 avait quasiment disparu
parce que ces femmes n’avaient pas forcément les
moyens d’écrire des livres. Cette histoire n’a pas
été entretenue par les mouvements féministes
classiques, car il n’y voyait rien de spécifique.
Aujourd’hui je me dis que nous devons laisser
quelques choses aux générations futures. Si nous ne
le faisons pas, personne ne le fera pour nous.
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Vous parlez régulièrement d’intersectionnalité.
Une notion dont on parle peu. Pouvez-vous nous
en dire plus ?
C’est un terme que l’on doit à l’universitaire
américaine Kimberlé Crenshaw dans les années 90.
Également avocate, elle souhaitait défendre le cas
d’une femme noire victime de deux discriminations :
une discrimination raciale et une discrimination liée
à son sexe. Or la loi américaine ne permettait pas
d’invoquer les deux types de discriminations pour le
même cas. Le terme est donc né de la pratique.
Certaines personnes se trouvent à l’intersection de
plusieurs types de discriminations. On peut être
femme, noire, musulmane et lesbienne par exemple
et subir dans ce cas quatre types de discriminations,
qui d’ailleurs s’alimentent.
Les femmes noires subissent par exemple un
sexisme spécifique de la part des certains hommes
blancs pour qui elles sont un objet de fantasme,
teinté de stéréotypes issus de l’esclavage. Mais elles
peuvent également subir le sexisme venant des
hommes noirs, qui lui est alimenté par le patriarcat.
Les femmes noires veulent pouvoir dénoncer la
violence sexiste dans les communautés noires sans
se retrouver instrumentalisées et enfermées dans
des discours stigmatisants du type « les hommes
noirs sont plus violents que les blancs ».
Ce sont des réalités qu’il faut avoir vécues pour les
appréhender au mieux. C’est la limite du féminisme
blanc, qui n’englobe pas ces spécificités.
Autre exemple : le traitement du problème de
l’excision par les mouvements féministes classiques.
Inciter les jeunes femmes à porter plainte a pour
résultat de faire éclater les structures familiales. Si
cela n’est pas accompagné d’un véritable travail de
sensibilisation, on reste dans la répression pénale,
sans réel accompagnement pédagogique. Or, bien
souvent ces actes sont perpétrés par des personnes
qui n’ont pas eu accès à une éducation sur ces sujets.
À partir du moment où l’on est dans une posture
surplombante, on devient le « sauveur » ou « la
sauveuse blanche » et l’on perd le lien avec les
réalités.
L’idée est de prendre en charge notre propre
émancipation et ne pas attendre que les solutions
viennent de l’extérieur.
Vous avez récemment préfacé la version française
du livre Ne suis-je pas une femme ? Femmes
noires et féminisme Pouvez-vous nous en dire
plus sur cet ouvrage ?
C’est un ouvrage de la féministe américaine Bell
Hooks, originellement publié aux États-Unis en
1851 et qui n’avait jamais été traduit en français.
Dans cet ouvrage l’auteure explique le processus de
marginalisation des femmes noires, que ce soit par
les féministes blanches ou par les mouvements de
lutte pour l’émancipation des Noirs.
Ce livre fait partie de la collection « Sorcières »,
créée début 2015 au sein des éditions Cambourakis
afin d’exhumer des classiques du féminisme des
années 1970 (tous courants confondus), non
disponibles jusque-là en version française. J’ai
rencontré Isabelle Cambourakis la créatrice de
cette maison, lors d’une conférence à laquelle je
participais. Elle m’a alors confiée qu’elle souhaitait
qu’une femme noire française puisse rédiger la
préface du livre de Bell Hooks afin de le resituer dans
le contexte actuel et hexagonal.
De nombreux ouvrages sur la question du féminisme
et ses différents courants ne sont disponibles qu’en
version originale et j’y ai vu un beau moyen de faire
le lien entre l’histoire du féminisme noir aux États-
Unis et ce que nous vivons aujourd’hui en tant que
femmes noires françaises.
Vous êtes très active sur les réseaux sociaux aux
côtés d’un certain nombre de femmes noires,
pour aborder les questions raciales. À l’image
du « Black Twitter » aux États-Unis, pensezvous que l’on évolue vers une nouvelle forme
d’activisme ?
Twitter a réellement contribué à l’essor du
mouvement Afro-féministe. Du fait du grand
nombre d’utilisateurs du réseau social, mais aussi
grâce aux différentes personnalités qui animent ce
mouvement.
Internet permet également de faire la promotion
d’initiatives diverses portées par les femmes noires,
pour les femmes noires. Un billet de blog, une
conférence, un article de presse, un film, un livre ou
même une pièce de théâtre.
Internet a bouleversé les rapports de pouvoirs. Le
fait que l’on puisse confronter immédiatement des
médias mainstream (et donc majoritairement blancs
et masculins) pour des articles stigmatisants ou
racistes a tout changé. Avoir directement accès aux
rédactions pour leur dire « ceci n’est pas tolérable »,
ce n’était pas quelque chose qui était possible il y a
encore quelques années.
Tant que l’on n’apparaissait pas comme une
communauté ayant un pouvoir d’achat ou de
réaction, il était difficile de se faire entendre sur les
problématiques spécifiques qui nous concernent.
Aujourd’hui, nous pouvons imposer dans une
certaine mesure nos propres codes et notre propre
manière de faire.
Dans ce sens oui on peut parler de la présence active
sur les Réseaux sociaux comme une nouvelle forme
d’activisme.
Vous travaillez actuellement sur un
documentaire intitulé « Ouvrir la voix ». Pouvezvous nous en dire plus sur ce projet ?
Je suis actuellement en phase de montage du
documentaire. Il s’agit de mettre en lumière
l’expérience et le vécu de femmes noires
francophones (françaises et belges), âgées de 22 à
47 ans. Chaque femme s’exprime librement face à
la caméra au travers d’une dizaine de questions qui
balaient tous les domaines de leur quotidien, leurs
aspirations aussi.
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