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Du choc
des civilisations
au choc
des interprétations
Par Abdelwahab Meddeb
Écrivain, poète, universitaire,
animateur de l’émission « Cultures d’Islam » sur France-Culture
Introduction d’Habib Samrakandi,
membre du GREP, Directeur de la revue Horizons Maghrébins. Le droit à la mémoire
(http://w3.horizons-maghrebins.univ-tlse2.fr/)
En ouvrant cette soirée, je voudrais d’abord évoquer la grande figure de Mohammed Arkoun, qui nous a quittés en septembre dernier : c’était un ami du GREP (il y est venu deux
fois, l’une pendant la première guerre d’Irak, nous étions encore rue des Lois, la deuxième
ici même). Or Abdelwahab Meddeb, notre conférencier de ce soir, que je remercie de sa
présence, a bien connu Mohammed Arkoun, professeur à la Sorbonne, grand spécialiste de
l’Islamologie appliquée et en particulier de l’interprétation du texte coranique (1). Et Abdelwahab Meddeb a accepté de nous parler un peu plus du professeur Arkoun.
Je voudrais vous faire connaître le parcours de mon ami Abdelwahab Meddeb, pour que
vous situiez bien d’où il parlera avec nous ce soir. Car en ce qui me concerne, moi qui suis
marqué par l’École Toulousaine de Psychologie historique, fondée par Ignace Meyerson
et aussi dans la lignée intellectuelle de Jean-Pierre Vernant (et continuée par le professeur
Philippe Malrieu), je considère que la trajectoire de la personne est déterminante dans toute
œuvre.
(1) Voir note bibliographique en fin de texte.
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Abdelwahab Meddeb est écrivain, poète, enseignant-chercheur. Il est natif de Tunis, où son
père, le maître Mustapha Meddeb, professeur et écrivain, réputé pour sa piété, lui enseigne
l’Arabe et le Coran et les enseignements de base de l’Islam dès l’âge de 4 ans. Il poursuit
ses études au lycée franco-arabe de Tunis, et se passionne pour la littérature française.
Après 3 années d’études à l’Université de Tunis, il vient en France en 1967 pour y compléter sa formation en lettres et en histoire de l’art à la Sorbonne Paris 4 (maîtrise obtenue en
1970). Il rédige ensuite des notices sur l’Islam et aussi sur l’histoire de l’art pour les Éditions du Dictionnaire « Le Robert » en 1972-1973, puis est lecteur aux Éditions du Seuil en
1973-1974, avant d’être, de 1974 à 1988, conseiller littéraire et directeur de collection aux
Éditions Sindbad. Spécialisé en littérature comparée Europe-Islam et littérature arabe francophone, et en histoire de la mystique musulmane qu’on appelle le soufisme, il enseigne
de 87 à 95 comme professeur invité et maître de conférences aux Universités de Genève,
Florence, Yale (USA) et Paris-Descartes. En 1993, il soutient à l’Université Aix-Marseille
une thèse de doctorat « Écriture et double généalogie », cette double généalogie étant celle
de l’Europe des Lumières et du monde arabo-islamique. Il donne aussi des cours à Supélec
Orsay, et dirige un programme de recherche à la fondation Transcultura, et à partir de 1995
il enseigne la littérature comparée Europe-Islam à Paris X. De 1992 à 1994, A. Meddeb codirige parallèlement la revue Intersignes avec le psychanalyste franco-tunisien Fethi Benslama Puis, en 1995, Abdelwahab Meddeb fonde sa propre revue Dédale suivie en 1997
d’une collection du même nom publiée aux Éditions Maisonneuve Larose.
En 1997, Abdelwahab Meddeb crée son émission (qui continue toujours) sur France-Culture :
Cultures d’Islam. Et depuis il participe en tant qu’auteur et chercheur à de nombreux débats
et séminaires consacrés aux rapports entre l’Islam et l’Europe, et collabore à plusieurs revues dont la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, et Communication d’Edgar Morin.
Abdelwahab Meddeb a écrit une vingtaine de livres, et a collaboré à deux films : La calligraphie arabe en 1986, et Miroirs de Tunis de Raoul Ruiz en 1993.
Les motivations de la série ouverte en 2002 par La maladie de l’Islam sont au cœur de
notre débat de ce soir, avec la controverse autour du concept avancé par Huntington sur la
prétendue impossibilité de vivre avec la civilisation musulmane. Abdelwahab Meddeb nous
proposera ce soir une alternative de déconstruction de ce discours, en optant pour le « choc
des interprétations » du texte coranique. Il se situe sur la posture suivante : la crise patente
des pays musulmans peut s’analyser à travers quatre grandes problématiques : la relation
avec le droit, le divin et le positif ; la violence au nom de Dieu ; la question de l’altérité
doublement traitée ; le rapport à la femme et à l’étranger.
Abdelwahab Meddeb a séjourné en Égypte juste avant les attentats de Louxor, qui l’ont
profondément marqué. Voila ce qu’il en dit : « J’ai été frappé par un discours de déresponsabilisation, qui accuse l’étranger du mal qui est en soi (c’est-à-dire en pays d’Islam). Le
terrorisme qui prend pour cible l’étranger apparaît comme le passage à l’acte d’un discours
xénophobe majoritaire dans la population ». Abdelwahab Meddeb est questionné et même
interpellé en tant qu’intellectuel dans le sens où il est attendu par l’opinion publique sur
des terrains précis : il veut éclairer les citoyens, déconstruire le sens de ces actes et de ces
discours. Et pour les inciter à dépasser les frontières de l’identité restreinte, et à être des
participants actifs sur la scène du monde, il écrit que c’est dans la reconnaissance de ce qui
nous a été donné par la culture musulmane qu’il faut mobiliser l’histoire et redéployer les
références fondatrices.
Abdelwahab Meddeb nous propose donc ce soir une lecture possible du texte coranique
et son impact sur la pensée et les actes dans le monde islamique, et dans son rapport avec
l’Occident.
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
Abdelwahab Meddeb
Je remercie le GREP pour son invitation, je suis heureux d’être parmi vous ce soir, et je
remercie mon ami Habib pour la présentation qu’il a faite.
Hommage à Mohammed Arkoun (1928-2010)
Je voudrais que nous dédiions cette soirée au cher disparu le professeur Mohammed Arkoun, qui a été très important en France et dans le monde, une voix éclairée venant de
l’Islam, à la recherche d’un Islam en alliance possible avec la modernité, avec le siècle.
Mohammed Arkoun a propagé ses idées autant par ses écrits que par sa parole : il s’exprimait partout dans le monde, dans trois langues d’une manière éloquente (le français,
l’anglais et l’arabe), et je l’ai vu intervenir à de multiples reprises en Allemagne, en Italie,
en Espagne, dans nombre de pays arabes, aux États-Unis d’Amérique. Il a même été auditionné par le Congrès à Washington, après les événements du 11 septembre. Sa parole était
proche d’un sermon. Il invoquait les virtualités que recèle la tradition pour faciliter l’adhésion de l’Islam au siècle. Et j’ai le souvenir, jeune étudiant, en 1967, de ma participation
à son séminaire en Sorbonne. C’était un séminaire qu’il consacrait aux voix qui ont tenté
d’introduire et d’enraciner les Lumières dans l’espace arabe, particulièrement à travers ce
moment exceptionnel que fut l’entre-deux-guerres en Égypte. On étudiait notamment les
textes de Taha Hussein (1889-1973), écrivain de formation « azharienne » (il a été formé
par l’université théologique al-Azhar, université millénaire qu’abrite la mosquée éponyme
fondée à la fin du Xe siècle). Provenant de cette formation traditionnelle, Taha Hussein avait
rejoint l’université française, et il fut formé à l’école de Gustave Lanson, dans les années
1910, à l’université de la Sorbonne.
Taha Hussein avait écrit une thèse révolutionnaire dans l’espace islamique, où il avait adapté la méthode de l’histoire positiviste à l’étude de la poésie des origines des Arabes, qu’on
appelle la poésie antéislamique, dont l’authenticité était problématique d’un point de vue
historique : on ne l’avait jamais approchée par les méthodes de la philologie, de la linguistique, de l’historiographie. De l’approcher de cette manière, le critique instaure le doute sur
ce corpus poétique consacré par la tradition littéraire arabe. Et quand le doute touche cette
poésie d’avant l’islam, s’ouvre une sorte de parvis pour que le même doute parvienne au
texte coranique. C’est-à-dire que l’existence de cette poésie comme fait de langue et acte
de langage est censée annoncer le texte coranique : mettre en doute sa réalité historique
mettrait en doute la réalité historique du Coran. Et c’est ainsi d’ailleurs que cette thèse a été
perçue et qu’elle a suscité un débat retentissant. Et c’est un auteur aveugle, (Taha Hussein
a eu un trachome enfant, et il a perdu la vue très vite) qui a importé la clairvoyance des
Lumières et de la culture française dans la langue arabe. Et c’était lui que Mohammed Arkoun enseignait à la Sorbonne : on travaillait sur ses textes dans le cadre de son séminaire.
Il me paraît utile de rappeler ce corpus-là, parce que ce corpus, lors de la dernière génération, ces trente dernières années, s’est occulté dans le monde arabe. Il y a lieu de le ramener
vers la lumière, justement, de le sortir de son occultation parce que là a eu lieu un événement qui peut nous aider à avancer.
Et l’esprit de ce séminaire se retrouve dans la préface (qu’Habib a signalée tout à l’heure),
la longue préface d’une quarantaine de pages, « Lectures du Coran » que Mohammed
Arkoun a écrite pour la traduction du Coran du XIXe siècle, celle de Kazimirsky, rééditée dans la collection Garnier-Flammarion en poche : Mohammed Arkoun y appelait
à ce qu’on approche le texte coranique par les méthodes du structuralisme des années
1960, c’est-à-dire par Dumézil, par Jacobson, par la psychanalyse, par la sémiologie. Ces
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éléments de l’instrumentalité moderne, il appelait à ce qu’on les projette sur le texte coranique. Pourtant, cet état d’esprit recule dans le monde islamique et mériterait qu’on y
revienne. Mohammed Arkoun en outre a voulu créer ce lien entre les textes fondateurs
de l’islam et une modernité instrumentale dont la méthode critique aurait à puiser dans la
pluralité des sciences humaines, de l’anthropologie à la linguistique.
Il faut aussi rappeler que le grand moment de la tradition islamique elle-même, qui s’est
exprimée en langue arabe entre 750 et 1250, est un moment qui prédispose justement à
entrer dans l’aventure de l’esprit critique proposé par la modernité. D’ailleurs, la thèse de
Mohammed Arkoun a été consacrée à ce qu’il avait appelé à juste titre, « l’humanisme du
IVe siècle de l’Hégire », (qui correspond au Xe siècle de notre ère), où on retrouve bien
des attributs de l’humanisme associé à la Renaissance en Europe. Les sources grecques
y étaient au fondement de la démarche intellectuelle ; des principautés mécènes entraient
en concurrence (comme l’étaient les Cités italiennes ou les Cours européennes aux XVe et
XVIe siècles) et cherchaient à attirer vers elles les grands esprits, les grandes voix poétiques,
les grands penseurs, les grands artistes de l’époque. Et il y avait en plus des « intellectuels
internationaux » qui circulaient de Cour en Cour dans de vastes régions, des confins de la
Chine à la Mésopotamie et à la Syrie : c’étaient des figures annonciatrices d’un Erasme
ou d’un Thomas Moore. Cette appellation d’humanisme est donc légitime : on a connu un
humanisme précoce, et le retour à cet humanisme peut constituer un détour stratégique pour
de nouveau ouvrir la voie de l’aventure à la pensée et à la forme pour l’Islam. La thèse de
Mohammed Arkoun (ce qu’on appelait une thèse d’État, on faisait une thèse d’État avec
une thèse complémentaire) était consacrée à cet épisode de l’humanisme, elle approfondissait un sujet qui a déjà été instruit par Adam Metz, orientaliste allemand, qui avait écrit à la
fin des années 1920 un livre consacré à ce IVe siècle de l’hégire qui a vu prospérer des cités
imprégnées d’humanisme à la manière de la Renaissance européenne.
En thèse complémentaire, Mohammed Arkoun avait traduit de l’arabe le Traité d’éthique de
Miskawayh, auteur représentatif de cette époque, originaire d’Asie centrale. Et cette éthique
affirme la volonté de négocier d’une manière serrée pour adapter l’esprit de l’« Éthique à
Nicomaque » d’Aristote à l’horizon de la croyance islamique. Ainsi Mohammed Arkoun
a-t-il rendu disponible en langue française un de ces textes qui illustrent l’esprit humaniste
tel qu’il a pu être performant en langue arabe.
Mohammed Arkoun fut avant tout de langue française : il a intellectuellement grandi dans
la langue et la culture françaises, il a conduit sa carrière au sein de l’université française,
en Sorbonne, où il avait occupé la chaire consacrée à l’arabe, y succédant à d’éminents
savants, comme Régis Blachère (1900-1973) et dans une moindre mesure Charles Pellat
(1914-1920). Et il a intitulé sa propre chaire « Histoire de la pensée islamique ». De ce fait il
aura été celui-là même qui a institué ce lieu dans ce pays et dans la langue française, à partir
duquel un corpus islamique se cherche, toujours dans cette perspective de la conciliation, de
l’articulation entre l’Islam et la modernité, et de l’adaptation de l’Islam au siècle. Une entreprise de ce type-là est en train de suivre son chemin au sein de la langue française.
Personnellement, par le travail qui est le mien, j’estime que je me situe sur ce sol. Et je reconnais le rôle, qu’il ne faudrait pas négliger, de la participation de la France et de la langue
de ce pays à ce phénomène de réflexion, d’une manière actuelle, sur l’arché-islamisme,
sur l’ancienneté islamique, d’un point de vue académique. Et cette énergie créatrice n’a
pas seulement à se déployer dans le cadre de l’essai, mais aussi chez le poète qui cherche
à penser le destin d’une part de son appartenance : il y a une école française, ainsi orientée,
qui peut avoir un effet sur l’ensemble islamique, parce qu’il y a un jeu de va-et-vient, d’aller
et retour, entre le diasporique et l’autochtone.
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
Ne retenez pas uniquement le côté funeste qui nous vient de l’Islam : quelque chose d’autre
est en train de s’élaborer à partir du corpus islamique, de la mémoire islamique, dans une
pluralité de langues, à laquelle le français a sa part. Le français lui-même est une langue
qui travaille dans l’horizon islamique et qui participe à cette histoire. Pas seulement par ce
qui est en train d’y être déposé aujourd’hui par des originaires d’Islam, mais aussi avec un
corpus élaboré depuis la première chaire qui a été fondée en France par François 1er, au Collège Royal (qui deviendra par la suite le Collège de France), la chaire d’arabe et d’études
sur l’Islam et les autres langues islamiques, le turc et le persan. Cette chaire a été occupée
entre autres par Guillaume Postel, (qui avait écrit à l’époque une grammaire arabe et qui
a été surtout l’informateur, pour ce qui concerne l’Islam, de Jean Bodin) un des penseurs
de l’histoire universelle qui a réfléchi sur le pouvoir dans les rapports entre le politique et
le religieux et qui va participer à ce processus que connaîtra l’Occident, de Machiavel à
Kant, cette épopée du concept, qui va nous dégager de la solidarité entre le théologique et
le politique et permettre de créer ce sur quoi nos institutions sont assises ici, en France et en
Europe, c’est-à-dire cette grande séparation qui a donné l’autonomie du politique et du droit
par rapport au religieux et au théologique. Et dans le corpus de ces philosophes, la référence
à l’Islam n’a jamais été occultée : nous la retrouvons chez Locke, moins chez Hobbes, nous
la retrouvons aussi chez Voltaire et même chez Kant.
Le choc des interprétations
Le sujet que m’avaient proposé Habib Samrakandi et le GREP, pour ce soir, s’inspire d’un
chapitre de mon dernier livre : Pari de civilisation (éd. du Seuil, Paris, 2009), le chapitre
trois, qui a pour titre : « Le choc des interprétations ». Je voudrais vous renvoyer à ce texte,
qui montre que le texte coranique est ambivalent : on peut lui faire dire tout et son contraire.
On peut être islamiste intégriste, benladeniste même en s’appuyant sur le Coran. Cela est un
fait. Il y a des versets belliqueux, des versets violents, des versets qui appellent à la guerre.
Mais il y a des versets tout à fait contraires. Donc ceux qui choisissent cette voie violente
sont ceux qui occultent l’autre aspect.
Je voudrais revenir à un verset coranique qui est invoqué par ceux qui proposent une herméneutique pour le Coran. Dans la tradition, c’est un verset lui-même controversé : il est
lu de deux manières qui divergent. Ce verset est invoqué par Averroès dans son livre Traité
décisif, qui est traduit en français, accessible (Averroès peut être technique et abscons,
comme lorsqu’il commente l’Organon d’Aristote, et il faut être logicien pour comprendre ;
ou lorsqu’il commente la Métaphysique, un texte d’une dense obscurité, et le commentaire
ne l’éclaire pas, tant il est tout autant obscur, il faut être technicien pour en pénétrer les
arcanes). Mais le Traité décisif est de lecture possible, tout honnête homme peut le lire, il
est disponible en poche (GF) dans une bonne traduction, avec un appareil critique et une
introduction bien didactique (Garnier-Flammarion).
Le titre complet en est Le traité décisif pour concilier philosophie et religion. Dans ce livre,
Averroès démontre que la vérité est une, mais qu’il y a deux voies qui conduisent vers cette
vérité, la voie de la révélation et la voie de la philosophie. Et il trouve la légitimation de la
philosophie dans le Coran même, accordant à l’acte de philosopher le statut d’un devoir religieux, assimilable à un impératif divin. Et cela dans un monde où, après lui, la philosophie
va s’éclipser, elle se retirera de la cité, (les choses sont plus compliquées que cela, parce
que l’acte de philosopher a duré jusqu’au XIXe siècle en fait, mais il a plus duré dans sa polarité platonicienne que dans sa technicité aristotélicienne. On ne va pas entrer dans de tels
détails, entre ce qui distingue Platon et Aristote et tout ce que ce que cette discrimination
implique). Mais la tradition technique aristotélicienne a pour ainsi dire cessé une génération
après Averroès. Par décision théologico-politique. Cela est incontestable.
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Averroès s’est fondé sur un verset coranique qu’on peut lire dans la tradition doublement.
Il est dit « Ce livre - je le cite de mémoire mais le sens en est précisément rapporté ici comporte des versets univoques qui ne posent aucun problème, et des versets équivoques
qui peuvent être interprétés d’une manière maligne. Le secret de ces versets dépend du
pouvoir de Dieu et, dit Averroès, des savants parmi les humains. » L’autre lecture opte pour
un tout autre sens : « Ces versets équivoques sont du pouvoir de Dieu. (et on met un point
après Dieu) Et les savants parmi les humains doivent se soumettre à l’autorité de Dieu. »
Cette double lecture est attestée dès les tous premiers commentaires coraniques. Nous la
retrouvons dans le premier grand commentaire qui date de la fin du IXe siècle, dont l’auteur
est Tabari (839-923), qui était en même temps historien, puisque c’est lui qui avait écrit
la première grande chronique universelle, disponible elle aussi en Livre de Poche, (cela
montre combien on a travaillé en langue française, combien on a traduit). Zotenberg l’avait
traduit dès le XIXe siècle, et cette traduction a été reprise à l’époque où j’étais à l’origine de
cette réédition, lorsque je travaillais comme conseiller littéraire aux éditions Sindbad, après
qu’Actes Sud eut acheté Sinbad. Cette chronique universelle se trouve dans la collection
« Thésaurus », qui est une collection de poche d’Actes Sud. Vous avez encore là un texte
accessible : si vous voulez élargir votre culture, et si vous estimez que l’Islam est une question que vous tenez à traiter en connaissance, vous pouvez déjà vous organiser une petite
bibliothèque, en pochothèque. Avec des œuvres disponibles pour vous informer à la source,
sur l’Islam. Antoine Galland, connu comme le traducteur des Mille et une nuits (il en fut
l’inventeur, le réinventeur, le recréateur ou le cocréateur, puisque sa traduction des Mille et
une nuits appartient à l’histoire de la prose française : il a produit un idiolecte dans la langue
française, qui occupe à la perfection, dans la diachronie de la prose française, le chaînon
manquant entre La Princesse de Clèves d’un côté et Les Lettres Persanes de l’autre), Antoine Galland disait que, pour connaître l’autre, il faut essayer de le connaître par ce que cet
autre dit de lui-même, à travers les œuvres qu’il a produites. Alors, pour connaître l’Islam,
il ne faut pas le connaître seulement par le regard de l’extériorité, il faut aussi le connaître
par le regard qu’il projette sur lui-même. D’où l’utilité de revenir à des textes comme ceux
de Tabari et d’Averroès (1126-1198).
Tabari, dès le Xe siècle, produit un premier grand commentaire écrit, qui répertorie une
tradition orale vieille déjà de trois siècles. Il utilise un système qui ressemble à des fiches,
pratiquement comme des fiches modernes : chaque tradition est rapportée par une chaîne
de garants portée sur sa propre fiche. Nous avons plusieurs dizaines de variantes interprétatives pour presque chaque verset. Et pour ce qui concerne notre verset, nous retrouvons
l’option pour l’une ou l’autre lecture selon les variantes rapportées.
Et j’en viens à un des commentateurs que je privilégie, qui me paraît précieux, que nous
avons à reprendre aujourd’hui, nommé Razi, (et à qui le professeur Roger Arnaldez (19112006) avait consacré un livre : Arnaldez, professeur de philosophie arabe et d’histoire de
la philosophie arabe à la Sorbonne, qui avait aussi enseigné un moment à la chaire de
philosophie d’une nouvelle université qui se créait près du Caire, à Aïn Shams où il avait
été nommé par le déjà nommé Taha Hussein qui fut un temps ministre de l’Éducation dans
son pays). Razi a commenté le Coran, à la fin du XIIe siècle, dans un ample ouvrage de
vingt-cinq volumes. C’est le commentaire d’un philosophe hellénisant rationaliste. Et il
nous rapporte les deux lectures, celle qui élargit l’interprétation à ceux qui ont la capacité
technique d’interpréter, ce qui autorise l’ouverture vers l’herméneutique, et l’autre lecture
qui ferme et qui dit que tout ce qui est équivoque dans le Coran appartient au secret divin,
est scellé dans le monde du mystère.
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
Il va de soi que nous avons à privilégier la lecture pour laquelle a opté Averroès. A la
lecture qui agit sur la ponctuation, en différant le point afin que la phrase continue pour
assurer la conjonction entre Dieu et les savants parmi les humains capables d’interpréter la
part obscure de la Révélation. Ce privilège de l’interprétation mérite d’être rappelé, c’est
un enjeu pour les trois monothéismes, (il concerne surtout la Bible et le Coran), afin de
conjurer la dimension guerrière, la part belliqueuse, ce que les musulmans appelleront par
la suite « Djihâd » parce que cette association entre le Djihâd et la guerre légale n’existe pas
explicitement dans la lettre coranique, elle est en puissance, sa construction est possible. Et
elle a été construite par les théologiens. Et la notion de « guerre du Seigneur » telle qu’elle
apparaît dans la Bible est équivalente. C’est-à-dire que la violence coranique n’est pas une
invention coranique. Elle est une reprise et une continuité de la violence que recèle la Bible.
Je vous renvoie pour cet aspect des choses, aux travaux d’un collègue allemand, Jan Assman, qui fut au départ égyptologue : par l’égyptologie, il a découvert la question du monothéisme, et l’hypothèse que le monothéisme aurait été une invention égyptienne avant
d’être une reprise mosaïque, et à partir de là, il est devenu historien des religions. Assman
a écrit un livre, Le prix du monothéisme (Aubier, 1997). Et ce prix du monothéisme, c’est
l’idée de la « religion vraie », c’est la caractéristique de nos monothéismes qui se disent
inspirés par la transcendance, fondés sur des écritures révélées par un tiers incontestable
en ses vérités. Là s’invente une notion qui n’était pas connue jusque-là par les humains,
qui n’existait pas dans la religion égyptienne, par exemple, d’être les détenteurs de la seule
vérité. Ce qui rend funeste le rapport des monothéismes entre eux, c’est que chacun a la
certitude qu’il porte en lui cette notion de religion vraie.
Alors, comment procéder à notre époque par rapport à cet héritage ? Je pense que, par la
lecture des matériaux mêmes que propose le Coran, il y a une possibilité de sortie de cette
idée de la religion vraie, que déjà dans le texte coranique, nous avons une petite avancée qui
déroute cette notion de religion vraie. Ce qui est terrible avec l’Islam, c’est qu’il a proposédes avancées objectives dans son histoire et qu’il a pu faire muter la Civilisation à partir
de ces avancées. Et que par la suite, ce qui était des avancées à un moment donné de l’histoire soit resté tellement figé que, lorsque l’humanité a par ailleurs avancé, ces avancées
sont devenues des entraves qui empêchent de prendre le train de civilisation.
Par exemple, pour déconstruire cette notion de « religion vraie », le Coran est beaucoup
plus avancé que les autres écritures. Parce qu’il accorde un accès relatif à la vérité pour
d’autres religions que celle qu’il prône. De fait, il reconnaît une part de vérité aux prédications monothéistes antérieures, même s’il estime que cette vérité est obsolète et que lui,
il l’a dépassée, mais ce dépassement n’implique pas une abolition intégrale, puisque ça va
jusqu’au statut de la reconnaissance des scripturaires comme justement pouvant avoir place
dans la cité. Même s’il s’agit d’une place inférieure, d’une place humiliante, certes.
Ce statut à l’époque était une avancée par rapport à ceux qui ne voulaient admettre que leur
propre vérité, ceux qui ne voulaient agir qu’au nom de leur « religion vraie ». Vous le savez,
ce type d’avancée relative de l’Islam était perçu jusque chez les philosophes européens qui
avaient mené le combat pour les Lumières. Nous retrouvons chez Locke cette idée affirmée. Nous la retrouvons chez Voltaire, lorsqu’il réagit suite aux dernières péripéties de la
violence entre catholiques et protestants réformés, lorsqu’il écrit son traité sur la tolérance,
suite à l’affaire Calas : il rappelle dans ce texte, comment les musulmans, les Ottomans,
assuraient pluralité et diversité de croyance dans la cité, chose qui n’était pas admise à
l’époque en Europe. Ce statut, cette reconnaissance, dans l’infériorité, du minoritaire sera
totalement ruinée avec l’invention de l’égalité citoyenne. Et voilà une avancée qui devient
un retard et une entrave.
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Une autre des possibilités de la sortie de la « religion vraie », à partir de cette reconnaissance relative des autres religions, a été une espèce de fente qui a été immensément élargie par les spirituels de l’Islam pour devenir un large défilé. Ces spirituels de l’Islam ont
créé une théologie des religions où peuvent être reconnues toutes les autres religions. Le
théosophe Ibn ‘Arabî (d’origine andalouse, natif de Murcie, né en 1165, mort à Damas
en 1240), que nous avons évoqué ce matin dans la librairie Ombres Blanches, dit ceci à
l’adresse de l’initié : « que ton cœur soit de hyle, (il arabise en hayûlî le concept grec aristotélicien hyle qui veut dire matière brute. Que ton cœur soit de hyle pour qu’en lui prennent
forme les croyances toutes. »
Qu’est-ce que c’est que le hyle par rapport à la forme, dite çûra en arabe ? Un exemple
l’illustre : le hyle peut être le bois brut tel qu’il sort de la forêt, après que les troncs ont été
abattus par les bûcherons. Et après que ce bois brut a été travaillé, il passe du bûcheron au
menuisier puis chez l’ébéniste pour prendre la forme d’une table ou d’une chaise ou d’une
console ou d’un guéridon ou d’une commode. Cette procédure aristotélicienne est adaptée
à la spiritualité par quelqu’un comme Ibn ‘Arabî qui, à partir de matériaux coraniques, est
conduit à accorder un accès à la vérité de Dieu, même pour le plus fruste des phytolâtres
ou des zoolâtres.
Dans « le choc des interprétations », j’évoque notamment un poème qu’Ibn ‘Arabî consacre
à la Trinité. C’est étonnant pour un homme qui vient d’une culture qui est dans le déni le
plus radical de la Trinité : dans toutes les « disputes » théologiques de l’époque médiévale,
juifs et musulmans se trouvaient ensemble contre les chrétiens à propos de la controverse
sur la Trinité, qui était assimilée à une sorte de rémanence du polythéisme, et surtout à
une opération illogique, qui ne peut pas être recevable par un esprit sain. Évidemment, la
réponse des chrétiens était très simple : vous n’avez pas accès au mystère, car il s’agit d’un
mystère. C’est un débat sans fin. Alors voilà quelqu’un qui vient d’une culture radicalement
construite sur l’idée de l’Un, et qui entend à la perfection ce qu’il en est de la question des
hypostases. Et il écrit le poème XII de Tarjumân al-Ashwâq (L’Interprète des désirs) ! Ce
poème consacre techniquement, jusque dans le rythme, un hommage à la Trinité : en effet,
le poème est composé de 7 vers, un vers axial, avec en amont trois vers qui précèdent, en
aval trois vers qui suivent, nous avons là une construction ternaire. Et voici ce qu’il dit dans
le vers axial : « Mon Bien-aimé est trois, quand il serait un, telles les hypostases qu’ils ont
faites une dans l’essence. »
« Mon Bien-aimé » : c’est-à-dire que moi, le musulman, je suis prêt à admettre que mon
Dieu, qui est un, peut être aussi trois. Pourquoi « telles les hypostases qu’ils ont faites
unes » ? Pourquoi ce recours à la troisième personne du pluriel ? A qui renvoie ce pronom ?
Très souvent les traducteurs occultent cette instabilité des pronoms, alors que le sens se
recueille dans ce qui a l’apparence d’une incohérence pronominale. Ce « Ils » qui ne réfère
à rien dans le texte, désigne les étrangers à ma croyance, c’est-à-dire les chrétiens. Et dans
son propre commentaire, Ibn ‘Arabî se fait tout à fait explicite : nous-mêmes, dit-il, avons
ce type d’association de l’un et du multiple, dans notre propre texte coranique, puisque le
Dieu un, nous l’invoquons par 99 noms. Ce n’est pas un hasard que ce soit aussi un chiffre
impair, et que 99 est un multiple de trois. Et de ces 99 noms, trois sont à privilégier : parce
qu’ils sont quantitativement les plus présents dans le texte. Et cette présence quantitative
leur accorde une qualité propre. Pour toutes ces raisons, le texte coranique lui-même propose un clin d’œil à la Trinité. Mais que peu voient. Ces trois noms, parmi les 99, sont
Allah, Ar-Rabb et Ar-Rahmân, c’est-à-dire Dieu, le Seigneur, le Miséricordieux. Ce serait
là l’équivalent coranique du trois en un des chrétiens, tel que proféré par leur dogme qu’Ibn
Arabi rappelle explicitement dans son commentaire en arabe : le Père, le Fils, l’Esprit Saint,
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
un seul Dieu (al-Ab, al-Ibn, ar-Rûh quddûs, Ilâh wâhid). On parle très souvent de dialogue
interreligieux, c’est la tarte à la crème aujourd’hui : mais le dialogue interreligieux est quasi
impossible tant que l’on n’a pas dépassé l’exclusivisme de la religion vraie…
Mais ce qui est possible, ce que fait Ibn ‘Arabi avec un poème comme celui-là, c’est ce
que j’appelle le mode de la substitution. Pas le dialogue, mais la substitution. C’est-à-dire
qu’Ibn Arabi se met à la place du chrétien, pour entendre dans la pertinence et l’intelligence
son propre dogme. Il se prête provisoirement à sa scène, il en perçoit les pertinences, puis
ensuite il se retire et rejoint sa propre scène de croyance en laquelle il perçoit les possibles
équivalences de la scène qu’il vient de visiter. Cette mise en scène de la substitution est
jouable. En plus elle a des arrière-fonds discursifs et de pensée philosophique dans les trois
traditions monothéistes. En islam, la substitution a fonctionné dans le Soufisme, dans la
cosmogonie, où nous rencontrons ceux qu’on appelle les substituts (abdâl). Si cela vous
intéresse, je vous donnerai des détails tout à l’heure dans la discussion, mais je ne peux pas
dans l’immédiat entrer dans de tels détails. Et la substitution a été considérable dans la tradition chrétienne et catholique et particulièrement en langue française, c’est un concept qui
va courir à flot de Joseph de Maistre à Huysmans et Léon Bloy. Et qui se retrouvera chez
Louis Massignon, qui le mettra en œuvre d’une manière institutionnelle pour organiser ses
liens au l’islam, en tant que quelqu’un qui a retrouvé sa foi catholique après s’être frotté à
la ferveur des musulmans. Fidèle à cet événement de jeunesse, il fondera plus tard une association qui prône la « badaliyya », la substitution, dans ses relations avec les musulmans.
Et cette question de la substitution aura un corpus juif propre aussi en langue française à
travers ce qu’en dira Emmanuel Lévinas (qui a été lecteur de Léon Bloy), et ce qu’en dira,
après Levinas, Jacques Derrida.
Donc là nous avons un concept bien instruit. On peut lui trouver une assise et une fondation
à la fois juive, chrétienne, musulmane et qui peut être opératoire pour nous.
Pour terminer, je voudrais revenir sur une des sourates des plus contradictoires, des plus
ambivalentes du Coran (et dont je parle dans « le choc des interprétations »). Et qui serait
peut-être la dernière « révélée » : la situer ainsi constitue un enjeu considérable car si elle
était la dernière, elle comporterait le message ultime du Coran. C’est la fameuse sourate 5,
qu’on appelle Al-Mâidah, en arabe et qu’on traduit par la « table servie ». C’est une référence à la Cène, où il est question notamment de ce qu’il en est de la concurrence entre les
trois alliances (la juive, la chrétienne, la musulmane). Elle serait la dernière sourate révélée
car il y est dit au tout début (verset 3) : « Aujourd’hui, j’ai parachevé pour vous votre religion » (il s’agit de la référence au pèlerinage de l’adieu qui paraphe le retour triomphant
du prophète à la Mecque). Ce serait le signe littéraire prouvant que nous avons affaire à la
toute dernière sourate révélée. Mais il y a une autre sourate qu’une partie de la tradition
estime la dernière, c’est la sourate 9, que la lecture des littéralistes, des orthodoxes qui vont
devenir des islamistes et des intégristes aujourd’hui, privilégie par rapport à la sourate 5, et
qui a un enjeu beaucoup plus clairement belliqueux. Tandis que la 5 est très ambivalente.
Elle comporte des versets contradictoires, certains belliqueux, d’autres ouverts qui insistent
sur le primat de l’éthique.
Que faire d’abord des versets contradictoires ? Nous avons eu la chance de recevoir un don
offert à l’Islam par un chrétien, Michel Cuypers (religieux belge, membre de la Fraternité
des Petits frères de Jésus, ordre inspiré de la spiritualité du Père Charles de Foucault) qui
travaille depuis des années comme chercheur dans le fameux couvent qui a tant donné à la
culture et à la civilisation islamique, c’est le couvent des Dominicains du Caire qui abrite
l’IDEO (Institut Dominicain d’Études Orientales). Michel Cuypers a écrit un livre de 400
pages intégralement consacré à cette sourate. Il a appliqué ce que les biblistes appellent
PARCOURS 2010-2011
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la rhétorique sémitique, et la logique qui lui est propre, à cette sourate. Et ça a fonctionné
admirablement, (on avait interprété particulièrement le Deutéronome à partir de cette grille
de lecture qu’implique ladite rhétorique sémitique, très différente de la rhétorique grecque).
Et Cuypers a déterminé, par les moyens de cette rhétorique, une hiérarchie du sens : il a
distingué parmi les versets contradictoires ceux qui sont soutenus par un discours de haute
intensité de ceux qui disposent d’un discours de basse intensité. Et la démonstration est faite
par lui, irréfutable et magistrale d’un point de vue technique, que toute la haute intensité rhétorique qui hiérarchise le sens va du côté des versets qui insistent sur le primat de l’éthique.
Voilà un des versets sur ce primat de l’éthique, le verset 48 de la sourate 5 : « A chacun
de vous, nous avons tracé une voie et une orientation. Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait
de vous une communauté unique. Mais il tenait à vous éprouver par ce qu’il vous octroie.
Partez en course pour les bonnes œuvres vers Dieu » C’est vraiment la traduction littérale.
Donc ceux qui réalisent le mieux le projet éthique, ce sont eux qui comptent le plus auprès
de Dieu, au-delà de la communauté à laquelle ils appartiennent.
Et il est surprenant que ce verset renvoie à une métaphore de compétition sportive, parce que
« partez en course » ça veut dire : entrez en compétition au sens sportif du terme. D’ailleurs,
le mot qui désigne les courses sportives en arabe moderne (sibâq) dérive de la même racine
verbale utilisée ici dans le Coran (s.b.q.). Il est surprenant que cette référence au domaine
du sport, nous la retrouvions dans un article de Claude Lévi-Strauss qui peut nous donner
une clé d’interprétation pour cette sourate, en apparence contradictoire. Il s’agit d’une étude
du jeune Lévi-Strauss qui a été publiée en 1949, pendant la séquence américaine de l’auteur.
Le monde à cette époque venait de sortir de la guerre mondiale et d’entrer dans la guerre
froide. Cet article concerne la politique étrangère d’une société, parmi ces sociétés qu’on
appelait encore, à l’époque, primitives, la société d’Indiens d’Amazonie des Nambikwara
chez qui l’auteur avait passé, en 1938, plusieurs mois. Écrit dans un contexte historique,
entre guerre et paix, ce texte offre parfois implicitement, parfois d’une manière déclarée
des leçons pour le temps présent. L’auteur constate que la violence qu’un groupe exerce
contre un autre groupe engage la possibilité d’un partenariat. Mais Lévi-Strauss estime, à
la fin de son texte, que nous avons perdu cette possibilité. Nous ne pensons plus l’humanité, - et là je cite Lévi-Strauss - « comme un ensemble de groupes concrets entre lesquels
doit s’établir l’équilibre constant entre la compétition et l’agression, avec des mécanismes
préparés d’avance pour amortir les variations extrêmes susceptibles de se produire dans les
deux sens. Nous n’avons su conserver ce schéma institutionnel que dans le domaine des
relations sportives sous forme de jeu. Alors que, dans la plupart des sociétés primitives,
nous les trouvons mises en œuvre pour résoudre les problèmes les plus importants de la vie
sociale. » Il conviendrait de rétablir cet équilibre entre compétition et agression.
Dans le verset cité, le Coran se saisit de la métaphore sportive pour mettre justement en équilibre la balance entre compétition et agression dans les rapports qu’entretiennent juifs, chrétiens et musulmans. C’est comme si le Coran avait anticipé l’exception des relations sportives pour en faire la métaphore même d’une émulation éthique destinée à donner l’avantage
à la compétition, en la mesurant à l’agression, laquelle n’est ni occultée ni négligée, mais
prise en compte pour être amoindrie et pour que la balance ne penche pas en sa faveur.
C’est ainsi qu’on comprend pourquoi, dans cette sourate, il y a des versets belliqueux antijuifs, antichrétiens, et ces versets qui appellent au primat de l’éthique et l’appel à la compétition dans ce domaine.
Ainsi du Coran même on peut dégager une théologie des religions qui relativise à l’extrême
le poison de la « religion vraie ».
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
Débat
Une participante - J’ai lu La maladie de l’Islam, j’ai aussi écouté Malek Chebel qui nous
parle d’un Islam ouvert, tolérant, auquel on aimerait croire. Mais j’ai une petite remarque
à faire : d’une part la cohabitation peut se faire, et la reconnaissance, dans la mesure où on
est croyant. C’est ce qui me frappe dans tout ce vous expliquez. On n’a pas imaginé un seul
moment que les gens pourraient se détacher de Dieu. Nous sommes pourtant dans une République laïque, dans laquelle beaucoup de gens ne sont plus croyants. C’est mon cas. J’ai
commencé la lecture du Coran parce que l’Islam me fait peur. En tant que mécréante et en
tant que femme, mes cheveux se dressent sur la tête quand j’ouvre le Coran : ne prenez pas
d’amis parmi les mécréants sauf s’ils viennent dans le sentier de Dieu. Mais s’ils tournent
le dos ou s’ils s’en éloignent, alors poursuivez-les et tuez-les où que vous les trouviez. ça
pour moi, c’est très difficile. Je veux bien qu’il y ait plusieurs versions de compréhension et
d’explications, mais je crains aussi que votre positionnement, celui de Malek Chebel, (que
j’aime beaucoup : J’ai lu « l’Islam et la raison », où il dit : « je rame à contre-courant. Je ne
sais pas si je serai écouté »)…ne soit bien éloignés du gros de la communauté musulmane.
On va construire 2000 mosquées en France, et je ne sais pas qui prendra la parole dans
ces mosquées, et quelles interprétations, quelles lectures on y fera du Coran. Moi, c’est
vraiment mon questionnement. Vous dites, dans votre livre, que vous avez été stupéfait de
voir les femmes remettre le voile : je ne vous cache pas que la communauté française se fait
du souci là-dessus, et que nous voyons dans Toulouse des jeunes femmes nous montrant
manifestement que les intégristes les travaillent au corps, que les intégristes sont là. Je ne
sais pas si, vous, les intellectuels, vous faites le poids par rapport à toutes ces offensives,
ces avancées de l’islamisme ?
Abdelwahab Meddeb - Parmi les messages qu’avait reçus Habib Samrakandi pour cette
soirée, il y avait des messages contestant ma venue ici, en disant que je ne suis pas représentatif de l’Islam et que quelqu’un qui se dit athée ne peut pas parler au nom de l’Islam.
Je peux vous dire que j’appréhende le corpus de la tradition islamique à partir du même
lieu que le vôtre : cette textualité, je la lis avec beaucoup d’implication, de familiarité, bien
sûr, puisque je suis né et j’ai été au départ formé par elle, mais je m’en suis détaché. Ca me
rappelle une assertion d’Alain : « Plus je m’éloigne du christianisme comme croyance, plus
le christianisme me parait beau ». C’est-à-dire qu’il y a tout un fond qui a été produit par
le christianisme, et qui honore la chose qui compte plus pour moi plus que tout le reste, la
seule chose à laquelle je crois, la sainteté de l’esprit. Et il y a quelque chose du même type
qui a eu lieu par l’Islam et c’est vers cet aspect-là, cette énergie créatrice, que je voudrais
faire revenir les gens. Vous me dites « votre voix ne pèse pas » par rapport à cette masse
énorme. C’est vrai, je ne suis pas tribun, mais j’essaie de faire le mieux possible ce que je
sais faire. Je ne dis pas que je me moque de l’effet de ma parole, mais c’est vrai que nous
sommes face à une vague qui semble nous submerger tous, qui est tout aussi spectaculaire
qu’imprévue : ça ne veut pas dire qu’il faut se croiser les bras. Ce que j’essaie de faire, en
donnant le maximum de moi-même, c’est un travail pour montrer que l’Islam qui advient
est une construction humaine, et qu’un autre Islam, par rapport à cet Islam qui advient, est
possible. Il est possible, à partir des matériaux islamiques, de construire un Islam de bien
meilleure fréquentation et de bien plus grande adaptation à l’évolution anthropologique et
PARCOURS 2010-2011
161
à l’évolution des mœurs. Vous me dites qu’il y a 2000 mosquées, et vous vous demandez
qui va y prendre la parole. Je vous parlerai très clairement : l’Islam, pour ce qui concerne
ces 2000 mosquées en France, n’est pas une question d’invasion ou de conquête. C’est une
question française. Qu’est ce qui construit profondément la France ? Quels sont les deux
problèmes profonds de la France historiquement et particulièrement l’héritage de 1940 ?
C’est une perpendiculaire : l’Algérie d’un côté, l’Allemagne de l’autre. On a réglé la question de l’Allemagne par l’Europe. Par la question de l’Algérie, l’Islam nous vient et n’est
toujours pas réglé. Et là, je vous renvoie à ce qu’a pu dire Alexis de Tocqueville (en tant
que parlementaire, il effectua deux missions en Algérie : 1842, 1847 et je cite de mémoire) :
« Avec qui, comment sommes-nous en train de traiter la question de l’Islam telle qu’elle
nous vient, sur ce nouveau territoire que nous voulons intégrer et que nous estimons nôtre ? »
Il constate une chose simple : nous avons décidé d’avoir pour interlocuteur une cléricature
ignorante mais obéissante, alors que notre enjeu devrait être de ramener ces musulmans, (qui
nous sont contemporains et qui se sont éloignés de la complexité de leurs grandes traditions
théologiques), à cette complexité que nos savants connaissent et que nous avons les moyens
de leur rappeler, de leur faire connaître, de les ramener à leurs textes. D’autre part il faudrait
les initier à nos catégories et à l’adaptation de leur croyance et de leur foi à la réalité de
notre droit. Sinon, si on ne fait pas ça, on est en train de préparer le lit d’un fanatisme qui
sera tout à fait incontrôlable. Cette réflexion de 1847 pourrait être la nôtre. J’ai souvenir,
en 1986, avec Pierre Joxe, ministre de l’intérieur, d’un déjeuner de travail sur l’Islam avec
feu Mohammed Arkoun, qui défendait avec insistance la création d’une école de théologie
qui formerait des imams français initiés à l’histoire des religions et au comparatisme, en
réintroduisant dans leur tête la complexité qui suscitent les débats à l’intérieur de l’édifice
théologique proprement islamique, occultés aujourd’hui. Mais, répond Joxe, la République
ne peut pas s’occuper de cela ! Il lui fut proposé de créer cet institut dans le cadre du Concordat de Strasbourg, sans succès. Jusqu’à ce jour c’est une question qui n’est pas traitée : il faut
assumer. La question de l’Islam, c’est une question française.
Un participant (peu audible) - Tocqueville et colonialismes, Islam et histoire, Coran et histoire : la parole coranique « a-historique », vérité hier, aujourd’hui et demain, permanence
de la vérité religieuse. Les versets de Médine et les versets de La Mecque : ce sont des
questions qui ont été traitées ce matin (à une réunion à Ombres Blanches). Ijtihâd source du
droit musulman et statut de l’interprétation de chaque musulman sur les règles.
162
Abdelwahab Meddeb - Ce que vous dites c’est la « doxa ». Nous n’avons pas à la prendre
à la lettre, même si elle est partagée par 90 % des croyants. Dans la réalité de chaque pays
musulman qui se déclare de la charia, la réalité du droit est tout autre. Ce sont des paroles.
Notre devoir est de la dire, de ne pas laisser l’état de fait non dit, non exprimé, parce que
là, on continue d’entretenir la culture de l’implicite. Un des enjeux de la modernité, c’est
le passage de la culture implicite à l’explicite. L’historicisation se fait par la participation
aux sciences actuelles (au lieu de parler d’orientalisme, je préfère parler d’« islamologie »,
comme science internationale) : pour tous les savants du monde qui travaillent sur l’Islam
et notamment sur le Coran, ce sont des objets de science. Il faut savoir que la plupart des
chercheurs et savants universitaires qui viennent des pays islamiques participent de plus
en plus à la recherche sur l’islamologie comme science internationale (par exemple, dans
la collection « Bouquins » chez Laffont, une encyclopédie de vulgarisation sur le Coran,
« Dictionnaire du Coran » (2007), dirigée par un savant originaire de l’Islam chiite Mohammad Ali Amir Moezzi). Ces chercheurs usent de l’historiographie et de l’instrument
historique, et perçoivent le Coran comme un texte qui a connu une formation, une collation,
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
une constitution, c’est-à-dire qui est entré dans l’historicité. On passe de l’orientalisme
à l’islamologie comme science, parce que ce que l’on appelait « orientalisme », c’était
vraiment des occidentaux qui travaillaient sur l’Islam. Maintenant il y a des Chinois, des
Indiens, des Sud-Africains et des Japonais et il y a des Musulmans eux-mêmes, c’est très
important et ça ne peut pas ne pas avoir d’effet. Ces véritables accumulations auront des
retombées dans le sens commun à un moment ou un autre. Le travail est en train de se faire.
Sur quoi travaillent ces savants ? Sur la controverse à propos de la formation et de la constitution du Coran, telle qu’elle a eu lieu pendant les quatre premiers siècles de l’Islam. Au
début, on allait presque vers une pluralité de versions coraniques, qui nous auraient donné
deux ou trois Corans, comme nous avons quatre Évangiles canoniques. Cette discussion a
été arrêtée d’une manière autoritaire par le pouvoir théologico-politique vers l’an mille. Et,
d’un coup, le monde musulman est entré dans cette logique de l’a-historicité du Coran et du
fait que sa parole est valable en tout temps, et qu’il s’agit même de la parole de Dieu. Vous
savez qu’il y a eu un débat violent, qui a suscité une guerre civile au début du IXe siècle,
entre deux thèses : le Coran créé et le Coran incréé. Qu’est-ce que le Coran créé ? Il est
certes d’inspiration divine, mais il est passé par la médiation d’une langue humaine, et ça
change tout. Face à cela, le Coran incréé, qui a triomphé historiquement, c’est la parole de
Dieu, telle qu’en elle-même, de toute éternité. Ce sont ces matériaux-là qui sont repris par
les historiens, qui sont encore plus approfondis, donc le travail de l’histoire est en train de
se faire. Et c’est peut-être là la plus belle forme d’ijtihâd. Pourquoi rester dans la logique
traditionnelle de l’ijtihâd ?
Je voudrais revenir sur la question de la complexité. Ce dont souffre l’Islam aujourd’hui,
c’est qu’il s’est dessaisi de la complexité qui a été la sienne, celle que j’ai évoquée tout à
l’heure avec Tabari. Un exemple qui va sans doute vous surprendre à propos d’un événement qui a été célébré récemment : la « fête du sacrifice » (l’Aïd). Que dit le Coran ? Il dit
« Abraham prit son fils », mais ce fils n’est pas nommé. Dans le Tafsîr de Tabari, que je
vous ai cité tout à l’heure, 18 identifient Isaac, et 27 identifient Ismaël. Pourquoi, à partir
de la fin du XIIIe siècle, a-t-on privilégié Ismaël ? J’ai rencontré au printemps dernier, (la
discussion a été passionnante), la plus haute autorité du sunnisme (au sens catholique du
terme, au sens universel) le nouveau président de l’Université al-Azhar, le grand Imam d’alAzhar, Ahmad Tayyib, qui est francophone et francophile, qui est aussi un passionné, (et
cela est très important et c’est cela qui crée son relativisme), du soufisme et d’Ibn ‘Arabi : il
a même traduit en arabe le livre de Michel Chodkiewicz consacré à la théorie de la sainteté
d’Ibn ‘Arabi, « Le sceau des Saints : Prophétie et Sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabi »,
Gallimard 1986. Il m’a dit : « mon rôle est de réintroduire la complexité dans l’édifice théologique car, pour raviver l’Islam, il faut le rendre à sa propre complexité ». Et il va commencer par réintroduire un théologien consensuel de la fin du IXe siècle, al-Ash’ari : c’est
un retour à la fin du IXe siècle qui apportera des lumières aujourd’hui ! C’est un bon début.
C’est vous dire l’état catastrophique des lieux, mais qu’il y a des gens de toutes sortes,
jusqu’à des autorités religieuses de l’islam officiel, qui ont un effet considérable : il ne s’agit
pas seulement des intellectuels en Europe, qui vous semblent peut-être peu porteurs, mais
participent en tous les cas à un mouvement généralisé. Il n’y a pas que la fatalité du funeste
et du catastrophique à laquelle il faut se soumettre. Cela bouge. N’oublions pas que, s’il y a
l’extrême violence et l’extrême inquiétude que projette l’Islam, elle se projette aussi, avant
qu’elle ne parvienne jusqu’à vous, à l’intérieur même de l’Islam. Nombre de musulmans
sont inquiets de l’état déplorable de l’Islam aujourd’hui.
Un participant - Le christianisme n’a pas à être très fier devant l’intégrisme de l’Islam
(Galilée, bûchers du XVIIIe, foulards, épîtres de Paul sur les femmes…) L’Islam suivra
PARCOURS 2010-2011
163
cette évolution, mais le Coran est un texte religieux, (par rapport à ceux qui fondent le christianisme), qui a l’effet un peu pervers de verrouiller cette évolution. Il y a un verset où Dieu
lui-même proposait aux hommes de réfléchir et de lever les ambiguïtés. Il y a beaucoup
d’autres contradictions, d’autres ambiguïtés dans le Coran (exemples : ne fréquentez pas les
infidèles… ne pas utiliser la violence pour parler de la religion et pour chasser les infidèles).
Ibn Kaldhoun, au XIVe siècle, a consacré tout un livre à ce problème. Comment résoudre
les contradictions présentes dans le Coran. S’en tenir au verset le plus récent ? Pour Ibn
Kaldhoun, il n’y a pas de solution certaine. L’apostat est condamné à mort.
Abdelwahab Meddeb - Pour l’apostat c’est très facile à évacuer parce que ce n’est pas explicitement coranique, et il y a même un docteur soudanais, Turâbi (vraiment pas un tendre,
il est même plus qu’à tendance intégriste), qui a sorti un texte récemment pour réfuter la loi
sur l’apostasie. De ce point de vue, il y a moyen de faire bouger les choses. La loi du Talion,
la condamnation à mort, quand on lit de près le texte coranique, on trouve les moyens de
son dépassement. Il ne faut pas désespérer du travail de la déconstruction, de celui que nous
propose l’instrumentalité philologique biblique telle qu’elle a été appliquée par Cuypers.
Le verset « ne fréquentez pas les infidèles… » se trouve dans la sourate 5. Il s’agit d’un
verset de basse intensité, c’est démontré par Cuypers. Qu’il y ait une tendance à chercher à
verrouiller par le Coran, bien sûr, mais il ne faut pas en être la victime. Et puis la violence
coranique, je le répète encore une fois, n’est pas une invention coranique. On est dans la
descendance biblique. Je vais vous rappeler, et je rappelle ça au début de mon livre, trois
occurrences bibliques dont la violence est telle qu’elle n’a pas son équivalent en Islam. Les
Lévites tuèrent 3 000 personnes suite à l’épisode du Veau d’Or sur l’ordre de leur prophète
pontife Moïse (exode 32 28). Josué, successeur du fondateur, ne sera pas en reste, passage
relatant le massacre qu’il fit exécuter suite à la prise de Jéricho (Josué 6 21). De nos jours
la folie intégriste n’est pas que musulmane. Certains littéralistes fanatiques parmi les Juifs
veulent universaliser le jugement d’Amalec par référence au chef des Amalecites que les
Hébreux eurent à combattre parce qu’il les empêchait d’arriver à la Terre Promise (Exode
XVII 8 15).
Une participante - Je me considère comme jeune et de culture musulmane. Est-ce qu’il
faut à tout prix réformer l’Islam pour arriver à la séparation des pouvoirs dans les pays de
culture musulmane, est-ce qu’on peut faire l’économie de ce long travail ?
164
Abdelwahab Meddeb - Écoutez, personnellement je ne m’occupais pas de ce type de question. J’ai été amené à m’en occuper par la force des choses. Je suis revenu à l’Islam quand
j’ai découvert la mystique et j’étais dans un projet de rapport entre écriture poétique et
mystique. Comment la mystique me donnait de l’énergie pour la création poétique. C’était
la seule chose qui me mobilisait hors toute forme de croyance, et j’ai été amené à revenir à
ces questions et à chercher à les déconstruire, à participer à ce débat par la force des choses.
Je veux bien qu’on arrête tout et qu’on passe tout de suite à la séparation, mais je sais que
c’est impossible. Nous en avons besoin. Et si j’ai un reproche que je ferais à Mohammed
Arkoun, que j’aimais : on attendait de lui qu’il soit notre Kant, qu’il crée une œuvre fondatrice. Il ne le fit pas, mais sans des œuvres fondatrices, sans l’épopée du concept, il n’y aura
pas la grande séparation.
Un participant - J’ai bien entendu votre plaidoyer pour la réhabilitation de la pensée complexe. Je ne suis pas du monde musulman, ni par ma culture, ni par ma religion, je suis
athée aussi, et je pense que, même dans le monde non islamique, la pensée complexe est en
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
lourde déchéance et que nous vivons dans une époque où, pour des raisons géopolitiques
que vous n’avez pas évoquées mais qu’on a tous en tête, ce qui domine actuellement dans le
monde, ce n’est pas la pensée complexe, y compris dans l’Occident chrétien, c’est la pensée
binaire, l’essentialisation des gens qui sont porteurs d’une différence. Et je pense que si on
peut espérer qu’un message comme le vôtre porte ses fruits, il faudrait aussi que les gens
qui « sont en face » fassent le même travail chez eux de réhabiliter la pensée complexe, et
de voir dans la différence autre chose qu’un antagonisme et un danger. Ne pensez-vous pas
que le problème se pose autant pour le monde non musulman que pour le monde musulman
lui-même ?
Abdelwahab Meddeb - Si nous vivons cette situation problématique, (et je vois cette vague qui nous submerge et qui risque peut-être de nous emporter), le contexte mondial est
favorable à cela. J’ai souvenir, une fois, en Italie, d’avoir orienté une conférence sur le fait
que la barbarie qui nous vient de l’Islam est la barbarie de nous tous aujourd’hui. C’est cela
qui est dangereux et terrible. Ce matin j’ai évoqué cette nouvelle figure du musulman qui a
été captée d’une manière spectaculaire par un jeune et brillant chercheur franco-marocain
(M. Saghi) qui a travaillé sur « Le Pèlerinage », (un livre qui vient de paraître aux PUF) et
c’est terrible parce que ce sont ces nouveaux musulmans qui sont en phase avec l’époque,
ils vivent un Islam fantasmatiquement épuré et naturellement articulé à la culture du fastfood. Ce sont les cadres de la logique binaire, le produit de la culture du digital. Ce type
d’Islam est datable : construit comme anti-occidentalisme et comme identité alternative
à ce que propose l’Occident, cet islam est né à la fin des années 1920, et il a prospéré en
conjonction avec ce qui a fermenté dans la matrice des Frères musulmans, avec ce qui est
devenu les Wahhabites. Et c’est devenu redoutable lorsque les Wahhabites ont disposé de
la puissance financière des pétrodollars. C’est pour cela que mon livre, « La maladie de
l’Islam » a terriblement choqué en Amérique parce que les Américains étaient prêts à en
accepter toutes ses thèses sauf une, que les Américains n’ont pas supportée, celle où j’ai
démontré, (suite d’ailleurs à des éléments de réflexion qui viennent de certains textes de
Simone Weil), que l’« américanisation » du monde a profité aux islamistes. L’occidentalisation du monde a eu deux phases : d’abord le temps de l’européanisation du monde, puis
le temps de l’américanisation du monde. Ce sont deux temps très différents, et ce mauvais
Islam qui nous vient prospère en ce temps de l’américanisation du monde, qui n’est pas
construit autour des Humanités. J’ajouterai un autre élément qui appartient à l’époque :
c’est l’explosion démographique. Nous sommes passés en 50 ans d’une humanité de deux
milliards à une humanité qui va vers neuf milliards ! Heureusement, des indices nous montrent que l’Islam est en train d’entrer dans une démographie moderne et c’est un signe à
prendre en considération.
Deux nuances, cependant. La référence aux Humanités est très précieuse, mais je la tempère. Lors d’un récent voyage, alors que je suis un familier de Berlin depuis longtemps
(même l’époque où il y avait le mur), lorsque j’ai revu il y a deux ans les attributs des
Humanités (Humboldt Université, et l’Île des musées), ces frontons qui exaltent l’époque
classique avec des citations en latin et en grec, j’ai réalisé que cette machine a fonctionné
dans la barbarie la pire que l’humanité ait connue. Même cette sublimation des Humanités
n’est pas en soi une barrière absolue contre la barbarie. Et l’autre nuance que j’ajouterai,
c’est que malgré tout, ce qu’on pourrait appeler le déclin de l’Occident, la désoccidentalisation du monde, la manière avec laquelle nous avons à réinventer tout cela : (je vous renvoie
au livre de Hakim El Karoui Réinventer l’Occident, (paru chez Fayard), que je trouve pertinent sur cette question), c’est que, quoi qu’on en dise, il y a encore de très beaux restes qui
intègrent la complexité et sont le produit de la complexité.
PARCOURS 2010-2011
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Un participant - J’ai vécu en Syrie et j’y ai vécu le massacre de 1982. Dernièrement j’étais
à une conférence où le conférencier disait : ce n’est pas l’outil qui porte la main, c’est la
main qui porte l’outil. Quand je vois ce qui se passe en France, je ne reconnais rien de ce
qui se passait en Syrie. Je pense que le problème c’est plus une évolution des gens qu’une
évolution du Coran. Vous en parliez avec Tocqueville : pour la France, c’est la continuation
de la guerre d’Algérie d’une autre façon.
Abdelwahab Meddeb - Oui, l’Algérie… Il faut s’en occuper sérieusement. La blessure
algérienne c’est une affaire, c’est un sujet de méditation, c’est une question qui est loin
d’être épuisée, et, forcément, elle fera retour parce que l’intelligence n’en est pas achevée
dans ce pays.
Un participant - Pour continuer sur cette question de la complexité qui est fondamentale en
France aussi : dans la complexité, ne faut-il pas introduire la politique et le social ?
Un participant - On sait qu’un musulman ne peut pas changer de religion ou ne pas en
avoir. Mais on ne sait pas que la France a toléré que cela soit inscrit dans les statuts du
CFCM (Conseil Français du Culte Musulman).
Abdelwahab Meddeb - Je l’ignore et j’en suis consterné. Vous savez, cette histoire de
changement de religion, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, mais le démenti est là. Ils n’ont
qu’à s’attaquer à Obama : il était musulman, il ne l’est plus, alors allez-y. Cette histoire est
ridicule, elle échappe de toutes parts. Il y a quelque chose de passionnant : un des fils d’un
des grands chefs historiques du Hamas s’est converti au christianisme, et ça a rendu fou
plus d’un à Gaza.
Un participant - Qu’est ce qu’il faut faire ?
Abdelwahab Meddeb - Il ne faut pas confondre le respect, là où il mérite d’être situé, et
l’abdication. Il y a des principes que, personnellement, dans ce pays, je défendrai de toutes
mes fibres : si j’ai choisi d’être ici, c’est pour les raisons de la grande séparation. J’ai écrit,
sur cette question de la consubstantialité et de la grande séparation, un article qui paraîtra
dans le numéro de janvier de la revue Esprit. Enfin, bien sûr qu’il y la politique et la question sociale… Vous nous en demandez trop, nous sommes de très humbles arpenteurs de la
pensée, qui bricolons, qui tâtonnons, qui trébuchons…
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Le 4 décembre 2010
Abdelwahab Meddeb : Du choc des civilisations…
Bibliographie récente d’Abdelwahab Meddeb :
La Maladie de l’islam, éd. du Seuil, Paris, 2002
l Face à l’islam, entretien avec Philippe Petit, éd. Textuel, Paris, 2003
l Saigyo. Vers le vide avec Hiromi Tsukui, 2004
l L’Exil occidental, éd. Albin Michel, Paris, 2005
l Tchétchénie surexposée avec Maryvonne Arnaud, 2005
l Contre-prêches, éd. du Seuil, Paris, 2006
l Islam, la Part de l’Universel, 2006
l La Conférence de Ratisbonne : enjeux et controverses, avec Jean Bollack et Christian
Jambet, éd. Bayard, Paris, 2007
l Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, éd. du Seuil, Paris, 2008
l Pari de civilisation, éd. du Seuil, Paris, 2009
l La plus belle histoire de la liberté, avec Nicole Bacharan et André Glucksmann, 2009
l Les femmes, l’amour et le sacré, ouvrage collectif, avec notamment Michael Barry, Jean
Clair et Olivier Germain-Thomas, 2010
l Le voyage initiatique, ouvrage collectif, avec notamment Giorgio Agamben, Jean-Luc
Nancy et Barbara Cassin, 2011
l Printemps de Tunis, la métamorphose de l’histoire, éd. Albin Michel, Paris, 2011
l
Note bibliographique sur Mohammed Arkoun,
par Habib Samrakandi
Le Professeur Mohammed Arkoun (décédé le 14 septembre 2010) a jugé inutile
d’entreprendre une énième traduction du texte coranique. Il s’est contenté de travailler à partir de la nouvelle traduction de Kasimirski de 1862, passée au domaine
public d’usage gratuit. Le Professeur Arkoun a ajouté des modifications mineures.
Il a vivement souhaité la mise en place d’une équipe académique pluridisciplinaire,
semblable à celle fondée par l’École Biblique et Archéologique française de Jérusalem.
La réédition du Coran traduit par Kazimirski (interprète de la Légation française
en Perse) a bénéficié d’une chronologie culturelle et d’une préface du Professeur
Arkoun, qui a pour but, selon son auteur, de répondre à la question : « Comment lire
le Coran ? ». L’orientation bibliographique proposée par le Professeur Arkoun est
encore d’actualité. Elle est complétée par les références signalées par A. Meddeb
lors de sa conférence.
Signalons en conclusion que les traductions réalisées depuis 1970 n’ont rien ajouté
de décisif au texte coranique (André Chouraqui, Jacques Berque, Malek Chebel).
Cependant l’ouvrage de Jacques Berque « Lire le Coran » présente un grand intérêt.
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