Romain Slocombe

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Romain Slocombe
© Romain Slocombe, 2002
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J. SASSIER/GALLIMARD
ROMAIN SLOCOMBE
Après des études aux Beaux-Arts de Paris,
où il rencontre les futurs membres du
groupe graphique Bazooka, Romain
Slocombe débute dans l’illustration et
la bande dessinée. A partir de 1977,
de nombreux voyages au Japon font
de ce pays l’une de ses principales sources
d’inspiration. La guerre du Vietnam lui
inspire son premier roman, Phuong-Dinh
Express (1983, réédité aux PUF en 2002),
et un récit pour enfants, Les Evadés
du bout du monde (Syros, 1987).
Slocombe passe à la photo en 1992,
avec ses images de jeunes femmes
asiatiques prisonnières de fantasmes
médicaux. Puis à la vidéo, à partir de 1995,
avec deux documentaires personnels
tournés à Tokyo (Un monde flottant
et Tokyo Love) et, plus tard, des courts
métrages (coréalisés avec Pierre Tasso)
primés dans de nombreux festivals,
et diffusés sur Canal+ et Arte.
En 2000 paraît Un été japonais, le point
de départ d’une tétralogie publiée
dans la « Série noire » chez Gallimard :
le deuxième volume, Brume de printemps
(2001), sera suivi d’un Poulpe aux éditions
Baleine en novembre 2002, et de la sortie
aux PUF des Carnets du Japon.
Route 40
La Ford Fairlane 1956 noire s’arrêta devant l’entrée du motel Santa Inez Inn – en réalité un
« motor-hotel » ou camp de touristes, d’aspect désert et délabré, à un mile et demi au sud-est de
Sacramento. Le détective adjoint Herman Self et le coroner Benjamin Moore descendirent de la Ford,
s’immobilisèrent un instant pour contempler les bungalows minuscules, les arbustes poussiéreux, la
piscine vide, puis Moore poussa la porte et donna un coup bref sur la sonnette du comptoir. Le gérant
du motel se précipita hors de son bureau, prit une clé, et conduisit les deux hommes jusqu’au
bungalow numéro 27.
Sur le lit, la femme brune reposait, immobile, couchée sur le côté, jambes repliées sous la
couverture, un bras étendu en travers des draps. Elle était vêtue d’une combinaison en Nylon blanc. Le
coroner Moore s’approcha. Les plis du tissu brillaient dans le rectangle de lumière sous la fenêtre.
Plongés dans l’ombre, les yeux de la femme demeuraient grands ouverts. Le détective adjoint Self
écarta le drap et retourna le corps, découvrant une large tache rouge sur l’épaule gauche. Il se pencha
davantage et vit deux blessures par balle au sein gauche, et une autre sous les cheveux, près de l’oreille.
Le coroner Moore examina la chambre, la salle de bains, la penderie. Des vêtements de femme y
étaient suspendus. Rangée en bas de la penderie, une petite valise jaune crème bordée de cuir marron,
marquée des initiales R. E. D., contenait d’autres vêtements féminins soigneusement pliés, des
sous-vêtements, une blouse blanche et une coiffe d’infirmière. Une paire de bas encore humide séchait
sur un porte-serviette dans la salle de bains. Le tapis de la chambre était usé. Une montre traînait sur le
plancher, elle avait l’air d’avoir coûté au moins 150 dollars : Moore n’y toucha pas mais se pencha pour
ramasser trois cartouches, à cinq pieds environ du lit. Un petit calibre, du 32. Herman Self passa la main
sous les oreillers, puis sous le corps.
– Pas d’arme sur les lieux, suicide exclu, déclara-t-il, et Moore, qui regardait la piscine tout en
faisant sauter les cartouches dans sa paume, acquiesça avant de les glisser dans la poche droite de sa
veste.
Le coroner retourna à la réception du Santa Inez Inn et téléphona au département de la police de
Sacramento. Avant de soulever le combiné, il nota dans son calepin : 12.30 P.M., vendredi, 15 novembre
1965.
Trente minutes plus tard, le bungalow 27 était rempli d’inspecteurs, d’adjoints au shérif de Santa
Inez, et d’enquêteurs du bureau du District Attorney. Le lieutenant Thornton interrogea le gérant du
motel. Celui-ci déclara :
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– Je ne peux pas vous dire grand-chose. Je n’avais jamais vu cette femme. Elle et son compagnon
sont arrivés en voiture à une heure et demie du matin. Le veilleur de nuit leur a donné la clé du
bungalow.
– Où est l’homme qui était avec elle ? demanda Thornton.
– Il est parti un peu avant 10 heures, ce matin. Avec la voiture.
– Comment s’appelait la femme ?
Le gérant sortit une fiche où était inscrit : Mr. et Mrs. R. L. Beecher, Birmingham, Alabama. La fiche
signalait aussi la marque de leur voiture, un coupé Chevrolet, et le numéro de plaque.
– Curieux : ils sont de l’Alabama mais la plaque est de l’Arizona, fit remarquer Benjamin Moore.
Le lieutenant Thornton demanda à quoi ressemblait le nommé Beecher. Le gérant ne l’avait pas vu
mais fit venir une femme de ménage, celle qui avait découvert le corps. Elle déclara :
– Je suis allée au bungalow 27 vers 10 h 30. J’ai ouvert avec mon passe et j’ai regardé à l’intérieur.
J’ai vu la femme sur le lit. J’ai pensé qu’elle dormait. Je suis partie en refermant la porte sans faire de
bruit. Je suis revenue trois quarts d’heure plus tard. La jeune femme n’avait pas changé de position. Je
me suis approchée et je l’ai regardée. Elle n’avait pas l’air de respirer. J’ai couru prévenir le gérant.
Le lieutenant Thornton lui demanda si elle avait vu le mari de Mrs. Beecher.
– Oui, monsieur. Mais d’assez loin. Je nettoyais un autre bungalow, de l’autre côté de la piscine,
avant 10 heures. Un homme est sorti du 27, a marché jusqu’à sa voiture, et a quitté le motel.
– De quelle couleur était la voiture ?
– Gris et bleu...
– Pouvez-vous décrire l’homme ?
– Non, monsieur. Je n’ai pas vu son visage. Il était en manches de chemise. Une chemise bleue, un
pantalon marron. Il n’était pas très grand.
Thornton poussa un soupir, remercia la femme, passa deux coups de téléphone depuis la
réception : le premier pour lancer un avis de recherche dans tout l’Etat concernant un coupé Chevrolet
gris et bleu, immatriculé en Arizona ; le second pour dicter un télégramme adressé à la police de
Birmingham, Alabama, demandant des informations sur un couple nommé Beecher et domicilié dans
cette ville.
Puis le lieutenant Thornton reprit lentement le chemin du bungalow 27. Les autres bungalows
paraissaient inoccupés. Le fond de la piscine était craquelé, et, près du rebord de brique rose, les
tubulures métalliques de deux chaises longues au tissu déchiré rouillaient au soleil.
Thornton remarqua qu’une petite usine de deux étages, située derrière le Santa Inez Inn, avait un
mur commun avec la cabine 27. Il changea de direction et marcha vers l’usine.
Le soir du 15 novembre 1965, je revenais de Reno, traversant la Haute Sierra, non loin du lac
Tahoe. Mon nom est Wayne Tosaka et je suis l’adjoint du shérif de Kern County. À neuf heures moins
vingt je captai sur ma radio un appel du policier Glenn Harris, qui patrouillait à cet instant sur la route
U.S. 40, à proximité de la passe Donner. Harris signalait qu’il venait de stopper pour excès de vitesse
une Cadillac décapotable 1961 blanche, et réclamait au central un contrôle de routine des plaques
minéralogiques de la Cadillac.
Les voies de Dieu, notre Père éternel, et de son fils, Jésus-Christ, sont parfois surprenantes : il se
trouve que je connaissais Glenn Harris. Et le point d’où il appelait n’était pas très éloigné de la route
que descendait en ce moment la Pontiac Tempest que je venais de récupérer à Reno. Troublé, je
résistai à la tentation de décrocher le micro de ma radio et joindre Glenn.
Cinq minutes plus tard, j’entendis le central de Sacramento rappeler :
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– Agent Harris. Nous avons commis une erreur, il y a contre-ordre : les plaques figuraient en fait
sur une liste subsidiaire à celle des voitures volées, qui vient d’arriver. Elles ont été volées cet après-midi
sur un véhicule garé dans un parking, à Jackson.
Glenn Harris répondit :
– Compris. Je fais demi-tour et je rejoins la Cadillac. Le gars ne peut être très loin.
Cette fois je décrochai le micro :
– Glenn. Ici Wayne. Wayne Tosaka.
Il ne réagit pas tout de suite. Je continuai :
– On signale un type en fuite, après un meurtre dans un motel à Santa Inez. Ça pourrait être lui. Je
suis à côté, entre Norden et le lac Tahoe. Je fais demi-tour et je te rejoins.
Harris éclata de rire :
– Te mêle pas de ça, Tosaka, sale emmerdeur de Jap. Ce gars de Santa Inez conduisait un coupé
Chevy gris bleu, pas une Cad blanche. Le petit bonhomme à son volant, je suis assez grand pour m’en
occuper seul. Over and out.
Il avait coupé sa radio.
Je freinai et fis demi-tour.
Conduisant à travers la Sierra et pensant au mystère, aux possibilités, de la situation présente, je
récitai pour moi-même :
« ... Préparez votre âme pour le jour glorieux où il sera rendu justice aux justes, pour le jour du
jugement, afin que vous ne reculiez pas dans une crainte terrible ; pour que vous puissiez ne pas vous
souvenir parfaitement de votre culpabilité terrible et être contraint de vous écrier : Saints, saints sont tes
jugements, ô Seigneur, Dieu tout-puissant – mais je connais ma culpabilité ; j’ai transgressé ta loi ; et mes
transgressions sont miennes ; et le diable m’a gagné et je suis la proie de sa terrible misère... »
Sept minutes plus tard j’entendis le patrouilleur Glenn Harris rappeler Sacramento.
– Je l’ai. La Cadillac blanche vient de stopper devant moi. Toujours route 40, à la hauteur de Lock
Laven Lodge au bord du lac Donner. Le type a ralenti et il est assis au volant. Je sors de la voiture.
– Soyez prudent, agent Harris. Il est peut-être armé.
– Lui peut-être et moi toujours.
J’entendis son rire grincer dans la radio. Et :
– À tout de suite. Over and out.
Brutalement, le visage de Martha éclaira l’habitacle de la Pontiac : je chassai cette vision, appuyai
le pied sur l’accélérateur – la boîte de vitesses rétrograda automatiquement en seconde, tandis que
l’arrière de la voiture patinait désagréablement sur la neige glacée. Je me calai dans le siège, me
concentrai sur les lacets de la route qui s’enfonçait dans les montagnes – les lieux hantés par les
spectres du convoi Donner –, des flocons de neige dansèrent devant les phares dans la nuit glacée de
novembre. La Tempest zigzaguait entre les arbres et les rocs déchiquetés. Harris ne recontactait pas
Sacramento qui émettait : « Agent Harris ?... Agent Harris ?... », les minutes passaient, je me répétais
les puissantes paroles transcrites par le prophète Joseph Smith, et mes doigts se crispaient sur le volant,
trempés de sueur.
L’usine fabriquait des stores vénitiens. Une douzaine de filles y travaillaient. L’une d’elles assise
face à une fenêtre offrant une bonne vue sur le bungalow 27. La fille leva les yeux vers Thornton. Elle
s’appelait Joyce Collier. Aux questions du lieutenant, elle répondit :
– Oui. J’ai entendu trois détonations, vers neuf heures et demie. J’ai cru que c’étaient des coups de
feu. Mais comme personne n’a bougé dans le motel, je me suis dit que c’était un pot d’échappement de
voiture, ou des gosses jouant avec des pétards.
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– Un peu plus tard, j’ai vu un homme sortir du bungalow. Il marchait calmement, portant une
petite valise. Il est monté dans une voiture et il est parti.
– Je n’ai pas fait très attention à son visage. C’était un homme plutôt petit, en manches de
chemise. Cela m’a frappée parce que même si le soleil brillait, il faisait encore très froid ce matin.
Thornton retourna au bungalow. Il examina de nouveau la chambre. On ne voyait aucun signe de
lutte. Les draps étaient à peine froissés. Quelques taches de sperme séché, sur les draps. La jeune
femme semblait avoir été tuée dans son sommeil. Sous la masse de cheveux noirs et bouclés, elle avait
un visage aux traits réguliers, soigneusement maquillé. Une jolie fille. Quelqu’un lui avait fermé les
yeux et elle donnait plus encore que tout à l’heure l’impression de dormir profondément. Thornton
souleva le drap, le tira, entraînant le couvre-lit, faisant apparaître la dentelle au bas de la combinaison
blanche, retroussée sur les cuisses nues. L’officier se détourna, ouvrit un à un les tiroirs de la coiffeuse.
Au fond du dernier tiroir, il découvrit un petit sac à main de plastique beige. Il en vida le contenu sur le
dessus de la coiffeuse : quelques billets pliés, de 5 et de 1 dollar, un bâton de rouge à lèvres, un
poudrier, un mouchoir, un permis de conduire. Le détective adjoint Herman Self s’approcha de
Thornton :
– Ça doit être le sien. Un permis délivré en Arizona. Au nom de Ruth Elizabeth Day, 1324 West
Alabama Avenue, Phoenix. Âge : 29 ans. Cheveux : bruns. Poids : 110 livres.
– Je téléphone à Phoenix. Au cas où notre homme retournerait là-bas.
La neige avait cessé de tomber. Se détachant sur le ciel noir, une sphère de lumière rosâtre, qui
semblait avoir une trentaine de centimètres de diamètre, flottait, immobile, à 20 mètres environ du sol.
Puis elle s’éleva, à mi-chemin entre l’horizon et le zénith. Le vent soufflait violemment de l’est, mais la
lumière continua son vol vers le nord. Je ne pouvais en détacher mes yeux et demeurai debout dans le
froid, au bord de la route.
La voix du standardiste de Sacramento crachota depuis le tableau de bord de la voiture de
patrouille. Je m’approchai, ma main attrapa le micro :
– ... Agent Harris ? Agent Harris ?
– Ici Wayne Tosaka, shérif adjoint de Kern County. J’ai capté l’appel de l’agent Harris.
– Ici le central de Sacramento. Passez-moi l’agent Harris, shérif adjoint To… quoi ? C’est un nom
indien ?
– Tosaka. Japonais américain. Je ne peux pas vous passer l’agent Harris pour le moment. Je viens
de repérer sa voiture garée à l’angle d’un virage au-dessus de Lock Laven Lodge. La voiture est vide, le
moteur et les phares coupés. Aucun signe d’Harris. J’ai klaxonné et crié son nom. Je vais essayer de
rattraper la Cadillac. Over and out.
Je me dis que, en fin de compte, cette lumière dans le ciel pouvait être un reflet de la neige, ou du
brouillard. Ou un phénomène électrique. Il se passe souvent des choses étranges, dans la Haute Sierra,
et à d’autres points bien précis de la frontière entre notre Etat de Californie et l’Etat du Nevada.
Certains de ces points correspondent à des sites indiens très anciens où on a relevé des dessins
incompréhensibles. D’autres que moi ont vu des taches lumineuses dans le ciel, il y a eu aussi dans le
passé des chutes de grêlons énormes qui explosaient en frappant le sol, et on a vu pleuvoir, jadis, des
larves jaunes et noires, ainsi que des écailles de poisson par centaines de milliers.
Le vent glacé secouait les cimes des sapins. Je relevai le col de mon blouson et m’assis dans ma
Pontiac. Bientôt la Sierra entière grouillerait de policiers et de soldats équipés de carabines, de fusils à
pompe et de fusils-mitrailleurs, cherchant une Cadillac décapotable et un type en fuite, armé et
dangereux. Je démarrai en vitesse, abandonnant la voiture de Glenn Harris. Je continuais à capter des
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informations sur ma radio de bord : des voitures de patrouille des Autoroutes de Californie et des
auxiliaires du Nevada venant de Truckee – le bureau dont dépendait Glenn – convergeaient sur le lac
Donner. À l’extérieur de Truckee, un barrage routier venait d’être établi sur la U.S. 40., alors que des
patrouilleurs des Autoroutes du Nevada, accompagnés d’auxiliaires de Washoe County, barraient la
route plus loin au nord-est, là où elle coïncide avec la piste des émigrants de 1849, le long de la rivière
Truckee.
La route descendait, je mis la sirène en marche pour avertir tout véhicule montant en sens
inverse. La radio crachait en permanence des informations nouvelles sur les barrages qui s’établissaient
un peu partout. Personne ne signalait avoir vu la Cadillac. A l’intersection avec la route d’Etat 89, je
freinai brusquement et virai plein sud, en direction du lac Tahoe. La radio m’avertit que des unités
montaient de Tahoe vers le nord. Il était inutile de continuer vers ce lac – les patrouilleurs coinceraient
le fugitif avant moi s’il avait choisi cette route. Je fis demi-tour et remontai vers le lac Donner. La neige
se remit à tomber, des flocons de plus en plus gros, la Pontiac grimpait, solitaire sur les flancs de la
montagne. Mes phares éclairaient mes propres traces dans la neige. Je transpirais et les gouttes
glissaient de mes sourcils sur mes paupières, les essuie-glaces écrasaient les larges flocons humides qui
s’aggloméraient sur le pare-brise.
J’approchais du lac. Tout le monde ici connaît l’histoire du convoi, de son destin tragique. Les
chariots bâchés de la famille Donner et de leurs compagnons de voyage avaient quitté la piste de
l’Oregon, au sud-est du Wyoming, en juillet 1846, bien avant l’hiver. Leur première erreur fut de
prendre le « raccourci Hastings », qui les conduisit, à travers un long et difficile canyon couvert de
forêts, jusqu’au grand désert du lac Salé où les bœufs et les chevaux moururent par dizaines, où la soif
gonflait la langue des hommes jusqu’à faire éclater leurs lèvres dont ils burent le sang. Bagages et
jouets d’enfants, abandonnés, jonchèrent la piste laissée par les chariots. La traversée du Nevada leur
fit perdre plus de temps encore, et les neiges précoces sur les contreforts de la Sierra bloquèrent le
convoi sur les rives de ce lac, au milieu des montagnes, neige, sapins à perte de vue. Cet hiver-là les
colons mangèrent leurs bêtes mortes, puis ils mangèrent leurs hommes morts, avant de commencer à
s’entre-tuer. Quarante-sept d’entre eux survécurent à l’hiver et aux massacres cannibales pour gagner
la terre promise de Californie.
Les arrière-grands-parents de Martha Harris sont arrivés à Tubac, Arizona – un ancien village de
colons espagnols –, en 1852. C’est ce qu’elle m’a dit un jour, quand je la conduisais à travers le désert de
Mojave. Mes ancêtres à moi sont venus plus tard et ils avaient traversé le Pacifique. C’est aussi à cela
que je pensais, cette nuit-là, route 40. Quand j’ai rejoint à nouveau la voiture de Glenn, trois autres
voitures noir et blanc stationnaient autour, bloquant la route, les gyrophares envoyant des éclairs
rouges sur la neige, les arbres et les rochers. Je sortis de la Pontiac.
Ils avaient examiné la voiture de patrouille et à présent inspectaient les bas-côtés. Mais ils ne
voyaient rien. C’est moi qui dus leur signaler la petite tache de lumière jaune, en contrebas, dans la
neige au côté sud de la route, à soixante-quinze pieds de distance environ. Nous sommes descendus,
avec de la neige jusqu’aux genoux. Un patrouilleur, devant moi, brandit d’abord le long tube de métal
d’une torche électrique mouillée, encore allumée, celle de Glenn.
Le patrouilleur Glenn Harris gisait un peu plus loin, sous les branches des sapins, avec, quand on
le retourna, tout le devant de sa veste de cuir et de sa chemise d’uniforme barbouillé de sang, rouge
sombre et luisant.
Une piste de flaques et de gouttes éparses, trouant la neige, remontait en sens inverse jusqu’au
point de la route 40 d’où le corps avait basculé. Je retournai lentement à ma voiture et remis le contact.
Je crois que, sur le moment, personne ne s’aperçut de mon départ.
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Deux policiers de Phoenix, Arizona, se rendirent, en fin d’après-midi le 15 novembre, au 1324
West Alabama Avenue. Ils interrogèrent la propriétaire de l’appartement, nommée Louise Clemond,
qui déclara :
– Ruth Elizabeth Day habite avec moi depuis deux ans. Elle était infirmière diplômée et soignait
des clients privés, à domicile. Ruth est partie d’ici il y a dix jours, pour s’occuper d’une femme âgée qui
vit au Plaza Hotel de Phoenix. Vous dites qu’elle a été tuée en Californie ?
– Nous recherchons son mari. Il a quitté leur chambre de motel peu de temps après les coups de feu.
– Mais... Ruth n’a jamais été mariée.
– Vous en êtes sûre ? Ils se sont inscrits sur le registre du motel comme Mr. et Mrs. R. L. Beecher.
– Beecher ?
– Cela vous dit quelque chose ? Avait-elle un petit ami de ce nom ? Quelqu’un qu’elle aurait pu
épouser ces derniers jours ?
– Ruth ne se serait jamais mariée sans m’avertir. Elle est sortie avec plusieurs hommes dans le
courant de l’année, mais ça n’avait pas l’air très sérieux.
– Alors vous ne voyez personne ?
– Attendez. Elle semblait bien aimer un type. Il lui a offert une montre il y a quelques mois, Ruth
m’a dit qu’elle avait coûté 165 dollars.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Luther Miller. Il est sergent à Camp Wallace.
Les deux policiers de Phoenix remontèrent dans leur voiture et foncèrent jusqu’à Camp Wallace.
Le sergent Luther Miller fut appelé. C’était un homme de petite taille. Il rentrait d’une permission de
trois jours. Quand on lui demanda ce qu’il savait de Ruth Elizabeth Day, il rougit et regarda autour de
lui comme s’il espérait trouver de l’aide.
– Ruth Elizabeth Day ? Je la connais. C’est ce que vous voulez savoir ?
– Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
– Il y a une semaine. Pourquoi ?
– Vous aviez un faible pour elle, non ? Cette montre à 165 dollars que vous...
Le sergent Miller cria :
– Elle vous a parlé de ça ?... C’est quoi, toutes ces questions ?
– Ruth Elizabeth Day a été tuée hier.
Le policier avait prononcé ces mots avec douceur. Luther Miller pâlit brusquement et s’assit sur
une chaise, le visage caché dans ses mains.
– Dites-nous ce que vous savez sur le crime.
– Je ne sais rien. Je vous le jure.
– Vous étiez mariés ?
– Non.
– Avez-vous déjà visité un motel en sa compagnie ?
– Oui. Plusieurs fois, mais qu’est-ce que cela prouve ?
– Vous êtes entré avec elle hier matin peu après minuit au motel Santa Inez Inn, au sud de
Sacramento. Vous vous êtes inscrits sous un faux nom et avez passé la nuit au bungalow numéro 27.
Après avoir tué votre amie, vous avez fui en voiture. Vous venez de rentrer au camp, vous avez eu le
temps matériel de commettre ce crime et de revenir ici.
Luther Miller éclata d’un rire hystérique :
– C’est ça… sauf que depuis avant-hier j’étais dans ma famille, à Oracle, près de Tucson. Pour le
mariage de ma petite sœur. Des dizaines d’habitants d’Oracle peuvent en témoigner, la main droite
posée sur la Sainte Bible..
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La Cadillac n’avait pas eu le temps, entre le moment où Harris l’avait contrôlée la seconde fois et
celui où l’alerte générale avait été donnée, de traverser Truckee, ni Tahoe City. La radio de la police
m’apprit que la route 40 était entièrement couverte, de Roseville et Sacramento jusqu’à Reno. On ne
pouvait envisager qu’une possibilité : le type avait pris la 89. Pas en direction du nord : toutes les routes
étaient barrées en raison de la neige, là-haut du côté de Sierraville. Restait la voie du sud, vers Tahoe.
Quatorze miles de route en lacet entre l’intersection avec la route 40 et Tahoe City, sur la rive nord du
lac Tahoe. J’avais déjà couvert une partie de ce trajet, plus tôt dans la nuit, mais fait demi-tour. A
nouveau, je virai à droite, dans une gerbe de neige durcie qui crépita contre les troncs. Je descendis
l’étroite route en lacets, manquant quitter la chaussée à chaque virage. J’écoutais toujours la radio, qui
m’apprit les faits suivants :
Glenn Harris était mort presque instantanément, touché à la poitrine par deux balles de calibre
45, tirées par sa propre arme de service, qu’on avait récupérée dans la neige. Les genoux et la mâchoire
avaient été fracassés, immédiatement avant ou après le meurtre, par un lourd objet métallique, non
identifié.
Dans la poche de chemise de l’agent Harris, on retrouva, percé par une balle, son carnet de
contraventions et le carbone du dernier procès-verbal, concernant une Cadillac blanche décapotable.
Le nom du conducteur : Robin Lee Beecher, 31 ans, domicilié à The Dalles, Oregon. Le numéro de son
permis de conduire établi en Oregon figurait sur le procès-verbal.
Un jeune homme employé dans une station de contrôle des chaînes signala avoir aidé le
conducteur d’une Cadillac décapotable à retirer les chaînes de ses pneus, peu avant que l’agent Harris
ait été entendu pour la dernière fois. Le conducteur, un homme de petite taille, semblait extrêmement
nerveux et regardait fréquemment en arrière sur la route pendant que le garçon dégageait les chaînes.
La police de Sacramento annonça, tardivement, le vol d’une Cadillac 1961 blanche vendredi dans
un parking de voitures d’occasion sur Broadway. Le gérant avait attendu la fermeture du magasin pour
déposer sa plainte.
J’approchais de Tahoe City. La jauge d’essence baissait, mes yeux me faisaient mal, je
commençais à avoir faim. Je freinai dès que j’aperçus la baraque de bois blanc, les quatre pompes
rouges, l’enseigne délavée : CAFÉ. Laissant le vieil homme en blouson d’aviateur faire le plein, j’entrai
et commandai un café bien noir et deux œufs au plat. Je demandai à la femme :
– Vous n’auriez pas vu une Cadillac 61 blanche, plus tôt dans la soirée ?
Elle me servit mon café noir et fumant.
– Non.
– Tant pis.
– J’ai pas vu de Caddy blanche.
– Je demanderai ailleurs.
– Moi je l’ai pas vue. Mon mari l’a vue.
– Il...
– Une Cadillac 61 décapotable, blanche, le gars a ralenti en passant devant les pompes et il a
tourné à droite 100 mètres plus loin, la route qui monte à Squaw Valley Camp.
– Squaw Valley Camp ?
– C’est un camp de vacances pour les gamins. Mais ça ouvre qu’au printemps et en été. Y a rien,
là-haut, en cette saison. Hé ! et vos œufs au plat ?
Je laissai un billet sur le comptoir, payai le vieux pompiste et redémarrai. Cent mètres à droite, je
pris la petite route qui serpentait sous les sapins. Au bord du lac, la grande maison en bois était
barricadée. Le pinceau de ma torche découvrit l’arrière d’une Cadillac blanche décapotable, garée
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derrière la maison. Je m’approchai, le dos courbé, mon Frontier Scout 62 à la main. Le barillet était
chargé de balles 22 Magnum. Je tournai lentement autour de la voiture, revolver à bout de bras.
J’ouvris la portière côté passager, reculai vivement, m’approchai à nouveau. Vide. Je me relevai et
inspectai les lieux. La porte de la maison était fermée avec des chaînes. Aucun carreau de cassé. Je
marchai sous les sapins, entre les plaques de neige. La lumière provenant de ma torche dansait d’un
tronc à l’autre. Une vague nausée me tordait l’estomac et une sueur glacée coulait entre mes épaules. Je
fis quelques pas jusqu’à la berge. La surface du lac se perdait dans la brume et des vaguelettes d’eau
sombre clapotaient sous un embarcadère aux planches crevées.
Le lieutenant Thornton arriva à Phoenix dans la nuit du 15 au 16 novembre, à bord d’un des rares
vols maintenus en dépit du mauvais temps. Un coup de téléphone au département de la police lui
apprit que le coupé Chevrolet gris et bleu avait été retrouvé, abandonné, en fin de soirée en plein
centre de Sacramento. Tôt le lendemain matin, Thornton se rendit au Plaza Hotel, accompagné des
deux policiers de Phoenix qui la veille avaient questionné Mrs. Clemond et le sergent Miller. Il
interrogea une vieille femme en fauteuil roulant, qui répondit aux trois hommes :
– Ruth Elizabeth n’a travaillé pour moi qu’une semaine. Elle est partie mercredi soir,
précipitamment. C’est tout juste si elle m’a dit au revoir après que j’ai réglé ce que je lui devais.
– Cet homme m’a déplu. Elle l’a invité ici sans demander ma permission. Ils ont commencé à se
servir des cocktails. J’ai fait une remarque à ce sujet, et Ruth, qui avait déjà un peu bu, l’a mal pris, elle
s’est levée et a dit qu’elle allait faire sa valise.
– L’homme ? Il n’était pas très grand. Ses sourcils avaient une forme arquée, assez bizarre,
comme s’il les avait épilés pour qu’ils prennent cette forme. Il était plutôt mal rasé. Il portait une
chemise bleu clair, dont il avait roulé les manches.
Le téléphone sonna dans la chambre. Un des deux policiers de Phoenix se leva et décrocha
l’appareil. On lui annonça que Robin Lee Beecher, le principal suspect, venait d’être abattu dans une
chambre d’hôtel de Truckee, par un shérif adjoint venu de Bakersfield. Le policier de Phoenix répéta
l’information à Thornton incrédule, qui se leva et sortit en claquant la porte. Les deux hommes
rejoignirent le lieutenant dans le hall du Plaza et le conduisirent à l’aéroport – mais tous les vols étaient
suspendus en raison des tempêtes de neige sur la Sierra. L’officier n’arriva au bureau de police de
Truckee, depuis le petit aéroport de Tahoe, que le dimanche peu avant midi. Le capitaine Hogan, qui
avait été le supérieur de Glenn Harris, annonça au lieutenant que le corps de Robin Lee Beecher venait
tout juste de partir pour la morgue de Sacramento. Puis il mit la main sur l’épaule de Thornton et
l’invita à déjeuner.
Je quittai Squaw Valley Camp pour reprendre la route 89. J’arrivai à Tahoe City au milieu d’une
tempête de neige. Il était 11 heures du soir. Je roulai lentement dans les rues désertes, m’arrêtant
devant chaque café, chaque restaurant, chaque taverne, chaque bar. Au Holly’s, le barman se souvint
d’un petit homme nerveux correspondant au signalement que je lui donnais. L’homme avait fait
appeler un taxi. Le barman ne l’avait pas vu sortir. Je dus contrôler les bureaux des deux compagnies de
taxis de Tahoe City. La standardiste de nuit dans la seconde firme me trouva le renseignement
demandé : un de leurs chauffeurs avait conduit un homme depuis le Holly’s jusqu’à l’aéroport de
Tahoe, mais les pistes étaient enneigées et tous les avions cloués au sol, avait-elle appris par ailleurs. Le
taxi n’était toujours pas rentré au garage. La fille était blonde avec des yeux verts en amande, je lui
souris et demandai ce qui se passait, à son avis. Elle me sourit en retour :
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– Ce client aura probablement gardé le taxi et demandé à se faire conduire à une autre ville. Ça
arrive souvent, dans le coin : que les chauffeurs locaux acceptent des courses bien en dehors de Tahoe
City, dans la Sierra. Avec toutes ces stations de sports d’hiver pas très éloignées les unes des autres...
Vous aimez le ski ?... Au fait, je termine mon service dans dix minutes… Je boirais bien un café au coin
de la rue.
Elle se prénommait Evelyn. Je lui dis que je repasserais dans un mois ou deux, lorsqu’il y aurait
encore plus de neige. Puis je remontai dans la Tempest et demandai, par radio, aux policiers de Truckee
s’ils avaient vu passer un taxi en direction de Reno.
– Non, mais un barrage au lac Donner nous en a signalé un, sur la route 40.
– Ça fait combien de temps ?
– Quarante-cinq minutes.
Avant qu’ils ne se posent trop de questions au sujet de mon appel, je raccrochai le micro et coupai
ma radio. Quelques secondes, un vertige me saisit, le pare-brise se mit à tourner. Je cherchai un
restaurant encore ouvert et finis par me garer devant le Bob’s Big Boy où j’avalai un hamburger et deux
cafés noirs. Puis, toujours sous la neige, je repris la route 89 en sens inverse, en direction de Truckee. Je
conduisais en me mordant les lèvres jusqu’au sang pour ne pas céder au sommeil. Plusieurs fois je
sursautai et repris le contrôle de la voiture au dernier moment. Les visages de Glenn, de Martha,
apparurent à l’improviste entre les arbres. Je pensai aux sépultures indiennes ainsi qu’aux corps
déchiquetés des colons sur les rives enneigées du lac Donner. Je mordis violemment le poignet de ma
main gauche, le sang se mit à couler sur mon pantalon. Je récitai :
« La hache se glorifiera-t-elle contre la main qui s’en sert ? La scie se glorifie-t-elle contre le bras qui la
pousse ? Comme si la verge pouvait se lever contre ceux qui la tiennent, et comme si le bâton se levait
comme s’il n’était pas du bois !
C’est pourquoi le Seigneur, le Seigneur des armées, enverra chez ses hommes gras la maigreur ; et sous
sa gloire il allumera une flamme semblable à la flamme d’un feu.
Et la lumière d’Israël sera un feu, et son Très Saint sera une flamme qui brûlera et dévorera en un jour
ses ronces et ses épines. »
Un kilomètre environ avant Truckee, sortant d’un virage, j’entrevis un taxi sur le parking du Shore
Club Lodge.
Je fis marche arrière et me garai discrètement à l’entrée du parking. Le bâtiment central de l’hôtel
comportait deux étages, avec de longs balcons en bois. Je traversai le parking et montai les marches de
la réception. Je montrai mon badge de shérif adjoint de Kern County et demandai si un homme était
arrivé en taxi dans la soirée. Le veilleur de nuit hocha la tête.
– Le chauffeur aussi a décidé de rester, à cause de la tempête.
– De quelle taille était son client ?
– Assez petit. Il s’est inscrit sous le nom de Richard L. Burns. Si vous voulez mon opinion, il n’avait
pas la conscience tranquille.
– Quelle chambre lui avez-vous donnée ?
– La 8, au premier étage.
– D’autres chambres sont occupées au premier ?
– Non, il fait trop mauvais et la saison n’a pas encore vraiment commencé.
– Où est le chauffeur ?
– Dans une chambre de service au rez-de-chaussée, sur l’arrière-cour. Ainsi il n’aura rien à payer.
– Vous allez probablement entendre un peu de bruit au premier étage. Ne montez pas, ce serait
une chose malheureuse que d’attraper une balle perdue.
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L’employé pâlit, avala sa salive, acquiesça vigoureusement du menton. Je grimpai en silence les
marches, pris le couloir et trouvai la porte 8. J’enfilai mes gants, puis sortis le Frontier Scout 62. Aucun
bruit à l’intérieur. Je cognai doucement à la porte et attendis.
Plus tard, à l’enterrement de Glenn Harris, le capitaine Hogan déclara :
– L’agent Harris avait déjà sept années d’expérience dans les patrouilles de l’Etat de Californie. Sa
conscience professionnelle et sa bravoure étaient remarquables. C’était un policier extrêmement
populaire auprès de ses camarades et il comptait de nombreux amis un peu partout du nord au sud de
la Californie. Auparavant en poste à San Leandro, puis à Auburn, près de Sacramento, puis Bakersfield,
plus au sud dans Kern County, il avait demandé son transfert chez nous à Truckee parce qu’il était
skieur et adorait la neige et les randonnées à travers les montagnes de la Haute Sierra. Après un
premier mariage endeuillé par une terrible tragédie, Glenn Harris était venu rebâtir sa vie chez nous,
avec sa jeune et charmante épouse Jane, qui lui donna deux beaux garçons. Le lundi de la semaine
dernière, il célébrait le deuxième anniversaire de son aîné, et avait invité ses camarades patrouilleurs à
une fête joyeuse dans sa maison de Truckee. Ni lui ni Jane ne pouvaient se douter que, quelques jours
plus tard, Glenn donnerait sa vie héroïquement pour la défense de ses concitoyens. Jamais nous
n’oublierons Glenn Harris, ce grand gaillard aimable et généreux, dont les qualités exceptionnelles...
Il y eut du remue-ménage derrière la porte. Je frappai à nouveau et prononçai calmement :
– C’est votre chauffeur de taxi, monsieur. Il a décidé de repartir sur Tahoe City et a trouvé ceci que
vous avez perdu dans sa voiture...
– Hein ?
Une clé tourna dans la serrure et la porte s’entrebâilla. Je me précipitai en l’enfonçant d’un coup
d’épaule, puis me jetai sur l’homme derrière. Il lâcha son arme, qui rebondit sur le plancher, je le
poussai sur le lit, le canon du Frontier Scout enfoncé sous sa mâchoire. Le type était en caleçon et
maillot de corps blancs. Je pris le revolver par le canon et donnai un bon coup de crosse sur l’arête du
nez. Je sentis l’os céder et un flot de sang jaillit des narines, ruisselant sur le maillot. Je refermai la porte
d’un coup de pied. Le type se mit à pleurer. Il gémit :
– Arrêtez. Ne me frappez plus. Je vais parler.
Je détournai la tête un instant et cherchai son revolver. Un petit VB italien à canon court, calibre
32. Je me penchai et le glissai dans ma poche.
– C’est avec ça que tu as tué cette fille, Ruth Elizabeth Day, à Sacramento.
– Oui monsieur.
– Ton nom c’est Robin Lee Beecher ?
– Oui monsieur.
– Pourquoi l’as-tu tuée ?
– Je... Nous sommes tous les deux de The Dalles, dans l’Oregon. Ruth était mon amie, dans le
temps. Puis j’ai fait deux ans pour vol, à la prison d’Etat de Salem, là-bas j’ai rencontré un type, on s’est
retrouvés à ma sortie de Salem et on a braqué ensemble quelques banques, dans l’Idaho et dans l’Utah...
– Quelles villes ?
– Clayton... Oakley... Duchesne... Après, on s’est séparés et je suis arrivé à Phoenix avec quelques
milliers de dollars… Les braquages, c’était fini, j’avais décidé de tirer un trait sur tout ça. Je savais que
Ruth habitait à Phoenix chez une amie. Elle m’a invitée chez cette vieille, au Plaza Hotel… On a bu, elles
se sont disputées, j’ai proposé à Ruth une virée en Californie...
Il prit le drap de son lit pour étancher le sang qui continuait de pisser de son nez écrasé.
– Pourquoi l’as-tu tuée ?
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– Au début ça s’est bien passé, mais après qu’on a fait l’amour dans ce motel j’étais si heureux
que je lui ai proposé de rester avec moi… Qu’on aille jusqu’à la côte, on pourrait se marier, je
chercherais un boulot, elle continuerait à faire l’infirmière si elle le désirait… Elle a ri, j’ai lu le
mépris dans ses yeux : un pauvre braqueur minable venu de l’Oregon. Elle faisait la fière parce que
ce sergent de Camp Wallace la courtisait. Elle m’a parlé de lui… et agité sous mon nez la montre
qu’il lui avait offerte… Je l’ai traitée de pute. Elle m’a giflé. Je suis devenu fou, j’ai sorti le revolver,
elle a hurlé, pour la faire taire j’ai pressé le canon sur son flanc gauche et j’ai appuyé deux fois très
vite sur la détente. Elle est retombée sur l’oreiller en gémissant. Elle a dit qu’elle était blessée, que
j’étais dingue, que je lui avais fait mal… Elle regardait le sang qui coulait de son sein gauche, il n’y
avait pas beaucoup de sang. Je ne savais pas quoi faire. Appeler un docteur ? Je ne voulais pas
retourner à Salem. J’ai paniqué, il fallait qu’elle se taise, alors j’ai posé le canon derrière son oreille,
Ruth s’est mise à pleurer, elle a dit qu’elle ne voulait pas mourir, j’ai fermé les yeux en demandant
pardon à notre Seigneur Tout-Puissant pour ce péché terrible. Qu’il nous pardonne tous deux et
accueille Ruth Elizabeth Day en son paradis. En disant cela et en pleurant, j’ai pressé la détente.
Beecher sanglotait, son visage dans le drap imbibé de sang. Je tirai ses cheveux en arrière pour
lui relever la tête, et le regardai froidement. Je remarquai la forme curieuse de ses sourcils arqués. Je
replaçai le canon du Colt à la verticale, l’extrémité enfoncée entre la pomme d’Adam et l’os de la
mâchoire, et appuyai fort, vers le haut. Beecher se mit à trembler de tous ses membres.
– Pourquoi as-tu tué le patrouilleur qui t’a arrêté sur la route 40 ?
Le petit homme écarquilla les yeux et hurla :
– Je ne l’ai pas tué ! J’ai juste sorti le marteau que j’avais planqué dans la boîte à gants et je lui
ai démoli la mâchoire avec. Après, je suis sorti de la Cad et j’ai brisé les genoux du flic à coups de
marteau, pour l’empêcher de retourner à sa bagnole et donner l’alerte… J’ai même pas pensé à lui
piquer son arme ! Je ne l’ai pas tué ! Je vous...
La balle de 22 Magnum lui fit exploser la tête et pénétra dans le plafond. Je me levai, m’écartai
tandis que le corps basculait sur le côté. J’étais couvert de sang. Plusieurs fragments d’os et de
cervelle étaient répandus sur le couvre-lit. Je sortis de ma poche le petit 32 à canon court, le plaçai
dans la main droite de Beecher, tirai le cadavre contre moi, lui tins le bras en direction de la porte de
la chambre, et pressai le doigt du petit homme sur la détente. La balle s’enfonça dans
l’encadrement de la porte. Alors seulement je laissai Beecher, revolver en main, retomber sur son lit
ensanglanté.
Cette nuit tous les flics de Truckee et de la Sierra, sans compter quelques reporters locaux,
s’abattirent sur le Shore Club Lodge comme un essaim de frelons excités. Je dus passer une bonne
heure à répondre à leurs questions. Quand il a vu que mes yeux se fermaient malgré moi, le
capitaine Hogan s’est levé et m’a dit de prendre une chambre à l’hôtel, de ne pas m’en faire parce
que la police de Truckee se ferait un plaisir de me la payer. Il posa sa large main sur mon épaule.
– Change-toi et prends un bon bain chaud, Wayne. Tu as des affaires de rechange dans ta
voiture ?
– Oui capitaine.
– Je regrette une chose, quand même : ne pas avoir pu faire moi-même son affaire à ce
salopard. Cette 22 Magnum dans le crâne, c’était encore bien trop bon pour lui.
Quand j’ouvris les yeux, vers midi, et allai monter le store, il neigeait toujours. On aurait cru
que toute la neige de la Création avait décidé de se déverser sur la Haute Sierra. Je retournai me
coucher. En me rendormant, je pensai à l’employée des taxis de Tahoe City.
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Je gardai la chambre une nuit de plus et partis le lendemain matin. Le soleil brillait, je repris la
route 40 et me joignis aux véhicules franchissant la passe Donner, admirant les corniches de granit et
les sommets arrondis que traversèrent en 1844 les cinq chariots bâchés d’Elisha Stevens, les premiers
chariots à gagner le rêve doré de notre Etat de Californie. Bientôt la grande Central Valley s’ouvrit
devant moi. Je conduisis d’une traite jusqu’à Bakersfield. Passant au bureau, je demandai au shérif
Cook un congé de quarante-huit heures, qu’il m’accorda avec un large sourire. La police de Truckee
avait téléphoné le samedi dans l’après-midi pour le remercier de l’« aide inattendue ».
Je fis le plein d’essence et passai Glendale, San Bernardino, franchis le fleuve Colorado et la
frontière de l’Arizona, traversai Phoenix et m’arrêtai pour la nuit dans un motel de Tucson. Vers midi,
j’approchai de Tubac et aperçus les tuiles brunes et le clocher pyramidal de l’église Sainte Ann.
J’étais venu les mains vides. Je pris une bouteille d’eau dans le coffre de la Pontiac et revins
asperger la pierre tombale, comme on le fait dans mon pays d’origine – quelquefois avec du saké, pour
ceux qui aimaient boire de leur vivant, m’a expliqué ma mère. Je posai la bouteille dans l’herbe et
contemplai la pierre de granit rose.
MARTHA HARRIS
1938 - 1961
PAUL HARRIS
1961
La cloche de l’église se mit à sonner. Je m’assis en tailleur devant la tombe et demeurai là,
appréciant le calme du cimetière déserté, le son des cloches qui allait en s’affaiblissant, le bleu éternel
du ciel.
– Ça fait longtemps, Martha.
– Mais tu es le seul qui vient encore, Wayne.
– Quand l’envie de te parler devient trop forte. Je demande un congé au shérif Cook.
– Comment va-t-il ?
– Il change pas. Et toi ? C’est comment, là-haut ?
– Je suis moins désorientée qu’avant. Maintenant je sens qu’il y a quelque chose. Je commence à
sentir que quelqu’un tire les ficelles et fait marcher les événements. Ici je suis entourée de tant de
personnes gentilles. Je me sens plus à l’aise, plus calme.
– Moi aussi je me sens plus calme. Quelquefois je roule seul à travers le désert de Mojave. Tu... tu
penses qu’il se trouve, là où tu es, des personnes des deux sexes ? Au fait, y a-t-il quelque chose qui
ressemble à… des relations intimes ?
Le rire frais de Martha résonna sous mon crâne.
– Du sexe, Wayne ? Oui il y a des sexes mais ce n’est pas comme là-bas. Rien de physique. Mais en
fait nous sommes moins limités. On comprend vraiment mieux ce qu’est réellement le sexe. Il vous est
possible d’entrer dans la personne elle-même. C’est comme si vous deveniez l’autre.
– Ah... Et autour de toi, c’est comment ? Enfin... ça ressemble à quoi ?
– Il n’y a pas de nuages là où je suis...
La voix se tut. Je me rappelai soudain :
– Y aurait pas des poissons, là-haut ?
– Des poissons, Wayne ?
– Oui... Je pensais à ces milliers d’écailles de poisson qui sont tombées il y a trente ans sur la Sierra
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Nevada... J’ai lu quelque part qu’il y avait une région suspendue au-dessus de la surface terrestre, où la
gravitation n’opère pas, et tout ce qui a été arraché à la surface de la terre y reste prisonnier, jusqu’à ce
qu’une tempête, de temps à autre, libère toutes ces diverses choses. Ça expliquerait les poissons.
Martha ne répondit pas tout de suite.
– Je ne sais pas, Wayne. Je n’ai pas vu de poissons.
– Et Dieu ? Tu as vu Dieu ?
– Non plus.
J’hésitai.
– Et... Glenn ? Est-ce que tu as vu Glenn, depuis que...
– Non, Wayne. Mais pourquoi as-tu fait ça ?...
– Pour toi, Martha.
– Que veux-tu dire ?
– A cause de ce que Glenn t’a fait. Quand je l’ai trouvé, se traînant sur la route et rampant vers sa
voiture de patrouille, sa lampe torche à la main, avec ses genoux brisés et sa bouche qui saignait, je me
suis penché et je lui ai pris son Colt dans son étui. Et j’ai dit à voix bien haute : « Glenn Harris, tu
apprends cette nuit ce que c’est que la souffrance. Tu voulais que Martha souffre, qu’avant d’enfanter elle
expie ce que tu croyais être son péché. Même quand elle pleurait et te jurait que le bébé dans son ventre était
bien le tien, tu la frappais et disais que tu ne supporterais jamais la honte d’avoir un gamin moitié jaune
avec des sales petits yeux bridés... Et le jour où elle a perdu les eaux, tu es resté là à rien faire, à l’écouter
gémir et supplier, tu as attendu le dernier moment pour l’emmener à l’hôpital. Et il était déjà trop tard et ils
sont morts tous les deux et tu vas payer aujourd’hui à cause de la colère de notre Seigneur. » Il a essayé de
bredouiller quelque chose à travers toutes ses dents cassées, et j’ai tiré deux fois dans sa poitrine et
l’impact l’a poussé jusqu’au bord de la route et je n’ai plus eu qu’à le faire basculer dans la neige et jeter
le Colt après.
– Tu m’as fait mal, Wayne.
J’eus mal à mon tour : je ne supportais pas le ton de reproche dans sa voix. Je répétai :
– C’était pour toi, Martha.
– Je ne t’ai jamais aimé, Wayne. Ce qui s’appelle aimer vraiment. J’ai aimé Glenn.
Je criai :
– Ce n’est pas vrai !
Martha ne répondit pas. Le silence devint difficile à endurer. Je me remis debout, m’éloignai de la
tombe, revins lentement vers ma voiture et tournai la clé de contact. Je quittai le parking de l’église, et
repris seul la route de la Californie.
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