théodore de neuhoff roi de corse - Médiathèque Culturelle de la
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Aujourd’hui encore de grandes interrogations planent sur l’aventurier qui sillonna toute l’Europe en quête de gloire et richesse. Reprenant pas à pas, lettre après lettre, rapport après rapport, l’itinéraire d’errance du baron, l’auteur propose ici une lecture historienne minutieuse, à partir d’archives souvent inédites. Elle remet en perspective les événements méconnus et permet aussi de mieux connaître son portrait psychologique, sans doute le plus fidèle qui ait été tracé à ce jour. 20 € 978-2-84698-426-3 UMR 6240 LISA Théodore_Couv.indd 1 Un aventurier européen du XVIIIe siècle Antoine Laurent Serpentini THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Bibliothèque d’histoire de la Corse Bibliothèque d’histoire de la Corse Antoine Laurent Serpentini THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Le 5 avril 1736, Anton Francesco D’Angelo, le vice-consul de France en poste à Bastia, informe le ministre Maurepas de l’accostage, quelques jours auparavant à Aléria, d’un navire anglais que l’on dit avoir été armé par le consul d’Angleterre à Tunis. A mis pied à terre un « Personnage » habillé à la longue d’un habit écarlate, portant épée, canne, perruque et chapeau. Les chefs corses qui se sont déplacés pour le recevoir lui donnent le titre d’excellence et de roi de Corse. Bientôt l’on apprendra qu’il s’agit de Théodore, baron de Neuhoff, qui se proclame par ailleurs lord anglais et Grand d’Espagne. Un rapport anonyme, rédigé courant d’août, le décrit comme un homme de bonne prestance, de haute stature et à l’embonpoint prononcé qui parle italien avec un fort accent allemand. Dès les premiers jours, il ne cache pas son intention de ceindre la couronne de Corse, ce qui adviendra le 15 avril. Débute alors un règne éphémère de sept mois qui permit à la révolte des Corses contre les Génois de rebondir. Mais, bien plus que ce règne d’un été, encore mal connu, c’est la longue dérive qui suivit son exil et sa fin miséreuse qui enflammèrent l’imagination de ses contemporains. Les plumes acérées de Voltaire, du marquis d’Argens ou encore d’Horace Walpole sculptèrent définitivement ensuite la statue du roi Théodore. THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Un aventurier européen du XVIIIe siècle Antoine Laurent Serpentini Professeur d’histoire moderne à l’université de Corse Pasquale Paoli et membre de l’UMR CNRS Lisa, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles traitant de la Corse génoise aux Temps modernes. Il a par ailleurs dirigé en 2006, aux éditions Albiana, le Dictionnaire historique de la Corse. Università di Corsica • Università di Corsica 14/12/2011 09:25:33 Bibliothèque d’histoire de la Corse Collection dirigée par Antoine Laurent Serpentini Déjà parus La distribution des prix Le temps de l’éloquence au lycée de Bastia (1846-1903) Eugène F.-X. Gherardi, 2011 Les Lucciardi Une famille corse de poètes et d’instituteurs Eugène F.-X. Gherardi, 2010 L’Imprimerie en Corse des origines à 1914 Aspects idéologiques, économiques et culturels Vanessa Alberti, 2009 Esprit corse et romantisme Notes et jalons pour une histoire culturelle Eugène F.-X. Gherardi, 2004 Histoire de l’École en Corse Ouvrage collectif dirigé par Jacques Fusina, 2003 L’âme des pierres Sculpture et architecture, deux composantes de l’art préhistorique de la Corse François de Lanfranchi, 2002 La coltivatione Gênes et la mise en valeur agricole de la Corse au XVIe siècle Antoine Laurent Serpentini, 1999 Theodore_intok_cs3.indd 2 14/12/2011 09:45:28 Antoine Laurent Serpentini Théodore de Neuhoff, roi de Corse Un aventurier européen du XVIIIe siècle Bibliothèque d’histoire de la Corse • Università di Corsica Theodore_intok_cs3.indd 3 14/12/2011 09:45:28 Ouvrage coordonné par Christophe Luzi, Université de Corse/UMR CNRS 6240 LISA Principales abréviations Paris. Archives nationales : Paris. A.N. Paris. Archives du ministère des Affaires étrangères – Correspondance politique : Paris. A.M.A.E., C.P. Gênes. Archivio di Stato de Gênes : A.S.G. Turin. Archivio di Stato de Turin : A.S.T. Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse : B.S.S.H.N.C. Archives départementales de la Corse-du-Sud : A.D.C.S. Archives départementales de la Haute-Corse : A.D.H.C. N.B. Pour toutes les citations figurant dans le texte, nous avons tenu à respecter et à reproduire la graphie originelle. Theodore_intok_cs3.indd 4 14/12/2011 09:45:29 Avant-propos Le 5 avril 1736, Anton Francesco D’Angelo, le vice-consul de France en poste à Bastia, informe le ministre Maurepas de l’arrivée, quelques jours auparavant, à la plage d’Aleria d’un navire anglais que l’on dit avoir été armé par le consul d’Angleterre à Tunis. A mis pied à terre un « Personnage » habillé à la longue d’un habit écarlate, portant épée, canne, perruque et chapeau1 et ayant à sa suite un lieutenant-colonel, un secrétaire, un maître de chambre, un majordome, un chapelain, un cuisinier et trois esclaves maures, quatre domestiques dont un Sicilien, un Livournais, le fils d’un capitaine nommé Bagnio, le fils du secrétaire du ministre Silva, consul d’Espagne à Livourne, faisant en tout treize personnes2. L’on a déchargé dix canons, quatre gros et six moyens, plus de mille fusils autant d’habits et deux mille paires de souliers à la turque ou babouches, plusieurs ballots, des provisions, des cassettes remplies d’or et d’argent et une caisse doublée de lames de fer, bien ouvragée avec des poignées d’argent, remplie de sequins de Barbarie. Les chefs corses qui se sont déplacés pour le recevoir lui donnent le titre d’excellence et de roi de Corse3. Cet événement, qui survient au moment où l’on entrevoyait un règlement négocié des affaires de Corse consécutivement à l’essoufflement de la deuxième révolte, surprend les cours européennes et inquiète la république de Gênes bien plus qu’il n’intéresse ou amuse les gazettes qui en fait n’en traiteront qu’épisodiquement. Aussi toutes les chancelleries sont-elles assaillies par leurs ministères de tutelle de demandes d’informations complémentaires concernant l’identité de cet homme qui est, selon l’expression de Campredon, « déguisé en Arménien4 ». 1. Lettre d’Anton Francesco D’Angelo, vice-consul de France à Bastia, au comte Jean Frédéric Phélypeaux de Maurepas, ministre de la Marine de Louis XV, Bastia, le 5 avril 1736. Paris, A.N., série AE-B1-199.1. Le correspondant anonyme à Bastia du comte Balbo Simeone de Rivera, ambassadeur de Sardaigne à Gênes, reprend cette description et précise que le « Personnage » porte moustaches. Bastia, le 6 avril 1736. A.S.T., Lettere ministri, Genova 15-16. 2. Lettre de D’Angelo à Maurepas. Ibidem. 3. Ibidem. 4. Lettre de Jacques de Campredon, envoyé de France à Gênes, à Maurepas, ministre de la Marine de Louis XV. Gênes, le 26 avril 1736. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd 5 14/12/2011 09:45:29 6 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Nous verrons combien les réponses, du moins dans un premier temps, furent variées et approximatives, voire fantaisistes. Bientôt l’on apprendra qu’il s’agit de Théodore, baron de Neuhoff, qui se proclame par ailleurs lord anglais et Grand d’Espagne. Un rapport anonyme, rédigé dans le courant août, le décrit comme un homme de bonne prestance, de haute stature et à l’embonpoint prononcé qui parle italien avec un fort accent allemand. Dès les premiers jours, il ne cache pas son intention de ceindre la couronne de Corse, ce qui sera chose faite le 15 avril. Cet avènement surprenant consternera les Génois et fera dire par dépit au marquis de Rivarola, leur commissaire général en Corse, qu’un arlequin s’est travesti en prince5. Débute alors un règne éphémère de sept mois qui permit à la révolte des Corses de rebondir. Il fut riche en événements divers qui, même s’ils ne marquèrent pas profondément l’histoire insulaire, conférèrent à leur principal auteur une dimension que rien dans son parcours passé n’aurait pu laisser imaginer. Mais, bien plus que ce règne d’un été, encore mal connu et magnifié par les mémoires par trop complaisantes de Sebastiano Costa ou encore par la musique de Giovanni Paisiello inspirée par Il Re Teodoro in Venezia de Jean-Baptiste Casti, c’est la longue dérive qui suivit son exil et sa fin miséreuse qui enflammèrent l’imagination des contemporains et sculptèrent définitivement la statue du roi Théodore sous les plumes acérées de Voltaire, du marquis d’Argens ou encore d’Horace Walpole. 5. Sebastiano Costa, Mémoires 1732-1736. Édition critique, traduction et notes par Renée Luciani. Éditions Atalta, Aix-en-Provence et éditions A. et J. Picard, Paris, 1975, t. 2, p. 151. Theodore_intok_cs3.indd 6 14/12/2011 09:45:29 CHAPITRE 1 Un événement extraordinaire Un navire battant pavillon anglais accoste à Aleria Théodore débarqua-t-il vraiment à Aleria le 12 mars 1736 comme l’affirment ses deux biographes1, ou quelques jours plus tard comme le prétendent, sans d’ailleurs étayer davantage leurs assertions, des mémorialistes du XVIIIe siècle ou du début du siècle suivant ? À l’appui de la seconde thèse s’inscrivent d’abord Carlo Rostini qui, écrivant ses « mémoires » dans les années 1750-17532, avance la date du 24 ou 25 mars puis, à quelques décennies d’intervalle, Ambrogio Rossi3 pour qui Théodore débarque en Corse le 20 mars. C’est également la date retenue par Renée Luciani4 qui se fonde sur une analyse serrée des mémoires de Sebastiano Costa, grand chancelier de Théodore, bien que ce dernier semble fâché avec toute notion de chronologie. Quoique l’écart entre ces différentes dates soit faible et se situe entre huit jours et deux semaines, la question n’est pas de pure forme, car selon que l’on retienne l’une ou l’autre hypothèse, il faut interpréter différemment les premiers pas de Théodore dans son futur royaume. Sa correspondance (étudiée au chapitre IV) plaide en faveur de la date la plus ancienne. Ainsi la première lettre, reçue par le baron Bernard de Drost, signée « Baron de Neuhoff élu roi de Corse », est datée du 18 mars à Cervione et deux autres missives adressées au sieur Marneau et au comte Beaujeu de La Salle, datées respectivement du 26 mars et du 12 avril et toutes deux signées Théodore Ier, vont dans le même sens. Par contre, Michel Calvo de Silva est un des premiers, parmi les diplomates en poste dans le grand port toscan, à préciser, dès le 9 avril, que le navire 1. André Le Glay, Théodore de Neuhoff roi de Corse, Monaco/Paris, 1907, p. 1, et Antoine Marie Graziani, Le roi Théodore, Tallandier, 2005, p. 11, qui cependant nuance ses estimations dans une note du chapitre 3 et semble admettre que la version de Rostini est la plus plausible. 2. Mémoires de Rostini, texte revu par MM. P. & L. Lucciana et traduit par M. l’abbé Letteron ; in B.S.S.H.N.C., Bastia, 1882, t. 2, p. 3. 3. Ambrogio Rossi, Osservazioni Storiche sopra la Corsica dell’abbate, publié par l’abbé Letteron, in B.S.S.H.N.C., Bastia, 1898, livre septième. 4. Sebastiano Costa, Mémoires 1732-1736, op. cit., t. 2, p. 12, note 3. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:7 14/12/2011 09:45:29 8 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Galera Riccardo du capitaine Richard Ortega, qui a amené Théodore en Corse, est parti de Tunis le 15 mars et qu’il a ensuite relâché à Livourne le 28. Ce que semblent confirmer les dires dudit capitaine Ortega, lequel, effectivement arrivé à Livourne le 28 au soir, affirme être parti de Tunis (mais en droite ligne) treize jours auparavant, c’est-à-dire le 15. Or, sur la base d’une vitesse moyenne de quatre nœuds nautiques l’heure, ce qui est la norme de l’époque, il fallait par temps favorable au minimum trois jours (3 x 24 heures) à un navire pour aller de Tunisie en Corse, et il est tout à fait plausible que par vent contraire ou en cas de gros grain il n’ait pu effectivement accoster à Aleria qu’entre le 20 et le 24. Il aurait d’ailleurs effectivement abordé dans l’île le 21 mars, si l’on en croit la déclaration d’un des compagnons de Théodore, Everardo Antonio Bondelli, recueillie le 8 avril par Bartolomeo Domenico Gavi, le consul génois à Livourne5. D’autre part, si l’on retient pour date d’arrivée le 12 mars, comment expliquer que l’on a attendu le 15 avril, c’est-à-dire plus d’un mois, pour procéder au sacre du nouveau roi ? Alors que par ailleurs Carlo Rostini prétend que tout ce qui s’est déroulé depuis l’arrivée de Théodore jusqu’à son couronnement n’est que l’application d’un accord conclu à Gênes entre ce dernier et des émissaires corses. Ce qui, si cela est exact, aurait effectivement permis d’accélérer sur place le processus de l’élection au trône de Corse. Cambiagi6 affirme même, sans pourtant en apporter la preuve, qu’il serait venu dans l’île avec le titre de roi et qu’il aurait été reconnu comme tel par une assemblée restreinte tenue à Cervione dès le 17 mars. Enfin, si l’on suit le consul Gavi, Théodore lui-même aurait confirmé cette hypothèse, à sa sortie de prison le 6 ou le 7 septembre 1735. Avant son départ pour Tunis, lors d’une de leurs fréquentes conversations, il aurait affirmé sans ambages au chapelain de la Nation allemande à Livourne que l’on aurait dû avoir plus d’égards pour sa personne car « s’il avait voulu être roi de Corse cela lui avait été proposé7 ». Témoigne également en faveur de cette hypothèse la teneur de la lettre que Théodore, à peine débarqué dans l’île, adresse aux primats8. Si l’on accepte cette version, on comprend mieux que le baron de Neuhoff puisse signer avant le 15 avril, date de son couronnement officiel, d’un majestueux « Théodore 1er roi de Corse », et dans le cas contraire, il faudrait voir dans l’affichage pour le moins prématuré de cette titulature, une imposture de plus à mettre à l’actif du futur monarque. Le baron, sans doute désireux en la circonstance de prendre rapidement des initiatives, veut laisser entendre que sa position est déjà bien établie et espère donner par ce subterfuge plus de poids à ses demandes de soutien auprès de différentes cours européennes. Cette hypothèse, 5. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 6. Giovacchino Cambiagi, Istoria del Regno di Corsica, Livourne, 1771, t. 3, p. 84. 7. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 8. Costa, t. 2, p. 17, Rostini, t. 2, p. 9. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:8 14/12/2011 09:45:29 9 UN ÉVÉNEMENT EXTRAORDINAIRE ainsi que celles avalisant des accords précis entre Théodore et certains chefs insulaires, qui lui auraient assuré la couronne de Corse bien avant son arrivée dans l’île, est d’ailleurs à retenir et à mettre en relation avec les précédentes, indépendamment de la date acceptée pour son débarquement. En vérité, il nous semble que les déclarations du capitaine Ortega qui font arriver Théodore en Corse après le 20 mars doivent être admises comme étant les plus plausibles, sauf à suggérer des débuts plus difficiles pour le futur roi que ceux que nous allons évoquer. Les Corses subissent en effet un échec cuisant devant San Pellegrino le 16 mars 17369 et il aurait été vraiment de mauvais augure que le futur souverain y soit associé. D’ailleurs, s’il en était allé autrement, comment imaginer que les Génois n’aient pas été informés plus tôt de la présence d’un tel trublion dans une île en révolte, surveillée avec tant d’angoisse depuis leurs forteresses du littoral ? Or, la première relation officielle faisant référence à cet événement date du 3 avril. Elle est due à Anton Francesco D’Angelo vice-consul de France à Bastia qui informe Versailles du débarquement en Corse d’un « Personnage sur un navire portant pavillon anglais10 ». En fait, comme en témoigne une lettre du gouvernement génois à Giovan Battista Gastaldi, son représentant à Londres, Théodore serait bien débarqué à Aleria le 21 mars11. L’arrivée du « Personnage » est donc officiellement annoncée par D’Angelo une dizaine de jours après la date de débarquement que nous retenons, et ce décalage ou retard nous paraît déjà bien important, concernant l’agent consulaire français que nous savons très à l’écoute des affaires de Corse depuis le préside génois. On peut, bien sûr, imaginer que le goût du secret, cultivé à l’extrême par les autorités ligures, ait empêché cette nouvelle de filtrer dans la capitale corse pendant quelques jours, mais il était quasiment impossible pour leurs agents de maintenir le black-out sur cette information pendant trois semaines comme cela serait le cas si l’on privilégiait la date du 12 mars. Par contre l’identité du personnage sera plus difficile à établir. 9. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre de Rivarola au Sénat en date du 18 mars. Dans les correspondances du 21 et 23 mars, l’arrivée de Théodore n’est toujours pas évoquée et à cette dernière date Giacomo Francesco Pietri de Taglio de Tavagna arrive à Bastia avec mandat des rebelles pour entamer des négociations avec le commissaire général. Ibidem. 10. Paris, A.N.-AE-B1-199.2. 11. A.S.G, Archivio segreto, filza 2286. « Doge, Governatori e Procuratori della Republica di Genova, M. co. nostro segretario Gastaldi, Dall. Massimo nostro Comissario generale della Bastia, abbiamo avuto giustificato aviso, che nel giorno 21 marzo p.p. approdasse in Corsica, cioè alla spiaggia d’Aleria una navette inglese/ / e che sopra d’essa vi era un personaggio. » Theodore_intok_cs3.indd Sec1:9 14/12/2011 09:45:29 10 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Et débarque un personnage inconnu… À Gênes, les Sérénissimes Collèges réagissent le 31 mars par une demande d’informations concernant « le Personnage », adressée à leur consul à Livourne, Bartolomeo Domenico Gavi. Le consul Gavi est, dans cette ville, au cœur d’un vaste et apparemment efficace système de renseignement génois qui couvre les principaux ports et places de la Méditerranée. Il surveille personnellement et fait surveiller par ses agents tous les Corses réfugiés ou transitant par le port des Médicis, et bien des courriers de la République destinés au gouverneur de Corse passent par ses mains. Il réceptionne aussi les rapports de ses collègues en poste dans d’autres villes, qu’il transmet aussitôt au gouvernement génois et, selon leur teneur, également au gouverneur de Corse. Dans un courrier à ce dernier, il l’informe d’un probable débarquement à Aleria d’une cargaison d’armes transportée par une felouque sous pavillon maltais, expédiée par les Corses de Naples. Aux demandes d’informations concernant le « Personnage » débarqué à Aleria, Gavi dans un premier temps erre, tâtonne, et, dans sa réponse en date du 4 avril, suggère qu’il pourrait bien s’agir d’un ancien esclave de Livourne qui, s’étant racheté avec deux de ses compagnons de misère (dont le signalement correspond assez bien à celui des esclaves qui accompagnent effectivement Théodore), aurait avec ces derniers acquis une cargaison de poudre et d’armes pour l’introduire en contrebande à Alger. Après quelques vicissitudes, ils se seraient abouchés avec les Corses résidant dans cette ville et avec le bey pour conduire le tout dans l’île. Mais Gavi parle au conditionnel, demande à son gouvernement de lui fournir tous les renseignements dont on dispose sur cette affaire, s’engage à en faire autant et assure qu’il va poursuivre son enquête. Le jour même, il transmet également ces informations au commissaire général à Bastia. Dans la capitale insulaire, on n’en sait guère davantage. Le jour précédent, par sa lettre du 3 avril, Anton Francesco D’Angelo n’a pu se faire, auprès du comte de Maurepas, ministre de la Marine, que l’écho des rumeurs qui circulent dans la ville : Cette affaire surprend tout le monde, qui dit qu’il est un neveu du bey de Tunis en fuite, qui dit du roi du Maroc et qui dit qu’il s’agit d’un personnage camouflé sous le nom d’un autre prince. Enfin les affaires vont mal pour les Génois, ce qu’il en est vraiment, Dieu seul le sait, une affaire bien mystérieuse en vérité, et de tout ce qu’il adviendra Votre Excellence en sera informée12. Le 8 avril, Bartolomeo Domenico Gavi, demeure toujours aussi évasif que D’Angelo pour ce qui concerne l’identité du mystérieux personnage qui a débarqué sur les côtes de Corse. Pour lui, selon les bruits courant dans Livourne, il pourrait s’agir du « marquis de Ripperda », lequel bien pourvu en argent, vient 12. Paris, A.N., liasse AE-B1-199.2. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:10 14/12/2011 09:45:29 11 UN ÉVÉNEMENT EXTRAORDINAIRE d’Alger avec l’intention de passer à Tunis, ou bien du prince « Rakòczi » ; mais d’autres prétendent que ce pourrait être un renégat génois, beau-frère du bey déchu de Tunis. Le jour suivant, 9 avril, Calvo de Silva n’est guère plus explicite. Calvo de Silva13, qu’il ne faut pas confondre avec le marquis Odoardo da Silva, consul d’Espagne à Livourne, est une sorte d’agent consulaire en poste dans la même ville qui agit, soit sous l’autorité du consul de France, Monsieur de Bertellet, soit, plus vraisemblablement, sous celle du comte Lorenzi (ou Lorensi), le chargé d’affaires français à Florence. Sa correspondance avec Versailles double systématiquement celle du consul Bertellet, mais les informations fournies concernant la Corse sont généralement moins riches et moins fréquentes. Il pense lui aussi que le personnage en question pourrait être le duc de Ripperda, qui, venant de Tétouan et Alger, serait passé ensuite à Tunis, apparemment muni de beaucoup d’or. À cette dernière date, le mystère de l’identité du « Personnage » n’a donc pas encore été percé, mais Gavi a réussi à découvrir celle du commandant du navire qui l’a déposé sur le rivage corse et qui a ensuite mouillé à Livourne le 28 mars. Il s’agit donc du capitaine Richard Ortega, plus connu sous l’appellation de capitaine Dick. Il est de nationalité anglaise et navigue sous le pavillon de cette nation. Plus précisément, le capitaine Dick est le fils naturel d’une esclave grecque et d’un certain Richard Laurens ou Lawrence, consul anglais à Tunis, qui serait propriétaire ou actionnaire dudit navire. Le consul Gavi s’est rendu en personne sur le front de mer pour observer le navire de loin. Il s’agit d’un petit bâtiment à trois mâts – chacun portant un pennon rouge – sans canon, avec un canot à la proue. Celle-ci est ornée d’une figure représentant une statue de femme ou d’amazone vêtue de rouge mais avec le buste peint en vert et le visage couleur chair. Faute d’avoir pu rencontrer le capitaine qui refuse de quitter son bord, le consul génois a profité de la venue à Livourne d’Horace Mann, le chargé d’affaires anglais à Florence, pour lui faire des représentations à ce propos et se plaindre du fait que ce capitaine Ortega ait osé contrevenir aux ordonnances de Sa Majesté britannique faisant interdiction à ses sujets de porter aide et assistance aux rebelles de Corse. Le résident, après avoir lu avec attention les représentations de Gavi, assure ce dernier qu’il obligera Ortega à se rendre dans les locaux de la Sanità, afin de l’informer officiellement des peines encourues et que par 13. Michel Calvo de Silva, de son vrai nom Gomez de Silva, appartient à une famille d’origine portugaise qui fait partie au XVIIIe siècle de l’élite de la Nation juive de Livourne. Son père, Samuel, s’est installé dans cette ville en 1686 où il décédera en 1725. Le fils aîné de Michel, prénommé Samuel comme son grand-père, continuera, après lui, à jouer le rôle d’informateur officieux du ministre français de la Marine jusqu’en 1778. Voir à propos de la famille Calvo de Silva, l’excellente étude de Jean-Pierre Filippini dans son incontournable ouvrage Il Porto di Livorno e la Toscana (1676-1814), edizioni Scientifiche Italiane, Naples 1998, 3 vol., vol. 3, p. 11-48. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:11 14/12/2011 09:45:29 12 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE ailleurs il rendra compte de tout cela à l’amirauté à Londres pour qu’il soit puni selon les lois en vigueur14. Un baron allemand prénommé Théodore Ces bonnes paroles apportent un peu de baume au cœur du consul, ulcéré par l’attitude désinvolte d’Ortega à son égard. Il dit espérer que la Sérénissime saisira officiellement le gouvernement anglais de cette affaire et paraît plus que jamais disposé à identifier le fameux « Personnage inconnu » qui commence à tant intéresser les chancelleries. A-t-on affaire à un Allemand, comme l’affirment les Corses qui se prévalent déjà du soutien de l’Empire, ou à un Turc, comme le susurre et tente d’en accréditer l’idée le commissaire général génois Paolo Battista Rivarola dans le but de le discréditer15? Tous les diplomates, notamment ceux en poste à Gênes et à Livourne, cherchent fébrilement une réponse. De Bastia, le 5 avril, D’Angelo s’interroge toujours sur son identité16. En fait, une fois encore Bartolomeo Domenico Gavi va prendre tous ses collègues de vitesse. Le 13 avril, il est en mesure de révéler au Sérénissime Sénat de Gênes l’identité du « Personnage travesti » qui a été débarqué, il y a quelques jours, sur la plage d’Aleria par le bâtiment Galera Riccardo du capitaine Riccardo Ortega et qui depuis intrigue et inquiète tant la classe dirigeante de l’État ligure. Il s’agit d’un certain Théodore de Neuhoff, originaire de Westphalie, ou encore de l’État de Juliers17. Il aurait un oncle, commandeur de l’ordre des Chevaliers teutoniques, demeurant à Cologne. Il se dit également apparenté au commandeur Drost de Senderen en Westphalie. D’après Gavi, ils sont tous bons catholiques, mais les ancêtres dudit Neuhoff étaient luthériens. Pour ce qui est de sa stature et traits distinctifs, Théodore est décrit comme étant de belle apparence et ayant des manières nobles et galantes annonçant la bonne naissance, ce qui, d’ailleurs, s’avérera être le cas. Il maîtrise parfaitement de nombreuses langues étrangères, « y compris la moscovite » et il est tout autant habile et enjôleur. Toujours d’après Gavi, il a été colonel dans les armées de Sa Majesté impériale, puis lieutenant-colonel en Espagne d’où il fut renvoyé pour mauvaise conduite. 14. Cependant, dans une correspondance à son ministre en date du 14 avril, le comte de Lorenzi précise qu’Horace Mann aurait aussi conseillé aux Génois « de ne pas faire trop de bruit de cette contravention, qui était la première, non seulement parce que le capitaine pourrait trouver de quoi se justifier en supposant d’avoir été forcé à aborder en Corse, mais encore parce qu’on croirait que cette affaire fut de grande conséquence ». Paris A.M.A.E., C.P., Florence, vol. 87. En fait, il semble que les Anglais comme les Français jouent cyniquement avec les nerfs des Génois. 15. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre du 11 avril au Sénat. 16. Paris, A.N.-AE-1-199.2. Lettre adressée au ministère en date du 5 avril. 17. Giuliers, écrit Gavi. Ancienne principauté de l’empire germanique, sise sur la rive gauche du Rhin, incorporée à la Rhénanie-Westphalie. Capitale Juliers, ville principale Aix-la-Chapelle. Le traité de Xanten (1614) donna Clèves à l’électeur de Brandebourg et Juliers et Berg au comte de Neubourg. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:12 14/12/2011 09:45:29 13 UN ÉVÉNEMENT EXTRAORDINAIRE Il aurait ensuite parcouru le monde, et, il y a quelques années, il vint à Livourne où, par l’intermédiaire du chapelain de la Nation allemande, qui le connaissait, il entra en contact avec les Sieurs Everardo Giuseppe et Gherardo Michele Jabach, négociants juifs de Cologne établis dans le port toscan, à qui il emprunta la somme de 515 pezze de 8 réaux18, garantie sur la place de Cologne. Cet engagement n’ayant pas été respecté, à la demande des Jabach, Théodore fut jeté en prison pour dettes lorsqu’il revint à Livourne courant mai 1735 et il y resta quelques mois. Étant tombé malade, il fut ensuite transféré à l’hôpital du bagne de Livourne pour recevoir les soins qu’exigeait son état de santé. C’est là qu’il se lia d’amitié avec le directeur du bagne, Rainero Bigani, un homme au passé assez louche, qui s’entremit pour le faire libérer. Il présenta Théodore à Jean-Baptiste Marchese, originaire de Prà sur la Riviera de Gênes, patron de la tartane Notre-Dame du Rosaire et saint Antoine de Padoue, battant pavillon génois, et ce dernier se porta officiellement garant pour lui auprès des sieurs Jabach. Bigani prit à sa charge les dépenses de captivité de Théodore, que celui-ci oublia ensuite de lui rembourser et il en fut de même des quinze pezze qu’il lui prêta à sa libération. Grâce à ces diverses interventions, Théodore sortit de prison le 7 ou le 8 septembre 1735. C’est du moins ce que nous dit le consul Gavi dans sa lettre du 13 avril 1736, suite à son entretien avec le chapelain de la Nation allemande, lequel ne semble plus porter Théodore dans son cœur et se révèle prolixe en renseignements divers. Il précise, entre autres, au consul génois les traits distinctifs de la silhouette de Théodore, ainsi que les caractéristiques des armes figurant sur son sceau, à savoir trois cercles blancs enchaînés sur fond noir. Gavi réussit à en trouver un exemplaire auprès du consul impérial à qui Théodore, depuis sa prison, avait adressé maints courriers. Si le consul les avait détruits, en revanche il avait conservé à son habitude les cachets de cire. Il confia sans difficulté l’un de ceux-ci à Bartolomeo Domenico Gavi, lequel s’empressa de le faire authentifier par ledit chapelain, puis par les banquiers Blacchuel’ & Clarch’ qui détenaient une lettre de change de neuf sequins signée par Théodore et enfin par les frères Jabach et leurs employés. D’après les renseignements ainsi recueillis par Gavi, Théodore à sa sortie de prison aurait pris langue avec un père franciscain corse, se serait aussi entretenu avec des prêtres insulaires et d’autres personnes de cette nation, puis se serait embarqué pour Tunis, sur le navire du capitaine Dick, muni d’une lettre de recommandation fournie par Rainero Bigani à l’attention de son beau-frère, un certain Leonardo Buongiorno, médecin de l’hôpital de Tunis, chez qui le futur roi résida19. 18. Il s’agit vraisemblablement de la pièce d’argent espagnole de 8 réaux qui valait à cette époque 5 lires 13 sous 4 deniers. 19. En fait, les autorités génoises confirment toutes ces informations à leur ambassadeur à Londres, Giovan Battista Gastaldi, dès le 12 avril. Lettre du gouvernement génois à Gastaldi, A.S.G., Archivio segreto, Theodore_intok_cs3.indd Sec1:13 14/12/2011 09:45:29 14 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Gavi décrit Théodore comme étant versé dans la pratique de la chimie et l’étude de minéraux précieux tels l’or et l’argent, et le dit beau parleur et persuasif. Cela lui aurait permis d’extorquer 4 000 pezze à Ricardo Lawrence, le consul britannique à Tunis. Il dut essayer d’en obtenir bien davantage du bey, dont il fréquentait assidûment la cour, mais sans trop de succès semble-t-il ; celui-ci se contentant de lui manifester officiellement une discrète bienveillance qui pouvait éventuellement laisser envisager un soutien occulte. Selon d’autres sources, c’est auprès de marchands d’origine grecque, en relation d’affaires avec le médecin Buongiorno, que Théodore réussira à compléter de façon conséquente le pécule qui lui permettra de préparer son expédition de Corse. Entre-temps, pour se refaire une virginité politique et sociale, ou bien cédant peut-être à un penchant naturel – il ne faut jamais douter de rien s’agissant d’hommes de cette trempe, toujours capables du meilleur comme du pire20 – il consacra une faible partie de l’argent ainsi engrangé au rachat de quelques captifs corses. Il fit ainsi libérer le patron Antonio Tommasi de Pino pour 200 sequins et un certain Quirico également corse, qui était estropié des membres inférieurs21. Il aurait alors confié son désir de délivrer tous les Corses pourrissant dans le bagne de cette ville. Il préféra cependant racheter pour cinq cents sequins Maometto Montecristo, un esclave tunisien, ainsi que deux jeunes Turcs dont il sera question par ailleurs. C’est là, et de loin, la description la plus précise du « Personnage » que nous aient livrée les chancelleries. Le consul de France à Livourne M. de Bertellet, par exemple, se révèle bien moins précis, tout en véhiculant comme ses confrères quelques bribes de vérités assaisonnées de commentaires et d’interprétations peu élogieuses. D’après lui, « le Personnage » serait un gentilhomme prussien nommé Théodore. Il aurait servi l’empereur et l’Espagne en qualité de lieutenant-colonel et, dans les deux camps, il aurait été réformé. « Il a battu beaucoup de pays en se conduisant mal partout, dit-il, empruntant de tous côtés et ne payant personne ». Bertellet, en définitive, pense qui si c’est vraiment le même homme que les Jabach firent emprisonner, les Corses n’ont pas grand-chose à en attendre. En fait, entre-temps, Bartolomeo Domenico Gavi a remonté la piste de Théodore jusqu’en Corse et d’après un des passagers de la Galera Riccardo de retour à Livourne, il a appris que ledit Quirico ou Quilico, quitta alors le navire et que le patron Antonio Tommasi ne voulut point en faire autant. filza 2286, 12 avril 1736. 20. Gênes, plus cyniquement, pense qu’il aurait surtout songé à s’assurer les services d’hommes expérimentés connaissant bien les côtes de l’île et susceptibles de favoriser son débarquement. Lettre du gouvernement génois à Gastaldi, A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. Lettre du 12 avril 1736. 21. En fait, si l’on en croit la déposition faite par deux autres captifs originaires de Bonifacio et libérés la même année, il s’agirait de Quilicus Fagianelli. Quant au premier, d’après la même source, il ne s’agirait plus d’Antonio Tommasi de Pino, mais d’un certain patron Francesco du Cap Corse. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:14 14/12/2011 09:45:29 15 UN ÉVÉNEMENT EXTRAORDINAIRE Le consul génois demande à ses interlocuteurs à Gênes de bien vouloir transmettre, dès réception, ces informations aux inquisiteurs d’État, car il n’a pas pu le faire lui-même avant que les portes de Livourne ne soient fermées. Il les informe qu’il a fait parvenir, par une gondole affrétée à cet effet, les mêmes renseignements au marquis Rivarola, commissaire général en Corse. Il ajoute en post-scriptum – ce qui dut mettre particulièrement en rage ses correspondants – que Théodore avait résidé, plusieurs mois auparavant, à Gênes où il était descendu à l’auberge l’Écu de France. Dès le 6 avril, les membres des Sérénissimes Collèges adressent leurs remerciements au consul Gavi pour la précision de ses informations, mais se disent sceptiques quant à l’identité du « Personnage » dont le consul génois à Tunis, un certain Logo, a fourni un signalement divergent. Ils informent Gavi qu’il est plausible que le personnage débarqué à Aleria soit un Corse et qu’il doit faire part de cette interprétation au commissaire général à Bastia22. Cependant Bartolomeo Gavi est sûr de son fait. Il revient donc sur ce point le 18 avril et confirme aux Sérénissimes Collèges qu’il n’y a plus aucun doute en ce qui concerne l’identité du « Personnage » débarqué en Corse par le navire Galera Riccardo du capitaine Riccardo Ortega. Il s’agit bien du baron Théodore de Neuhoff, originaire de Westphalie. Si l’on en croit Rainero Bigani, il n’a pu sortir de prison que grâce à la garantie offerte aux sieurs Jabach, par le patron Marchese de Prà, qui depuis s’est rendu en Sicile pour effectuer un chargement de céréales pour le compte de Sa Majesté catholique et qui n’aurait pour l’instant versé qu’une partie de la somme due aux banquiers. Toujours d’après Gavi, le capitaine Dick naviguerait avec une patente ou autorisation de pavillon anglais qui ne serait pas à son nom mais, plus précisément, à celui d’un capitaine anglais décédé, car les lois de l’amirauté anglaise l’empêcheraient en tant que fils naturel du sieur Laurens, ou Lauwrence, et d’une esclave grecque d’obtenir une telle licence. Le navire du capitaine Dick serait reparti, cette même semaine, dans la nuit de mercredi, sans autorisation, et il a été vu du côté de Porto-Vecchio où, apparemment, il comptait livrer des secours aux insurgés et où il a été pris en chasse par les navires garde-côtes génois qui réussirent à s’emparer du canot ainsi que du pilote et des deux hommes se trouvant à bord. Cette information est confirmée par le viceconsul de France à Bastia. Dans une lettre en date du 17 avril, il nous dit que la veille, c’est-à-dire le 16 avril, « on a vu arriver près d’Aleria, un bâtiment ayant pavillon anglais, qui a débarqué du côté de Campoloro huit passagers parmi lesquels le nommé Raffaelli, chancelier des Corses qui avait été condamné à mort par la République, un capucin de Corte, et des barils de poudre, et plusieurs caisses de fusils. Une felouque de la République a arrêté ce bâtiment, et enlevé 22. Le 12 avril, les autorités génoises ne semblent pas en savoir davantage concernant l’identité du « Personnage », A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. Lettre à Gastaldi, ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:15 14/12/2011 09:45:30 16 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE le pilote et les 4 matelots qui ont été conduits en prison à la Bastia, on a su que c’était le même bâtiment qui avait débarqué le susdit Personnage23 ». Plus intéressant encore, après la divulgation de l’identité du « Personnage déguisé », le sieur Bigani se serait rendu discrètement dans l’officine de l’apothicaire Tommasini24 où ont l’habitude de se réunir tous les Corses suspects, information qui plaide aussi en faveur d’un complot ourdi de longue date à Livourne entre certains insulaires et Théodore. Mais, en définitive, qui est vraiment ce personnage ? Et, pour reprendre une expression utilisée dans sa correspondance, par quelles traverses était-il passé avant que d’imaginer, depuis Gênes et Livourne, pouvoir se constituer un royaume en Corse ? Gravure reproduite d’après un pamphlet allemand et illustrant, apparemment de manière satirique, l’arrivée de Théodore à Aleria. 23. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 24. Un parent, vraisemblablement, du patron racheté par Théodore à Tunis. Theodore_intok_cs3.indd Sec1:16 14/12/2011 09:45:30 CHAPITRE 2 Théodore, baron de Neuhoff Un noble allemand de vieille souche Singulière destinée que celle de l’homme qui allait devenir roi de Corse et dont on ne connaît avec certitude ni la date ni le lieu de naissance. Est-il né en janvier 1690, comme il le consigne dans son si peu fiable Testament politique, ou bien dans la nuit du 24 au 25 août 1694 ? À Metz où son père tenait garnison, ou bien à Cologne ? Sur ce point comme sur tant d’autres instants importants de son existence tumultueuse, il sut jusqu’au bout entretenir l’équivoque1. Ce qui est certain cependant, le général comte de La Marck en personne le certifie au marquis de Chauvelin, c’est que sa famille « est de bonne et ancienne noblesse de Westphalie2 ». Son père, Antoine, baron von Neuhoffen von der Ley de Pungerschield3, qui était en effet possessionné dans le comté de La Marck dépendant du cercle de Westphalie4, lui aurait appris dès sa plus tendre enfance à supporter avec constance les coups du sort5, comme lui-même l’avait fait durant toute sa vie. Comme beaucoup de ses compatriotes appartenant à la petite noblesse, il ne connut jamais la prospérité. S’il avait vécu deux siècles plus tôt il aurait sans doute joué – comme l’avaient fait tant de ses semblables à l’époque – le raubritter c’est-à-dire le chevalier de proie aux dépens des riches marchands se dépla1. Même si Le Glay, se basant sur un écrit émanant de Théodore et reproduit en 1740 dans le Mercure historique et politique de Hollande, privilégie la deuxième date et le fait naître à Cologne (Note, Le Glay, op. cit., p. 16-17.) Le jour de sa naissance est d’ailleurs indiqué par Théodore lui-même dans le post-scriptum d’une lettre adressée le 25 août 1748 à la religieuse Fonseca à Rome, A.S.G., Archivio segreto, filza 3012, cité par Le Glay, op. cit., p. 17. 2. Paris, A.M.A.E., C.P., supplément, Gênes, vol. 8. 3. D’autres prénoms, comme Alphonse ou Léopold Guillaume, sont respectivement avancés par AntoineMarie Graziani, op. cit., p. 17, ou Thierry Giappiconi in La place de Venise dans le parcours militaire et politique de notables ruraux corses au XVIIIe siècle, Thèse de doctorat d’histoire moderne soutenue devant l’université François-Rabelais de Tours, le 17 décembre 2010, sous la direction du professeur Michel Vergé-Franceschi. Nous avons privilégié Antoine, suivant en cela André Le Glay, parce que le deuxième prénom de Théodore est Antony. 4. François René Jean de Pommereul, Histoire de l’Isle de Corse, t. 1, p. 2002. Cambiagi, op. cit., p. 81. Le Glay, op. cit., p. 15. 5. Cambiagi, op. cit., p. 81. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:17 14/12/2011 09:45:30 18 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE çant en caravanes dans l’opulente Allemagne pré-luthérienne. Nul d’ailleurs ne nous dit que certains de ses ancêtres ne le furent pas. Le jeune Antoine, en son temps, s’adonna plus prosaïquement, selon la tradition familiale, au métier des armes. Jeune homme de belle prestance et de mœurs dissolues, il s’était efforcé en vain de séduire dame fortune en diverses régions d’Europe6, puis, suivant l’exemple de son père qui avait commandé un régiment sous le redoutable évêque Bernard de Galen7, il devint capitaine aux gardes du corps de l’évêque de Munster8. Tout se gâta pour lui, quand il décida d’épouser – par amour ou par intérêt, l’on ne sait trop – une fille de la bourgeoisie liégeoise, Amélie Viset, dont le père eut l’élégance de mourir peu de temps après le mariage. Cette mésalliance avait provoqué la réprobation unanime non seulement des membres de sa famille mais aussi de tous les hobereaux du voisinage, qui, bien qu’étant aussi désargentés que lui, plaçaient, eux, au-dessus de tout l’honneur de la race et la pureté du sang. Il fut bientôt contraint de quitter la région et de venir s’installer en France où les 11 000 florins de la dot de son épouse furent rapidement dilapidés. Il dut alors à la protection de Madame, duchesse d’Orléans, de pouvoir obtenir un brevet de lieutenant et bientôt un modeste commandement dans le périmètre fortifié de Metz. C’est là qu’il décédera à l’âge de trente-quatre ans, laissant deux enfants en bas âge, Théodore Étienne et Élisabeth, future comtesse de Trévoux. Sa veuve, encore jeune, ne lui survécut que quelques années. Elle eut cependant le temps de se remarier en Lorraine avec un commis des douanes nommé Marneau, à qui elle donna une petite fille9. À la cour de la Palatine À défaut du sieur Marneau, son parâtre, deux hommes au moins ont pris soin de Théodore et de sa sœur Élisabeth devenus orphelins. « Monsieur, mon très estimé cousin, l’intérêt et la bonté que votre Excellence m’a témoigné jusqu’à la fin de mon enfance, me laissent espérer qu’elle ne m’a pas oublié et qu’elle m’honore toujours de sa bienveillance10 », écrit Théodore, le 18 mars 1736, à son parent le baron de Drost, grand commandeur de l’ordre teutonique, qui a vraisemblablement veillé sur sa tendre enfance après le décès de sa mère. C’est lui qui l’aurait fait entrer, jeune orphelin, âgé de dix ans, chez les Jésuites à Munster. Il y serait resté six ans et c’est là qu’il aurait acquis la maîtrise de plusieurs langues, en particulier du français de l’allemand et de l’italien qui, 6. Ibidem. 7. Le Glay, op. cit., p. 15. 8. Ibidem. 9. Laquelle épousa par la suite Gome-Delagrange, conseiller au parlement de Metz, Le Glay, op. cit. p. 16. 10. Lettre de Théodore au baron de Drost, depuis Cervione. Transcrite par Cambiagi, t. 3, p. 85-86. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:18 14/12/2011 09:45:30 ROGLIANO Centuri Limites Deçà et Delà des Monts Morsiglia Limites des provinces Limites des pieve Chef-lieu de province Saint Florent L'Île-Rousse CALVI Oletta Santa Monticello Reparata Sant Speloncato Lumio Antonino Muro Montemaggiore BASTIA Furiani Biguglia DEÇÀ DES MONTS Borgo Venzolasca Calenzana Loreto Rostino Giovellina Morosaglia Penta di Casinca Casinca Velone Orneto Taglio Isolaccio Talasani Orezza Tavagna Moriani Talcini Vallerustie Piazzole Moriani Alesani Cervione Omessa Campoloro Bozio Matra CORTE Verde VICO Vezzani Castello Cinarca Celavo Mezzana AJACCIO Eccica Suarella Cauro ALERIA Cauro Cozzano Zicavo Solenzara Plateau du Coscione DELÀ DES MONTS Ornano Quenza Zonza Olmeto Conca Campomoro PortoVecchio SARTENE Bonifacio BONIFACIO 0 20 km La Corse de Théodore. (D’après J.B. Ricci) Theodore_intok_cs3.indd Sec2:19 14/12/2011 09:45:30 20 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE plus tard, allait lui être si utile en son royaume. Puis, sa formation terminée, le comte de Mortagne l’introduisit à la cour de Madame. Le comte de Mortagne est présenté par le duc de Saint-Simon et par le correspondant anonyme de sir Thomas Robinson comme un vieil ami de son père et par d’autres comme un amoureux transi de sa mère. Sans doute fut-il l’un et l’autre, ce qui serait au demeurant un cas de figure assez commun. D’ailleurs l’important n’est pas là et pas davantage dans le fait que le petit duc de Saint-Simon, qui n’appréciait vraiment que les ducs et pairs de France, ait considéré que Mortagne « n’étoit rien » et qu’en réalité il se soit appelé Collin ou Collins. « Il etoit, dit-il, des Pays-Bas voisins de celui de Liège, son père ou grand père étoit homme d’affaires de la maison de Mortagne qui etoit ruinée ; il s’y etoit enrichi, en avoit acheté les terres, et celui-ci en portoit le nom ». Ce qui importe, en définitive, c’est que capitaine de gendarmerie, il « s’étoit fait estimer dans la gendarmerie et dans le monde11 » et était ainsi devenu chevalier d’honneur de Madame. C’est à ce titre donc que le comte de Mortagne put placer, en 1709, le jeune Théodore comme page dans la Maison de la Palatine12. « Je vous remercie bien des gazettes », écrit à cette époque la princesse à l’un de ses nombreux correspondants allemands. « Elles me divertissent fort, et quand je les aies lues, je les donne à deux pages allemands que j’ai, un Neuhoff et un Keversberg pour qu’ils conservent l’habitude de l’allemand et n’oublient pas leur langue13… » Il avait alors entre 15 et 19 ans, selon que l’on retienne l’une ou l’autre de ses dates de naissance supposées… Et, si l’on accepte le récit d’un de ses compagnons, un certain Giovanni de San Fiorenzo14, il aurait déjà eu un meurtre à son actif, ayant tué un rival au sortir du collège des Jésuites de Munster15. Quoi qu’il en soit, Théodore est maintenant à Paris sous la protection de la Palatine car celle-ci, après son veuvage survenu en 1701, s’était éloignée de Versailles à cause de son animosité envers Madame de Maintenon, et se partageait entre le Palais-Royal et Saint-Cloud. Elle fait de son page une description plutôt flatteuse. D’après elle, il avait une tournure agréable, une jolie figure et l’esprit éveillé, il savait « causer16 ». Mais si, dans un premier temps elle n’eut qu’à se louer de ses services elle ne tardera pas à déchanter17. Elle, que rebutaient 11. Duc de Saint-Simon, Mémoires, texte présenté par Philippe Erlanger, 1977-1979, t. 2, p. 274, cité par A.-M. Graziani, op. cit., p. 17. 12. Mourre, op. cit., t. 2, p. 907. 13. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans. Traduction et notes par Ernest Jaéglé, Paris, 1890, 3 vol., t. II, p. 96. Cité Par André Le Glay, op. cit., p. 18. 14. Publié par Gregorovius, et que Le Glay récuse parce qu’il ne retient que la date de 1694, ce qui aurait fait rentrer Théodore au service de Madame à 15 ans, ce qui à l’époque était l’âge normal pour un page. Cependant le doute subsiste bien et il initie la légende noire de Théodore. 15. Ferdinand Gregorovius, Corsica, traduction de M. P. Lucciana, in B.S.S.H.N.C., Bastia 1883-1884, vol. 2, p. 321. 16. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, op. cit., t. III, p. 85. cité par Le Glay, op. cit., p. 19. 17. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:20 14/12/2011 09:45:31 21 THÉODORE, BARON DE NEUHOFF les mœurs de la cour, regrettait de trouver en lui la trace des qualités françaises plutôt que ces grosses vertus germaniques, qu’elle mettait au-dessus de tout, comme elle eût donné toutes les « délicatesses » de la cuisine française, pour une bonne soupe au lard ou une choucroute largement garnie18. Mais le jeune Théodore aspirait à d’autres plaisirs, il adorait la vie de la cour et évoluait fort à son aise au milieu d’une faune qui privilégiait d’autres valeurs. « Il étoit beau et bien fait, son air étoit noble, son esprit avoit plus de douceur que de brillant, mais sa douceur même cachoit une vanité démesurée, à laquelle il a toujours eu beaucoup de penchant, ainsi qu’à toutes sortes de débauches », nous dit le correspondant de Sir Thomas Robinson19. Pour la Palatine, les premières désillusions semblent dater du temps où Théodore fut en âge de servir. Elle aurait alors multiplié les recommandations à son profit. Auprès du duc de Birrenfelds20 d’après les papiers de l’ambassadeur d’Angleterre à Vienne, Sir Thomas Robinson : « au sortir des Pages le duc de Birrenfelds lui conféra une lieutenance dans le régiment d’Alsace pour lors en garnison à Strasbourg21 ». Auprès de ce dernier ou du comte Louis-Pierre de La Marck, d’après Pommereul, ce que confirmera d’ailleurs plus tard le général comte dans sa lettre à Chauvelin, de manière assez approximative il est vrai : « il a été page de feu Madame laquelle souhaitat que je lui donnasse un emploi dans un régiment de cavalerie que j’avois l’honneur de commander, il y a environ quarante ans, après y avoir servi quelques années il allat dans les pays étrangers, et au bout de quelque temps j’apris qu’il étoit attaché au service d’Espagne22 » auprès de l’Électeur de Bavière, Max-Emmanuel de Witelsbach, frère de Madame, selon Le Glay23. Mais toujours d’après le même document conservé dans les archives de sir Robinson, le jeune baron ne put se résoudre à quitter Paris et il se fit affecter momentanément au régiment de cavalerie du marquis de Courcillon, « qui l’entretenait d’un amour socratique […] et comme ce marquis avait de grandes relations à la cour, étant fils du marquis d’Angeau, il lui fut aisé d’obtenir congé pour son mignon qui passa quelques années dans le libertinage à Paris ». Relation brusquement interrompue, cependant, car « une maladie qu’eut le marquis et dont il attribua la cause aux faveurs du baron, fut la source de la disgrace de ce 18. Ibidem. 19. Relation en langue française figurant dans les papiers de Sir Thomas Robinson, ambassadeur à Vienne en 1736, déposés au British Museum, retranscrite par Renée Luciani in Sebastiano Costa, Mémoires, t. 2, p. 26-27. 20. Il s’agit plus vraisemblablement du prince de Birkenfeld, cf. Saint -Simon, t. 2, p. 7, et Vergé- Franceschi, Pascal Paoli, p. 153, note 48. 21. Cf. papiers de sir Robinson, op. cit. 22. A.M.A.E., C.P., Corse 5-6. 23. Le Glay, op. cit., p. 19. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:21 14/12/2011 09:45:31 22 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE nouveau Gillon24 ». Face au scandale, Théodore quitta le régiment de Courcillon le 30 juin 171425, pour rejoindre la Bavière où, sur les instances de Madame, sa sœur, l’électeur Max-Emmanuel de Witelsbach26 lui aurait accordé une compagnie. Mais dès 1715 il semble être de retour à Paris où il reprend sa vie de débauche. Tout cela, bien sûr, ne pouvait plaire à la princesse dont le fils, Philippe d’Orléans, était devenu entre-temps le régent du royaume et dont feu son époux, Monsieur, frère du défunt roi, avait, à sa grande honte, partagé les mêmes penchants. Mais la rigoriste bavaroise s’indignait tout autant des écarts de Théodore en matière d’honneur. Le jeune homme était en effet un joueur impénitent et faute d’un patrimoine important, il contracta rapidement des dettes qu’il ne put honorer. À une époque où le jeu faisait fureur, il ne devait pas être le seul à Paris comme à Versailles à se trouver dans une telle situation, mais ce qu’on ne lui pardonna pas, ce furent les indélicatesses dont il se rendit coupable pour fuir ses créanciers et surtout d’avoir osé, dans ces circonstances, mettre en cause des membres de la Maison de la Palatine. À deux chevaliers de Malte ayant eu l’imprudence de lui prêter de l’argent et qui s’inquiétaient du remboursement, il fit croire qu’il était le neveu d’une amie d’enfance de la princesse, madame de Rathsamhausen, et de M. de Wendt, l’écuyer de Madame, et leur remit à leur intention des lettres cachetées qui lorsqu’elles furent ouvertes par ces personnes se révélèrent ne contenir qu’une feuille de papier vierge. Les chevaliers se retournèrent alors vers la Palatine qui, excédée, leur répondit : Cet homme n’est plus à mon service, faites en ce que vous voulez27… La vindicative Liselotte poursuivit dès lors son ancien page de son courroux allant jusqu’à l’accuser d’avoir voulu faire assassiner son beau-frère le comte de Trévoux, qui s’efforçait de le modérer, et d’être coupable de bigamie pour avoir contracté mariage à la fois en Bavière et en Angleterre. Pour Théodore qui n’avait plus rien à espérer à Paris, le temps de l’aventure était maintenant venu. Dans le sillage des grands aventuriers du siècle L’époque s’y prêtait. Avec la signature des traités d’Utrecht et de Rastadt, l’Europe avait retrouvé la paix pour un quart de siècle, mais une paix relative cependant. Si les énormes armées françaises ou impériales ne ravagent plus le 24. Papiers Robinson op. cit. ; cf. également Saint-Simon, op. cit., t. 5, p. 271. Et Michel Vergé-Franceschi, op. cit., p. 153. 25. Qu’il avait rejoint en 1712 avec le grade de sous-lieutenant, cf. Vergé- Franceschi, op. cit., p. 153. 26. Le Glay, op. cit., p. 19. 27. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, op. cit., t. 3, p. 85. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:22 14/12/2011 09:45:31 23 THÉODORE, BARON DE NEUHOFF continent, ce dernier est cependant agité, surtout à sa périphérie, de soubresauts provoqués par des rancœurs et des ambitions diverses. En effet, le traité de Rastadt qui en 1714 avait mis fin à la guerre de Succession d’Espagne ne satisfaisait ni le nouveau roi d’Espagne, Philippe V, ni l’empereur Charles VI. Le premier et son épouse, l’ambitieuse reine Élisabeth Farnèse, regrettaient la perte des possessions italiennes et des Pays-Bas, et Charles VI, celle de la couronne d’Espagne. De leurs insatisfactions et de leurs regrets devaient nécessairement naître des troubles. Par contre, en France et en Angleterre, d’autres considérations s’imposaient. Ces deux puissances aspiraient à la paix qui permettrait, à l’une, de réparer ses forces et à l’autre, de tirer parti des avantages que lui conférait le traité d’Utrecht28. D’ailleurs Philipe d’Orléans et Georges Ier, dont les positions étaient fragiles n’avaient pas intérêt à entraîner leurs pays dans une aventure. Mais la paix n’était pas encore rétablie dans le nord-ouest de l’Europe. Les Anglais n’appréciaient pas l’intervention russe au Danemark et la création par l’Empereur de la Compagnie d’Ostende qui concurrençait l’État maritime que le roi Georges entendait constituer à partir de son Électorat du Hanovre. Reniant la politique de rapprochement avec l’Autriche que Louis XIV avait initiée après Utrecht, le Régent se laissa conduire par Dubois à une alliance avec l’Angleterre. La signature de la Triple Alliance à La Haye, en janvier 1717, entre la France, l’Angleterre et les Pays-Bas, rétablissait les grands équilibres d’Utrecht et, entre autres, conduisait le Régent à sacrifier son parent, le Prétendant Jacques Stuart. Philippe V, du coup, se retrouvait isolé ; toutefois profitant de ce que l’Empereur était aux prises avec les Turcs, sur les conseils d’Alberoni, il déclara la guerre à l’Autriche, s’empara de la Sardaigne au mois d’octobre 1717 et incita le prince François Rakoczi à soulever la Transylvanie. Il multiplia conjointement les initiatives pour immobiliser les autres puissances, poussant Charles XII de Suède à attaquer le Danemark, le Prétendant Stuart à débarquer en Angleterre, les princes légitimés et la noblesse bretonne à se soulever contre le Régent (conspiration de Cellamare). Dans ce conteste international troublé où diplomates et espions jouaient un rôle de plus en plus important, Théodore n’eut aucun mal à monnayer ses multiples talents, et lorsqu’il fut obligé de quitter la France à cause de ses dettes de jeu, « il alla joindre le fameux baron de Görtz29 ». George Heinrich Görtz, baron von Schliz, était issu d’une vieille famille de noblesse hessoise. Il servit d’abord le duc de Hotstein-Gottorp, puis passa, en 1714 au service de Charles XII, roi de Suède, qui en fit son ministre des Finances et son principal conseiller. Ambitieux et intrigant, désirant faire de son roi un acteur incontournable sur la scène européenne, il fut notamment le promoteur 28. André Corvisier, Précis d’Histoire moderne, Paris, PUF, 1971. 29. Correspondance de sir Robinson, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:23 14/12/2011 09:45:31 24 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE d’une tentative de rapprochement entre la Suède et la Russie de Pierre Ier. Il devint aussi un allié objectif de l’Espagne et, à ce titre, il joua un rôle important dans le projet de rétablissement du Prétendant, Jacques Stuart, sur le trône d’Angleterre. Ce soutien accordé aux jacobites ne fut d’ailleurs pas sans risques pour lui. Lors d’un voyage effectué en Hollande pour jeter, avec Pierre Ier, les bases d’une paix séparée entre la Suède et la Russie, il fut arrêté à Arnhem, à la demande de l’Angleterre. Le comte de Gyllemborg, ambassadeur de Suède dans ce pays, fut en même temps mis aux arrêts à Londres. Au mépris de toutes les règles internationales, ils furent maintenus en prison pendant cinq mois et ne durent leur libération qu’à l’intervention du Régent. Il semblerait que le contact entre Théodore et Görtz fut établi par l’intermédiaire du comte Erik Spaar, ambassadeur de Charles XII en France, lequel à son départ de Paris le chargea de remettre des dépêches à son ministre qui se trouvait alors en Hollande et à son collègue Gyllenborg en Angleterre30. Bien entendu, ce rôle de simple courrier ne pouvait satisfaire la vanité de Théodore qui plus tard prétendit qu’il était devenu, à la suite de cette mission, le secrétaire du ministre suédois et « son principal confident31 ». Quoi qu’il en soit, à l’automne 1718, Görtz envoya Théodore en mission auprès d’Alberoni, mais la mort de Charles XII, survenue le 30 novembre de cette même année, y mit fin. Il resta cependant à Madrid où il louvoya dans l’entourage du cardinal ministre. C’est là qu’il apprit, non sans inquiétude, que consécutivement au décès du roi, Görtz, détesté des Suédois, avait été accusé de haute trahison et de dilapidation des deniers publics, condamné à mort et décapité le 2 mars 1719. Cette nouvelle désarçonna et effraya Théodore qui, Portrait du baron Görtz. néanmoins, n’était pas homme à cultiver longtemps les regrets et encore moins les fidélités. Görtz est mort, vive Alberoni ! Il y a toutefois une logique dans cette attitude qui ne tient pas uniquement à l’ambition. C’est l’Escurial, nous l’avons vu, qui avait remis en selle le Prétendant Stuart après le lâchage du Régent, et Théodore, qui était à la solde de Görtz participait bien, à son modeste niveau, 30. Le Glay, op. cit. ;, p. 22, note 2. 31. The history of Théodore I, king of Corsica, cité par André Le Glay op. cit., p. 22. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:24 14/12/2011 09:45:32 25 THÉODORE, BARON DE NEUHOFF du complot jacobite. Il était par ailleurs parfaitement à son aise à la cour de cette nouvelle dynastie étrangère dont les antichambres bruissaient des intrigues d’aventuriers en tous genres. Le premier d’entre eux étant bien Giulio Alberoni. Fils d’un humble jardinier d’une petite localité des environs de Plaisance, il dut sa carrière au duc de Vendôme, commandant des troupes françaises, qui le ramena dans ses bagages en France puis en Espagne, et, plus encore, à la princesse des Ursins qui le fit nommer agent du duc de Parme à Madrid en 1713. À ce titre il négocia le mariage d’Élisabeth Farnèse avec Philippe V, ce qui assura sa fortune. Il fut nommé Premier ministre d’Espagne en 1717, et reçut le chapeau de cardinal l’année suivante. Il « accorda sa protection à Théodore, lui conféra le brevet de colonel, lui assura 600 pistoles outre ses appointements et lui témoigna beaucoup de confiance, de sorte que beaucoup de personnes s’adressaient au baron pour obtenir des grâces de son éminence32 ». Théodore, d’après la même source, en profita pour monnayer son influence. Il se constitua ainsi un confortable pécule et se fit aussi d’innombrables ennemis. Mais cela ne devait pas durer longtemps. Le cardinal ministre avait été l’artisan de la politique brouillonne de Philippe V. Celle-ci aboutit, après la signature du traité de Passarowitz, le 2 août 1718, entre l’Empereur et le Croissant, à la signature de la Quadruple Alliance. Consécutivement à la défaite de la flotte espagnole devant les Anglais, au cap Passaro et face à la menace que les Français faisaient peser sur la Catalogne, Philippe V dut se résigner, le 5 décembre 1719, à chasser son Premier ministre pour obtenir la paix. Cependant l’aventure ibérique de Théodore n’était pas terminée. Dans l’entourage d’Alberoni montait au firmament de la cour de Philippe V une nouvelle étoile à qui Théodore avait su lier son char. Encore un destin hors du commun que celui de Jan Willem, duc de Ripperda. D’une noble famille hollandaise, officier puis ambassadeur des Pays-Bas à Madrid (1715), il se fixa en Espagne et revint au catholicisme qu’il avait abandonné dans sa jeunesse et gagna la faveur de Philippe V. C’est lui qui incita Théodore à épouser une des caméristes préférées de la reine, parente du duc d’Ormond, Sophie d’Ormond de Kilmanech, fille de lord Scarslfield qui était aussi un jacobite convaincu. Mais après le renvoi d’Alberoni en 1719, la pression de ses créanciers ainsi qu’une incompatibilité d’humeur prononcée avec une épouse laide, enceinte et acariâtre, vont le conduire bientôt, les bijoux de cette dernière en poche, à reprendre sa vie aventureuse33. Sans doute un peu trop précipitamment car Ripperda, après la chute d’Alberoni, devint le chef de la diplomatie espagnole. Il réussit, en 1725, lors de la signature du traité de Vienne, à conclure une alliance avec l’Autriche, ce qui lui valut d’être fait duc et ministre des Affaires étrangères et des Finances. Théodore que l’on retrouve alors à Madrid participa peut-être à son modeste niveau aux négociations avec 32. Correspondance de sir Thomas Robinson, op. cit. 33. L’épouse abandonnée et la fille née de ce mariage décéderont à Paris en 1724. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:25 14/12/2011 09:45:32 26 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE l’Autriche. Ce qui est certain c’est que Ripperda lui conserva sa faveur ainsi que les avantages accordés par Alberoni. Sa chute34 ramena Théodore à Paris où dans les années 1719-1720, il essaya vainement de reprendre du service auprès de la Palatine. Celle-ci, après lui avoir interdit de paraître devant elle, déversa une fois encore son fiel et son mépris sur cet ancien page qui avait eu l’outrecuidance de lui déplaire et de ne pas partager ses valeurs. Elle écrivit à sa sœur, Louise de Degenfeld, qu’un jour d’octobre 1720 en se rendant aux Carmélites, son carrosse croisa une voiture dans laquelle se trouvait Théodore et elle s’écria alors : « Voilà c’est honneste garson de Neuhoff ». Celui-ci entendant l’apostrophe, « baissa les yeux et devint blanc comme le papier sur lequel je vous écris35. » Décidément il n’avait plus rien à attendre de la Palatine, mais la capitale saisie par la fièvre de l’agiotage offrait bien des possibilités à un homme sans scrupule, joueur impénitent et sans cesse taraudé par des besoins d’argent. Il en profita quelque temps, allant, d’après certaines sources, jusqu’à soutirer une très importante somme d’argent au frère du nouveau grand argentier, le financier écossais, John Law qui avait été nommé contrôleur général des Finances en janvier 1720. Mais John Law, qui jusqu’alors avait régné en maître, vivait les derniers temps de sa splendeur. La faillite de son système consommée, il dut se réfugier à Bruxelles en décembre 1720. Théodore, en butte à la hargne de ses créanciers, semble l’avoir précédé dans la fuite. Au prétexte d’aller à la rencontre de sa femme qui, quittant l’Espagne était en route vers Paris, il fuit nuitamment la capitale et au matin « on découvre qu’il a tout enlever à sa sœur et à son beau frère. Il leur a prit deux cent mille livres. Personne ne sait de quel coté il est passé. Sa sœur madame de Trévoux est désespérée » s’indigne la Palatine36. En cette fin d’année 1720, le voici en Hollande. À La Haye, il s’efforça de monnayer, auprès du ministre impérial en poste, les informations qu’il avait surprises à Paris ou qu’il avait grappillées lorsqu’il était au service de Görtz et d’Alberoni et il poursuivit ce commerce avec plus ou moins de bonheur pendant deux ou trois ans auprès de diverses chancelleries en différents points d’Europe. On le retrouve ainsi en 1724 en Espagne auprès de Ripperda. Ce furent là ses derniers instants d’aisance. Bientôt il fut conduit à vivre d’expédients et à fuir constamment ses créanciers. C’est durant cette période qu’il s’adonna semble-t-il à l’alchimie et qu’il se lia à Rome avec un moine illuminé, à la recherche de la pierre philosophale. De cette époque date 34. Dès 1726, il tomba en disgrâce et fut accusé d’avoir livré des secrets d’État aux Anglais. Il gagna le Maroc en 1731, se convertit à l’islam et prit le nom d’Osman pacha. Il entraîna le sultan dans une guerre contre l’Espagne, mais fut battu devant Ceuta, ce qui lui fit perdre tout crédit. Il mourut à Tétouan le 2 novembre 1737. 35. « Il est devenu un coquin, un excroq (sic) », assène-t-elle dans la même lettre (Paris, le 20 octobre 1720). In Les Lettres de la princesse Palatine (1672-1722), Le Temps retrouvé, Mercure de France, Paris, 1981. Édition établie et annotée par Olivier Amiel, p. 417-418. 36. Les Lettres de la princesse Palatine, op. cit., p. 418. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:26 14/12/2011 09:45:32 27 THÉODORE, BARON DE NEUHOFF aussi son amitié, jamais démentie, avec les religieuses Fonseca37. En 1727 on le retrouve à Paris, où les démarches de ceux qu’il avait grugés abrégèrent son séjour. Il passa alors Londres où il vécut presque constamment caché vraisemblablement pour fuir d’autres créanciers, avant de quitter la capitale britannique en toute hâte38. C’est alors qu’il partit définitivement pour l’Italie où, quelques années plus tard, allait se jouer son destin. 37. Louis-Armand Jaussin, Mémoires historiques, militaires et politiques, Lausanne, 1758, p. 296. 38. Percy Fitzgerald, op. cit., p. 30 ; cité par Le Glay p. 30 et pour la première fois p. 23. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:27 14/12/2011 09:45:32 Portrait de Théodore. Theodore_intok_cs3.indd Sec2:28 14/12/2011 09:45:32 CHAPITRE 3 La Corse en révolte Un contexte européen troublé L’Europe des années 1720 et du début des années 1730 connaît des évolutions politiques importantes qu’il convient de rappeler brièvement du moins pour ce qui concerne leurs connexions proches ou lointaines avec les affaires d’Italie et de Corse. Nous avons vu qu’en 1720 Philippe V avait été contraint à la paix. En janvier, il renonça à ses droits sur la couronne de France et à ses anciennes possessions italiennes. Les traités avaient également prévu l’échange de la Sardaigne contre la Sicile entre l’Autriche et le Piémont. La réconciliation franco-espagnole fut scellée par les fiançailles de Louis XV avec une infante espagnole. Les gouvernants changèrent aussi. En Espagne, Ripperda succède à Alberoni et en Angleterre James Stanhope est remplacé par Robert Walpole (1720). En France Dubois et le Régent meurent en 1723. Une méfiance partagée à l’égard de l’empereur Charles VI a cependant préservé l’alliance entre ces deux derniers pays. C’est alors que le renvoi de l’infante espagnole par le duc de Bourbon provoqua la fureur de Philippe V et amena un rapprochement austro-espagnol. Par le traité de Vienne, en 1725, Philippe V, contre la promesse de duchés italiens pour Don Carlos, acceptait et la Pragmatique Sanction et la compagnie d’Ostende qui inquiétaient tant l’une, la France, et l’autre, l’Angleterre. L’Europe était à la veille d’une guerre générale. Le cardinal Fleury manœuvra habilement pour l’éviter, tout en se dégageant de l’alliance anglaise. Le 2 mai 1727 il proposait un plan de paix qu’il fit accepter à Charles VI, puis à Philippe V. Un congrès général suivit à Soissons (juin 1728-juillet 1729). On se mit d’accord sur les grandes lignes, mais les accords définitifs furent signés ailleurs, Fleury et Robert Walpole essayant chacun de leur côté d’imposer une médiation. Sur l’initiative de Fleury fut signé, en novembre 1729, le traité de Séville par lequel l’Angleterre, la Hollande et la France permettaient aux Espagnols d’occuper Parme pour y installer Don Carlos ; ce que l’Autriche ratifia par le second traité de Vienne en 1731 contre la reconnaissance de la Pragmatique Sanction. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:29 14/12/2011 09:45:35 30 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Mais ce fragile équilibre fut mis à mal deux ans plus tard par l’affaire de la succession de Pologne qui mit face à face les Austro-Russes qui soutenaient le fils du précédent roi, et une coalition rassemblant la France, l’Espagne, le Piémont et la Bavière, qui défendaient les droits du roi nouvellement élu, Stanislas Leszczynski, beau-père de Louis XV. Grâce à la prudente diplomatie de Fleury, le pire fut évité, c’est-à-dire un affrontement généralisé. Les généraux français Berwick et Villars se contentèrent d’une manifestation de force, le premier en s’emparant de Kehl et Philippsburg après avoir franchi le Rhin, le second, en s’emparant de Mantoue. Si la route de Vienne leur fut interdite, par contre, la Lorraine, qui appartenait au gendre de Charles VI, fut occupée alors que les troupes françaises et espagnoles faisaient leur jonction dans la péninsule italienne. Après les victoires de Parme et de Guastella, en 1734, les Espagnols occupèrent Naples. Pour devancer une prévisible médiation anglaise, le cardinal Fleury avait engagé avec l’Empereur des négociations secrètes qui mirent fin aux hostilités et permirent la signature des préliminaires de Vienne, en octobre 1735, qui furent ratifiés, après de longues tractations, par les traités de Vienne en mai et novembre 1738. Au terme de ces accords, Stanislas Leszczynski renonçait à la Pologne et recevait le duché de Lorraine, qui, à sa mort, reviendrait à la France. François de Lorraine recevait la Toscane et Parme, Don Carlos obtenait Naples, la Sicile, ainsi que les présides de Toscane. Le Piémont enfin gagnait Cortone et Novare1. Une île en ébullition À Louis XVI qui, s’inquiétant de la chute de la Bastille, lui demandait s’il s’agissait d’une émeute, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt répondit, dit-on : « Non, sire, ce pourrait être une révolution. » Peut-on appliquer le même constat aux émeutes qui éclatent dans le Bozio à la fin de l’année 1729, et se propagent au début de l’année suivante en Tavagna puis en Castagniccia ? Si l’on veut faire référence aux répercussions de la prise de la Bastille, il faut pour le moins, concernant la situation insulaire, nuancer le propos et ne pas considérer comme un tout la guerre de quarante ans que ces faits initient. Plutôt que de qualifier de révolution les événements qui entre 1729 et 1736 firent passer la Corse, du moins celle de l’intérieur, de la tutelle d’une république oligarchique en déclin à celle d’une monarchie constitutionnelle incertaine, il vaudrait mieux assurément parler à ce propos des prémices d’une guerre de libération nationale, éclatant sur fond de tensions économiques et sociales sur lesquelles viendra se greffer la question fiscale qui servira de déclencheur à la révolte populaire. À ce stade, la référence à la révolution américaine qui, elle, aboutit, est plus acceptable sans toutefois être entièrement satisfaisante. 1. Sur le contexte politique et militaire européen, cf. en particulier André Corvisier, Précis d’Histoire moderne, Paris, PUF, 1971 et Lucien Bely, Les relations internationales en Europe, Paris, Puf, 2001. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:30 14/12/2011 09:45:35 31 LA CORSE EN RÉVOLTE Mais, il faut aussi considérer que celui qui sera la figure principale de cette lutte d’émancipation, personnalisera la prise de conscience nationale et deviendra in fine le leader emblématique d’une tardive révolution de Corse, avait à peine quatre ans lorsque débutent ces événements, et qu’il faudra attendre un quart de siècle avant de le voir revenir dans l’île, après un séjour de quinze ans à Naples2. De même il est bon de rappeler que les principaux théoriciens de la révolte, le chanoine Natali et l’abbé Salvini, ne s’expriment que tardivement. Le premier publie son Disinganno intorno alla guerra di Corsica à Livourne, en 1736, et il n’y est jamais question de Révolution, ni de Théodore d’ailleurs, et le second, qui a pourtant participé à la geste théodorienne ne l’évoque pas davantage dans sa Giustificazione della Rivoluzione di Corsica publiée tardivement en 1758 et où le mot révolution est enfin lâché officiellement. En définitive, le concept de révolution, tel qu’il s’est affirmé plus tôt en Angleterre ou tardivement en d’autres lieux – dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord et en France – et en d’autres circonstances, est difficilement applicable aux événements insulaires de la courte période étudiée (17291749) même si durant celle-ci, les Corses prirent conscience de leur profonde divergence d’intérêts avec Gênes et de l’ardente obligation de mettre fin à sa domination. En fait, ce terme de révolution – il est vrai très galvaudé de nos jours – que l’on applique quelque peu abusivement ou du moins sans nuances à la période de 40 ans qui va de 1729 à 1769, implique une rupture définitive avec le passé que seule, ici, consommera vraiment, mais de façon transitoire à cause de l’intervention militaire française, la mise en place en 1755 du gouvernement national dirigé par Pascal Paoli. Ceci étant posé, revenons aux faits. Une tradition tardive, due aux mémorialistes Carlo Rostini et Bonfiglio Guelfucci qui écrivirent plus de vingt ans après les événements, a fait du vieil Anton Francesco Lanfranchi, dit Cardone, de Bustanico dans le Bozio, le symbole de la révolte populaire qui éclata à la fin de l’année 1729. Le nouveau lieutenant génois de la province de Corte, pour rémunérer son secrétaire, l’abbé Matteo Pieraggi originaire dudit lieu, avait décidé d’augmenter de huit deniers – l’équivalent d’une pièce de cuivre improprement appelée baiocca – la taille qui, depuis 1715, était aggravée du supplément dit des due seini. À la fin du mois de décembre 1729, le collecteur de la taille et ses sbires, confrontés à l’impossibilité dans laquelle se trouvait Cardone de verser cette depuis si fameuse baiocca et à la colère des villageois qui prirent fait et cause pour le vieillard, furent obligés de se retirer à Corte. 2. Pascal Paoli est né le 6 avril 1725 à la Stretta, hameau de Morosaglia. Il suivit son père Hyacinthe à Naples en 1739. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:31 14/12/2011 09:45:35 32 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Au mois de janvier 1730, l’agitation antifiscale s’étendit à la piève de Tavagna et par la suite fit tache d’huile en Castagniccia. C’est ainsi que débuta la première révolte de la Corse au XVIIIe siècle Les raisons du soulèvement Comment en est-on arrivé là ? Les événements du Bozio ne sont en fait que l’aboutissement d’un long processus de dégradation de la situation d’une île qui semblait s’être assoupie depuis la fin des guerres de Sampiero Corso en 1569, durant une longue période que l’on a qualifiée à l’envi de « Siècle de fer » ou de « Paix génoise ». Après une reprise en main vigoureuse de la Corse, Gênes avait initié une politique de réformes qui s’était traduite essentiellement dans les années 1570 par une refonte des institutions consécutive à la réactualisation de statuts civils et criminels de la Corse3, et, plus tardivement, par une relance de l’agriculture insulaire dont les temps forts nous mènent au mitan du XVIIe siècle. Mais dès cette époque, et bien plus encore dans les décennies qui suivirent, le mécontentement commença à sourdre, alimenté par plusieurs facteurs. En ses débuts, cette politique de mise en valeur agricole de la Corse, plus connue à l’époque sous le vocable de Coltivatione4, au demeurant si bénéfique pour l’île, ne fit pas que des heureux. Si elle aboutit à relancer l’économie insulaire en insistant particulièrement sur le développement de l’arboriculture, elle eut aussi des effets pervers. Elle profita surtout aux notables et le plus grand nombre, c’est-à-dire la masse des petits propriétaires terriens qui n’avait pas les moyens de s’investir dans la politique de prêts engagée par Gênes, en fut exclu. Par ailleurs, cette relance agricole, qui impliquait la clôture des terres nouvellement mises en culture, s’opposait aux intérêts et aux pratiques d’un monde pastoral encore quasiment majoritaire et dont les troupeaux avaient besoin de vastes espaces. C’est ainsi que la tension monte dès la deuxième moitié du XVIIe siècle dans de nombreux villages de montagne à vocation pastorale affirmée et surtout dans le Niolo dont les habitants, très majoritairement des bergers, voient peu à peu se fermer devant leurs immenses troupeaux les voies traditionnelles de la transhumance hivernale. Ces bergers ont aussi à se plaindre de la constitution de domaines agricoles génois sur les zones littorales où ils ont l’habitude, l’automne venu, de conduire chaque année leurs bêtes. Les tensions entre les gardiens de ces domaines et les bergers se multiplient et dégénèrent parfois. C’est ainsi que, dès 1705, les 3. Jean-Yves Coppolani et Antoine Laurent Serpentini (présentés par), Les Statuts civils et criminels de la Corse, Albiana, Ajaccio, 1998. 4. Antoine Laurent Serpentini, La Coltivatione, Gênes et la mise en valeur agricole de la Corse au XVIIe siècle, Albiana, Ajaccio, 2000. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:32 14/12/2011 09:45:35 33 LA CORSE EN RÉVOLTE Niolins s’en prennent, les armes à la main, au nouveau domaine de Galeria, constitué dans la vallée du Fango au profit du patricien génois Luiggi Saoli 5. Les sources du mécontentement sont en fait multiples : les Corses reprochent aussi pêle-mêle à la Sérénissime de ne plus être en mesure de garantir la sécurité des biens et des personnes, et de les écraser d’impôts directs et indirects, devenus abusifs. Les notables, quant à eux, ont des revendications spécifiques tenant en particulier à la liberté du commerce, et, surtout, ils ne pardonnent pas à Gênes d’empêcher leurs enfants d’accéder aux charges administratives et judiciaires ou aux dignités ecclésiales auxquelles leur naissance et leur formation leur donnent droit. Au cours du XVIIe siècle des effectifs de police insuffisants et une justice inadaptée, bientôt accusés l’une et l’autre de corruption, n’arrivent pas à contrôler la criminalité qui dérape dangereusement. C’est surtout la criminalité de sang qui est en cause, en particulier celle provoquée par la pratique de la vendetta qui s’exacerbe à une époque où le système judiciaire génois devient de moins en moins efficace. En 1731 un rapport anonyme, intitulé Ragguali de’ tumulti seguiti in Corsica, que le chanoine Natali, en 1736, attribuera à la propagande génoise – tout en retenant ses conclusions – proclame que 28 715 meurtres ont été commis dans l’île entre 1683 et 1715 soit une moyenne effarante de 900 homicides par an. Depuis, toute une historiographie qui remonte jusqu’à nous a accrédité ces données, les jugeant au mieux exagérées pour les écrits les plus récents. Nous avons pu démontrer qu’en fait cette criminalité de sang tournait durant cette période autour de 56 meurtres par an, ce qui est infiniment moins prégnant que les chiffres avancés jusqu’à présent, mais qui, cependant, rapporté à une population qui ne dépassait pas 120 000 habitants, faisait de la Corse une des régions les plus criminogènes du temps6. Cette mortalité violente n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle qui frappa à nouveau l’île au début des années quatre-vingt-dix lorsque les différentes factions du nationalisme insulaire s’affrontèrent les armes à la main. Alors, comme durant ces années lointaines, une chape de plomb s’abattit sur l’île. D’ailleurs le fait que les contemporains aient accepté ces chiffres effarants prouve à lui seul combien la situation de l’île était critique et traumatisante. C’est ce sentiment d’insécurité généralisé qui permit en 1715 à Gênes d’imposer à une population harassée et l’interdiction du port des armes à feu et la levée d’un impôt supplémentaire, visant à dédommager les finances publiques du manque à gagner découlant de la suppression des patentes de port d’armes. Cet impôt, dit des due seini, qui s’élevait à 13 sous et 4 deniers par feu, ne devait être levé, avec l’accord des Nobles XII, que pour une période de cinq ans. Mais, à chaque échéance, il fut constamment renouvelé, aggravant 5. Antoine Laurent Serpentini, « Le domaine de Galeria au XVIIIe siècle », in La vallée du Fango de la préhistoire à nos jours (sous la dir. de Michel Claude Weiss), Albiana, Ajaccio, 2007. 6. Antoine Laurent Serpentini, « La criminalité de sang en Corse sous la domination génoise (fin XVIIe-début XVIIIe siècle) », in Crimes Histoire & Société, Droz, Genève, 2003. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:33 14/12/2011 09:45:35 34 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE ainsi l’impact du principal impôt direct, la taille – déjà abusivement alourdi au cours des siècles par de multiples ajouts et géographiquement et socialement mal réparti – tout comme celui de la gabelle du sel devenue excessivement pesante pour une économie encore très largement fondée sur le pastoralisme. Fait aggravant, cette population va se trouver confrontée alors à une conjoncture céréalière difficile. Les disettes répétitives de la fin du XVIe siècle sont sans doute maintenant oubliées. Si elles n’avaient pas provoqué à l’époque de mouvements populaires d’importance c’est parce que la Corse de ce temps qui émergeait d’une longue période de guerres et de dévastations de toutes sortes était exsangue et n’avait plus la force de se révolter. En ce début du XVIIIe siècle, la situation est autre. Les Corses, grâce au renouveau agricole initié par Gênes au siècle passé, mangent maintenant assez régulièrement à leur faim ; toutefois le spectre de la famine n’a pas entièrement disparu et les conséquences du terrible hiver 1709 sont toujours bien présentes dans les mémoires. Aussi la disette des années 1728-1729 provoquée par « la conjonction d’un printemps trop pluvieux et d’un été trop sec » pour reprendre la formule imagée de Fernand Ettori, fait monter la tension dans les campagnes et provoque çà et là des incidents souvent violents qui inquiètent les autorités. C’est donc dans ce contexte d’insécurité et d’exaspération généralisé qu’éclatent les événements du Bozio. Ceux-ci, avant de toucher, plus ou moins sévèrement, quasiment tout le Deçà-des-Monts, vont rapidement s’étendre à la Tavagna, une piève maritime, puis à l’industrieuse Castagniccia, qui comptaient pourtant toutes deux parmi les régions qui avaient le plus bénéficié du renouveau économique. Mais ce constat n’a rien de paradoxal ; il ne faut pas oublier qu’ici, comme ailleurs en Corse, le développement est inégal et que dans ces pièves très peuplées il a surtout profité aux gros propriétaires fonciers et aux commerçants qui travaillent en relation avec le marché bastiais. Or, il est incontestable que, dans un premier temps, cette révolte est celle des petites gens, celles des va-nupieds qui vont se précipiter en masse, sans coordination avérée, sur le préside de Bastia, centre du pouvoir – où sont censés résider les marchands accapareurs de grains – et sur les domaines agricoles littoraux des patriciens génois où ils pensent pouvoir se procurer en abondance armes et provisions. Le déroulement des événements Dès le mois de février 1730, quelques 5 000 hommes venus de Tavagna, de Castagniccia et de Casinca investissent Bastia et se livrent au pillage de la ville mal défendue par une garnison insuffisante et ne se retirent, trois jours après, que sur les instances de l’évêque d’Aleria. Les exactions ont été d’autant plus nombreuses qu’il semble qu’il n’y ait eu aucune organisation. Les mêmes incidents se produisent aussi dans la riche Balagne et dans la Conca d’Oro où les Niolins attaquent Saint-Florent et Algajola. Le Delà-des-Monts, dont la vocation Theodore_intok_cs3.indd Sec3:34 14/12/2011 09:45:35 35 LA CORSE EN RÉVOLTE pastorale est très affirmée, n’est pas épargné par ces violences. Les gens de Vico et de Bastelica s’en prennent, sans succès d’ailleurs, à Ajaccio, puis attaquent en septembre la colonie grecque de Paomia. Les bergers du Taravo attaquent Sartène et en avril 1730 ceux de Zerubia et d’Aullène inquiètent Bonifacio. Dans toutes ces actions, il n’y a trace ni de concertation ni d’unanimité, tous les historiens de la Corse qui durant ces dernières décennies se sont penchés sur la question soulignent ce fait. Les notables insulaires, qui dans un premier temps, sont presque aussi inquiets que les autorités génoises, assurent celles-ci de leur soutien et les Nobles XII, leurs représentants auprès de ces instances, s’efforcent de jouer la carte de l’apaisement et, ce faisant, se discréditent définitivement. Mais, comme la nature a horreur du vide, assez rapidement, à l’occasion de consultes – assemblées générales des représentants du peuple, élus ou non, qui vont s’imposer comme une forme de parlement itinérant et sans cesse renouvelable – des leaders vont émerger. Au mois de décembre 1730, lors d’une consulte restreinte, réunie à San Pancrazio di Furiani, les révoltés choisissent pour chefs, à leur corps défendant il est vrai, Luigi Giafferi et Andrea Ceccaldi, qui sont proclamés généraux de la nation, et à leur suite élisent, au titre du clergé, le piévan Marc Aurelio Raffaelli. Bientôt, à leur côté s’imposa une minorité de notables qui constitua les cadres de la nouvelle milice, au premier rang desquels Giacinto Paoli, premier colonel de la piève de Rostino7. Malgré l’attitude attentiste des chefs, une prise de conscience nationale est en train de naître, avivée par les fautes politiques de la République et le comportement indigne de ses représentants à l’égard des insulaires. Déjà en 1728, à Finale, près de Gênes, des soldats corses de la garnison avaient été condamnés à mort et exécutés pour avoir participé à une rixe. Les insulaires ne l’ont pas oublié, et l’attitude inconséquente et cruelle du gouverneur Veneroso qui, en juin 1730, fit déterrer le cadavre du bandit Fabio Vinciguerra – tombé sous les coups de ses ennemis privés et désigné à tort comme un des chefs de la révolte – pour le faire dépecer et en exposer les membres sur les remparts de Bastia, fut également perçue comme une véritable provocation et rappela d’ailleurs fort imprudemment le sort réservé jadis à la dépouille de Sampiero Corso. Aussi, en réponse à la prise et à l’incendie partiel de Furiani et de Vico, les insurgés prennent à nouveau la direction de Bastia et, fin décembre 1730, s’emparent du fort de Monserato et d’autres points fortifiés qui dominent Bastia provoquant un vent de panique dans la capitale insulaire. Les tractations menées par le nouveau gouverneur de Corse et l’évêque de Mariana aboutissent alors, moyennant quelques concessions notamment en matière fiscale, à la conclusion d’une trêve de quatre mois. Mais de part et d’autre on profite de ce répit pour fourbir ses armes. À la consulte de Corte, en 7. Francis Pomponi, Histoire de la Corse, Paris, Hachette, 1979, p. 240. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:35 14/12/2011 09:45:35 36 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE février 1731, les généraux Ceccaldi et Giafferi obtiennent la levée d’un impôt de guerre et, au mois d’avril, ils provoquent la réunion d’un congrès de théologiens au couvent d’Orezza. Contrairement à ce que l’on a trop souvent dit, ces vingt ecclésiastiques, dix réguliers et dix séculiers, présidés par le chanoine Erasmo Orticoni, qui dès 1730 et le début des événements avait manifesté une prudente réserve, ne légitiment pas la révolte et la rupture avec la République. Ils temporisent et se bornent à inviter les Corses à attendre l’issue des négociations engagées avec Gênes tout en affirmant cependant que la résistance deviendrait légitime si « la République s’obstine à rejeter les requêtes et à plus forte raison vienne à force ouverte opprimer les peuples8 ». Si les chefs jouent, c’est évident, la carte de la négociation, ils s’ingénient cependant à négocier en position de force. Aussi tout en préparant une extension des opérations militaires notamment dans le Delà-des-Monts, ils recherchent des appuis extérieurs. Giafferi se rend à Livourne pour rallier l’importante colonie corse et le chanoine Orticoni commence sa longue quête auprès des cours européennes. Mais Gênes précipite les événements et au mois d’avril sollicite l’aide militaire de l’empereur Charles VI. Celle-ci devient effective dès le mois d’août 1731. Les troupes impériales (trois à quatre mille hommes seulement car Gênes n’entendait pas supporter une plus lourde dépense), commandées par le colonel baron Herman Arnold de Wachtendonck débarquent à Bastia entre le 9 et le 10 de ce mois et chassent les rebelles de la ville. Ces derniers se replient alors dans l’intérieur des terres et Wachtendonck, qui connaît les difficultés du terrain et l’habileté des Corses à les utiliser, hésite à pénétrer dans les montagnes malgré les sollicitations réitérées des Génois. La déconvenue subie par ses troupes devant Calenzana le conforte dans son analyse, mais cette prudence exaspère le gouvernement ligure qui le soupçonne de sympathie pour les révoltés et finit par demander son rappel à Vienne. Il sera remplacé par le prince Louis de Wurtemberg qui débarque en Balagne en avril 1732, avec des renforts importants. Ce dernier l’emporte très rapidement sur le plan militaire et contraint les Corses à la reddition. Pour respecter la garantie impériale, Gênes doit se résoudre à pratiquer une politique d’apaisement. En janvier 1733, elle publie les « concessions gracieuses » et à la suite les chefs insulaires Aitelli, Ceccaldi, Giafferi et Raffaelli qui, en dépit des accords, avaient été emprisonnés à Gênes en juillet 1732, sont libérés et se réfugient à l’étranger. Les troupes impériales quittent l’île en juin 1733, et le prince de Wurtemberg reçoit à Gênes un accueil triomphal. 8. Fernand Ettori (cité par), Le Mémorial des Corses, t. 2, p. 240. Article 8 de l’appel des théologiens d’Orezza. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:36 14/12/2011 09:45:36 37 LA CORSE EN RÉVOLTE La deuxième insurrection La trêve sera de courte durée. Après de mauvaises récoltes, les hostilités reprennent dès le mois de novembre 1733. Dans le Rostino, Giacinto Paoli a été, avec Giovan Giacomo Ambrosi dit Castineta, à l’origine de la résistance à la levée des nouveaux impôts découlant des « concessions gracieuses », impôts qui sont perçus par le peuple comme un expédient devant permettre de dédommager Gênes des dépenses occasionnées par l’entretien du corps expéditionnaire allemand. L’expédition punitive diligentée par le gouverneur pour se saisir de ces deux rebelles tourne à la déroute, et les bandes formées à cette occasion dans le Rostino se répandent dans les pièves limitrophes et encouragent les populations à reprendre les armes. L’insurrection gagne la Tavagna à l’initiative de Giafferi revenu de son court exil, touche rapidement tout le Deçà-des-Monts puis le Delà, et partout où des affrontements ont lieu, les Génois sont battus. Aitelli et Giafferi sont revenus avec des armes et des munitions fournies par les Corses de Livourne. Ce dernier et Giacinto Paoli sont nommés généraux et le conflit se ravive pendant qu’Orticoni, reprenant son bâton de pèlerin, va proposer en vain à Philippe V de placer l’île sous sa tutelle. Les temps, nous le verrons, ne sont pas mûrs pour une internationalisation du conflit. Les insurgés doivent donc poursuivre la lutte avec leurs seuls moyens et cherchent à structurer leur mouvement. Ce sera chose en partie faite en janvier 1735 à la consulte d’Orezza. Préparée par l’avocat Sebastiano Costa qui a quitté Gênes en décembre, elle dote enfin l’île de structures qui préfigurent le futur État national. La réalité du pouvoir est confiée à trois généraux élus. Don Luigi Giafferi, Giacinto Paoli et Andrea Ceccaldi, proclamés primats du royaume avec le titre d’excellence et avec préséance sur tous les autres sujets, délèguent une partie de leurs prérogatives à une junte suprême de douze membres choisis par eux parmi les personnes les plus distinguées. On crée aussi divers uffizi, ou commissions aux fonctions spécialisées, dont un pour la monnaie et un autre pour la guerre. L’île est placée sous la protection de la Vierge et le Dio vi salvi Regina devient l’hymne national. Voilà à quoi se résume le texte rédigé par Costa qu’il est difficile de qualifier de « constitution » et qui d’ailleurs ne fut jamais mis en application. Par ailleurs, les généraux se jalousent et se surveillent mutuellement, Giafferi et Paoli se soucient surtout de renforcer leurs clans respectifs et comptent leurs adhérents dorénavant auréolés, toujours grâce à Costa, de l’appellation de « nationaux ». Gênes ne laissa pas aux chefs corses le temps de s’organiser. Malgré quelques succès militaires isolés de ces derniers, le blocus maritime de l’île qui tarissait les maigres secours venant de Livourne, l’échec devant San Pellegrino9 et 9. Si l’on en croit Anton Francesco D’Angelo, le nouveau commissaire général, Paolo Battista Rivarola avait jeté 1 200 hommes dans San Pellegrino sous le commandement du colonel Varene et des majors Richo et Morati, bien pourvus en munitions et en armes défensives, au rang desquelles figuraient 14 canons et Theodore_intok_cs3.indd Sec3:37 14/12/2011 09:45:36 38 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE les expéditions punitives organisées par les Génois depuis les présides, portèrent atteinte au moral des nationaux et à la crédibilité des généraux et ce d’autant que le contexte international semblait favorable à la République et interdisait, malgré les efforts déployés par Orticoni, tout espoir d’intervention étrangère. Si jusqu’alors l’intransigeance des représentants de Gênes et la crainte de représailles avaient interdit toute négociation, le remplacement de l’intraitable gouverneur Felice Pinelli par le marquis Paolo Battista Rivarola fit croire un instant à une possibilité d’entente10. Les choses en étaient là lorsque, par un beau jour de mars 1736, Théodore de Neuhoff mit pied à terre sur la plage d’Aleria. de fort nombreuses espingoles. Lettre à Maurepas, Bastia, le 16 mars 1736. Paris, A.N., série AE-B1199.2. Lorsque les rebelles, au nombre de 3 000, se décidèrent néanmoins à donner l’assaut, ils furent repoussés par l’artillerie du fort, secondée par celle de quatre felouques embossées dans le mouillage. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia le 19 mars 1736. Ibidem. 10. Le 12 mars 1736, tout en informant le Sénat des dispositions prises pour réprimer les remous agitant la Tavagna et une partie de la Casinca, le commissaire général Paolo Battista Rivarola évoque encore les contacts entretenus avec certains chefs rebelles, tels Ignace Arrighi, le piévan Aitelli et Paolo Francesco di Saliceto, qui entre eux, assure-t-il, recherchent les moyens d’aboutir à un traité « et questa mattina mi fanno intendere per mezzo del N. Carlo Cottoni d’essere essi loro rassegnati ad ogni noi volere ». A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Theodore_intok_cs3.indd Sec3:38 14/12/2011 09:45:36 CHAPITRE 4 Theodorus Rex Premiers contacts avec l’île Théodore de Neuhoff débarque donc en Corse le 21 mars 1736 et, comme une traînée de poudre, la nouvelle se répand dans les montagnes insurgées mettant brutalement fin aux tractations de paix qu’en désespoir de cause, et semblet-il, sous la contrainte1, les généraux s’étaient résolus à engager en réponse aux sollicitations du nouveau gouverneur de la Corse, le marquis Paolo Battista Rivarola. De tous les côtés, les montagnards descendirent vers Aleria2 et les premiers arrivés furent bien évidemment ceux des pièves limitrophes, de Verde, de Rogna et de Castello, bientôt suivis par leur chef naturel Saverio Matra, l’héritier de la grande famille de Caporali du même nom, pourtant catalogué comme progénois. Curieusement, dans un premier temps, la très grande majorité des chefs insulaires resta dans l’expectative et parmi eux ceux qui, en relation avec Théodore à Gênes, avaient été à l’origine de cette aventure, tels Don Luigi Giafferi, Antonio Giappiconi et Sebastiano Costa. Ce dernier allant même jusqu’à occulter dans ses mémoires tout contact avec Théodore préalable à son arrivée en Corse. Ce n’est qu’après trois jours de réflexion et sur les instances d’Angelo Luigi Luccioni, un autre pro-génois ayant des intérêts dans la région, qu’ils se décidèrent enfin à franchir le pas, après avoir été rejoints par Giacinto Paoli et Castineta et avoir pris connaissance d’une lettre que Théodore, à peine débarqué, avait adressée aux primats3. En voici la teneur : Illustrissimes Seigneurs, Me voici enfin en Corse où m’ont appelé les prières des Corses et les nombreuses lettres que j’ai reçues d’eux. Les instances des personnes 1. Du moins si l’on suit Costa, op. cit., t. 2 p. 9. 2. Ibidem, lettre du gouvernement génois à son représentant à Londres Gastaldi, A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 3. Aux primats, c’est-à-dire à Giafferi et à Paoli d’après Costa, au seul Paoli d’après Rostini qui en présente une copie, d’après lui tirée de l’original, adressée à un « illustrissime Seigneur ». Mais si tel avait été le cas, comment Théodore aurait-il pu omettre Giafferi dans l’invitation qu’il demande à son interlocuteur de transmettre également à Giappiconi et à Costa ? (cf. Rostini, t. 2, p. 9) Theodore_intok_cs3.indd Sec4:39 14/12/2011 09:45:36 Portrait de Théodore illustrant la Storia delle rivoluzioni dell’isola di Corsica e della esaltazione di Teodoro I al trono di questo stato. Traduit du français, La Haye, 1759. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:40 14/12/2011 09:45:36 41 THEODORUS REX les plus considérables de l’île, et l’amour que depuis deux ans je ressens pour leur patrie, m’ont fait un devoir de ne pas attendre plus longtemps et de braver la fureur de la mer et des vents, dans la saison des nuages et des tempêtes, qui, grâce au Ciel, semble avoir changé de nature pour m’accorder une heureuse traversée. Je suis ici pour vous aider, pour aider le Royaume de tout mon pouvoir et pour me consacrer personnellement à vos intérêts. Je tiendrai scrupuleusement ma promesse de faire tout le nécessaire pour libérer la Corse de l’esclavage génois, pourvu que, de votre côté, vous fassiez votre devoir envers moi. Je veux et ne demande qu’une chose : que vous me choisissiez pour Roi et me permettiez d’accorder la liberté de conscience à tous ceux qui voudront venir d’autres pays habiter en Corse afin d’en accroître la population. Quant aux autres conditions je vous laisse la liberté de les proposer et de les régler. Venez donc, et venez immédiatement à Aleria, où je vous attends pour traiter et conclure ce qui est nécessaire. Emmenez avec vous MM. Costa et Giappiconi que je désire voir présents à notre traité. Je me dis de cœur votre tout dévoué et affectionné. Théodore. Cette missive, lue aux chefs par Giafferi, a, entre autres mérites, celui de lever toute équivoque quant aux origines de l’aventure insulaire de Théodore. Elle a bien été conçue, ce dernier le rappelle, avec l’assentiment des anciens chefs de la révolte, au lendemain de leur libération des geôles génoises, et préparée ensuite en étroite concertation avec leurs représentants à Gênes et surtout à Livourne. Ceux-ci, comme Théodore l’avait assuré au chapelain de la Nation allemande à Livourne, lui ont proposé la couronne de Corse en contrepartie de son aide, et c’est cet accord que le futur souverain vient, au lendemain de son débarquement, rappeler aux primats et à leurs principaux lieutenants. On s’est par ailleurs beaucoup focalisé sur les réticences de Paoli à propos des exigences de Théodore en matière de liberté de conscience, avantage dont il entendait faire bénéficier ceux qui voudraient s’installer sur l’île. Ne s’agirait-il pas plutôt d’ultimes arguties avancées par un homme qui apparemment n’a pas participé à ces premiers contacts et qui se sent entraîné malgré lui par ses amis et ses soutiens sur une sente qu’il ne voudrait pas emprunter avant que d’avoir obtenu du baron des assurances concernant son devenir personnel ? Quoi qu’il en soit, ses scrupules, réels ou feints, furent aisément apaisés par le chanoine Don Giuseppe Albertini, membre de la puissante famille des Popolari de Piedipartino, qui fit valoir avec pertinence que les demandes de Théodore n’étaient en rien contraires aux principes de la religion chrétienne, et que la liberté de conscience « avait été accordée aux étrangers par les premières cités d’Italie, sans aucun déshonneur pour elles : Anglais, Hollandais, Grecs, juifs et autres schismatiques vivaient dans l’observance de leurs faux rites sans que la véritable religion des Nationaux s’en ressentit ». Il aurait sans doute pu ajouter que ce furent ces garanties ainsi que le statut de port franc habilement accordé par les Médicis à Livourne qui contribuèrent à la fortune du port devenu si cher aux insulaires, mais ce qui déclencha définitivement l’adhésion enthousiaste de tous les participants à cette réunion ce fut l’évocation de la provi- Theodore_intok_cs3.indd Sec4:41 14/12/2011 09:45:38 42 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE dence divine (déjà mise en avant par Théodore dans sa lettre aux primats) qui offrait à la Corse un libérateur « car dans une situation aussi désespérée que la nôtre aujourd’hui, personne d’autre que le ciel ne pouvait nous délivrer ». Et le bon chanoine Albertini de conclure : « Bref, je considère l’arrivée de Théodore dans les circonstances présentes comme un miracle du Ciel4. » Enflammés par une telle perspective, les chefs décident de rejoindre leur futur sauveur. Escortés de fusiliers, ils se mettent en route vers Aleria et font étape dans le village de Matra où ils sont logés les uns chez les seigneurs de ces lieux et les autres chez leurs parents et amis. Lors du dîner qui leur fut servi ils eurent l’heur de goûter aux mets délicats – des dattes, des boutargues et des lingues – que Théodore venait de faire livrer à madame Matra. Le lendemain vers treize heures, nous dit Costa5, Théodore les accueillit à Aleria avec civilité, sous les vivats et les salves de mousqueterie déclenchées par la foule des gens qui étaient arrivés les premiers. L’on servit ensuite le dîner dans une maison du village. Théodore s’assit entre les généraux « qui lui donnèrent le titre d’Excellence6 » et de part et d’autre prirent place Matra, Costa, Giappiconi, Ciavaldini et Luccioni. De nombreux toasts furent échangés et, à la fin du repas savoureux, furent servis liqueurs et vins exquis ainsi que de « belles assiettes de dattes fraîches7 ». Et l’on porta de nouveaux toasts à la santé et à la gloire du baron ainsi qu’au succès de ses entreprises. Ce dernier demanda alors une coupe, la remplit de vin du Rhin et, faisant face à l’assemblée, prononça les paroles suivantes : « Que le Ciel soit propice à ce royaume, qu’il fasse que ce jour, pour mes gens et pour les Corses, soit solennel et qu’on le commémore ; et que nos descendants l’égalent ou le surpassent en allégresse. Que les astres vous soient favorables, et qu’ils nous accordent, à moi de remplir tout ce que j’ai promis, à vous, Messieurs, de réaliser tous vos désirs, et à tous un heureux succès8.» Les conversations et les libations se poursuivirent une bonne partie de la nuit et Théodore, beau parleur, ne dut avoir aucun mal9 à impressionner son auditoire. Le lendemain, Hyacinthe Paoli, qui avait vraisemblablement besoin d’obtenir d’autres preuves de la bienveillance du baron à son égard ainsi que des informations sur le déroulement des opérations à venir – apparemment il sera rassuré sur ces divers points – fut le premier à le rejoindre dans sa chambre, bientôt suivi par les autres chefs qui prirent part à la conversation. Fort aimablement, Théodore fit servir à tous du chocolat et des liqueurs. Il les informa qu’il avait déjà distribué aux Corses qui les premiers étaient venus le rejoindre à Aleria une partie 4. Costa, op. cit., t. 2, p. 19. 5. Ibidem, t. 2, p. 23. 6. Ibidem. 7. Ibidem, p. 25. 8. Ibidem, p. 25. 9. Comme le suggère Le Glay, op. cit., p. 48. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:42 14/12/2011 09:45:38 43 THEODORUS REX des armes et des munitions amenées de Tunis. Mais, les rassura-t-il, il en avait d’autres à mettre à la disposition des généraux, en attendant que les deux navires affrétés par ses soins, et qui ne devraient pas tarder à se présenter au large des côtes corses, débarquent le gros des renforts. « Puisqu’il en est ainsi, répondirent les généraux, il ne nous reste plus qu’à souhaiter longue vie à Votre Excellence et faire connaître ce que vous nous dites aux peuples, pour avoir l’assentiment universel du Royaume10 ». Bien que flatté, Théodore va mettre un frein à ce bel enthousiasme au prétexte qu’il faut attendre Simon Fabiani et Ignace Arrighi à qui il a écrit. « Pour l’heure, dit-il, que l’on parle de sujets joyeux ; permettezmoi deux jours de calme et d’allégresse, pendant lesquels nous goûterons l’aménité de cette vaste plaine11. » Le 27 mars il écrit à Fabiani pour l’inviter à venir le rejoindre : Excellence, Étant venu en Corse inspiré par l’amour et le désir de libérer ce royaume et sachant que vous en êtes un des principaux patriciens, entièrement animé du désir de libérer votre patrie, je vous écris la présente pour vous inviter et vous prier de venir me rejoindre ici afin que je puisse vous informer de toutes les choses qui vont dans le sens de vos intérêts comme dans ceux du Royaume et que nous puissions en discuter, je vous attends donc avec les autres patriciens, me réservant de vous présenter de vive voix les compliments que m’inspire l’estime que je porte à votre personne. Aleria le 27 mars 1736 De votre excellence, l’affectueux serviteur et ami. Théodore12 En fait le baron a besoin de temps ; il attend effectivement des secours que doit lui amener le capitaine Dick, mais il ignore que celui-ci a été inquiété à Livourne et retenu au port sur les instances du consul génois Gavi. Ce n’est que bien plus tard, c’est-à-dire le 16 avril, que la Galera Riccardo pourra débarquer sur la plage d’Aleria quelques caisses de fusils et quelques barils de poudre avant que les barques garde-côtes génoises ne viennent interrompre l’opération et ne se saisissent de son canot et des quatre hommes qui se trouvaient à bord. En attendant son arrivée qu’il espère avant un mois13, en ces premiers jours de son aventure insulaire (nous sommes vraisemblablement le 24 ou le 25 mars), Théodore manœuvre et s’efforce de ranger le plus grand nombre à ses vues. 10. Costa, op. cit., p. 29. 11. Ibidem. 12. Intitulée « Lettera scritta a Simone Fabiani », il s’agit en fait de la copie ou plutôt du brouillon de la lettre qui lui a été adressée, car le document comporte plusieurs ratures. Il est apparemment de la main de Théodore, et porte curieusement après la signature la mention suivante : « Titolo del sud.o : Nativo inglese, catholico di religione et général d’Orano ». Elle est datée d’Aleria, le 27 mars. A.S.G., Corsica, filza 1367. 13. Ibidem, p. 67. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:43 14/12/2011 09:45:39 44 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE D’Aleria à Cervione Après avoir persuadé les généraux de suspendre toute décision avant la venue de Simon Fabiani et d’Ignace Arrighi, il leur fait part de sa volonté de constituer une garde de cent soldats chargée de sa protection. En bons chefs de clan, ceux-ci vont au-delà de ses désirs et lui conseillent d’en enrôler plutôt trois cents sous la conduite de seize capitaines également répartis entre les diverses pièves pour éviter les discordes. Les compagnies, qui compteront dans un premier temps vingt-cinq hommes, seront portées à cinquante lorsque les armes et l’argent promis seront arrivés. Comme le site d’Aleria était trop exposé et que de plus il était difficile de vivre longtemps sur les réserves des populations locales, on décida finalement de se transporter en des lieux plus sûrs. Mais avant de ce faire, on devait obtenir l’assentiment des peuples rassemblés. Hyacinthe Paoli se chargea de les haranguer. Après avoir évoqué « l’estime et la vénération qui sont dues à un grand seigneur venu par pure sympathie[…] pour chasser les ennemis du royaume », il rappelle ses promesses de secours susceptibles d’assurer la victoire et sa volonté d’être à leurs côtés dans la bataille. « Par le cœur, par l’esprit, par le bras, il me semble le chef d’armées idéal, l’égal des plus fameux capitaines » affirme-t-il, et se laissant emporter par son éloquence, faisant implicitement référence à César, il poursuit : « avec les secours, s’ils arrivent, je me flatte que ce sera tout un de venir, de voir et de vaincre… » Rien ne leur sera imposé, ajoute-t-il, « tout est en votre pouvoir […] il ne manque plus que notre assentiment. Il consent à reprendre le chemin qui l’a conduit chez nous ; il ne prétend pas user de violence […] que vous répondiez oui ou non, il suivra également votre volonté. » Et enfin, soit dans le but de prouver son influence, soit par souci de faire oublier ses premières réticences, Paoli prend nettement position : « Quant à moi, je le vois comme un ange libérateur que le ciel nous a envoyé dans les déplorables extrémités où se trouvait le Royaume, et c’est bien volontiers que je me range à l’avis de le recevoir. Le renvoyer me paraîtrait le fruit d’un total aveuglement. Mais je ne peux ni ne veux rien faire selon mon idée, pour tout faire selon la vôtre ; je m’en remets à vous, à votre volonté, à votre jugement. Parlez donc, très chers amis, et que la raison dirige vos conseils14. » Si l’on en croit Costa, à ces mots, un frémissement parcourut la foule et, d’une seule voix, tous s’écrièrent : « Vive Monsieur le Baron ! Vive notre libérateur ! Vive les Généraux ! » Ces acclamations parvinrent aux oreilles de Théodore et des chefs qui se tenaient dans une maison voisine et, dans l’enthousiasme, on décida, sur la proposition de Giafferi soutenue par Paoli qui venait de les rejoindre, de se mettre rapidement en route. 14. Costa, op. cit., t. 2, p. 71. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:44 14/12/2011 09:45:39 45 THEODORUS REX Cependant le départ pour Cervione où devait avoir lieu le couronnement n’eut lieu que trois jours après, donc vraisemblablement au plus tôt le 28 mars, car il fallut attendre l’arrivée des mulets en provenance d’Orezza pour transporter l’équipement et les bagages. Il se fit sous de mauvais auspices, une querelle ayant éclaté à propos de la distribution d’une cinquantaine de canons de fusils que Théodore avait donnés aux généraux. Le baron, au péril de sa vie, dut intervenir en personne et user de toute son autorité pour y mettre fin15. L’on partit donc tard dans l’après-midi et, le soir venu, l’on dut camper sur les berges de la Bravone, tandis que Neuhoff et sa suite occupaient une petite maison champêtre sise dans le voisinage. « L’horreur de la nuit fut dissipée par la multitude des feux que l’on alluma partout à l’entour16. ». Par ailleurs Fabiani et Arrighi ne les avaient pas encore rejoints. Et les rumeurs les plus inquiétantes circulaient concernant ce dernier, véhiculées en particulier par les partisans de Gênes qui affirmaient « qu’il se refusait de reconnaître pour maître et condottiere un étranger inconnu17. » L’accueil chaleureux que leur réserva la population à leur arrivée à Cervione, sur le coup de midi, estompa provisoirement ces préoccupations. Par contre l’écho des décharges de mousqueterie qui se répercuta jusqu’à San Pellegrino, atterra le chef de garnison génoise qui n’eut de cesse d’alerter le marquis Rivarola à Bastia. Théodore et les généraux s’installèrent au palais épiscopal abandonné par l’évêque d’Aleria et désormais protégé par les quatre petits canons que les mulets avaient pu traîner jusque-là. Le baron y reçut le chapitre des chanoines et ceux-ci, après s’être félicités avec lui « de son heureuse venue, et de l’honneur qu’il faisait à la patrie […] complimentèrent les généraux, se réjouissant aussi avec eux de cette heureuse fortune ». Ils furent suivis par les franciscains et les principaux du peuple qui, tous reçus avec la plus grande courtoisie, « rentrèrent chez eux, profondément oublieux des Génois18 ». Le lendemain, l’enthousiasme n’avait pas baissé dans le petit peuple ; chez les notables du lieu comme chez ceux qui étaient venus de loin, il était entretenu par l’espoir d’obtenir du nouveau héros une prébende ou une charge. Il fallut donc, pour donner satisfaction aux plus influents d’entre eux, distribuer d’autres brevets de capitaine et porter le nombre des compagnies à vingt. Théodore prit alors prétexte de l’augmentation prévisible des dépenses, pour valoir aux généraux qu’il serait bon de hâter son élection au trône de Corse, sinon « les secours tarderaient si ses alliés et ses parents qui devaient les envoyer n’apprenaient pas qu’il avait été acclamé comme roi19 ». Pour lever les dernières 15. Ibidem, p. 75. 16. Ibidem. 17. A.S.T., Materie Politiche, conti stranieri, Corsica. Rapport Vivaldi, avril 1736. 18. Costa, op. cit., p. 79. 19. Ibidem, p. 81. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:45 14/12/2011 09:45:39 46 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE réticences de Hyacinthe Paoli, il le nomma trésorier et lui confia la charge de régler la solde des soldats enrôlés, tandis que Jean-Pierre Gaffori s’ingéniait à le rassurer sur la place éminente qui serait la sienne dans le prochain gouvernement… Cinq jours s’écoulèrent ainsi20, qui ne furent pas tous fastes si l’on accepte pour véridique l’incident relaté par D’Angelo21. Un des Maures de la suite de Théodore ayant souffleté un Corse, celui-ci lui administra une raclée en présence de son maître, lequel se sentant insulté par de pareils procédés le fit emprisonner et lorsqu’« un des principaux de ses compatriotes vint lui demander grâce, il (Théodore) lui répondit avec beaucoup de hauteur et le renvoya. C’était faire peu de cas du sens de l’honneur des insulaires et un moment après la maison fut entourée de gens qui voulaient y mettre le feu. Théodore, se voyant en grand danger d’être pris, se mit sur un baril de poudre avec une mèche allumée à la main dans le dessein de se faire sauter plutôt que de se laisser prendre ». Par bonheur pour lui, les chefs parvinrent à apaiser le tumulte. Refroidi par cette aventure et sans doute aussi excédé par ces tractations interminables, le baron décida d’aller prendre quelques jours de repos à Matra et de laisser aux généraux le soin de régler les affaires courantes en attendant que l’on se décide à fixer le jour de son élection. Cependant, arrivé à Matra, il ne resta pas inactif et ne perdit pas de vue « la pensée de se faire roi22 » et ceci dans les délais les plus courts. Si l’on en croit Costa, Xavier Matra, Jean-Pierre Gaffori et Antoine Giappiconi, entièrement gagnés à cette idée, décidèrent alors, à l’insu des généraux, de hâter la convocation des peuples à une consulte générale. Cette décision fut rapidement mise en exécution dès les premiers jours d’avril – autour du 7 vraisemblablement, comme le suggère Renée Luciani23 puisque le 12 de ce même mois, D’Angelo, le consul de France à Bastia, était en mesure d’informer son ministre de ce que « Les derniers avis assurent qu’il avoit paru un ordre de la part des chefs des rebelles portant que tous les procureurs des bourgs et gens de considération eussent à s’assembler à Alesani pour le 15, 16 et 17 de ce mois où l’on devait traiter des affaires importantes à la sûreté et à la tranquillité du royaume24. » Après un séjour de six jours pleins à Matra, Théodore, rasséréné par cette initiative, décida sur les conseils pressants de Jean-Pierre Gaffori de rejoindre Cervione où il s’agissait de prendre les ultimes décisions en accord avec les généraux. Il fallut dans un premier temps calmer la fureur de Paoli, irrité que l’on ait pu prendre une telle résolution sans le consulter. Ce à quoi s’employa encore avec succès l’habile Gaffori. 20. Ibidem, p. 83. 21. Lettre de D’Angelo à Campredon, Bastia le 12 avril 1736. Paris, A.M.A.E.- C.P., Gênes 97. 22. Costa, op. cit., p. 89. 23. Ibidem, p. 95, note 1. 24. Paris, A.M. A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:46 14/12/2011 09:45:39 47 THEODORUS REX Le sacre d’Alesani Après avoir patienté encore deux jours à Cervione dans l’attente d’un navire affrété par Bigani, l’on partit pour l’Alesani, lieu vers lequel les gens convoqués commençaient à converger. Arrivés le 10 avril25, Théodore et sa suite furent logés au couvent du lieu où devaient se tenir la consulte et l’élection. Soulignons au passage que ce ne fut pas tellement pour s’assurer de la caution de l’Église que presque toutes les consultes se tinrent à cette époque dans des couvents mais plus prosaïquement parce qu’en milieu rural comme dans les petites cités de l’intérieur, ces bâtiments ainsi que les espaces aménagés qui les entouraient étaient incontestablement les plus spacieux, et donc les plus à même d’accueillir une foule nombreuse. Foule qu’il fallait par ailleurs nourrir. Afin que la dépense ne pèse pas toujours sur les mêmes populations, divers couvents accueillirent tour à tour ces assemblées populaires au cours de cette période. Il s’agissait donc d’aller vite et comme les convocations envoyées de Matra avaient fixé la date de la consulte au 15 avril, la réunion préparatoire, limitée aux chefs, se tint deux jours plus tôt, le vendredi 13 avril. Costa le souligne cyniquement « les généraux ordonnèrent une réunion de tous les sujets apparents de la province afin d’entendre l’avis de tous les notables, car, pour le peuple, il n’y avait rien à craindre, soit qu’il nourrit déjà un immense amour envers le baron, soit qu’il suivit les sentiments des principaux qui, la plupart du temps dans ces contrées, font croire bon au vulgaire ce qui leur plaît26 ». Paoli avait compris que désormais toute marche arrière était impossible et comme il avait à se faire pardonner sa tiédeur passée, il devança ses pairs et le premier prit franchement position en faveur d’un chef unique : Certains louent la république (non certes celle de Gênes qui n’en a que le nom), mais, à la suite d’Isocrate, les plus sensés proposent la monarchie comme le meilleur gouvernement. Heureux les peuples qui ne connaissent qu’un seul chef capable de redresser et de contenir ses sujets ! Le sceptre, et le pouvoir donné à un seul, fait le bonheur et la félicité des Nations27. Dans une assemblée déjà acquise à cette solution, seul Ignace Arrighi qui s’était enfin décidé à paraître, osa émettre quelques objections. Tout en se disant heureux de « la venue de ce nouveau personnage » et de voir les Corses désireux de se donner un roi pour échapper à la sujétion de Gênes, il se demanda si on n’allait pas porter tort, par une décision trop hâtive, aux Corses qui sur le continent exploraient d’autres voies et en particulier exposer Andrea Ceccaldi, réfugié en Espagne, aux foudres de la cour de Madrid. Ces objections furent brutalement balayées par Sebastiano Ceccaldi, le propre frère de l’ancien général, qui en substance s’écria : 25. Ibidem, note de Renée Luciani, in Costa, op. cit., p. 95. 26. Costa, op. cit., p. 97. 27. Ibidem, p. 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:47 14/12/2011 09:45:39 48 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Vue du couvent d’Alesani. L’Espagne pense à la Corse autant que l’Empereur de Chine. Si elle nous voulait nous ne serions pas dans l’état misérable où nous nous trouvons28. En fait, nul n’était dupe des paroles d’Arrighi et Sebastiano Costa affirme que « tous soupçonnèrent avec raison qu’il était venu là non pour aider la salutaire élection du roi, mais plutôt pour l’empêcher ». Quant à lui, il y voyait plus particulièrement l’effet de la pernicieuse rivalité qui opposait Arrighi à Paoli. Cependant la ferme intervention de Sébastien Ceccaldi avait fait rentrer Arrighi dans le rang. À l’initiative de Paoli on décida alors qu’il était temps de mettre au point les différents termes du contrat qui devrait dans l’avenir lier le futur roi à ses sujets et l’on chargea Costa de le rédiger en tenant compte des suggestions émises par les diverses parties. C’est donc dans ces circonstances, que furent apparemment rédigés les seize articles d’un texte devenu depuis célèbre sous le titre de « La Constitution d’Alesani » et dont nous dévoilerons la teneur dans un autre chapitre. Il avait été prévu que l’on présenterait ce texte pour approbation à la population assemblée le lendemain matin, le dimanche 15 avril. Aussi, dès le lever du jour, la place était déjà noire de monde. C’est alors que Simon Fabiani arriva enfin, entouré de ses deux principaux lieutenants, les docteurs Jean-Thomas Giuliani de Muro et Paul-Marie Paoli des 28. Ibidem, p. 103. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:48 14/12/2011 09:45:39 49 THEODORUS REX Ville de Balagne, suivis d’une centaine de cavaliers superbement équipés. Les Balanins déboulèrent sur l’esplanade du couvent, annoncés par une mousqueterie nourrie et sous les vivats enthousiastes des présents. Précédés de Fabiani, ils allèrent ensuite s’incliner devant le baron et les généraux, lesquels les conduisirent dans le réfectoire du couvent pour leur lire les articles que l’on avait rédigés la veille, et que Fabiani et ses deux lieutenants approuvèrent sans restriction, en recommandant qu’on les présentât sans tarder à la foule assemblée « afin qu’en ce jour de fête on pût enfin en venir à l’élection du Roi pour faire renaître la Corse à une gloire nouvelle29 ». La publication eut donc lieu sur la place du couvent et tous les assistants d’une seule voix approuvèrent le texte et « impatients, demandèrent qu’on leur donnât leur Roi30 », le tout dans un concert de cris de joie, de salves de mousqueterie et de chants qui ravirent le baron lorsque sur le coup de midi, il sortit du couvent pour se diriger vers l’église où allait être célébrée la messe solennelle. Au sortir de la messe, un repas de cent couverts fut offert aux principaux personnages présents. Il se déroula dans la plus grande allégresse, et « les vivats et les santés que l’on fit au nouveau roi furent tels et en si grand nombre que l’un se confondait avec l’autre31 ». Dans ce genre de circonstance, les improvisations visant à encenser le héros du jour étaient d’usage en Corse et Hyacinthe Paoli qui, d’après les contemporains excellait dans cet exercice, se distingua particulièrement, ne craignant pas de sacrifier à la flatterie la plus hyperbolique : « Qu’il m’assiste aujourd’hui le Dieu plein de vigueur ! Et qu’il m’aide à placer le Roi et ses mérites Dans le vaste séjour de l’immortalité. Écoute-moi Cyrnos ; du lignage héroïque Est le grand Théodore, et l’on ne peut trouver Qui puisse surpasser l’éclat de sa valeur. » Le repas terminé, l’on se rendit sur la place du couvent où un trône surélevé et entouré de deux sièges avait été installé. D’Angelo affirme que, face au trône, « il y avoit sur une table une couronne de châtaignier pour le nouveau roi, ornée de ruban, Fabiani la prit et la jeta dans la foule du peuple disant que ce n’étoit point là une couronne digne de leur roi et qu’il en falloit lui en procurer une plus convenable à son rang32 ». Cependant Costa qui fut un des principaux ordonnateurs de cette cérémonie ne relate pas cet incident dans ses mémoires. D’après lui, le baron gravit les trois marches qui menaient au trône et s’assit entre les 29. Ibidem, p. 111. 30. Ibidem. 31. Ibidem, p. 115. 32. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 91. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:49 14/12/2011 09:45:40 50 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE généraux tandis que « les sujets les plus considérables faisaient une pompeuse couronne au trône33 » face à une foule dense et déjà conquise, mais que Paoli voulut cependant galvaniser. Après avoir, avec emphase, présenté Théodore à la foule : « Voici notre Prince. Voici le soleil qui doit dissiper tous les nuages de nos tristesses et de nos craintes… », il prédit à la Corse le retour aux vertus depuis si longtemps disparues, la justice, la tempérance, la force, la bienfaisance, la rigueur, la charité, la foi et l’honnêteté, promit à tous sécurité et prospérité et conclut par un vibrant « Vive le Roi ! Vive la Patrie ! » Le discours fut accueilli par des salves de mousqueteries et des vivats à n’en plus finir. Quand enfin le calme revint, le docteur Gaffori lut à haute voix le texte des capitulations, le peuple les approuva à nouveau, Théodore promit de les observer et, après lui, les généraux puis le peuple tout entier. Alors les généraux, à genoux, jurèrent l’un après l’autre fidélité au roi et lui rendirent hommage en lui baisant la main. Les principaux du royaume en firent autant et le peuple d’une seule voix prêta le même serment. Après quoi l’on retourna dans l’église où Théodore jura sur les évangiles de respecter les capitulations et les généraux lui renouvelèrent leur serment de fidélité et l’hommage. Un Te Deum fut ensuite entonné. La Corse avait un roi. Le gouvernement Le lendemain 16 avril, le roi, sans quitter la chambre, dressa la liste des membres de la cour et du gouvernement et la remit à Gaffori pour qu’il en fît une copie. Coopté et porté au pouvoir par les notables, il ne pouvait gouverner qu’avec leur soutien. Giafferi et Paoli conservaient le titre de général et étaient faits Premiers ministres et comtes. L’avocat Costa devenait grand chancelier du royaume, secrétaire d’État, garde des Sceaux et comte ; Jean-Pierre Gaffori, secrétaire d’État à la Guerre et au cabinet et comte, Simon Fabiani vice-président du conseil de Guerre, lieutenant-général, gouverneur de Balagne et comte, Giappiconi, capitaine de la garde royale et comte, Ignace Arrighi lieutenant général, Jean-Jacques Ambrosi, dit Castineta, lieutenant général et commandant de la piève de Rostino, le fils de l’avocat Costa, lieutenant des gardes du corps ou gardes royales et enfin Francesco Antonio Natali, secrétaire de la chancellerie. Quand deux jours plus tard Luca Ornano, suivi de nombreux notables du Sud et d’une importante escorte de fusiliers, fera enfin son apparition, le roi lui conférera la charge de lieutenant général pour le Delà-des-Monts Mais la prolifération des titres de comte n’eut pas l’heur de plaire aux généraux à qui l’on avait communiqué la liste avant publication. Ils auraient préféré que cette dignité leur fût réservée et ils en firent l’observation au roi, lequel fit valoir que ce titre de noblesse devait nécessairement être conféré à ceux qui 33. Costa, op. cit., p. 119. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:50 14/12/2011 09:45:40 51 THEODORUS REX étaient amenés à exercer ces hautes responsabilités gouvernementales. Gaffori était également mécontent car il avait espéré la charge de grand chancelier.Aussi s’employa-t-il à exciter le ressentiment des généraux. C’est du moins ce qu’affirme Costa34 qui détestait Gaffori, lequel d’ailleurs le lui rendait bien. Comme, entretemps, le roi avait ordonné au grand chancelier d’afficher l’édit de nomination, Paoli en fureur suggéra à Giafferi de lacérer le document et tous deux eurent l’impudence de passer à l’acte. À cette nouvelle, le roi entra dans une violente colère que Giafferi, repentant, eut bien du mal à apaiser. À vrai dire la place éminente réservée à Costa dans ce gouvernement porte non seulement ombrage à Gaffori, mais aussi aux généraux Giafferi et Paoli. Malgré les titres de Premier ministre qui leur ont été conférés – ce qui pour le moins constitue une originalité supplémentaire dans cette architecture gouvernementale – et qui leur assurent officiellement la primauté, ils savent bien que la réalité du pouvoir est ailleurs et tient essentiellement à la relation privilégiée que Sebastiano Costa entretient avec le roi. Mais tous deux, qui se disputent la primatie dans le Deçà-des-Monts, préfèrent s’accommoder provisoirement de cette réalité déplaisante plutôt que de courir le risque de voir l’un d’entre eux l’emporter définitivement. Et puis Sebastiano Costa est un homme du Sud. Si sa famille est bien implantée à Ajaccio où elle a tissé des alliances avec les principales maisons seigneuriales de la région, lui-même est un homme relativement isolé car pour avoir fait carrière à Gênes il ne fait plus partie depuis longtemps des multiples coteries qui dans l’île font ou défont les hommes d’influence. En fait la jalousie qui oppose les chefs les uns aux autres et les conflits de préséance qui en découlent minent dès sa création le Portrait du général Giacinto Paoli. Portrait de Sebastiano Costa, grand chancelier de Théodore. 34. Ibidem, p. 131. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:51 14/12/2011 09:45:40 gouvernement de Théodore et contribuent à fragiliser ses initiatives tout comme ils seront plus tard un frein à l’action de Pascal Paoli. Analysée à l’aune de leurs ambitions, l’élection même de Théodore pose déjà question et D’Angelo, qui met en exergue la profonde division du Sud, a beau jeu d’affirmer : « Il est au reste fort aisé de s’apercevoir que les opérations des Corses ne sont qu’un effet de la ruse de leurs chefs qui pour n’être point inquiétés par les puissances étrangères ont élu un roi de carnaval35. » Portrait du général Luiggi Giafferi 35. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre à Campredon, Bastia, le 12 avril 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec4:52 14/12/2011 09:45:42 CHAPITRE 5 Un homme isolé Théodore, contrairement à ce que l’on a pu penser, est bien, dès le début de son aventure insulaire, un homme seul, un aventurier qui après avoir, comme tant d’autres en son temps, parcouru l’Europe à la recherche d’une fortune qui jusqu’à présent s’est dérobée, s’apprête à jouer son va-tout dans une île exsangue, révoltée contre une République devenue une puissance politique de second ordre et surveillée de près à cause de sa position stratégique par diverses cours européennes. Les seuls soutiens étrangers dont il peut se prévaloir, du moins officiellement, viennent1 (comme il le susurre à un de ses correspondants) de la partie de la Méditerranée contrôlée par les disciples de Mahomet. Par le Grand Seigneur lui-même, entendez la Sublime Porte, ce qui pour le moins interpelle, et par les régences du Maroc et de Tunis, ce qui n’est guère plus crédible. En fait comme son périple tend à le prouver, seule cette dernière puissance a pu vraiment lui accorder aide et assistance, et si elle le fit, ce qui est finalement plausible, ce fut de façon très mesurée. La cargaison qu’il amène avec lui est bien modeste et les chefs corses apparemment ne sont pas entièrement dupes quant aux chances de réussite. Seule leur volonté de se débarrasser par n’importe quel moyen de la tutelle génoise les conduit à jouer, provisoirement, la carte de ce personnage de carnaval dont ils vont faire leur roi et qui débarque dans l’île affublé d’un costume extravagant – vraisemblablement destiné à éblouir les paysans corses qu’il sait accoutumés à une bien plus grande réserve vestimentaire de la part de leurs chefs naturels – avec à sa suite une petite douzaine de personnes de condition très modeste, voire servile. Sachant qu’il ne peut espérer dans l’immédiat aucun soutien, bien que ses rodomontades tendent à laisser entendre le contraire, Théodore est conscient de la fragilité de sa position sur cette terre étrangère. C’est pourquoi une fois élu roi, il va s’efforcer habilement d’y remédier en essayant d’établir simultanément, sans aucun scrupule mais non sans un certain succès comme nous allons le voir, des contacts plus ou moins secrets avec les diverses puissances européennes. 1. Bien que les Génois, dans un premier temps, soupçonnent plutôt l’Angleterre. A.S.G, Archivio segreto, filza 2286, lettre à Gastaldi, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:53 14/12/2011 09:45:43 54 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Cependant l’isolement est aussi affectif. Il réalise qu’il ne peut compter en Corse sur aucune fidélité indéfectible si ce n’est celle de Sebastiano Costa qui a définitivement lié son destin au sien. Il pressent que si les secours promis tardent à venir, ce qu’il sait bien devoir être le cas si la situation n’évolue pas rapidement dans le sens souhaité, le vent tournera et les notables corses qui l’ont placé sur le trône l’abandonneront. Aussi, très vite, s’efforce-t-il d’intéresser à sa cause des parents et de vieilles relations sur qui il pense pouvoir compter malgré les désillusions ou les avanies dont ils ont eu à souffrir de son fait, du temps de sa tumultueuse jeunesse. De vaines espérances Les lettres que Théodore a été ainsi amené à écrire durant les mois de mars et avril 1736 sont très révélatrices de la situation dans laquelle il se trouve juste après son débarquement à Aleria et traduisent bien son état d’esprit. Aussi avonsnous jugé utile de les présenter au lecteur. La première missive à laquelle nous faisons référence, datée du 26 mars 1736, est adressée à son parâtre le sieur Marneau. Après lui avoir annoncé son élection au trône de Corse et l’avoir assuré de son affection, de sa reconnaissance et lui avoir fait part de son désir de le voir le rejoindre avec toute la famille (pour bénéficier entre autre du bon climat de la Corse !), il en vient à ce qui l’intéresse vraiment et dans un post-scriptum lui demande d’user de ses relations pour sensibiliser Versailles à sa situation personnelle et à celle de la Corse. La finalité de la démarche est essentiellement d’obtenir deux navires de guerre qui lui permettraient de prendre Bastia en tenailles par mer et par terre, et d’enlever ainsi facilement la capitale de l’île. Il lui fait aussi part de ses ennuis financiers, mais sans trop insister ni formuler de demandes pressantes dans ce domaine : Étant plus que persuadé que vous me continuez toujours une part dans votre cher souvenir, je n’ai pû manquer a vous notifier de ma main propre ce que vous aurez peut etre dejà appris par les avis publics, qu’après milles révolutions, persécutions, et maladies mortelles dans mes voyages, non seulement il m’a reussi avec l’assistance divine de me tirer des pieges tendus par mes envieux, mais de me voir en état de reconnoitre mes Bienfaiteurs et amis, et d’etre et de me voir proclamé Roy et Pere de ces fidels habitants de cette Isle et Royaume de Corsica, lesquels j’ai cherché d’assister au péril de ma vie contre le tiranique gouvernement des Genois. Comme mes interets et avancements vous doivent etre chers par la bonne memoire que vous conservez, je suis sur, de feu ma chere mere votr’epouse, j’ose me flatter que cet etablissement vous sera agreable, vous assurant Monsieur que de mon coté je n’ambitionne autre que de me trouver en situation a pouvoir vous témoigner par des marques essentielles la reconnaissance parfaite que je vous conserve pour toutes les bontés paternelles que vous avez eû pour moi ; Et je m’estimerois heureux si vous vouliez prendre la résolution de me venir trouver dans ce bon climat avec ma chere sœur, son mari, et Theodore_intok_cs3.indd Sec5:54 14/12/2011 09:45:43 55 UN HOMME ISOLÉ toute la famille, vous assurant que je partagerai avec vous mon sort, le quel, ayant un peu de repos a pouvoir mettre a execution certains projets, ne peut etre que tres avantageux pour moi et pour tous ceux qui m’appartiennent. Mais comme encore pour le présent je ne puis jouir de ce repos nécessaire, ayant les ennemis a deloger des deux endroits, priez Dieu pour moi et me continuez votre chere bienveillance. Soyez assuré que je serai pour toujours tout a vous sans aucune reserve = Signé = Le Baron de Neuhoff elu Roy de Corsica avec mon nom = Teodoro il Primo. P.-S. Faites moi savoir en réponse a celle-ci si vous ou Mons. r de La Grange pouriez vous rendre a Paris pour remettre au Roy mon instance a m’honnorer de son royal appui dans mon nouvel établissement, et en ce cas j’enverrois une Personne accreditée pour connoitre ses intentions. J’aurois besoin de deux vaisseaux de guerre que je payerois par mois pour serrer le port de Bastia capitale du Royaume, pendant que par terre je saurois bien vite obliger les Genois de me la remettre. Servez moi de bon Pere en cette affaire et ne perdez de tems pour employer vos amis a y parvenir ; Il serait en mon pouvoir de satisfaire a bien des frais et dépenses, mais les pertes souffertes et les frais exorbitants que j’ai eu, m’ont mis pour le present en arrière, et n’ai-je le repos necessaire pour refaire ce qui pouroit me mettre à l’abri d’avoir besoin de secours. Je dois envoyer des sommes considérables a Tunis en Affrique pour mes munitions de guerre, et le rachat des esclaves corses que je suis convenu en personne, mais comme inconnu, de racheter, et ai eu le bonheur d’induire cette Regence a une Paix de vingt années avec le Royaume de Corse. Ne m’abbandonez pas, et assistez moi de vos bons conseils ; donnez moi de vos nouvelles au plus tot et l’un ou l’autre rendez vous a Paris pour solliciter mes vues2. La lettre de Marneau, du 26 avril, qui lui fait suite, est adressée à un personnage important de la cour dont le nom n’est pas cité, mais qui pourrait être le comte de Maurepas ; une copie de celle de Théodore y est jointe. On comprend très vite que Marneau qui nous livre en des termes assez cruels quelques détails sur le parcours de Théodore n’entend pas compromettre sa position en intervenant franchement au profit de ce dernier. Très habilement et sur un ton ironique, il fait part de son scepticisme amusé concernant les chances de réussite de celui qu’il qualifie d’ailleurs crûment d’aventurier, et, précautionneusement, avance qu’il a entrepris cette démarche sans illusion, mais avec l’espoir que la cour pourrait éventuellement tirer profit de cette missive et qu’à défaut sa lecture, espère-t-il, amusera son interlocuteur et le distraira un instant des devoirs écrasants de sa charge : Je ne regarde donc ce pretendu Roy que comme un aventurier qui n’a rien a perdre, et qui n’écoute que sa témérité. Que cette nouvelle cependant soit vraie ou fausse, je crois etre obligé de vous en faire part pour en faire usage a la Cour, si vous croyez que cet evenement puisse être de quelque utilité à l’État ; en tout cas l’avis n’intérrompra que pour un moment vos occupations sérieuses pour vous faire rire d’une scene aussi comique que celle de penser qu’il peut y avoir un jour un Roy, frère de ma fille ; et vous 2. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:55 14/12/2011 09:45:44 56 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE pensez bien que ma famille et moi ne sommes pas tentés d’aller chercher des espérances de fortune sous un Throne aussi chancellant3. Le moins que l’on puisse dire c’est que Théodore, contrairement à ses espérances, n’a rien à attendre de sa proche famille. La lettre suivante, en date du 12 avril, est adressée à un individu que Théodore salue d’un chaleureux « cher et fidel ami » et qui est vraisemblablement un officier, un ancien compagnon de combat qu’il apprécie et qu’il aimerait bien avoir à ses côtés. Pour l’appâter il ne lui offre rien moins qu’un régiment. Ce qui prête vraiment à rire quand on connaît la situation militaire du nouveau roi et l’état de ses finances. Cher et fidel ami, Depuis l’an 1703 je suis aller recherchant avec énormément de difficultés de par le monde entier une situation me permettant de vivre honorablement et sans avoir à supporter l’autorité d’aucun prince, pour laquelle j’ai toujours éprouvé une aversion naturelle. Enfin grâce à la protection de l’Empereur du Maroc et à l’aide du Bey de Tunis s’est présentée l’opportunité d’offrir ma personne aux braves Corses, que j’ai approvisionnés en toutes sortes de munitions, depuis l’année 1703 [1733 ?] jusqu’à présent. Lesquels par l’intermédiaire de députés m’on proposé la souveraineté de l’île pour autant que je veuille l’accepter. L’offre n’a pu que m’être agréable, mais comme la République est puissante et en position d’obtenir l’assistance de S. M. Impériale, je n’ai pu consentir à cela avant d’avoir obtenu l’assurance de pouvoir être secouru en cas de besoin par le Grand Seigneur, par l’Empereur du Maroc et par le Bey, à ces conditions j’ai accepté l’offre, et je suis venu ici au mitan du mois de mars dernier sur le navire Riccardo du capitaine Ortega, et j’ai été reçu avec de grandes démonstrations de joie et de reconnaissance. J’ai établi ma cour, ordonné que l’on forme six régiments, et Maedoha, un de vos amis fait tout son possible pour les soumettre à une discipline à la manière allemande. A présent je commande facilement cette île et je suis très aimé de mes sujets. Enfin, maintenant je me crois fortuné car je peux manifester ma reconnaissance à tous les amis qui ont partagé mon infortune. Je désire votre présence, qui me sera d’un grand secours dans la gestion des Affaires, si vous êtes disposé à venir je vous assure qu’un brevet de colonel vous attend, et davantage encore si vous le désirez. Présentement je suis en train de prendre les mesure les plus appropriés pour m’assurer de l’amitié des puissances maritimes, et si j’y parviens, je ne doute pas de pouvoir résister à toutes les forces d’Europe réunies ; et en cas d’échec, et si les Génois obtenaient des troupes de l’Empereur, je me mettrais à la tête de mes braves Corses et je suis persuadé qu’au pire j’obtiendrais des conditions honorables pour moi et pour mes amis, aussi je suis prêt à toute éventualité que je surmonterais ou par la force ou par la négociation. Je vous envoie une lettre de change de… lires et j’espère vous voir avec votre famille le mois prochain. De Corse, le 12 avril 1736 Théodore Premier4 » 3. Ibidem. 4. La copie de cette missive est déposée à l’Archivio di Stato de Gênes, Archivio segreto, filza 2112. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:56 14/12/2011 09:45:44 57 UN HOMME ISOLÉ L’introduction au demeurant est fort émouvante. Elle reflète sans doute pour une fois assez fidèlement les sentiments profonds de Théodore et donne une sorte de justification à sa vie d’errance. Elle aurait dû plaire à son interlocuteur qui, comme lui, se révèle être un chevalier d’aventure. En effet, le cher et fidèle ami en question semble devoir être un dénommé Humbert de Beaujeu de La Salle qui a servi en compagnie de Théodore sous le maréchal de Villars. Sa présence est signalée à Florence dans la première quinzaine de mai et on le retrouve à Livourne vers le quinze de ce mois d’où il dit devoir passer en Corse ; ce qu’il fit peut-être vers le 19 ou le 205. C’est le même personnage qui, soit parce qu’il a été déçu par Théodore, ou bien parce qu’il est conscient de ses limites, essaie dès la fin du mois de négocier des renseignements sur la situation en Corse auprès des autorités génoises par l’intermédiaire du consul de la République à Livourne6. À l’évidence, les personnes que Théodore dit honorer de son amitié ou de son affection, et dont il pense pouvoir attendre un appui, sont peu fiables et cette constatation augure mal de la suite des événements. Rappelons enfin que le baron de Neuhoff, à trois jours de son élection au trône de Corse, se donne déjà le titre de Théodore Ier, ce qui pour le moins laisse entendre que l’affaire est déjà acquise – elle a sans doute été avalisée à Livourne lors des accords conclus avec les députés corses, évoqués précédemment – et que la proclamation de la constitution ainsi que la cérémonie du couronnement à venir sont perçues comme de simples formalités. D’après une correspondance de Giovan Battista Sorba, en date du 30 avril7, l’extrait de la lettre suivante de Théodore lui aurait été confié peu de temps auparavant par une de ses relations, et la missive aurait été réceptionnée par le secrétaire du représentant de la cour de Bavière à Versailles. Jusqu’alors Sorba, comme la cour de France, s’est interrogé sur l’identité de Théodore, que l’on évoque toujours sous le vocable de « le Personnage ». Par ce courrier en date du 30 avril, Sorba est enfin en mesure de donner des informations précises sur l’identité et le parcours dudit « Personnage ». Le message, qui a transité par l’intermédiaire de la valise diplomatique bavaroise, s’adresse vraisemblablement à un compatriote de Théodore, à qui, apparemment, il est redevable de bien des services et qui, de surcroît, est proche de sa famille, ou plus vraisemblablement encore un membre de celle-ci. Comme il l’a fait pour le destinataire de la précédente missive, il l’invite à venir le rejoindre en Corse, ainsi que son neveu et, plus tard, sa nièce, pour partager sa nouvelle fortune. Il fait allusion à d’anciennes dissensions avec des abbés de ses parents et 5. Lettres à Maurepas du comte de Lorenzi, ambassadeur de France à Florence, Paris, A.M.A.E., C.P. Corse, 5-6., Florence, 99-100, et de Michel Calvo de Silva, son subordonné à Livourne, Paris, A.N., série AE-B1-726. 6. A.S.G., Archivio segreto, filza 2887. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au Sénat, mai 1736. 7. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:57 14/12/2011 09:45:44 58 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE avec sa famille en général, se dit persuadé que sa nouvelle condition contribuera à les surmonter, mais on se rend compte que, derrière ces formules de politesse, ce qui motive vraiment cette correspondance, c’est le besoin pressant de fonds et de soutiens. Retenons aussi que la venue de son neveu semble lui tenir particulièrement cœur : Vous conservant toujours, mon cher Monsieur, une obligation des plus parfaites pour les soins et égards que vous avez eu pour moy du tems passé, j’ai voulu vous donner avis par moy même qu’après tant de peines et de persécutions je me vois enfin élu et proclamé Roy de cette Isle et Royaume de Corsica. Etant assuré que cette nouvelle vous fera plaisir, et que vous prendrez part à cet établissement avantageux pour moi, vous m’obligeriez infiniment si vous vouliez me venir trouver avec votre épouse et votre famille ; je vous employerois, je vous assure, à votre satisfaction. Il me serait d’une grande consolation d’avoir ici auprès de moy mon cher neveu le comte de… Et avec le tems ma nièce ; voyez-le, je vous prie, conseillez-le, et prenez des arrangements pour me venir trouver sans perte de tems ensemble ; et vous de votre coté informez la famille de… de mon établissement, et insinuez lui qu’il serait tems a présent de mettre une fin a mes justes prétentions contre les abbés, et de me secourir en tout ; que sans eux et sans l’assistance de ma famille je me suis tiré non seulement de tant d’embarras, mais même que je me suis procuré par la grace de Dieu, et par mes voyages et peines de quoy m’avoir mis et établi dans ce poste avec grands fraix ; et que j’ai non seulement de quoy m’y maintenir, mais encore cet avantage de pouvoir assister ma famille sans les revenus du Royaume. Mais comme a présent je ne puis jouir après tant de fraix et de voyages, et que j’ay beaucoup à faire pour faire decamper les Génois de trois endroits, je n’ay le repos qu’il faudrait pour remédier, et me procurer le necessaire, il convient a ma famille pour leur honneur et le mien, et même pour celui de la nation, de m’assister. Ainsi voyez, écrivez à Mons. r l’abbé de… et aux autres ; que chacun d’eux s’efforce pour m’assister à present, et dans une année je le reconnoitroit. Prenez mes interets a cœur, cherchez de l’assistance, et venez me trouver avec mon cher neveu sans perte de tems. Vous me trouverez toujours votre veritable ami Signé le Baron de N.… élû Roy de Corsica Sous le nom de Teodoro il Primo8. À la recherche de soutiens extérieurs En ce début de règne, Théodore qui perçoit sans doute que le temps lui est compté est pris d’une véritable fièvre épistolaire. La correspondance suivante, que nous avons traduite de l’italien, a été reproduite par Cambiagi, mais nous n’avons pas pu consulter l’original. Adressée à son parent, le baron de Drost, elle est datée du 18 mars à Cervione, ce qui, nous l’avons vu, pose problème à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur de transcription. 8. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:58 14/12/2011 09:45:44 59 UN HOMME ISOLÉ Par ailleurs les motivations du Théodore épistolier sont toujours les mêmes, quoique plus discrètement exprimées. Il s’agit, après s’être félicité de sa bonne fortune, de mobiliser les membres de sa famille, de susciter leur venue, et surtout d’obtenir l’envoi de subsides pour conforter sa position. Mais la demande qui pouvait se faire pressante, adressée à ses autres correspondants, est ici à peine suggérée. C’est qu’il semblerait que Théodore craigne à juste titre le courroux de son interlocuteur qu’il a laissé, de son propre aveu, sans nouvelles durant de nombreuses années, et auprès de qui il tente préventivement de se disculper de « calomnies », qui doivent en fait correspondre, si l’on en croit sa renommée, à des méfaits bien réels. Ainsi, peut-on penser avec vraisemblance, connaissant ses talents de manipulateur, que s’il fait allusion à son hypothétique captivité en pays barbaresque, c’est encore une fois pour brouiller les pistes et pour semer le doute dans l’esprit de son parent, chrétien rigoureux, au cas où lui reviendrait aux oreilles l’avis de son récent séjour à Tunis et de son commerce avec les infidèles, ou encore celui de son emprisonnement pour dettes à Livourne. Monsieur, mon très estimé cousin, L’intérêt et la bonté que votre Excellence m’a témoignés jusqu’à la fin de mon enfance, me laisse espérer qu’elle ne m’a pas oublié et qu’elle m’honore toujours de sa bienveillance, bien que des circonstances extraordinaires, ou des contretemps provoqués par des envieux, aussi bien que par mon caractère et mon inclination naturelle à voyager incognito pour pouvoir parvenir à mes fins qui sont d’être un jour utile à mon prochain m’ont conduit à négliger de vous donner de mes nouvelles durant toutes ses années. Soyez cependant certain que vous avez toujours été présent dans mon esprit, et que je n’ai jamais eu d’autre désir que de pouvoir retourner dans ma patrie, car aspirant à honorer mes bienfaiteurs et à dénoncer les calomnies si outrancières que l’on a véhiculé contre moi. Aussi, en tant que fidèle ami et bon parent, je n’ai pu m’empêcher de vous faire connaître, qu’après bien des persécutions et traverses, j’ai réussi à venir dans ce Royaume de Corse pour accepter l’offre que m’en firent les fidèles habitants en me proclamant leur chef et roi ; bien qu’après tant de dépenses consenties pour eux depuis deux ans, et après avoir souffert et la prison et les persécutions, je ne sois plus en mesure d’entreprendre d’autres voyages pour les libérer un jour du gouvernement des Génois. Je suis venu à leur requête dans ce pays, ou j’ai été accueilli et acclamé en tant que leur roi, et j’espère avec l’aide divine pouvoir m’y maintenir. Je m’estimerai heureux, mon cher cousin, si vous vouliez m’aider et me conforter en m’envoyant quelqu’un de la famille, que je pourrai employer à ma guise et avec qui je partagerai la fortune que j’espère, avec l’aide de Dieu, rendre encore plus éclatante grâce aux talents et à l’expérience que j’ai acquis durant mes voyages, et cela pour la gloire de Dieu et l’avantage de mon prochain. Vous n’avez pas encore appris le malheur qui m’est survenu l’an dernier, j’ai été capturé en mer et conduit à Alger d’où toutefois j’ai pu m’enfuir mais non sans de lourdes pertes. Mais je dois renvoyer à d’autres temps le plaisir de vous dire tout ce que la grâce de Dieu m’a accordé, et vous prier seulement de disposer de moi comme de vous-mêmes, et d’être assuré que j’ai conservé dans mon cœur les sincères gages d’amitié que vous m’avez donnés dans ma jeunesse, et que j’aurai soin de vous témoigner par tous les moyens la sincère bienveillance que j’aurai toujours pour vous, étant de tout cœur votre fidèle ami et cousin Theodore_intok_cs3.indd Sec5:59 14/12/2011 09:45:44 60 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE De votre Excellence Cervione, en Corse le 18 mars 1736 Le baron de Neuhoff, élu roi de Corse sous le nom de Théodore 1er. P.-S. Donnez moi, je vous prie, de vos chères nouvelles et saluez en mon nom toute la chère famille, ainsi que les amis, et comme mon avancement tourne tout à leur honneur, j’espère que chacun contribuera de bon cœur à soutenir mes intérêts et qu’ils m’assisteront et par leurs conseils et par l’action. Et comme cela fait de nombreuses années que je n’ai reçu aucune lettre de la Famille de Brandebourg, faites moi plaisir en transmettant celle qui est ci-jointe à Bungelshild, et faites moi savoir si mon oncle est vivant et ce que deviennent mes cousins à Renschenbourg9. Certaines correspondances de Théodore prennent une connotation franchement plus politique. Il en va ainsi de celle qu’il adresse au général comte de La Marck le 22 avril 1736. Elle nous permet de comprendre les motivations profondes du baron. L’insistance avec laquelle il réclame la venue de son neveu, le comte de Trévoux, semble moins correspondre, comme nous pouvions l’imaginer à la lecture des premières lettres, à la démarche sentimentale d’un homme isolé en terre étrangère désireux de pouvoir s’appuyer en toute confiance sur un homme de son sang, qu’à un calcul politique d’un souverain soucieux de conforter sa situation et de rassurer ses sujets sur l’avenir de la dynastie par la présentation du successeur désigné. Monsieur La confiance que j’ai au cœur généreux de votre excellence me fait recourir à elle pour la supplier de vouloir bien se ressouvenir et de moi et de ses bontés qu’elle a toujours eu pour ma famille, surtout pour mon cher neveu le Comte de Trevoux. Comme par les avis publics, vous aurez appris mon elevation après tant de peines, persécutions et mortels chagrins, et que je suis par le fidel peuple du Royaume de Corse eleû, proclamé, et reconnû leur Roi dans toutes les formes, et reçu les hommages et serments de fidélité, comme V.E. verra par la ci jointe copie, je me hasarde a recourir à elle comme encor parent pour la prier de prendre part a mon établissement, et de me procurer la protection et appui de sa M.T.C., étant plus que résolu de rechercher par un attachement inviolable la grace d’etre honoré de Sa Majesté Très Chrestienne de sa Royale Protection et appui. V.E. m’obligeroit infiniment de vouloir bien sonder Sa Majesté et le Ministre, si elle a pour agréable que j’envoie une personne qualifiée de ce pays et accréditée à solliciter en public cette grace et appui du Roi, et me faire part de la Royale résolution. Je recommande à V.E. mon cher neveu le comte de Trevoux, et de procurer qu’avec l’agrément de Sa Majesté il puisse venir sans perdre de tems me rejoindre tant pour ma consolation, que pour celle de ces fidèles habitants, qu’ils le regardent faute de succession pour mon successeur. V.E. interpose donc ses bons offi9. Lettre en italien, transcrite par Cambiagi, op. cit., p. 85-86 et traduite par nos soins. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:60 14/12/2011 09:45:44 61 UN HOMME ISOLÉ ces a me laisser venir mon neveu et d’estre assurée que je suis et serais pour toujours avec toute la considération imaginable et attachement le plus parfait Monsieur, De votre Excellence, Le vrai et sincère ami et parent, Theodoro, Roi de Corse, Cassincha, le 22 avril 1736. P.-S. V.E me fasse l’amitié de me donner de ses nouvelles et de me les adresser sous le couvert de Mr. Ranieri Bigani a Livourne en Toscane, lequel me les fera passer sûrement, même pour plus de sureté V.E aye la bonté de remettre sa lettre a Mr le consul de France a Livourne avec instance de la remettre en main propre du dit Ranieri Bigani10. En fait, cette correspondance est instructive à plus d’un titre. Théodore, de façon bien plus explicite qu’il ne l’a fait avec Marneau, sollicite la protection et le soutien du roi de France et se dit prêt, si Louis XV y consent, à envoyer une personne qualifiée à Versailles pour demander officiellement cet appui. Ce faisant il découvre sa stratégie : quand il débarque à Aleria, il ne dispose vraiment d’aucun des soutiens dont il s’est pourtant prévalu auprès des chefs insulaires, il cultive au mieux de vagues espérances de pouvoir susciter l’intérêt des cours européennes après son avènement au trône de Corse. C’est dans ce contexte qu’il faut resituer sa démarche auprès du comte de La Marck, lequel, apparemment guère plus enthousiaste que Marneau, transmet également avec beaucoup de réserves la missive de Théodore à Chauvelin. Du comte de La Marck à Chauvelin J’ai eté fort surpris ce matin en recevant du Sr. Bigani par la voie de Livourne une lettre du pretendu nouveau roi de Corse, dont je conois à la vérité la famille qui est de bonne et anciene noblesse de Wesphallie, il a été page de feu Madame laquelle souhaitat que je lui donnasse un emploi dans un régiment de cavalerie que j’avois l’honneur de commander, il y a environ quarante ans, après y avoir servis quelques années il allat dans les pays étrangers, et au bout de quelque temps j’apris qu’il étoit attaché au service d’Espagne ou il eu une comission de colonel. Après s’estre marié avec une cameriste de la cour pour qui la reine avoit beaucoup d’amitié, il passa de la au service de l’empereur ensuite de quoi je l’avois depuis nombre d’années perdu de vue jusqu’aujourd’hui. J’ai crû de mon devoir de vous envoyer le tout, puisque pour peu que vous eussié de curiosité d’etre informé des suites de cet evenement qui en soit est assé bizare, vous voyé par la lettre les canaux dont ce roi de nouvelle fabrique se sert pour ses correspondances, et comme les originaux de ces lettres sont écrits d’une écriture assez difficille a lire, jai cru vous épargner de la peine en les faisant copier. Avant de finir cette lettre j’ai l’honneur de vous rendre conte que j’ai recû une lettre de mr. d’Angervilliers par laquelle je vois que l’intention de S.E. et la votre est que je continue mon séjour ici. J’espere toujours pouvoir donner des preuves de mon zel et de mon 10. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 6 et 7. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:61 14/12/2011 09:45:44 62 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE attachement pour le service du Roi soit sur cette frontiere, soit de toute autre façon dont vous me feré l’honneur de me croire capable. J’ai l’honneur d’être avec respect et le plus parfait devouement Monsieur, Votre et. Le 18 juin 173611. Tout en restant dans l’expectative et en s’astreignant à une stricte prudence qu’imposent non seulement la susceptibilité de Gênes et le respect des grands équilibres internationaux mais aussi l’image peu rassurante qu’offre Théodore, il semblerait que bien des cours européennes suivent avec intérêt les événements de Corse et que des contacts secrets se soient noués à divers niveaux avec les rebelles, à l’initiative de l’une ou l’autre partie. Versailles, sans répondre, du moins officiellement, aux ouvertures de Théodore, surveille de très près ses initiatives ainsi que ses correspondants. Son oncle, le baron de Meyssen (ou Mayssen), capitaine au second bataillon du régiment de La Marck – dont il a demandé des nouvelles au baron de Drost – va être l’objet d’une enquête diligentée par le ministère sur dénonciation de Giovan Battista Sorba qui l’accuse d’être sur le point de passer dans l’île à la demande de Théodore. Ainsi, le 27 juin 1736, Gio. Battista de Mari transmet au Sénat les informations qu’il a pu recueillir sur les activités de Meyssen par l’intermédiaire de la comtesse d’Appremont dont un parent sert en tant que lieutenant-colonel au régiment de La Marck12. Le capitaine Meyssen devra s’en expliquer, le 7 juillet 1736, auprès de d’Angervilliers, secrétaire d’État à la Guerre : Monsieur de Meas notre lieutenant-colonel m’a communiqué les ordres qu’il a recxeus de S.M. au sujet du commerce de lettres que j’a yeû avec mon neveu le Baron de Neuhoff dans l’Isle de Corse, lui ayant donné mes dépositions et soumissions, suivant que S.M. me l’a ordonné, y ayant joint les 2 lettres en original qu’il m’a écrite, avec les réponses que j’y ai faites, ayant toujours regardé cette affaire comme une vraye vision, connaissant d’ailleurs les facultés du S. r de Neuhoff pour ne pas estre en estat d’entreprendre une pareille entreprise de lui même, sans estre soutenu de quelque puissance, lui ayant écrit pour etre éclairé de la vérité du fait pour savoir de lui même comment il étoit parvenu dans ce pays et par qui il pouvoit estre soutenu, en quoi il ne m’a rien répondu comme vous verrez par sa propre lettre, par laquelle il m’a paru qu’il désire la protection de S.M.T.C., puisqu’il me marque dans cette lettre qu’il la demande et qu’il écrit à ce sujet à M. le Comte de la Marck Lieutenant général, et que d’un autre costé il me mande d’adresser mes lettres au consul de S. à Livourne, et par ma derniere lettre que je lui ai écrite le 1er de ce mois, je l’ai fortement sollicité de se mettre sous la protection du Roy et que s’il estoit assés heureux de l’obtenir, et en même tems la permission de la Cour que je puisse l’aller joindre sans cependant quitter mon emploi que j’ai au service de S.M., auquel je me suis voué pour toute ma vie, et comme etant en tems de paix que je l’irois joindre, en me faisant remettre 11. Paris, A.M.A.E., C.P., Supplément, Gênes, vol. 8. 12. A.S.G., Archivio segreto, filza 1828. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:62 14/12/2011 09:45:44 63 UN HOMME ISOLÉ des fonds pour les frais de voyage, que, sans cela il m’étoit impossible, ayant eu le malheur que pendant 14 mois de perdre 82 hommes de ma compagnie par la desertion et 36 de morts dans les hôpitaux d’Italie, que toutes ces pertes m’ayant entièrement ruiné, j’aurois eû l’honneur d’informer la Cour du commerce de lettres que j’avois avec le dit S. r de Neuhoff, mais comme il me mande d’avoir écrit à M. le Conte de La Marck, j’ai crû qu’il n’étoit d’aucune conséquence que je le fis, d’ailleurs je n’ai point guardé le secret, lorsque j’ai receu de ses lettres les ayant toutes les fois communiquées au commandant du 2eme Bataillon dans lequel je suis et même à mes camarades avec lesquels j’en ai beaucoup badiné ne croyant pas que cela puisse tirer a la moindre conséquence. J’ai même envoyé copie des lettres à ma nièce M. e du Trevou qui est dans le couvent de N.D. de Bon Secours à Paris, que vous trouverez conforme aux originaux que j’ai remis à M. de Meas avec ma déposition, et s’il est question du bien du service de S.M., en recevant ses ordres je suis prest d’y sacrifier jusqu’à la derniere goute de mon sang. Ayant l’honneur d’estre13… La déposition de M. de Meyssen (ou Neyssen) confirme que son neveu recherche bien le soutien de la cour, et qu’il est prêt à se placer sous la protection du roi de France. Elle nous apprend également que le secrétaire d’État à la Guerre, Prosper d’Angervilliers fait procéder à une enquête sur le personnage et qu’il est arrivé à identifier ses divers correspondants. Mais jusqu’à présent rien ne nous laisse entendre que Versailles est prête à répondre aux sollicitations de Théodore. Même si les ministres de Louis XV suivent avec attention les événements de Corse et semblent décidés à ne fermer aucune porte, la politique de Fleury et de Chauvelin ne varie pas sur le fond. Elle vise toujours à faire en sorte que la France devienne et reste l’interlocuteur privilégié de Gênes dans les affaires de l’île et son bras armé, lorsque cela sera nécessaire, pour maintenir (provisoirement) l’île sous sa domination, et pour contrer, ce faisant, une éventuelle intervention étrangère et amener in fine la République à renoncer à ses droits à son profit. C’est là la ligne de conduite dont Versailles ne déviera pas et qui portera ses fruits quelque trente ans plus tard. Cette missive est cependant éclairante à plus d’un titre. Elle prouve aussi que d’Angervilliers et Chauvelin se jouent de Giovan Battista Sorba qui accuse le baron de Meyssen de vouloir livrer des secours à son neveu. Si les ministres le rassurent sur ce point, ils ne lui font pas part, bien entendu, des ouvertures politiques de Théodore à la France. Témoigne également de cette stratégie la réponse de Chauvelin au général comte de La Marck en date du 10 juillet 1736, par laquelle tout à la fois le ministre exige le secret sur cette correspondance et s’efforce d’en minimiser la portée : une saignée du pied, une du bras et quelques acces de fievre m’ont empeché, Monsieur, de répondre plutôt a la derniere lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, a laquelle vous étoit jointe la copie d’une lettre de M. le baron de Neuhoff, et je profite 13. Paris, A.M.A.E., C.P. Supplément, Gênes, vol. 8. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:63 14/12/2011 09:45:44 64 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE des premiers instants que ma convalescence me laisse de libres pour vous rendre mille grâces de votre attention. Il n’y a cependant nul usage a faire de cette piece et il convient même que l’on ne sache pas que vous m’avez instruit ni de celle là ni de celles dont vous voudrez bien me faire part dans la suite14. En fait, il en va de l’intérêt supérieur de la France que les autres cours européennes ignorent que Théodore a réussi, même indirectement, à établir des contacts avec Versailles. Le courrier du roi En cette période de crise où il est essentiel de pouvoir communiquer sans craindre que sa correspondance tombe entre les mains de ses ennemis, Théodore, qui sait que ses faits et gestes sont observés attentivement par diverses chancelleries étrangères et plus particulièrement par les Génois qui, depuis Livourne, sous la responsabilité du consul Gavi, ont mis au point un système de surveillance particulièrement efficace, multiplie les précautions et les intermédiaires pour brouiller les pistes. Dans cette ville, devenue la plaque tournante des relations entre la Corse et le continent grouillant d’espions de toutes nationalités, le courrier de Théodore, comme le souligne non sans étonnement le comte de La Marck, passe bien par les mains de Rainero Bigani, selon une procédure mise au point et affinée par ce dernier et qui va perdurer après la fuite du roi de Corse. En atteste une lettre de Bigani, en date du 14 mai 1738, vraisemblablement adressée à Sebastiano Costa peu de temps avant son décès : Excellence, le Sgr Baron Théodore de Neuhoff m’ayant averti qu’il me fera adresser des lettres que je devrais ensuite lui faire parvenir, je crois de mon devoir de lui conseiller de les glisser dans une enveloppe au nom du Sgr Paolo Giuseppe Tommasini, et celle-ci dans une deuxième adressée aux Sgrs Onorato Bert, fils et associés à Livourne, afin qu’elles parviennent en toute sécurité à destination, car vous savez que l’adversaire essaye par tous les moyens de les intercepter ce qui pour lui serait chose aisée si elles m’étaient directement adressées, étant de notoriété publique que je suis son correspondant15. Il arrivera aussi que l’apothicaire Paolo Giuseppe Tommasini réceptionne directement le courrier adressé à Théodore. Ainsi, le 27 juin 1736, Bartolomeo Domenico Gavi signale à Gênes que ce dernier a récupéré le vendredi précédant à la poste une lettre vraisemblablement venue de Paris et adressée à « Monsieur le baron Théodore de Neucoff (sic) proclamé roi de Corse16 », mais c’est là une procédure apparemment exceptionnelle. 14. Paris, A.M.A.E, C.P., Gênes 97. 15. Paris, A.M.A.E, C.P., Supplément, Gênes, vol. 8. 16. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:64 14/12/2011 09:45:45 65 UN HOMME ISOLÉ Les banquiers Brackuel (ou Blacchuel ou Brackwell) de la compagnie Blacchuel’ & Clarch’ vont aussi servir d’intermédiaires notamment pour ce qui concerne les relations avec la Hollande, leur pays d’origine. Don Gregorio Salvini lorsqu’il débarque à L’Île-Rousse le 1er juillet 1736 après un voyage mouvementé s’empresse d’informer le roi que Thomas Brackuel (ou Brackwel) lui a remis à son intention deux lettres sous double enveloppe venant d’Amsterdam dont une à son adresse fut ouverte par inadvertance17. Cet artifice du prête-nom sera utilisé par le roi devenu fugitif en divers lieux durant sa longue dérive à travers l’Europe. Ainsi un rapport secret émanant d’un agent français dont nous ignorons l’identité, daté de janvier 174018, nous révèle celles de ses différentes boîtes aux lettres romaines destinées essentiellement à protéger sa correspondance avec les religieuses Fonseca. Il se sert quelquefois de l’adresse de Marie Constance Cavalieri, religieuse au couvent de Saint Dominique et Saint Sixte. Souvent, il adresse ses courriers au comte Fede, domicilié à la Porte du peuple, quelquefois au comte Orsini, rarement au docteur Gaffori qui demeure à S. Gio Fiorentini. Enfin, tout dernièrement il a utilisé les services du banquier Quarantoto, associé du marquis Novès. Parfois aussi il adresse directement ses messages aux religieuses Fonseca au même couvent des Saints-Dominique-et-Sixte. En ces temps, pour lui incertains, la procédure a même été améliorée : ses correspondants à Rome portent leurs lettres chez le comte Fede ou chez le comte Orsini qui en font plusieurs paquets selon leur destination et les mettent sous quatre enveloppes. La première adressée au Sr Valentini, la deuxième au baron de Stos, la troisième au consul anglais à Venise et enfin la quatrième au baron Étienne Romberg qui est le pseudonyme sous lequel s’est souvent caché Théodore. Malgré ces précautions, l’agent français a réussi à identifier ses divers correspondants romains. Il s’agit, outre les comtes Fede et Orsini et les dames Fonseca, d’un certain Mailliani, marchand drapier installé près de Saint-Eustache, d’un allemand nommé Joseph qui habite à Campi d’Olio et qui a été au service de la cour de Bavière, du docteur Gaffori, d’un capucin à la recherche de la pierre philosophale, un « faiseur d’or » comme le qualifie l’agent français qui lui attribue un numéro de code (n° G. A.), d’un abbé nommé Punciani qui appartient à la maison Fonseca, d’un dénommé Raimondi, chevalier de Saint-Sylvestre et peintre de son état, et enfin du valet de chambre de l’ambassadeur de Malte, nommé Joseph Sancti, qui habite vers La Trinité-des-Monts et qui, d’après l’agent, sert fréquemment d’intermédiaire. Non seulement ce dernier aurait fourni armes et argent au cousin de Théodore (il s’agit vraisemblablement de Mathieu Drost) lorsque celui-ci était à Rome mais il l’aurait accompagné aussi jusqu’à Ostie au 17. A.S.T., Materie politiche, conti stranieri, Corsica. Lettre de Salvini à Théodore, le 1er juillet. 18. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 1 et 2. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:65 14/12/2011 09:45:45 66 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE moment de son départ pour la Corse. Il lui aurait remis à cette occasion un signe de reconnaissance devant lui permettre d’identifier à coup sûr ses messagers. Il s’agissait d’un carré de papier frappé d’un cachet de cire figurant un cupidon monté sur un lion et surmonté de son nom écrit en lettres moulées. Par le même rapport, nous apprenons que les correspondants de Théodore à Naples sont le consul de Hollande Valemberg, la princesse de La Rochette et un officier irlandais nommé Georges, et qu’à Livourne il ne pourrait plus compter que sur l’amitié du directeur du bagne, Rainero Bigani, du Dr Felice Cervoni et de Thomas Santucci d’Alesani. Grâce à ces divers stratagèmes, Théodore réussit toujours à communiquer avec l’extérieur malgré le blocus instauré par la République. Mais cela ne se fit pas sans risques pour ses émissaires dont certains furent interceptés par l’efficace police génoise, tel ce cordelier, Marocain converti, qui, parti de Gênes pour se rendre en Corse, fut arrêté à Sextri Levante avec en sa possession diverses lettres écrites en arabe ou langue ottomane destinées au roi de Corse19. 19. Lettre de Campredon à Maurepas, Gênes, le 14 juin 1736. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec5:66 14/12/2011 09:45:45 CHAPITRE 6 Des interférences étrangères réelles ou supposées… Sur quels soutiens Théodore pouvait-il vraiment compter ? Cette question tracassa longtemps les chancelleries européennes et donna lieu aux supputations les plus variées. Ainsi le 14 juin 1736, deux mois après l’accession de Théodore au trône de Corse, Jacques de Campredon, l’envoyé extraordinaire du roi de France à Gênes, va jusqu’à envisager l’implication d’une coterie ligure hostile à la politique du gouvernement en place. « Il ne serait pas fort extraordinaire que quelques Génois contribuent au soulèvement de la Corse, c’est assez la coutume des Républiques de ne suivre d’autre principe que celui de leurs intérêts particuliers1 ». Toutefois, très tôt, la thèse de l’intervention d’une puissance étrangère sera privilégiée sans que l’on sache trop laquelle mettre en accusation. Le 16 juin 1736, le comte de Maurepas s’interroge toujours sur la réalité des soutiens extérieurs dont le baron de Neuhoff pourrait disposer. En réponse à une lettre de Campredon, en date du 31 mai, il écrit en substance : « Il est vrai que son entreprise est des plus hardies, il paroit comme vous l’observez qu’il est plus douteux que certain qu’il puisse la soutenir a moins qu’il n’y ait quelque puissance qui lui fournisse sous main l’artillerie qui lui manque, et les fonds dont il commence à avoir besoin2 ». Ce à quoi l’envoyé français à Gênes répond, le 4 juillet, que le mystère demeure entier, mais que « les Génois soutiennent qu’il n’a d’autre appui que la félonie des chefs de la révolte et il est de leur intérêt de le persuader ». Les Corses sont-ils donc vraiment persuadés, comme l’affirme par ailleurs le consul Pierre-Jean de Bertellet3 suivant en cela les supputations de son subordonné D’Angelo en poste à Bastia, qu’une puissance se cache derrière le roi qu’ils se sont donné4 ? Rien ne semble moins sûr, et d’ailleurs cela eût été de peu de conséquence car, selon les dires mêmes de Sebastiano Costa, seul importait l’avis des chefs de la révolte, et ceux-ci, pour le moins, ne devaient pas être 1. Lettre de Campredon à Maurepas, Gênes, le 14 juin 1736. Paris, A.M.A. E.-C.P. Gênes 97. 2. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 91. 3. Pierre-Jean de Bertellet est né à Nîmes. Avocat au parlement de Toulouse, il devient consul à Livourne par provisions du 28 avril 1731. Anne Mézin, Les consuls de France au Siècle des lumières (1715-1792). Direction des archives et de la documentation, ministère des Affaires étrangères. 4. Paris, A.N.-AE-B1-726. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:67 14/12/2011 09:45:45 68 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE dupes, comme le supputaient les Génois ou si ce fut le cas, ils ne le furent pas longtemps, même si certains d’entre eux continuèrent pendant un certain temps à accréditer sciemment cette perspective dans le but de maintenir le moral de leurs troupes. Toutefois cette question va hanter toutes les cours européennes pendant les deux ou trois mois durant lesquels Théodore fit illusion et toute sa stratégie consista d’ailleurs à entretenir cette équivoque. Dès son arrivée dans l’île, le baron de Neuhoff, fort de ses nouvelles positions et cependant prisonnier des promesses d’intervention étrangères qu’il a fait miroiter aux chefs des rebelles corses, engage une lutte contre le temps qu’il sait pouvoir lui être fatale et multiplie secrètement les demandes de soutien auprès des cours européennes. Dans la péninsule, bien des États voisins de Gênes sont déjà acquis à sa cause, en vérité surtout à celle des insurgés. Parmi les sympathisants, il faut citer la cour de Savoie qui est presque en guerre ouverte avec la Sérénissime à propos de la possession du marquisat de Finale, et le grandduché de Toscane dont le port franc de Livourne est la principale place par où passent ou bien résident en toute impunité les fuorusciti corses. Mais toutes deux connaissent des difficultés et ne sont pas en mesure d’intervenir efficacement. L’une est suspecte à cause de ses ambitions territoriales et l’autre est affaiblie parce qu’engagée dans un processus dynastique qui vise à trouver un successeur acceptable au dernier des Médicis. Aussi tout naturellement se retourne-t-on vers les grandes puissances européennes qui seules, si elles en manifestent la volonté, peuvent efficacement intervenir dans l’île, au risque du reste de bouleverser l’équilibre méditerranéen. C’est pourquoi tout le monde observe tout le monde et suspecte son voisin. L’Empire n’a pas gardé un souvenir très glorieux de ses précédentes interventions dans l’île. Tenu par ses récents accords avec le cardinal Fleury et par ailleurs englué dans son éternelle lutte contre le Turc, il semble avoir jeté le gant quoiqu’en disent les Génois qui veulent voir en lui un garant contre les ambitions françaises. L’empereur a, en tout cas, finalement rejeté la demande de Gênes qui désirait que l’on mette à sa disposition un officier général autrichien pour aller commander en Corse5. Restent donc en lice l’Angleterre, l’Espagne, les Provinces-Unies et, bien sûr, la France, que notre aventurier, cyniquement et plus ou moins ouvertement, va s’efforcer d’intéresser tout à tour ou simultanément à la situation de l’île. De l’Angleterre Dès l’annonce de l’atterrage du bateau du capitaine Dick à Aleria, les membres du gouvernement génois voient la main de Londres derrière le « Personnage » qui débarque et dont on n’a pas encore percé l’identité. En effet ils savent, d’après le rapport qu’en a fait le capitaine anglais Georges Loiler, commandant du navire le 5. Lettre à Chauvelin, le 19 avril 1736. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:68 14/12/2011 09:45:45 69 DES INTERFÉRENCES ÉTRANGÈRES RÉELLES OU SUPPOSÉES… Dumer, qu’aux environs de Noël débarqua à Tunis, du bateau du capitaine Dick en provenance de Livourne, un homme se disant médecin et qui très vraisemblablement était le « Personnage » en question. Il est décrit comme étant de haute stature, d’aspect très agréable, le teint blanc et coloré. À son arrivée, il portait des habits peu en rapport avec sa condition, mais bientôt, grâce au consul d’Angleterre, il put se pavaner vêtu d’un pourpoint de drap rouge doublé de peau de renard avec sous manches et haut-de-chausses également de drap rouge, portant perruque avec deux boucles à droite et un chapeau imposant. Il prenait ses repas presque quotidiennement à la table du consul d’Angleterre, père du capitaine Dick, et logeait chez le docteur Bongiorno. Pour avoir souvent dîné en sa compagnie chez le consul, le capitaine Loiler est en mesure d’affirmer que le personnage parlait couramment l’anglais, le français, l’allemand, le hollandais, l’espagnol et l’italien. Il évoquait par ailleurs volontiers les différentes cours d’Europe et prétendait être le baron de Nefold. Il était arrivé à Tunis sans le sou, mais le capitaine subodore que le consul l’avait doté depuis de moyens importants6. En conséquence, après avoir vérifié que le capitaine Dick avait bien transporté en Corse le personnage, les armes et les munitions pour y fomenter la révolution et après s’être par ailleurs assurées que lesdites munitions avaient été achetées en grande partie à Tunis par ce dernier, non pas avec ses propres deniers mais à l’instigation et avec le soutien ou la garantie du consul d’Angleterre avec remise à ses correspondants à Livourne, les autorités génoises demandèrent à Giovan Battista Gastaldi, leur ambassadeur auprès de Sa Majesté le roi d’Angleterre de porter ces faits à la connaissance du gouvernement britannique. Les membres du gouvernement génois se dirent persuadés que Sa Majesté britannique ne tolérerait pas que ses officiers s’engagent ainsi aux côtés des rebelles corses contre la République, aussi comptent-ils sur le zèle de Gastaldi pour présenter leurs plus fermes remontrances contre les agissements du consul Lawrence et de son fils, le capitaine Dick7. Assez rapidement les soupçons que Gênes entretient à l’égard de Londres vont passer au second plan, sans cependant s’estomper totalement, d’autant plus qu’en France on s’ingénie à les entretenir. Nous avons vu que malgré les sollicitations de Théodore, le cabinet français n’entend pas dévier de la politique initiée par Chauvelin qui consiste à se rendre indispensable auprès de Gênes et à se faire remettre in fine la Corse. Mais pour parvenir à ses fins Versailles doit veiller à éviter toute intervention d’une autre puissance européenne. C’est à quoi s’emploient les ministres de Louis XV qui redoutent surtout une initiative anglaise. Dès le 3 mai, Jacques de Campredon, envoyé extraordinaire auprès de la République de Gênes, a fait 6. Lettre du gouvernement génois à son représentant à Londres, Gastaldi, A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 7. Ibidem, Lettre du gouvernement génois à son représentant Gastaldi. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:69 14/12/2011 09:45:45 70 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE savoir à Chauvelin que son homologue piémontais, le comte Balbo Simeone de Rivera, craignait que les affaires de Corse ne soient plus sérieuses que les Génois ne voulaient l’avouer et susurrait que certains des contacts qu’il avait dans le milieu diplomatique de la capitale ligure voyaient se profiler une puissance étrangère derrière le curieux personnage qui avait débarqué dans l’île. « […] on ne nous soupçonne point, dit-il, mais on est persuadé que c’est la reine d’Espagne, ou les Anglais8 ». Le 15 mai 1736, Chauvelin lui répond en ces termes : J’ai reçu M., la lettre que vous avez pris la pêine de m’escrire le 3 de ce mois. L’article de Corse devient de jour en jour trop interessant pour que je ne vous sache pas beaucoup de gré de l’estendue et de l’exactitude avec laquelle je vois que vous le traitez9. En fait, Monsieur de Bertellet, consul de France à Livourne, a déjà attiré l’attention de la cour sur l’éventualité de possibles interventions étrangères. Dans un mémoire en date du 28 avril, il s’en explique longuement10. D’après ce qu’il sait du personnage, il estime que Théodore n’est pas en état d’engager la plus petite dépense sur ses fonds propres, et que s’il a pu venir en Corse avec des sommes aussi considérables qu’on le dit, c’est nécessairement parce qu’il a intéressé quelque puissance à son projet, laquelle « se sert de lui comme d’un enfant perdu pour tenter de s’emparer de cette Isle » et a accepté de sacrifier quelque argent dans ce but. Si l’entreprise vient à échouer, elle sera considérée comme une inconséquence du baron de Neuhoff qui en portera seul toute la responsabilité. Dans le cas contraire, le « véritable amphitryon » pourra se découvrir sans crainte que la Corse lui échappe. Et le consul de préciser sa pensée. Contrairement à nombre de ceux qui avancent cette hypothèse, il ne faut pas, d’après lui, voir la main de Madrid derrière le nouveau roi de Corse car, dit-il, l’Espagne, déjà sollicitée dans un passé récent – il pense vraisemblablement aux négociations menées en vain par le chanoine Orticoni – s’est toujours refusée à intervenir tant soit peu ouvertement dans l’île et s’est contentée de manifester sa sympathie et d’accorder, comme nous le verrons, de rares et discrets secours aux rebelles. Par contre la piste anglaise lui semble plus plausible et ce pour diverses raisons. D’abord parce que si l’on en croit le cardinal de Polignac, l’infatigable et opiniâtre chanoine Orticoni serait passé à Londres il y a deux ou trois ans, lors d’un séjour à Paris, ensuite parce que le navire qui a débarqué Théodore bat pavillon anglais, appartient au fils du consul d’Angleterre à Tunis et est revenu dans l’île avec des munitions destinées aux rebelles, et cela bien que la cour de Londres, comme les principales cours d’Europe, ait interdit à ses ressortissants de commercer avec l’île et de porter aide et assistance aux révoltés11. Enfin, outre des monnaies barbaresques, Théodore distribue des 8. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. 9. Ibidem. 10. Paris, A.N., AE-B1-726. 11. Campredon développe à peu près la même argumentation dans sa lettre à Chauvelin du 24 mai 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:70 14/12/2011 09:45:46 71 DES INTERFÉRENCES ÉTRANGÈRES RÉELLES OU SUPPOSÉES… lisbonines et des louis d’or nommés mirlitons dont les Anglais sont, paraît-il, mieux pourvus que les Portugais et les Français. Mais surtout, ce qui plaide en faveur d’une intervention britannique, pour autant, bien sûr, qu’il « faille envisager du dessous des cartes », ce sont des considérations stratégiques, que Bertellet expose longuement. Évoquant la percée des Anglais en Méditerranée, il estime que la possession de la Corse conforterait leurs positions sur la route du Levant. En cas de conflit avec la France et ses alliés, au lieu de subir l’inconvénient de voir quasiment toutes les côtes de la Méditerranée sous le contrôle de leurs ennemis, ils pourraient, à partir des ports en leur possession, Gibraltar, Port-Mahon et de ceux de Corse, barrer la route du Levant à leurs adversaires et contrarier le trafic maritime dans le bassin occidental avec seulement quelques bateaux corsaires. Il ne faut pas, insiste-t-il, juger de l’importance de la Corse à partir de l’usage qu’en faisaient les Génois « à qui elle ne servoit proprement que de paturage, ou les principaux et plus accrédités sujets de la République alloient tour à tour s’engraisser ». Mais, sachant ce qu’étaient Gibraltar et Port-Mahon sous la domination espagnole, et ce qu’ils sont devenus depuis, il faut être conscient de ce que la Corse pourrait devenir entre les mains d’une puissance assez riche pour la fortifier et se faire aimer de ses habitants ; il serait alors quasiment impossible de l’en déloger. Peut-être, ajoute-t-il, l’Angleterre ne se serait pas souciée de la Corse si elle n’avait pas été amenée à constater pendant la dernière guerre combien ses positions au Levant pouvaient devenir fragiles en cas de conflit généralisé en Méditerranée et si elle n’avait pas été sollicitée par des émissaires des Corses, lesquels sûrement se sont offerts à elle comme à bien d’autres pour se tirer des mains des Génois et qui ont dû finir par se faire entendre. Il conclut en s’excusant de cette longue digression, mais comme cette affaire de Corse devient sérieuse et qu’il vaut mieux prévenir les accidents que d’avoir à porter remède à un mal déjà fait, il a cru de son devoir d’en avertir le ministre, car, conclut-il, son analyse est partagée par beaucoup d’autres diplomates en poste à Livourne. Le 23 mai 1736, il revient à la charge et, dans une courte missive adressée à Chauvelin, résume ainsi la situation : Leurs premiers soupçons (des Génois) sont tombés sur l’Angleterre fondés sur plusieurs circonstances dont j’ay fait part a Votre Excellence par mes précédentes, et M. Louis Brignoles a été nommé a ce sujet Envoyé Extraordinaire de la République auprès de S.M. Britannique. Il semble qu’aujourd’hui on est partagé et qu’on soupçonne a Gênes que ce manege vient de la Cour de Naples ou d’Espagne, pour moi je m’en tiens a mes premières idées et si quelque puissance est entrée dans cette affaire je croy toujours que c’est l’Angleterre, nous verrons bientôt ce qu’il en faudra juger par la maniere dont cet homme se soutiendra, si l’argent ne manque pas et si les secours Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:71 14/12/2011 09:45:46 72 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE qu’il a annoncés arrivent on sera obligé de croire que ce n’est pas icy l’ouvrage d’un particulier et qu’il y a du souterrain comme nous l’avons imaginé d’abord.[…] Je suis avec un très profond respect12… Le cabinet du cardinal Fleury suit effectivement de près les affaires de Corse et, tout en tissant sa propre toile, il est très attentif aux menées réelles ou supposées des autres puissances européennes. Ainsi le 5 juin 1736, le comte de Maurepas, ministre de la Marine, adresse à Campredon la note suivante : J’ai reçu M., la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire le 24 du mois dernier. Il est vrai que, si l’on pouvoit croire que quelque Puissance eût part à ce qui se passe en Corse, les soupçons devraient principalement tomber sur les anglais. Donner vous tous les soins possibles pour en découvrir la vérité. Nous sentons combien il serait nuisible à notre commerce, et mesme a celui de tout le reste de l’Europe, que cette Isle se trouvât entre les mains des anglois. Nous devons estre aussi attentifs que les Génois peuvent être de leur costé inquiets du denoüement de cette aventure qui peut nous intéresser beaucoup, si elle estoit facilitée par les anglois, ou quelque autre puissance13. En définitive, l’analyse de Chauvelin était réaliste et il semble bien que la cour de Londres n’ait jamais pensé sérieusement, du moins à cette époque, à une intervention directe en Corse, et cela ni du temps du règne de Théodore ni dans les premières années de son exil, malgré les sollicitations de celui-ci, qui furent effectives si l’on en croit un de ses correspondants romains vraisemblablement soudoyé par l’argent de la France 14. Cependant cette position attentiste n’exclut pas que Londres ait essayé de prendre date en aidant en sous-main les révoltés corses. C’est du moins ce qui ressort de la lecture d’une missive de Campredon, en date du 5 juillet, par laquelle il fait savoir à Maurepas qu’un banquier de Londres a remis à Livourne une somme de 40 000 piastres pour Théodore. Ajoutons enfin au dossier le fait que Théodore, peu après son départ de Corse le 21 janvier 1737, propose très officiellement à lord Harington d’ouvrir la Corse au commerce anglais : J’ose donc me flatter du cœur magnanime de Votre Majesté qu’elle ne s’opposera pas à mes vues et permettra à ses sujets anglais un commerce libre sans restriction avec mes sujets corses, offrant comme j’ai fait dans une de mes précédentes lettres un port franc dans le Royaume à la Nation anglaise, de ne me servir que de leurs manufactures et à faire de plus la préférence pour l’achat de marchandises du pays, comme serait huile, vin, laine, cire, bois, que les sujets de Votre Majesté vont acheter aux Grecs et sont tous des effets de la Corse15. 12. Paris, A.N., série AE-B1-726. 13. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. 14. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 1 et 2. 15. Public Record Office, State Papers, liasse SP85/13/95. Lettre de Théodore en date du 21 janvier 1737, citée par Michel Vergé-Franceschi, in « Théodore de Neuhoff, la Corse et l’Angleterre » in La Corse et l’Angleterre XVIe-XIXe siècle (Textes réunis par Michel Vergé- Franceschi), éditions Piazzola, Ajaccio, 2005 ; p. 44. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:72 14/12/2011 09:45:46 73 DES INTERFÉRENCES ÉTRANGÈRES RÉELLES OU SUPPOSÉES… En fait Londres soutiendra toujours discrètement les menées de Théodore en Corse et n’hésitera pas bientôt, comme nous le verrons, à intervenir directement pour soutenir ses droits. De l’Espagne À la suite de ces assertions fort explicites, Maurepas fait allusion aux soupçons que Felix Cornejo, l’envoyé de l’Espagne à Gênes, fait peser sur les intentions françaises et demande à Campredon de tout faire pour les dissiper tout en surveillant avec attention les menées de la cour de Madrid. Celles-ci semblent également inquiéter la cour de Turin. Le 7 juin 1736, le comte Balbo Simeone de Rivera ambassadeur de Piémont-Sardaigne à Gênes, adresse au marquis d’Ormea, son ministre de tutelle, un projet de cession de la Corse à l’Espagne, accompagné d’une lettre introductive par laquelle l’ambassadeur s’efforce, avec prudence, d’en cerner la portée. Dans l’impossibilité ou est la République de Gênes de défendre le Royaume de Corse, il est certain qu’autant pour son honneur, que pour la punition des rebelles, il a été proposé et mis plusieurs fois sur le tapis dans les petits conseils de le céder volontairement et de s’en faire un mérite auprès de quelque puissance dont la République put aux occasions espérer secours et faveurs dans les autres besoins, ou quelque utilité pour son propre commerce. Malgré le grand silence observé ici sur cette affaire, il y a des gens qui prétendent aujourd’hui qu’on est enfin convenu et déterminé à une cession et renonciation de cette isle en faveur de la Cour d’Espagne en la maniere et pour les pactes et conditions détallés dans le projet cy joint.qui m’est parvenu à la verité par un canal peu sûr et auquel je ne peut accorder entierement foi, mais bien qu’incertain on ne peut tenir pour entierement faux le contenu de ce feuillet et quoi qu’il en soit je crois estre de mon devoir de le transmettre à V.E. par l’ordinaire de Livourne. Projet ou resolution de la République de Gênes pour la Cession et renonciation de la Corse à la Cour d’Espagne. Après de nombreux et longs débats sur les moyens de reduire la Corse à l’obeissance de la Republique, la consideration de l’impossibilité de detruire l’antipatie des Corses pour le Gouvernement génois, et de la difficulté de les ramener à leur devoir par la force a fait naître la proposition de se défaire de cette Isle par le moyen de la cession qu’on en feroit a quelque Puissance. Il a été proposé de negotier l’affaire avec la France, mais sur l’aprehension que l’on a eu que cette couronne se souciât peu d’une telle acquisition et plus encore parce que cette République ne peut espérer du secours de cette Puissance dans les dangers Theodore_intok_cs3.indd Sec6:73 14/12/2011 09:45:46 74 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE qui peuvent survenir, la proposition a été rejetée et l’on n’a pas voulu même courir le risque de la faire. Enfin l’on a proposé dernièrement d’offrir l’achat de la Corse à la Cour de Madrid vu les avantages qu’on peut tirer d’un tel traité avec l’Espagne ; Après mure délibération il a été résolu de lui faire cette offre. Les motifs les plus considérables qui ont engagé a cette résolution, ont été les frais immenses que causent a la Chambre (Camera) désormais épuisée, l’entretien extraordinaire des troupes pour la conservation des quatre Présides, et la convocation des milices suburbaines pour la garde de la ville dans le tems que les paysans sont plus nécessaires à la culture des terres, enfin auprès des personnes les plus délicates l’honneur de la République presque entièrement fletri auprez des Nations étrangères. La proposition a donc été faite avec les conditions suivantes. 1° La somme de… 2° Que sa M. Catholique accorde à la République un Vaisseau de permission avec le privilège d’aller librement et de retour pareillement libre aux Indes et partout ou la Republique jugera avantageux de transporter des marchandises d’Europe avec les mêmes franchises dont l’Angleterre jouissait pour pareille permission. 3° Que la Couronne d’Espagne ne pourra empêcher la Republique de mettre en mer une escadre ou convoi de vaisseaux marchands pour le soutien du commerce et que même si quelque autre Puissance la vouloit empecher l’Espagne serait obligée d’interposer ses offices et même ses forces si le cas le requeroit, de la facon dont il sera convenu dans un traité secret à faire a part pour la subsistance de ce convoi et pour la liberté de l’établir, ou rétablir comme elle l’avoit au tems de Charles II Roi d’Espagne. 4° Que les troupes qui seront envoyées en Corse y entreront comme troupes auxiliaires et que pour la possession de la Couronne la Republique s’y emploiera de façon que la nation Corse ne refuse pas de se soumettre à la domination de l’Espagne. 5° La cession sera entière, libre et absolue, sans aucune autre condition que celles ci-dessus mentionnées16. S’agit-il d’un faux, comme le comte de Rivera dans un premier temps en envisage l’éventualité, ou simplement d’une manœuvre d’intoxication mise au point dans les officines génoises pour brouiller le jeu sur l’échiquier international et sensibiliser ainsi davantage la France à une situation que jusqu’à présent le cardinal de Fleury observe avec circonspection ? Le but est certainement aussi d’inquiéter les Corses dont on sait cependant qu’ils s’accommoderaient de presque toutes les solutions qui leur permettraient d’échapper à la tutelle abhorrée de Gênes. Pendant un temps, ils ont d’ailleurs négocié dans le sens d’une remise 16. Paris, A.M.A.E., C.P., Supplément, Gênes, vol. 8. Une version de ce document en italien a été transmise à Turin par Rivera le 7 juin 1736, A.S.T., Lettere ministri, Suppl. Genova 15. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:74 14/12/2011 09:45:46 75 DES INTERFÉRENCES ÉTRANGÈRES RÉELLES OU SUPPOSÉES… de la Corse à Madrid par l’intermédiaire d’Orticoni puis d’Andrea Ceccaldi qui s’est retiré dans la capitale ibérique. Bien que soit pour la première fois avancée officiellement l’hypothèse d’une vente de la Corse, il faut se rappeler que cette idée de cession de l’île contre la liberté d’envoyer un navire de commerce dans les Amériques espagnoles fait son chemin dans les cénacles génois, du moins si l’on en croit certaines relations diplomatiques. L’avantage en effet n’était pas mince. Seule jusqu’alors la Grande-Bretagne avait obtenu par un article secret du traité d’Utrecht le droit d’y envoyer chaque année un navire chargé de produits anglais et les armateurs anglais en profitèrent ensuite outrageusement aux dépens du privilège de l’exclusif détenu par les Espagnols. De Rivera revient sur cette affaire le 16 juin. Il affirme que le projet de cession de la Corse à l’Espagne ne semble plus être d’actualité mais il n’en demeure pas moins vrai que les personnages les plus sensés de la République sont convaincus que cette proposition a bien été faite par Gênes à la cour de Madrid. Le consul du roi de Sardaigne se dit persuadé que s’il y a dans tout cela une part de vérité, les transactions ont vraisemblablement été menées par l’intermédiaire d’Agostino Grimaldi17. Quoi qu’il en soit vraiment, ces rumeurs de cession persistent et sont d’ailleurs parvenues aux oreilles du comte de Maurepas, ministre de la Marine, qui le 26 du mois de juin s’en inquiète auprès de Campredon et lui demande des éclaircissements sur cette affaire18. L’envoyé extraordinaire de la France à Gênes qui, malgré sa réputation de fin diplomate, semble en l’occurrence moins perspicace qu’on a bien voulu le dire, s’efforce de tranquilliser le ministre. Dès le 23 juin, il évacue cette hypothèse d’une formule lapidaire. Dans sa réponse à Maurepas qui s’inquiète également de l’annonce de l’intervention d’un corps de 6 000 Suisses en Corse, Campredon, très sûr de lui déclare « n’y voir pas plus de fondement qu’à ce qui s’est dit de la cession de la Corse à l’Espagne à certaines conditions et principalement d’avoir la liberté d’envoyer des vaisseaux aux Indes espagnoles19 ». Revenant sur cette question le 5 juillet 1736, après avoir assuré Chauvelin de tout faire pour lui fournir les renseignements en sa possession, susceptibles d’affiner sa vision des affaires de Corse, il assure que si les informations remontées, on ne sait par quels canaux, jusqu’à Versailles concernant une négociation entre Gênes et l’Espagne, étaient fondées, il en aurait incontestablement su quelque chose. En fait Campredon n’y croit guère et il argumente en ce sens. Vous savez, Monseigneur, dit-il, qu’il y a plusieurs années qu’on parle de cette affaire, j’ai mesme eu l’honneur de vous rendre compte de ce qu’avait dit le comte Guiciardi 17. Lettre de Balbo Simeone de Rivera à son gouvernement en date du I6 juin 1736. A.S.T., Lettere ministri, Genova 15. 18. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98. 19. Lettre à Maurepas, le 23 juin 1736, Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:75 14/12/2011 09:45:46 76 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE de la réponse que M. Patigno (José Patino) avait faite au nommé Chacaldi (Ceccaldi), qui se tient depuis longtemps à Madrid20. Campredon en déduit que ces bruits découlent d’une confusion, et que s’il y a eu négociation avec l’Espagne ce ne fut que du seul fait des chefs rebelles et non de la République, car celle-ci n’aurait rien tenté sans avoir au préalable averti l’Empereur, et, dans ce cas, ce dernier aurait opposé son veto à cette solution. En fait si l’Espagne a bien des visées sur la Corse, elle attendra que la situation de Gênes soit tout à fait désespérée avant de manœuvrer, et bien des gens partagent son analyse. « Quoi qu’il en soit, conclut-il, je serrai fort attentif a pénétrer s’il y a du fondement dans les conditions auxquelles on suppose que la République traite de la cession de la Corse avec l’Espagne. » Pourtant, quoiqu’en pense Campredon, ces données nous conduisent à penser, comme le suggère Rivera, que des négociations semblent bien avoir eu lieu entre Gênes et l’Espagne qui, bien que se trouvant momentanément dans deux camps opposés, sont liées par une longue connivence remontant à 1528 et aux accords entre Andrea Doria et Charles Quint. Témoigne en faveur de cette dernière hypothèse une lettre de Giovan Battista Sorba, datée du 28 mai 1736, par laquelle l’envoyé de Gênes à Versailles fait part au Sénat d’une conversation qu’il a eue avec l’ambassadeur de l’Empereur auprès de Louis XV : l’autre soir, le Sgr Schmerling, Ministre de l’Empereur, de retour de Versailles s’arrêta chez moi et me confia que sur ordre reçu mercredi de Vienne par un courrier express, il avait demandé au Cardinal de Fleury si l’actuelle situation des affaires de Corse lui paraissait tolérable, et il lui avait laissé entendre que l’Empereur commençait à croire que l’Aventurier qui avait pris la tête des rebelles pourrait être soutenu par l’Espagne et que celle-ci lorgnait la Corse relativement à la Toscane, car déjà bien des Espagnols allaient disant que leur monarchie avait des droits incontestables sur l’île comme sur une dépendance de la couronne d’Aragon ; et le Sgr Schmerling ajouta que le Cardinal lui aurait rétorqué que la France ne souffrirait jamais que la Corse change de maître, comme à diverses reprises il me l’avait affirmé et manifesté ses regrets de voir que la République ne voulait pas se donner les moyens de faire cesser cette révolte21. Ce qui est également remarquable, c’est qu’à ce jeu subtil, faisant se confronter les principales chancelleries d’Europe, Théodore de Neuhoff arrive à tisser sa toile au nez et à la barbe de diplomates chevronnés. Il multiplie ainsi les messages qui sont autant de leurres à l’intention des espions des diverses puissances qui surveillent son courrier. Ainsi toujours en date du 16 juin, Rivera rapporte qu’Agostino Grimaldi – décidément tenu en grande estime – lui aurait révélé que le duc de Newcastle, Premier ministre d’Angleterre, avait communiqué au chargé d’affaires génois à Londres une lettre de Théodore adressée à un ami résidant dans ce pays et saisie par sa police. Théodore s’y vantait de bientôt chasser 20. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98. 21. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:76 14/12/2011 09:45:46 77 DES INTERFÉRENCES ÉTRANGÈRES RÉELLES OU SUPPOSÉES… les Génois de Corse et de bénéficier du soutien du roi du Maroc, du bey de Tunis et de la Sublime Porte22. Les Génois agitèrent alors le spectre d’une Corse devenue l’asile de tous les corsaires qui infestent la Méditerranée. Des Provinces-Unies Il faut verser au même dossier et présenter avec les mêmes précautions la lettre de Balbo Simeone de Rivera à son gouvernement portant en marge la mention Gênes, 1736, Corse23. Le projet de confédération entre la Hollande et la Corse, dont il est question, qui a sans doute germé dans le cerveau de Théodore fertile en combinaisons en tous genres, était absolument inconnu jusqu’à ce jour24 tout comme d’ailleurs le projet de vente de la Corse à l’Espagne. A-t-il commencé à prendre forme ? Il semblerait bien qu’il faille répondre par l’affirmative bien que l’on ne sache pas à quel niveau les tractations ont été menées. Cependant l’ambassadeur de Hollande à Gênes fait référence à des contacts qui se seraient noués dans cette ville entre des envoyés corses et le consul hollandais en vue d’offrir l’île aux Provinces-Unies. En toute hypothèse, il nous a paru utile de publier intégralement ce document. Proposition d’accord politique, militaire et économique, fait par les Corses aux Provinces-Unies Proposition que les Corses font à Leurs Hautes Puissances les Seigneurs États Généraux des Provinces-Unies Article 1 Les Corses offrent un port libre, qui pourroit etre le plus convenable, même celui qui est appellé Porto-Vecchio, lequel, à cause de sa grande profondeur et seurete, est commode pour couvrir une flotte considérable de vaisseaux de guerre, étant situé au voisinage de tous les ports de la Méditerranée, et a la vue de la Toscane, a la distance de soixante milles, dans lequel port, L.H.P., pourront exercer tous droits seigneuriaux avec autorité d’agrandir et de pourvoir le petit fort qui s’y trouve, comme aussi, d’en disposer librement selon quelles le souhaiteront. Article 2 De toutes les marchandises que les Hollandais tireront de cette Isle, ou y entreront, on n’exigera que la moitié des Douanes, que les autres commerçants en devront payer. 22. Lettre de Balbo Simeone de Rivera à son gouvernement en date du I6 juin 1736. A.S.T., Lettere ministri, Genova 15. 23. Paris, A.M.A.E., C.P., Suppl. Gênes 8, sans date. 24. Seul O. Pastine y fait allusion en 1933 dans un article intitulé « Intorno ad una proposta di alleanza segreta tra la Corsica e l’Ollanda », in Giornale Storico Letterario della Liguria. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:77 14/12/2011 09:45:46 78 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Article 3 Toutes les denrées du produit de l’Isle, seront vendues privativement, devant toutes les autres nations etrangeres, aux Hollandais, et il leur sera donné la liberté d’y porter toutes les denrées dont on pourroit avoir besoin dans cette Isle, a l’exclusion de tous les autres. Les produits provenant dans l’Isle de Corse consistent en une très grande quantité d’huile tres fine, de vins, d’amandes, de bled, de chanvre, goudron, poix, de fer, de planches et poutres de charpente, tant pour la construction des maisons que des navires. Article 4 Les Corses entreront en une confederation inviolable avec les Seigneurs États Generaux contre leurs ennemis (pourvu que ce ne soit point une guerre de religion) contre lesquels ils s’engagent de fournir à L.H.P. lorsqu’elles seront en guerre, un secours de trois mille hommes corses armés, à condition que dans une semblable occurrence L.H.P donnent aux Corses un pareil secours. Article 5 Et afin que de tout ceci sorte un dû effet, les Corses envoieront lorsque ces dites représentations auront été acceptées, deux personnes au lieu ou cela se pourroit faire commodément, munies d’instructions et de plein pouvoir suffisants afin de conclure une convention et traité formel et solennel. Article 6 En attendant, eu egard a tout ce que dessus, les Corses requierent que L.H.P. veuillent bien leur accorder sous main et par le moyen de marchands particuliers, l’assistance necessaire moyennant quoi il s’en suivra indubitablement que les Genois seront chassés entièrement de toute l’Isle en moins d’un mois de temps. Cette assistance consisterait en huit pièces de canons de batterie pour battre une breche, avec les bales nécessaires et deux mortiers avec 50 bombes de leur qualibre, cent tonneaux de poudre, 3 pelles et une quantité suffisante de plomb. Article 7 Que tout ceci pourroit etre confié a la conduite d’habiles capitaines, de bon vaisseaux de guerre qui se rendraient a Livourne, d’ou ils avanceraient selon les informations qu’ils y trouveraient, ou a l’Isle de Rossa ou bien a Porto Vecchio, pour y décharger les susdites munitions et outils de guerre, pour lesquelles on presente par celle ci le paiement entier si on le veut recevoir en huile, ou si on ne veut pas le recevoir en payement, on tachera de toute maniere d’en acquitter le prix en argent comptant, même avant que la décharge soit faite, sans que le susdit payement préjudicie en rien a la conclusion de ce qui est dit cy dessus, dont le traité, ou la demande sera fait auparavant en toute due forme en quelque place d’Italie qu’on puisse choisir, a condition que cela se fasse seurement, et hors de l’État de Gênes. Le secret susdit etant absolument necessaire jusqu’à ce que la liberte des Corses soir seure afin de prevenir par là, tous les obstacles des Princes Etrangers. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:78 14/12/2011 09:45:46 79 DES INTERFÉRENCES ÉTRANGÈRES RÉELLES OU SUPPOSÉES… Article 8 On laisse à la consideration, et aux lumières des L.H.P. l’avantage singulier qu’elles auront a attendre, contre des ennemis futurs de la confederation de la Corse et d’un pays de tant d’importance ; la situation de l’Isle etant comme une route pour tous les vaisseaux de guerre qui vont du Levant au Ponent ou qui viennent de la pour aller au Levant, comme aussi contre les Algeriens et toute la Cote d’Afrique. Une autre version transmise à Turin par le comte Rivera, le 6 décembre 1736, avec la mention « propositions supposées vraies, faites par les Corses aux États Généraux des Provinces-Unies25 », comporte deux articles supplémentaires. Article 9 Il y a aussi une commodité singulière pour faire des magasins de toutes sortes de bois, soit pour calfeutrer soit pour bâtir, comme aussi de chanvre, de goudron, de poix et de fer, le tout dans le voisinage du dit port de Porto Vecchio. Article 10 Au cas que tout ce projet qui est cy dessus ne fut point accepté, il seroit superflu de recommander à la discrétion de. L.H.P. un secret inviolable et eternel de ces propositions. En fait, ce projet d’accord, apparemment tardif, qui vraisemblablement n’a jamais été rendu public, a cependant été éventé, du moins dans ses grandes lignes, puisqu’en 1740 un ancien agent de Théodore, apparemment basé sur Rome, et retourné par la France, y fait référence, il est vrai avec moult circonvolutions diplomatiques, dans un rapport destiné au consul ou à l’ambassadeur de France pour expliquer la tolérance de l’État batave face aux menées de Théodore et à ses ennuis financiers26. Il nous dit en substance que Théodore fut arrêté à son arrivée à Amsterdam, mais qu’ayant pu joindre un des juifs avec qui il avait négocié de leur remettre Saint-Florent ou Porto-Vecchio, selon leur convenance, ce juif remboursa les sommes dues, et le présenta à ses correspondants, les négociants Lucas Boon, Tronchain et Neuville, lesquels mirent à sa disposition un fonds de cinq millions en marchandises diverses et munitions. Il est à présumer, souligne notre diplomate espion, que ces marchands n’étaient que des intermédiaires dans cette affaire, car l’on ne peut concevoir que Théodore se soit engagé à livrer à des gens de leur condition, en garantie de leurs avances, une forteresse dans un pays en guerre, à moins qu’un État n’ait pris sur ce point des engagements secrets. Retenons cependant qu’au début juillet 1736, Théodore a reçu des mains de Don Gregorio Salvini deux lettres de Hollande qui ont transité par la banque Blacchuel de Livourne27. Plaide également en faveur de cette hypothèse le fait que les trois navires qui, en 1738, conduisirent Théodore sur les côtes de 25. A.S.T., Lettere ministri, Suppl. Genova, 15. 26. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 1 et 2. 27. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre de Salvini à Théodore du 1er juillet 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:79 14/12/2011 09:45:47 80 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Corse, via l’Espagne et la Sardaigne, furent armés en Hollande de manière si peu discrète que les autorités bataves n’ont pu l’ignorer. Ajoutons encore à ce dossier que, dès le 15 août 1736, Bartolomeo Domenico Gavi, le consul de Gênes à Livourne, toujours très bien informé, fait savoir au Sénat que la rumeur – à laquelle il dit d’ailleurs ne pas croire, car distillée, à son avis, par la malignité des Corses – veut que Théodore s’attende à recevoir, courant octobre, des secours en armes (plusieurs canons de 24 et d’autres plus petits) et des munitions en quantité, qui seraient échangés contre de l’huile locale. Ils viendraient de Hollande, transportés par un bateau n’arborant aucun pavillon qui ferait un détour par les côtes de Barbarie pour ne pas être pris en chasse par les galères et les barques corsaires génoises28. L’information, nous le verrons, se révélera exacte, du moins dans ses grandes lignes. De la France Nous avons vu au chapitre précédent que Théodore, à peine débarqué dans l’île, a sollicité reconnaissance et soutien du roi de France par l’intermédiaire des quelques relations dont il croit encore pouvoir se prévaloir, à savoir son parâtre, le sieur Marneau, son oncle, le baron de Meyssen et surtout le général comte de La Marck, qui est incontestablement le plus influent des trois. Suite à quoi, les ministres concernés diligentent une enquête sur le personnage, imposent le silence à ses correspondants et négligent d’informer Gênes des ouvertures de Théodore, attitude très révélatrice quant aux intentions de Versailles. En effet, la France, la principale puissance européenne en ce début de XVIIIe siècle et qui déjà du temps des derniers Valois songeait à se rendre maîtresse de la Corse, « ce merveilleux cheval entre l’Espagne et l’Italie » qui faisait rêver Catherine de Médicis, ne peut évidemment pas se désintéresser du devenir de cette île. Dès l’amorce de la révolte, elle a vu d’un mauvais œil l’intervention des troupes impériales en Corse et bien que s’alignant officiellement sur les positions de la République ligure dont elle perçoit nettement les faiblesses qu’elle entend un jour exploiter à son profit, elle a posé comme un principe intangible de sa politique que la situation insulaire ne pourra désormais évoluer sensiblement sans son aval ou sans son soutien. En fait, dès 1735, dans une dépêche à Campredon, datée du 26 avril, le marquis de Chauvelin, secrétaire d’État aux Affaires étrangères et garde des Sceaux, avait tracé les grandes lignes de la stratégie française qui allait aboutir en 1768, bien après sa disgrâce, consommée en 1737, au résultat que l’on sait. Il s’agissait en substance de former discrètement en Corse un parti favorable à la France et d’amener la classe dirigeante génoise à accepter l’idée que l’île est une charge pour elle et que plutôt de se la laisser enlever, elle devrait songer à en confier l’administra28. A.S.G., Archivio segreto, filza 2681. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:80 14/12/2011 09:45:47 81 DES INTERFÉRENCES ÉTRANGÈRES RÉELLES OU SUPPOSÉES… tion à une puissance amie, qui préserverait les intérêts supérieurs de la République. Celle-ci, en fait, semble n’avoir jamais été dupe et se méfie, en ce début d’année 1736, des agissements de la France tout autant que de ceux des autres nations. Le 14 ou le 15 avril, alors que le débarquement du baron de Neuhoff vient d’être évoqué pour la première fois dans leurs discussions hebdomadaires, une passe d’arme significative oppose le cardinal de Fleury à Giovan Battista Sorba l’ambassadeur de la République à Versailles et celui-ci s’en fait aussitôt l’écho auprès de ses mandants à Gênes. Le cardinal (Il porporato, comme le nomme souvent et assez irrespectueusement Sorba), l’a vivement interpellé en ces termes : « aimant sincèrement la République, je constate avec déplaisir que ceux qui la dirigent pensent moins à utiliser le seul remède susceptible de mettre fin à la révolte de Corse qu’à chercher des palliatifs tout au plus capables de contenir le feu, sans pouvoir l’éteindre ». Et il poursuivit : « Je vous jure que je crains, je crains fort, que si cela dure encore quelque puissance ne songe à en profiter ». À ce discours où se mêlaient conseils, menaces et prévisions des plus pessimistes, Sorba réplique en demandant respectueusement au Premier ministre, premièrement, de bien vouloir lui dire par quel remède il pense pouvoir faire cesser la révolte de Corse et ensuite de lui faire savoir quelle est la puissance qui d’après lui pourrait profiter de la situation. Imperturbable face à cette attaque, Son Éminence fit valoir qu’elle ne disposait pas des éléments lui permettant de répondre sûrement à sa deuxième question tout en susurrant qu’il se demandait si l’on devait suspecter les Anglais à qui, pourtant, il lui semblait peu réaliste d’attribuer un tel dessein, lequel n’apporterait rien de plus à leur commerce mais qui serait très susceptible de les faire rentrer en guerre contre toutes les nations intéressées à la liberté de la Méditerranée. Quant au meilleur moyen de mettre fin à la révolte, il songeait à l’usage de la force, mais une force vigoureuse et décisive29. Deux semaines plus tard, le 30 avril, Sorba, après avoir livré au Sénat les informations qu’il a pu recueillir à Paris sur le nouveau roi de Corse (cf. chapitre 1), revient sur ses craintes concernant une éventuelle intervention étrangère. Tout le monde, écrit-il, parle ici de Théodore comme d’un aventurier, ce qu’il semble être et ce qu’il est vraiment, affirme-t-il ; constatation qui le conforte d’ailleurs dans ses soupçons que celui-ci a été mis en scène par quelque cabale étrangère, faisant suite à celle concoctée à Tunis. Quoi qu’il en soit vraiment, il se dit décidé à démontrer à la cour de Versailles jusqu’où peut aller la malice des rebelles et ce qu’il en résulterait pour la liberté de la Méditerranée si, comme il s’en est ouvert bien des fois auprès du cardinal de Fleury, la Corse devenait un nid de pirates, et pire encore si les Barbaresques y prenaient pied30. Par le courrier suivant en date du 14 mai, Sorba, avec une ironie d’ailleurs teintée d’inquiétude, informe Gênes que si Son Éminence n’a pas encore daigné 29. Lettre de Giovan Battista Sorba, à son gouvernement, datée de Paris, le 16 avril 1736.A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. 30. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:81 14/12/2011 09:45:47 82 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE lui livrer son sentiment quant à une éventuelle interférence du gouvernement de Tunis, à laquelle, en vérité nul ne croit, il lui a par contre asséné que, sans une force décisive, la révolte de Corse ne prendrait pas fin, et que si elle durait encore la République devrait craindre qu’une puissance ne décide de s’en mêler. « Mais quelle puissance pourra s’en mêler et de quel droit ? » interrogea à nouveau l’ambassadeur. « Je ne le sais pas, répondit le Premier ministre, ce que je vous dis, je le dis parce que je prévois cette éventualité, et que je voudrais que la République la prévienne. » Réalisme politique, et menaces à peine voilées destinées à forcer la main à la République et à lui faire accepter la nécessité d’une intervention française ? En fait, le cardinal joue avec le représentant génois comme le chat joue avec la souris. Sorba est conscient de cette dure réalité, il enrage mais n’en peut mais. Il s’en ouvre aux Sérénissimes Collèges les laissant juges de la finalité des insinuations du cardinal tout en leur rappelant qu’il a déjà attiré leur attention sur cette attitude31. Les agents consulaires français partagent et sans doute aussi orientent l’opinion du Premier ministre. Ainsi le 16 mai 1736, dans une missive adressée à Versailles et presque entièrement consacrée aux événements de Corse, le sieur de Coutlet, consul de France à Gênes, évoque en termes peu diplomatiques une possible intervention : si une puissance supérieure n’a pas la charité de s’en mesler celle isle est absolument perdue pour ces Messieurs qui trouvent sans un sol et hors d’état de soutenir plus longtemps une pareille dépense32. En fait dans un contexte international et péninsulaire très défavorable à Gênes qui doit aussi faire face aux visées des Savoie sur le marquisat de Finale, la politique du cardinal de Fleury va consister à amener insensiblement la République à accepter ou à solliciter l’aide française pour réduire les rebelles à la raison et prévenir ainsi une intervention étrangère qui serait plus néfaste à ses intérêts. Très rapidement, il s’avérera qu’aucune puissance ne se profile derrière Théodore de Neuhoff, et la tension que le cardinal de Fleury faisait peser sur Gênes retombera. Cependant, après le départ du baron de Neuhoff, le cardinal ministre réactivera cette politique qui mènera inéluctablement à la première intervention française, mais nous n’en sommes pas encore là, et pour l’instant le destin de Théodore se joue toujours sur la terre de Corse. 31. Ibidem. 32. Paris, A.N., série AE-B1-576. Theodore_intok_cs3.indd Sec6:82 14/12/2011 09:45:47 CHAPITRE 7 Les textes fondateurs Sur le plan institutionnel, juridique et honorifique, trois textes fondent le règne de Théodore. Dans l’ordre chronologique de leur promulgation, il s’agit de la Constitution de 1736, dite Constitution d’Alesani, des statuts criminels et de l’ordonnance portant création de l’ordre de la Délivrance. Leur seule lecture permet de se faire une opinion précise et sur les motivations de leurs rédacteurs et sur la nature du régime qu’ils sous-tendent. C’est pourquoi nous avons jugé utile d’en présenter une traduction aussi fidèle que possible. La Constitution d’Alesani Nous connaissons plusieurs versions ou copies de cette constitution. Celle-ci, que nous avons exhumée des archives d’État de Turin et que nous avons traduite de l’italien, a pour principale originalité de mettre en exergue la mégalomanie de Théodore qui se targue de titres aussi nombreux que trompeurs. De ce point de vue, elle rappelle d’autres écrits où celui-ci est dit (ou prétend être) Grand d’Espagne, pair de France ou lord anglais. Il est vrai que dans ce contexte une telle titulature seyait à un prétendant à la couronne et ne pouvait qu’éblouir un peuple supposé crédule dont il fallait emporter l’adhésion. Elle fut donc acceptée par ses chefs qui eux, en vérité, l’étaient beaucoup moins mais qui étaient nombreux à prétendre aussi à la reconnaissance de titres de noblesse vrais ou usurpés. Placée sous le patronage de la Très Sainte Trinité, de sainte Dévote et de la Vierge Marie qui l’année précédente1 avait été proclamée protectrice et reine de Corse, cette constitution compte seize articles que Sebastiano Costa réduit curieusement à six dans ses mémoires2. Pourtant, c’est lui, semble-t-il, qui a été l’inspirateur de ce texte ou qui, pour le moins, en a tissé la trame. Les participants à la réunion du 14 avril, à Alesani, se contentèrent d’en préciser les termes dans une ambiance enthousiaste qui ne prédisposait pas vraiment à la réflexion. 1. Marie-Thérèse Avon-Soletti, La Corse et Pascal Paoli – Essai sur la constitution de la Corse, La Marge Édition, Ajaccio, 1999 , p. 233-236. 2. Costa, op. cit., p. 107. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:83 14/12/2011 09:45:47 84 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Après un préambule qui fait référence et aux circonstances et aux acteurs qui ont influé sur la désignation de Théodore de Neuhoff comme roi de Corse, les cinq premiers chapitres fixent les limites de la monarchie constitutionnelle ainsi mise en place. Elle sera héréditaire et, après Théodore, accéderont au trône ses descendants en ligne directe ou collatérale par voie de primogéniture, à condition qu’ils résident dans le royaume et qu’ils soient de religion catholique. Il était inimaginable qu’il puisse en être autrement dans une île antiquement revendiquée par les pontifes romains et qui depuis si longtemps, comme les autres pays de la frange nord-ouest de la Méditerranée, était imprégnée de la religion catholique, au même titre que l’Espagne – qui à l’époque et ce, depuis longtemps, joue en ce domaine au champion de l’orthodoxie la plus intransigeante – ou que les différents États italiens et le royaume de France. Le système héréditaire, qui prévaut en Angleterre et dans l’Europe du Nord, est cependant préféré à la loi salique, et, à défaut d’héritier mâle, les femmes pourront ceindre la couronne. Les pouvoirs du roi seront tempérés par l’institution d’une diète dont les membres auront un droit de contrôle sur les décisions du souverain en matière militaire et fiscale (article VI). Cette sorte de parlement, composé de vingt-quatre membres, choisis parmi les sujets « les plus qualifiés et les plus méritants » qui disposent du droit de fixer la date et le lieu de leurs réunions, assure donc la participation au gouvernement des notables qui ont contribué à la rédaction de la Constitution et accorde une large prépondérance à la Corse du Deçà-des-Monts qui obtient seize représentants contre seulement huit à celle du Delà3. Cette répartition prend évidemment en considération les réalités démographiques du temps. La Corse du Nord est à l’époque moderne deux fois plus peuplée que celle du Sud et Gênes en avait déjà tenu compte en 1580, lorsqu’à côté des Nobles Douze initiaux, censés représenter dorénavant la seule Corse du Deçà-des-Monts, elle avait accordé au Sud une représentation spécifique de six membres. Force est donc de constater que le déséquilibre politique perdure aux dépens du Delà-des-Monts. Les raisons, en fait, en sont multiples. Si l’on veut bien concéder aux chefs corses qui entourent Théodore au moment de la rédaction de ce texte un quelconque réalisme politique et le sens de l’intérêt général, il faut porter à leur crédit le désir, ce faisant, de museler un Sud qui, toujours, a cultivé sa différence et s’est montré réfractaire aux injonctions du pouvoir nordiste. Mais sans doute aussi faut-il prendre en considération que seuls les nordistes ont contribué, aux côtés de Costa – qui bien qu’originaire d’Ajaccio a trop longtemps vécu à Gênes pour se sentir concerné par ce genre de stratégie –, à la rédaction de la Constitution et admettre qu’ils ont profité de cette opportunité pour se tailler la part du lion. La primauté nordiste est également affirmée par la disposition qui prévoit que trois membres de la Diète, deux représentants du Deçà-des-Monts et un du Delà, devront résider à 3. Et non pas dix-huit contre six, comme le prétend A.-M. Graziani, op. cit., p. 81. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:84 14/12/2011 09:45:47 85 LES TEXTES FONDATEURS la cour. Enfin, le droit reconnu à la Diète de se réunir quand et où elle l’entend limite d’autant les pouvoirs du roi. Cette constitution se veut aussi un texte de combat. Elle réserve aux seuls Corses les charges et dignités du royaume (article VII), décrète le bannissement de tous les Génois (article X) et confisque leurs biens ainsi que ceux des traîtres à la patrie et des Grecs de Paomia qui ont pris fait et cause pour les Génois (article XII). S’il est admis que pour la période des hostilités à venir, le roi puisse s’assurer le concours de soldats étrangers, à condition qu’ils ne dépassent jamais le nombre de mille deux cents (article IX), la paix revenue, l’on ne devra plus enrôler que des membre des milices, à l’exclusion de la garde du roi qui pourra s’il le désire engager des Corses et des étrangers (article VIII). Sebastiano Costa4 nous dit que la lecture de la clause qui limitait le nombre des mercenaires étrangers fit sourire Théodore ; sans doute, comme l’a fait remarquer finement Fernand Ettori, parce que mieux que quiconque il connaissait les limites de ses finances. Quelques mesures significatives visent également à atténuer l’excessive rigueur de la fiscalité génoise. La circulation des produits insulaires, jusqu’alors soumise à la tratta5, est exemptée de toute taxe à l’intérieur du royaume comme à l’exportation (article XI). La fixation du prix du sel, dont le montant ne devra pas excéder 13 sous et 4 deniers le boisseau de 22 livres, donne en partie satisfaction aux populations qui réclamaient depuis longtemps que ce produit de première nécessité soit vendu au boisseau et non pas au poids (article XIV). La taille, dont nous avons vu qu’elle était devenue excessivement lourde et de plus en plus inégalement répartie, est limitée à trois lires par feu et la demi-taille, que devaient jusqu’alors payer les veuves et les orphelins âgés de moins de quatorze ans, est abolie ; mais il est convenu que, passé cet âge, ces derniers y seront assujettis (article XIII). Par son article XV, la Constitution d’Alesani proclame aussi, comme le fera celle de 1755, l’ardente obligation de doter le royaume d’une université. Huit années passèrent avant que Pascal Paoli ne puisse réaliser ce rêve. Sous Théodore, qui ne disposa que de sept mois, le projet demeura à l’état de vœu pieux. Enfin l’article XVI porte création d’un ordre de chevalerie. Il sera, comme nous le verrons, suivi d’effet. Au nom et à la gloire de la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, de l’Immaculée Vierge Marie protectrice de ce Royaume et de Sainte Dévote son avocate. Aujourd’hui dimanche, le 15 du mois d’avril de l’an 1736, le Royaume de Corse s’étant réuni en assemblée générale légitimement convoquée par ordre des Excellentissimes Généraux Giacinto de Paoli, D. Luiggi Giafferri à Alesani, après une discussion longue et réfléchie avec les principaux patriciens du Royaume, tous les peuples ont délibéré 4. Costa, op. cit., p. 109. 5. Terme utilisé couramment sous la domination génoise pour désigner une taxe frappant l’exportation des denrées agricoles hors de l’île. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:85 14/12/2011 09:45:47 86 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE et décidé, tout comme ils délibèrent et décident, d’élire un Roi et de vivre sous son autorité, et ils ont agréé et proclamé comme Roi tout comme ils agréent et proclament le Seigneur Théodore baron libre de Neuhoff Poungelscheift, Gelins, Rad’, Sasserath’, Ebach’, Mexhausen et Ravvchenbourg, comte du Saint Empire Romain, Cijbach’, Terhaugen’ Horon e Maufferen, sous les pouvoirs, conventions et conditions suivantes qui devront être acceptées par le susdit baron qui, en son nom et au nom de ses successeurs devra par un serment solennel s’engager à les observer, et il devra en être ainsi et non d’une autre manière, car les susdits peuples veulent que le susdit baron ne soit ni ne puisse se prétendre Roi tant qu’il n’aura pas accepté lesdits pactes et conditions et juré de les observer, signant de sa propre main et avec son propre sceau le présent écrit qui les établit sous forme de contrat, afin de conférer au tout sa pleine et perpétuelle autorité et exécution. Premier Il est donc convenu et établi que le Souverain et Roi de ce Royaume sera le susnommé Excellentissime Seigneur Théodore baron libre de Neuhoff, et après lui ses descendants mâles, et à défaut de mâles, les femmes de sa descendance, à condition que ceux qui seront admis à ceindre la couronne et à exercer le pouvoir soient Catholiques romains et résident toujours dans le Royaume comme devra y résider le susdit Seigneur baron. Deuxième Qu’a défaut de descendants directs, le susdit baron puisse de son vivant désigner un successeur de sa parenté, masculine ou féminine, pourvu qu’il soit Catholique romain et réside dans le Royaume. Troisième Si la lignée tant masculine que féminine du susnommé Baron ainsi que celle du successeur qu’il aurait nommé comme ci-dessus venait à s’éteindre, le trône sera déclaré vacant et les peuples pourront élire le souverain de leur choix ou bien vivre libres et comme mieux leur semblera. Quatrième Que le roi, c’est-à-dire aussi bien ledit Seigneur baron que ses successeurs, détienne et jouisse de toute l’autorité et de tous les droits royaux avec cependant la restriction et à l’exclusion de ce qui est précisé ci-après, c’est-à-dire la teneur des chapitres suivants. Cinquième Que soit, à cette fin, établie et élue dans le Royaume une Diète qui devra être composée de vingt-quatre membres à savoir seize pour le Deçà des Monts et huit pour le Delà des Monts, et que trois membres de cette Diète, c’est-à-dire deux du Deçà des Monts et un du Delà des Monts résident toujours à la cour du Souverain et Roi qui ne pourra prendre aucune décision sans le consentement de ladite Diète, tant en matière d’impositions et de gabelles qu’en matière de guerre. Sixième Que la Diète ait autorité de prendre, de concert avec le Roi, toutes les décisions qui concernent le domaine militaire ou l’imposition de gabelles et tributs, et en outre Theodore_intok_cs3.indd Sec7:86 14/12/2011 09:45:47 LES TEXTES FONDATEURS 87 qu’elle ait le pouvoir de désigner les lieux qui lui sembleraient les plus appropriés pour l’embarquement des biens et marchandises des nationaux et qu’elle ait toute liberté de se réunir et de siéger en toutes circonstances dans le ou les lieux qui lui paraîtront les plus appropriés. Septième Que toutes les dignités, quelle qu’en soit la nature, et toutes les charges et offices à attribuer dans le Royaume soient réservés aux nationaux corses et conférés aux seuls nationaux à l’exclusion perpétuelle de tout étranger. Huitième Lorsque le gouvernement sera établi, les Génois chassés et que le Royaume aura retrouvé la paix, tous les militaires et les soldats devront être des membres des milices corses, à l’exclusion de la garde du Roi, qui pourra utiliser des Corses ou des étrangers selon sa volonté. Neuvième Présentement et tant que durera la guerre contre les Génois, le Roi pourra toujours faire venir et engager des troupes et des soldats étrangers à condition qu’ils ne dépassent pas le nombre de mille deux cent, qui pourra cependant être augmenté par le Roi avec le consentement de la Diète du Royaume. Dixième Qu’aucun Génois, quelle que soit sa qualité ou état, ne puisse séjourner ou habiter dans le Royaume et que le Roi ne puisse autoriser aucun Génois à séjourner en une quelconque partie ou lieu du Royaume. Onzième Que les biens et marchandises des nationaux qui doivent être exportés du Royaume en direction de la terre ferme et qui doivent transiter de par le Royaume d’un lieu à un autre et d’un mouillage à un autre ne soient soumis à aucune taxe ou gabelle. Douzième Que tous les biens des Génois et des Rebelles au Royaume et à la Patrie, les Grecs y compris, soient confisqués et mis sous séquestre, les droits de ceux qui contesteraient ces décisions seront cependant préservés s’ils apportent des documents à l’appui de leurs dires ; ne sont pas concernés, et passibles de cette confiscation les biens dont jouiraient actuellement quelques nationaux même s’ils paient une redevance ou une taxe à la République de Gênes ou à des Génois. Treizième Que l’impôt annuel, ou Taille, que doivent payer les Corses, ne puisse excéder trois lires en monnaie courante pour chaque chef de famille, et que soient abolies les demitailles que devaient payer les veuves et les orphelins jusqu’à quatorze ans, au-delà desquels ils devront à nouveau être soumis à la Taille comme les autres. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:87 14/12/2011 09:45:48 88 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Quatorzième Que le prix du sel à fournir par le Roi au peuple ne puisse excéder les deux Seini, soit, en monnaie courante, 13 sous et 4 deniers le boisseau qui sera de vingt-deux livres, du poids courant dans le Royaume. Quinzième Que soit érigée dans le Royaume, en un lieu à choisir par la Diète et par le Roi, une Université publique pour étudier tant les Sciences que les arts libéraux et que soit fixé, par le Roi de concert avec la Diète, un revenu suffisant pour le fonctionnement de ladite Université par les voies et moyens qu’ils jugeront les plus appropriés, et qu’il soit du devoir du Roi de faire en sorte que cette Université jouisse de tous les privilèges dont jouissent les autres Universités publiques d’Europe. Seizième Que le Roi crée et institue immédiatement dans le Royaume un ordre d’authentique noblesse pour l’honneur du Royaume et des nationaux méritants. Tels sont les chapitres qui, le 15 de ce mois d’avril, furent présentés par le Royaume au Roi qui les a approuvés sous serment et signés, et il fut proclamé et élu à la couronne du Royaume par les Peuples qui solennellement lui jurèrent fidélité et obéissance. 1736 le 15 avril, Corse Chapitres concernant l’élection de Théodore comme roi de Corse6. Les statuts criminels Ce texte ne mérite pas vraiment l’appellation de statuts criminels, intitulé que nous avons adopté en fait par simple commodité et par référence au corpus législatif annoncé (mais qui ne vit jamais le jour) auquel il devait provisoirement se substituer. Le préambule est clair sur ce point. La rédaction de ces onze articles n’est qu’une étape intermédiaire entre l’abolition des statuts civils et criminels de la Corse de 15717, jugée nécessaire pour marquer officiellement la rupture définitive avec l’ordre génois, et les textes définitifs qui doivent les remplacer. Rédigés, d’après Ambrogio Rossi8, dès les 20 et 21 avril, c’est-à-dire cinq à six jours seulement après le sacre, ils visent essentiellement à la répression des délits les plus graves : la criminalité de sang et ses causes les plus tangibles comme la vendetta, les reproches et incitations à la vendetta, les injures faites aux femmes et les insultes en général, soit cinq articles. Les six autres sanctionnant le vol, 6. Corsica, Capitoli dell’Elezione di Teodoro il Re di Corsica. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. 7. Les Statuts civils et criminels de la Corse présentés par J.-Y. Coppolani et A. L. Serpentini A. L. Albiana, Ajaccio, 1998. 8. Op. cit., livre VII, p. 179. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:88 14/12/2011 09:45:48 89 LES TEXTES FONDATEURS le libertinage, les calomniateurs, les faux témoins et les atteintes à la sûreté de l’État. Même si l’on retient leur caractère provisoire sur lequel le législateur insiste, ces dispositions semblent à première vue bien lacunaires pour prétendre se substituer aux statuts civils et criminels de la Corse qui comptent respectivement 59 et 80 articles. Cela dit, ces derniers, malgré leur arsenal juridique plus élaboré se sont révélés incapables de juguler la criminalité, celle de sang surtout, qui mine le royaume. Nous avons vu, en effet, que cette criminalité bien que très largement surestimée à l’époque, classe cependant la Corse parmi les régions les plus criminogènes de l’Europe de ce temps9. C’est d’ailleurs un des principaux reproches que les théoriciens de la révolte adresseront à Gênes et, en cette année 1736, le chanoine Giulio Matteo Natali (qui est en train de rédiger et de faire publier l’ouvrage10 qui le fera passer à la postérité et qui, singulièrement, ne jouera aucun rôle dans les événements en cours) a beau jeu de mettre en cause la légitimité de l’État génois dont la justice corrompue et déficiente ne parvient pas à assurer la sécurité des insulaires. C’est ce constat, partagé par tous en Corse, qui conduit Théodore et son entourage, eux-mêmes en quête de légitimité, à mettre l’accent sur la répression des homicides et de la vendetta, tout comme il conduira plus tard Jean-Pierre Gaffori, engagé dans un processus de conquête du pouvoir, à jouer au pacero. La législation théodorienne a occulté la pratique des paci, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un texte de combat destiné à être appliqué dans l’urgence. Il va donc à l’essentiel et reprend d’ailleurs, en les aggravant comme le souligne aussi Jean-Yves Coppolani, l’essentiel des dispositions des statuts génois en matière de répression criminelle. Ambrogio Rossi, qui sera beaucoup moins critique envers la justice expéditive et cruelle pratiquée par Narbonne et Sionville après la conquête française, s’indigne (à juste titre) de l’introduction officielle de la pratique systématique de la torture, qui peut s’accompagner du dépeçage et de l’exposition du cadavre du supplicié, à l’encontre des personnes qui se seraient rendues coupables de vendettas. Il y voit la conséquence, et de la dureté des circonstances et du fait que Théodore, originaire d’Allemagne – où, affirme-t-il, la plupart de ces supplices auraient été inventés –, était enclin à la plus grande dureté. S’il est exact que Théodore était un homme cruel – nous en apporterons diverses preuves –, il n’en demeure pas moins vrai aussi que ces pratiques étaient toujours fréquentes en cette première moitié du XVIIIe siècle où les valeurs des Lumières ne s’étaient pas encore imposées. Sans que la législation les officialise toujours, elles restaient courantes dans l’État génois comme dans d’autres pays européens. Rappelons que dans le but de terroriser les rebelles Girolamo Veneroso, qui compte pourtant parmi les gouverneurs les plus estimables que Gênes ait donné à la Corse, a fait 9. A. L. Serpentini, La criminalité de sang en Corse sous la domination génoise, op. cit. 10. Disinganno intorno alla guerra di Corsica, transcrit, traduit et présenté par J.-M. Arrighi et Ph. Castellin, La Marge Édition, Ajaccio, 1983. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:89 14/12/2011 09:45:48 90 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE dépecer, en 1730, le cadavre de Fabio Vinciguerra, pour en exposer les restes sur les remparts de Bastia. Dans le même ordre d’idées, le consul génois à Livourne, Bartolomeo Domenico Gavi, relate en août 1736, dans une de ses correspondances au Sénat, que l’on a procédé sur le môle de Livourne à la pendaison et à l’écartèlement de deux condamnés dont un Corse un certain Tommaso de Luca, originaire de Pino. Puis on a exposé leurs têtes dans des cages de fer au petit môle et les quartiers aux fourches patibulaires, pour l’exemple public11. Enfin, exemple célèbre entre tous de la dureté des temps, rappelons que Robert Damiens fut écartelé vivant en 1757 pour avoir tenté d’assassiner Louis XV. C’était là le supplice que, depuis longtemps, la législation française réservait aux régicides. En dehors de ces cas d’exception, la peine de mort, telle qu’elle était prévue par le texte théodorien, s’appliquait partout ailleurs de la même façon, la corde pour les gens du commun, la hache pour les nobles. De même, l’obligation faite aux pères, frères, fils et parents, de livrer le coupable à la justice, n’est pas entièrement nouvelle même si Gênes ne l’avait pas établie en droit. Elle n’eut en tout cas pas plus de succès que la pratique des dragonnades et des pénalités financières que la République, à l’occasion des commissariati, faisait peser sur les familles des personnes recherchées. Bien plus étonnantes et perverses, même si elles sont tempérées par les articles sanctionnant les calomniateurs et les faux témoins, nous semblent les dispositions de l’article traitant des mauvais sujets et libertins qui autorisent à condamner, sur simple suspicion, à au moins deux ans de prison, en sus du supplice du fouet, des baguettes et de la marque au fer rouge. Ambrogio Rossi nous dit que les statuts civils et criminels de Théodore, parce que jugés trop sévères, ne seront pas appliqués par les responsables des pièves et des provinces. Il est évident que même s’ils avaient emporté l’adhésion du plus grand nombre, la durée éphémère du règne, les traditionnelles solidarités familiales et villageoises et surtout l’absence de personnel qualifié, qui avait également fait défaut sous l’administration génoise, en auraient limité la portée. Précisons enfin que ce document12, présenté récemment par Jean-Yves Coppolani13, est en très mauvais état. Le papier est rongé par les vers, des bribes de phrases ont ainsi disparu ou sont totalement illisibles et de ce fait la traduction de l’ensemble s’est révélée particulièrement délicate. 11. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 12. Déposé aux archives départementales de la Haute-Corse (A.D.H.C), sous la cote 1J 114. 13. Les Statuts criminels de Théodore 1er roi de Corse (1736), in B.S.S.H.N.C., n° 706-707, Bastia, 204, p. 133-146. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:90 14/12/2011 09:45:48 LES TEXTES FONDATEURS 91 Théodore Premier, Roi de Corse Considérant que pour la bonne administration de notre royaume et pour la sauvegarde et le bien-être des peuples qui nous ont été confiés par la providence divine, les lois sont tout aussi nécessaires pour maintenir ces peuples dans l’union et dans la fidélité à notre couronne que les armes le sont pour défaire nos ennemis, nous avons décidé en premier lieu d’abolir toutes les lois et statuts édictés par les Génois véritables ennemis de notre Royaume et à la suite de publier quelques lois que nous jugeons les plus nécessaires dans l’immédiat, nous réservant d’établir dans l’avenir les constitutions et statuts que nous jugerons les plus à mêmes d’assurer les nécessaires règlements dans tous les domaines tant civils que criminels pour assurer la tranquillité et la quiétude des peuples à nous assujettis. C’est donc notre bon vouloir que soient publiés et observés les lois et décrets suivants qui devront être scrupuleusement appliqués, et auxquels devront strictement se conformer tous les juges et les officiers dans l’exercice de leurs fonctions. Des homicides et de leur prohibition L’homicide étant un des plus graves et des plus fréquents délits qui jusqu’à présent aient été honteusement commis dans ce royaume par des peuples mal gouvernés ; nous devons et voulons dans la mesure du possible éradiquer du royaume un délit aussi grave et préjudiciable pour les populations. C’est pourquoi nous ordonnons que toute personne, quel que soit son rang, grade et condition, qui osera commettre un homicide de quelque manière que ce soit, avec ou sans armes, sera passible de la peine de mort, c’est-à-dire de la pendaison pour les personnes de vile condition et de la décapitation pour celles de condition honorable, outre la confiscation de tous les biens, y compris les dots, les légitimes et la pension alimentaire des femmes ou des enfants de celui qui commettra l’homicide, étant cependant entendu que tous les biens confisqués seront restitués aux fils, aux pères ou aux parents qui remettront le coupable entre les mains de la justice, et afin que la condamnation prononcée puisse être aussitôt et dans tous les cas suivie d’exécution, nous ordonnons, sous la même peine de mort et de confiscation de biens, que personne ne puisse donner asile, fournir des vivres, ni s’entretenir avec l’auteur de l’homicide, et, en outre, nous ordonnons que non seulement personne ne devra laisser séjourner dans son village quiconque aura commis un homicide, mais aussi que tous devront lui donner la chasse et après s’en être emparés devront le remettre entre les mains de la justice sans qu’il puisse se sauver, ceci sous peine de mort, qui s’appliquera bien plus encore à ceux qui voulant l’aider le préviendraient ou l’inciteraient à fuir, [de même seront passibles] des galères ou de la prison à vie tous ceux qui sachant où se cache l’auteur d’un homicide n’en aviseraient pas nos officiers ou notre Cour fidèlement et avec la plus grande exactitude. [Enfin] qu’il ne soit permis à qui que se soit d’abattre l’auteur d’homicide même si le procès a eu lieu et si la sentence a été prononcée contre l’homicide. Des vendettas transversales […] nous ordonnons que quiconque osera dans l’avenir accomplir une telle vendetta soit passible de la peine de mort, et soumis à la torture jusqu’à ce que l’âme soit séparée du corps, et que le cadavre soit dépecé en quartiers et privé de sépulture chrétienne, et que ces quartiers soient exposés pour partie là où la vendetta a été commise et pour partie dans le village dont est originaire le coupable. Lequel sera également Theodore_intok_cs3.indd Sec7:91 14/12/2011 09:45:48 92 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE passible de toutes les peines déjà établies contre l’homicide ; en outre nous ordonnons que non seulement soit frappé d’infamie de droit et de fait celui qui commettra l’abominable crime de vendetta, mais que le soient aussi toute sa maison et famille, c’està-dire femme, fils et filles, et que non seulement ils ne puissent exercer aucune charge et dignité dans le Royaume mais que de plus ils ne puissent vivre dans l’entourage de toutes les autres personnalités du Royaume, de façon que personne ne puisse traiter avec eux sans encourir le même préjudice. Nous ordonnons pareillement et nous statuons que tous les parents ou alliés qui provoqueront ou inciteront à la vendetta, ou invoqueront la vendetta même à titre défensif soient déclarés rebelles à l’État, outre l’infamie pour toutes leurs familles, et qu’ils soient châtiés par toutes les peines que la Loi a établies contre les rebelles et les félons. Des provocations ou incitations à la vendetta Ayant constaté que l’abominable vice désigné en ce Royaume du nom de Rimbecco est la cause et le fondement des deux précédents délits, outre les dissensions et les rixes qu’il provoque au sein de la population, nous décrétons que toute personne qui succombera à ce vice et se livrera à des provocations de quelque nature que ce soit encourra la peine de mort et d’infamie ainsi que toutes les autres peines établies dans les précédents chapitres pour l’homicide et les vendette. Des vols Le vol n’étant pas un vice moins abominable, et cependant tout autant pratiqué, il est impératif de l’éradiquer pour la tranquillité et le bien-être des populations, pour cela nous décrétons que toute personne qui commettra un vol dont le montant avoisinera les deux lires sera passible de la peine de mort, c’est-à-dire de la potence si elle est de condition vile et de l’échafaud si elle est de condition honorable, outre le remboursement du vol à hauteur du double de la valeur dérobée à la victime, et en outre nous ordonnons que les populations devront faire la chasse au voleur et le remettre entre les mains de la justice. Et que nul ne pourra lui donner assistance, asile, ni lui donner le vivre, ni le laisser séjourner dans un village, sous peine d’infamie en droit comme en fait tant pour lui que pour sa famille de la même manière et forme que cela a été établi pour les délits de vendetta et de provocation. De celui qui se fait justice lui-même S’il est un abus que l’on ne peut tolérer, et qui est si pratiqué en ce royaume, c’est de voir les gens se faire justice eux-mêmes, c’est pourquoi nous proclamons qu’il est interdit à toute personne de se croire autorisée à demander raison de toute autre manière que par le recours au tribunal criminel ou civil et nous interdisons à quiconque de se faire justice soi-même […] de s’emparer de l’argent ou des biens (qui lui auraient été dérobés par autrui) sous peine d’être considéré comme voleur […], d’encourir la peine […] de perdre immédiatement son droit et possibilité de se pourvoir en justice, et en plus d’avoir à restituer immédiatement les biens, il encourra une peine de deux ans de prison. Des paroles injurieuses Quiconque osera proférer des injures contre toute personne, qu’il soit ou non sous le coup de la colère, encourra soit la peine des baguettes ou d’un an de prison s’il s’agit Theodore_intok_cs3.indd Sec7:92 14/12/2011 09:45:48 LES TEXTES FONDATEURS 93 d’un homme, soit la peine du fouet en public ou même de la marque (au fer rouge) sur le visage s’il s’agit d’une femme. Pour les mauvais sujets et les libertins Nous savons que nombreux sont les mauvais sujets et les libertins de chaque sexe en ce Royaume, et nous voulons pour sa tranquillité que soient chassées les personnes de cet acabit ; pour cela nous ordonnons que tous les commandants des pièves et tous les chefs du peuple devront dénoncer tous les quinze jours au Tribunal Suprême du Royaume les hommes et les femmes de mauvaises mœurs qui, même s’ils ne sont reconnus comme tels que par la rumeur publique et la réputation, pourront et devront être condamnés par le susdit tribunal à une peine de galère ou de prison qui ne devra pas être inférieure à deux ans et à la peine du fouet, des baguettes et de la marque. Des injures faites aux femmes Quiconque osera embrasser, toucher au visage ou aux mains, et pire encore faire violence à une femme au motif de vouloir l’épouser encourra la peine des galères ou de prison à vie et même celle de mort si l’injure était jugée suffisamment grave par le Tribunal Suprême à qui il est réservé de prononcer la peine de mort. Des calomniateurs Les calomnies ayant été jusqu’à présent fréquentes pour le plus grand préjudice de l’innocent, et ce genre de délit méritant pour cela une juste sanction, nous décrétons que quiconque calomniera ou accusera faussement toute personne, sera passible des mêmes peines que devrait encourir le calomnié si le délit pour lequel il sera inculpé était prouvé, et si la calomnie concerne un délit grave, il encourra la peine de [l’ablation de la langue]. Des faux témoins Parce que le délit de faux témoignage est abominable aux yeux de Dieu et du monde nous établissons la peine de mort après la susdite ablation de la langue contre qui osera faire un faux témoignage dans un procès tant civil que criminel. Des perturbateurs du royaume N’y ayant rien de plus pernicieux pour le Royaume et contraire à sa stabilité et au bien être et à la tranquillité des peuples que les conventicules, les conciliabules et les insinuations contre le gouvernement et ses ministres, […] l’obéissance due au Roi, au gouvernement et à ses lois […] les dignités qui par le roi sont conférées […] de droit et de fait, et sera déclaré rebelle et passible de toutes les peines réservées aux rebelles, et encourront les mêmes peines ceux qui auront écouté ces discours sans les contredire et sans les dénoncer à la Cour, et bien plus encore encourront les mêmes peines ceux qui oseront organiser des petites réunions, et prononcer des discours ou faire des traités contre le Roi, contre le Gouvernement, contre ses ministres et contre ses lois, et encourront également les mêmes peines ceux qui auront eu connaissance de telles réunions, discours et traités et ne les auront pas immédiatement dénoncés à la Cour. Nous voulons pour tout cela que les présentes lois soient publiées de par tout le Royaume et que l’on en transmette copie à tous les commandants des pièves afin qu’ils les fassent publier dans chacun de leur village et retournent ensuite au Grand Theodore_intok_cs3.indd Sec7:93 14/12/2011 09:45:48 94 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Chancelier l’attestation de cette publication, et à la suite nous ordonnons que toute personne de tout grade, condition et sexe, y compris les ecclésiastiques, qui a, ou qui détient tant les Statuts de Gênes que ceux de Corse devra tous les porter à la Cour, dans un délai de six jours après la publication de ces lois et les remettre à notre Grand Chancelier, sous peine de mort et d’être déclarée rebelle car telle est notre volonté, laissant cependant entendre que les intérêts civils et les causes du temps passé devront être réglés et décidés à l’avenir selon les statuts et les lois qui désormais régiront le Royaume et ce pour les indemnités des particuliers de façon à ce que les statuts et les lois de Gênes et de Corse soient abolis pour ce qui concerne les intérêts et les causes à venir. En outre Sa Majesté donne autorité à tous les commandants des pièves pour punir, arrêter et emprisonner tous ceux qui voudraient se soustraire aux marches et ils pourront même installer des fusiliers dans leurs maisons pour vivre à leurs dépens, il leur donne également pouvoir de punir les soldats qui seraient à l’origine de rixes ou de discordes, car tel est le bon vouloir de Sa Majesté. L’ordre de la Délivrance Annoncé par l’article XVI de la constitution d’Alesani du 15 avril 1736, l’ordre de la Délivrance (Ordine della Liberazione), qui comme son intitulé l’indique vise à commémorer la libération de l’île du joug des Génois, sera institué par un décret de Théodore promulgué à Sartène le 16 septembre 1736. Cinq mois se sont écoulés depuis le début d’un règne qui n’en comptera que sept et le temps des espérances semble déjà révolu. Le roi a subi de multiples revers ; en butte à l’hostilité grandissante de ses plus fermes partisans du Deçà-des-Monts, inquiets et irrités de ne point voir arriver les secours promis, il a réussi à passer dans le Sud – guère plus enthousiaste au demeurant – et il pressent vraisemblablement que ce ne sera là qu’une étape sur la route de l’exil. Dans ce contexte, l’institution de l’ordre de la Délivrance peut être considérée à la fois comme une ultime tentative de mobiliser les énergies défaillantes et un moyen de donner enfin satisfaction aux notables insulaires avides d’honneurs et de privilèges. Théodore a bien jusqu’alors multiplié les titres de comte, et de marquis, mais ce faisant, il a engendré avec le temps plus de rancœurs que de satisfactions, car fort nombreuses étaient dans l’île les personnes et les familles qui aspiraient à la reconnaissance d’une noblesse authentique ou usurpée. Cela était particulièrement vrai dans ce Sud imprégné de traditions féodales. Aussi l’institution de l’ordre, dont l’appartenance confère une noblesse de fait, a-t-elle pu être perçue par le roi comme le meilleur moyen de s’assurer de bien des fidélités dans la ville des sgiò et dans la terre des seigneurs. Apparemment l’aspect financier ne lui a pas échappé non plus, car les futurs chevaliers devaient verser un droit d’entrée de mille écus. S’agissant d’écus d’argent, cela représenterait quatre mille lires de Gênes, monnaie courante, ce qui à l’époque en Corse est l’équivalent d’une bonne dot bourgeoise. Michel Theodore_intok_cs3.indd Sec7:94 14/12/2011 09:45:48 95 LES TEXTES FONDATEURS Vergé-Franceschi, en fin spécialiste d’histoire maritime, a calculé que, sur la base de quatre cents candidats, cela aurait permis d’armer un navire de guerre. Plus prosaïquement soulignons que ces 1 600 000 lires représentent bien plus que ce que Gênes a jamais pu investir au siècle précédent dans le développement agricole de la Corse. Aussi est-on en droit de se demander si les candidats chevaliers furent vraiment aussi nombreux que le prétend Giovacchino Cambiagi : « fort nombreux furent ceux qui voulurent obtenir cette croix, et l’on assure qu’en l’espace de deux mois 400 cavaliers en avaient déjà été décorés, parmi lesquels on comptait une centaine d’étrangers, tant catholiques que protestants14 » et si tel avait été le cas, on serait conduit à s’interroger sur la destination finale de ces fonds qui devaient être gérés par une amirauté qui n’existait pas… Connaissant l’absence de scrupules de Théodore, on pourrait penser qu’il a utilisé ce subterfuge pour essayer de se constituer un trésor de guerre avant un départ déjà programmé. Or nous verrons qu’à peine débarqué à Livourne il se trouvera dans l’obligation de vendre son argenterie. En fait, à cause de cette barrière financière et vraisemblablement aussi du discrédit qui commençait à miner les positions du roi, l’ordre fut sans doute moins attractif qu’on a bien voulu le dire. Toutefois, contrairement à ce que pense Le Glay15, il semblerait que l’on ait distribué assez de croix pour qu’à l’orée du siècle suivant Cambiagi puisse en examiner quelques-unes et nous en laisse une description fidèle : sur fond rouge cerclé de blanc ou d’argent l’étoile de cet ordre présente quatorze branches dont les sept plus grandes sont d’or comme l’anneau qui sert à l’agrafer et les sept petites sont noires, avec les armes du roi, blanches ou d’argent, et le pourtour de la croix jaune ou d’or. Au centre de l’étoile est représentée la justice sous forme d’une femme, de couleur chair, vêtue d’une ceinture d’où pend une feuille de figuier en or. De la main droite, elle tient une épée et de la gauche une balance ; dans l’un des plateaux de forme triangulaire, il y a une marque de couleur rouge et, dans l’autre, une de couleur plomb. Au-dessus de la main qui tient l’épée se trouve un globe d’or surmonté d’une croix. Sous la main qui tient la balance se trouve un triangle avec en son centre un T faisant référence à Théodore par qui l’ordre a été créé16. Cependant si l’on se réfère au contexte de cette époque troublée, il est difficile d’imaginer que l’on ait pu trouver dans une ville comme Sartène, les orfèvres et les métaux précieux nécessaires à l’élaboration de telles décorations. Aussi est-il possible d’imaginer (si l’on suit Cambiagi) que des familles, désireuses de fixer un moment considéré comme glorieux de leur histoire, aient fait réaliser plus tardivement ces véritables objets d’orfèvrerie. L’article III du décret portant création de l’ordre de la Délivrance précise que cette croix devra être épinglée sur l’habit d’azur des chevaliers et que dans les angles devront figurer les armes du roi, grand maître de l’ordre (article I), 14. Op. cit., t. 3, p. 112. 15. Op. cit., p. 116, note 1. 16. Op. cit., t. 3, p. 112. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:95 14/12/2011 09:45:48 96 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE à qui tout chevalier devra fidélité et obéissance (article VI). En contrepartie les chevaliers, qui ne pourront être recrutés que parmi les personnes d’ascendance honorable (articles XIII et XIV), seront exemptés d’impôts et de toutes charges (article VIII). Ils seront considérés comme nobles (article X) et auront le monopole des brevets de capitaines des galères du roi et de commandants des forteresses et des villes de garnison… (article XI). Autre naïveté de ce texte, qui en compte beaucoup, l’article XV, qui permet d’accueillir les étrangers quelles qu’en soient la nationalité et la religion, témoigne sans doute de la hauteur de vue de Théodore mais constitue un obstacle majeur pour ce qui est d’une éventuelle reconnaissance de l’ordre par le Saint-Siège. La version italienne proposée par Cambiagi et que nous avons traduite se présente sous la forme suivante : Décret de Théodore I, par la grâce de Dieu roi de Corse Pour l’institution d’un ordre de noblesse et de chevalerie Nous, Théodore I Roi de Corse, ayant résolu, tant pour la gloire de notre royaume que pour la récompense de nos sujets, d’instituer un ordre de chevalerie qui puisse rendre respectable dans toute l’Europe la noblesse de cette île dont la valeur est déjà si connue, nous ferons toutes les démarches nécessaires pour obtenir du Pape la confirmation du dit Ordre. En attendant nous avons jugé à propos de faire connaître les qualité, honneurs et privilèges de ceux qui y seront admis afin qu’ils soient reconnus et traités comme nobles non seulement dans notre Royaume, mais aussi dans toutes les autres nations où la réputation des Corses est connue, malgré la perfidie des Génois qui ont tout fait pour les rendre suspects et méprisables en les dépouillant de toutes leurs prérogatives. Pour ces raisons, nous voulons que les articles ou règles suivantes, que les chevaliers devront observer, soient publiés I. Le dit Ordre portera le nom d’Ordre de la délivrance. II. Le roi en sera toujours le Grand maître. III. Les chevaliers porteront un habit d’azur avec une croix, et une étoile d’or sur laquelle sera représentée la justice avec une balance à la main au-dessous de laquelle sera un triangle avec en son centre la lettre T et de l’autre main, elle tiendra une épée au-dessous de laquelle il y aura un globe surmonté d’une croix et dans les angles les armes de la famille royale. Les chevaliers seront tenus de porter cet habit lorsqu’ils seront élus, et dans toutes les cérémonies et fonctions publiques. Les autres jours il leur sera permis de se vêtir à leur guise pourvu qu’ils comparaissent avec décence. IV. Le Roi en personne présidera la cérémonie d’installation des chevaliers. V. Cet Ordre dépendra uniquement du Roi, à qui les chevaliers prêteront serment d’obéissance. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:96 14/12/2011 09:45:48 97 LES TEXTES FONDATEURS VI. Lors de leur réception, ils devront jurer obéissance et fidélité au Roi tant en leur nom qu’en celui de leurs descendants. VII. Les Chevaliers qui seront reçus, seront considérés comme tels et comme nobles du premier rang, ils jouiront du titre d’illustrissimes, et les commandeurs de celui d’excellence. VIII. Les chevaliers seront exempts de tout péage, et de toutes les charges et impositions ordinaires et extraordinaires quels qu’en soient le nom ou la nature. IX. Leur maison et demeure bénéficiera de privilèges de telle sorte qu’aucun tribunal ne pourra y porter atteinte pour aucune cause criminelle ou civile pourvu qu’ils ne soient pas coupables de crime de lèse-majesté. X. Les chevaliers seront considérés comme nobles à la cour, et auront libre entrée jusqu’à l’antichambre du roi. XI. Les chevaliers, et eux seuls, seront nommés capitaines des galères du roi et commandants des forteresses et des autres places où l’on tient garnison. XII. L’Ordre aura le devoir de fournir des habits et d’entretenir les chevaliers qui avec le temps auraient eu le malheur de tomber dans le besoin, afin de préserver l’éclat et l’honneur de l’Ordre. XIII. Nul ne sera reçu dans l’Ordre si le roi ne le juge assez riche, et s’il n’apporte pas la preuve qu’il descend de parents honorables jusqu’à la quatrième génération. XIV. Seront déclarés indignes de rentrer dans l’Ordre ceux qui auront exercé un quelconque métier, ou dont le père, l’aïeul et le bisaïeul en auraient exercé un. XV. Même les étrangers seront admis quelles que soient leur nationalité et leur religion. XVI. À sa réception, chaque chevalier sera tenu de verser mille écus, dont il percevra le 10 % sa vie durant, le capital étant garanti sur l’Amirauté17. » Enfin, une règle fixe, en neuf chapitres, le cérémonial et les obligations auxquels devront s’astreindre les membres de l’ordre de la Délivrance. Ils devront réciter chaque jour le psaume LXX, In te Domine speravi et le psaume XL, Deus noster refugium. Ils ne pourront refuser aucun emploi sur terre ou sur mer que le roi voudra leur confier. En temps de guerre, ils constitueront la garde du corps du monarque et chacun d’eux devra entretenir à ses frais deux soldats. Aucun chevalier ne pourra s’immiscer dans les affaires de l’État ni ne pourra entrer au service d’un souverain étranger. Tous devront toujours porter le signe distinctif de l’ordre : à savoir une grand croix pour les commandeurs et une petite croix pour les chevaliers accrochée à un ruban vert. Ils devront aussi toujours porter l’épée, et, pendant la messe, la tenir hors du fourreau jusqu’à la lecture de l’Évan- 17. Cambiagi, Storia di Corsica, op. cit., p. 109-112. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:97 14/12/2011 09:45:49 gile, cela étant également valable pour les chevaliers appartenant à une autre religion. Lors de la cérémonie de réception, le roi s’adressant au futur chevalier agenouillé devant lui prononcera les paroles suivantes : Vous devez souffrir de Nous seul d’être touché trois fois avec l’épée nue et vous nous serez obéissant en toute chose jusqu’à la mort. Après quoi le chevalier jurera fidélité et hommage sur l’Évangile et les chevaliers présents l’accueilleront et lui donneront l’accolade comme à un frère. Theodore_intok_cs3.indd Sec7:98 14/12/2011 09:45:49 CHAPITRE 8 Les initiatives du roi Premiers succès Dans l’impossibilité de pouvoir vivre trop longtemps sur les réserves de la piève d’Alesani et désireux tout à la fois et de donner à sa cour un cadre digne d’elle et de se rapprocher de la capitale insulaire, Théodore quitta le couvent d’Alesani quatre jours après son élection pour reprendre le chemin de Cervione. Sur son passage, tous les villages lui réservèrent un accueil triomphal, et quand il parvint au palais épiscopal, il fallut, nous dit Costa1, renforcer la garde royale, placée sous le commandement de deux capitaines, pour le protéger de l’enthousiasme populaire et canaliser la foule de tous ceux, venus des pièves avoisinantes, qui désiraient lui rendre hommage et parmi lesquels figuraient bien des gens jusqu’alors connus pour leur prudence ou pour leurs sympathies pro-génoises, tels Jacques-François Pietri, Patrice Corsi ou Mathieu Santi2. Aussi, à l’annonce de ces nouvelles, la consternation s’installa dans le camp génois et la panique s’empara de ceux qui, dans la province d’Aleria, au contact des rebelles, leur demeuraient fidèles. Dans un rapport rédigé en deux temps, les 16 et 21 avril depuis Aleria, un dénommé Vivaldi, vraisemblablement un membre de cette grande famille génoise qui, aux siècles précédents, donna tant d’officiers d’autorité à la Corse, signale que les pays d’antique obédience, comme ceux nouvellement ralliés à la République, craignent d’être envahis. Les bergers et les paysans n’osent plus, dit-il, mener leurs troupeaux paître ou aller travailler leurs terres. Quant aux notables de ces lieux, ils pensent à s’enfuir qui à Livourne qui en Sardaigne, et pour se procurer l’argent nécessaire vendent ou font vendre leur bétail sur les marchés des quatre villes génoises3. Les informations fournies par Vivaldi doivent être prises aux sérieux car l’homme, depuis le chef-lieu de la province, semble espionner ou faire espionner de près les faits et gestes de Théodore et de son entourage aussi bien à Alesani qu’à Cervione. Il est non seulement en mesure de se faire l’écho du dessein 1. Costa, op. cit., p. 149. 2. Ibidem, p.149. 3. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:99 14/12/2011 09:45:49 100 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE de Théodore de s’emparer de Porto-Vecchio, nous y reviendrons, mais il est aussi très au fait des fractures qui se manifestent déjà dans la mouvance du roi. Exagérant certainement la situation du moment, mais se révélant prophète pour ce qui concerne un futur proche, il affirme qu’Ignace Arrighi se refuse à reconnaître le roi et parcourt la campagne suivi de cinq à six cents hommes4. Anticipant aussi sur les projets génois, il prétend que lors du déplacement de Théodore d’Alesani à Cervione, deux coups de feu ont été tirés contre lui, sans l’atteindre et sans que l’on sache s’ils étaient le fait de ses ennemis ou de quelqu’un de sa suite5… Dans ce contexte trouble, Théodore ne demeure pas inerte, du moins si l’on suit les mémoires de Costa. Profitant du fait qu’un escadron de soldats originaires de la piève de Talavo est venu lui rendre hommage, sous la conduite d’Antoine Colonna de Bozzi, un des neveux de Sebastiano, le roi et son chancelier seraient parvenus à convaincre ce dernier, aussitôt, nommé capitaine, d’aller s’emparer de Porto-Vecchio6. En effet la possession de ce port se révélait indispensable pour recevoir dans de bonnes conditions les secours attendus. Vivaldi est même en mesure d’annoncer que le roi proclamé (l’Acclamato, comme il l’appelle) a promis l’arrivée sous peu de quatre navires chargés de munitions et il ajoute que d’après les conjectures les plus fondées, ils devraient venir de Tunis. La compagnie d’Antoine Colonna et celle du capitaine Gio Tommaso Franzini renforcées par des éléments venus du Sud, que l’on rencontra en cours de route, allant eux aussi présenter leurs hommages à Théodore, auraient donc marché vers Porto-Vecchio qu’ils auraient atteint deux jours après. À leur approche, la garnison, croyant avoir affaire à des effectifs bien plus nombreux, s’enfuit et les rebelles entrèrent sans coup férir dans la place le 23 avril7, ce qui porta un coup terrible au moral des Génois. Or il semble bien que Costa et Cambiagi aient quelque peu erré sur ce point précis, ce qui d’ailleurs renforce encore notre défiance quant à la chronologie des événements suggérée par le récit du grand chancelier. Comme nous le verrons au chapitre XIV, Porto-Vecchio tombe le 11 avril, donc avant l’élection de Théodore et non le 23 comme l’affirme Cambiagi. Cependant, preuve qu’en ces jours cruciaux qui précèdent et suivent le sacre, la situation dans l’île est très confuse et que les nouvelles circulent mal, ce n’est que le 26 avril 1736 qu’Anton Francesco D’Angelo, vice-consul de France à Bastia8, est en mesure d’annoncer à Maurepas non seulement que Porto-Vecchio est tombé mais aussi, d’après les informations parvenues dans la capitale insu4. Ibidem. 5. Ibidem. 6. Costa, op. cit., p. 157 7. Cambiagi, op. cit., p. 95. 8. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:100 14/12/2011 09:45:49 101 LES INITIATIVES DU ROI laire, que les rebelles en réparent déjà les fortifications après avoir réquisitionné tous les maçons des villages alentour9 et, de là, ils attendent les secours promis. Le ton se veut alarmiste. Le vice-consul constate que seuls les présides demeurent entre les mains des Génois et il augure que ceux-ci tomberont aussi, si les rebelles reçoivent effectivement les canons et les bombes annoncés. Déjà dans le Delà-des-Monts, à l’annonce de la chute de Porto-Vecchio, la province de Sartène, par le passé toujours si fidèle, s’est révoltée, et la ville est tombée aux mains des rebelles dès le 24 avril10. Giuseppe Centurione, le lieutenant génois de la province, n’a dû la vie sauve qu’à la protection de son parent, Michel DurazzoFozzano, l’un des principaux chefs rebelles, ce qui est corrélé par Costa11. La révolte de la province de Sartène a entraîné celle de tout le Delà-des-Monts. Pour l’instant seuls quelques villages proches d’Ajaccio y échappent, mais il est à craindre qu’ils ne passent bientôt du côté de la rébellion. Pire encore, Théodore ayant abandonné Cervione pour s’installer à Venzolasca, plus proche de Bastia, les rumeurs les plus alarmistes courent dans la capitale insulaire dont D’Angelo se fait l’écho. Le roi attendrait l’arrivée imminente des montagnards en armes et pourvus de provisions qu’il a convoqués. À Bastia, le commissaire général Rivarola, craignant que les rebelles ne tentent bientôt d’investir la ville, a armé les villages suburbains et a fait distribuer les armes aux citadins ; et Anton Francesco D’Angelo de conclure que tout va mal à tous les niveaux et qu’il ne voit pas de remède à cette situation. Premiers nuages : l’affaire Luccioni Mais bientôt l’affaire Luccioni, comme un coup de tonnerre, va venir obscurcir le ciel théodorien. Angelo Luigi Luccioni est ce notable pro-génois originaire de Piedicroce en Castagniccia, qui avait incité avec tant d’ardeur les généraux à venir accueillir Théodore à Aleria après son débarquement. Le roi, reconnaissant, le nomma colonel et c’est à lui qu’il pensa lorsqu’il fut question de se rendre maître de Bonifacio, la grande place forte génoise au contact de la province de Sartène maintenant passée aux mains des nationaux. Il s’agissait de s’en emparer avec la complicité de certains principaux de Quenza qui, bien qu’anciens stipendiés de Gênes, revendiquaient une partie du territoire contrôlé par les Bonifaciens. Luccioni, porteur d’instructions secrètes, devait donc se rendre à Porto-Vecchio pour s’aboucher avec eux et avec Antoine Colonna de Bozzi qui passait de facto sous ses ordres. 9. Ce qui est corrélé par la missive du commissaire de Bonifacio en date du 18 avril 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. 10. Cambiagi, op. cit., p.95. En réalité, comme nous le verrons, la ville se soulève le 13 avril. 11. Op. cit., p. 165. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:101 14/12/2011 09:45:49 102 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Or comme bon nombre de ses pairs, Luccioni était un homme avant tout soucieux de ses propres intérêts et peu regardant sur les moyens à utiliser pour les conforter. Ses ancêtres avant lui avaient été d’implacables usuriers et luimême était un manieur d’argent de haut vol que les scrupules n’étouffaient pas. En chemin vers Porto-Vecchio et Bonifacio il avait surpris une barque bonifacienne sur l’étang de Palo et, après avoir dévalisé les marins, il s’était emparé de la cargaison de blé que l’équipage était en train d’embarquer. Le roi avait été informé de cette affaire, cependant lorsqu’au début mai, Luccioni vint en Casinca, où désormais séjournait la cour, pour lui faire part des initiatives prises pour s’emparer de Bonifacio, il lui avait fait bonne figure tout en lui recommandant de ne plus commettre de pareilles erreurs. Mais sa fureur ne connut plus de bornes lorsque le soir même un messager, porteur de lettres d’Antoine Colonna et de divers notables de Quenza, vint lui apprendre la trahison de Luccioni. Colonna relatait au roi comment il avait failli être fait prisonnier par les Génois en s’approchant de Porto-Vecchio qu’il croyait encore entre les mains des nationaux. Or les Corses avaient évacué la ville, défendue depuis par des soldats venus de Bonifacio, et cela était l’œuvre de Luccioni, lequel avait négocié cette reddition avec le commissaire de Bonifacio en accord avec celui d’Ajaccio. Or, cette version, accréditée par Sebastiano Costa12, n’est pas confirmée par les sources génoises. Revenant sur cette affaire dans une lettre au Magistrato di Corsica13, le commissaire d’Ajaccio Ottavio Grimaldi dit que la cité de PortoVecchio avait été entièrement évacuée par les rebelles dans la soirée du 1er mai, sans que l’on n’en connaisse trop la cause. Certains attribuaient ce retrait au manque de vivres alors que les habitants et les soldats locaux, dans le dessein de se faire pardonner leur attitude passée, prétendaient qu’ils avaient contraint les insurgés à partir. Le fait est, poursuit le commissaire, qu’en entrant dans la ville le jour suivant avec son escouade, le capitaine Don Giacomo Peretti ne trouva dans le fort que trois desdits soldats, les autres s’étant réfugiés à la campagne avec le reste de la population, ce qui le conduisit à douter de leur fidélité. Ottavio Grimaldi précise enfin que le mauvais temps qui a contrarié la navigation entre Bonifacio et Ajaccio l’a laissé dans l’ignorance de cet événement jusqu’à ces derniers jours durant lesquels il a enfin reçu la lettre du commissaire de Bonifacio datée du 2 mai. Jamais, nous le constatons, il n’est fait allusion au rôle imputé à Luccioni. Victime de sa mauvaise réputation, a-t-il été calomnié dans le but de masquer d’autres carences, ou était-il vraiment coupable ? La question mérite pour le moins d’être posée, mais à l’époque sa culpabilité ne fut jamais mise en doute. 12. Costa, op. cit., p. 205 et suivantes. 13. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre en date du 15 mai 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:102 14/12/2011 09:45:49 103 LES INITIATIVES DU ROI Quoi qu’il en soit vraiment, croyant que Luccioni était déjà rentré chez lui et se trouvait hors de portée de sa vindicte, Théodore résolut de tenir pour l’instant l’affaire secrète, et décida de passer discrètement en Tavagna dès le lendemain matin après avoir officiellement inspecté le camp de San Pellegrino. En cours de route, le roi se rendit compte que Luccioni se trouvait dans sa suite et à cette vue sa colère redoubla14. Quelques jours après, Théodore proposa à Luccioni, sur le point de se retirer au prétexte qu’il manquait de vivres, de passer avec lui en Tavagna, ce que celui-ci accepta. Aussitôt arrivé à Orneto 15, Théodore fit assembler un piquet de 40 hommes et, à peine installé dans la maison Borghetti, il apostropha Luccioni devant tous les chefs assemblés dans le salon : Eh bien ! Luccioni, vous aussi ici ? Vous sentez-vous encore vivant ? Vos crimes sont trop énormes et crient assez vengeance. Vous êtes coupable de félonie, et même de plusieurs félonies. Vous avez osé nous trahir à Porto-Vecchio. Vous avez révélé nos secrets : vous avez fait connaître les signaux de nos navires. Il vous a plu de remettre aux Génois la ville que nous avions déjà conquise, de rendre leurs armes aux soldats enrôlés par la République et d’informer le commandant de Bonifacio de tous nos plans. Vous avez bien servi les Génois. Qu’ils viennent donc aujourd’hui vous aider ! Qu’ils vous tirent de nos mains, qu’ils vous arrachent à la mort ; Ah ! félon ! c’est ainsi que vous avez abusé de nos grâces, de notre confiance, de notre amitié ? Luccioni voulut prendre la parole mais le roi l’interrompit et se tournant vers l’assistance ordonna : Holà ! que l’on appelle le confesseur. Que l’on accorde un quart d’heure seulement à cet exécrable félon pour se préparer à la mort16. Luccioni épouvanté eut beau implorer pitié et demander à pouvoir se disculper, le roi lui tourna brutalement le dos et passa dans la salle à manger pour se mettre à table. Les chefs présents, qui dans un premier temps s’étaient émus à l’annonce d’un tel châtiment, se rendirent aux raisons du roi lorsqu’ils en surent la cause, et seul, parmi eux, Costa (mais c’est lui qui le prétend) se leva à la fin du repas et le verre à la main osa encore suggérer le pardon : « Vive le roi ! dit-il, Vive la justice ! Mais qu’en ce jour la clémence triomphe ! » Mais rien n’y fit, Luccioni fut traîné devant le peloton d’exécution dont la salve, à la grande fureur du roi, ne fit que le blesser et l’on dut l’achever à l’entrée du palais Borghetti. Giacinto Paoli, qui n’était pas présent ce jour-là à Orneto, approuva ce châtiment et écrivit en ce sens à Costa qui, apparemment gêné par la décision brutale de Théodore, se fit un devoir de publier cette lettre dans ses mémoires, en précisant que Castineta avait agi de même en s’adressant directement au roi17… Le 23 mai depuis Bastia, D’Angelo constate : 14. D’après Anton Francesco D’Angelo, Angelo Luigi Luccioni serait plutôt tombé dans un traquenard tendu par Théodore. Lettre du 23 mai 1736. Paris, A.N.-AE-B1-199.2. 15. A.S.T., Lettere ministri, Gênes 15, c’est- à- dire le 9 mai si l’on en croit le consul sarde Rivera. 16. Costa, op. cit., p. 213. 17. Ibidem, p. 219. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:103 14/12/2011 09:45:49 104 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Les parents de Luccioni ayant appris cette exécution se sont mis en campagne, mais on leur a fait connaître par des preuves que Luccioni était un traître à la patrie18. Le 31 mai, il ajoute : Pour calmer les partisans et parents de Luccioni, qui criaient vengeance, il (Théodore) leur a fait admettre sa félonie, et pour les parents, il les a fait qui comte qui marquis et leur a ainsi passé le joug au cou19. Effectivement, Luccioni avait de nombreux parents aux premiers rangs desquels, outre les Matra qui adoptèrent une prudente réserve, se trouvaient les Panzani de Zuani, les Venturini et les Morachini de Bozio et Vallerustie et les Petrignani de Casinca. La crainte – instillée en sous main par le commandant Morati, leur parent, sur ordre du marquis de Rivarola – de prévisibles représailles, ordonnées à leur encontre par Théodore provoqua un début de rébellion de leur part, mais Simon Fabiani avec fermeté et diplomatie réussit à les faire rentrer dans le rang20. Contrairement à ce qu’espéraient les Génois, son exécution ne provoqua donc pas une vendetta immédiate, mais en Corse comme ailleurs la vengeance est un plat qui se mange froid, et au supplice de Luccioni répondra deux mois plus tard l’assassinat de Simon Fabiani, qui était l’un des plus fermes soutiens du roi. L’hôtel de la Monnaie Les pièces de monnaie, lisbonines et autres, que Théodore avait apportées de Tunis s’épuisant, la question financière vint rapidement au premier plan des préoccupations des nationaux. Dans une île où l’activité économique toujours fragile, malgré la relance agricole génoise du mitan du XVIIe siècle, dégageait peu d’excédents commercialisables, le numéraire avait toujours été rare. Au niveau villageois, en temps normal, on y palliait essentiellement par la pratique du troc, blé contre châtaignes, huile ou vin contre produits manufacturés courants de fabrication locale, etc., pendant que la vente d’éventuels surplus permettait d’acquérir les quelques autres produits indispensables qui venaient du continent via les principales villes insulaires. Or à cette époque le blocus de l’île instauré par les Génois interdisait tout commerce avec celles-ci. Malgré ce handicap, il fallait subvenir aux diverses charges inhérentes au train de l’État et, qui plus est, d’un État en guerre ; ce qui signifiait qu’il fallait non seulement régler les dépenses courantes mais aussi et surtout dégager les sommes nécessaires à la solde des soldats et à l’achat des armes. Aussi, après avoir sollicité en vain le clergé insulaire, Théodore résolut dans la première quinzaine du mois de mai de battre monnaie. Dans ce but, il fit 18. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 19. Ibidem. 20. Ibidem, p. 241. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:104 14/12/2011 09:45:49 105 LES INITIATIVES DU ROI appel à Don Matteo d’Ortiporio, curé de Rostino21, surnommé Prete Capotto qui avait une certaine pratique dans l’art de frapper les monnaies pour en avoir souvent fabriqué de fausses au profit de son évêque, Mgr Saluzzo22 ! Ensuite, il réquisitionna des forgerons d’Orezza, région où il y en avait beaucoup, dont un certain Jules-François surnommé Settecervelle (Sept cerveaux), parce qu’il était, d’après Costa « l’homme de Corse le plus habile et ingénieux pour inventer et perfectionner toute espèce d’appareil23 » et également quelque peu faussaire à ses moments perdus. Sebastiano Costa, qui avait été pressenti en premier pour exercer cette fonction, s’étant désisté au prétexte qu’il était surchargé de travail, Jean-Pierre Gaffori fut donc placé à la tête de l’hôtel de la Monnaie (la zecca). Dans un premier temps la zecca fut installée dans le palais Borghetti, pendant que Cristoforo Bongiorno avait en charge l’atelier monétaire proprement dit qui, si l’on suit Jean-Pierre Gaffori, fut bientôt transféré au couvent de Tavagna où Settecervelle fut chargé de mettre au point l’outillage nécessaire. Mais, comme tout manquait et en particulier la matière première, il fut décidé que, sous l’autorité des commandants des pièves, chaque village serait tenu de fournir au moins vingt-cinq livres de cuivre usagé payées sur l’hôtel de la Monnaie et le clergé fut prié de se séparer d’une partie de son argenterie ce à quoi seul celui de Corte voulut bien consentir et encore de façon fort timide. Quoiqu’en dise depuis Bastia le vice-consul D’Angelo qui affirme que « Théodore reçoit des Corses leurs argenterie, monnaies et cuivres ainsi que ceux des séminaires et confraternités qu’il paye en or à ceux qui les consignent librement, et il a ordonné que l’on frappe des monnaies à son effigie24 », la quête de métal dans les villages rencontra beaucoup de difficultés. Dès le 30 mai, dans une lettre adressée à Théodore, Xavier Matra s’en fait l’écho : Hier soir retourna à la maison le commandant de cette piève (Pieve de Serra) que j’avais envoyé dans les villages alentour à la recherche d’or, d’argent et de cuivre, mais ce fut peine perdue car il ne s’y trouve rien, mis à part une grande misère, et lorsqu’ils disposent d’un peu de cuivre neuf, les gens ne veulent point s’en séparer, le réservant pour leur propre usage, cependant pour ne pas retarder la production de la monnaie je ne manquerai pas d’envoyer le commandant vers d’autres endroits afin que les ordres de V.M. soient satisfaits. Mais les efforts déployés par Matra se révélèrent vains et, dans une lettre datée du 8 juin25, il est conduit à déplorer – ce qui équivaut à un véritable constat d’échec – que l’activité de la zecca ait cessé à cause du manque de cuivre alors que les nationaux ont tant besoin de liquidités pour payer les milices. Il ajoute, 21. Costa, op. cit., p. 238, note de Renée Luciani n°19. 22. Costa, op. cit., p. 239 23. Ibidem. 24. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo, Bastia, le 31 mai 1736. 25. A.S.T., Lettere ministri, Gênes 15. Lettre adressée au roi. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:105 14/12/2011 09:45:49 106 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE comme pour se faire pardonner, qu’il fera expédier le plus rapidement possible à l’atelier monétaire le peu de ce métal qu’il a pu se procurer. Cependant, le manque de matière première n’est pas le seul inconvénient dont souffre l’atelier. Les forgerons engagés manifestent peu d’enthousiasme au travail, signale Giacomo Francesco Pietri dès le 31 mai. Deux jours après26 il ajoute que, soit par incompétence soit par mauvaise volonté, l’on n’a pas jusqu’à présent frappé de monnaies si ce n’est en très peu d’exemplaires. Les problèmes d’ordre technique, il est vrai, se multiplient, que Settecervelle a des difficultés à surmonter faute d’outils et de matériaux vraiment appropriés. Mais laissons la parole à Jean-Pierre Gaffori, qui à la fin du mois de juin fait le point sur la situation27. Il arriva en Tavagna le samedi matin de la semaine précédente au moment où l’on était en train de transférer l’hôtel de la Monnaie et l’atelier de fabrication au couvent Saint-François28. Le transport du matériel et la fabrication de nouveaux foyers, dont l’un est terminé, firent perdre du temps. Ce jour même il fit commencer la construction d’un four à réverbération pour la fonte du cuivre, car des « douze creusets et plus » que l’on avait fait venir de Corte il n’en restait que deux, les autres n’ayant pas résisté au feu. Gaffori espère qu’ainsi la fonte du cuivre sera plus aisée et la frappe de meilleure qualité. Mais, lui aussi, a à se plaindre de la mauvaise volonté des artisans de la zecca dont le mécontentement augmente chaque jour un peu plus. Ils demandent à être relevés régulièrement au prétexte que le travail s’avère très pénible. Sebastiano Costa et lui-même font tout pour les retenir, ils leur ont promis quelque argent pour leurs peines passées et 30 sous par jour à l’avenir et malgré cela ils ne sont jamais satisfaits ! conclut Gaffori, réprobateur. Bongiorno, poursuit-il, sera à même d’expliquer à Sa Majesté la situation dans le détail, et il serait bon, sauf si le service du roi exige sa présence à la cour, de renvoyer ce dernier en Tavagna pour aider à aller de l’avant car il est compétent et écouté des artisans. On s’efforcera de rattraper le temps perdu lors de ce déménagement, mais se pose aussi le problème des coins, dont un seul sur cinq est utilisable. Celui destiné à frapper les monnaies d’argent n’est pas encore terminé. Il le sera vraisemblablement ce jour, à force de récriminations ; le provéditeur Buongiorno lors d’un prochain séjour auprès du roi pourra, espère-t-on, lui remettre quelques exemplaires de ces monnaies. Malgré ces assurances, Costa, à tort ou à raison, semble ne se faire aucune illusion quant à l’efficacité et à la constance de Gaffori. « Le comte Gaffori fait semblant de travailler, mais c’est une fille, un seul jour de présence l’a fatigué », écrit-il à Théodore le 26 juillet29. Il est vrai que le gand chancelier a des raisons personnelles d’être excédé. Le 19 juin, pour pallier les carences de 26. A.S.T., Lettere ministri, Gênes 15. Lettre adressée au roi, de Tavagna, le 2 juin. 27. Ibidem. Lettre adressée au roi le 26 juin du couvent San Francesco de Tavagna. 28. À Pero d’après Renée Luciani, in Sebastiano Costa, op. cit., t. 2, p. 306, note 13. 29. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre de Costa à Théodore, Orneto le 26 juin1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:106 14/12/2011 09:45:49 107 LES INITIATIVES DU ROI la zecca, il a dû une fois encore mettre la main à la poche et faire parvenir 224 lires sur ses fonds personnels au camp de Bastia et il déplore qu’à ce jour on n’ait pas encore réussi, faute de matériel adéquat, à produire des monnaies d’argent30. Quelques jours après, le ton est encore plus pessimiste31. Les problèmes inhérents à la frappe des monnaies sont loin d’être résolus et Gaffori dénonce tout à la fois la lenteur et la mauvaise volonté des ouvriers qui, outre le versement de Monnaies de Théodore. leur salaire pour les travaux déjà effectués et pour ceux en cours, ne cessent de réclamer la permission de pouvoir retourner chez eux au moins une fois par mois, ce qu’il n’a pas voulu accorder, dit-il, avant d’avoir pris l’avis du roi. Puis les explications du président de l’hôtel des Monnaies deviennent plus techniques et nous éclairent, ce faisant sur les conditions dans lesquelles sont fabriquées les pièces. Il explique longuement que jusqu’à présent on n’a pas procédé à la fonte du cuivre, l’on s’est contenté d’utiliser le métal de meilleure qualité que l’on avait sous la main sans le fondre. Or à son arrivée en Tavagna, il restait peu de cuivre bon à battre, ce qui imposait qu’on le passât au four à réverbération qui a été construit au couvent à cet effet en remplacement de celui d’Orneto devenu inutilisable pour la mutation du métal. Aussi, dans les deux jours à venir, espère-t-on pouvoir expérimenter la fonte du cuivre dans ce nouveau four. Et Gaffori de poursuivre : Pour ce qui concerne la frappe des monnaies d’argent, il me faut informer Votre majesté que la fameuse presse que l’on a réalisée à cet effet, au prix de tant de fatigues depuis quarante jours et plus, ne sert à rien, la preuve a été apportée qu’elle ne fonctionne pas. Aussi, ai-je ordonné que l’on fabrique d’autres coins pour faire battre la monnaie à coups de marteau, car ainsi la frappe, bien que plus pénible, sera de meilleure qualité. Il assure par ailleurs qu’il fait tout son possible et que si cela n’avait dépendu que de lui, il aurait fait incarcérer ces « canailles d’artisans », mais le comte Costa, à qui il s’en était ouvert, lui avait fait valoir que ce ne serait ni prudent ni politique. 30. Ibidem, Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre de Costa à Théodore, Orneto, le 19 juin1736. 31. Ibidem. Lettre de Gaffori au roi, Tavagna, le 30 juin 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:107 14/12/2011 09:45:50 108 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Enfin, il annonce à Théodore qu’après en avoir informé Costa, il a expédié de l’argent au camp de San Pellegrino et à celui de Bastia, et qu’il va lui faire parvenir des exemplaires de cette nouvelle monnaie, à hauteur de cent lires, pour qu’il la fasse connaître dans cette province… Or, pour le moins, celle-ci n’est guère attractive. Il advint, relate Costa, que, au moment où la monnaie était mise en circulation pour la première fois à Orneto, deux femmes refusèrent de l’accepter en paiements des vivres qu’elles avaient vendus32 . Il fallut, poursuit le vice-roi, les jeter en prison ce qui terrorisa non seulement ces deux femmes mais aussi toute la piève qui après cela accepta la monnaie sans rechigner33. En réalité, même les ouvriers de la Zecca, qui la fabriquent, n’en veulent pas et entendent être payés en monnaie étrangère. Le comte Pietri, provéditeur général aux armées 34 pense avoir choisi la voie de la médiation en réglant les sommes qui leur sont dues sous forme d’une dotation en céréales et il espère qu’ainsi satisfaits ils se remettront au travail. Entre-temps Settecervelle et ses compagnons ont adressé une supplique à Théodore par laquelle ils dénoncent les responsables de la zecca (ils écrivent Cezza) qui entendent les payer avec cette monnaie de cuivre que personne dans les pièves ne veut à aucun prix accepter. Aussi supplient-ils Sa Majesté de bien vouloir leur faire justice en leur donnant quelques pièces d’or ou d’argent pour l’entretien de leurs familles, faute de quoi ils seront obligés dans les jours à venir d’abandonner le travail de la zecca. Pietri déplore que cette méfiance à l’égard de la monnaie nationale soit générale et craint qu’elle ne provoque la démobilisation au camp de San Pellegrino ce qui fragiliserait, dit-il, toutes les pièves maritimes. Aussi pour faire patienter deux capitaines, venus réclamer leur salaire, Costa et lui-même leur ont-ils avancé cinquante lires sur leurs fonds propres35. Au mois d’août, la situation n’a guère évolué et, depuis Gênes, le consul Coutlet constate que les insulaires se méfient des monnaies de cuivre frappées par Théodore, et augure que celui-ci pourrait être bientôt dans l’embarras s’il ne reçoit pas les renforts dont il s’est prévalu36. Cette méfiance généralisée envers cette monnaie s’explique et par la nature du métal utilisé, du cuivre, et par une facture extrêmement grossière qui tranche avec celle de toutes les autres pièces alors en circulation. Une monnaie « de bas-aloi et de mauvaise fabrication » confirme Pommereul37. Les pièces émises sont essentiellement des monnaies de cuivre de cinque soldi, de cinq sous, et de due soldi e mezzu, deux sous et demi. Ces dernières portent à l’avers les lettres 32. Costa, op. cit., p. 306. 33. Ibidem. 34. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre au roi, Tavagna, le 12 juillet 1736. 35. Ibidem. 36. Paris, A.N., série AE-B1-576. Gênes, le 1er août 1736. 37. Op. cit., p. 208. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:108 14/12/2011 09:45:51 109 LES INITIATIVES DU ROI T R qui signifient Theodorus Rex, mais que les insulaires par dérision traduisent par Tutto Ramo (Tout Cuivre), et les Génois par hostilité Tutti Ribelli (Tous Rebelles)38. Le revers porte dans le champ la valeur en lettres avec une légende circulaire qui présente les variantes suivantes PRO. BONO. PUBLICO. RE. C ou PRO BONO PUBLICO RE. CE. Ou encore PRO*BONO*PUB* REGNI*CO*, c’est-à-dire Pro Bono Publico Regni Corsice, signifiant « Pour le bien public du royaume de Corse ». Le graveur des coins monétaires pour les pièces de cuivre fut Settecervelle39. L’atelier monétaire produisit aussi quelques pièces d’argent d’un demi-écu, mezzo scudo, dont le coin fut gravé par Prete Capotto40. Ce demi-écu d’argent porte à l’avers une tête de Maure symbolisant les armes de la Corse à droite, placée devant les trois anneaux enchaînés du blason de Neuhoff, le tout surmonté d’une couronne avec THEODORUS REX CORSICE, comme légende circulaire inscrite de droite à gauche. Le revers porte dans le champ la Vierge Marie debout et de face, tenant l’enfant Jésus dans ses bras coupant le millésime 1736 en deux et une légende circulaire MONSTRAI TEI ESSEI MATREMI SI PI inscrite de gauche à droite et signifiant « montre que tu es notre mère ». Apparemment, seules les pièces de cuivre circulèrent vraiment et encore avec les difficultés que l’on sait. Quant aux pièces d’argent, frappées en très petit nombre, elles devinrent rapidement une curiosité41 recherchée par les numismates éclairés, tels le ministre Maurepas ou le maréchal duc d’Estrées qui, dès la chute de Théodore, cherchent à s’en procurer par l’intermédiaire de l’agent consulaire français à Livourne, Michel Calvo de Silva42. 38. Pommereul, op. cit., p. 208, et Cambiagi, op. cit., p. 104, ainsi que le rapport d’un agent génois en date du mois d’août 1736 : « Il a frappé beaucoup de monnaies de cuivre de mauvaise facture qu’il pensa rehausser par la frappe T. R., signifiant Teodoro Rex mais qui veulent plutôt dire Tutti Ribelli », A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. 39. J. B. Ricci, « Monnayage de Théodore », in Dictionnaire Historique de la Corse (sous la dir. d’A. L. Serpentini), éditions Albiana, Ajaccio, 2006. 40. Ibidem. 41. Cambiagi, op. cit., p. 104. 42. Lettre de De Silva à Maurepas, de Livourne, le 10 décembre 1736. Paris, A.N., AE-B1-726 Theodore_intok_cs3.indd Sec8:109 14/12/2011 09:45:51 En réalité, portrait du banquier Jabach par Van Dyck, 1635. Theodore_intok_cs3.indd Sec8:110 14/12/2011 09:45:51 CHAPITRE 9 La guerre des libelles La guerre en ce temps-là se veut aussi être une guerre de plume et de chaque côté les écrits tendancieux et haineux destinés à justifier son action, à édifier l’opinion ou à dénigrer l’adversaire vont se multiplier. Le décret génois du 9 mai 1736 Gênes, si l’on peut dire, ouvre le feu et, par un édit imprimé et largement diffusé, s’ingénie dès le 9 du mois de mai 1736 à discréditer Théodore avant de le déclarer coupable de haute trahison et de lèse-majesté. Suivant une technique bien éprouvée, sur un fond de vérité incontournable car déjà porté à la connaissance des chancelleries et des gens initiés par divers rapports de diplomates ou d’agents secrets, viennent se calquer des approximations ou des contrevérités destinées à noircir auprès du grand public l’image de Théodore. Nous connaissons maintenant assez bien ce dernier pour que la publication de la traduction que nous avons faite de ce texte, fort explicite quant aux intentions génoises, puisse se passer de tout autre commentaire. Laissons cependant la parole au Sr Coutlet consul de France à Gênes, qui le 16 mai 1736 précise : Il paroit que tout cela embarrasse fort cette République qui fit samedi dernier publier et afficher le placard dont j’ay l’honneur de joindre icy un exemplaire par lequel après avoir détaillé la vie, faits et gestes de ce prétendu Baron Theodore, elle le déclare criminel de lèse Majesté, séducteur des peuples perturbateur du repos public, défendant sous les peines les plus rigoureuses, a tous ses sujets de quelque qualité et condition qu’ils puissent être. Proclamé au nom du doge et des gouverneurs et procurateurs de la République de Gênes, l’édit développe l’argumentation suivante : Ayant appris qu’un petit navire marchand commandé par un certain capitaine Dick de nationalité anglaise a débarqué sur la plage d’Aleria, outre des armes et des munitions, un certain personnage dont on parle, vêtu à l’asiatique, qui bien qu’étant jusqu’à présent inconnu a réussi à circonvenir les Chefs soulevés et à se faire accepter par le peuple, à qui il a distribué des armes, de la poudre, quelques menues pièces d’or et Theodore_intok_cs3.indd Sec9:111 14/12/2011 09:45:54 112 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE autres cadeaux, et qui instille, par la promesse de plus importants renforts, des sentiments contraires à la tranquillité publique que la République a tant à cœur de rétablir au profit des sujets de ce royaume. Il est maintenant attesté par des preuves irréfutables qu’il est originaire de Wesphalie, qu’il se nomme baron Théodore de Neuhoff et qu’il est connu en divers endroits pour pratiquer la chimie, et être instruit de divers secrets et tenu pour un adepte de pratiques secrètes et de la Cabale, en définitive un vagabond de peu de fortune. En Corse, il se fait appeler Théodore, et c’est sous cette identité qu’il séjourna en 1729 à Paris où il abandonna sa fille en bas âge et sa femme qu’il avait épousée en Espagne. Parcourant le monde, il a maintes fois changé de nom et de nationalité, se faisant passer pour Allemand à Londres, Anglais à Livourne et Suédois à Genève, utilisant selon les circonstances les pseudonymes de baron Napoer, de Smibmer, de Nissen et de Schemtbergh comme en attestent ses passeports et autres documents authentiques que nous détenons. Avec une telle diversité de noms et de nationalités, il a réussi, avec d’infinis artifices à vivre aux dépens d’autrui, et l’on sait qu’en Espagne, vers 1727, il dissipa, avant de prendre la fuite, l’argent qui lui avait été avancé contre l’offre de lever un régiment allemand, et, en plusieurs occasions, il a dupé Anglais, Français et Allemands et d’autres encore de diverses nations. Là où il a commis de telles tromperies, il a toujours réussi à passer inaperçu. Mais après son départ, il devenait célèbre pour les duperies commises, comme en atteste la lettre d’un chevalier Allemand écrite de Lisbonne le 20 février de l’année en cours 1736. Habitué à vivre de cette manière, il fut convaincu d’avoir emprunté, il y a quelques années à Livourne, 515 pièces aux banquiers Jabach, avec promesse de les rembourser sur Cologne, et, à la fin, les créditeurs déçus le firent emprisonner ; après quelques mois il lui parut opportun de se prévaloir d’un maître de petite condition présenté comme garant de sa mise en liberté comme en atteste un acte passé devant maître Giovan Battista Gumena, notaire à Livourne1, le 6 septembre 1735, et, étant tombé malade durant son incarcération, il fut admis comme indigent à l’hôpital du bagne de cette cité. Il y a environ trois mois, il partit pour Tunis muni de lettres de recommandations de Livourne, après avoir exercé là-bas en tant que médecin et avoir tenu de nombreuses réunions secrètes avec les chefs de ce pays infidèle, il en obtint les dites armes et munitions avec lesquelles il se rendit en Corse en compagnie de Cristoforo le frère du médecin Buongiorno qui exerce à Tunis, de trois Turcs, parmi lesquels un certain Maometto, qui avait déjà été esclave sur les galères de Toscane, de deux jeunes 1. Le 16 mai, depuis Livourne, Bartolomeo Domenico Gavi se félicite de l’initiative prise par le gouvernement génois et assure qu’il a fait largement circuler le document dans la ville portuaire, afin que nul ne l’ignore. Il précise cependant qu’une erreur s’est glissée concernant l’orthographe du nom du notaire en question. Il s’agirait de Gio. Battista Gamera et non de Giovan Battista Gumena comme le mentionnent les exemplaires de l’édit qui lui sont parvenus. Il a donc fait rectifier l’erreur avant de les mettre en circulation et d’en envoyer un au commissaire général à Bastia. Ce souci du détail, est un témoignage de plus, s’il en fallait, de la qualité des informations véhiculées par le consul Gavi. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:112 14/12/2011 09:45:54 113 LA GUERRE DES LIBELLES Livournais, Attiman et Bondelli, qui avaient fui la maison paternelle et d’un prêtre de Portoferraio que les Pères missionnaires s’étaient à juste titre efforcés d’éloigner de ces lieux. Considérant que ces informations sont avérées et que celui-ci s’est mis en situation de dominer la Corse, en détournant perfidement nos sujets de la dévotion due au Prince légitime, et craignant que dans cette situation un homme de cet acabit, capable de telles dépravations, puisse provoquer de grands désordres et inquiéter nos peuples, nous avons ordonné de rendre cela public et de déclarer comme nous déclarons par le présent édit, le soi-disant baron Théodore de Neuchoff, lequel est actuellement auteur de nouveaux désordres, séducteur des peuples, perturbateur de la paix publique, coupable de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef, passible de toutes les peines prévues par nos Lois ; interdisant pour cela à tous d’avoir aucun contact et relation avec lui, proclamant passibles des mêmes peines, comme coupables de lèse majesté et perturbateurs de l’ordre public, ceux qui lui prêteraient aide et assistance ou qui deviendraient ses partisans pour donner plus d’ampleur à la sédition et pour perturber nos peuples. Fait dans notre palais royal ce 9 du mois de mai 17362. Depuis Gênes, le 14 juin, Campredon, s’adressant à Maurepas, commente avec amusement : Il n’y a rien de nouveau en Corse depuis le dernier ordinaire […] Les chefs ont renvoyé ici plusieurs des imprimés que le Sénat a fait imprimer pour décréditer le baron de Neuhoff, ils ont écrit au bas que comme on voulait le faire passer pour un charlatan il espérait établir bientôt son théâtre à Bastia3. Le ton est donné, et c’est aussi par la raillerie et le mépris, en s’efforçant de mettre les rieurs de leur côté, que les insurgés et leur roi entendent répondre aux insultes et aux accusations de Gênes. Au doge et aux sénateurs de Gênes, salut et patience C’est par cette interpellation ironique, les engageant à s’attendre au pire, que Théodore débute le pamphlet adressé aux Génois le 1er juin depuis le camp de Bastia. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une réponse au précédent édit de Gênes auquel il n’est jamais fait expressément référence, mais d’une sorte de mise au point caustique face aux accusations génoises, doublée d’une attaque impitoyable contre les agissements passés et présents de la République dans l’île. Le document est manuscrit et plusieurs copies en ont circulé en langue 2. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. 3. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:113 14/12/2011 09:45:54 114 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE italienne. Celle dont nous présentons la traduction a été extraite des archives d’État de Turin4. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que l’on puisse me reprocher d’avoir oublié de vous informer de ma résolution de passer en Corse. À dire vrai j’avais jugé que cela était inutile car j’ai toujours pensé que le bruit en parviendrait jusqu’à vous et vous en informerait sans qu’il soit besoin de vous adresser des nouvelles plus précises que celles que vos ministres de Corse, avec des analyses érudites, vous auront fait parvenir. Mais comme je me rends compte de l’amertume que vous éprouvez de n’avoir pas été plus clairement et plus sûrement informés par mes soins, je me crois obligé aujourd’hui de venir vous présenter mes civilités comme il est séant de le faire pour celui qui change de domicile à l’égard de ses voisins. Ainsi après une longue période de voyages, qu’apparemment vous connaissez bien, et désireux enfin de ne plus courir le monde, j’ai décidé de me construire une petite maison en Corse, ce qui me conduit, parce qu’elle est proche de vous, à vous adresser ce témoignage de courtoisie par le biais de ce billet. Il est vrai que votre Commissaire de Bastia, à moins qu’il ne mente, comme ont l’habitude de le faire tous vos ministres, pourra vous informer exactement de mes intentions, ayant eu soin pour ce qui me concerne, d’envoyer vers cette cité des troupes en nombre suffisant pour qu’il soit bien instruit de ce que sera notre nouveau voisinage. Aussi cela devrait suffire à satisfaire à l’obligation de politesse à laquelle on est tenu lorsqu’on change de domicile. Mais, comme il y a toujours, entre voisins, matière à litiges à propos des limites, des passages ou pour toute autre raison, laissant de côté les compliments il me faut parler avec vous de nos affaires. D’autant plus qu’il me revient de partout que vous vous êtes fort lamenté à propos de notre nouveau voisinage que vous avez non seulement méchamment discrédité, mais aussi condamné, contrevenant ainsi à vos devoirs. La condamnation par laquelle vous faites de votre voisin un perturbateur de la paix et de la tranquillité publique et un séducteur des peuples est un mensonge manifeste non seulement auprès de quelques-uns mais à la face du Monde qui sait que depuis sept ans la paix et la tranquillité ont disparu de l’île de Corse, qui s’était auparavant débarrassée de votre obscure tyrannie et qui, sous le manteau d’une fausse paix est à nouveau soumise à votre barbare vindicte qui envisage le massacre de ces pauvres peuples. Telles furent les actions de l’insolent et barbare Pallaviccini qui mirent fin à la paix et à la tranquillité de l’île obtenue au prix de tant de sueur avec l’aide de l’Empereur. C’est votre très insolent et capricieux Pinelli qui séduisit le peuple et non moi, qui l’ai trouvé séduit quand je vins il y a peu de jours y habiter. Alors pourquoi en rejetez-vous la faute sur moi, si les coupables sont entre vos mains ? Et puis dans quel texte de loi est-il écrit qu’un voisin comme moi puisse être accusé de crime de haute trahison ? La trahison suppose qu’une amitié a été violée par une grave offense sous le couvert de cette même amitié. Or si l’on peut vous concéder que vous avez été gravement offensés par moi, quelle amitié y a-t-il jamais eu entre nous, et quand ai-je jamais été votre 4. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:114 14/12/2011 09:45:54 LA GUERRE DES LIBELLES 115 ami ? Que le Ciel fasse qu’il ne me vienne jamais à l’esprit une idée aussi infâme que d’aimer une Nation qui s’est attiré l’aversion du Monde entier. Je vous concède tout, hors le délit de Lèse Majesté. Je m’indigne à la pensée d’un crime aussi énorme. Mais après mûre réflexion sur l’origine de votre Majesté, je me console de ne point la trouver malgré toutes mes recherches. De grâce, dites-moi, votre Majesté l’avez-vous hérité de votre Doge Paul le nouveau teinturier, ou encore l’avez-vous conquise sur mer quand votre cité s’est érigée en un nid de pirates, ou est-ce Mahomet qui vous en fit don, quand par vil appât du gain vous transportâtes tant d’infidèles qu’ils auraient suffi à ruiner l’Empire chrétien. Sans doute l’avez-vous amenée sur vos épaules d’Espagne d’où, employés à transporter les charges les plus nauséabondes, vous vîntes ensuite porter sur les mêmes épaules les toges de votre patrie, ou bien vous vient-elle d’Angleterre sur ce navire expédié par un marchand anglais à un de vos patriciens, depuis élu doge, à l’adresse suivante : Au Seigneur N.N. doge de Gênes et marchand de morue. De Grâce, comment a pu naître en vous cette prétention à la monarchie et au principat alors que votre république ne fut jamais autre chose qu’une société de pirates et d’usuriers, et combien de siècles se sont écoulés depuis que siégeaient en vos conseils les plus vils artisans de la cité ? C’est d’eux sans doute que vous prétendez hériter la Majesté ? Et ce nom de prince qu’injustement vous assumez, n’est-il pas illicite et usurpé ? Je sais fort bien que les lois et les fondements de votre république ont été établis de telle façon que nul ne puisse jamais être prince si ce n’est la Loi elle-même qui vous administre, aussi est-ce à tort que vous vous accordez le titre de souverain et que vous appelez injustement les peuples vos sujets alors que ceux-ci devraient également vous commander comme ils le firent par le passé. Mais si aujourd’hui l’aveuglement de ces pays vous conserve la pacifique possession de ce dont vous ne devriez pas jouir, il m’apparaît avec certitude que ceci ne vous réussira pas dorénavant, car ayant ouvert les yeux, ils ont la légitime volonté et la force de se soustraire à votre tyrannique influence. Pour ce qui me concerne, je suis résolu à m’engager dans cette voie que la raison et la justice me dictent, et comme j’ai déjà été par vous accusé devant le monde entier de vouloir tromper toutes les nations, je me suis mis en tête aujourd’hui d’ouvrir les yeux à une seule d’entre elles qui est l’honorable nation corse, et si pour cela il me fallait vous duper je le ferais de bon cœur et ainsi, après l’avoir fait, j’aurais trompé le monde entier, comme vous l’avez déjà écrit. Soyez cependant persuadés que mes créanciers n’ont pas à craindre de ne pas être remboursés, car vos biens que les Corses légitimement me remettront suffiront pour respecter toutes mes créances, il me restera seulement l’amertume de ne pouvoir jamais suffisamment rembourser votre république de toutes les actions tyranniques dont elle a accablé ce royaume, car il n’y aura jamais assez d’argent pour rembourser une dette de cette importance. Je ne manquerai pas de vous aviser par la même occasion que mes cabales réussissent excellemment puisque, comme vous l’aurez entendu dire, grâce à elles, j’ai pu m’assurer les services de gens en si grand nombre que cela suffit pour le moment à vous convaincre que je suis capable de vivre aux dépens d’autrui, mais j’ai aussi eu Theodore_intok_cs3.indd Sec9:115 14/12/2011 09:45:54 116 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE l’habileté d’entretenir à mes frais dix mille hommes, et quant à savoir s’ils sont bien nourris et payés, pourront en témoigner vos courageux soldats qui enfermés dans les villes n’ont même pas le cœur de se mettre à découvert pour les observer. Vous avez insinué que je règle le salaire de mes soldats avec de la monnaie de papier dont vous vous servez vous-même pour tromper le monde en faisant croire que votre Saint Georges est plein d’or alors qu’il est rempli de vent et si tous les créditeurs se manifestaient on se rendrait vite compte que plutôt que d’or le cheval de Saint Georges, tel le cheval de Troie, est plein de fer. Il me reste enfin à vous asséner que même si vos tromperies peuvent salir mon nom aux yeux du monde, je suis persuadé qu’elles n’auront pas l’effet escompté sur ces peuples qui connaissent et sont déjà accoutumés à vos mensonges, et que l’or que je vais chaque jour déboursant aura plus de poids que les infamies que vous inventez à chaque instant. D’une seule chose je daigne vous prier, faites en sorte qu’au moins dans les rencontres qui devront se produire entre moi et vos troupes l’on puisse voir un de vos patriciens à leur tête s’ils sont animés par la vraie bravoure dont toute personne bien née doit faire preuve au bénéfice de sa patrie et l’on pourra ainsi juger qui de nous est animé des sentiments les plus héroïques, et ce bien que je sois sûr que cela n’arrivera jamais, car étant tous occupés à vos changes, à vos pratiques usuraires et à vos vils métiers il est impossible que l’esprit de générosité puisse vous commander, aussi il n’y aura jamais d’honneur dans vos troupes que vous devriez guider et que vous n’avez pas le courage de conduire au combat parce que vous préférez vivre, dans une oisiveté vile et lascive contraire aux usages d’une nation généreuse, obscurs et méprisés. Fait au camp de Bastia le 1er juin 1736 Théodore Sebastiano Costa Secrétaire d’État et Grand chancelier royal5 La réponse de Théodore Théodore ne répondit qu’assez tardivement à l’édit génois le condamnant. En effet, ce n’est que le 2 juillet qu’il le fit sous la plume de Costa, à un moment sans doute où l’un et l’autre éprouvent le besoin de remonter le moral de leurs troupes quelque peu ébranlé par les premières désillusions. Si le premier pamphlet de Théodore n’a pas fait l’objet de commentaires dans les chancelleries (ou si ce fut le cas, nous en avons perdu la trace), le second libelle attire incontestablement l’attention des diplomates et tous s’en font l’écho. Le premier, Bartolomeo Domenico Gavi, consul de Gênes à Livourne, annonce le 15 août la transmission au Sénat d’un document qui circule en ville et qui est la réponse de Théodore à l’édit émis par la République. Ce texte, dit-il, est présenté comme ayant été officiellement rédigé en Corse, mais en 5. A.S.T., Materie politiche, Conti esteri, Corsica. Texte transcrit par Renée Luciani, in Sebastiano Costa, Mémoires, op. cit., t. 2., p. 702-704 et traduit par nos soins. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:116 14/12/2011 09:45:54 117 LA GUERRE DES LIBELLES fait rien n’est moins sûr et il subodore qu’il a été rédigé à Livourne ou à Pise. Aussi pour en savoir plus, il va diligenter une enquête qui d’après lui s’annonce difficile6. Le 19 août, Pierre-Jean de Bertellet, le consul de France dans cette même ville, dans une lettre à Maurepas, prend position sur la forme : Il paroit une réponse de Theodore au décret de la république par lequel il est déclaré coupable de Lèse Majesté, c’est une pièce pleine de malignité et d’une espèce de raillerie insultante, basse et peu convenable de la part d’un homme qui prend le titre de Roy, sa plaisanterie et ses invectives sentent plutôt un homme du peuple qu’un peu de prospérité rend déjà insolent7. Le 23 août, Campredon depuis Gênes en fait autant, mais de manière plus sobre. Il se contente d’écrire à Maurepas qu’il a enfin découvert une copie de la réponse que Théodore a faite au manifeste de la République et qu’il a l’honneur de lui en adresser la traduction. « Elle contient des portraits d’après nature » conclut-il8. N’ayant pu retrouver la traduction de Campredon, nous avons donc procédé à la traduction d’une copie en langue italienne conservée dans les archives turinoises. Sa teneur, comme celle des autres documents que nous présentons dans ce chapitre, est assez explicite pour se passer de plus longs commentaires. Disons seulement que les références historiques visant à noircir la politique étrangère génoise sont sujettes à caution et tout autant celles concernant les origines de Théodore. Retenons cependant que ce dernier entend lever le voile qui couvre les yeux des insulaires et leur cache les lumières de l’intelligence et notons que cette formulation est novatrice en ce sens qu’elle préfigure ce que Pascal Paoli fera plus tard de manière symbolique en levant le bandeau qui recouvrait les yeux de la tête de Maure figurant sur les armoiries du royaume, laquelle, ainsi représentée, deviendra, sur fond blanc, l’emblème de la Corse révoltée. Théodore, par la grâce, d’abord, de la Très Sainte et indivisible Trinité et de l’Immaculée Marie, toujours Vierge et mère et ensuite par celle des vrais seigneurs et très glorieux habitants et pères de la Patrie, Premier roi de Corse. Nous avons appris que par les marchands génois et en leur nom par leur Doge et leur Sénat a été publié durant le mois de mai passé un écrit, ou plutôt un libelle infâme plein de calomnies à notre égard, dans lequel après une profusion de mensonges on prétend nous déclarer auteur des nouveaux tumultes de ce Royaume, séducteur et perturbateur de la tranquillité publique, coupable de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef et pour cela passible des peines prévues à ce titre par leurs prétendues lois. 6. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Lettre du consul Gavi au Sénat, Livourne, le 15 août 1736. 7. Paris, A.N., série AE-B1-726. 8. Paris A.M.A.E., C.P., Gênes 98. Nous n’avons pas retrouvé la traduction à laquelle Campredon fait allusion. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:117 14/12/2011 09:45:54 118 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Aussi, non pas parce que nous accorderions à leurs vitupérations plus d’importance qu’aux aboiements des chiens à la lune, mais plutôt parce que nous savons que l’application de leurs lois, en tout prostituées, permet par la bouche des tourmentés l’expression de toutes les passions, nous ne nous considérons en rien offensé par de telles diffamations. Mais pour mieux faire connaître pour toujours au Monde leur satanique superbe qui prétend imposer leur domination à qui leur est supérieur, et pour apporter magistralement la preuve de leur vanité tout en rappelant leur scélératesse, nous tenons à leur dire qu’ils sont bien moins au courant de notre véritable qualité et condition que nous ne le sommes nous et le monde entier, de leur ignominie et vilenie, mais comme, en aucune manière, nous ne sommes tenu de leur fournir des informations nous concernant, il nous suffit pour l’instant de leur faire savoir que nous avons été reconnu et déclaré digne de la couronne et du sceptre par ces seigneurs, dans leur sagesse éclairée, après qu’on leur eut ôté des yeux ce bandeau avec lequel la malice ligure leur avait caché les lumières de l’intelligence, de la manière même qu’ils l’ont affiché dans les armoiries du Royaume ; cela a démontré et fait connaître notre grandeur et leur vilenie, et nous nous réservons le droit de faire constater nos origines royales, non entachées d’activités mécaniques qui fragilisent leurs vaines prétentions nobiliaires, après qu’assisté par la valeur incontestable et le courage de ces peuples et du Ciel vengeur nous les aurons châtiés de leurs pratiques et usages dépravés en les chassant totalement de cet État et en leur arrachant ce diadème, que seul leur concède ce royaume dont ils prétendent à tort être les Princes naturels alors qu’ils n’y détiennent qu’un pouvoir usurpé. Et même si, comme ils l’affirment, nous avons été par le passé d’origine modeste, nous avons toujours eu du mérite, et un mérite tellement grand que notre désir de secourir la juste cause de ces peuples a été très heureusement exaucé par cette couronne et par le fait que, avec les munitions et le peu d’argent, que d’après ce qu’ils disent nous avons amenés ici, nous avons obtenu la liberté pour un Royaume qui avait été réduit en esclavage et pour nous la gloire, mortelle sur terre et éternelle au Ciel d’avoir porté un coup à l’arrogance de leur superbe tyrannie en leur ôtant de la tête cette couronne, qui par le seul biais de ce royaume figurait dans les armoiries ligures et de laquelle pour mille motifs et raisons ils ont toujours été et sont indignes, et nous a fait ministre du Saint Siège dont nous nous sommes toujours réclamé et dont nous nous déclarons le légitime et très fidèle fils, contrairement aux Génois qui même s’ils se prétendent catholiques devraient être dits catholiques anglicans, et nous a choisi pour leur faire rendre ce royaume qu’ils ont volé au Pontife romain et dont Boniface VIII exigea la restitution le 12 mai 1303, et duquel ils furent ensuite déclarés tyrans par une bulle d’Eugène IV lancée le 12 novembre 1444. Certes, nous leur rappelons que nos entreprises et nos cabales ont toujours été au service d’actions illustres et dignes de nous et de nos origines et quand bien même nous serions allé à Tunis et nous en aurions rapporté ici quatre de ces Barbaresques, ils en ont menti car nous ne sommes pas allé là-bas pour nous acoquiner avec les infidèles, pour pouvoir voler amis et ennemis comme le firent leurs ancêtres en l’an 1323, lorsqu’avec 10 galères ils s’allièrent au célèbre Di Sinobia, l’amiral de Turquie. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:118 14/12/2011 09:45:54 LA GUERRE DES LIBELLES 119 Nous n’aurions pas davantage apporté des secours à ces mahométans ni nous ne les aurions aidés comme ils le firent en l’an 1272, et nous n’avons jamais déployé l’enseigne du Coran, comme ils osèrent le faire en 1315, et si nous avions amené aujourd’hui des gens de Tunis ce serait pour la plus grande gloire de notre Dieu dont les Génois piétinent les lois, car nous songeons toujours davantage à glorifier la Très Sainte Trinité en assujettissant à la vraie foi les âmes mécréantes qu’à les emmener comme esclaves pour en obtenir leur rachat individuel ou en tant qu’hommes libres pour peupler ces contrées comme ils le firent en conduisant en Europe les armées ottomanes. Enfin, comme gage de notre justice et de celle de ces peuples et comme preuve de leurs énormes et inconsistants mensonges, nous leur rétorquons que s’ils avaient à cœur la tranquillité du Royaume comme ils s’en vantent, ils ne l’auraient pas, avec une si tyrannique oppression, assassiné, détruit et réduit à l’extrême désespérance, et ils n’auraient pas permis que les leurs, plus sicaires que ministres, usent d’autant de perfidie, tel Antonio Spinola qui traîtreusement et malgré la foi donnée fit assassiner les meilleurs chefs et princes de cette île, ou encore en une autre circonstance Nicolò Fieschi qui après avoir signé un traité avec Alfonso Cervano égorgea tant d’innocents. Et qui encore dernièrement, pour des raisons fallacieuses, ont fait emprisonner et tenter de tuer les meilleurs et principaux défenseurs, des patriciens loyaux, faisant ainsi une trop grande et publique offense à la garantie impériale accordée en 1732. Qu’ils ne puissent se dire Princes naturels de ce Royaume ni prétendre que ces peuples sont leurs sujets est évident, parce que jusqu’à cette date ils ont été de purs usurpateurs et voleurs car ces provinces n’étaient pas sujettes mais avaient passé une convention avec eux licent frangenti frangere fidem. Bêtise franchement ridicule, fut la déclaration des Génois prétendant que nous étions l’auteur des nouveaux tumultes, séducteur des peuples, perturbateur de la paix publique, coupable de trahison et de lèse-majesté au premier chef et pour cela passible des peines prévues par leurs inconsistantes lois alors qu’il est universellement reconnu que les tumultes de ce royaume avaient déjà commencé au début de 1730, et que nous n’en étions pas l’auteur ni le séducteur des peuples et le perturbateur de sa paix publique. C’est leur détestable gouvernement qui est venu à bout de la patience de cette nation, et le coupable de haute trahison et de lèse-majesté c’est leur Collège, pour avoir non seulement trahi ces Seigneurs par l’abrogation des conventions, mais aussi le César vivant en méprisant sa garantie et la Majesté de Dieu même par tant de scélératesses, tant d’assassinats et tant de perfidies, et non nous, car pour l’offense qu’ils disent leur avoir été infligée, nous ne pouvons être déclaré coupable de lèse-majesté, parce qu’ils n’en ont pas, et s’ils l’ont jamais eue, ils l’ont si grandement salie et offensée par leurs injustices qu’elle est morte depuis longtemps. Bêtise majeure se révèle être aussi l’interdiction qu’ils ont faite à tous de nous fréquenter et de commercer avec nous car ce faisant ils introduisent d’autres nations étrangères et nous rendent indépendant d’eux. Du reste nous déclarons que nous sommes venu ici, habitué à la couronne par nos origines, avec l’intention de soutenir et d’administrer la justice, faire le denier effort pour éliminer leur impiété, ajoutant à leur grande honte que leur libelle infâmant ne nous offense en rien parce que comme ils descendent de ces juges, du temps où les reliques de la Jérusalem détruite furent placées par Titus sur un navire confié au gré des vents qui les conduisirent en Ligurie, Theodore_intok_cs3.indd Sec9:119 14/12/2011 09:45:54 120 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE il n’est pas étonnant qu’à l’exemple de leurs géniteurs qui médisaient de Jésus-Christ ils en fassent autant de nous et même si nous étions tels qu’ils veulent nous présenter, bien plus importantes sont les dispositions prises pour le soulagement des opprimés, comme l’illustrèrent si grandement Moïse et ensuite David, de naissance très inférieure à la nôtre, et par ailleurs Tamerlan d’origine très vile. Finalement, tenant compte de l’avertissement que nous laissa par écrit Trajan Bocallino d’avoir à tenir éloignés les Génois comme étant des sangsues destinées à sucer le sang des princes et instruit par l’expérience des énormités dont ils se sont rendus coupables dans ce royaume et dans les contrées avoisinantes, il est certain que nous les tiendrons éloignés de ces rivages, desquels en attendant, nous prévalant de l’autorité et de la prééminence que ces peuples et leurs principaux Seigneurs et Pères nous ont conférées, nous les déclarons bannis sous peine de mort comme usurpateurs, oppresseurs et tyrans de cette île et débiteurs du trésor de ce royaume de tous les injustes prélèvements effectués au cours des temps, qui en ont englouti les revenus et dévoré la substance, et ainsi nous avons expressément décrété et arrêté Fait à Patrimonio du Nebbio ce 2 juillet 1736 Signé Théodore9 La réponse du comte de Maurepas à Campredon, le 4 septembre, après lecture de ce document est tout aussi explicite : J’ai reçu, Monsieur, la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire le 23 du mois dernier. Elle donne lieu aux remerciements que je vous fais de m’avoir communiqué la réponse du baron de Neuhoff à ce que les Génois avaient publié contre lui. J’ai été d’autant plus aise de la lire que l’attention de la République à en dérober à tout le monde la connaissance avait beaucoup contribué à augmenter ma curiosité. J’estois bien persuadé ainsi qu’il ne tenoit pas à vous qu’elle me fut aussitôt satisfaite, mais soit un peu plustost soit un peu plus tard il est toujours bon de voir ces sortes de pièces. Et le ministre, qui semble bien connaître les Génois, de conclure : « Il reste à souhaiter pour l’auteur qu’il ne se trouve pas un jour à la discrétion de ceux qu’il a si peu ménagés10. Nouvelles de la Corse et de son roi Le dernier document est anonyme et non daté, intitulé « Nouvelles de la Corse et de son roi11 », il est vraisemblablement sorti des officines génoises et a été rédigé au plus tôt durant la première semaine d’août 1736 puisqu’il fait allusion à des événements survenus le 3 de ce mois. Nous n’en publions dans ce 9. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. 10. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98. 11. A.S.T., Materie politiche, Conti esteri, Corsica. Intitulé : Novità di Corsica e suo re. Le document porte sur la dernière page la mention suivante : Corsica-Relazione delle qualità e maneggi del preteso Re Teodoro. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:120 14/12/2011 09:45:55 121 LA GUERRE DES LIBELLES contexte que la première partie, dans laquelle, après avoir campé rapidement un portrait à l’emporte-pièce de Théodore, il s’ingénie à ridiculiser et à discréditer le roi et sa cour et dans ce dessein décrit en forçant le trait la rudesse de son comportement, la modicité des moyens dont il dispose et la rusticité des mœurs de son entourage. Bien qu’étant un pamphlet fielleux, partisan et haineux, ce document qui mêle habilement le vrai et le faux, constitue pourtant par-delà ses multiples et outrancières dénonciations des mœurs insulaires et souvent à travers elles un témoignage intéressant sur la période surtout pour ce qui concerne l’atmosphère belliqueuse du temps et certains aspects de la vie quotidienne. Ainsi ce qui a trait à la table du roi, peut être en partie retenu. L’absence de protocole et la multiplication immodérée des toasts sont aussi évoqués par Costa, mais, bien entendu, comme un témoignage d’adhésion et d’enthousiasme à l’égard de la personne royale. De même, il atteste du penchant du roi pour le chocolat, sans doute hérité de son séjour à Versailles où ce produit colonial, depuis longtemps apprécié à Madrid, avait été mis à la mode par l’infante Marie-Thérèse. Pendant ce temps, les agents insulaires en terre ferme distillent des informations plus positives, reprises notamment par le Sr Coutlet, consul de France à Gênes à qui l’on a affirmé que Théodore « a tous les jours trois tables tres bien servies, qu’il mange en vaisselle d’argent, et continue de payer exactement tout ce qu’il prend12 » et Campredon de conclure fort pertinemment face à ces nouvelles contradictoires qu’il est difficile d’avoir, touchant ce qui se passe en Corse, « des avis sur la fidélité desquels on puisse compter. Il est naturel que chacun des partis travaille à donner aux affaires la couleur qui lui convient le plus. La difficulté des correspondances les aide beaucoup en cela13 ». Mais revenons aux « Nouvelles de Corse et de son roi » : Il n’a pour toute domesticité (il s’agit de Théodore) que trois misérables esclaves et deux jeunes Livournais, dont un lui sert de valet de chambre et l’autre de portedépêches. Son adjudant royal est un assistant d’apothicairerie de Tunis, son chapelain mange avant de dire la messe, et il n’a pour toute autre cour que neuf soldats à savoir neuf paysans vêtus de laine pour sa garde ; ses officiers sont pour partie des prêtres et pour partie des laïcs également mal vêtus de ces manteaux de laine (piloni). Les généraux, colonels et comtes qu’il a créés vont tous avec le fusil sur l’épaule à la manière des voleurs, ce sont des bergers des plus misérables, et orgueilleux sans aucune raison. Ce roi est escorté de coquins, voleurs et assassins, la justice qu’ils rendent consiste à donner la mort chaque jour à l’exemple des barbares ; tous ces prêtres armés, religieux, hommes et adolescents réunis constituent la pire nation que j’ai pu voir, observer et fréquenter durant toute ma vie, nation brutale sans raison, sans urbanité et sans réserve, à l’image des bêtes, peuple très paresseux, malpropre et très misérable qui prétend être riche. Avec peu ils font la guerre, et ils la font sans règles, derrière les rochers et dans les montagnes, ne voulant jamais venir ni aller à décou12. Paris, A.N., série AE-B1-567. Lettre de Coutlet à Maurepas, Gênes, le 20 juin 1736. 13. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98, juillet 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:121 14/12/2011 09:45:55 122 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE vert, ils ont de très méchantes mœurs, jaloux de leurs femmes, tous vêtus de laine, les femmes et les prêtres y compris. Les femmes sentent mauvais, sont sales et habillées de laine à la manière des Turcs avec des voiles de toile blanche et de longs habits à la grecque. La table pouvait accueillir douze convives avec des assiettes de terre cuite et des couverts pour partie en argent et pour partie en bois. Lui mangeait avec ces bergers qui se servaient avant le roi et les étrangers ; le premier service se composait d’une mauvaise soupe de pain, le second de viande bouillie. Plusieurs mangeaient avec les mains pour n’avoir pas été habitués à utiliser des couverts ; au troisième service était apportée la viande en daube, au quatrième le rôti et au cinquième le fromage et les fruits. À chaque service se produisait un tohu-bohu comme en organisait à Naples la canaille en de telles occasions : qui pouvait se servir le premier, le faisait, et ainsi qui mangeait beaucoup, qui peu et qui rien. Pour le boire, il y avait une soucoupe avec quatre verres, c’est-à-dire deux de verre, une coupe pour le bouillon et un vase pour le chocolat, et quand on buvait on criait à haute voix et tous répondaient Vive Sa Majesté, tout à fait comme cela se pratique dans les auberges napolitaines ; quand il sortait, la garde de neuf soldats le suivait avec le fusil en travers et l’épée à la main et avec eux tous ces voleurs. Quand il se déplaçait d’un lieu à un autre, son équipage était tel qu’il montait un âne, et partout où il passait il prenait du bétail, c’est-à-dire des chevaux, des bœufs et autres, tout comme de l’orge ou du blé, sans jamais payer un sou. Quand il prononçait quelque sentence et condamnation à mort son arrêt était : “confesse-toi et meurs” et l’on exécutait immédiatement la sentence ; la loi qu’il cautionnait était fort curieuse, un homme et une femme qui faisaient l’amour furent pris et enfermés ensemble dans une chambre, puis confessés et conduits aux fourches patibulaires on les exécuta à deux bras l’un de l’autre puis on les ensevelit ensemble. Ce roi après le repas était toujours ivre comme un âne, il se livrait parfois à de grandes extravagances et de peu aurait voulu faire beaucoup… Enfin, ajoutons à ce dossier la « harangue prononcée par Théodore Premier à la Diète convoquée en Balagne » qui est au moins aussi virulente que les autres libelles quoique d’un moindre intérêt historique que ceux que nous avons reproduits. C’est à elle, ainsi qu’au pamphlet intitulé « Salut et patience » que Campredon fait allusion dans sa lettre à Maurepas du 13 septembre. Il explique la brutalité des propos par la nécessité où se trouve Théodore de rassurer les chefs de la révolte qui commencent à douter ouvertement de lui. Le roi se trouve, écrit-il, dans la nécessité de « s’exprimer dans le génie des révoltés et de se conformer au style de l’avocat Costa, son chancelier, dont l’esprit est extrêmement ulcéré par les mauvais traitements qu’il a reçus à Gênes ». Quelques jours après, le 20 septembre, il fait part à son ministre de la perplexité où l’ont plongé les confidences d’un de ses correspondants qui prétend que ces libelles n’ont pas été écrits par Théodore mais sont l’œuvre d’une faction hostile au gouvernement génois 14. 14. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, 98. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:122 14/12/2011 09:45:55 123 LA GUERRE DES LIBELLES Cependant, malgré leur violence inouïe, il faut se garder de surestimer l’importance et la portée de ces libelles dont l’impact, en Corse comme à Gênes, fut incontestablement atténué par la faiblesse des moyens de diffusion (songeons au temps qu’il fallait pour multiplier les copies manuscrites) et par la lenteur des communications de l’époque qui, comme le souligne Campredon, se trouvaient encore aggravée en Corse par le blocus maritime instauré par les Génois. Nous savons qu’il fallait environ dix jours en temps normal aux courriers officiels pour un aller-retour entre Gênes et Paris, mais il est quand même étonnant de constater qu’il a fallu plus de deux mois pour que la réponse de Théodore transitant par les officines corses, pisanes ou livournaises parvienne sur le bureau de Maurepas. La légendaire efficacité de Campredon est de plus en plus sujette à caution, alors que la censure génoise, à propos de laquelle on a beaucoup glosé dans un premier temps, semble, elle, avoir pleinement joué son rôle. Toutefois, cette lutte de plume se poursuit aussi à l’étranger et particulièrement en Hollande et en Suisse. Par l’intermédiaire de son représentant à Turin, Gênes fait parvenir à Amsterdam et à Berne les édits pris contre Théodore afin qu’ils soient publiés par les gazettes locales 15. En outre, il est plus que vraisemblable que le gouvernement de la Sérénissime ait suivi les avis éclairés du cavaliere Gio Battista De Mari qui, le 30 mai 1736, depuis Turin, lui conseille de s’assurer de la bienveillance des gazettes étrangères : Je ne pense pas qu’il serait inutile pour le Gouvernement Sérénissime que V.E. assigne quelque menue récompense à ces gazetiers, comme le fit, pendant la Régence, le duc d’Orléans, pour qu’à l’avenir non seulement ils écrivent les articles que vos Seigneuries espèrent mais de plus occultent ceux que les rebelles ou leurs partisans leur adressent pour être publiés16. Cette politique en fait s’inscrit dans le temps puisque, le 19 novembre 1736, De Mari, toujours depuis Turin, s’inquiète de ne pas avoir reçu les informations concernant la Corse et donc de ne pas avoir une vue exacte de ce qu’il doit transmettre aux gazetiers17. 15. A.S.G., Archivio segreto, filza 1828. 16. Ibidem. 17. A.S.T., Materie politiche, Conti esteri, Corsica. Theodore_intok_cs3.indd Sec9:123 14/12/2011 09:45:55 Theodore_intok_cs3.indd Sec9:124 14/12/2011 09:45:55 CHAPITRE 10 Une île isolée La réponse la plus efficace apportée par Gênes aux événements de Corse fut la mise en place d’un blocus maritime et l’instauration d’une stricte censure destinées à priver les insurgés de tout secours venu de l’extérieur et à cacher à l’opinion internationale l’évolution de la situation militaire. Vers le blocus Dans une île fragilisée par cinq années d’insurrection et où tout venait à manquer, l’aventure de Théodore ne pouvait réussir que si les insulaires étaient régulièrement approvisionnés en armes et en munitions. C’est notamment parce que le baron de Neuhoff s’était fait fort d’obtenir ces secours que les chefs corses s’étaient résolus à le faire roi, et c’est pour en assurer la réception dans de bonnes conditions que l’on s’était empressé, au lendemain du sacre, de s’assurer du contrôle d’une place maritime. En avait découlé l’opération de Porto-Vecchio au résultat finalement si désastreux pour les nationaux. En ce mois de mai 1736, Gênes est toujours apparemment maîtresse des rivages insulaires puisqu’elle tient toutes les places fortes portuaires qui les ceinturent, véritables cordons ombilicaux avec la métropole à partir desquels elle a depuis le Moyen Âge dominé la Corse. Mais l’île c’est aussi plus de 1 000 kilomètres de côtes au relief extrêmement contrasté qui offrent de multiples possibilités de mouillages pour des navires de divers tonnages. Même en temps de paix une partie du commerce maritime, licite ou non, ignorant les présides, se fait à partir de ces nombreux petits ports naturels et c’est par eux que les insurgés arrivent toujours à maintenir le contact avec l’extérieur et sont maintenant ravitaillés de façon plus où moins régulière, notamment à partir de Livourne, le grand port toscan qui abrite depuis longtemps une fort active colonie insulaire très largement acquise aux insurgés. Mais Gênes, nous l’avons vu, suspecte aussi, à tort ou à raison, plusieurs puissances méditerranéennes d’avoir des sympathies envers les Corses révoltés et en soupçonne certaines de leur fournir aide et assistance en Theodore_intok_cs3.indd Sec10:125 14/12/2011 09:45:55 126 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE sous-main par l’intermédiaire de leurs ressortissants ou par le biais de pavillons de complaisance. Aussi mobilisant les moyens maritimes dont elle dispose, essentiellement trois galères, des gondoles et de nombreuses barques armées en course, elle s’efforce de dissuader tout navire suspect d’accoster sur les rivages insulaires et surveille en particulier les mouillages d’Aleria, de Padulella et de L’ÎleRousse qui offrent le plus de possibilités aux navires de petit ou moyen tonnage. Le 4 juin 1736, Paolo Battista Rivarola informe le Magistrato di Corsica que « les galères, la barque corsaire et plusieurs bâtiments armés sillonnent constamment la mer entre Calvi et Porto-Vecchio pour interdire à tout navire l’accès des nombreux mouillages et des plages situés entre ces deux ports 1. » Conjointement à cette manifestation d’autorité, la République qui sait ne pas être en mesure d’affronter une crise politique internationale que provoquerait immanquablement l’arraisonnement d’un navire battant pavillon d’une puissance étrangère, va s’efforcer d’obtenir satisfaction en ce domaine par la négociation, comme cela avait d’ailleurs déjà été le cas le 18 août 1731, lorsqu’une ordonnance de Louis XV avait, à sa demande, interdit aux navires français de commercer avec les rebelles et leur avait fait obligation de mouiller uniquement dans les ports tenus par les Génois. Dès le 12 avril, le gouvernement génois ordonnait à Gastaldi, son ambassadeur à Londres, de demander au duc de Newcastle d’interdire aux navires anglais tout contact avec les rebelles corses 2.. Le 16 avril, au cardinal Fleury, qui lui susurrait que les affaires de Corse ne pourraient être réglées efficacement que par la force et donc par l’intervention d’un État en mesure d’en faire usage, Giovan Battista Sorba rétorquait qu’il serait pour l’instant plus opportun de faire en sorte qu’aucune puissance ne puisse affaiblir la République en fournissant des secours aux rebelles3. Dans les mois qui suivirent, tous les efforts de la diplomatie génoise, et en particulier ceux de son représentant à Versailles, tendirent vers ce but. Il ne se passa plus une entrevue entre ce dernier et le cardinal Fleury ou les ministres Maurepas et Chauvelin sans que cette question ne revienne sur le tapis, et les ambassadeurs génois accrédités auprès des cours de Londres, Amsterdam, Vienne, Madrid, Turin, Florence, Naples ou La Valette agirent de même. Pendant ce temps, le blocus sans être totalement imperméable se révéla cependant efficace et gêna considérablement la circulation des hommes et des marchandises entre l’île et le continent. En fait, désormais, c’est en affrontant de grands dangers que des Corses de la diaspora pourront rejoindre les rebelles ou leur faire parvenir les quelques armes et munitions qu’ils se sont procurées 1. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 2. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. Lettre du gouvernement génois à Gastaldi, le 12 avril 1736. 3. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:126 14/12/2011 09:45:55 127 UNE ÎLE ISOLÉE souvent avec les plus grandes difficultés. Don Gregorio Salvini, de retour parmi les siens au début du mois de juillet, en témoigne dans une lettre adressée au roi depuis Monticello : Grâce à Dieu, à la très sainte Vierge de la Visitation et aux âmes du Purgatoire nous avons mis pied à terre sains et saufs à L’Île-Rousse malgré une rencontre avec la gondole ennemie. Quand j’aurai l’honneur de présenter mes devoirs à votre majesté, ce qui sera, je l’espère le cas avant deux jours, je lui ferai part des grandes difficultés rencontrées lors de ce voyage, d’une part parce qu’il est difficile de trouver un bâtiment et d’autre part à cause de l’argent que personne ne veut risquer. J’ai donné mille garanties et fait mille promesses aux marchands qui ont permis ce chargement de vingt-deux barils de poudre, de dix-sept sachets de balles, ainsi que de quelques cannes et fusils, j’ai dû en répondre sur ma foi, ma réputation et mon existence et m’avancer jusqu’à engager la justice et la parole de V.M. en promettant que cette cargaison sera entièrement vendue et payée. Sans cette promesse scellée par la garantie que j’en donne personnellement il n’aurait pas été possible de monter cette expédition tant les marchands craignent la célèbre rapacité des Corses4. Pour les insulaires, les obstacles, nous le constatons, sont multiples et ne tiennent pas uniquement aux dangers de la mer… Ceux-ci étaient pourtant bien réels car le commissaire général Rivarola avait été prévenu de l’arrivée éminente d’un bâtiment transportant des Corses de la diaspora (voir infra la lettre de Gavi). Toutefois, par-delà l’aventure de Salvini, qui en cette occasion eut incontestablement beaucoup chance, il faut considérer que les moyens dont dispose la République en matière de surveillance des côtes insulaires sont restreints, car c’est une chose d’arraisonner une embarcation privée censée transporter des rebelles et une autre de s’attaquer à un bâtiment battant officiellement pavillon d’une nation étrangère. Bien souvent, en de telles circonstances, elle devra faire marche arrière ou temporiser. Ainsi Michel Calvo de Silva relate le 21 mai que les autorités espagnoles, par la bouche des commandants de navires de guerre relâchant à Livourne dans le cadre des opérations d’Italie, ont laissé entendre qu’elles ne toléreraient pas que les galères génoises s’opposent par la force au trafic qu’un patron catalan entretient régulièrement, au vu et au su de tout le monde, avec les révoltés5 et ils auraient recommandé à celui-ci d’arborer les armes d’Espagne au cas où les Génois tenteraient d’arraisonner son navire. Ledit patron aurait d’ailleurs acheté à un marchand juif de Livourne quelques pièces de laine rouge, telles que les hommes du temps en portent enroulées autour de la taille, pour en faire des pavillons. Averties de la menace, « les galères qui gardent la Corse ont mieux aimé laisser entrer les secours de cette barque aux Rebelles, que de s’exposer à entrer en conflit avec la Couronne d’Espagne, ayant laissé débarquer à leur vue 4. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre de Salvini à Théodore, Monticello, le 1er juillet 1736. 5. « La barque catalane qui porte des secours aux soulevés revint il y a trois jours dans ce port pour la troisième fois et se prépare pour y retourner incessamment. » Paris, A.N.-AE-B1-726. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:127 14/12/2011 09:45:55 128 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE tout ce que cette barque porta durant le dernier voyage sans la moindre opposition, a ce que dit le capitaine Cattan qui la commande6 ». Forts de cette protection, les patrons catalans bravent impunément le blocus génois et poussent même l’impudence jusqu’à s’opposer les armes à la main aux barques de la Sérénissime, comme en témoigne la représentation faite par le consul Bartolomeo Domenico Gavi au marquis de Gaona, maréchal de camp et gouverneur militaire commandant la place de Livourne. Selon ses dires, dans la nuit du 17 juillet 1736, la barque appelée la Madonna del Rosario, commandée par le patron Francesco Arena, de nationalité catalane, arborant pavillon de Sa Majesté catholique et transportant depuis Livourne le lieutenant Casanova des grenadiers du régiment de Parme au service de S.M. Catholique, sa sœur, d’autres insulaires et des secours en armes et munitions pour les rebelles, accosta à la Padulella et y débarqua les passagers et les marchandises, contrevenant ainsi aux ordres de son roi. Pire encore, une felouque armée par la République serrant sa barque de près, il fit ouvrir le feu contre elle avec l’intention manifeste de la couler7. Ces informations si elles se révèlent exactes, et il semble qu’on doive les tenir pour telles, permettent d’apprécier la marge de manœuvre de la République qui ne peut prendre le risque en ces circonstances très délicates de s’aliéner la sympathie ou la neutralité d’une grande puissance méditerranéenne. D’où les efforts déployés par sa diplomatie pour obtenir de ces diverses nations qu’elles interdisent à leurs ressortissants de fréquenter les rivages de Corse, seule manière d’isoler efficacement les rebelles. Dès le 17 mai, Campredon, l’envoyé du roi de France à Gênes, se fait l’écho de cette stratégie8. Il fait savoir à son ministre que le Sénat a sollicité son avis concernant son intention de demander à la France d’interdire à ses sujets de commercer avec la Corse avant d’en avoir au préalable obtenu les autorisations nécessaires des autorités génoises et qu’il a accompli la même démarche auprès des représentants de l’Empereur, de l’Espagne et de l’Angleterre. Campredon précise que Sorba est chargé de finaliser cet accord à Versailles, et que pour ce qui le concerne, bien qu’il reconnaisse le bien-fondé de la demande génoise, il s’est seulement engagé à la transmettre à son autorité de tutelle. Pendant plus de deux mois Giovan Battista Sorba va faire à Versailles le siège du cardinal Fleury et de ses ministres et les accabler de récriminations et de suppliques allant dans ce sens. Ses efforts seront finalement récompensés puisque fin juillet un projet d’accord est mis au point entre l’ambassadeur génois et le cabinet français dont un mémoire de Sorba, adressé au Premier ministre, résume la teneur et la philosophie : 6. Ibidem, Paris, A.N., série AE-B1-726. 7. A.S.G., Archivio segreto, filza 2087. 8. Lettre à Maurepas. A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:128 14/12/2011 09:45:55 129 UNE ÎLE ISOLÉE Le sieur Sorba ministre de la Sérénissime République de Gênes représente très humblement à son Éminence Monseigneur le cardinal de Fleury que rien de ce qui a été fait par la France et par d’autres Puissances n’étant capable d’empêcher aux bâtiments de leurs Nations de porter des armes et des munitions aux Rebelles de Corse, et que ces malheureux sont par là flattés de n’en manquer jamais, surtout depuis ce que leur en a fait voir et leur en promet l’Aventurier qui vient de se mettre à leur tete, la Republique croit que le meilleur moyen de faire finir une révolte si scandaleuse serait de prendre l’expedient suivant. En meme tems qu’elle en porte ses plus vives instances a cette Cour-cy, elle le demande a celles de Vienne, de Madrid, de Naples, de Londres, de Turin, de Florence et de Rome. La Republique ne scaurait s’imaginer qu’il y en ait aucune, qui ne s’y prete par bienseance, par justice, et même par humanité. Declarer par une ordonnance publique et imprimée que nul Batiment Corse ne soit recû dans les Ports du Royaume, s’il n’est muni de la Patente de la Serenissime Republique, ou de ses Commissaires. Que les Batiments Francois s’abstiennent absolument d’aller en Corse, ou que, s’ils y vont, ils ne puissent aborder qu’aux quatre ports indiqués par les edits de la Republique, savoir Bastia, Aiaccio, Calvi, Bonifacio, où ils ayent d’abord à manifester au Consul de France, ce qui sera meme constaté par le moyen de la visite avec l’assistance d’un officier de la Republique, que leur chargement n’est point de choses défendues ny capable de donner lieu a soupçonner que leur dessein etoit de les débarquer ailleurs. Que s’ils osent y aborder par quelque autre endroit, les armateurs de la République ou ses Officiers pouront les arretés pour les remettre aux Consuls ou autres officiers du Roy, au jugement et a la disposition de Sa Majesté. Sans une Ordonnance pareille, que les droits les plus communs de la nature et des gens réclament, il ne faut pas compter que les Rebelles ayent à se desabuser de ce que les chefs leur prêchent, que leur revolte ne donne pas de l’horreur aux Puissances Etrangères, qu’ils peuvent en juger par les secours qu’ils reçoivent des Bâtiments de leurs Nations, et même qu’ils ne tarderont pas a en voir quelque une leur en donner a découvert les plus essentiels. Le Sieur Sorba espère que Monseigneur, sensible a ces raisons, qui ne sont que le précis de celles qu’il a eu l’honneur de lui exposer de vive voix, ne voudra pas se refuser a les faire agréer a Sa Majesté, et a les seconder ailleurs, selon que le Sieur Sorba s’en est expliqué avec Son Éminence9. Consécutivement à l’exposé de ces raisons, longuement discutées avec le Premier ministre de Louis XV, qui apparemment vaut accord, une ordonnance royale du 28 juillet 1736 porte : Sa Majesté ayant égard aux représentations qui lui on esté faites de la part de la Republique de Genes, sur ce que la facilité que les vaisseaux estrangers ont trouvé à estre reçûs & admis pour leur commerce, dans les ports & sur les costes & parages de l’isle de Corse, a donné lieu aux chefs rebelles, de supposer & d’insinuer aux peuples, que toutes les Puissances dont ils voyoient le pavillon, les protegeoient & les soûte9. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:129 14/12/2011 09:45:55 130 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE noient secrètement : Et Sa Majesté voulant donner des marques de son attention pour tout ce qui peut intéresser cette republique, & enpescher que les révoltes reçoivent par les bastimens françois, aucunes armes & munitions, ni autres secours quelconques ; Elle ordonné & ordonne, en renouvellant ce qui est prescrit par son ordonnance du 18 aoust 1731 à tous Capitaines, maistres & patrons de navires françois, de ne pas noliser, sous quelque pretexte que ce soit, pour le service des révoltez de l’isle de Corse ; leur défendant très-espressement d’admettre, ni de permettre qu’il soit embarqué sur leur bord, dans les ports du royaume, ni en ceux des pays estrangers, des canons, des armes, poudres, & autres munitions de guerre, ni aucun secours pour lesdits révoltez ; son intention estant qu’ils abstiennent absolument de leur en porter, à peine de désobéissance : Leur enjoignant aussi Sa Majesté, lorsqu’ils seront obligés, pour leur commerce, de toucher à l’isle de Corse, de ne relâcher que dans les ports de Bastia, d’Ajaccio, Calvi & Boniface : Deffendant Sa Majesté, l’entrée dans les ports de France, à tous Bastimens Corses, dont les Capitaines, maistres & patrons ne seront point munis de passeports, congez, & autres espeditions ordinaires de la republique de Genes, ou des Commissaires : Voulant Sa Majesté que ladite ordonnance du 18 aoust 1731 & la presente, soient exécutées selon leur forme & teneur, & qu’il soit procedé à la rigueur contre ceux qui y auront contrevenu. MANDE & ordonne Sa Majesté à Mons. r le Comte de Toulouse Amiral de France, aux Intendans de la marine, aux Consuls de la nation françoise establis dans les ports de la Mediterranée, & autres officiers qu’il appartiendra de tenir la main, chacun en droit soy, à l’execution de la presente ordonnance, qui sera lûë, publiée, registrée & affichée par-tout où besoin sera. FAIT à Compiegne ; le vingt-huit juillet mil sept cens trente-six Signé LOUIS, Et plus bas, PHELYPEAUX10. Le 1er août, le comte de Toulouse, amiral de France, est chargé de l’exécution de cette ordonnance. Dès le 2 août 1736, le consul Bartolomeo Domenico Gavi annonce aux autorités génoises qu’il a appris que le vice-consul d’Angleterre en ce port a reçu une ordonnance de la cour britannique interdisant à tous les capitaines de bâtiments anglais de porter secours et assistance aux rebelles corses. Il demande à ses interlocuteurs de lui en faire parvenir une traduction lorsqu’ils en auront quelques exemplaires en leur possession. Il précise que désormais la cour de Florence semble aussi avoir une attitude plus favorable aux intérêts génois comme le lui a assuré le représentant génois en Toscane, Agostino Viale, et, conséquemment à ce retournement, le sieur Raniero Bigani a été obligé de s’expliquer auprès du gouverneur de Livourne, le marquis Capponi, sur ses relations avec Théodore. Bigani nie alors entretenir toute correspondance avec ce dernier et encore moins avec les rebelles insulaires, ou encore de se mêler en quoi que ce soit des affaires de Corse. En fait, à l’exception de la Hollande11, qui tergiversera jusqu’à la fin, tous les États chrétiens ayant des intérêts en Méditerranée s’aligneront sur les positions génoises. Le dernier à le faire fut l’ordre de Malte dont le grand maître Antonio 10. À Paris, de l’imprimerie royale, 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. 11. Lettre du comte Borré de La Chavanne, ministre de Hollande à Turin. A.S.T., Lettere ministri 30. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:130 14/12/2011 09:45:55 131 UNE ÎLE ISOLÉE Manoel de Vilhena émit, le 11 septembre 1736, un édit interdisant à tous ses sujets de commercer avec la Corse et de porter secours aux rebelles12. Dès lors, le sort de Théodore est scellé. Faute de canons de gros calibre et de bombes en nombre suffisant, les présides demeureront imprenables et même le sel, indispensable dans cette région d’élevage, viendra à manquer à la fin de l’été13. Seules les Provinces-Unies n’ont pas adhéré à ces dispositions. Mais il leur sera dorénavant difficile, sauf à vouloir braver le consensus international obtenu par la diplomatie génoise, de fournir des renforts importants aux insurgés et à leur roi. Ce dernier, pour redonner confiance à ses sujets, en est désormais réduit à scruter indéfiniment le large dans l’attente, ostensiblement affichée, des navires si imprudemment annoncés et dont il sait bien qu’ils ne viendront jamais. Censure, espionnage et désinformation Pendant que l’on négocie au plan international, le blocus instauré par la République se révèle efficace pour ce qui concerne la rétention des informations en provenance de Corse, laissant ainsi libre cours à la propagande génoise. À diverses reprises les diplomates étrangers en poste à Gênes ou à Livourne s’en plaignent. Ainsi, dès le 28 mai, Bertellet, le consul français dans le port toscan, déplore : […] Je n’ay eu aucune nouvelle de l’Isle de Corse cette semaine derniere ainsy je n’en sçaurois rien dire a votre Excellence que ce qu’on nous débite icy que le Roy Theodore fait main basse sur tout ce qui ne se déclare pas pour lui, traitant avec la même rigueur et punissant de mort tous les Corses qu’il peut attraper suivant le parti de la Republique comme rebelles a l’État et a la patrie, moyennant quoy il jette la terreur dans le pays et force tout le monde à se déclarer14. Cependant, contrairement à ce qu’espérait Gênes, la censure frappant les nouvelles de Corse n’offre pas que des avantages, elle peut aussi se retourner contre elle car les chancelleries sont souvent conduites à interpréter négativement les silences ligures et les rumeurs les plus fantaisistes circulent alors dans la métropole comme à Livourne, cette dernière ville fonctionnant comme une caisse de résonance des événements insulaires. Le 4 juin, toujours à propos du blocus, De Bertellet confie à son ministre : […] Nous n’avons plus depuis environ un mois de nouvelles détaillées de Corse, les Génois ont jugé à propos sans doute de couper les communications et je suis persuadé que personne n’ose écrire de cette Isle des détails que la République ne veut pas laisser répandre et surtout dans ce pays cy qu’elle sçait n’etre pas dans ses interets pour 12. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 13. Paolo Battista Rivarola se félicite, le 27 septembre, de ce que « questi ribelli sono in gran penuria di sale ».A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 14. Lettre à Maurepas, Paris, A.N., série AE-B1-726. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:131 14/12/2011 09:45:56 132 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE des justes raisons, il transpire que ses affaires ne vont pas bien et qu’un Corse du parti de Theodore, amy pourtant du marquis de Rivaroles qui commande en Corse pour les Genois, lequel a tenu un de ses enfants sur les fonds, a ecrit a ce senateur, qu’il luy conseilloit de songer tout doucement a se menager une retraite honete avant qu’on lui en fasse faire une forcée et peut etre honteuse15. Il reviendra à nouveau quelques jours après sur ce problème pour aboutir à des conclusions tout aussi pessimistes concernant les intérêts de la République : […] Les Génois nous ont si bien barré les chemins de la Corse que nous n’aprenons plus rien de certain sur cette lsle, et il faut prendre en l’air ce que quelques bâtiments qui en échappent de tems en tems nous veulent donner, mais les nouvelles de la mer sont toujours suspectes, cette exactitude a ne laisser rien transpirer prouve que les affaires de la république ne vont pas bien16. Pendant des mois, les chancelleries étrangères en furent donc réduites à interpréter, souvent avec pertinence il est vrai, la stratégie génoise en matière de communication. Mais quelles qu’aient pu être les appréciations portées quant à la finalité de ce blocus, il n’en demeure pas moins vrai qu’il se révéla efficace pour ce qui concerne le filtrage des nouvelles de Corse et la campagne de dénigrement menée contre Théodore. Ainsi ce n’est que le 19 août que De Bertellet réussit à obtenir des informations précises concernant la Corse. Elles datent en fait du 2 de ce mois, font référence de façon très vague aux événements de Balagne mais insistent une fois encore sur l’extrême cruauté, prétendue ou réelle, de Théodore : La première affaire s’est passée le 26 du mois dernier a Zilia de Balagne dans laquelle les genois prirent la déroute laissant 26 soldats morts sur le champ de bataille et 50 blessés ou prisonniers, ceux-ci seulement au nombre de six furent passés par les armes sur le champ parmi lesquels il y avoit un Enseigne corse de Nation qui avoit obtenu son employ pour avoir assassiné l’année passée un chef des rebelles en trahison nommé Orso Vecchio Paoletti17. Toujours depuis Livourne, Calvo de Silva véhicule les mêmes rumeurs, distillées par les officines génoises : Teodore avoit fait trancher la teste a un Corse accusé d’entretenir correspondance avec les Genois ; a un autre qui n’etoit pas venu a l’assemblée a l’assignation qu’on lui avoit donné, le même suplice, et a une sentinelle qu’on avoit trouvée endormie après lui avoir fait couper les parties honteuses, et les pointes des doigts, l’aurait fait pendre18. On laisse également entendre que bien des Corses de la diaspora n’auraient pas approuvé la venue de Théodore en Corse et parmi eux figureraient certains des plus illustres et des plus autorisés, du moins si l’on suit De Bertellet : Le chanoine Orticoni Corse dont j’ay deja ecrit quelque chose a votre Excellence qui est un homme d’un grand sens et qui a couru une partie de l’Europe pour aller chercher dans les Cours des remèdes aux maux de sa patrie et a ce qu’il apelle la tirranie genoise n’aprouve point, ou fait du moins mine de ne pas aprouver, la conduite de ses 15. Lettre à Maurepas, Paris, A.N., série AE-B1-726. 16. Livourne, le 11 juin 1736, Lettre à Maurepas, Paris, A.N., série AE-B1-726. 17. Livourne, le 19 août 1736, Lettre à Maurepas, Paris, A.N., série AE-B1-726. 18. Livourne, le 21 mai 1736, Lettre à Maurepas, Paris, A.N., série AE-B1-726. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:132 14/12/2011 09:45:56 133 UNE ÎLE ISOLÉE compatriotes dans l’élection de Theodore qu’il appelle une operation prematurée et qui ne peut que porter contre les uns et les autres, il ne disconvient pas qu’elle n’eut pû etre faite dans les suites, mais il dit que ce n’en etoit pas le tems et qu’il y avoit encore bien des choses a faire avant d’en venir la19. En fait, à Livourne tous les efforts de la diplomatie et des services secrets de Gênes semblent être coordonnés par son très actif et très talentueux consul Bartolomeo Domenico Gavi, à qui nous devons déjà les informations les plus sûres concernant l’identité de Théodore et les péripéties qui ont préludé à son arrivée en Corse. Le consul génois continue à surveiller les Corses résidant dans le port ainsi que les départs de navires susceptibles de toucher l’île et il transmet très régulièrement des informations les concernant aux autorités ligures. Il s’intéresse plus particulièrement aux agissements de Domenico Rivarola, du lieutenant Casanova et d’Erasmo Orticoni (qui loge chez une certaine veuve Staccoli, près la porte colonelle), qu’il soupçonne de contacts suivis avec des émissaires espagnols20. Le 23 mai, il précise que sur ordre de sa hiérarchie il a présenté au marquis de Gaona, gouverneur militaire de Livourne, de fermes remontrances à propos de l’approvisionnement continu en matériel de guerre qui se fait à partir de ce port au profit des rebelles corses à l’instigation de leurs partisans qui y résident et par l’intermédiaire essentiellement de navires catalans ; comme ce fut encore le cas récemment pour ce qui concerne en particulier la livraison de deux canons de fer et d’autres munitions. Le marquis de Gaona l’assure de sa bonne foi, et dit douter qu’un tel chargement ait pu se faire ouvertement en violation des ordres qu’il a déjà donnés en ce sens. En fait, malgré l’attitude apparemment conciliante du gouverneur de Livourne, les choses n’évolueront pas rapidement dans le sens souhaité par le consul génois car le dernier des Médicis, le grand-duc Jean Gaston, a de la sympathie pour les Corses, et nonobstant une prudente réserve, il n’entend pas se laisser dicter sa conduite par la République. Aussi le 13 juin, les Sérénissimes Collèges doivent revenir à la charge et donner autorité à la junte de la Marine pour protester auprès de la cour de Toscane contre les agissements de Bigani, de Tommasini et des sujets du grand-duc qui aident les rebelles de Corse. Entre-temps, par l’intermédiaire d’un négociant florentin, Sebastiano Nozzoli, Gavi a été approché par un mystérieux personnage qui se fait fort de lui révéler les secrets et les projets de Théodore et d’empêcher que ne lui parviennent les secours, qui d’après lui s’apprêtent à débarquer en Corse à partir d’un endroit 19. Livourne, le 4 juin 1736, Lettre à Maurepas, Paris A.N., série AE-B1-726. 20. Lettre au Sénat en date du 16 mai 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:133 14/12/2011 09:45:56 134 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE connu de lui. Il exige le secret et se dit prêt à se rendre à Gênes pour en discuter avec les représentants de la République moyennant rétribution et défraiement de son déplacement. Avant d’aller à Pise pour ses affaires, il fait remettre à Gavi une lettre à leur intention en espérant avoir une réponse à son retour prévu dans quatre jours. Gavi s’efforce de percer son identité en interrogeant ou en faisant interroger tous ceux qui de près ou de loin l’ont approché. Il apprend ainsi qu’il a été vu en compagnie du chanoine Orticoni, se renseignant sur les affaires de Corse. Gavi pense que c’est un homme rusé, versé dans le métier des armes et sans doute originaire du même pays que Théodore car s’exprimant en français et en italien avec un accent allemand. Il nous en livre un portrait très précis et le présente comme un personnage d’assez petite stature vêtu de rouge sous un habit noir avec des bas blancs, aux cheveux courts comme les portent les abbés, au teint plutôt bronzé et au visage marqué par la vérole. Voilà pour l’aspect physique, mais pour ce qui est de ses intentions et de sa crédibilité il préfère s’en remettre au jugement de ses supérieurs. D’après l’enquête diligentée par ses soins à Florence, il s’agirait finalement du comte Humbert de Beaujeu de La Salle, l’ancien compagnon d’armes et ami de Théodore dont les agissements à Florence et à Livourne sont aussi observés attentivement par les diplomates français en poste dans ces deux villes21 et qui sera quelques mois plus tard le principal acteur du fort inconséquent complot que François de Lorraine, apparemment désireux de succéder à Théodore sur le trône de Corse, aurait ourdi, sans en référer à l’Empereur, depuis la pièce la plus secrète de ses appartements, la Retirade22. Le 30 juin, Gavi prévient Paolo Battista Rivarola à Bastia qu’une tartane française, commandée par le patron Boyer (ou Buier), vient d’appareiller en provenance de Livourne, officiellement en direction de Cagliari, mais plus vraisemblablement, d’après ce qu’il a appris, en direction de L’Île-Rousse. Ont pris place à bord, illégalement, Matteo Salvini de Livourne, un beau-fils de Rainero Bigani, le capitaine du bagne de ce dit lieu, deux prêtres – dont l’un est Don Gregorio Salvini – et aussi, croit-on mais à tort, Nicolò Frediani, le parent de Domenico Rivarola, lequel n’a plus été vu dans la cité. Cette tartane a également embarqué huit barils de poudre que l’on aurait placés dans des caisses recouvertes de bandes d’étain pour qu’on ne puisse deviner leur contenu, autant contenant des balles de plomb ainsi que des fusils et des pistolets, le tout à destination de la Corse. Aussi conseille-t-il au commissaire général de faire surveiller non seulement ce bâtiment mais aussi tous ceux qui accosteraient à la plage de L’Île-Rousse ou à celle d’Aleria car le lieu prévu pour l’atterrage est inconnu23. Même si l’importance de la cargaison doit être 21. Cf. notamment la correspondance de Calvo de Silva, A.S.G. Archivio segreto, filza 2687. 22. Cf. André Le Glay : Théodore de Neuhoff, roi de Corse, op. cit., p. 247-257 et Ambrogio Rossi, op. cit., Livre septième, p. 238 -242. 23. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:134 14/12/2011 09:45:56 135 UNE ÎLE ISOLÉE revue à la hausse pour tenir compte des assertions de Don Gregorio Salvini, nous avons ici une preuve irréfutable de la redoutable efficacité du consul Gavi dont justement l’intrépide abbé faillit être victime. Le 15 août ayant appris qu’une barque catalane, dont il n’a pu découvrir jusqu’à présent l’identité du patron, est partie pour la Corse avec des secours destinés aux rebelles, il avertit le commissaire général à Bastia afin qu’il fasse surveiller les escales de Padulella et de L’Île-Rousse. On tient également pour certain à Livourne que Matteo Salvini – un homme connu d’après Gavi dans les milieux corses du port médicéen – a pu finalement passer à Naples sur un autre bâtiment en emportant de l’huile et autres marchandises ainsi qu’une partie des esclaves, enfuis de la galère royale et réfugiés en Corse, qui lui ont été donnés par Théodore sans que l’on sache trop si c’est pour les vendre ou pour les offrir à l’infant Don Carlos. Aussi Gavi se propose-t-il d’écrire à son collègue Molinelli, le consul de Gênes à Naples, pour essayer de savoir ce qu’il en est vraiment24. Quinze jours auparavant, le 1er août, sont arrivés à Livourne trois capitaines corses originaires de Zicavo. Au service de la république de Venise et servant dans le régiment Giappiconi, ils ont obtenu un congé de six mois et entendent passer en Corse pour lever des recrues. Comme on les a vus discuter souvent avec le chanoine Orticoni et Domenico Rivarola, Gavi est d’avis de faire surveiller chacun d’entre eux25. En fait, Domenico Rivarola et Erasmo Orticoni ont droit à toute la sollicitude du consul génois qui les fait suivre quasiment pas à pas et entend être informé de la moindre de leurs initiatives pour en référer immédiatement à Gênes. Le 22 août, il signale l’arrivée de Giuseppe Paolini, le gendre et successeur de Domenico Rivarola en tant que vice-consul d’Espagne à Bastia. Il est descendu chez ledit Rivarola et il semblerait que ce dernier a l’intention de faire quitter Bastia à toute sa famille pour l’installer à Portoferraio auprès d’un de ses parents, consul de l’Empereur en cette ville. Par ailleurs, le chanoine Orticoni a essayé de passer en Corse, mais sans succès, nous dit Gavi : Finalement, jeudi matin retournèrent ici, venant de Portoferraio sur la felouque du patron Felice Ducci, Portoferraiais, le chanoine Orticoni, le prêtre Graziani, le prêtre Petrucci de Balagne, et le Père Gio. Maria Malta, servite de Calenzana, avec cinq malles, valises, besaces et autres composant leur bagage, et bien qu’ils laissent entendre que leur intention n’est pas de se rendre en Corse, j’ai appris de manière certaine par la confidence que l’un d’entre eux a faite à une personne amie, qu’en réalité leur idée était bien d’aller dans le royaume de Corse. Mais ayant appris à Longone la surprise provoquée à la Padulella par les soldats de la Sérénissime République, et 24. Ibidem. 25. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:135 14/12/2011 09:45:56 136 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE par conséquent se trouvant dans l’impossibilité d’utiliser leur point de débarquement prévu et ce d’autant plus que les avait devancés à Bastia l’annonce de leur arrivée à Longone et à Portoferraio, ils décidèrent, craignant une embuscade, de ne pas aller plus loin et de retourner ici, où je m’applique à surveiller leurs agissements26. Depuis, on a vu le chanoine se promener sur la place avec le marquis Da Silva, consul d’Espagne, et converser fréquemment avec les susdits Paolini et Rivarola ainsi qu’avec Nicolò Frediani, leur parent. Nicolò Frediani est lui aussi en butte à l’hostilité des Génois. Il a vainement demandé à Bertellet, le consul français à Livourne, un visa pour faire venir sa famille de Bastia et il a dû finalement se résoudre, malgré le danger, à l’exfiltrer avec la complicité d’un patron de barque de Capraia. Elle réside provisoirement chez la femme de l’avocat Costa, et Nicolò, qui depuis quelque temps s’est installé à Pise, est venu la rejoindre 27. En fait le consul génois ne se contente pas de surveiller les principaux contacts de Théodore à Livourne, son activité est aussi diverse qu’intense. Il s’intéresse aussi à la correspondance du roi qui transite par ce port et qui passe, nous l’avons vu, principalement par les mains de Paolo Domenico Tommasini et de Rainero Bigani. Son consulat sert enfin de relais privilégié pour le courrier officiel de la Sérénissime en direction de la Corse, de Florence et de Naples. Décidément Bartolomeo Domenico Gavi est un auxiliaire précieux pour la République et c’est d’ailleurs essentiellement grâce à lui que nous pourrons suivre les premiers pas de Théodore sur la route de l’exil. 26. Lettre de Gavi du 22 août 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 27. Ibidem. Lettre de Gavi du 24 octobre 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec10:136 14/12/2011 09:45:56 CHAPITRE 11 Au cœur des événements militaires dans le Deçà-des-Monts : Bastia Bien que le Sud soit aussi majoritairement passé dans le camp des révoltés dès les 23 et 24 avril 1736, après la chute de Porto-Vecchio et de Sartène, les principaux événements militaires du règne de Théodore se circonscrirent au Deçà-des-Monts et notamment à la région de Bastia, au Nebbio et à la Balagne qui étaient au contact des contrées tenues par les partisans de Théodore. « Le Roi, nous dit Costa1, eut donc l’idée de faire le siège de San Pellegrino et celui de Bastia dans le dessein d’emporter cette dernière place par surprise. » Beaucoup lui reprochèrent ce choix qui aboutissait à diviser les forces nationales. Mais à tout bien considérer, cette stratégie, qui visait à sécuriser les villages dominant la plaine et le fort de San Pellegrino qui sans cela auraient toujours eu à craindre une incursion des soldats d e la garnison génoise, permettait de consacrer en toute sécurité l’essentiel des effectifs au siège de Bastia. C’est sur ces bases que Hyacinthe Paoli fut chargé de diriger le siège de la capitale insulaire avec un effectif de huit cents fusiliers tandis qu’Antoine Buttafoco bloquerait San Pellegrino avec trois cents hommes seulement. Le blocus de Bastia Le principal théâtre d’opérations était effectivement celui de Bastia où se jouait le sort de la guerre sans merci que les insurgés livraient aux Génois. De la chute ou de la résistance de la capitale dépendait à terme le succès des armes de Théodore ou le maintien de la souveraineté génoise. C’est donc vers Bastia que convergèrent les six plus grands canons de fer, à dire vrai peu performants, que Théodore avait achetés à Tunis, et que les populations du Campoloro, de Moriani, de Tavagna et de Casinca transportèrent tour à tour jusqu’à Venzolasca d’où Paoli partit avec le gros des troupes, secondé par le lieutenant général Jean Jacques Ambrosi dit Castineta et les capitaines Gio Tommaso Franzini, JeanBaptiste Cervoni dit Schizzetto, son frère Félix, Carlo Giuseppe Guerrini et Giovan Battista Cipriani. 1. Op. cit., p. 191. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:137 14/12/2011 09:45:56 138 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Entre-temps Théodore avait lancé un appel aux Bastiais intitulé Proclamatione di Teodoro Re di Corsica ai suoi sudditi2 par lequel, après leur avoir fait part de son intention de les libérer de la tyrannie génoise, il leur intimait l’ordre de rallier les forces nationales avant quatorze jours : « […] Nous sommes par ailleurs persuadés qu’ils (les Bastiais) auront ressenti un grand déplaisir de ne pas avoir pu concourir avec leurs frères au rétablissement de la liberté commune. Aussi comme premiers témoignages de notre bienveillance, nous avons résolu de les inviter à se rendre sans différer dès que nos troupes paraîtront devant la cité. Qu’ils soient assurés d’être reçus par nous avec bienveillance et traités de la même façon que les autres fidèles concitoyens. Si malgré cela, ce qu’à Dieu ne plaise, ils ne comprenaient pas où est leur intérêt et agissaient autrement, nous leur faisons savoir qu’à notre cœur défendant nous devrons utiliser les armes contre eux et leur faire éprouver les terribles effets de la guerre. Le cas échéant nous ne leur accorderons jamais ni grâce ni quartier, et encore moins à ceux qui ne se seront pas encore soumis lorsqu’arriveront les navires que nous attendons. Ils seront alors contraints de se rendre à discrétion, sans l’espoir de la moindre grâce tant pour leur vie que pour leurs biens3. » Sebastiano Costa, qui semble juger efficace ce genre de menace, confirme au roi que les Bastiais ont bien reçu ce message et il lui conseille d’agir de même envers la population d’Ajaccio quand le moment sera venu, c’est-à-dire quand Luca Ornano, Antonio Colonna et Michele Durazzo Fozzano se décideront enfin à venir y mettre le siège4. Mais les Bastiais, au même titre que les habitants des autres présides, voyaient dans leur très grande majorité des avantages à vivre sous la domination génoise et ils avaient par ailleurs gardé un très mauvais souvenir de la dernière visite des paysans. Aussi sans tenir aucun compte de cet ultimatum, s’apprêtèrent-ils sans états d’âme à défendre leur ville aux côtés de la garnison. Le commissaire général Rivarola qui avait pleinement confiance en leur loyauté – contrairement à ce 2. Publié par Cambiagi, op. cit., p. 95. 3. A.S.T., Lettere ministri, Genova 15. Une autre version, datée du 11 avril, nous est proposée par le comte Balbo Simeone de Rivera. En substance, elle proclame : « Théodore 1er Roi de Corse : Poussés par l’amour que nous portons aux peuples qui nous sont assujettis et pour démontrer à tous les effets de notre clémence, nous avons décidé de comprendre également dans le pardon général que nous avons déjà publié les rebelles à la Patrie, c’est pourquoi par le présent édit, qui doit être affiché aux portes de cette cathédrale, nous informons tous les rebelles, c’est-à-dire tous ceux qui sont actuellement au service des Génois ou qui vivent dans les présides et cités de ce royaume, qu’ils seront par nous acceptés et accueillis et en tout pardonnés pourvu qu’ils abandonnent ledit service et se présentent devant nous dans un délai de six jours, les avertissant tous que passé ledit délai, il n’y aura plus aucun pardon et qu’ils seront irrémissiblement punis et leurs biens confisqués, comme nous les confisquons pour l’instant. Que tous profitent donc de notre indulgence ou qu’ils soient persuadés qu’ils seront pour toujours exclus du pardon. Fait à Cervione ce 11 avril 1736. Costa Secrétaire et Grand chancelier. » Notons par ailleurs que si cette copie, transmise par Rivera à Turin le 25 avril 1736, est fidèle à l’original, Théodore se prévaut bien du titre de roi de Corse plusieurs jours avant son couronnement. 4. Lettre de Costa à Théodore, Casinca, le 1er mai 1736, A.S.T., reproduite par Renée Luciani in Sebastiano Costa, Mémoires, op. cit., p. 713-714. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:138 14/12/2011 09:45:56 139 AU CŒUR DES ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DANS LE DEÇÀ-DES-MONTS : BASTIA que prétend Costa5 – leur avait fait distribuer, ainsi qu’aux habitants des villages suburbains, les armes et les munitions nécessaires. Les hostilités débutèrent dès le 1er mai. Du haut des remparts de Terra Nuova, le vice-consul de France à Bastia, Anton Francesco D’Angelo, en fut un observateur privilégié et sa relation, bien plus précise et sensiblement divergente du récit qu’en fait Costa, nous permet de suivre les événements jour après jour6. La cité, nous relate-t-il, fut donc assiégée le 1er mai par 2 000 rebelles venus des villages de Casinca, Tavagna, Moriani et Rostino commandés par Giacinto Paoli, Gio Giacomo Ambrosi et d’autres commandants de moindre condition qui, sans occasionner de dommages aux maisons de campagne, aux vignes et aux grains, se portèrent immédiatement, armés de leurs seuls fusils, sous le feu des canons des postes avancés7. Ces positions avaient été renforcées par des gens de Bastia, bourgeois et artisans confondus, auxquels s’étaient joints des habitants des villages alentour. Il en était ainsi du nouveau fortin construit sur le mont à la Croix, ou monte alla croce (aujourd’hui dit fort Lacroix), proche du couvent des Capucins où avaient été réinstallés les deux canons que l’ancien gouverneur Pinelli avait fait enlever l’année précédente. Il était placé sous le commandement du capitaine Franzone avec cent réguliers et du capitaine Gianettini avec environ cent cinquante Corses soldés originaires de Corte et il était désormais bien pourvu en canons et en espingoles. Dans le couvent des Capucins se trouvait le capitaine Gentili avec d’autres officiers subalternes et deux cents hommes. La défense du couvent Saint-François qui protégeait le nord de la cité avait été confiée au capitaine Cleteo Mattei et à deux officiers insulaires à la tête de Corses soldés, le capitaine Rizzo de Moriani et le capitaine Paganelli de Campoloro. Enfin le couvent SaintJoseph était défendu par le capitaine De Franchi. Par des tirs de canons et de mortiers, la ville s’efforçait de maintenir au loin les rebelles, mais ceux-ci, très hardis, bravant le feu, s’exposaient à proximité des postes avancés et deux escadrons volants venaient jusqu’à portée des fusils sous les murs des jardins et des vignes. Toute la journée, il y eut des escarmouches auxquelles répondaient les canons et les mortiers génois. Il s’ensuivit ainsi de beaux tirs contre les agresseurs, mais ceux-ci, qui semblaient ne rien craindre, revenaient sans cesse au contact, si bien que le troisième jour, « enragés comme des chiens », ils enlevèrent le couvent de Saint-Joseph que le capitaine De Franchi et les troupes régulières abandonnèrent, d’aucuns disent par manque de munitions et d’autres sur ordres. Les rebelles s’emparèrent aussi de la maison d’Antoine Marengo, proche de ce couvent, d’où le canon donna 5. Costa, op. cit., p. 221. 6. Lettres à Maurepas du 3 et 5 mai. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 7. Costa, certainement dans le but de dénigrer Paoli, prétend au contraire que le camp de Bastia aurait vécu pendant quinze jours dans l’inaction avant le premier assaut : « avec le temps, le roi s’aperçut que le général Paoli ne voulait rien faire de bon ni de glorieux dans le siège de Bastia ». Costa, op. cit., p. 201. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:139 14/12/2011 09:45:56 140 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE ensuite fortement contre le poste avancé installé sur le col dans la maison de la colonelle Rutali. Les Bastiais leur répondirent alors par des tirs nourris partis de toutes parts. Mais ne craignant nullement la mort, la nuit venue, le trois du mois de mai, les Corses s’attaquèrent au mont des Capucins avec le soutien du canon du couvent de Saint-Joseph, puis vers cinq heures de la nuit, au lever de la lune, les vivres et les munitions venant à manquer et s’étant par ailleurs rendu compte qu’ils ne pourraient s’emparer de Terra Nuova, ils renoncèrent à l’assaut. Emportant leurs morts et leurs blessés, ils se retirèrent à Saint-Pancrace, autour d’une église de campagne située sous le village de Furiani, laissant enfin la ville reprendre son souffle. Les combats acharnés, qu’évoque D’Angelo, firent de son propre aveu peu de victimes de part et d’autre : trois morts et de nombreux blessés du côté des assaillants dont Castineta, blessé au mollet, et Giacinto Paoli, effleuré par un éclat d’obus au menton8, dix blessés dont trois mortellement et sept légers du côté des défenseurs. Bien que l’ennemi ait été repoussé, la peur plane sur la ville, avivée par les intimidations de Théodore qui, ulcéré par l’échec de ses troupes, a fait répandre des billets dans Bastia par lesquels il menace les habitants de les passer au fil de l’épée, hommes, femmes et enfants confondus, en cas de résistance à l’occasion d’un prochain assaut victorieux9. La menace est d’autant plus prise au sérieux que les exemples de la cruauté de Théodore se multiplient. Il aurait fait fusiller récemment un partisan de Gênes et son neveu10. Aussi, pour remonter le moral de la population, le commissaire général Rivarola intensifie les initiatives : il a provisoirement laissé les armes à la disposition des combattants civils, a fait verser vingt sous à chacun d’entre eux11 et, comme nous le verrons, il fait la chasse aux agents de Théodore dans la cité. Une fois l’émotion retombée et sur la foi des rapports des espions du commissaire Rivarola, on réalisa à Bastia que les assaillants étaient bien moins nombreux qu’on ne l’avait imaginé, mille deux cents au plus, et que malgré la fougue de la jeunesse, ils n’auraient jamais pu s’emparer de la ville faute de canons. D’après les informations fournies par ces mêmes espions, les rebelles, dans le but de préparer l’ultime assaut, s’étaient retirés provisoirement à Biguglia pour y attendre le gros des troupes conduites par Théodore ainsi que les navires annoncés pour le 17 mai. Et D’Angelo, fataliste, de conclure : « Si cela se produit, je crains que la cité ne tombe, je n’arrive pas à cerner cette situation, Votre Excellence doit se rendre compte que seuls les Corses sont actifs et que les 8. Sebastiano Costa, prétend, et cette fois semble-t-il avec raison, qu’il ne s’agissait pas de Giacinto Paoli mais de Paolo Francesco Giannoni. 9. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. Lettre de Campredon à son ministre de tutelle, en date du 7 mai 1736. 10. Ibidem. 11. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:140 14/12/2011 09:45:56 141 AU CŒUR DES ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DANS LE DEÇÀ-DES-MONTS : BASTIA Génois s’endorment alors que tout le Delà-des-Monts est révolté, il faudrait vingt mille hommes pour les soumettre et encore je ne sais pas si cela suffirait12. » Sebastiano Costa interprète quelque peu différemment le désengagement des insurgés. Lui qui est avec Giacomo Francesco Pietri le principal responsable du ravitaillement, élude cet aspect – pourtant vital, car les fusiliers corses ne disposaient en tout et pour tout que de quatre jours d’approvisionnement – et impute le repli des troupes insulaires au manque d’ardeur de Giacinto Paoli, qui aurait « sévèrement blâmé ceux qui avaient tenté l’assaut sans son consentement13 » et aurait ensuite permis qu’on lève le camp après la mort du père du capitaine Giovan Maria d’Orezza. Désormais les nationaux vont contrôler de loin les accès à la capitale, interdisant ainsi tout commerce avec elle depuis l’intérieur. Tout en maintenant des effectifs légers au contact des points avancés de la défense bastiaise, ils ont, pour des raisons d’intendance, éparpillé leurs forces qui, aux alentours du 20 mai, seront réparties entre le Moriani, la Tavagna, la Casinca et les villages de Luciana, Borgo et Ortale14, ainsi qu’à San Pellegrino dont le siège se poursuit et ne connaît pas plus de succès que celui de Bastia. Il faillit même tourner au désastre lorsque les assiégeants, trop sûrs d’eux, furent surpris une nuit par une sortie de la garnison et ne durent leur salut qu’à l’arrivée inopinée de renforts15. En fait, dans la région aucun des deux adversaires ne paraît, pour l’instant, être en mesure de l’emporter et l’on s’installe dans une sorte de guerre de position fort bien résumée par D’Angelo : « Les rebelles attendent toujours leurs secours en navires, canons et bombes, qui jusqu’à aujourd’hui, grâce à Dieu, ne leur sont pas parvenus. Ici on ne dispose pas des forces nécessaires pour les battre et tout autant les rebelles n’ont pas les moyens de s’emparer ni des cités ni des forteresses ; et ainsi les Génois occupent les places fortifiées et les rebelles celles ouvertes et les campagnes et profitent des récoltes alors que les cités vont mourir de faim si Dieu n’y porte remède16. » Cependant nul ne demeure inactif. Le gouverneur Rivarola profite de cette pause pour faire armer plusieurs petites barques afin de garder la côte et empêcher l’atterrage de bâtiments battant pavillon étranger, susceptibles de livrer des renforts aux insurgés comme l’a encore fait quelques jours auparavant une barque catalane17. Il répond aussi à l’ultimatum que Théodore a adressé aux Bastiais, par un édit en date du 14 du même mois par lequel il ordonne à toutes les provinces d’avoir à déclarer dans le terme de six jours si elles entendent se ranger du côté de Théodore ou de celui de la République. Auquel cas des armes 12. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 5 mai 1736. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 13. Costa, op. cit., p. 225. 14. D’Angelo. Lettre de Bastia, le 20 mai 1736. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 15. Costa, op. cit., p. 253-257. 16. D’Angelo. Lettre de Bastia, le 23 mai 1736. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 17. Lettre de Campredon à Maurepas, Gênes, le 20 mai 1736. Paris, A.M.A.E., CP., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:141 14/12/2011 09:45:57 142 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE leur seraient fournies contre des otages. Passé ce délai, les provinces et communautés qui ne se seraient pas déclarées seront considérées comme rebelles et l’on agira contre elles en conséquence18. « Nous verrons quel sera l’effet de cet édit, conclut l’Envoyé extraordinaire de la France fort pessimiste, Dieu veuille qu’il soit tel qu’on se l’est promis19. » Effectivement la pause sera de courte durée. Le 30 mai, à 11 h du matin, Bastia est à nouveau assiégée par une troupe de rebelles parvenue par surprise au contact des postes avancés en profitant de l’épais brouillard qui enveloppe la cité et ses environs. Arrivés cette fois par la route de Monserato, ils attaquèrent vigoureusement le fort Lacroix qui, à un demi-mille de distance, commandait les approches de la ville20. Il s’agit, apparemment, d’une opération combinée concernant aussi le Nebbio et la ville de Saint-Florent dont on entend au loin les canons tonner. Les rebelles ont déjà brûlé une maison de campagne du côté de Monserato, à mi-distance entre Saint-Florent et Bastia, et le bruit court que Théodore est à leur tête. À Bastia, la population s’inquiète car la garnison de la ville a été dégarnie de 1 400 soldats que l’on a envoyés renforcer les défenses de Saint-Florent. Le marquis de Rivarola avait bien été averti de l’opération en cours, mais il s’était imaginé qu’elle viserait principalement le Nebbio, ce qui fut d’ailleurs le cas. Non contents de s’attaquer à Saint-Florent les rebelles investissent les villages de Barbaggio, Farinole et Patrimonio auxquels la Sérénissime a fourni des armes21. La capitale bruit de nouvelles pessimistes, Barbaggio est tombé aux mains de l’ennemi, et l’on se bat à Patrimonio. Nous sommes dans la période du plus grand effort consenti par les révoltés et la pression sur Bastia va se poursuivre durant le mois de juin. Le blocus de la cité est toujours effectif le 10 de ce mois, cinq cents hommes déployés à un mille de distance sous le commandement de Castineta en contrôlent les approches tout en enlevant l’orge arrivé à maturité. D’Angelo craint qu’il en aille de même pour les récoltes à venir, bien que l’on annonce l’arrivée de cinq bataillons de Suisses22. Au vrai, se rassure-t-il, tant que les Corses ne disposeront pas des canons et des bombes que Théodore continue à promettre aux siens, les gens qui se trouvent présentement dans les forteresses suffiront à la défense et l’on commence à penser, malgré la gravité de la situation présente, qu’il en sera vraisemblablement toujours ainsi. Quant aux cinq bataillons de Suisses dont Gênes 18. Ibidem. 19. Ibidem. 20. Copie de la traduction de la lettre de D’Angelo transmise par Campredon à Maurepas, Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. 21. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 30 mai 1736. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 22. Traduction de la lettre de D’Angelo à Campredon, en date du 10 juin 1736, transmise à Maurepas. Paris, A.M.A.E, C.P., Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:142 14/12/2011 09:45:57 143 AU CŒUR DES ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DANS LE DEÇÀ-DES-MONTS : BASTIA annonce l’arrivée, ils ne serviront à rien, estime le vice-consul de France, si ce n’est à aggraver la dépense, car, affirme-t-il, pour réduire la Corse aujourd’hui entièrement soulevée et mieux armée qu’au moment de l’intervention autrichienne, une armée de 15 à 20 000 hommes commandée par de bons généraux y suffirait à peine. Pendant plusieurs semaines, la situation autour de Bastia se maintiendra ainsi et elle n’évoluera guère pendant le mois de juin comme en témoignent les divers courriers de D’Angelo à Maurepas. Il en ira de même à San Pellegrino. Le 27 juin Giacomo Francesco Pietri avise Théodore que le camp, réduit à sa plus simple expression, est tenu pour la forme par les capitaines Ortali et Guerrini et que, bien que lui-même et Ciavaldini aient contraint certains de leurs adhérents à y demeurer, toute initiative est impossible à cause du manque de munitions23. De même, le 12 juillet, Campredon annonce au ministre que le blocus de Bastia et le siège de Saint-Florent se poursuivent et que les révoltés font « la récolte des grains sans que les garnisons, trop faibles pour faire des sorties, puissent y apporter aucun obstacle, et il y a grande apparence que les choses resteront sur ce pied là aussy longtemps que le baron de Nevhof (sic) n’aura pas des canons et les Génois d’autres ressources que les quelques centaines de mauvais soldats qu’ils ramassent icy (à Gênes) et qu’ils envoyent de temps en temps à la Bastia24. » Ainsi, de Bastia à San Pellegrino, c’est une véritable guerre de position qui débute au mois de mai, entrecoupée de rares escarmouches. Elle se poursuivra deux mois durant, puis connaîtra un regain d’activité au début du mois de juillet 1736 avec l’affaire de Furiani, le tout en relation avec les opérations engagées dans le Nebbio et en Balagne. Mais avant que d’évoquer ces événements, allons à la rencontre d’un des principaux acteurs de la scène politico-militaire insulaire, le marquis Paolo Battista Rivarola, commissaire général de Gênes pour le Deçà-des-Monts. Dans la capitale assiégée Le marquis Paolo Battista Rivarola, patricien appartenant à la classe sénatoriale, succédait à Felice Pinelli. Il avait déjà gouverné la Corse de janvier 1731 à janvier 1733 et, ce 19 janvier 1736 25, il arrivait à Bastia précédé par une réputation, apparemment surfaite, d’homme de dialogue, partisan (du moins officiellement) d’un compromis qui tiendrait compte des principales revendications des insulaires. Par l’intermédiaire notamment de l’abbé Ferrandi de La Pietra di Verde, gouverneur des pages du duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France 23. Lettre de Pietri à Théodore, A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. 24. Lettre de Campredon à Maurepas, le 12 juillet 1736. Paris A.M.A.E., C.P., Gênes 97. 25. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre de Rivarola au Sénat en date du 20 janvier 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:143 14/12/2011 09:45:57 144 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Plan de Bastia de 1731. auprès du Saint-Siège, il faillit bien arriver à un accord avec les insurgés démoralisés que seule fit définitivement capoter l’intrusion de Théodore sur l’échiquier politique insulaire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les premiers contacts avec son irascible prédécesseur, Felice Pinelli, furent des plus froids. Le vice-consul de France D’Angelo nous dit que ce dernier « partit (de Corse) sans vouloir que le nouveau commissaire Rivarolles lui fit faire les honneurs accoutumés et que pour les éviter plus sûrement il s’étoit embarqué de nuit26 ». Au début du mois de mars, Campredon revient sur l’animosité de Pinelli à l’égard de Rivarola et relate à Chauvelin27 qu’à l’annonce de la chute de Padulella (et de celles, attendues, de San Pellegrino et de Saint-Florent), plusieurs amis de Felice Pinelli, présents chez lui à l’annonce de cette nouvelle, laissèrent éclater leur joie et applaudirent en disant haut et fort qu’ils souhaitaient passionnément que Rivarola « dont l’esprit pacifique, et de conciliation faisoit tout le mérite, fut obligé de se sauver en chemise comme M. le maréchal de Broglie à Ruiscello. » Notons au passage que cette anecdote est révélatrice des tensions qui existaient au sein de la classe dirigeante génoise, alimentée par des divergences d’opinions sur la politique à mener dans l’île, comme nous l’avons évoqué précédemment. Il faut les mettre en relation avec l’hypothèse d’un ennemi de l’intérieur, laquelle sera émise avec beaucoup de prudence quelque temps après par Campredon. 26. Lettre à Campredon en date du 2 février dont ce dernier rend compte à Chauvelin le 26 février. Paris, A. M. A.E., C.P.,Gênes 97. 27. Lettre de Gênes, le 2 mars1736. Paris, A.M. A. E., C. P. Gênes 97. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:144 14/12/2011 09:45:57 145 AU CŒUR DES ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DANS LE DEÇÀ-DES-MONTS : BASTIA Cependant Paolo Battista Rivarola n’était pas homme à se laisser désarçonner par l’animosité d’un personnage aigri et remercié sans ménagement par la République, et cela d’autant que la municipalité bastiaise lui réserva, elle, un accueil chaleureux, à la hauteur des espérances que suscitait sa réputation d’habile diplomate. Pendant trois soirées consécutives on illumina l’hôtel de ville et on multiplia les feux de joie. Depuis Livourne, Bartolomeo Domenico Gavi nous relate avec une délectation évidente l’arrivée triomphale du marquis Rivarola à Bastia : le mardi 17 janvier 1736, vers 19 heures, les deux galères de la Sérénissime République qui faisaient escorte au commissaire général entrèrent dans le port où ce dernier fut accueilli par toute la population avec d’extraordinaires manifestations de joie, non pas tellement par des tirs de mousqueterie et des illuminations mais par des feux d’artifice et autres feux de joie et ce durant plusieurs soirées dans une allégresse universelle 28. Cependant, les événements n’ayant pas pris la tournure initialement espérée, le commissaire général mettra autant d’ardeur à défendre l’île et sa capitale qu’il avait fait preuve de constance dans la recherche d’un accord négocié. Depuis Bastia, soumise à un blocus terrestre par les nationaux, il continuera à gérer au quotidien les affaires insulaires et gardera la haute main sur les opérations militaires. L’important, pour y parvenir avec une certaine efficacité, était de maintenir des relations suivies avec les principales places fortifiées du littoral et, autant que faire se pouvait, avec l’intérieur de l’île. Dans ce dernier cas, il s’agissait de s’assurer des services d’hommes de confiance, bien rétribués qui, à la fois courriers et espions, n’hésiteraient à s’aventurer dans les contrées tenues par les rebelles pour transmettre ses directives aux personnes encore dévouées à la cause de la République. Rivarola alla jusqu’à leur donner personnellement des instructions précises sur la façon et de cacher les messages transportés et de les détruire en cas de capture. Les relations avec les présides étaient bien sûr plus aisées puisque Gênes conservait la maîtrise de la mer et que le commissaire général avait, depuis le mois d’avril29, fortement augmenté le nombre les barques armées affectées à la surveillance des côtes et qui, évidemment, servaient également à l’acheminement du courrier entre les différents présides et la métropole. Dans l’esprit de Rivarola, il s’agissait non seulement de contrarier le débarquement des secours destinés aux rebelles, mais aussi de porter occasionnellement le fer et le feu sur les franges maritimes des régions qu’ils contrôlaient 30. Au lendemain du premier siège, tout en se félicitant auprès des membres de l’Office de Corse du repli des troupes rebelles et de la fidélité manifestée par les Bastiais durant cette période critique, il leur annonce qu’il veille à contrer 28. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au Sénat, Livourne, le 25 janvier 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 29. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 18 avril. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. 30. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 15 juin. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:145 14/12/2011 09:45:59 146 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE la propagande de Théodore et qu’il a émis à cet effet un édit punissant de l’estrapade, des galères et même de mort quiconque serait pris en train de rédiger, de répandre ou d’afficher des billets de menaces à l’égard de la population citadine31. Concernant les habitants et la nécessité de les utiliser pour la défense et en particulier pour tenir efficacement le cordon de défense extérieur en l’absence des soldats réguliers partis renforcer les garnisons de Calvi et de SaintFlorent, Rivarola estime que l’on doit continuer à leur verser la paye journalière de dix sous, même si cela grève lourdement le trésor public. C’est, d’après lui, le meilleur moyen de les maintenir dans les dispositions loyales qu’ils ont jusqu’à présent manifestées et de les dédommager aussi des inconvénients et des sacrifices que le blocus impose à leurs affaires et à leurs familles32. Il est tout aussi important de se préserver des agissements des espions au service des nationaux. Aussi Rivarola décide de chasser de Bastia les prêtres et les moines originaires de la montagne, tous suspects de servir d’intermédiaires entre les rebelles à l’extérieur et les gens qui dans la cité pourraient leur être acquis33. Il fait plus particulièrement surveiller le vice-consul d’Espagne, Giuseppe Paolini, le gendre de Domenico Rivarola, dont il dit bien connaître « l’anima perversa et i maliziosi artifici34 ». Ce dernier, depuis Livourne où il a trouvé refuge, s’indigne du fait que sa correspondance diplomatique a été saisie par les sbires de Gênes à Bastia. C’est aussi l’époque où le commissaire général Rivarola, malade, argue pour la première fois35 de son état de santé et de son âge pour demander à être relevé de ses fonctions ; « ce à quoi le Sénat ne voulut point consentir36 ». Aussi, cet instant de lassitude surmonté, le vieux sénateur reprit fermement en main les rênes du pouvoir. Il s’agissait également de rappeler aux insurgés qu’il n’était pas dans les habitudes de Gênes de pratiquer le pardon des offenses. En conséquence, le 13 juillet 1736, Paolo Battista Rivarola informe les membres du Magistrato di Corsica que le Fiscale lui a fait parvenir la liste des biens immobiliers possédés par certains rebelles dans Bastia. Il leur demande l’autorisation de pouvoir faire procéder à leur saisie sans tenir aucun compte des démarches que certains propriétaires pourraient dorénavant faire pour obtenir leur pardon. Cette décision, plaide-t-il, aurait non seulement l’avantage de donner aux sceptiques un exemple de ce que peut être la mise en exécution rigoureuse des menaces qui 31. Lettre au Magistrato di Corsica en date du 11 mai 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. 32. Lettre de Rivarola au Sénat en date du 24 juin 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 33. Lettre de Rivarola au Sénat en date du 15 juin 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 34. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 13 juillet. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. 35. Il reviendra tout aussi vainement à la charge le 15 septembre1736. A.S.G, Archivio segreto, filza 2029. 36. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 15 juillet. A.S.G., Archivio segreto, filza 2009. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:146 14/12/2011 09:45:59 147 AU CŒUR DES ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DANS LE DEÇÀ-DES-MONTS : BASTIA pèsent sur les opposants à la République, mais serait également de quelque profit pour les finances de celle-ci grâce aux loyers des immeubles saisis qui seraient attribués à la Camera. Dans une lettre en date du 7 août, il revient sur ce point précis et précise sa pensée. Il ne serait que justice, et d’ailleurs utile au Trésor public, dit-il, de remédier aux dommages subis par les personnes fidèles à Gênes avec les biens confisqués aux rebelles37. Paolo Battista Rivarola rappelle que ces confiscations doivent se faire en application de son édit en date du 14 du mois de mai passé qui excluait du pardon et déclarait rebelles non seulement tous les pièves, villages et personnes qui étaient suspects d’infidélité, mais aussi tous ceux qui s’obstinaient à porter aide et assistance aux rebelles au détriment des intérêts de la Sérénissime République et les menaçait de la peine de mort et de la confiscation et dévastation de leurs biens. Cet édit s’applique pleinement à certains individus clairement identifiés comme rebelles qui possèdent des biens dans la ville de Bastia et dont la liste, établie par le Fiscale, suit. Dans l’ordre de présentation retenue par le commissaire, il s’agit : Pour Simon Fabiani, qualifié de chef rebelle, d’un appartement dans une maison sise au Colle (ce qui correspond aujourd’hui à la rue du Colle) dans Terra Nuova. Pour Giuseppe Matteo Raffali de Stazzona d’Orezza, d’une maison avec boutiques, également située au Colle, confinant avec les sieurs Calvelli et Giovonni. Pour Francesco Maria Rutali du Nebbio, une part de maison et un site contigus aux biens de la dame Élisabeth Rutali. Pour Carlo Felice Limperani de Penta di Casinca, une maison avec boutiques, en mauvais état, située au Colle et jouxtant la voie publique au nord et au sud. Pour Pietro Franceschetti et associés de Murato dans le Nebbio, une maison et boutiques sur la route qui mène à San Angelo et qui jouxtent des deux côtés la voie publique. Pour les frères Andrea et Sebastiano Ceccaldi et leur parent Michele Filippi, tous de Vescovato, une maison et un site à Terra Nuova sous le couvent de Sainte-Claire, jouxtant la voie publique. Pour Carlo Filippo Panzani de Zuani un appartement dans une maison sise in Piazza di Corte limitrophe de celle des sieurs Morelli, une vigne à Agliani et des magasins sur le port. Pour Ruggero Zerbi de Bastia demeurant à Oletta, une grande maison qui lui appartient entièrement, situé à Terra Nuova, jouxtant la voie publique et confinant avec la maison du magnifique Salvatore Giustiniani. 37. Lettre au Sénat, A.S.G., Archivio segreto, filza 2024. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:147 14/12/2011 09:45:59 148 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Pour Antonio Buttafoco de Vescovato, une part de maison située à Terra Nuova sous le couvent de Sainte Claire. Pour Gian Antonio Salicetti d’Oletta, un appartement à Terra Nuova près de l’église de Sainte-Marie. Pour Davide, Giuseppe Maria et Paris, les frères Battisti de Stanti al Fieno de Muriani, une part de maison louée par Mgr Saluzzi et située à la Punta. Pour Simon Pierre Frediani de Penta di Casinca, une boutique située au port sous celle de Fabiano Ciceretti. Pour Paolo Ciceretti et Francesco Giovanni Suzzoni de Campoloro, une maison et des boutiques sises à Terra Nuova, rue de Giuletta (stretta di Giuletta), dont le Révérend Père Salvatore Ciceretti possède le sixième. Gio. Francesco Bagnaninchi de Lucciana, un appartement situé au-dessus du local de la gabelle jouxtant l’habitation des sieurs Bustoro. Pour Orazio Casabianca de Venzolasca de Casinca, deux boutiques sur la route de Corbara à Terra Vecchia. Pour Giacinto Paoli de Morosaglia dans le Rostino, autre chef rebelle, une maison sise à Terra Nuova, sous le couvent de Sainte-Claire. L’énumération de ces personnes et la description de leurs biens sont instructives à plus d’un titre. En effet, si nous savions que Bastia a été, quasiment depuis sa création à la fin du XVe siècle, une ville largement ouverte sur l’intérieur de l’île et en rapport étroit avec les gros propriétaires fonciers et les manieurs d’argent des riches régions avoisinantes, la Casinca, le Nebbio et la Castagniccia, il était jusqu’à présent bien moins clairement établi que de très nombreux notables ruraux insulaires, dont quelques-uns comptaient parmi les principaux chefs rebelles, y disposaient de biens immobiliers et, mieux encore, avaient pignon sur rue dans le saint des saints du pouvoir génois, l’espace fortifié de Terra Nuova. Ce positionnement économique des notables ruraux, pour le moins, nous permet de mieux apprécier leurs tergiversations et leur hostilité face au déclenchement de la révolte populaire. Mais, pour en revenir à l’action du commissaire général Rivarola, ce dernier ne se contente pas de régler ses comptes avec les chefs insulaires et de faire surveiller leurs mouvements de loin, voire d’envisager l’élimination « de quelques chefs rebelles, comme a su le faire Petrignani avec quelques partisans pour se venger de Fabiani38 ». Pour prévenir une éventuelle pénurie, il veille à l’approvisionnement de la ville en farines car les montagnards tiennent les moulins avoisinants et, surtout, il coordonne 38. Dans cette lettre au Sénat, en date du 15 septembre 1736, il insistera sur l’opportunité d’armer le bras de sicaires contre Théodore et ses partisans « de moins en moins nombreux. » A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:148 14/12/2011 09:45:59 149 AU CŒUR DES ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DANS LE DEÇÀ-DES-MONTS : BASTIA et supervise toutes les opérations militaires menées contre les rebelles notamment dans le Nebbio et en Balagne. Nous reviendrons donc longuement sur le déroulement de ces principaux événements militaires que l’on ne peut cependant apprécier correctement que si l’on a une vision claire du rapport des forces en présence. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:149 14/12/2011 09:45:59 Armes de Théodore. Theodore_intok_cs3.indd Sec11:150 14/12/2011 09:45:59 CHAPITRE 12 Les forces en présence Les troupes génoises En temps de paix, Gênes maintenait dans l’île des forces relativement modestes. Du début du XVIIe siècle à 1728, celles-ci évoluèrent entre 885 et 979 hommes1. Il s’agissait, à plus de 90 %, de troupes de préside auxquelles venaient s’ajouter quelques petits détachements destinés à la défense des plus importantes tours littorales, dont la garde n’était pas confiée aux communautés villageoises ou à quelques fortes individualités locales, ce qui était le mode de gestion habituel pour une majorité d’entre elles. En fait, il s’agissait d’environ un tiers des effectifs permanents de l’armée génoise dont, sur un plan général et en fonction de ses faibles moyens, la stratégie était traditionnellement axée sur la défense. En temps de guerre, ces effectifs globaux pouvaient tripler ou quadrupler comme ce fut le cas en 1625 lors de la guerre contre le Piémont, durant laquelle ils s’élevèrent à 13 000 hommes, ou encore en 1747 lorsque Gênes se trouva engagée dans la guerre de Succession d’Autriche. Malgré ses ennuis financiers, la République recruta aussi de manière significative à partir de 1729, lorsque les premiers troubles agitèrent l’île. Alors, les rôles des troupes stationnées en Corse comptabilisèrent 1 363 soldats, puis, pour faire face à une situation qui se dégradait, les effectifs furent portés à 1 895 hommes en 1730. Cette année-là, l’armée génoise totalisait 6 700 hommes et elle se maintint à ce niveau durant toute la décennie. Dès l’année suivante, 4 110 militaires au moins (car les garnisons de Saint-Florent et des tours ne sont pas prises en compte) stationnaient sur l’île, soit près des deux tiers des effectifs globaux de l’armée génoise. Ils se répartissaient entre les quatre principaux présides de la façon suivante : 1 921 hommes à Bastia, 834 à Ajaccio, 790 à Calvi et 657 à Bonifacio. 1. Antoine Laurent Serpentini, « Un littoral sous influence : la Corse sous la domination génoise à l’époque moderne (1652-1768) », in Pouvoirs et littoraux du XVe au XXe siècle, Actes du colloque international de Lorient (24-26 septembre 1998), publiés sous la direction de Gérard Le Bouédec et François Chappé, Presses universitaires de Bretagne, Rennes 2000, p. 216. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:151 14/12/2011 09:46:00 152 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE On a vu qu’ils furent incapables de réprimer la révolte et que Gênes dut se résoudre à accepter l’internationalisation du conflit et l’intervention des troupes impériales. Au début du mois de juin 1736, alors que Théodore est monté depuis deux mois sur le trône de Corse, les forces génoises en garnison dans l’île sont en légère augmentation. En tenant compte des 790 recrues que l’on est en train d’envoyer en renfort depuis la métropole, l’effectif global s’élève à 5 747 hommes parmi lesquels 4 296 appartiennent aux troupes régulières et 1 451 sont des auxiliaires corses2. Dans cette dernière catégorie sont compris non seulement 200 marins d’Ajaccio, enrôlés pour participer au blocus maritime de l’île, mais aussi les Grecs de Paomia, réfugiés depuis quelques années dans ce préside et constitués en compagnies autonomes. Donc, des effectifs bien plus importants, comme nous allons le voir, que ceux que ne pourront jamais réunir les nationaux. Cependant, ces chiffres ne doivent pas faire illusion. Si les troupes génoises l’emportent par le nombre, elles sont de piètre qualité. Le ministre Maurepas et le chargé d’affaires français à Gênes, Jacques de Campredon, estiment que la République a de très mauvais soldats et de plus mauvais officiers encore3. Déjà, fin août, Giovan Battista de Mari considérait que les affaires de Corse prenaient une mauvaise tournure pour la République, laquelle, à son avis, « se consumait à feu lent » par manque de bons officiers et conséquemment d’une soldatesque efficace. Aussi conseillait-il d’engager un homme de métier ainsi qu’une troupe aguerrie sur lesquels les autres soldats prendraient modèle. Sans cela les choses iraient de mal en pis et il serait illusoire, d’après lui, de compter sur la désunion des Corses pour espérer l’emporter, du moins tant que les troupes génoises ne se feraient pas respecter. « Vraiment, ajoute-t-il, le discrédit des officiers de la République et de leurs troupes est ici (à Turin) grand et est encore aggravé par la dernière affaire de L’Île-Rousse dont on parle de façon peu honorable, comme j’ai eu l’occasion de l’apprendre4. » L’état des troupes génoises est donc déplorable et leur moral est aussi au plus bas. Il suffit pour s’en convaincre de lire les rapports alarmistes que le commissaire général Paolo Battista Rivarola et son principal subordonné, le commissaire d’Ajaccio, adressent au Magistrat de la Guerre et au Sénat. Dès le 21 janvier 1736, à peine débarqué dans l’île, le marquis Rivarola alerte son autorité de tutelle sur le fait que les troupes ne sont plus payées depuis trois 2. Rapport du Magistrato di Corsica adressé aux Collèges le 4 juin 1736. A.S.G., Archivio segreto, filze 2028 et 2029. 3. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98. Lettre de Campredon à Maurepas en date du 15 novembre 1736. 4. A. S. G., Archivio segreto, filza 1828. Lettre au Sénat en date du 27 août 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:152 14/12/2011 09:46:00 153 LES FORCES EN PRÉSENCE mois5 et il ajoute qu’il serait urgent non seulement de remédier à cette carence mais aussi d’approvisionner les garnisons en farines. Il revient sur ce problème le 17 mars pour signifier qu’il est impératif de fournir des vêtements aux soldats qui en sont presque tous dépourvus (« che quasi tutti sono spogliati 6 »). Il faudrait aussi prévoir des capotes, des couvertures et des paillasses en nombre suffisant pour les troupes qui devront occuper les nouveaux postes ou qui seront conduites à effectuer une marche7. Pire encore, ces troupes sont décimées par la maladie. Le commissaire d’Ajaccio, Ottavio Grimaldi, a déjà dû faire évacuer vers la métropole de 130 à 140 soldats de la garnison locale jugés inaptes au service8. De 20 à 25 soldats sont aussi en instance de départ dans cette deuxième quinzaine de mars. Ils appartiennent aux compagnies des capitaines Cucco et Trinchieri qui ne comptent plus respectivement que 50 et 60 hommes y compris les officiers alors que les effectifs oscillent normalement entre 90 et 100 hommes. En fait, entre la maladie, les désertions et les décès, la garnison d’Ajaccio aurait perdu 200 hommes9. Cela ne signifie pas que les recrues soient de mauvaise qualité, argumente le commissaire Ottavio Grimaldi. Au contraire, dans la majorité des cas, ce sont de jeunes gens aptes au métier des armes, mais l’air de ces contrées (la malaria) ne leur convient pas et de plus ils sont affaiblis par une nourriture plus mauvaise que celle que l’ordinaire réserve aux autres troupes ainsi que par le manque d’attentions de la part de leurs officiers, taxés d’incompétence. Ces soldats sont ainsi rongés par la gale au point de ne même plus pouvoir fermer la main pour soutenir leur fusil, « ce qui inspire la plus grande compassion10 ». Le commissaire général depuis Bastia confirme que l’état sanitaire des unités génoises est désastreux. En juin 324 soldats des troupes d’ordonnance sont déclarés inaptes au service ou malades, soit environ 15 % de la garnison de la capitale insulaire. C’est une des raisons qui conduisirent Paolo Battista Rivarola à recruter d’autres auxiliaires corses. Ceux-ci étaient au nombre de 561 au moment de sa prise de fonction en janvier 1736, on en comptait 896 six mois plus tard lorsque les rebelles depuis le Nebbio menaçaient encore la ville11. Durant ces mois critiques, ils jouèrent un rôle de premier plan dans la défense de la capitale et évitèrent vraisemblablement à Terra Vecchia d’être investie par les troupes rebelles. 5. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 21 janvier 1736. 6. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 17 mars 1736. 7. Ibidem. 8. A.S.G, Archivio segreto, filza 2028. Lettre d’Ottavio Grimaldi au Magistrato di Corsica en date du 22 mars 1736. 9. Ibidem. Lettre d’Ottavio Grimaldi. 10. Ibidem. 11. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 9 juillet 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:153 14/12/2011 09:46:00 154 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Cependant, malgré des dispositions au métier des armes et une loyauté jamais démentie envers leur hiérarchie unanimement appréciées depuis longtemps par toutes les armées du pourtour de la Méditerranée chrétienne, et par celles de la République en particulier, les recrues corses, dans ce contexte particulier de guerre de libération nationale, vont bientôt devenir suspectes aux yeux du commissaire général. Il les juge indisciplinées et plus enthousiastes à se livrer au pillage qu’à obéir aux ordres12. Ils ne ménagent ni les munitions dont ils font un usage inconsidéré en multipliant les décharges pour les raisons les plus futiles, ni les armes qu’ils détériorent ou égarent en si grand nombre que cela en devient inquiétant. Le marquis Rivarola, qui par ailleurs les soupçonne de faire circuler des écrits anonymes, voire d’introduire dans la place les messages de Théodore, estime qu’il serait désormais dangereux de leur confier la garde d’un des postes avancés du cordon défensif de Bastia comme c’était le cas jusqu’alors car, ce faisant, on risquerait, à cause de défections désormais prévisibles, de voir tomber Terra Vecchia. La méfiance s’installe donc et rend d’autant plus insupportable la dépense jusque-là consentie pour l’entretien et la solde de ces supplétifs corses, ces « Paesani », comme les nomme Rivarola, lequel maintenant rechigne à débourser les 20 000 lires et plus mensuelles nécessaires au paiement de leur solde et ce d’autant, dit-il, qu’une bonne part de celle-ci sert à faire vivre dans les campagnes leurs familles et parents, ce qui n’est pas sans conséquence pour l’économie des régions contrôlées par les rebelles et soumises au blocus maritime. Par ailleurs, les relations entre les unités régulières et les troupes auxiliaires sont souvent tendues et peuvent aller jusqu’à l’affrontement pour le motif le plus saugrenu, comme en témoigne l’épisode tragicomique survenu à Algajola au mitan du mois d’août 1736 qui contribua à renforcer la méfiance du commissaire général Rivarola à l’égard des recrues corses. Un soldat génois du capitaine Genatz, tailleur de profession, avait tendu à sa fenêtre un tissu peint figurant deux chèvres se faisant front, l’une surmontant le soleil et l’autre la lune, et au-dessus d’elles, au centre, une paire de ciseaux ouverts. À cette vue, un lieutenant corse s’enflamma et alerta deux capitaines de sa nation. À eux trois, ils ameutèrent les auxiliaires de la garnison et, tous réunis, se déclarant offensés, menacèrent de s’en prendre aux soldats réguliers et finalement décidèrent d’abandonner la place. Il fallut toute la persuasion du commandant de celle-ci, le capitaine Bembo, pour leur faire entendre raison. L’enquête établit que les Corses avaient interprété le tableau de la manière suivante : à leurs yeux, les deux chèvres représentaient les Corses fidèles à la République et les rebelles qui les combattaient, et les ciseaux, les Génois qui, une fois la guerre terminée, entendaient réduire à la servitude 12. Ibidem. Lettre de Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 31 août 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:154 14/12/2011 09:46:01 155 LES FORCES EN PRÉSENCE les uns et les autres… Or après vérification, il s’avéra qu’il s’agissait, bien plus prosaïquement, de la bannière des tailleurs de la ville de Gênes13! Durant ce mois d’août, alors que l’étoile de Théodore ne cesse de pâlir et que le moral des Génois remonte d’autant, le commissaire général Rivarola supporte de plus en plus mal le comportement des troupes corses auxiliaires et s’interroge sur leur fiabilité14. Il dénonce pêle-mêle l’infidélité des soldats corses, leur incompétence dans le service et leur inutilité. Il leur reproche d’être en grande partie responsables du désastre de L’Île-Rousse où, affirme-t-il, ils s’enfuirent vilement abandonnant sur la plage de nombreuses charges de poudre. Cependant, conclut-il provisoirement, il n’est pas possible de les réformer, comme l’a envisagé le Magistrato di Corsica, tant qu’on ne les aura pas remplacés par un nombre équivalent de soldats réguliers car sans cela on dégarnirait dangereusement les présides. En effet, précise enfin le commissaire, les carences dans le service ne découlent pas de la négligence de certains d’entre eux, mais bien d’une attitude commune et d’une solidarité telle qu’il serait impossible de réformer une compagnie sans courir le risque d’avoir à licencier toutes les autres. C’est à cette dernière extrémité qu’il va finalement se résoudre au début du mois de novembre 1736. Selon D’Angelo il a alors « congédié tous les officiers et soldats insulaires et n’entend conserver que les Italiens, les Suisses et les Allemands qui sont à Bastia au nombre de 2 500, sans compter ceux qui sont à Ajaccio, à Calvi et à Bonifacio15 ». Cette décision sera officiellement approuvée par le Sénat le 7 décembre de la même année16. En fait, par-delà une animosité de plus en plus marquée, perce en filigrane le souci lancinant d’un impossible équilibre financier qui hante les responsables génois. Cette guerre de Corse coûte cher, très cher même. La solde et l’entretien des soldats – réguliers et auxiliaires confondus – engagés dans l’île s’élèvent mensuellement à 120 124 lires, 8 sous, 6 deniers, selon le décompte très précis fait par le Magistrato di Corsica, ce qui représente pour un an 1 441 498 lires17, somme exorbitante pour une république au bord de la ruine. Ces considérations financières vont incontestablement avoir une incidence sur la suite des événements et en particulier vont conduire peu à peu les instances dirigeantes à accepter l’idée de céder cette île ingérable, coûteuse et si peu rentable à une puissance plus florissante. Mais en cet été 1736, malgré les contacts pris avec l’Espagne, Gênes cultive encore l’espoir de l’emporter sur Théodore, qu’elle sait désormais privé des appuis extérieurs dont il s’est tant prévalu. 13. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Lettre de Rivarola au Sénat en date du 17 août 1736. 14. Ibidem. Lettres de Rivarola au Sénat en date des 17, 26 août et 25 septembre. 15. Paris, A. N., série AE-B1-576. Lettre de D’Angelo au ministère en date du 3 novembre 1736. 16. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 17. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:155 14/12/2011 09:46:01 156 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Une nation en armes Les combattants corses avaient une tout autre réputation que les soldats génois, mais l’efficacité des troupes rebelles était freinée par l’absence d’organisation, l’indiscipline qui en découlait et surtout le manque de moyens. Nous avons vu que Théodore, dans le but de donner satisfaction à tous ceux qui comptaient, avait été conduit à créer une vingtaine de compagnies et à délivrer autant de brevets de capitaine. Une mesure en fait disproportionnée, voire inconséquente au vu de la qualité et de la compétence des gens ainsi distingués et par rapport aux moyens dont on disposait pour recruter les quelque 1 200 à 1 500 hommes qu’il s’agissait non seulement d’armer mais aussi et surtout de payer régulièrement. Pari qui se révéla toujours impossible. En juin 1736, Jean-Paul Costa, le neveu du grand chancelier, qui a été nommé inspecteur général pour le Sud, passe en revue les quelques compagnies que le colonel comte Poggi a réussi à recruter. La première, commandée par le capitaine Stefano Luchini de Zicavo, avec son cousin Giuseppe Luchini comme lieutenant, compte, les gradés y compris, 62 hommes dont 58 sont armés18. La compagnie du capitaine Anton Alessandro Peretti, membre d’une des plus illustres familles de Levie, regroupe 53 hommes dont 30 seulement sont armés19 et enfin celle commandée par le capitaine Giacomo Santo Guidicelli, de la principale famille de Zonza secondé par son parent Anton Padino Guidicelli du même lieu, regroupe les officiers y compris, 41 hommes dont seulement 27 sont armés20. Cette situation n’est pas représentative du seul Sud, où d’ailleurs une tradition militaire affirmée aurait dû favoriser les recrutements malgré l’attitude attentiste de Luca Ornano et de Michele Durazzo Fozzano qui rivalisent d’influence dans la région stérilisant ainsi tout l’effort de guerre. Seul le colonel Simone Poggi semble jouer franc jeu en ce domaine ; il est vrai qu’il a, lui, brûlé ses vaisseaux et que sa fortune est désormais liée à celle de Théodore. Toutefois, à l’examen de ces rôles, on se rend bien compte que ce sont les armes et l’argent qui font vraiment défaut. Jean-Paul Costa en est bien conscient, lui que la revue de ces effectifs disparates atterre. Antoine Colonna de Bozzi s’est d’ailleurs trouvé dans la même situation à Porto-Vecchio où sur les 200 hommes que comptait la garnison de la ville nouvellement conquise par les nationaux, 90 seulement disposaient d’armes21. Plutôt qu’un choix d’ordre politique ou philosophique, c’est donc bien l’absence de moyens qui va conduire Théodore à privilégier l’utilisation des milices populaires aux dépens d’une armée de métier même réduite à sa plus simple 18. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Revue passée le 4 juin à Sartène. 19. Ibidem. Revue passée à Sartène, le 12 juin 1736. 20. Ibidem. Revue passée à Levie, le 12 juin 1736. 21. Costa, op. cit., p. 171. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:156 14/12/2011 09:46:01 157 LES FORCES EN PRÉSENCE expression. Ce dont, vraisemblablement, les populations se seraient fort bien accommodées si elles avaient eu la garantie d’une solde régulière. Dans l’euphorie du sacre et dans le but d’attacher indéfectiblement les chefs à sa personne, le roi s’était pourtant doté d’un état-major impressionnant. Jean-Pierre Gaffori, entre autres dignités, avait été fait secrétaire à la Guerre et Antoine Giappiconi capitaine de la Garde royale. Pas moins de trois généraux avaient été créés : Giacinto Paoli et Luigi Giafferi pour le Deçà-des-Monts, Luca Ornano pour le Delà, que l’on affubla bientôt, tous trois, du titre pompeux et vain de maréchal-général, qui visait principalement à flatter leur ego et peut-être aussi à mieux les distinguer des nombreux lieutenants généraux nommés dans la foulée, tels Simon Fabiani, Michel Durazzo Fozzano, Jean-Félix Panzani, Antoine Susini, Jean-Jacques Ambrosi dit Castineta et Ignace Arrighi, ainsi que d’une foule de maréchaux de camp et de colonels. Tous ces hauts gradés eurent donc à s’investir principalement dans le commandement des milices, ce qui leur convenait d’ailleurs fort bien, chacun pouvant compter sur les solidarités locales et sur sa propre clientèle pour se constituer une troupe à sa dévotion. C’est ainsi, par exemple, que les milices du Rostino furent toujours plus promptes à servir Giacinto Paoli que leur roi, et il en allait de même de celles de la Tavagna toutes dévouées à Luigi Giafferi. Il faut dire que Théodore, conscient ou non de ces possibles dérives, avait dès le départ privilégié cette solution. Par un édit émis le 16 avril, au lendemain de son élection22, il ordonnait aux commandants et chefs des pièves d’Ampugnani et de Casaconi, sous la peine d’être déclarés rebelles à la patrie, de faire en sorte que tous les hommes armés de ces villages se retrouvent le 20 du mois courant, avec leurs armes et quatre jours de provisions, dans la piève de Casinca pour participer à une importante opération d’intérêt général. Il remettait ainsi au goût du jour la vieille formule des marches, à partir desquelles se firent désormais les principales opérations militaires de son règne et qui furent d’actualité jusqu’à la chute du gouvernement de Pascal Paoli. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces mobilisations, bien que limitées dans le temps, ne se faisaient pas toujours dans l’enthousiasme général, car elles contrariaient souvent les activités traditionnelles des paysans. C’est pourquoi Théodore, sans doute averti des difficultés inhérentes à ce genre de recrutement, décréta, premièrement, que les commandants devraient établir la liste de ceux qui se seraient soustraits à cette obligation afin de les punir avec rigueur et, deuxièmement, pour que nul ne l’ignore, que l’édit devrait être lu partout et affiché à la porte des églises. Cet ordre de marche ne fut pas une exception ; étendu aux autres pièves en fonction des circonstances et des besoins, il définit les modalités d’une véritable mobilisation générale, limitée dans le temps, dont la non-observation serait sanctionnée par les nouveaux statuts criminels qui dans leur dernier article préci22. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:157 14/12/2011 09:46:01 158 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE sent en substance, comme nous l’avons vu, que « Sa Majesté donne autorité à tous les commandants des pièves pour punir, arrêter et emprisonner tous ceux qui voudraient se soustraire aux marches et ils pourront même installer des fusiliers dans leurs maisons pour vivre à leurs dépens. » Enfin, dans le but de mobiliser toutes les énergies, Théodore, depuis Cervione, décréta également, le 19 avril, et selon la même procédure, un pardon général qu’il étendit à tous les Corses encore au service de Gênes qui rejoindraient le camp des nationaux dans les six jours ; faute de quoi, considérés comme traîtres, ils seraient passibles des peines les plus sévères et leurs biens définitivement confisqués23. Par ce biais, on réussit donc à mobiliser les quelque 2 000 à 3 000 hommes qui au début participèrent, avec un enthousiasme certain, au blocus de Bastia, de San Pellegrino et de Saint-Florent. Mais, comme c’était prévisible, les choses se gâtèrent et le moral de troupes se dégrada au fur et à mesure que le temps des récoltes approchait et que se précisaient les soupçons des chefs quant à l’invraisemblance des secours promis par le roi ; cela instilla le doute dans tous les esprits, compromit la poursuite des opérations en cours et exacerba les rivalités internes. De la difficulté de mobiliser les milices Aussi, malgré les peines très sévères prévues contre ceux qui se soustrairaient aux marches, celles-ci se révélèrent rapidement très difficiles à organiser. Cette triste réalité apparut crûment au grand jour lorsque, au mitan du mois de juin 1736, Simon Fabiani, pour se donner les moyens de soumettre Calenzana et la Balagne, demanda au roi d’ordonner une mossa universale, c’est-à-dire une marche ou mobilisation générale des hommes en état de porter les armes. Tous les responsables de district à qui il fut enjoint de faire appliquer cet édit, assurèrent le roi de leur dévouement et de leur empressement à exécuter ses ordres mais quasiment tous firent remonter aussi les difficultés auxquelles ils se trouvaient confrontés sur le terrain. Ainsi celui de la juridiction de Vico, le commandant Francesco Mattei, informe Théodore24 qu’il a bien reçu, le vendredi de la semaine passée, la missive du comte Fabiani lui transmettant l’ordre de conduire en Balagne tous les hommes armés des pièves dépendant de cette juridiction. Il prit donc les dispositions pour faire afficher cet édit dans toutes les communautés afin de rassembler tous les hommes armés ou sans armes, choisir les plus aptes au service et organiser la marche. Mais, entre-temps, se produisit une razzia de troupes génoises dans 23. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 97. 24. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre à Théodore en date du 20 juin, écrite à Vico, mais non signée. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:158 14/12/2011 09:46:01 159 LES FORCES EN PRÉSENCE la marine de Vico qui provoqua l’inquiétude des populations environnantes et l’obligea à faire mouvement vers la plage d’où les Génois s’étaient finalement rembarqués. Aussi lorsqu’il communiqua, le dimanche 19 juin, les ordres de Théodore à tous les hommes de la juridiction réunis, il lui fut répondu qu’il n’était ni légitime ni convenable de dégarnir cette région de ses armes et de ses hommes au profit d’une autre si lointaine, et que si Sa Majesté avait été informée des dangers qui les menaçaient elle n’aurait pas ordonné cette marche. En conséquence de quoi, ils déclarèrent qu’ils n’entendaient absolument pas « marcher » et ils s’en retournèrent chez eux. Confronté à cette mauvaise volonté, le responsable de la juridiction aurait voulu prendre le chemin de la Balagne avec ses seuls soldats, ce que malheureusement il ne put mettre à exécution parce que les populations, réticentes, l’avertirent qu’il devrait rendre des comptes si la région avait à subir des dommages en son absence et que par ailleurs ces soldats, qui n’avaient toujours pas touché leur paie, ne manifestaient aucun enthousiasme devant cette perspective… Les dires de Francesco Mattei sont confirmés par un de ses subordonnés sur le plan militaire, le chanoine Ilario Guagno, doyen de Sagone25. Selon ce dernier, le 17 juin, tous les hommes de la juridiction, obéissant à l’édit, vinrent à Vico, où le commandant fit lire les ordres du roi, et exhorta, ainsi que le prêtre Mercurio, tous les hommes armés à la marche contre Calenzana. Mais il fut impossible de les convaincre, car ils craignaient qu’à peine partis vers la Balagne, les Génois, aidés par les traîtres (vittoli) à la Patrie, ne viennent incendier la juridiction de Vico. Sur ce, lui parvint une lettre de Simon Fabiani qui lui transmettait l’ordre de Sa Majesté, en date du 14 juin, d’avoir à se rendre à Montemaggiore avec ses gens. Ilario Guagno crut bon de lire en public ce passage de la lettre pour inciter tout le monde à aller de l’avant. Malgré cela, non seulement les hommes ne voulurent pas se mettre en marche, mais ils interdirent au commandant et à ses soldats de le faire au prétexte que l’ennemi était proche et que la Cinarca désarmée ne pourrait résister au Génois. Ils ajoutèrent que Sa Majesté comprendrait leurs raisons et quelle serait profondément affectée, si agissant autrement, la juridiction venait à être incendiée et cela même si Calenzana était réduite à l’obéissance. Ils ne voulurent même pas permettre au chanoine de partir pour la Balagne avec ses parents et acceptèrent seulement qu’il le fît accompagné d’un seul homme. Il s’apprêtait, affirme-t-il, à le faire lorsque son neveu fut pris d’une violente fièvre, ce qui le conduisit à différer son départ… On ne saurait être plus clair ; malgré les circonvolutions diplomatiques qui visent à ménager la susceptibilité du monarque, il est évident que les gens du Sud n’entendent pas franchir les monts pour venir seconder les projets de Théodore et de Simon Fabiani en Balagne. Outre les raisons invoquées, ont vraisemblablement aussi pesé sur cette décision les ambitions d’un Luca Ornano qui, bien 25. Ibidem. Lettre à Théodore en date du 22 juin 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:159 14/12/2011 09:46:01 160 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE qu’ayant fait allégeance à Théodore, entend, comme nous le constaterons plus loin, préserver sa zone d’influence de toute ingérence extérieure. Et de la division des chefs Nous redécouvrons à ce stade les combinaisons subtiles des chefs corses qui tous, en ce moment crucial, recommencent à jouer, quasiment ouvertement, un jeu personnel et développent des stratégies souvent contraires à l’intérêt général. Cela conduira Sebastiano Costa à dénoncer, non sans exagération sans doute, un complot contre sa personne et contre celle du roi26. En effet, la situation n’est pas meilleure dans le Deçà-des-Monts où le pouvoir royal est pourtant mieux assis. Le piévan Giovanni Aitelli, qui apparemment a reçu l’ordre de mobiliser les pièves de la montagne, adresse le 20 juin un rapport fort pessimiste à Sebastiano Costa27. Il a bien transmis les ordres de marche aux pièves de Bozio, Rogna, Venaco et Castello, Giussani, Caccia et Giovellina et de cette dernière il est allé à Corte d’où il a fait aviser les pièves de Casaconi, Ampugnani, Orezza et Alesani. Il a également pris langue avec les podestats et pères du commun de la piève de Rostino et a intimé à ces paroisses l’ordre de se mettre en marche en emportant des armes pour équiper les hommes d’autres lieux qui en seraient dépourvus. Mais il ne fut pas possible d’en obtenir plus de sept fusils qu’il fit remettre aux hommes de Bisinchi lesquels malgré cela, d’après ce qu’on lui a rapporté depuis, se refusèrent eux aussi à se mettre en marche. Aitelli voit la cause de cette mauvaise volonté dans l’attitude inconsidérée d’Ignace Arrighi qui multiplie les ordres contradictoires et a invité en particulier les gens du Bozio à rejoindre le camp de Furiani plutôt que de faire mouvement vers la Balagne. Il agit maintenant de même avec d’autres pièves « comme s’il n’était pas question d’un simple blocus mais d’un formidable assaut28 ». Aitelli fulmine contre les traîtres dont il dit avoir perçu les agissements tout au long de son périple et affirme que l’on ne pourra pas ramener dans le droit chemin les corrompus et les félons par la persuasion mais bien par le fer et par le feu. Il fait part à Costa de son indignation à l’annonce de ce que, le 13 de ce mois, lors de la réunion de cinq des pièves susdites sur la place du couvent d’Orezza, on a publiquement laissé entendre qu’il ne fallait ni participer à la marche, ni contribuer à l’effort général, ni prêter aucun serment d’obéissance. D’après ce qu’il a compris, cette peste se répand et deviendra bientôt incurable si l’on n’y porte pas promptement remède. En attendant, pendant que Sa Majesté appelle à prendre les armes pour soumettre la Balagne, d’autres en font autant en faveur du blocus de Bastia et tout est dans de plus grand désordre. Il serait temps 26. Sebastiano Costa, op. cit., p. 393 et suivantes. 27. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. 28. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:160 14/12/2011 09:46:01 161 LES FORCES EN PRÉSENCE d’après lui que Théodore revienne dans cette région pour contraindre les félons à faire leur devoir, pour faire en sorte que les ministres n’outrepassent pas leurs compétences et pour réconforter les peuples En fait, le principal responsable de ces désordres, quoiqu’en dise Aitelli, qui est un de ses plus chauds partisans, est Giacinto Paoli, dont l’ambition est depuis toujours suspecte aux yeux du grand chancelier et vice-roi. Le général désormais cache à peine son jeu. Ce dont il ne veut à aucun prix, c’est d’une victoire de Simon Fabiani en Balagne qui augmenterait encore son influence auprès du roi. Lui qui, il y a encore peu, se prévalait de la fidélité à toute épreuve du Rostino à sa personne, maintenant tergiverse et fait part de son impuissance à contraindre ses gens à participer à la marche. En ce 22 juin 1736, où tous les chefs semblent être sollicités, Paoli écrit au roi qu’étant arrivé la veille à Morosaglia, il a attendu jusqu’à ce jour que les hommes reviennent des plaines littorales où ils sont employés aux récoltes pour leur transmettre ses ordres et les convaincre de « la suprême obligation de soumettre Calenzana29 ». Ce à quoi ces gens, ainsi que ceux des autres paroisses de la piève, auraient répondu qu’il serait pour eux trop dommageable pour l’instant d’avoir à abandonner les moissons, mais que si on voulait bien leur accorder une semaine supplémentaire pour les mener à bonne fin, ils répondraient alors volontiers à ses sollicitations. Paoli, qui semble accorder foi à leurs dires, demande donc au roi de réduire au minimum les opérations en Balagne et de temporiser jusqu’à leur venue, et, quoiqu’il advienne, assuret-il, il s’engage à le rejoindre alors avec le peu d’hommes dont il dispose encore. Pour l’instant le souci des moissons l’empêche de se rendre dans le Vallerustie, l’Ampugnani et le Casaconi où, affirme-t-il orgueilleusement, il pourrait rassembler de très nombreux hommes… Mais les semaines vont passer sans que le Rostino se décide à bouger. Après le démantèlement du camp de Furiani, cette temporisation, devenant plus que suspecte, va conduire Simon Fabiani, exaspéré, à pénétrer en Castagniccia où il dispose d’ailleurs de solides appuis grâce à son mariage avec la fille de Giuseppe Maria Raffali de Stazzona d’Orezza. Le 12 juillet, il écrit à Théodore qu’il est arrivé dans une vallée qui bruisse de toutes sortes de rumeurs30. La piève de Rostino ne veut pas se mettre en marche si celle d’Orezza et les autres n’en font pas autant, ajoute-t-il, et une bonne partie de l’Ampugnani est dans la même disposition d’esprit. Avant son arrivée, les hommes de l’Alesani s’étaient déplacés par deux fois jusqu’au Rostino, sous la conduite de Thomas Santucci, mais, une fois arrivés là, les fusiliers ne voyant pas les autres pièves prêtes à se mettre en marche voulurent retourner chez eux. Fabiani – tout aussi infatué de son importance et de son influence que Paoli – affirme qu’avec l’aide de ses nombreux parents et amis il fera en sorte qu’ils partent 29. Ibidem. 30. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:161 14/12/2011 09:46:01 162 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE à nouveau, mais, auparavant il voudrait voir se mettre en mouvement l’Ampugnani et le Rostino, ensuite tous suivraient. Il se dit persuadé que ses sollicitations sont les mieux à même de provoquer la réussite de la marche générale (mossa universale), mais il n’en demeure pas moins vrai que certains, pourtant désireux de lui plaire, hésitent à partir par crainte d’offenser Giacinto Paoli qu’ils n’ont pas accepté de suivre dans un premier temps. Il serait donc bon, suggère-t-il, d’inciter Paoli à revenir, une fois remis de son indisposition, ou du moins de lui demander d’écrire une lettre très explicite à son fils Clemente qui se trouve dans la région ; ce qu’il fera, pense-t-il, pour avoir été toujours fidèle à la patrie. Alors, à eux deux, ils obtiendraient indubitablement la marche générale qui s’avère tellement nécessaire non seulement pour les affaires de Balagne mais également pour unir une fois encore la plèbe divisée par mille zizanies. En conséquence, conclut-il, il serait bon que le roi incite Paoli à revenir ou du moins à écrire dans le sens indiqué ci-dessus, car une fois la marche obtenue, tout s’arrangera en Balagne et ensuite l’on pourra remédier à tout ce qui va mal de ce côté-ci des Monts. Il faut également écrire à Arrighi, à Colle et à Cervoni, qui ont dû retourner chez eux après la bataille de Furiani, afin que, tous unis, l’on puisse organiser une puissante marche. Mais très vite Fabiani perdra son bel enthousiasme. Quelques jours après, il confie à Don Luigi Giafferi qu’il se trouve confronté à la mauvaise volonté du plus grand nombre et qu’il en vient à craindre que les affaires de Balagne ne se terminent mal31. Don Gregorio Salvini, qui a débarqué le 1er juillet, partage son sentiment et, le 18 du même mois, il lance, depuis les Ville, un véritable appel au secours à Théodore. Selon lui, les troupes génoises menacent maintenant la Balagne fertile et le découragement gagne les patriotes. Il supplie le roi « par les entrailles de Jésus » d’envoyer rapidement autant d’hommes que possible car sans cela les verrous de Zilia et de Cassano risquent de tomber et alors tout sera perdu32. On connaît la suite, que nous relate Costa. Ces villages seront pris et saccagés, puis libérés par des éléments locaux qui mettront les Génois en déroute. Mais la Mossa n’aura pas lieu et Calenzana bravera jusqu’au bout les nationaux et les empêchera de contrôler l’ensemble de la Balagne. 31. Ibidem. 32. Salvini à Théodore. A.S.T., Negoziazioni politiche Corsica, Ultima additione. Theodore_intok_cs3.indd Sec12:162 14/12/2011 09:46:01 CHAPITRE 13 Un roi à la conquête de son royaume : le Nebbio et la Balagne C’est à la fin du mois de mai, au camp de Furiani et en présence de Théodore, que fut finalement décidée l’occupation du Nebbio. Au terme d’une réunion tenue après dîner, Castineta reçut le commandement du camp de Furiani et la charge de poursuivre le blocus de Bastia, tandis que Simon Fabiani et Ignace Arrighi, chacun à la tête d’un détachement, eurent pour mission de pénétrer dans le Nebbio, de prendre Oletta en tenailles puis d’investir Saint-Florent. Voilà ce que nous rapporte Sebastiano Costa1 dans ses mémoires sur un ton martial et presque optimiste, ce qui surprend étant donné ce que nous savons de son tempérament. Il ajoute qu’il fut convenu que le roi suivrait deux heures plus tard pour donner le temps à ses lieutenants de sécuriser le terrain et de lui garantir ainsi « une entrée sans danger2 » . Cette décision semble avoir fait l’objet de discussions préalables, et elle n’a pas recueilli, apparemment, l’assentiment de tous les chefs insulaires. Saverio Matra est particulièrement frileux. Le 30 mai3, il écrit au roi qu’il ne juge pas opportune sa décision de passer au camp de Furiani puis dans le Nebbio, tant qu’on n’aura pas reçu des assurances des comtes Fabiani et Arrighi quant à la situation locale. Si la sédition devait s’y perpétuer et, pire encore, être aggravée par des faits d’armes, il serait fort peu politique d’exposer la personne royale à un danger d’autant plus mortel que le Nebbio a été armé par les Génois. Il en résulterait, conclut-il, une grande confusion pour le royaume si les nationaux ne remportaient pas quelque victoire. Effectivement, comme nous l’avons indiqué au chapitre précédent, le commissaire Rivarola, informé des intentions des rebelles avait fortement renforcé la garnison de Saint-Florent et, au terme d’une convention signée le 23 mai à Bastia4 avec quelques-uns des principaux du Nebbio, il avait fourni 450 fusils aux villages de Vallecalle, Farinole Barbaggio et Patrimonio qui, en contrepartie, avaient livré quatre otages pour garantir l’exécution de l’accord les 1 Costa, op. cit., p. 259. 2. Ibidem. 3. A.S.T., Negoziazioni politiche, Corsica. 4. Devant le notaire et chancelier Anton Battista Roccatagliata, A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:163 14/12/2011 09:46:02 164 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE liant au commissaire général ainsi que la restitution ultérieure des armes. Pietro Casale, originaire de cette contrée et fidèle entre les fidèles de Gênes, s’était vu confier la mission d’organiser la résistance, mais il ne put freiner la furia de Simon Fabiani et de ses hommes et les villages du Nebbio furent investis et se rendirent rapidement l’un après l’autre. Le 31 mai 1736, D’Angelo faisait savoir à Maurepas que le Nebbio était tombé5. Comme convenu, Théodore avait suivi la progression de ses troupes et dès le premier juin nous le retrouvons confortablement installé dans la belle demeure de Massimo Calvelli, à Patrimonio. C’est là, nous dit Costa6, que les principaux de la province vinrent lui rendre hommage et implorer son pardon. Enhardi par ces premiers succès, il se laissa alors convaincre par Simon Fabiani de passer en Balagne où il s’agissait plus particulièrement de mater la rébellion des gens de Calenzana qui avaient pris fait et cause pour la République. Le 10 juin, D’Angelo informe son ministre de tutelle de l’évolution de la situation militaire7 : au début du mois Théodore est parti pour la Balagne avec Fabiani, car le village de Calenzana a remis des otages à Calvi et a pris les armes en faveur des Génois. C’est un gros village qui fait, dit-il, 500 hommes d’armes et plus. Pour prévenir toute surprise, le commissaire Rivarola a envoyé par mer sous les ordres du capitaine Bembo un détachement de 150 hommes à Algajola où les combats contre les rebelles se poursuivent. Bastia demeure bloquée par 500 rebelles qui ont leurs quartiers à Furiani. San Pellegrino est toujours assiégé par Antonio Buttafoco et Paolo Francesco di Rostino auxquels va se joindre bientôt Giacinto Paoli. Théodore a laissé la garde du Nebbio à Giafferi qui tient Patrimonio avec 200 hommes tandis que Saint-Florent est assiégé par les gens de Canale. Le siège de Saint-Florent Dans le Nebbio, seule demeure donc entre les mains des Génois la forteresse de Saint-Florent, devant laquelle les Corses mirent le siège sous le commandement du colonel Giovan Battista Cervoni8, lequel, aux côtés de Simon Fabiani, a joué un rôle de premier plan dans la conquête de la région. La ville est bien fortifiée, et D’Angelo rappelle à son ministre que jusqu’à présent les rebelles n’ont réussi à s’emparer d’aucune forteresse, et, pronostiquet-il, sans canons et sans bombes, ils ne réussiront jamais à le faire, et cela bien 5. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 6. Costa, op. cit., p. 265. 7. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 8. Sous celui d’Arrighi, nous dit D’Angelo dans sa lettre du 10 juin. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:164 14/12/2011 09:46:02 165 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE qu’ils annoncent l’arrivée de navires à leur secours9. Par ailleurs une galère et la barque corsaire de Gênes croisent au large de Saint-Florent, prêtes à lui venir en aide en cas de besoin10. Ici aussi, faute d’une artillerie susceptible d’emporter rapidement la décision, on s’oriente vers un long siège, qui, comme à Bastia, va durer jusqu’au mois de juillet, entrecoupé d’escarmouches mineures telles celles que nous fait découvrir une relation que Rodolfo Antonio Gozt, commandant de la forteresse, adresse à Rivarola le 2 de ce mois de juillet 173611. La nuit du 25 du mois de juin passé, l’on envisagea, avec la participation de huit paysans, de tendre une embuscade aux rebelles près de la forteresse où ils avaient l’habitude de se rendre chaque jour, tout en feignant de les attaquer du côté de Saint-François où ils ont un poste avancé. Aussitôt mise à exécution, l’entreprise fut vaine car, dès les premiers tirs des Génois, les rebelles abandonnèrent Saint-François et, sans tomber dans l’embuscade, se fortifièrent dans la vieille ville, le séminaire, le clocher et la Canonica qui sont reliés ensemble, l’un défendant l’autre. À cette constatation, les défenseurs se retirèrent. Le 24 au matin, voyant un certain nombre de rebelles sur le clocher et sur le toit de la maison de l’évêque, Gozt fit à diverses reprises tirer du canon dans cette direction non seulement dans l’intention de les en déloger mais aussi pour permettre aux artificiers de s’entraîner. Par une femme qui depuis pénétra dans la ville, l’on apprit que l’on en avait tué un, blessé gravement trois autres et que de plus un capucin, en train de célébrer la messe, s’écroula à demi mort lorsqu’un boulet, perçant la voûte, tomba en éclats dans l’église Sainte-Marie dans laquelle se répandit une forte puanteur de mort, émanant d’une des sépultures communes souterraines, vraisemblablement éventrée. Le 27 au matin, environ une trentaine de paysans réfugiés dans la ville en sortirent pour faire pacager leurs bêtes à proximité des remparts. Les rebelles les ayant repérés les attaquèrent. Les bergers se retranchèrent et les accueillirent par un feu nourri qui provoqua – d’après leurs dires certifiés par les soldats qui observaient la scène du haut des murailles – la mort de deux des assaillants. Leurs compagnons, pour récupérer leurs corps, déclenchèrent alors un feu d’une violence jamais atteinte mais les gens de Saint-Florent se retirèrent sans dommage à ceci près que, la nuit venue, les rebelles brûlèrent en représailles une maisonnette sise près des « Gentile ». La nuit du 29, ayant appris qu’environ 25 rebelles occupaient le poste de Saint-François, le commandant de la place fit débarquer non loin de celui-ci, à la faveur de l’obscurité, une quarantaine de Cortenais commandés par le lieutenant Bonavita, et fit sortir des réguliers et des sbires sous les ordres de l’enseigne d’Oletta, « jeune homme de grand talent », et du sergent Moretini afin de les pren9. Ibidem. Lettre du 10 juin. 10. Ibidem. 11. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:165 14/12/2011 09:46:02 166 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE dre en tenailles avec l’ordre, aux uns et autres, de ne point attaquer avant le lever de la lune. Mais arrivés à portée de fusil, certains d’entre eux furent découverts par une sentinelle qui ouvrit le feu et en abattit un. Les soldats de la garnison firent alors mouvement, et réussirent à s’emparer de trois rebelles qu’ils tuèrent après les avoir désarmés. Un sbire coupa la tête à l’un d’entre eux que l’on exposa par la suite sur le donjon. Peu après le retour de ses troupes, Gozt fit sortir son enseigne avec trente soldats et d’autres Corses avec mission de couper la tête aux autres rebelles qui avaient été tués, mais parvenus sur les lieux ils ne retrouvèrent que des couteaux et quatre casquettes tachées de sang mêlé de cheveux. D’après les dires de deux hommes originaires d’Olmeto du Cap Corse, on déplorait sept morts du côté des rebelles. « Depuis notre sortie, les rebelles se tiennent au loin », relate le commandant qui a promis une petite récompense au sbire qui avait tranché la tête de l’un de ceux-ci et l’avait placée au bout d’une pique. Les assiégeants ne sont pas en reste en ce qui concerne les forfanteries et se font eux aussi gloire du moindre avantage. Le 3 juillet, Giovan Battista Cervoni et Carlo Felice Giuseppi annoncent fièrement à Théodore le succès remporté la veille par leurs troupes. Les Génois, mettant en application les préceptes de Rivarola, avaient fait débarquer des hommes des navires qui longeaient les côtes pour moissonner les champs de blé. À cette vue, les rebelles qui se trouvaient sous Saint-Florent dépêchèrent un petit détachement qui les mit en fuite. Mais les Génois, la nuit venue, revinrent occuper les hauteurs et tous les points forts dominant les champs et dès l’aube recommencèrent à scier les blés. Les rebelles organisèrent alors un détachement plus important de 50 à 60 hommes avec à leur tête Giovan Battista Cervoni, dit Schizzetto, son frère et Pietro Anto d’Oletta, le neveu de Giovan Natale Natali. Avec fougue, ils se jetèrent à l’assaut des points d’appui ennemis et rejetèrent à la mer soldats et moissonneurs. Certains d’entre eux n’eurent pas le temps de rembarquer, ils essayèrent bien de rejoindre les bâtiments à la nage, mais ils furent poursuivis par les rebelles jusque dans les flots. Ces derniers, sans subir aucune perte, réussirent même à s’emparer d’une gondole chargée d’hommes et de munitions, qu’ils coulèrent. Ils firent ainsi seize prisonniers, « tous des soldats venus de terre ferme, jeunes et en excellente condition physique ». Ce résultat est d’autant plus « prodigieux », affirment les narrateurs, que les Corses n’étaient qu’une soixantaine et les Génois environ deux cents tant sur terre que sur mer. Ceux-ci perdirent quelque quarante hommes entre les tués, les noyés et les prisonniers susdits et, ajoutent les deux chefs corses, « si nous avions eu des munitions le moment était sans doute venu de s’emparer de SaintFlorent, mais, sans munitions, il ne peut y avoir de victoire12 ». Voici donc quelques exemples des péripéties qui émaillèrent le siège de SaintFlorent lequel s’éternisa à l’instar de celui de Bastia, de San Pellegrino ou d’Alga12. A.S.T., Lettre de Giovan Battista Cervoni et Carlo Felice Giuseppi au roi. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:166 14/12/2011 09:46:02 167 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE jola. Ni les assiégeants, faute d’équipement adéquat, ni les assiégés, par manque de troupes aguerries capables de rompre l’encerclement, ne pouvaient emporter la décision. Toute la campagne engagée par Théodore dans le Nebbio et en Balagne se résumera donc à une guerre de position, entrecoupée d’escarmouches, durant lesquelles les diverses parties, arrivées au contact, s’observeront sans jamais oser engager une action décisive. Dans ce contexte, le moindre fait d’armes est souvent monté en épingle pour les besoins de la propagande et peut prendre alors un écho démesuré. Tel fut le cas de l’affaire d’Algajola. La Balagne Au début juin, Théodore avait pris le chemin de la Balagne sur les instances du docteur Giovan Tomaso Giuliani qui, craignant que les Calenzanais, sorte de cinquième colonne à ses yeux, ne servent de guides aux Génois en Balagne fertile, le suppliait13 de hâter sa venue avec des renforts bien plus importants que les 350 hommes annoncés. Par ailleurs, Neuhoff avait été conforté dans sa décision par les assurances de Simon Fabiani, lequel rêvait d’en découdre avec les Calenzanais afin de réduire le parti génois aux seuls présides du littoral. Mais celle-ci provoqua, cette fois, le désespoir de Sebastiano Costa qui, le six de ce mois, depuis Orneto écrivait « Sire, c’est avec le plus grand déplaisir que j’apprends le départ de Votre Majesté pour la Balagne14… » En effet, l’entreprise était fort hasardeuse. Non seulement elle provoquait l’ouverture d’un second front à un moment où, comme nous l’avons vu, la mobilisation du plus grand nombre était freinée par l’imminence des récoltes et par la mauvaise volonté de certains chefs, mais de plus elle éloignait dangereusement le roi de ses bases. Ignazio Arrighi, tout en se plaignant de ne pas disposer de suffisamment d’hommes aux environs de Bastia, prévient : Dans l’affaire de Calenzana, Votre Majesté doit agir avec beaucoup de prudence, et si elle ne dispose pas de forces suffisantes, elle doit prendre patience jusqu’à ce qu’elle puisse en disposer et que soit passé le temps des moissons15. Le roi passa pourtant outre les conseils des plus prudents de ses lieutenants, pénétra en Balagne suivi de 60 cavaliers et de 400 fantassins16 et, dès le 11 juin, s’installa à Montemaggiore, actuel hameau de Montegrosso, d’où il coordonna l’action de ses troupes, chargées à la fois de mettre au pas Calenzana et son satellite le petit village de Moncale et de bloquer les chefs-lieux des deux Balagnes, Calvi et Algajola17. 13. Cf. en particulier sa lettre du 4 juin. A.S.T. 14. A.S.T., Negoziazioni, Corsica. Lettre reproduite par Renée Luciani, in Sebastiano Costa, Mémoires, op. cit., p. 714. 15. A.S.T., Lettre au roi en date du 24 juin 1736. 16. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Lettre de Rivarola au Sénat, non datée. 17. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Lettre du commissaire de Calvi, Felice Pallavicini au Magistrato en date du 12 juin 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:167 14/12/2011 09:46:02 168 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Le siège d’Algajola Très tôt, il s’avéra que ce pari serait difficile à tenir. Bien qu’assiégée, la garnison d’Algajola garde en effet l’initiative. Giovan Tomaso Giuliani, qui commande sous les murs, raconte au roi comment, le 11 juin, les soldats génois firent une sortie pour s’emparer des troupeaux de deux bergers, imprudemment aventurés aux alentours de la place. Ils enlevèrent ainsi, à la barbe des assiégeants, une bande de chèvres, à la grande irritation de Giuliani qui accusa le propriétaire du bétail, le docteur Guidicelli d’Occi, d’être de connivence avec l’ennemi. En fait, comme en témoigne un épisode tragicomique du siège de cette dernière cité, que D’Angelo nous relate depuis Bastia18, il semble que les rebelles ne disposent ni des moyens ni des compétences nécessaires pour mener à bien ce genre d’opération. Algajola est toujours assiégée, dit le vice-consul de France, et l’autre jour (il s’agit vraisemblablement du 16 ou du 17 juin) survint le fait d’armes suivant. Le capitaine Bembo, commandant de cette place, fit faire une sortie à 350 soldats commandés par les lieutenants Ricci, de nationalité génoise, et Spinola, originaire de Calvi, ainsi que par d’autres officiers subalternes qui attaquèrent la tranchée où les rebelles avaient installé un canon de fer. Après un long affrontement, les soldats de la République réussirent à les en chasser et à leur enlever le canon ainsi que cinq fusils, un pistolet, des provisions, un tambour et un cor. Il y eut un mort de chaque côté, dont, dans le parti rebelle, un moine abattu par un sergent. Le canon, ne pouvant être transporté en l’état, fut bourré d’une double charge pour le faire éclater en plusieurs morceaux que l’on expédia au commissaire général Rivarola à Bastia avec le tambour et le cor… Piètres trophées en vérité, mais, apparemment, tout était bon pour remonter le moral de la population des présides et le commandant de Saint-Florent pour célébrer ce fait d’armes fit chanter un Te Deum19… Par la suite le siège d’Algajola se poursuivra de façon languissante et sans incident majeur jusqu’au début du mois août. Il est vrai que les rebelles, qui dès le début concentraient leurs efforts plus au sud sur Calenzana, avaient par ailleurs réussi, en occupant la tour de L’Île-Rousse, à s’assurer le contrôle d’un port naturel facile d’accès au cœur de la Balagne fertile et peuplée. Nous reviendrons sur ce fait, mais pour l’instant intéressons-nous à l’attitude des Calenzanais. 18. Paris, A.N., série AE-B1-199. 2. Lettre de D’Angelo à Maurepas en date du 19 juin. 19. Lettre du consul de Rivera en date du 30 juin.A.S.T., Lettere ministri, Gênes 15. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:168 14/12/2011 09:46:02 169 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE De Calvi à Calenzana Calenzana au début des années 1730 est un gros bourg de 1 615 habitants, bien plus peuplé que Calvi, le préside de Balagne qui, à la même époque, d’après les mêmes sources20, n’est crédité que de 1 062 habitants, alors que Moncale en compte 249 et Montemaggiore, où campe Théodore, 552. Au contact de la Balagne déserte et vivant pour partie de l’élevage, Calenzana est depuis longtemps en conflit avec les Niolins pour le contrôle des terres de parcours du Sia, du Filasorma, du Marsolino et de Lozzipeo. Par contre, bien que de telles rivalités d’intérêt puissent aussi parfois l’opposer à Calvi, le bourg entretient généralement de bonnes relations avec le préside et le monde génois. Contribuent particulièrement à cela de grandes familles du lieu, les Marini, d’origine génoise, et les Buonacorsi, qui eux viennent de Toscane, ou encore les Maraninchi. Durant l’épisode des révoltes insulaires, l’influence de ces familles favorables à Gênes tout autant qu’une animosité générale, partagée par les gens de Moncale, contre les bergers Niolins, qui durant la période de transhumance hivernale sont à l’origine de trop nombreuses déprédations, expliquent le positionnement de Calenzana du côté de la Sérénissime République, contre Théodore, contre les rebelles en général et les Niolins en particulier. Le 10 juin 1736, D’Angelo informe Versailles que Calenzana, « gros village qui compte 500 hommes d’armes et plus », a envoyé des otages à Calvi et a pris les armes en faveur des Génois21. En représailles, Théodore, installé à Montemaggiore, a fait assiéger le bourg qui s’est mis en état de défense. Déjà, dit Costa, le village s’était fortifié comme un préside. Des quatre côtés, l’on avait muré les portes qui donnaient à l’extérieur. Dans chaque maison l’on avait renforcé les meurtrières. À l’intérieur des murs, chaque demeure avait la porte ouverte pour que l’on puisse correspondre et se porter secours. Tout autour des maisons bien fortifiées […] ; et, les dominant toutes, l’église paroissiale avec son clocher qui fait front vers Montemaggiore, avait été transformée en donjon, d’où l’on pouvait frapper l’ennemi, même au loin22. Après avoir évacué femmes et enfants vers Calvi pour les mettre en sécurité, les hommes se battent maintenant hardiment23. 20. Biblioteca Civica Berio, Gênes, Msc. 2 : D bis 7-7. « Dichiarazione di quante anime facci la Corsica e di quanto ne facci ciascheduna piève e luogo, ricavata dal registro delle parrocchie prima dell’ultima ribellione, 1729 », document présenté par Franco Borlandi in Per la storia della popolazione della Corsica, 1942. 21. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo à Maurepas en date du 10 juin. Anton Francesco D’Angelo est toujours bien informé. En effet Paolo Battista Rivarola leur a fait livrer l’armement nécessaire contre remise, en garantie, d’otages à Calvi, comme le confirme une lettre de Francesco Xaverio Giubega de Calvi adressée le 6 juin 1736 à Lazaro Centurione à Gênes. A.S.G., Archivio segreto 2029. 22. Costa, op. cit., p. 309. 23. Paris, A.N., série AE-B1-199.2.D’Angelo à Maurepas, lettre en date du 19 juin. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:169 14/12/2011 09:46:02 170 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Plan de Calvi. La suite des opérations nous est relatée par un témoin et acteur privilégié de ces événements, le tout nouveau commissaire génois de la province de Calvi, Domenico Maria (ou encore Felice) Galiano24. Rendant compte de la situation, le 24 juin, au marquis Rivarola, son supérieur hiérarchique à Bastia, Galiano souligne que des renforts parviennent chaque jour davantage au roi, notamment des communautés du Niolo et d’Asco, autre gros village de montagne à vocation pastorale affirmée. À la demande du révérend Giuseppe Maria Massoni25, vicaire général de Mgr l’évêque Giustiniani, qui est avec Ignazio Leca Cristinacce26 un des principaux soutiens de Gênes dans la piève de Pino, il a fait sortir de Calvi deux escouades commandées par les capitaines Carbone et Sanguinetti, renforcées par quelques soldats d’ordonnance et des sbires, en tout 80 hommes, pour contrarier les incursions incessantes des 24. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. 25. À propos du révérend Giuseppe Maria Massoni, Paolo Battista Rivarola affirmait encore le 27 août 1736 qu’en vérité les informations venues de différends bords attestaient qu’il avait été le plus efficace promoteur de l’insolite (sic) fidélité des Calenzanais qu’il avait encouragés et dirigés par l’exemple particulièrement en incitant les prêtres de cette piève à courir sus aux rebelles les armes à la main, non pas pour les utiliser car cela leur était interdit par leurs règles, mais pour entraîner le peuple. A. S. G., Archivio segreto, filza 2029. 26. Selon l’évêque Giustiniani, Ignazio Leca Cristinacce ou Cristianacce était un des homme les plus riches de toute la Balagne. Lettre au Sénat en date du 29 mai 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:170 14/12/2011 09:46:02 171 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE Vue perspective de la ville de Calvi. rebelles. À leur retour, ces officiers l’ont informé que la veille, s’était produit un échange nourri de tirs d’arquebuses au terme duquel les Calenzanais avaient réussi à déloger des postes avancés les troupes de Théodore apparemment soutenues par des éléments de ladite piève de Pino. Depuis, après avoir détruit leurs moulins, la stratégie des rebelles consisterait à assiéger les gens de Calenzana et de Moncale qui, ainsi privés de vivres, seraient contraints de se rendre. Pour éviter d’en arriver là, Galiano demande pour au moins une quinzaine de jours un renfort de cinq à six cents hommes commandés par un chef expérimenté afin de s’opposer à ce dessein, éviter la reddition des deux villages, qui réduirait dramatiquement la présence génoise en Corse aux seuls présides, et prouver ainsi à tous que ceux qui demeurent fidèles à Gênes ne seront jamais abandonnés27. En attendant le commissaire Felice Galiano essaye de desserrer l’étreinte des rebelles autour de Calenzana avec les seuls moyens dont il dispose. Le 26 juin au matin28, les capitaines Carbone et Sanguinetti, à la tête de leurs escouades sont sortis pour tendre quelques embuscades aux partisans de Théodore qui campe toujours à Montemaggiore. Parvenus à la plage de ce village et de celle de Lumio, ils essuyèrent des tirs d’arquebuses de la part de gens de Lumio et de Zilia, qu’ils réussirent cependant à déloger des postes où ils s’étaient retranchés. Ils les mirent en fuite et en profitèrent pour s’emparer de quelques bêtes et pour brûler quelque 27. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Lettre de Galiano en date du24 juin. 28. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Lettre de Galiano à Rivarola du 26 juin 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:171 14/12/2011 09:46:03 172 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE 200 stare29 de grains, amassés par les rebelles en cet endroit en vue de les monder. Cela accompli, ils se replièrent sans incident vers la citadelle. Cependant, si l’on en croit Galiano30, les volontaires ne cessent d’affluer au camp de Théodore notamment en provenance du Niolo et il est maintenant confirmé que beaucoup d’hommes de la piève de Pino l’ont également rejoint. Aussi les défenseurs de Calenzana et de Moncale assiégés réclament-ils un secours conséquent en hommes d’armes pour les dégager et ce d’autant plus rapidement que les rebelles ont commencé à mettre en exécution le projet d’exterminer leur bétail après avoir détruit leurs moulins. Le commissaire Felice Galiano, soucieux de maintenir leur moral, insiste auprès de Paolo Battista Rivarola pour qu’ils obtiennent rapidement satisfaction sur ce point. Il a joint à sa lettre le mémoire adressé par les familles de Calenzana et de Moncale qui ont trouvé refuge dans le faubourg de Calvi. Ayant été forcées d’abandonner leurs maisons et démunies de tout, elles réclament un secours de la République. Une fois encore Galiano recommande de leur accorder satisfaction en reconnaissance de leur fidélité et pour rassurer leurs pères, frères et maris qui continuent à défendre vaillamment les deux villages. Sur ce dernier point les Calenzanais finiront par obtenir satisfaction. Le 17 juillet 1736, le Magistrato di Corsica conseille aux Sérénissimes Collèges de proroger l’aide financière qui leur avait été accordée fin juin et, non sans cynisme, conclut : « Du reste, ou bien Calenzana résiste et la dépense consentie pour les payes et le pain aura été bien utilisée, ou elle est contrainte à céder, et la dépense cessera car on sera alors conduits à renvoyer de Calvi leurs familles qui y sont présentement réfugiées31 ». Entre-temps, comme les renforts réclamés tardent à venir, le commissaire de Calvi se résout à agir avec les seules forces dont il dispose et, en concertation avec les défenseurs de Calenzana et de Moncale, décide, le 27 juin, de tenter une opération dans le but de déloger les Niolins d’une hauteur dominant la partie supérieure des deux villages d’où ils canardent les assiégés. Vers deux heures du matin, on fit donc manœuvrer les deux escouades de campagne renforcées par des éléments venus d’Algajola et par des hommes de Lumio et de Montemaggiore demeurés fidèles à la République, quelque 90 hommes en tout. Guidés par des notables de Calenzana, ils occupèrent de nuit les voies d’accès à la hauteur susdite, étant entendu qu’à l’aube les défenseurs des deux villages, ne laissant sur place que les effectifs minimums pour assurer la défense, passeraient à l’attaque du monticule et prendraient les Niolins en tenailles, ce qui fut promptement exécuté. Les Niolins surpris, laissèrent neuf morts sur le terrain et 29. Ou staio, équivaut à 12 bacini. Sur la base de cette dernière mesure qui fluctuait sensiblement selon les microrégions, le staio variait de 77 à 85 kg. Cf. Antoine Laurent Serpentini, « Les anciennes mesures de la Corse (XVI-XVIIIe siècle) et leur conversion dans le système métrique » in Les anciennes mesures locales du Midi méditerranéen d’après les tables de conversion (sous la dir. de P. Charbonnier), publication de l’Institut d’études du Massif Central, Clermont-Ferrand, 1990. 30. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Lettre de Galiano à Rivarola du 26 juin 1736. 31. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:172 14/12/2011 09:46:07 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE 173 Vue d’Algajola. Plan d’Algajola. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:173 14/12/2011 09:46:07 174 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE ne durent leur salut qu’à l’obscurité et au fait que l’on avait omis d’occuper un col par lequel ils refluèrent en désordre en emportant leurs nombreux blessés. Théodore et Simon Fabiani alertés par la fusillade jugèrent le moment opportun pour attaquer Calenzana sur sa partie basse, mais ils furent repoussés par les défenseurs demeurés sur place et le jour venu l’on découvrit les nombreuses traces de sang qui jalonnaient leur retraite. Felice Galiano, fort de ce succès32, fait encore une fois valoir au commissaire général combien il serait opportun d’envoyer des secours importants aux assiégés afin de les conforter dans leur fidélité. D’autant que ceux-ci, exténués et ayant perdu leurs récoltes, demandent maintenant, à titre de dédommagement, à se constituer en escadrons réguliers sous la direction de leurs chefs et à percevoir à ce titre la même paie que les escadrons de Calvi. Les Calenzanais, nous l’avons vu, obtiendront satisfaction sur ce point, mais Galiano ne verra jamais arriver les troupes aguerries dont il a besoin pour reprendre définitivement la situation en main. Au lieu de quoi, déplore-t-il, le Magistrato di Guerra lui a fait parvenir de Gênes des recrues inexpérimentées dont aucun officier de Calvi et d’Algajola ne sait quoi faire33. À Bastia le commissaire général Rivarola tergiverse. Il est bien sûr persuadé de la nécessité de desserrer la pression sur Calenzana et la Balagne, mais il hésite pour ce faire à dégarnir sa capitale d’une partie des troupes qui sont tout juste suffisantes, d’après lui, pour assurer la défense de la ligne de fortifications extérieures34. Nullement découragé le commissaire de Calvi suggère, pour réduire le reste de la Balagne à l’obéissance, de mettre sur pied un escadron volant chargé de capturer ou d’éliminer les chefs insurgés de la région ainsi que ceux de la montagne. Il poursuit aussi sa politique de harcèlement contre les nationaux. Ainsi au début juillet, une soixantaine de Calvais, auxquels se sont joints des paysans du Niolo demeurés fidèles à Gênes et réfugiés dans le bourg, font une sortie et surprennent une quarantaine de Niolins rebelles. Ils en tuent neuf, leur arrachent les yeux, leur coupent le nez et les oreilles et ramènent ces macabres trophées dans le préside35. Rappelons qu’à la même époque le commandant de SaintFlorent fait exposer la tête d’un rebelle sur le donjon de la place. De part et d’autre on continue à rivaliser de cruauté et les coups de main se multiplient. À la mi-septembre, par exemple, un détachement génois venu d’Algajola investit le village d’Occi « dont non seulement tous les habitants sont des rebelles mais que l’on peut aussi qualifier de nid de voleurs36 ». Quinze habitants furent tués, deux 32. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Lettre de Galiano à Rivarola du 28 juin 1736. 33. Galiano. Ibidem. 34. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Lettre de Rivarola au Sénat en date du 29 juin 1736. 35. Paris , A.N., série AE-B1-199.2. D’Angelo à Maurepas, lettre en date du 10 juillet. 36. Si l’on en croit le marquis Rivarola. Lettre au Sénat en date du 25 septembre 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:174 14/12/2011 09:46:09 175 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE Vue de Saint-Florent. enfants qui criaient aux armes sévèrement malmenés et un prisonnier blessé par une arquebusade mourut sur le chemin du retour qu’on lui fit faire à pied37. Pendant ce temps, la résistance de Calenzana se poursuit38. Ils sont 700 hommes experts au métier des armes, nous dit le vice-consul de France, qui comptabilise aussi les gens de Moncale, et, ajoute-t-il, si les vivres ne leur manquent point, Théodore n’arrivera à rien39. En fait, en ce début juillet 1736, Théodore piétine sur tous les fronts. En l’absence des canons promis, que l’on espère toujours réceptionner mais qui tardent à arriver, le siège des présides s’enlise, tandis que les nationaux répugnent à répondre aux ordres de marche ou, pire encore, abandonnent parfois leurs postes au prétexte d’aller faire les moissons. C’est le moment que va choisir Gênes pour essayer de frapper un grand coup, cette fois hors de la Balagne. 37. Rivarola, Ibidem. 38. La résistance de Calenzana se poursuivra bien après le départ de Théodore. Le 9 novembre 1736, le marquis Rivarola loue en termes très chaleureux la fidélité des hommes du bourg qui s’aventurent même hors de leur murs, aux côtés des soldats génois, pour affronter les rebelles. Lettre de Rivarola au Sénat. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 39. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. D’Angelo à Maurepas, lettre en date du 4 juillet. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:175 14/12/2011 09:46:09 176 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE L’affaire de Furiani La décision fut prise le 27 juin à Bastia lors d’une réunion d’état-major qui rassembla autour du commissaire général Rivarola les principaux chefs militaires génois. Après avoir définitivement écarté l’éventualité d’envoyer un détachement de 600 hommes pour soulager Calenzana, comme le demandait le commissaire de Calvi, on s’orienta vers l’organisation d’une opération d’envergure susceptible de désorganiser les arrières de l’ennemi et « de faire un exemple dans le Nebbio40 ». Dans cette opération qui visait à s’emparer successivement de Furiani et d’Oletta, Paolo Battista Rivarola entendait engager de 1 900 à 2 000 hommes prélevés essentiellement sur la garnison de Bastia et sur le Cap Corse. Le moment semblait propice. En effet, des espions génois rapportaient que les rebelles manquaient de munitions, que seulement 400 d’entre eux occupaient Furiani, qu’ils étaient presque tous du Nebbio et que les montagnards, si redoutés, étaient peu nombreux. Par ailleurs, le choix de ces cibles, relativement proches de la capitale insulaire, ne nécessitait pas un grand déploiement dans le temps et dans l’espace, qui aurait pu être périlleux au cas où l’ennemi aurait songé à faire une diversion sur Bastia ou sur le Cap, momentanément dégarnis des troupes engagées dans cette opération. L’attaque contre Furiani devant être déclenchée le matin à l’aube, il fut convenu de mettre, dès la veille au soir, les troupes sur le pied de guerre à Bastia. Un corps de 700 hommes sous commandement distinct de cinq officiers devait se mettre en marche à deux heures du matin en direction de Monserato où prendraient position 50 soldats sous la direction d’un officier. Les autres poursuivraient vers Montebello où l’on laisserait aussi 50 hommes et un officier. De là, 100 hommes iraient occuper la Serra di Barbaggio tandis que les autres prendraient le chemin conduisant à la Serra d’Oletta. Ce col serait laissé à la garde de 200 soldats tandis que les 300 hommes restants prendraient position un mille plus loin au-dessus de Furiani, plus exactement entre le haut du village et le col susdit. Les officiers avaient pour consigne de régler la marche des détachements de façon à ce que les différentes positions ne soient occupées qu’un peu avant l’aube. Du restant des troupes, on détacherait à minuit 200 hommes qui, guidés par des gens de la région, seraient chargés de sécuriser la plaine de Furiani et d’y monter des embuscades. Enfin, à quatre heures du matin, le gros des forces, soit 800 à 900 hommes, prendrait la route de la plaine puis, parvenu sous Furiani au lieu-dit la Vigna del Gavi, se diviserait en quatre corps. Trois, regroupant 200 hommes chacun et le dernier de 200 à 300 hommes que viendraient renforcer les 200 hommes partis en avant-garde. Ce corps de 500 hommes ainsi constitué 40. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Compte rendu de la réunion de l’état-major génois. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:176 14/12/2011 09:46:13 177 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE devait faire mouvement vers l’étang de Chiurlino du côté de Biguglia pour servir de réserve et fournir des renforts en cas de besoin. Quant aux trois autres unités, composées de 200 hommes chacune, elles attaqueraient simultanément Furiani à l’aube, l’une du côté qui donne vers Monserato, l’autre par la route de SaintPancrace et la troisième enfin du côté de Biguglia, pendant que les 300 soldats postés au-dessus de Furiani prendraient les défenseurs à revers. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit des membres de l’état-major qu’une telle tactique devait aboutir à la chute de Furiani avant la tombée de la nuit, ce qui permettrait le lendemain de franchir le col et de dévaler vers Oletta. Emportés par la perspective d’une victoire complète et rapide, la seule inconnue, pour eux, concernait le matériel que devaient emporter les troupes. L’on décida avec superbe que son importance devait être essentiellement fonction du châtiment que le commissaire général entendait infliger aux villages révoltés. Or il y avait loin de la coupe aux lèvres et l’effet de surprise escompté ne joua pas. Le déroulement des opérations nous est conté par le vice-consul Anton Francesco D’Angelo41. Castineta, qui commandait à Furiani, informé par ses espions de l’éminence de l’attaque génoise et de l’importance des troupes engagées dans l’opération, décida de faire évacuer Furiani au gros de ses troupes et de les repositionner à une lieue du village dans l’attente des renforts qui devaient venir de la montagne. Lorsque l’assaut fut donné, le 9 juillet au matin, dans le village, évacué par le gros des rebelles, seuls s’accrochaient 25 d’entre eux décidés à résister jusqu’au bout. Ils s’étaient retranchés dans la demeure du sieur Baldasari, la bâtisse la plus imposante du village, d’où ils résistèrent « virilement » aux assauts de l’ennemi, tuant sept assaillants et en blessant dix parmi lesquels les capitaines Franzone et Casevecchie. Devant cette résistance acharnée, le commandant en chef, le colonel Marchelli, ordonna que l’on mît le feu au bâtiment. Confrontés à ce nouveau danger, les rebelles tentèrent de fuir les flammes en sautant par une fenêtre. Cinq d’entre eux furent ainsi tués, mais quatre se sauvèrent. L’on retrouva cinq cadavres dans la maison, et douze rebelles furent faits prisonniers avec promesse de vie sauve. Mais, ajoute D’Angelo, « on les a conduits ici (à Bastia) et ils les feront tous mourir comme ils l’ont fait pour un autre pris en Balagne, près d’Algajola42 ». La soldatesque saccagea le village et à 14 heures toutes les troupes retournèrent à Bastia, renonçant apparemment à la deuxième phase de l’opération qui visait Oletta43. Quelques jours après, D’Angelo44 revient sur le saccage de Furiani pour annoncer à son ministre que la maison Baldasari a été démolie par les Génois avec promesse de dédommager le propriétaire. Il sera plus heureux que moi, 41. Paris, A.N., série AE-B 1-199.2. Lettre à Maurepas en date du 9 juillet 1736. 42. Ibidem. Lettre à Maurepas en date du 14 juillet. 43. Ibidem. Lettre à Maurepas en date du 9 juillet. 44. Ibidem. Lettre à Maurepas en date du 14 juillet. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:177 14/12/2011 09:46:13 178 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE conclut le vice-consul, car mon Palazzetto, sis dans le village de Cardo et sur la façade duquel étaient apposées les armes de France a brûlé « comme je me permet de le rappeler à Votre excellence, ce dont je la prie de m’excuser45 »… Succès militaire incontestable, cette affaire de Furiani n’eut pourtant pas les retombées politiques que la République aurait pu escompter. Au contraire, la disproportion des forces en présence en fit rapidement un motif de dérision qui contribua à ternir encore plus la médiocre réputation des troupes génoises dont l’incompétence se manifesta tragiquement quelque temps après, lors de l’expédition navale contre L’Île-Rousse. L’Île-Rousse Bien avant que Pascal Paoli ne songe à faire de L’Île-Rousse la rivale de Calvi, Théodore (tout comme les Génois d’ailleurs) s’était rendu compte de l’intérêt stratégique de ce site qui va devenir, durant son court règne, le théâtre d’opérations militaires importantes quoique mal connues jusqu’à présent. Dès le 5 mai 1736, Paolo Battista Rivarola supplie les membres du Magistrato di Corsica de lui faire part de leurs décisions concernant le projet de restauration de L’Île-Rousse, car, affirme-t-il, il devient de plus en plus nécessaire de chasser les rebelles « de ce nid d’où ils sont sans cesse ravitaillés par des bâtiments dont on dit qu’est récemment débarqué Marc Antone Raffali46 ». Le 28 juin, le Magistrato di Corsica47 consacre une longue délibération à cette affaire. Convié à statuer sur le projet de restauration de la tour de L’ÎleRousse présenté par l’ingénieur Marchelli, il conclut par la négative et propose, comme solution plus adaptée aux besoins, de remettre en état et de fortifier une tour lui faisant face sur la terre ferme du côté du levant, et d’en faire de même des deux magasins contigus afin de constituer un point fortifié capable d’abriter une garnison de 20 hommes. Cependant, sur la foi des informations recueillies auprès des gens pratiquant cet endroit, il appert que la tour et les magasins sont de peu d’importance et que le site est exigu. Par ailleurs la tour est à moitié ruinée et ses murailles sont faibles depuis l’origine ou rendues telles par les méfaits du temps. On se souvient qu’au début de cette deuxième révolte de Corse, elle était gardée par un sergent et six hommes, lesquels l’abandonnèrent après s’être mutinés contre l’officier qu’ils obligèrent par la force à s’embarquer en direction de Gênes. Bien que l’entreprise de restauration ne soit pas considérable, il aurait fallu que le site s’y prêtât vraiment pour espérer la mener à bien avec les seules 45. Ibidem. 46. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. 47. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:178 14/12/2011 09:46:13 179 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE 3 000 lires prévues par l’ingénieur Marchelli. En fait le Magistrat de Corse a conscience des difficultés que peut rencontrer l’exécution de ce projet dans les circonstances présentes. La réalisation de ces travaux exige en effet des gens en nombre suffisant, d’abord pour occuper le site, mais aussi pour protéger les travailleurs des incursions des paysans rebelles, surtout ceux des villages de Monticello et de Santa Reparata qui sont très proches de cette tour et en situation de pouvoir très facilement l’attaquer. C’est pourquoi le Magistrat de Corse, tout en tenant compte du rapport de l’ingénieur Marchelli, se dit de plus en plus convaincu que pour porter remède de manière efficace aux désordres de L’Île-Rousse et à la contrebande qui s’y fait, le moyen le plus efficace et aussi le moins onéreux serait de faire croiser en permanence dans ces eaux l’une des deux barques corsaires qui jusqu’à présent longent régulièrement les côtes de Balagne et qui alors, « telle une tour mobile », pourrait approcher le navire en fraude et l’empêcher de débarquer sa cargaison, soit en s’interposant entre lui et la terre soit par des tirs de canon ou de mousquet contre ceux qui, des villages avoisinants, s’approcheraient de la plage pour réceptionner les marchandises débarquées en contrebande. Il est enfin rappelé combien il est urgent de solutionner cette affaire car, pendant que l’on se perd en palabres dans les cénacles génois, les rebelles penseront naturellement à d’autres activités illicites, étant par ailleurs aisé d’imaginer qu’après les récoltes, les chefs rebelles et Théodore chercheront à échanger les grains contre de l’argent pour acheter des munitions à Livourne et à les faire livrer à la plage de L’Île-Rousse, comme cela s’est déjà produit tant de fois en l’absence d’un navire imposant dans ces marines. Les membres du Magistrato di Corsica avaient une bonne connaissance de la situation. L’Île-Rousse était effectivement un des principaux points d’atterrage des barques qui continuaient à alimenter épisodiquement la révolte, mais ils n’avaient pas prévu que les insurgés, reprenant à leur compte leur projet initial, occupent et s’ingénient à fortifier le site pour favoriser la réception des approvisionnements nécessaires à leurs opérations militaires en Balagne. Ce sera chose faite courant juillet et Gênes, bien entendu, ne pouvait accepter cela. C’est donc pour faire sauter ce verrou mis sur la côte balanine par les nationaux qu’elle mit sur pied la principale opération navale de la période théodorienne. La conjoncture militaire est désormais favorable aux Génois, qui fin juillet, après le départ de Théodore, ont repris l’initiative en Balagne sous le commandement du colonel Marchelli et s’acharnent sur les villages coupables d’avoir rejoint le camp des rebelles. Le colonel Marchelli a écrit à Rivarola qu’il entend attaquer et s’emparer de Lumio, Zilia et Cassano, villages comptant parmi les plus florissants de la contrée et les châtier de façon exemplaire de manière à jeter la consternation dans les deux Balagnes. Du 26 au 28 juin, les territoires de Zilia et de Cassano seront ravagés avec le concours des Calenzanais. Les blés seront brûlés, les vignes et les oliviers Theodore_intok_cs3.indd Sec13:179 14/12/2011 09:46:13 180 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE coupés, les moulins, les pressoirs à huile et les paillers disséminés dans la campagne détruits ; mais les deux villages, bien fortifiés et pourvus en armes, résisteront victorieusement48. C’est dans ce contexte que s’engagea l’opération maritime contre L’Île-Rousse. Mise au point, apparemment, depuis Bastia par le marquis Rivarola lui-même (qui par la suite semblera désavouer cette initiative et en particulier dénoncera le fait que l’on n’ait pas su garder l’opération secrète à Calvi), la manœuvre génoise, qui aboutit à un désastre, se déroula en deux temps. Le 1er août 1736, le colonel Geronimo Marchelli – qui pour mener à bien l’opération envisagée disposait de 600 hommes – avait reçu à Calvi l’appui de deux galères, de la barque corsaire et de plusieurs gondoles armées. Il fit débarquer une centaine de soldats commandés par le capitaine Bellafontana à Algajola avec pour consigne de faire une diversion en attaquant, avec l’aide de la garnison locale, un des villages voisins. Dans la journée du 2 août, on chargea discrètement le matériel nécessaire à l’opération principale (qui se révéla insuffisant par rapport aux prévisions et aux besoins) et à minuit le colonel Marchelli donna l’ordre aux troupes d’embarquer. La galère Patrona était affectée aux soldats réguliers, alors que les troupes corses devaient prendre place sur la galère Santa Maria et sur la barque corsaire. Dans Calvi et aux alentours, l’on avait fait répandre le bruit que le but de l’expédition était toujours Algajola. Mais, malgré toutes ces précautions, l’embarquement se fit finalement dans le plus grand désordre et les différentes unités ne respectèrent pas leurs affectations initiales, ce qui ne fut pas sans conséquence pour la suite des événements49. En fait la plus grande confusion présida à toute l’expédition. Lors d’une réunion d’état-major nocturne, tenue à la poupe de la Patrona, le colonel Marchelli avait indiqué aux officiers présents les points du rivage où devaient prendre pied leurs détachements respectifs et il avait été convenu que les galères jetteraient l’ancre de part et autre de la tour de L’Île-Rousse tandis que la barque corsaire débarquerait les troupes qu’elle convoyait au centre du dispositif. La manœuvre devait être effectuée le plus rapidement possible afin de pouvoir édifier des lignes de défense avant que les habitants des villages alentour ne se portent au secours des défenseurs de la tour. Mais, une fois encore, l’exécution se révéla désastreuse. Malgré les ordres réitérés par porte-voix depuis la galère Patrona, la Santa Maria resta au large. Sans tenir compte de ce contretemps, pourtant d’autant plus inquiétant qu’une grande partie des troupes corses ainsi que presque tous leurs officiers étaient 48. Relation adressée par le colonel Marchelli au marquis Rivarola le 28 juin depuis Alziprato. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 49. Rapport émanant vraisemblablement des autorités militaires génoises. Paris, A.N., série AE-B1199.2. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:180 14/12/2011 09:46:13 181 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE Vue de L’Île-Rousse. restés à son bord, le colonel Marchelli, à peine après avoir mis le pied à terre appliqua, apparemment sans nuance, le plan qu’il avait arrêté la veille. Il chargea aussitôt le major Morati d’occuper, avec une cinquantaine d’hommes descendus de la barque corsaire, les magasins sis aux pieds de la tour du côté du levant. Il tenta aussi de rassembler quelques soldats corses appartenant à différentes unités pour s’emparer d’un pailler situé sur une hauteur d’où quelques rebelles harcelaient ses troupes à coups d’arquebuse. Mais les soldats corses refusèrent d’obtempérer au prétexte que la maisonnette se trouvait trop loin de leurs bases et ne présentait par ailleurs qu’un intérêt stratégique mineur. Passant pour l’instant sur cette insubordination, le colonel décida de parer au plus pressé et d’aller examiner de visu le système défensif ennemi. Sur son chemin, il put se rendre compte de la complète désorganisation de son dispositif et rameuta tout au long du parcours des soldats isolés qu’il dirigea vers les magasins où le major Morati avait pris position comme convenu. Ce dernier avait déjà fait les sommations d’usage aux défenseurs qui, fièrement, avaient répondu par un feu nourri. Observant de près la bâtisse, Marchelli, qui était avant tout ingénieur, se rendit compte que les canons de ses navires seraient inefficaces et que seules des mines pourraient venir à bout de ses puissantes murailles. Cependant les pierres, que les rebelles avaient accumulées tout au long des remparts, rendaient périlleuse l’approche des mineurs. Aussi, afin de les protéger, le colonel Marchelli, après en avoir informé le major Morati, commandant des troupes corses, retourna à bord de la barque corsaire pour y faire construire deux mantelets. Alors qu’il supervisait ce travail, on l’informa que le major Morati avait quitté son poste et avait pris place à bord d’une chaloupe. L’ayant interpellé par porte-voix sur les raisons de cet abandon de poste, le major lui répondit qu’il était tenaillé par Theodore_intok_cs3.indd Sec13:181 14/12/2011 09:46:13 182 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE la soif et qu’il désirait se rendre à bord pour se rafraîchir. Ce à quoi, le colonel voulut bien consentir à la condition qu’il rejoigne ensuite rapidement ses troupes. Cette attitude conciliante et pour le moins répréhensible dans un tel contexte, se justifiait – argumentera par la suite le colonel – par le fait qu’il était impératif de ménager les troupes corses et leur commandant, conformément aux ordres qu’il avait expressément reçus du général. Le colonel Marchelli et le major Morati, les deux principaux chefs de l’expédition, étaient donc toujours à bord des navires lorsqu’éclata une brève fusillade venue de l’intérieur des terres qui jeta la panique parmi les cinquante hommes postés dans les magasins. Ceux-ci refluèrent alors en désordre entraînant dans leur fuite toutes les unités qui se trouvaient sur le chemin menant aux navires sur lesquels ils comptaient se réfugier. Le transbordement à partir des chaloupes s’effectua cependant assez correctement, du moins jusqu’au moment où un tir de mousquet étendit raide mort un des marins. Alors la peur gagna les équipages et les bâtiments se retirèrent au large, abandonnant sur la plage des centaines d’hommes désorganisés et bientôt épouvantés par les hurlements des Corses qui, avertis de l’incident, accouraient des villages avoisinants. Beaucoup d’entre eux cherchèrent alors le salut en se jetant à l’eau pour rejoindre un écueil proche de la terre d’où ils pensaient pouvoir être récupérés par leurs navires, mais la mer était démontée et la majorité d’entre eux périrent noyés. Quant à ceux qui étaient restés sur la plage, ils se rendirent sans combattre aux paysans venus au contact. Le déroulement de ces événements nous est relaté par un rapport en défense présenté lors de son procès par le colonel Marchelli. D’autres versions, telle celle de Costa, qui bien évidemment se réjouit de cette conclusion, diffèrent quelque peu, du moins pour ce qui concerne les raisons de l’expédition. Improvisée, selon lui, il l’impute au seul désir de vengeance des troupes génoises (commandées par le seul major Morati), qui venaient d’être mises en déroute devant Montemaggiore et Lumio où elles s’étaient précédemment livrées à toutes sortes d’exactions contre la population50. La relation qu’en fait le vice-consul de France, D’Angelo, corrobore ces assertions tout en étant plus critique à l’égard de l’ingénieur colonel Marchelli et de son état-major et surtout, dès le 8 août, il nous donne un premier bilan fiable des pertes génoises : plus de 100 hommes sont morts noyés et 145 ont été faits prisonniers. C’est un désastre pour Gênes, et le colonel Marchelli et le major Morati, qui en sont tenus pour responsables, ont été mis aux arrêts à leur arrivée à Bastia51. Le prestige des armes génoises, déjà fortement compromis, est ici franchement éclaboussé et, depuis Gênes, Campredon commente cruellement la situation : 50. Costa, op. cit., p. 515 et suivantes. 51. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettres de D’Angelo à Maurepas en date des 8 et 13 août 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:182 14/12/2011 09:46:17 183 UN ROI À LA CONQUÊTE DE SON ROYAUME : LE NEBBIO ET LA BALAGNE Les Génois ont aujourd’hui plus que de l’inquiétude sur les affaires de Corse, l’aventure de l’Isle Rouge, dont j’ai eu l’honneur Mgr de vous rendre compte, couvre leurs troupes d’une honte qui ne s’effacera jamais. Ils ont mis aux arrêts les deux officiers qui commandaient le débarquement et qui se sont retirés sur la galère au premier coup de fusil des rebelles, l’un sous prétexte d’aller chercher de la poudre et l’autre une machine pour battre la tour, mais ils trouveront moyen de faire valoir leurs excuses, la République n’ayant rien de meilleur pour les remplacer52. En fait, ce désastre génois ne profitera guère à Théodore, lequel, sur les instances de Costa, avait abandonné le théâtre des opérations courant juillet puis s’était retiré en Tavagna après le cruel épisode cortenais. Il essayera bien d’échanger les Corses détenus à Bastia et à Calvi contre les soldats faits prisonniers à L’ÎleRousse qu’il menace de faire arquebuser, mais il n’a plus les moyens de faire évoluer favorablement la situation. Désormais, en butte à la méfiance de plus en plus manifeste des chefs rebelles, le temps, en ce mois d’août, joue contre lui et ce d’autant plus que la situation dans le Sud n’est guère meilleure. 52. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98. Campredon au ministère, le 23 août 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec13:183 14/12/2011 09:46:17 Theodore_intok_cs3.indd Sec13:184 14/12/2011 09:46:17 CHAPITRE 14 La Terre des seigneurs De Porto-Vecchio à Sartène Paradoxalement, dans la phase de la révolte qui précéda immédiatement l’intronisation de Théodore, les succès les plus importants de ses partisans furent enregistrés dans le Sud. Comme nous l’avons évoqué au chapitre IX, Porto-Vecchio, tel un fruit mûr, tomba dès le 11 avril aux mains des quelque cent rebelles qui avaient reçu mission de s’en emparer. En fait, le préside avait été abandonné la veille en toute hâte par la garnison et la population affolées à l’annonce – erronée du reste, ou du moins très largement surestimée et diffusée par on ne sait qui – de l’approche d’une colonne de 3 000 hommes et d’un navire de guerre, tous deux partis d’Aleria avec pour mission de prendre la ville en tenailles et de la réduire à merci1. Le surlendemain, 13 juin, la ville de Sartène se souleva contre Gênes. La population, appelée au son des cloches à se réunir en assemblée générale dans l’église paroissiale, proclama solennellement sa volonté de vivre et de mourir au service de la patrie et fut ensuite conviée à donner un chef à la province de la Rocca. Cette élection dut être légèrement différée dans l’attente de l’arrivée des représentants des pièves rurales à qui l’on avait demandé de se déplacer avec une légère escorte pour ne pas pénaliser davantage les populations en cette fin d’année récolte où les grains commençaient à devenir rares « même chez les marchands2 ». Dès leur arrivée, dans la soirée de ce même jour, on procéda immédiatement à l’élection des principaux responsables et Michele Durazzo Fozzano fut élu général de la province de la Rocca. À sa suite, ses parents Michele Angelo et Giovan Paolo Fozzano furent nommés consulteurs, Giovan Paolo du feu Antonio (Costa ?), adjudant et Giovan Paolo Roccaserra, maître de camp. Michele Durazzo était l’exemple même de ces chefs de clan du Sud adulés par leurs partisans et qui en toutes circonstances privilégiaient la satisfaction de leurs 1. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre du commissaire de Bonifacio Giovan Benedetto Speroni au commissaire général pour le Sud à Ajaccio, en date du 18 avril 1736. 2. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Proclamation en date du 13 juin 1736 signée : Tous les hommes et peuples de Sartène. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:185 14/12/2011 09:46:17 186 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE intérêts personnels. Né à Fozzano le 5 octobre 1698 dans une famille de vieille notabilité, son influence et celle des siens reposaient essentiellement sur la possession d’un immense domaine de 2 000 hectares à Campomoro. Appelé parfois Durazzo Fozzano, comme son père, et bénéficiant d’un prestige personnel, acquis dans la lutte qu’il mena victorieusement pour délivrer la région de la Rocca de la piraterie barbaresque, il parut pour la première fois dans l’histoire insulaire le 28 août 1735 à la consulte du couvent de Tallano, quand la province de la Rocca prit fermement position pour Gênes contre les rebelles. Le 30 octobre de la même année, la consulte de la Rocca confirma cette position et fit de Michele Durazzo Fozzano un de ses trois généraux. Mais, dès l’année suivante, ce dernier changea de camp et les chefs rebelles s’empressèrent de le reconnaître pour seul général de la Rocca. Devenu l’un des adversaires les plus convaincus des Génois, il fut élu, par acclamation, général pour la Rocca par la consulte de Sartène ce 13 avril 1736. Sa première initiative fut de lancer une vibrante et très ferme proclamation (14 avril 1736) invitant les populations de toutes les pièves de la province à engager derrière lui la lutte contre Gênes. Nous, Michele Fozzano, Général de cette province de la Rocca, élu et choisi par le peuple de Sartène, les habitants des écarts environnants ainsi que par d’autres de Zicavo, pour favoriser l’union du peuple corse, À tous, hommes et peuples de la piève de Carbini, tant aux chefs qu’aux hommes de cette piève, ordonnons qu’immédiatement après avoir pris connaissance de cet édit vous vous rassembliez au son de la cloche et, ainsi réunis, vous discutiez et décidiez, sous serment, de concourir à l’unité de tout le royaume de Corse et de vivre et de mourir en union avec tous nos compatriotes. Dès que l’union sera réalisée, dix à douze des chefs de cette piève devront me rejoindre à Sartène pour procéder à la nomination des officiers et prendre les mesures adéquates pour le bon gouvernement de la Patrie. Ils devront nous présenter la liste de tous les hommes de cette pieve qui détiennent des armes ainsi que de ceux qui n’en ont pas afin qu’on puisse leur en fournir en fonction des dispositions que nous étudions ; ceci sous peine, en cas de non-observation, que nous nous portions dans cette piève avec un grand concours de gens pour vivre à vos dépens, sans compter le saccage auquel pourront se livrer ces gens unis à ceux du Talavo qui occupent ces plaines littorales et sous peine, tant pour les particuliers comme pour les communautés, de la peine de mort, de la confiscation des biens, du fer et du feu, pour quiconque osera s’opposer à l’union susdite et à l’obéissance qui nous est due en tant que général et généralissime de cette province. J’avertis donc chacun de ne point contester et de ne point contrevenir car, le cas échéant, il serait irrémissiblement châtié, sans aucun égard ni pour sa parentèle ni pour quoi que ce soit. Ordonnons en outre aux Pères du commun de ces contrées de faire circuler cet édit de lieu en lieu, d’en transmettre l’attestation ainsi que la liste des contrevenants, s’il y en avait, afin que l’on puisse procéder immédiatement au châtiment susdit. Donné à Sartène en notre résidence, le 14 avril 1736 Signé Pietro Maria Giogante, secrétaire3. 3. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:186 14/12/2011 09:46:18 187 LA TERRE DES SEIGNEURS Malgré son ton martial et comminatoire, cet édit ou grida, répercuté dans toutes les pièves de la province, n’obtint point sur le long terme le résultat escompté. En fait, en dehors de sa propre clientèle, Michele Durazzo ne put vraiment compter que sur le concours des notables de Sartène, dont sa femme, née Ortoli, était issue, et de leurs bergers, car une partie des pievi de ladite province et en particulier celle de Viggiano dont il était originaire restèrent fidèles à Gênes. Pourtant les premiers instants de la révolte furent vécus dans l’euphorie du côté des rebelles et dans la peur dans le camp génois. Le lieutenant de Sartène, Giuseppe Centurione, pris à partie par les insurgés à la recherche d’armes et de munitions, fut emprisonné pendant deux jours et ne dut finalement son salut qu’à l’intervention de Michele Durazzo qui lui permit de quitter la ville et de se réfugier provisoirement dans la tour de Campomoro. Le commissaire général pour le Delà-des-Monts Depuis Ajaccio, le commissaire général génois pour le Delà-des-Monts, Ottavio Grimaldi, s’efforce d’avoir une idée exacte des opérations des rebelles et expédie rapport sur rapport à Gênes pour faire part aux membres du Magistrato di Corsica de son analyse de la situation, des initiatives qu’il est amené à prendre pour contrer les agissements des insurgés et pour leur demander conseil, aide et assistance. Pourtant, dans un premier temps, les distances et les intempéries l’ont quelque peu desservi. Ainsi, la révolte de Sartène ne lui a été confirmée que le 16 avril, par une missive du commissaire de Bonifacio, confiée au patron Vincenzo Montepagano de Sextri Levante. Depuis, son principal souci consiste à renforcer les défenses d’Ajaccio et à approvisionner les magasins dans la crainte d’un blocus que les rebelles annoncent comme imminent. Il fait donc surveiller leurs déplacements dans la province et s’intéresse particulièrement aux agissements de Luca Ornano. Né au début du siècle (vers 1704), Luca Ornano était le descendant de l’illustre famille féodale de ce nom. Dès 1731, il apparaît comme le principal dirigeant des nationaux dans les trois pièves d’Ornano, de Talavo et de Cauro qui correspondent grosso modo aux anciens fiefs de sa Maison et de celles des Istria et des Bozzi. Il est alors le lieutenant du général Lusinchi à qui il succédera bientôt. En 1734, il fut à l’origine d’une consulte qui proclama l’union du Nord et du Sud « pour la Patrie commune ». Cependant, il ne manifesta pas une animosité particulière pour le pouvoir génois et il lui évita même en 1735 une défaite cuisante. Nous l’avons vu rejoindre tardivement et en grande pompe Théodore après le couronnement4. Ce dernier, 4. Costa, op. cit., p. 140. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:187 14/12/2011 09:46:18 188 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Vue d’Ajaccio. cependant, trop heureux de pouvoir se prévaloir ainsi de l’adhésion du Sud à sa cause, lui réserva un accueil chaleureux, le nomma lieutenant général et lui conféra le titre, aussi prestigieux que vain, de maréchal du royaume. En ce début du mois de mai 1736, Luca s’agite beaucoup. Ottavio Grimaldi a appris qu’il a envoyé deux prêtres en ambassade auprès de Théodore pour lui demander un subside en argent ainsi que ses ordres sur la politique à mener dans la province. Les ecclésiastiques au bout de quelques jours sont revenus les mains vides, mais avec des promesses et la consigne de réunir les gens nécessaires à l’assaut d’Ajaccio. Ces nouvelles, accréditées par diverses sources et en particulier par une lettre de Sebastiano Costa adressée à son parent Luca Ornano et interceptée par les espions génois, seront bientôt suivies d’effet. Après avoir proclamé la levée générale, Luca Ornano a remis les enseignes à trois compagnies stipendiées par Théodore et s’est mis en marche avec ses troupes. Quelques jours auparavant5, il était à Bocognano où il s’empara du bétail de l’adjudant de la place d’Ajaccio et de celui du capitaine Giuseppe Ferri et d’un certain Domenico surnommé Beffalo, tous deux partisans avérés de Gênes. 5. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre de Grimaldi en date du 15 mai. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:188 14/12/2011 09:46:18 189 LA TERRE DES SEIGNEURS Le 14 mai, suivi d’une foule dont on ignore l’importance mais qui, d’après les observateurs allait grossissant, il se dirigea vers la Mezzana où on l’aperçut à deux ou trois milles des moulins. Il s’empara de l’un des meuniers qu’il emporta ligoté et s’en retourna vers Bocognano. Le commissaire général se perd en conjectures sur le but final de cette marche, mais craint, comme le laisse entendre la rumeur, que ce ne soit Ajaccio. Aussi prend-il les dispositions nécessaires à la défense de la capitale du Sud. Il a enrôlé notamment deux cents marins prélevés sur les équipages de la galère Saint-Georges et d’un bâtiment capraiais qui ont mouillé dans le port le 5 mai au matin et il les a regroupés en deux compagnies placées respectivement sous le commandement des capitaines Nicolò Bacciochi et Pietro Cuneo. Le 16 mai, le retour de Luca à Bocognano est confirmé. Le capitaine Ferri a fait acte d’allégeance et a pu ainsi récupérer ses bestiaux. Il semblerait que le général veuille maintenant se diriger vers Bastelica et d’autres villages dans le dessein de renforcer son parti et de constituer ainsi une troupe capable de mener à bien une entreprise d’importance. À cette idée, le commissaire général écume de rage et envisage de le faire supprimer. « Si l’occasion se présente de pouvoir l’éliminer sans par trop mettre nos troupes en danger, je ne manquerai pas de la saisir, mais les renseignements opportuns sont rares et comme ils sont véhiculés par des Corses on ne peut pas totalement s’y fier6 », écrit-il au Sénat. À défaut de pouvoir frapper Luca Ornano, Ottavio Grimaldi va s’attaquer à l’autre grand meneur national du Sud, Michele Durazzo Fozzano et l’atteindre dans ce qui était la source même de sa puissance et de son influence, son domaine de Campomoro ; nous y reviendrons. La situation de Porto-Vecchio, par où les rebelles pourraient facilement recevoir des secours du continent, retient aussi toute son attention. Le préside a été évacué par les nationaux le 1er mai au soir7 sans qu’on en connaisse la raison exacte, avoue le commissaire général. Certains attribuent ce retrait au manque de vivres, alors que les habitants et soldats locaux au service de Gênes prétendent que, poussés par le remords, ils ont contraint les rebelles à quitter la place8. Le fait est que lorsque le capitaine Don Giacomo Peretti pénétra dans la cité le jour suivant, il ne retrouva dans le fort que trois desdits soldats, les autres s’étant enfuis à la campagne avec le reste de la population ; ce qui l’amena à douter fortement de leur fidélité. Le temps contraire à la navigation entre Bonifacio et Ajaccio a fait que le commissaire général pour le Delà-des-Monts n’a pu prendre connaissance de ces événements qu’après le 12 mai. Depuis, le piévan de Porto-Vecchio a comparu 6. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre d’Ottavio Grimaldi au Magistrato di Corsica, Ajaccio le 16 mai 1736. 7. Ibidem. 8. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:189 14/12/2011 09:46:19 190 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE devant lui pour présenter la défense de ses ouailles et des soldats corses du préside, alléguant que seule la disproportion des forces les avait contraints à la reddition, mais que retirés à la campagne sur un site avantageux ils avaient poursuivi la résistance pendant huit jours. Aussi, espèrent-ils le maintien de leur solde « car s’ils ont commis quelque faute, ce fut par pure violence et les larmes aux yeux ». Le commissaire général s’est contenté de rassurer le piévan par quelques paroles bienveillantes, mais sans rien lui promettre. Il s’interroge par ailleurs sur le sort à réserver à Porto-Vecchio qui, vu les circonstances, lui semble très difficile à mettre en défense. Il s’en ouvre au Magistrato di Corsica et, après avoir pris l’avis des ingénieurs militaires qui l’entourent, il ne propose rien moins que de raser la forteresse pour ne laisser aux rebelles aucun point d’appui d’importance sur la côte9. Ces informations nous conduisent à nous interroger à nouveau sur la culpabilité d’Angelo Luigi Luccioni qui, comme nous l’avons vu, accusé de haute trahison et de collusion avec le commissaire de Bonifacio, allait bientôt et sans autre forme de procès être exécuté sur l’ordre de Théodore. Jamais le commissaire d’Ajaccio ne fait allusion à son rôle dans l’évacuation de Porto-Vecchio par les rebelles, et pas davantage le commissaire de Bonifacio, Gio Benedetto Sperone, qui pourtant, d’après les dires de ses accusateurs, véhiculés par Sebastiano Costa, aurait été son principal interlocuteur dans cette affaire. Gio Benedetto Sperone, se fiant aux dires de personnes crédibles, impute l’évacuation de Porto-Vecchio par les rebelles à l’annonce, faite par on ne sait qui, de son intention de s’emparer de cette place en l’attaquant simultanément par terre et par mer10. En fait, en ces instants incertains le commissaire de Bonifacio à d’autres soucis, il craint que sa propre ville ne devienne la cible les rebelles et prend des dispositions en conséquence. En passant par Bonifacio En prévision d’une attaque, jugée imminente, des partisans de Théodore, du pontifiant coquin « Solenissimo birbante » comme il le nomme avec mépris, le commissaire génois provoque au début du mois de mai une assemblée générale du conseil municipal de Bonifacio à laquelle furent conviés les principaux habitants. Diverses dispositions furent prises. On ordonna notamment le recensement de toutes les céréales existant dans le préside et le stockage dans la cité de tous les lards et de la plus grande partie des fromages habituellement entreposés dans les magasins de la marine. Le reste devait être transporté dans les magasins situés du côté de Ferro, considéré comme le lieu le plus sûr hors les murs. On réquisitionna de même le plus grand nombre possible de bêtes de somme pour 9. Ibidem. 10. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028 Lettre à Ottavio Grimaldi en date du 12 mai 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:190 14/12/2011 09:46:19 191 LA TERRE DES SEIGNEURS Plan de Bonifacio. Vue de Bonifacio. transporter l’eau dans les citernes de la ville, depuis la fontaine du Longone ou de toute autre source facilement accessible. Il fut également décidé que le bourg de la marine serait défendu la nuit venue par trente Bonifaciens postés dans diverses maisons et les endroits les plus adéquats selon les ordres donnés par les Anciens et le capitaine commandant la place, les habitants de la marine étant tenus de leur assurer le logement. Les Magnifiques Anciens avaient aussi pour charge de veiller à ce que chaque chef de famille soit Theodore_intok_cs3.indd Sec14:191 14/12/2011 09:46:19 192 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE bien pourvu en bois et en sel et ils devaient chaque soir rendre fidèlement compte de la bonne exécution de ces ordres au commissaire génois11. Mais depuis toujours les Bonifaciens, qui se sentent comme des étrangers en terre corse, se méfient des insulaires de l’intérieur. Pour se prémunir contre l’action de ceux d’entre eux qui, une fois introduits dans le préside, pourraient ouvrir la porte à l’ennemi, l’article 35 des statuts de Bonifacio contingente leur présence dans la haute ville dans la journée et l’interdit à partir de la tombée de la nuit. Cette disposition sera alors activée et cette hantise d’une trahison conduira même à évoquer la possibilité de muter l’un des plus fidèles serviteurs de Gênes, le capitaine Armerigo, commandant de la place, au prétexte que son père était corse. S’il est impératif de prendre des dispositions pour défendre la ville contre toute initiative des insurgés, les Bonifaciens entendent également préserver leur arrière-pays et leurs récoltes contre d’éventuelles déprédations de gens malintentionnés de plus en plus nombreux aux confins de leur territoire. Aussi, le commissaire général du Sud a pris en charge la création d’un escadron, constitué de trente Corses partisans de la République, particulièrement chargés de défendre la campagne bonifacienne contre les incursions des voleurs et autres bandits. Commandé par le capitaine Giacomo Peretti, fils du fameux capitaine Rocco de Levie, qui est un des plus fermes opposants à Michele Durazzo Fozzano, cet escadron s’est jusqu’à présent révélé très efficace et a préservé le territoire bonifacien de toute rapine alors que les exactions de ce genre vont en se multipliant dans les pièves avoisinantes12. Malgré ces éminents services, l’escadron de Giacomo Peretti est cantonné dans le bourg de la marine avec interdiction absolue pour les soldats de pénétrer dans la haute ville le soir venu. Le commissaire de Bonifacio expose à Ottavio Grimaldi et au Magistrato qu’il est difficile de leur en interdire l’accès dans la journée sauf à risquer de les indisposer gravement, mais on a recommandé à leur capitaine et aux officiers commandant la porte de veiller à ce qu’ils soient alors désarmés. Précaution supplémentaire, on a licencié récemment six d’entre eux originaires de Sartène, ville dévouée à Michele Durazzo Fozzano, et on les a remplacés par des hommes venus de Levie qui, elle, est demeurée fidèle à la République. Du côté des rebelles Face aux Génois qui, retranchés derrière leurs murailles, les attendent de pied ferme, les rebelles, pour le moins, ne présentent pas un front uni et temporisent. Cette attitude suspecte exaspère Sebastiano Costa et Théodore qui multiplient les missives incitant les chefs du Sud à aller de l’avant et plus particulièrement 11. Note adressée au Magistrato di Corsica. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. 12. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. Lettre du commissaire Giovan Benedetto Speroni au Magistrato, 12 mai. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:192 14/12/2011 09:46:21 193 LA TERRE DES SEIGNEURS à entreprendre le blocus d’Ajaccio. Les réponses, que les uns et les autres sont amenés à faire à ces injonctions, sont fort révélatrices quant à la situation sur le terrain et à l’état d’esprit des principaux acteurs. En fait ce sont les Génois qui prennent l’initiative et qui, depuis la mer qu’ils contrôlent, initient, comme dans le nord, une stratégie de coups de main visant à incendier ou razzier les céréales des rebelles. Les effets en sont très cruels dans cette période de soudure entre deux récoltes où nous avons vu que le blé devenait rare. La principale action d’éclat des Génois en ce domaine fut le saccage des biens de Michele Durazzo Fozzano sis à Campomoro. Au début du mois de mai, une opération combinée, terrestre et maritime, faisant intervenir la garnison de la tour de Campomoro et les Grecs réfugiés à Ajaccio et passés au service de Gênes, aboutit à la complète dévastation du domaine de Durazzo Fozzano. Ottavio Grimaldi narre avec délectation aux membres du Magistrato les résultats obtenus13 : les vignes ont été totalement dévastées, les murs de soutènement abattus, les maisons rasées, les blés brûlés et les arbres coupés. Il vante les mérites des marins grecs et des soldats qui, sous le commandement du capitaine Lorenzo Francesco Oderico, ont non seulement procédé avec méthode aux dévastations mais également tenu avec vaillance les postes qui leur avait été confiés. Du côté des rebelles, bien sûr, le ton diffère. Dès le 8 mai, Michele Durazzo Fozzano, se targuant d’un titre de vice-consul de France à Campomoro se plaint au sieur Coutlet, le consul de cette nation à Gênes, de l’affront qui, d’après lui, a été fait à un si grand roi à travers la destruction de ses biens. Tout y passe, les accusations mais aussi les justifications, car il craint que l’on n’apprécie guère à Versailles son positionnement dans le camp des rebelles. Son plaidoyer, habile, révèle cependant les faiblesses de son caractère : Le peuple de Sartè uni aux surplus de tous ceux de cette province de la Roque m’élurent pour général des armes, et leur commandant absolu, quoique plusieurs fois je l’aye refusé, et leur aye offert des sommes considérables pour m’en garantir, ils m’en ont obligé à vive force sous peine de la vie, et perte de mes substances à l’acceptation de cette charge ; Ce qui étant venu à la conoissance de S.E. Mr. Ottavio Grimaldi Commissaire général du Deçà des Monts pour la Ser.me République de Gennes, il envoya un gros de troupes sur des bâtiments dans la cale de Campomoro et là il fit abattre toutes mes maisons et murailles de mes vignes, couper les arbres et vignes, sans épargner d’abattre jusqu’à ses fondements l’église qui y était établie par mes ancêtres, sous le titre de St. Antoine. C’étoit, Monsieur, une église qui non seulement servoit à la comodité des habitants, mais aussi de tous les bâtiments, qu’ils venaient à ce mouillage, et particulièrement de ceux de la nation françoise ; Ils n’ont pas même 13. Ibidem. Lettre d’Ottavio Grimaldi au Magistrato di Corsica en date du 15 mai 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:193 14/12/2011 09:46:21 194 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE respecté Mrs. les Gennois les armes de S.M. Très Chrétienne, que comme consul de sa nation j’avois fait élever en reconnaissance de mon office14. L’accusation d’atteinte aux intérêts de la France, à peine lâchée, est portée à la connaissance des Génois. Elle trouble Ottavio Grimaldi15, qui, craignant d’être à l’origine d’un incident diplomatique, s’en inquiète auprès du Magistrato et s’efforce de vérifier si Durazzo peut se prévaloir légitimement de ce titre de vice-consul de France. Effectivement cette charge semble lui avoir été conférée par François Coutlet16 le 25 novembre 1725 17. Ce dernier le confirme, mais il avoue à son ministre de ne plus s’en être soucié depuis, pour n’avoir plus reçu « le moindre signe de vie » dudit Michele Durazzo et, ajoute-t-il, « comme rebelle à son prince je pense que si on l’avoit empalé luy même, cela aurait esté bien employé18. » Ottavio Grimaldi peut donc poursuivre sereinement sa politique de la terre brûlée et les biens de Sebastiano Costa sis dans les environs d’Ajaccio, maisons et vignes, vont également en faire les frais. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’affaire de Campomoro a porté un coup au moral des rebelles et plus particulièrement de leur chef pour la Rocca, le général Michel Durazzo Fozzano, sans pour autant refroidir apparemment son dévouement à la cause nationale. Il entend du moins régler ses comptes avec les opposants de la région. De concert avec Luca Ornano et un chef national de moindre importance, dénommé Simonino Zevaco, il organisa une marche de l’ensemble de leurs partisans, réunis en « un corps considérable19 » contre la grosse bourgade de Levie qui affichait une indéfectible fidélité à l’égard de la Dominante. Ils y pénétrèrent sans rencontrer de résistance le 12 juin, et s’en prirent plus particulièrement aux biens du capitaine Rocco Peretti et de quelques autres sympathisants déclarés de Gênes20, puis en repartirent le soir même après avoir forcé quelques caves pour se procurer du vin et avoir tué quelques bestiaux pour subvenir à leur consommation. Ils ne se livrèrent pas à d’autres déprédations parce que les habitants du lieu prévenus de cette descente avaient eu le temps de mettre en lieu sûr leurs biens les plus précieux21. Simonino Zevaco et les siens, dépités, avaient 14. Michele Durazzo Fozzano au sieur Coutlet, Sartène, le 8 mai 1736. Paris, A.N., série AE-B1-567. 15. Ibidem. 16. Entré dans la carrière à Paris en 1691, nommé consul à Naples en 1720, où il semble ne pas s’être rendu, faisant suivre le consulat par un vice-consul, François Coutlet est nommé consul à Gênes en 1721 et reçoit ses provisions le 22 décembre 1722. Il appartient « à cette génération de fonctionnaires royaux pour qui l’exercice d’une charge constitue une sorte de sacerdoce », René Boudard, Gênes et la France dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1748-1797), Paris, Mouton & Co, La Haye, 1962, p. 88-89. 17. Comme le rappelle Durazzo audit Coutlet dans sa lettre ci-dessus citée, datée du 8 mai 1736 depuis Sartène. Ibidem. 18. Lettre à Maurepas, Gênes, le 18 juillet 1736, Paris, A.N., série AE-B1-567. 19. Ottavio Grimaldi, lettre du 25 juin 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. 20. Grimaldi, Ibidem. 21. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:194 14/12/2011 09:46:21 195 LA TERRE DES SEIGNEURS bien manifesté le désir de livrer le village aux flammes, mais ils durent y renoncer devant le manque d’enthousiasme des hommes de Durazzo Fozzano22. Les rebelles emmenèrent cependant à Sartène trois otages, proches parents de Rocco Peretti, de son frère le lieutenant Alfonso et de leur cousin Franco Antonio Peretti, mais les relâchèrent sans dommages trois jours après23. Le commissaire général semble soulagé par le dénouement de cette affaire, toutefois il fait part de son inquiétude face aux rumeurs qui annoncent à la fois un blocus d’Ajaccio et le saccage du territoire de Bonifacio, dont les Anciens sont venus en ambassade lui réclamer des armes pour pouvoir en assurer la défense. De l’attitude attentiste et de la rivalité des chefs du Sud Théodore sait que toute victoire de ses armes sera compromise tant que les Génois s’accrocheront aux présides. Dans le Nord, il a jeté, vainement, comme nous l’avons vu, toutes ses forces contre ces places côtières. Il exhorte pourtant avec insistance ses partisans du Sud pour qu’ils en fassent autant et mettent notamment le siège devant Ajaccio. Mais ses appels, relayés par Sebastiano Costa qui peut se prévaloir de certaines solidarités familiales dans la région, notamment de ses alliances avec la Maison d’Ornano, reçoivent peu d’écho du côté de Luca Ornano et de Michele Durazzo. L’un et l’autre tergiversent et, pour des raisons diverses, freinent toute initiative pendant des mois. Devant les instances réitérées des deux principales autorités du royaume, Michele Durazzo s’en explique dans une longue missive adressée au grand chancelier le 15 juillet24. Il est, dit-il, sans cesse par monts et par vaux, les armes à la main, pour s’opposer aux débarquements programmés par les Génois dans le but de razzier les emblavures situées près des plages et il lui est difficile d’avoir en cette saison tous les hommes nécessaires à la garde de ces immensités quasiment désertes. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont réussi à incendier ses moissons et celles de son père et de son frère Giovan Paolo. Il n’a pas pu s’opposer au débarquement des soldats amenés à pied d’œuvre par une galère, deux flûtes et d’autres bâtiments de moindre importance, apparus soudainement de bon matin dans le mouillage de Campomoro sans avoir été signalés et avant que l’on ait pu réunir les hommes nécessaires pour les contrer. Ce qui fait qu’il a dû céder devant la force et laisser livrer aux flammes une grande partie de ses blés et de ses orges. 22. Le gouvernement génois, dans une lettre à Gastaldi en date du 12 juillet, confirme totalement cette version, mais parle de Simonino Poggi qui donc est bien le vrai nom de Simonino Zicavo. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 23. Ottavio Grimaldi, lettre du 25 juin 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. 24. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre de Michele Durazzo Fozzano à Sebastiano Costa, Sartène, le 15 juillet 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:195 14/12/2011 09:46:21 196 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Tout ceci découle, insiste-t-il, du fait qu’il ne dispose pas d’armes et de munitions en quantités suffisantes pour soutenir une longue escarmouche. Il s’en est ouvert plusieurs fois au grand chancelier et au roi sans en obtenir le moindre secours. À ce propos, conseille-t-il, il serait plus utile que les navires que l’on attend atterrent dans le golfe du Valinco et non à Porto-Vecchio comme initialement prévu. Les armes qu’ils doivent débarquer seraient d’un grand secours aux hommes de cette contrée, assez nombreux par ailleurs pour garantir un déchargement en toute sécurité, alors que dans le cas contraire il faudrait établir une garnison à Porto-Vecchio qui, comme chacun le sait, est un site fort insalubre et redouté des gens de l’intérieur. Aucun de ses hommes ne voudra s’y rendre, affirme-t-il, et il faudra alors en confier la garde aux hommes du comte Poggi qui sont des montagnards fort résistants et qui de plus n’ont pas la charge de protéger les marines… Michele Durazzo se dit également confronté à l’hostilité de Rocco Peretti de Levie. Aussi a-t-il donné les patentes, portant création de deux compagnies qu’on lui a confiées, aux capitaines Anton Francesco Peretti de Levie et à Giacomo Santo Guidicelli de Zonza. Rocco et les partisans de Gênes en sont consternés, car ces deux hommes contrebalancent largement leur influence et par l’attrait d’une solde attirent à eux une bonne partie des hommes de la région. Ceci est fort opportun car étant donné la médiocrité de la récolte en cours, ce viatique va permettre à bien des familles de survivre et leur éviter de se jeter dans les bras des Génois en contrepartie de quelques menus secours. Il faudrait même multiplier ce genre d’expédient si l’on entend maintenir la contrée dans l’obéissance due au roi. Par ailleurs, Durazzo Fozzano annonce à Costa que les capitaines des quatre compagnies, dont il a la nomination dans le régiment en constitution du comte Poggi, doivent se rendre auprès de lui, en Tavagna, pour récupérer l’argent des soldes que leurs soldats attendent avec tant d’anxiété et dont ils espèrent qu’il couvrira au moins la paie d’un trimestre sans quoi ils sont décidés à ne plus servir et à prendre parti en faveur des Génois. Durazzo Fozzano met enfin l’accent, avec une insistance qui frise l’insulte, sur la nécessité de verser ces soldes en monnaies d’or ou d’argent et en aucun cas en monnaie de cuivre que personne ne veut accepter même sous la menace de la peine de mort et de la dévastation des biens. Au lieu d’attirer les hommes dans le parti du roi, ce serait une cause de grands désordres, assène-t-il. D’ailleurs les soldats ont beaucoup insisté auprès des capitaines pour qu’ils n’acceptent pas des monnaies de cuivre que l’on ne pourrait pas utiliser. Toutes ces raisons font, explique Durazzo, que l’on n’a pas pu jusqu’à présent songer à organiser le blocus d’Ajaccio. Luca Ornano est bien plus explicite encore : Tous les jours le grand chancelier de V.M. m’écrit pour m’engager à organiser le siège d’Ajaccio, mais, comme je m’en suis expliqué auprès de V.M., de vive voix et par mes nombreuses lettres, je ne peux donner suite à cet ordre par manque d’armes Theodore_intok_cs3.indd Sec14:196 14/12/2011 09:46:21 197 LA TERRE DES SEIGNEURS et de munitions et aussi parce que tous les hommes sont actuellement occupés à moissonner leurs blés25. Les justifications avancées par les deux chefs sont légitimes et Théodore se trouve confronté aux mêmes problèmes dans le Nord. Comment, en effet, empêcher les hommes, dont les familles sont menacées par la disette, d’engranger leurs moissons et comment s’emparer de villes fortifiées sans le concours d’une artillerie suffisante ? Pourtant, les fidèles de Costa dans le Sud mettent de plus en plus ouvertement en cause la bonne volonté et la loyauté des chefs, en particulier de Luca Ornano. Le neveu du grand chancelier, Giovan Paolo Costa, qui exerce la charge d’inspecteur général des forces nationales est particulièrement critique à son égard. Le 25 juin 1736, il écrit à son oncle que l’attitude de Luca Ornano lui cause toujours davantage de souci26. Il se dit persuadé que ce dernier, s’il ne craignait pas d’être assassiné, se prononcerait ouvertement en faveur des Génois auquel il aurait promis d’empêcher le blocus d’Ajaccio où il a des parents, et, d’après lui, il ne fera rien qui soit contraire à leurs intérêts tant que les navires promis par le roi ne seront pas arrivés. La méfiance qui, comme nous avons été amenés à le constater, gangrène le camp rebelle dans le Nord, gagne aussi le Delà-des-Monts. D’ailleurs Luca Ornano ne cache plus la piètre opinion que lui inspire Théodore et les peuples le suivent d’autant plus volontiers qu’il a promis aux autres chefs de ne jamais rien faire qui puisse leur nuire et de ne pas obéir au roi si ses ordres étaient contraires à l’intérêt de leurs gens. Il est allé jusqu’à laisser échapper, s’indigne le jeune Costa, que « dans cette partie des Monts le roi, c’est lui et que notre roi est le roi des couillons27 » et il aurait ajouté que Sebastiano Costa était fort indigne, qu’il mériterait d’être lapidé par la populace et que si d’ici la fin du mois les navires promis n’étaient point arrivés, les peuples de la région où il réside le mettraient en pièces. Giovan Paolo Costa craint d’ailleurs pour sa propre vie et prétend qu’il aurait déjà été éliminé s’il n’avait bénéficié de quelques rares mais indéfectibles soutiens. Par contre, quand il évoque l’attitude de Michele Durazzo Fozzano, la colère fait place à de la commisération teintée d’un certain mépris : « Il a de grandes idées mais n’est pas capable de les mettre en exécution car il craint toujours quelque désordre et il préfère s’attacher chacun par la bienveillance. Je lui ai conseillé de ne rien craindre et, fort de sa grande parentèle, d’agir avec fermeté. » Ces accusations d’attentisme frisant la trahison sont aussi véhiculées depuis longtemps par d’autres personnes moins impliquées que Giovan Paolo Costa. 25. Ibidem. 26. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. 27. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:197 14/12/2011 09:46:21 198 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Même un cousin germain de Luca Ornano28 s’en fait l’écho. Lors d’une assemblée générale, le comte Poggi qui plaidait en faveur du blocus d’Ajaccio fut vertement interrompu par les lieutenants de Luca, Martino Follaci de Eccica et Anto Francesco Olivesi qui reçurent immédiatement l’appui des gens d’Istria, de la piève de Cauro et du village de Cutoli. Tous affirmèrent ne vouloir en aucun cas aller mettre le siège devant cette ville. Jean-Paul Costa et les gens du Talavo eurent beau soutenir la thèse contraire, rien n’y fit et Martino Follaci alla jusqu’à affirmer que les peuples du Sud ne considéraient pas l’élection de Théodore comme valide, car les gens de cette région n’y avaient pas participé et il en prit le comte Poggi à témoin. Le seigneur Luca laissa dire cela sans manifester la moindre réprobation et en se contentant de répéter par deux fois « oui, mes enfants, il faut marcher » (si, figlioli, bisogna marchiare). Aussi, l’auteur de cette dénonciation ne conseille-t-il rien moins que d’expédier un corps de troupe bien armé et commandé par un officier d’expérience pour s’emparer de Luca Ornano et de ses principaux partisans tels les seigneurs de Bichisà et ses parents de Cimiera. En fait, le seul véritable soutien de Théodore dans le Sud se révèle être ce fameux comte Poggi, Simonino ou Simone de son prénom. Originaire de Zicavo dans la piève de Talavo dont les farouches bergers donneront bien du fil à retordre quelques années plus tard à Maillebois, Simon Poggi dei Cittarini ne peut pas se prévaloir des mêmes origines que Michel Durazzo et encore moins de celles de Luca Ornano, il fait partie de cette race d’aventuriers issus du peuple, alors si communs en Corse, qui, comme le firent leurs pères avant eux, partirent chercher fortune ou du moins gagner leur vie loin de nos rivages en s’enrôlant dans les armées péninsulaires, métier pour lequel, à l’instar de bien des jeunes insulaires, le jeune Simon était, semble-t-il, prédisposé. Devenu officier, il était revenu en Corse quelque temps avant l’arrivée de Théodore avec pour mission de procéder à une levée pour le compte du roi des Deux-Siciles29. Les dires de Costa sont corrélés par le consul génois à Livourne, Bartolomeo Domenico Gavi, qui écrit que l’adjudant-major Devitt du régiment royal étranger au service du roi de Naples avait confié au lieutenant Poggi 400 sequins pour effectuer une levée en Corse30. Il avait depuis participé à l’attaque de San Pellegrino, mais n’entendait pas s’immiscer durablement dans les affaires insulaires. Replié en Balagne, il attendait la venue des bateaux nolisés pour l’embarquement des soldats recrutés, lorsque l’arrivée de Théodore le convainquit de demeurer en Corse et de lui offrir ses services, ce que celui-ci accepta bien volontiers. Il lui conféra le grade de colonel avec pouvoir de créer son régi28. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre non datée et non signée mais dont l’ auteur se présente comme le cousin germain de Luca Ornano. 29. Costa, op. cit., p. 227 et suivantes. 30. Lettre du consul Gavi à son autorité de tutelle en date du 27 juin 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:198 14/12/2011 09:46:21 199 LA TERRE DES SEIGNEURS ment et de nommer la plupart des officiers subalternes, ainsi que le titre de comte de la Confina, de Propriano et de Coti31. Poggi venait de partir pour le Celavo pour y former son régiment, lorsque débarqua de Livourne un major au service du roi d’Espagne qui l’accusa d’avoir détourné les 1 600 pistoles que son colonel lui avait confiées pour recruter les douze compagnies susdites. Théodore, qui n’était pas homme à s’offusquer de telles peccadilles conserva sa confiance à Poggi et le confirma dans son commandement. Cela lui attira l’ire de Luca Ornano, lequel « était rongé d’envie au spectacle des dignités dont Poggi était comblé ; il ne pouvait souffrir de le voir exercer le commandement à Talavo et moins encore de l’entendre appeler comte32 ». Ce que confirment également, avec délectation, les autorités génoises : «… ledit Luca Ornano, supportant fort mal que Simonino Poggi ait obtenu par lettre patente de Théodore un titre égal au sien, il en résulte entre eux de graves discordes au point que Luca a déclaré être prêt à s’opposer à toute initiative que voudrait prendre son concurrent et décidé ni à obéir aux ordres en provenance de Théodore ou de Costa, ni à faire mouvement, ici, contre le Prince33. Cette animosité affichée fut très vite partagée, malgré le respect apparent et la crainte certaine qu’inspiraient au nouveau comte les origines féodales de Luca et surtout sa nombreuse clientèle. Nous avons évoqué au chapitre XII les difficultés rencontrées par Simon Poggi dans le recrutement de son régiment, difficultés qui tenaient essentiellement au manque de numéraire et d’armes, mais qu’il va imputer aussi à l’hostilité de Luca Ornano et de Michele Durazzo. Lui qui, parmi les chefs du Sud, semble être le plus disposé à exécuter les ordres de Théodore en ce qui concerne le blocus d’Ajaccio, doit comme eux évoquer les mêmes raisons pour expliquer le retard dans la mise en application de cette opération, à savoir le manque d’argent pour solder les nouvelles recrues, l’absence d’armes de siège, la nécessité de rentrer les moissons. Mais bientôt, il en vient aussi à accuser ouvertement Luca d’y faire obstacle plus ou moins ouvertement : En vérité, il y a eu jusqu’à présent diverses raisons qui ont empêché les pièves de se porter au blocus d’Ajaccio, je ne parle pas de la mienne qui toujours y fut prête, l’une est la grande pénurie de munitions de guerre, l’autre la récolte des céréales, la troisième enfin est le peu d’enthousiasme du comte Ornano34. Tout cela fait que le blocus d’Ajaccio, auquel Théodore et Costa attachent tant d’importance pour son impact stratégique et comme moyen d’unir durablement les forces du Sud, sera différé de jour en jour. Ottavio Grimaldi, qui derrière ses murailles est régulièrement informé par ses espions des mouvements des rebelles, jubile et fait part de leurs dissensions 31. Costa, op. cit., p. 277 et suivantes. 32. Costa, op. cit., p. 231. 33. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. Lettre du gouvernement génois à Giovan Battista Gastaldi, son représentant à Londres, en date du 12 juillet 1736. 34. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre à Costa en date du 20 juin 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:199 14/12/2011 09:46:22 200 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE au Magistrato di Corsica. Désormais il est quasiment certain que, malgré la bonne volonté du colonel Simon Poggi, le préside ne sera pas inquiété parce que, affirme-t-il, Luca Ornano et les chefs de moindre importance, très conscients de la difficulté de l’entreprise, sont d’un sentiment contraire. Convaincu d’avoir bien mérité de la République, Ottavio Grimaldi demandera, courant août, à être relevé de sa charge et il sera effectivement remplacé le 3 octobre 1736 par Bernardo Soprani. Entre-temps les positions des rebelles se sont encore délitées, mais c’est pourtant dans ce Sud où les menaces s’amoncellent que Théodore va bientôt venir chercher refuge. Theodore_intok_cs3.indd Sec14:200 14/12/2011 09:46:22 CHAPITRE 15 La fin du rêve Pendant que les chefs du Delà-des-Monts tergiversaient et se divisaient, la situation dans le Nord s’aggravait chaque jour davantage pour les mêmes raisons. Comme le craignait Simon Fabiani, la Balagne ne tomba pas entre les mains des nationaux, ce qui était de mauvais augure pour la suite des opérations. Enfin, deux événements majeurs, l’assassinat de Simon Fabiani et la révolte d’Ignace Arrighi, contribuèrent à affaiblir définitivement le roi de Corse. La mort de Simon Fabiani Fabiani craignait en effet cette issue, quasiment inéluctable, des opérations militaires en Balagne et il était d’autant plus inquiet qu’on lui avait appris qu’étaient « parties de là-bas des lettres de feu1 ». Visait-il Sebastiano Costa ? C’est vraisemblable, car il lui était revenu aux oreilles que le grand chancelier l’aurait accusé de faire partie de ceux qui avaient cautionné la mort d’Angelo Luigi Luccioni2, lequel, convaincu de trahison avait été fusillé, comme nous l’avons vu, sans autre forme de procès à Orneto au début mai, sur ordre de Théodore. Cela l’était d’autant plus que Costa aurait pu essayer, ce faisant, de détourner les soupçons pesant sur lui comme l’en prévenait encore, le 8 juillet depuis Sartène, Antonio Maria Ortoli, le beau-frère de Michele Durazzo Fozzano : Je voudrais encore vous dire de bien veiller à votre sécurité, car circule dans la ville des bruits véhiculés par les Génois et selon lesquels on étudierait le moyen de vous faire occire par les parents de Luccioni en imputant la mort de ce dernier à V.E.3. Les rumeurs de cette nature peuvent se révéler fatales dans un pays où la vengeance participe d’un code de l’honneur s’imposant à tous, aux particuliers comme aux familles. Souvent, Gênes en joua savamment pour se débarrasser d’opposants particulièrement gênants comme ce sera bientôt le cas pour Jean1. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre de Fabiani au roi en date du 12 juillet 1736. 2. Ibidem. 3. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Lettre d’ Antonio Maria Ortoli à Sebastiano Costa. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:201 14/12/2011 09:46:22 202 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Pierre Gaffori. Pour l’instant c’est l’heure de Simon Fabiani qui sonne à l’horloge de la vendetta Luccioni et de la vindicte génoise. Le danger, en ce moment crucial, était d’autant plus mortel que les Luccioni avaient beaucoup d’alliés en Castagniccia d’où ils étaient originaires. Simon Fabiani, croyant les avoir convaincus de son innocence, avait invité plusieurs de leurs parents à sa table lors de sa halte chez sa belle-famille, puis les avait conviés à l’accompagner à Piedicroce où il avait convoqué une assemblée générale de la piève4. C’était compter sans la haine de Génois qui s’étaient assurés des services de quelques-uns d’entre eux originaires de Casinca et particulièrement d’un sicaire à la sinistre réputation, Giacinto Petrignani de Venzolasca. Relativement rassuré, malgré les avis d’avoir à se méfier émanant de Giafferi et de Costa – du moins si l’on en croit ce dernier5 – Simon Fabiani quitta la Stazzona d’Orezza, le 15 juillet à l’aube6 pour se rendre à Piedicroce. Après une halte vers midi pour un rapide repas pris aux Piazzole, il poursuivit son chemin et, non loin de ce village, près de la ferrière, il tomba dans l’embuscade que lui avaient tendue Petrignani et six autres Casincais. Atteint par trois coups d’arquebuse partis du maquis, il tomba de son cheval grièvement blessé et mourut peu de temps après. « Cela est un grand coup pour la République et une source de grands désordres pour Théodore », analyse sobrement D’Angelo7, qui ajoute que le meurtrier est venu à Bastia pour y mettre son fils en bas âge en sécurité, puis est reparti par mer en direction de la Casinca. On ne saurait mieux dénoncer la responsabilité de Gênes dans cette affaire. Mais, dans le camp de Théodore, où règne la consternation, des voix s’élèvent pour dénoncer des complicités. Sebastiano Costa qui sait que des soupçons pèsent sur lui manifeste ostensiblement une grande douleur et s’empresse de mettre en accusation le piévan Aitelli, le fervent partisan de Giacinto Paoli, et de faire remarquer que tout le royaume pleure la mort de Fabiani « à l’exclusion du Rostino qui témoigna d’une indifférence inhumaine ». Il faut toutefois mettre à son crédit que cette tragédie ne profite guère au grand chancelier dans la mesure où la disparition de Simon Fabiani conforte surtout les positions de Giacinto Paoli, son principal adversaire dans le domaine des opérations militaires. Aussi Costa aura finalement beau jeu d’accréditer la version de la culpabilité d’Aitelli. Ainsi, le 18 juillet 1736, le correspondant anonyme du comte de Rivera confirme, depuis Bastia8, que le colonel Fabiani, un des principaux lieutenants de Théodore a été tué par un Corse mécontent manipulé par l’abbé Aitelli, vieil ennemi juré du docteur Costa, dont Fabiani était proche. Le même correspondant avait cependant été plus explicite le jour précédent, répercutant, apparemment sans faire la part du vrai et du faux, 4. Costa, op. cit., p. 435-440. 5. Ibidem, p. 433. 6. Lettre de D’Angelo à Maurepas en date du 16 juillet. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 7. Ibidem. 8. A.S.T., Lettere ministri, Genova, 15. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:202 14/12/2011 09:46:22 LA FIN DU RÊVE 203 Caricature de Luiggi Giafferi. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:203 14/12/2011 09:46:22 204 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE les rumeurs circulant dans Bastia. D’après lui, les parents de Luccioni n’avaient jamais oublié l’affront qui lui avait été fait en laissant sa dépouille exposée sur la voie publique une journée entière. Tous avaient à cœur de le venger, spécialement Giacinto Petrignani de la Venzolasca à qui par deux fois Luccioni avait sauvé la vie alors qu’on voulait le passer par les armes, mais aussi d’autres conjurés d’Orezza, habitants d’Oreto et cousins plus ou moins proches du supplicié. Sebastiano Costa n’étant pas tombé dans le traquenard qu’ils lui avaient tendu, ils se rabattirent sur Simon Fabiani 9. Si par-delà la douleur affichée par le plus grand nombre, la disparition de Fabiani a pu réjouir en leur for intérieur certains de ses rivaux, il n’en est pas moins certain que Gênes a trempé dans ce meurtre car ses auteurs sont bien allés à Bastia réclamer le prix du sang. Leur forfait accompli, Giacinto Petrignani et ses séides ont fait plusieurs séjours dans la capitale insulaire 10. Le 26 août, Paolo Battista Rivarola, dans une longue lettre au Magistrato di Corsica, s’attarde sur leur cas11. Il déplore que, depuis qu’ils ont réussi leur coup à l’entière satisfaction de tous, les sept meurtriers de Fabiani aient oublié leur intention de poursuivre leurs vendettas avec l’aide de leurs partisans. Il avait été convenu, rappelle-t-il, d’accorder une pension de 50 lires mensuelles à deux d’entre eux et d’inscrire les autres sur un rôle. Jusqu’à présent ces derniers s’étaient tenus tranquilles, mais maintenant ils exigent la même récompense pour tous. Cette prétention indigne le commissaire général qui s’en remet cependant à la sagesse de ses supérieurs. Il appert aussi clairement, à la lecture de ce document, qu’en cette fin d’été 1736, Gênes continue à ourdir des projets d’assassinat contre les chefs rebelles12. Mais ceux-ci, apparemment, ne s’en inquiètent guère. Au lieu de les inciter à faire bloc derrière le roi, cette menace – pas plus que la détérioration de la situation militaire – ne leur fait oublier leurs rivalités et leurs intérêts personnels et le même correspondant bastiais du comte Rivera de constater ; « qu’une grande dissension oppose les chefs du parti rebelle, tant pour ce qui concerne le commandement que chacun revendique que pour le partage des biens confisqués ou provenant du saccage de pauvres villages ». En fait, entre satisfaction d’intérêts privés, arrière-pensées politiques, jalousies et révolte ouverte contre le roi, il n’y a qu’un pas que va bientôt franchir Ignazio Arrighi. 9. Ibidem. 10. Comme en témoignent, entre autres documents, la relation, citée précédemment, du correspondant bastiais du comte de Rivera et une lettre du commissaire général Rivarola au Magistrato di Corsica en date du 31 juillet. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 11. A.S.G., Archivio segreto, filza 2028. 12. Outre Simon Fabiani, en ce mois de juillet 1736, Antonio Morazzani de Talao est également tombé sous les balles de sicaires à la solde de Gênes. D’après Ambrogio Rossi c’était Antonio Colonna qui était visé et, toujours d’après le même auteur, Saverio Matra aurait échappé à un attentat. In A. Rossi, op. cit., p. 204. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:204 14/12/2011 09:46:24 205 LA FIN DU RÊVE Ignazio Arrighi et le guet-apens cortenais Ignazio Arrighi13 vit le jour à Corte vers 1700, dans une des principales familles de la cité. Fuyant encore adolescent un avenir qui, dans cette ville, s’annonçait terne du fait de son maigre patrimoine, il rejoignit à Venise son frère le R.P. Antoine Arrighi, futur professeur de droit canon à l’université de Padoue. Après une expérience décevante dans les armées de la Sérénissime, il passa en Piémont où le roi de Sardaigne lui accorda un brevet de lieutenant. Au début de l’année 1733, de retour à Corte pour y régler des affaires familiales, il fut dénoncé comme rebelle par ses ennemis du clan Adriani, arrêté et incarcéré à Bastia pendant un mois. Le soulèvement du Rostino lui donna bientôt l’occasion de venger cet affront ; rassemblant ses parents et ses amis il va, par une action concertée avec Castineta et ses hommes, se rendre maître de Corte. Après avoir en représailles brûlé une douzaine de maisons du parti Adriani dont une cinquantaine de membres se réfugieront à Bastia14, il mit le siège devant le château qui capitula le 5 avril. Aussitôt après, Arrighi se dirigea vers le Campoloro et le Moriani pour y réprimer des menées pro-génoises et, le 18 avril, la consulta de Saint-Antoine de la Casabianca consacra sa renommée naissante en l’élisant lieutenant général. Dès lors, il sera sur tous les fronts pour mobiliser les énergies contre Gênes, mais, à vrai dire, sans grand succès. On le retrouve ainsi aux côtés de Simon Fabiani, à la consulte d’Aregno, le 9 mai 1734, essayant vainement de convaincre les Balanins de rejoindre la révolte. Lui-même, au demeurant fort ombrageux, fut souvent à l’origine de conflits de personnes et de l’indiscipline qui minaient le mouvement national. Au début de 1735, on le voit s’opposer ouvertement dans le Cortenais à Giacinto Paoli qui durant la dernière année avait eu fréquemment à se plaindre de son attitude15. La déconvenue de San Pellegrino semblait sonner le glas des espérances nationales lorsqu’au mois de mars 1736 Théodore de Neuhoff débarqua à Aleria. Ignazio Arrighi, comme nous l’avons vu, ne fut jamais un chaud partisan du futur souverain. Les pro-génois avaient même pendant un certain temps fait courir le bruit d’une franche opposition de sa part. Même si cela n’est pas avéré, il n’en est pas moins vrai que dans la réunion ayant précédé l’élection, il fut un des rares parmi les chefs rassemblés à émettre quelques réserves, vite balayées par Costa et par Sebastiano Ceccaldi. Par la suite, il sembla rentrer dans le rang et fit, comme les autres, acte d’allégeance au nouveau roi, lequel, bien que conscient de ses réti13. Antoine Laurent Serpentini, Arrighi Ignazio, in Dictionnaire historique de la Corse, op. cit., p. 74-75. 14. Ignazio Arrighi poursuivra toujours les Adriani de sa haine. Ainsi, le 8 mai 1736, nous conte le correspondant bastiais du comte de Rivera, arriva à Bastia le piévan Adriani qui avait été sommé par les mécontents (les rebelles) d’avoir à retourner à Corte dans les deux jours avec son frère Gio. Francesco qui s’était réfugié à Bastia où il bénéficiait d’une pension du gouvernement génois. Il avait été averti qu’au cas où il ne ramènerait pas son frère avec lui il serait dorénavant interdit de séjour dans sa ville natale et leurs biens seraient confisqués.A.S.T., Lettere ministri, Genova 15. 15. Costa, op. cit., t. 1, cf. notamment p. 747 et suivantes. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:205 14/12/2011 09:46:24 206 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE cences, en habile meneur d’hommes qu’il était, le combla d’honneurs. Il le fit comte, le confirma dans sa charge de lieutenant général et lui confia, entre autres responsabilités, le co-commandement du camp de Furiani, avec mission de maintenir le blocus devant Bastia. C’est là que nous le retrouvons au mois de juin, d’où, par une lettre en date du 24, il fait part au roi avec sa rudesse habituelle des difficultés qu’il rencontre dans l’exercice de son commandement : « Ce camp réduit au minimum nous offre peu d’occasions d’inquiéter l’ennemi. De même celui de Saint-Florent fait son devoir mais devra un jour lever le siège par manque de munitions » et de poursuivre : Si j’avais eu suffisamment de gens j’aurais pu enlever les récoltes des rebelles de Bastia, mais avec ceux dont je dispose, à savoir moins de cent soixante, je ne peux à la fois garder étroitement la cité et faire la récolte des céréales16. Fort de l’expérience bastiaise, Ignazio conseille fermement au roi de refuser l’aventure balanine, où veut l’entraîner Fabiani, si toutes les conditions de réussite ne sont point réunies : Que V.M. agisse avec la plus grande prudence dans l’affaire de Calenzana, et si elle n’a pas à sa disposition les forces nécessaires qu’elle patiente jusqu’au moment où elle pourra en disposer et les choses alors iront bien17. Malheureusement Théodore n’a tenu aucun compte de ses conseils et pas davantage des avertissements de Sebastiano Costa. Entraîné par l’enthousiasme de Simon Fabiani, il a pénétré en Balagne mais il n’a pas pu briser la résistance des Calenzanais. Dès lors, comme nous l’avons vu, les opérations militaires s’enlisèrent et l’assassinat de Fabiani vint porter un coup mortel au moral des nationaux. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’affaire de Corte. Sebastiano Costa, qui n’aimait pas Arrighi – mais aima-t-il jamais quelqu’un qui aurait pu s’interposer entre lui et Théodore – affirme que le commissaire général Rivarola enhardi par l’élimination de Fabiani s’ingénia à affaiblir le camp de Furiani « en gagnant secrètement Arrighi, déjà dégoûté du Roi par les insinuations et les médisances de Raffaelli, de Buttafoco et d’autres et plus encore par l’absence des subsides et secours espérés du continent18 ». Il s’appliqua aussi, d’après les mêmes sources, à susciter complots et tentatives d’enlèvement ou d’assassinat contre la personne de Théodore. Ce dernier, mis au courant de ces manœuvres et désireux de s’emparer de Calenzana, voulut rappeler Arrighi et ses gens auprès de lui et lui ordonna de laisser le commandement du camp de Furiani à Castineta. Mais le lieutenant général au lieu d’obéir prit le chemin de Corte avec ses fidèles. À la cour, on se perdit en conjectures sur ses intentions. Était-il remonté sur Corte pour renforcer ses troupes avant de les conduire en Balagne ou bien, comme la rumeur commençait à se répandre avec le temps qui passait, manifes16. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica . 17. Ibidem. 18. Costa, op. cit., p. 453. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:206 14/12/2011 09:46:25 207 LA FIN DU RÊVE tait-il ainsi une prudente réserve, laquelle d’ailleurs commençait à gagner tout le camp national. C’est l’époque, souvenons-nous où Castineta avait dégarni le camp de Furiani, ce qui avait incité Rivarola à l’attaquer et à ruiner ce village. Mais le commissaire général n’entendait pas s’arrêter en si bon chemin, pendant que ses troupes reprenaient l’initiative dans le Nebbio, il renforça la garnison de Calvi et conforta le parti génois en Balagne en gagnant à sa cause quatre des principaux du pays : le docteur Giovan Tomaso Giuliani, que Théodore avait fait comte, le père Maestro Franceschi de Belgodere, Anton Marco Malaspina de Speloncato et Anton Marco Tortora de Cassano. Ces derniers, à défaut de s’emparer de Théodore comme ils en avaient fait la promesse à Rivarola19, s’évertuèrent à semer la crainte et le doute dans l’état-major royal20. Ils y parvinrent si bien que les événements militaires aidant, à savoir la prise de Furiani, la résistance victorieuse de Calenzana et les renforts reçus par le commissaire de Calvi, le découragement s’installa dans le camp de Théodore à un point tel que tous les lieutenants n’eurent bientôt de cesse que d’abandonner Montemaggiore quasiment encerclé et de fuir le piège balanin avec ou sans l’accord du souverain. Malgré ses réticences le roi, qui entre-temps, lors d’une halte à Muro, avait eu la preuve que Giuliani et ses affidés avaient entraîné derrière eux une grande partie des Balanins à la fois déçus de ne jamais voir arriver les secours promis et effrayés par les menaces de représailles génoises, se résolut enfin à les suivre21. Il dut même par prudence quitter le couvent de Speloncato en pleine nuit, entouré d’une faible escorte composée de la compagnie des soldats étrangers réduite à sa plus simple expression et d’un escadron de quelque soixante-dix soldats de Delàdes-Monts22 conduits par le colonel Simon Poggi, le fidèle entre les fidèles, qui seul avait répondu à son appel. Sans faire halte, on arriva au lever du jour à Caccia où se trouvaient encore Giacinto Paoli et les siens. Théodore fit bonne figure à ceux qui l’avaient abandonné et il envisageait même de prendre avec eux le chemin du Rostino quand les colonels Cervoni et Natali sollicitèrent un entretien particulier et lui apprirent que le capitaine Capponi et Morachini, autre fidèle de Paoli, s’apprêtaient à lui tendre une embuscade dans cette piève et ils lui conseillèrent en conséquence d’emprunter plutôt la route d’Omessa, ce que fit le roi non sans avoir auparavant abreuvé Paoli de reproches. Ce dernier, suivi de tous les autres chefs, continua imperturbablement son chemin en direction du Rostino23. 19. Si l’on en croit Sebastiano Costa, op. cit., p. 461. 20. Ibidem. 21. Costa, op. cit., p. 479. Rostini soutient une autre version : s’il confirme la défiance grandissante des chefs balanins à l’égard de Théodore, il ne met pas en doute leur attachement à la cause nationale, Rostini, op. cit., t. 2, p. 129. 22. Costa, op. cit., p. 481. 23. Ibidem, p. 485. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:207 14/12/2011 09:46:25 208 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Théodore espérait que Jean-Pierre Gaffori, qu’il avait convoqué, viendrait le rejoindre à Omessa. Mais ce dernier multipliait les réunions avec Ignazio Arrighi, Antonio Buttafoco et Marco Aurelio Raffaelli dans le but d’écarter, du moins provisoirement, Théodore du pouvoir et de l’astreindre à résidence dans une piève de leur choix24. Après une journée passée à Omessa dont l’accueil le réconforta25, le roi, qui ignorait ces complots, prit la décision de se rendre à Corte où le traitement qu’on lui réserva fut tout autre. Dans une lettre adressée à Costa et rédigée en deux temps, les 19 et 20 juillet26, Théodore avoue son désarroi face à la situation dans laquelle il s’est inconsidérément fourvoyé. Il confirme que quasiment tout le monde l’a abandonné au pont du Rostino et réclame aide et assistance immédiate « de gens fidèles, car sans cela la nation pourra s’attribuer le mérite et la renommée d’avoir massacré son roi et père » et il poursuit : Ici nul n’est venu à ma rencontre à part le comte Gaffori qui m’a conduit en ce couvent de Saint François, quant au comte Arrighi, il est en ville mais ne se montre pas, enfin le pays me semble aller sens dessus dessous. Vous feriez bien de persuader le comte Giafferi de venir avec vous me rejoindre avec un grand renfort de gens sûrs et de là nous passerons ensuite en Balagne pour secourir nos fidèles et châtier les infâmes qui voulaient me livrer mort ou vif à l’ennemi. Il réclame également la venue des troupes de Giovan Vincenzo Garelli, de Ciavaldini et du capitaine Pietri, bref de tous ceux sur qui il pense pouvoir encore compter. Le ton, très pressant, laisse transpirer l’angoisse qui l’étreint et il est vrai qu’il vit sans doute là l’un des épisodes les plus dangereux de son court règne. Arrivé aux portes de Corte, effectivement, seul Giovan Pietro Gaffori se présenta à lui et, fort embarrassé, lui conseilla d’aller se loger au couvent Saint-François plutôt que de s’aventurer dans la ville tenue par Arrighi. C’est donc dans ce couvent accroché à la colline au-dessus du confluent de la Restonica et du Tavignano qui le sépare du château dominant la ville, que Théodore, dépité et inquiet, va consentir à s’installer. Bientôt il enverra Giovan Battista Cervoni convier Ignazio Arrighi à venir le rejoindre, mais ce dernier après une première tentative infructueuse signifiera froidement au messager royal qu’il ne connaît ni roi ni souverain et que Théodore ferait aussi bien de quitter rapidement la place. Conseil que réitérera, avec plus de diplomatie et au nom de la prudence, Jean-Pierre Gaffori auprès de qui le roi se plaignait de l’insolence de son concitoyen. 24. Rostini évoque du bout des lèvres ces tractations, mais Costa est bien plus explicite, et suggère clairement qu’il y a bien eu collusion entre ces divers personnages, Costa, op. cit., p. 497. 25. Si l’on suit Costa, op. cit., p. 487. 26. A.S.T., Negoziazioni politiche, Corsica, Ultima addizione, Inserto II, Carte diverse relative al regno di Teodoro di Neuhoff. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:208 14/12/2011 09:46:25 209 LA FIN DU RÊVE Vue de la ville de Corte prise du côté du levant. La situation s’envenima vraiment quand, du camp royal, on envoya un détachement de soldats pour se procurer du pain en ville. En passant devant la maison Arrighi, ils furent accueillis par une décharge de mousqueterie qui en tua quatre et en jeta deux autres à terre, blessés27. À cette nouvelle, le roi, furieux, reprit courage et organisa la défense du couvent. On perça des meurtrières dans les murs du jardin et à partir de là, on tira sur les Cortenais qui se hasardaient sur les berges de la Restonica. C’est ainsi que quelques femmes accourues pour faire provision d’eau furent tuées ou blessées. Les partisans d’Arrighi ripostèrent en force et l’on se canarda ainsi de part et d’autre du pont jusqu’au moment où Théodore, à la tête du détachement de Simon Poggi et de ses gardes du corps étrangers, décida, non sans panache, de passer à l’attaque tandis que les hommes de Cervoni et de Natali prenaient les insurgés à revers après avoir traversé discrètement la rivière à la nage. Ceux-ci refluèrent alors rapidement et Ignazio Arrighi, craignant d’être encerclé, abandonna sa maison et, suivi de quelques fidèles, prit précipitamment la route de Vico, village où il avait des parents. Les vainqueurs purent ainsi pénétrer en ville et leurs chefs ne furent pas les derniers à se livrer au pillage des maisons du clan Arrighi qui furent livrées aux flammes, jusqu’à ce que le roi, excédé, ne fasse cesser ces exactions et, à la demande de Gaffori, n’accorde le pardon aux proches parents du chef vaincu. 27. Costa, op. cit., p. 489. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:209 14/12/2011 09:46:25 210 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Ignazio Arrighi, retiré à Vico, semblait avoir tout perdu, mais contrairement aux assertions de Rostini qui affirme qu’il ne fit plus parler de lui jusqu’à l’arrivée des Français28, on va bientôt le retrouver sur d’autres champs d’opérations. Une atmosphère de fin de règne Théodore sortit donc vainqueur de ce traquenard cortenais et l’arrivée de renforts emmenés par Castineta et Pierre Ortali, bientôt suivis par les hommes de l’Alesani et du Bozio, le rassérénèrent provisoirement. Cela d’autant plus que Paoli, jusqu’alors resté dans l’expectative dans l’attente du dénouement de la crise, le rejoignit le jour d’après, escorté par une soixantaine de fusiliers au prétexte de lui porter secours, ce que le roi, en fin politique, feignit de croire29. Cependant, malgré sa conclusion heureuse, cet épisode signe bien le début de la fin du règne, car partout les peuples, épuisés et excédés par cette longue attente de secours qui ne viendront jamais, se détournent de plus en plus du roi. Le succès de L’Île-Rousse au début du mois d’août, d’ailleurs plus imputable à l’incurie des troupes génoises et de leurs officiers qu’à l’action des nationaux, ne parvint pas à améliorer durablement l’image de Théodore et le roi devra désormais faire face à l’animosité de plus en plus affichée de ses sujets. De retour en Tavagna après avoir pendant un temps envisagé de passer en Balagne ou en Orezza pour venger Simon Fabiani – ce dont Giacinto Paoli qui reprenait le chemin de sa piève natale réussit finalement à le dissuader – Théodore, qui sentait son trône vaciller, s’efforça de raviver les fidélités. Il créa de nouveaux comtes, fit marquis les deux généraux et Sebastiano Costa et attribua à tous de vastes domaines30. Ce qui d’ailleurs ne lui coûtait rien car les terres et les biens ainsi concédés étaient toujours aux mains des Génois. Il créa aussi un « ordre de la Clef d’or », qui dans son esprit préfigurait sans doute celui de la Délivrance qu’il allait instituer bientôt à Sartène et multiplia les titres de chevalier du premier et du second ordre, aussi illusoires les uns que les autres, mais qui flattaient incontestablement l’ego des bénéficiaires, dans un pays où, en l’absence d’une noblesse locale agréée par la Dominante, on avait soif de reconnaissance sociale. Seuls les chefs du Rostino et de la Casinca se montrèrent peu sensibles à cet honneur et ceux de cette dernière piève firent répondre au roi que le meilleur moyen de rallier le plus grand nombre à sa personne était d’éloigner le grand chancelier, ce à quoi le souverain ne voulut en aucun cas consentir31. Cependant, toujours dans le but de s’assurer de nouvelles adhésions et de renforcer son pouvoir, il résolut 28. Rostini, op. cit., t. 2, p. 137. 29. Costa, op. cit., p. 503. 30. Ibidem, p. 537 et suivantes. 31. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:210 14/12/2011 09:46:29 211 LA FIN DU RÊVE enfin (comme d’ailleurs le prévoyait l’article VI de la constitution), d’élire une Diète générale du royaume. En fait, les 24 membres furent désignés par lui-même, assisté de Giafferi et de Costa et la liste définitive fut ensuite transmise pour acceptation à Giacinto Paoli. Malgré cette attention, celui-ci ne désarma pas et se garda de sortir du Rostino. C’est donc sans lui et en abandonnant, du moins provisoirement, ses projets de vengeance que le roi s’engagea dans une ultime marche, au résultat incertain qui, de piève en piève, devait le conduire aux abords de Bastia et qui se termina fort banalement au couvent des Capucins, près de Linguizzetta dans la piève de Verde. C’est là, sans doute, en ce chaud et languissant mois d’août, que Théodore connut, du moins en apparence, ses derniers jours de gloire en réalité contrariés par de sombres craintes. La victoire de Michele Durazzo Fozzano sur ses concitoyens de Fozzano révoltés lui apporta vraisemblablement du baume au cœur, et bien plus encore sa venue au couvent pour lui rendre hommage. Mais les nouvelles qui parvenaient des montagnes du Deçà-des-Monts étaient de plus en plus menaçantes. Paoli dans le Rostini, les Grazietti depuis Vezzani, Marco Aurelio Raffaelli qui ne désarmait pas et d’autres encore contrariaient la réunion de la Diète dont seulement huit membres parmi les 24 élus avaient rejoint la cour. Pire encore, le bruit courait que ces mêmes chefs s’étaient mis en tête de réunir une consulte pour imposer des limites au pouvoir du roi, pour l’astreindre à résidence jusqu’à l’arrivée des secours qu’il promettait en vain depuis si longtemps et pour chasser le grand chancelier et le comte Simon Poggi, ses plus fermes soutiens. Dans une lettre au Sénat en date du 31 août, Paolo Battista Rivarola confirme ces rumeurs et affirme que « les jours précédents s’était tenue une consulte au couvent de SaintAntoine de Casinca à l’initiative de Giacinto Paoli et de ses collègues et qu’il y avait été décidé d’intimer à Théodore l’ordre de choisir une piève à sa convenance et de ne plus en sortir durant tout le mois de septembre, terme ultime qui lui était accordé pour l’arrivée des secours maritimes promis, espérance dont se repaissait encore la mauvaise inclinaison des peuples32 ». Costa prétend d’ailleurs avoir eu en main le texte de ces délibérations et l’avoir transmis au roi, qui à sa lecture resta de marbre33. En réalité ces nouvelles firent que Théodore, qui avait dans un premier temps envisagé de se rendre à Corte, puis arrivé à mi-chemin choisi de répondre à la demande de secours émanant de Balagne, décida finalement de demander l’hospitalité au marquis Matra dans le village du même nom. De Matra, il passa à Tox le 28 août 173634. C’est là qu’il manifesta le désir de se rendre pour quelques jours dans le Fiumorbo, au prétexte d’y régler quelques problèmes d’intendance35. Ne tenant aucun compte des supplications de Giafferi, lequel craignait, à juste titre, que sa véritable destination ne soit le Delà-des-Monts, Théodore se mit en 32. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 33. Costa, op. cit., p. 595. 34. D’après la chronologie établie par Renée Luciani, Costa, op. cit., p. 618. 35. Costa, op. cit., p. 601. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:211 14/12/2011 09:46:29 212 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE route en compagnie de Sebastiano Costa et de Michele Durazzo Fozzano et vint trouver le gîte à Migliacciaro, où il entendait séjourner quelques jours, le temps de prévenir de son arrivée ses contacts dans le Sud. Devant le refus des populations de la région de nourrir une si nombreuse troupe pendant si longtemps, on décida de précipiter le mouvement et de prendre immédiatement le chemin du Delà-desMonts en ne mettant dans le secret, outre Costa, Michele Durazzo Fozzano et Simon Poggi, que des gens du Sud, tels le colonel Panzani et le capitaine Susini, deux des principaux de la Rocca qui faisaient aussi partie de l’escorte royale. Suivi principalement par les sudistes, il fit donc immédiatement route vers Porto-Vecchio où il arriva le 1er septembre36. Cambiagi nous le décrit se promenant pendant de longues heures sur le rivage et scrutant ostensiblement le large à l’aide d’une longue-vue de façon, dit-il, à laisser entendre que les secours promis étaient sur le point d’arriver37. Théodore, bien entendu, savait qu’il n’en serait rien et trouvant la bourgade en ruine, il prit, trois jours après, la direction de Sartène où, selon les assurances données par Durazzo Fozzano, il était sûr de trouver un accueil bienveillant, ce qui fut d’ailleurs le cas. Mais comment en était-on arrivé là ? En fait le peuple corse et ses chefs avaient, au fil des mois, perdu confiance dans ce roi qu’ils s’étaient donné, et ce pour deux raisons principales. Tout d’abord pour ne pas céder au découragement qui gagnait leur camp au début de 1736 lorsque tout allait mal, et ensuite parce qu’ils espéraient de lui des renforts suffisants pour s’imposer face à Gênes. Théodore en avait fait la promesse. Mais ces secours tardaient à venir et leur arrivée sans cesse différée, pour des raisons spécieuses avancées par le roi, semait le doute parmi les nationaux taraudés par les privations que leur imposaient le blocus génois et les mauvaises récoltes locales et, tout à la fois, inquiétait et exaspérait leurs chefs. Il était fatal aussi que, le pouvoir du roi se délitant au fur et à mesure que s’enlisait la situation militaire, le jeu des factions reprenne de plus belle, attisé en sous-main par les Génois. Il n’est que de lire les correspondances diplomatiques pour se rendre compte que la situation délicate dans laquelle se trouvait Théodore en ce début du mois de septembre 1736 ne pouvait aller qu’en empirant. Dès le départ, les rumeurs les plus folles circulent dans la métropole génoise. Le consul de France à Gênes, Coutlet, les transmet complaisamment au ministère, avec toutefois les précautions d’usage. Ainsi, trois jours après l’assassinat de Simon Fabiani, le 18 juillet, il écrit à Maurepas que l’« on fait courir icy de grandes nouvelles de Corse. On prétend que les rebelles commencent à vaciller sur la fidélité qu’ils ont jurée au baron de Neuhoff, voulant même qu’ils le tiennent actuellement séquestré en quelque endroit, mais c’est à quoi personne n’ajoute foi38 ». 36. Renée Luciani, ibidem. 37. Cambiagi, op. cit., t. 3, p. 108. 38. Paris, A. N, série AE-B1-576. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:212 14/12/2011 09:46:29 213 LA FIN DU RÊVE De la même veine, à propos des opérations militaires génoises avortées en Balagne : Comme on avoit expédié de Bastia une galère et deux barques chargées de troupes pour Calvi […] et que le vent forcé a obligé le tout de relâcher à Livourne on veut que cela soit arrivé par l’art magique de l’usurpateur Theodore dans lequel on assure qu’il est fort expérimenté ; c’est du moins ce que le même peuple croit très fermement39. Au vrai Coutlet s’amuse de la réputation de magicien de Théodore. Il est bien plus attentif à toutes les informations accréditant la détérioration de la situation politique du roi. Le 1er août, dans une lettre à Maurepas, il revient sur cette question. Il dément que le souverain ait été soumis à résidence, mais insiste sur les périls qui le menacent. Selon les dires de D’Angelo, la mort de Fabiani occupe tous les esprits et constitue un succès à mettre incontestablement à l’actif de Gênes, surtout si les chefs rebelles commencent à se diviser et cela d’autant plus que les insulaires sont fort mécontents des monnaies de cuivre que Théodore a mis en circulation avec les difficultés que l’on sait. Il ajoute que si le roi ne reçoit pas bientôt les secours « dont il les avoit flattés, il ne manquera pas d’être exposé à de grands embarras40 ». Il laisse également entendre que les dagues des sicaires génois le menacent maintenant plus sérieusement que jamais : Il semble que toute l’espérance de ces Messieurs (les sénateurs) est présentement qu’il (Théodore) ne tardera pas avoir le même sort que Fabiani41. Dès le 8 août, le correspondant à Bastia du comte Balbo Simeone de Rivera, ambassadeur du roi de Sardaigne auprès de la Sérénissime République, signale que Théodore ne commande plus42 et, depuis Gênes, il se fait l’écho des rumeurs les plus invraisemblables. Ainsi la junte de Corse aurait discuté de l’opportunité d’accorder 4 000 génovines à quelques officiers corses dont certains avaient commandé lors des premiers tumultes et d’autres étaient chefs des rebelles actuels, mais qui depuis étaient sortis de l’île, étaient passés au service des Vénitiens et se trouvaient présentement à Livourne. Ceux-ci, affirme de Rivera, par l’entremise et avec la caution du chanoine Franceschi, bénéficier de la collégiale de Livourne, ont proposé à la République de constituer sous sa bannière un corps de 5 000 à 6 000 Corses capable d’intervenir contre toutes les communautés et habitants révoltés dans l’île jusqu’à leur totale soumission. Le chanoine Franceschi s’engage à rembourser la somme de 50 000 lires que lesdits chefs demandent par son intermédiaire pour effectuer la levée des 5 000 ou 6 000 hommes. Outre les garanties données par le chanoine, les chefs livreront comme otages, entre les mains du Commissaire général à Bastia, qui leur femmes, qui leurs enfants et d’autres leurs frères. Ils demandent les armes nécessaires pour équiper 39. Coutlet, ibidem. 40. Coutlet à Maurepas, Gênes, le 1er août 1736. Paris, A. N, série AE-B1-576. 41. Coutlet, ibidem. 42. A.S.T., Lettere ministri, Genova 15. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:213 14/12/2011 09:46:29 214 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE ces hommes, des patentes de colonels, de lieutenants-colonels et de majors, l’assurance d’une demi-paye pour l’instant et ensuite la paye entière leur vie durant après qu’ils auront vaincu et réduit la Corse à l’antique obéissance. Pour l’instant, conclut le consul piémontais, la décision de la junte de faire parvenir les 4 000 génovines à Livourne n’a pas été suivie d’effet, car elle n’a pas été approuvée par les nouveaux « coadjuteurs » qui ont en charge les affaires de Corse43. Tout aussi méfiant que ses supérieurs – pour autant que l’épisode ci-dessus relaté soit fondé – Paolo Battista Rivarola traite avec mépris et désinvolture les propositions de ralliement qui, d’après lui, se multiplient en Corse durant le mois d’octobre : Maintenant il me parvient continuellement des offres des différents partis : qui propose d’éliminer les chefs et qui met en avant 300 hommes pour soumettre la Corse en peu de temps44. Par ailleurs il entend faire payer leur révolte à la Balagne et au Nebbio qui implorent le pardon de la République et il multiplie et les conditions draconiennes et les exclusions45. Toujours depuis Bastia, le consul D’Angelo souffle le chaud et le froid. Fin août, il annonce à Versailles que Théodore à reçu 8 000 piastres d’or de passagers débarqués en Balagne46, ce qui apparemment est une information erronée, car les ennuis d’argent de ce dernier sont toujours aussi pressants et vont contribuer à précipiter son départ vers le Delà-des-Monts. Par contre, le 1er septembre, il précise lui aussi que « le résultat de la Diète tenue par les rebelles a été qu’ils donnaient jusqu’à la fin octobre le temps à Théodore de faire venir les secours dont il les a assurés et qu’après ce temps ils le priveraient de l’autorité qu’ils lui ont confiée ». Il ajoute cependant : « Mais on pense que cette décision n’a été publiée que pour mieux tromper les Génois et avoir le temps de se précautionner47. » 43. Ibidem. Gênes, le 4 août 1736, lettre de Balbo Simeone de Rivera à son ministère. 44. Lettre au Sénat en date du 31 octobre. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 45. Lettre de Paolo Battista Rivarola au Sénat. Ibidem. 46. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 47. D’Angelo, ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec15:214 14/12/2011 09:46:29 CHAPITRE 16 Théodore en terre féodale Sartène, dernière étape insulaire d’un roi gyrovague C’est dans ce contexte que Théodore et sa suite arrivèrent à Sartène le 8 septembre, jour de la célébration de la nativité de la Vierge. L’accueil de la ville, un moment incertain, fut finalement très chaleureux et le persuada que son choix était le bon et qu’il allait trouver dans ce Sud, au fond si mal connu, les moyens de rebondir. Les seize principaux notables de Sartène vinrent à sa rencontre, lui rendirent hommage et l’assurèrent de la fidélité de la cité dont les habitants pendant deux jours multiplièrent les témoignages d’attachement à sa personne1. Mais, première ombre au tableau, Luca Ornano ne se manifesta que le troisième jour et entra dans la cité suivi d’une escorte impressionnante de 500 fantassins encadrant de très nombreux cavaliers parmi lesquels l’on reconnaissait non seulement les principaux des pièves d’Ornano, Cauro et Istria, régions qui étaient le berceau de sa nombreuse parentèle et la source de son pouvoir, mais aussi ceux du Talavo et du Celavo, conduits par le général François Peretti et tous apparemment à la dévotion du chef féodal2. L’ordre de la Délivrance fut-il institué en ces jours d’effervescence lorsque tout pouvait sembler encore possible, c’est-à-dire vers le 10 ou le 11 septembre, date que nous retenons, ou bien le 16 de ce mois comme l’affirme Cambiagi ? L’écart, il est vrai, est minime3. Il est étonnant pourtant que Costa n’évoque pas clairement cet événement. Il parle uniquement de la création, le 9 septembre de douze chevaliers pour honorer la ville de Sartène, et de la nomination en cascade de comtes trois jours plus tard qui visait à s’assurer la fidélité des diverses pièves de la Rocca et de la Cinarca. Il ajoute seulement que lorsque quelques-unes d’entre elles avaient plus d’un comte « cette disparité fut compensée par le grand nombre des chevaliers. Le roi voulut pour cela que fussent écrites les règles, les prérogatives, les privilèges et 1. Costa, op. cit., p. 664. 2. Ibidem, p. 623-626. 3. Cf. le chapitre VII du présent ouvrage, et Cambiagi, op. cit., t. 3, p. 112. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:215 14/12/2011 09:46:30 216 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE les capitulations de l’ordre des Chevaliers, sous l’emblème de la Justice, afin que tous se prissent d’estime et d’amour pour une si précieuse noblesse, que les élus se montrassent dignes de l’honneur reçu et les autres se fissent des mérites pour jouir à leur tour de l’élection royale4 ». Voilà bien légèrement exposée la philosophie du projet, mais, comme nous l’avons relevé (cf. chap. VII), le grand chancelier n’a guère été plus prolixe concernant l’élaboration de la constitution. Il est vrai que cette initiative, magnifiée par la suite, se révéla assez décevante sur le moment. Destinée à souder la notabilité autour de la personne du roi et à procurer à celui-ci des subsides conséquents, elle n’atteint aucun de ces objectifs. Le jour après son institution, Luca Ornano, suivi de tous ses clients, se retira sur ses terres et prit de plus en plus ouvertement ses distances avec la cour. Dans le nord de l’île, l’on observait depuis longtemps le même positionnement de la part de notables toujours plus nombreux et les événements n’évoluèrent pas là-bas non plus, comme nous allons le voir, dans le sens souhaité. Il en alla ainsi des finances. Le moins que l’on puisse dire c’est que parmi les nouveaux chevaliers, qui aux termes de l’article XVI du décret créant l’ordre de la Délivrance étaient tenus de verser 1 000 écus au trésor royal au moment de leur nomination, soit l’équivalent de 4 000 lires génoises, bien peu se plièrent à cette obligation5 car il apparaît clairement que le roi pour subvenir aux besoins de la cour et au fonctionnement du gouvernement à Sartène fut contraint d’user d’expédients. Il avait déjà été décidé de confisquer au profit de l’État la grosse dîme attribuée aux évêques génois, mais la perception de celle-ci se fit mal et, dans le Sud, fut plus particulièrement contrariée par Luca Ornano qui entendait tout à la fois en prélever sa part et ménager ses clients. Aussi le roi en fut bientôt réduit, pour être en mesure d’expédier les affaires courantes, à demander instamment un prêt de 2 000 lires chacun au frère de Simon Fabiani et à Xavier Matra6. En fait, minée à la fois par la suspicion grandissante des Corses et par les initiatives génoises, la situation de Théodore dans le Sud va devenir rapidement intenable. Début octobre, D’Angelo signale au ministère que « la galère génoise bloque Porto-Vecchio pour qu’on ne puisse pas lui porter le secours qu’il (Théodore) laisse toujours espérer. Mr Rivaroles se flatte de pouvoir le faire assassiner par le neveu du major Ettori de Quenza qui à la tête de 40 hommes soudoyés le suit pas à pas et s’efforce de semer la division parmi les habitants des pièves. Il se flatte aussi qu’au moyen des Gardes Costes il empêchera l’arrivée des bateaux que Théodore attend7 ». 4. Costa, op. cit., p. 629. 5. Sans doute aucun, en fait, comme le suggère A. Rossi : « Il est probable qu’il nomma dans les instants qui suivirent quelques chevaliers, mais je ne sais si l’un d’entre eux était en mesure de verser les mille écus exigés », op. cit., Livre septième, p. 220. 6. Costa, op. cit., p. 651. 7. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 9 octobre 1936. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:216 14/12/2011 09:46:30 217 THÉODORE EN TERRE FÉODALE Le commissaire Paolo Battista Rivarola, toujours d’après D’Angelo8, s’efforce aussi de contrarier la transhumance hivernale et d’empêcher les insulaires de conduire leurs bestiaux dans les plaines comme cela est indispensable avant que les premières neiges ne recouvrent les sommets. Il a par ailleurs un autre fer au feu. Il envisage de contingenter drastiquement la quantité de sel que l’administration vend aux communautés de l’intérieur ce qui gênera énormément « la montagne qui aura bientôt besoin de beaucoup de sel pour le bétail9 ». Le 15 octobre 1736, D’Angelo revient à la charge et insiste auprès de Maurepas sur les dangers qui guettent le roi10. Les Génois qui le poursuivent de leur haine se sont aussi assurés des services du fils du capitaine Grazietti de Quenza qui maintenant piste à son tour Théodore. Ce dernier, conscient du péril, se déplacerait sans cesse d’un village à l’autre pour échapper à leurs coups11. Les tentatives d’assassinat contre Théodore sont également confirmées par Costa. Il évoque les projets du capitaine Romano, soldé par le commissaire général d’Ajaccio, agissant en concertation avec les gens de Quenza et arrêté in extremis sous les murs de Sartène par les hommes des pièves avoisinantes rameutés par Michele Durazzo 12. Mais ce n’est pas tout, le comte de Maurepas, régulièrement informé de la situation insulaire depuis Bastia, Gênes et Livourne, se dit conscient, le 25 septembre « que ce ne sont plus seulement les Génois que le baron de Neuhoff a à craindre, mais encore ceux mêmes qui ont le plus contribué à son introduction et à son établissement en Corse13 ». En réponse, Campredon, nuance cette analyse et souligne que « Si le ressentiment des Corses, leur méfiance et leur haine contre le gouvernement génois n’était pas arrivé au point où l’on sçait, il serait naturel de croire que le baron de Neuhof auroit pour le moins autant à craindre de ce costé là que de celui des génois, mais il est très vraisemblable qu’il se soutiendra encore longtemps par le besoin qu’ont les chefs de la révolte d’un leurre tel que celuy la, pour se tenir les peuples attachés et empécher leur défection14 »… Il apporte cependant, avec beaucoup de précautions, une information qu’il dit ne pas prendre au sérieux, mais qui s’avérera pourtant très importante. D’après ses sources de renseignement, des ecclésiastiques auraient été chargés par le commissaire général Rivarola de prendre contact avec les chefs rebelles en Balagne dans le but de leur proposer une amnistie générale. Bien que Campredon manifeste les plus grandes réserves quant à l’authenticité de cette démarche et à ses chances de réussite, il n’en demeure pas moins que ces 8. Ibidem. 9. Lettre de Rivarola au Sénat en date du 31 octobre 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 10. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 11. Ibidem. 12. Costa, op. cit., p. 653 et suivantes. 13. Paris, A. M. A. E., C. P., Gênes, 98. Lettre à Campredon. 14. Lettre à Maurepas en date du 4 octobre. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:217 14/12/2011 09:46:30 218 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE tractations ont bien eu lieu. Elles aboutirent en effet à des négociations, apparemment demeurées secrètes, entre les chefs rebelles et le gouvernement génois15. Une tentative de paix séparée Le procès-verbal de cette réunion commence par un préambule qui expose la philosophie de la démarche que les Sérénissimes Collèges présentent au Sénat et au Minor Consiglio comme le meilleur moyen de mettre fin aux guerres de Corse. Il est dit que, vu les continuels soucis et dépenses qu’occasionnent à la République les permanents désordres du royaume de Corse, chaque patricien doit s’employer par ses conseils et ses talents à ramener ces peuples à la tranquillité et à l’obéissance et contribuer au rétablissement de la paix. Il est donc proposé en premier lieu, que « quiconque veut démontrer son zèle à l’égard de la République, dans l’intérêt de laquelle tous ses enfants doivent se sacrifier quelle que soit la répugnance que l’on puisse avoir à traiter avec les rebelles, doit s’ingénier et faire en sorte que les chefs des mécontents puissent faire marche arrière et donc s’efforcer de leur faire prendre conscience de l’inconvénient d’être ennemis d’un gouvernement prêt à accueillir toute proposition discrète pourvu qu’elle soit en adéquation avec la justice et l’équité, et du grand avantage qui en résulterait pour eux s’ils obtenaient la bienveillance du Prince, pour autant qu’ils veuillent l’implorer ou ne pas la refuser. » À ce stade, le doge, par la voix du secrétaire Bernabò, aurait présenté d’autres raisons et motifs pour persuader le Minor Consiglio de concourir à cette ardente entreprise. L’on débattit ensuite en deux sessions des propositions à faire aux Corses, déjà discutées et acceptées par les Sérénissimes Collèges, et l’un après l’autre furent examinés et approuvés les points suivants dont nous reproduisons la substance : 1. La République oubliera tout délit soit de fait soit verbal perpétré dans le Royaume ou hors de celui-ci par des Corses, tant durant la première révolte que pendant celle-ci. 2. Il sera octroyé un traitement ou salaire décent, correspondant à leurs qualités personnelles et pour leur vie durant, aux chefs qu’ils soient dans ou hors du royaume avec l’accord des Sérénissimes Collèges et il sera assuré une pension aux ecclésiastiques. 3. Quant aux réguliers de Saint-François, qui en raison de leur règle ne peuvent prétendre à une pension ou à un salaire, on veillera à la promotion des plus méritants et il leur sera assuré un quartier ou dortoir particulier dans les couvents génois de l’ordre 15. Comme en fait foi un document déposé aux Archives de Turin, copie d’une sorte de procès-verbal rendant compte de tout le processus des négociations adressé au sénat de Gênes. A.S.T., Materie politiche, Conti stranieri, Corsica. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:218 14/12/2011 09:46:30 219 THÉODORE EN TERRE FÉODALE dont les supérieurs seront tenus de les accueillir et de les entretenir en vrais frères avec l’estime et les égards dus à la qualité des individus. 4. Dans l’intérêt de tous les peuples, la Taille qu’il est coutume d’exiger en temps de paix sera réduite à 4 lires, 5 sous et 4 deniers par feu ou famille et à la moitié pour les familles qui sont ou seront privées de chef et resteront dirigées par des femmes ou des mineurs. 5. Pour l’éducation de la jeunesse de la Nation, on rétablira les douze places qui lui étaient réservées au Collège del Bene et autant d’autres lui seront attribuées au nouveau collège récemment ouvert par les jésuites à Gênes, ceci sans aucuns frais à l’exclusion de l’habillement. 6. Pour l’administration de la justice civile, la République maintiendra toujours deux Auditeurs, un à Ajaccio, l’autre à Bastia, à qui la Camera versera un salaire convenable, et qui seront soumis tous les six mois au Sindicato du gouvernement et du Magistrato di Corsica. 7. La justice criminelle sera exercée avec promptitude et fermeté et les juges des villes qui viendront de Terre ferme seront passibles de peines très lourdes s’ils dérogeaient à la teneur des nouvelles lois qui ont été rétablies dans toute leur rigueur, et tous, ainsi que les chanceliers et autres officiers subalternes, seront chassés de tous les tribunaux de Corse et passibles des galères et de la peine de mort s’il était prouvé qu’ils auraient pour de l’argent récusé une accusation, suborné des témoins ou accepté des dépositions fausses ou suspectes aux dépens de la justice ou des familles ayant introduit des recours devant les tribunaux. 8. Il ne sera levé aucune imposition ou taxe sur les biens des Corses, si ce n’est en cas d’extrême urgence, à déterminer et à amender par les représentants du Royaume. 9. Il sera donné en ce sens des instructions très rigoureuses à tous les officiers et ministres de justice que l’on enverra dans le Royaume et ceux qui les transgresseront seront sévèrement punis. 10. Pour l’heure, on apportera dans un lieu déterminé toutes les armes à feu ainsi que les armes blanches interdites à tous les peuples de Corse et que l’on se propose de distribuer dans les villages et les lieux exposés aux incursions des Turcs et aux déprédations des animaux sauvages. 11. On accordera tous les droits, exemptions et privilèges dont les peuples du Royaume pourront démontrer par des documents valables qu’ils leur sont dus et alors on les observera tous scrupuleusement. Ces articles garantissaient donc l’amnistie générale, assuraient les notables et les clercs de la bienveillance et de la générosité de la République et visaient à donner à tous les Corses une administration de la justice plus soucieuse de leurs intérêts et une fiscalité plus légère, ce qui satisfaisait en gros aux revendications traditionnelles. La contrepartie, bien sûr, était la remise des armes, mais Gênes Theodore_intok_cs3.indd Sec16:219 14/12/2011 09:46:30 220 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE pensait que l’état d’épuisement général, souligné par tous les observateurs du temps16, conduirait les insulaires à accepter ce compromis. Il fut convenu aussi que tous ces articles seraient soumis pour validation au serment des députés envoyés par la nation Corse et à ceux que la Sérénissime désignerait à cet effet. On émit cependant à ce stade une réserve pour ce qui concernait les garanties. Le Minor Consiglio décida alors que ce texte serait proposé à qui de droit par l’intermédiaire du commissaire général de Corse. Ce dernier, en exécution de ces ordres, fit savoir au gouvernement qu’il avait mandaté à Corte, en tant qu’ambassadeurs, le major Montesore et l’adjudant de la place de Bastia avec un message pour le lieutenant Arrighi (il s’agit incontestablement d’Ignazio Arrighi qui est toujours désigné ainsi dans les correspondances génoises), le priant de bien vouloir convoquer les chefs des peuples mécontents dans le terziero du centre pour conférer avec eux. Consécutivement à cela, le 2 octobre, se réunirent à Orezza les chefs suivants : Giacinto de Paoli représentant la Castagniccia, lieutenant Arrighi représentant Corte, lieutenant Luca Ornano, Gio Luigi Giafferi et Gio Giacomo Castineta représentant de la Balagne, le docteur de Paoli, Francesco Luigi Vescovali de Monticello, Gio Tomaso Giuliani et n.n. Ghiliari de Muro, Giovan de feu Pietro Luigi Giannoni de Cassano, Stefano Biasini de Zilia. Arrivés au lieu-dit, ils envoyèrent comme convenu un émissaire en Casinca et, de là, un message fut transmis à Bastia invitant les ambassadeurs de la République à se mettre en route pour une conférence solennelle. Avec le major Montesore, s’y rendirent un capitaine, un commissaire et le secrétaire du commissaire général. Le congrès s’ouvrit le 4 octobre, les articles furent présentés et soumis à l’acceptation des députés. Ceux-ci demandèrent des copies de ces propositions qui leur furent effectivement transmises. Après deux jours de réflexion, le dimanche 7 octobre, les délégués insulaires répondirent que parce que les articles étaient rédigés en termes équivoques et imprécis, ils ne pouvaient les accepter. Il existait encore bien des réserves sur des points considérés comme secondaires par les rédacteurs, qui étaient cependant capitaux à leurs yeux. Ainsi, sur ces conclusions, le congrès se sépara. Les ambassadeurs génois furent traités avec respect et magnificence et, après cinq jours, s’en retournèrent en faire la relation au commissaire général qui transmit aussitôt la réponse aux Collèges et à la Junte. 16. Le chanoine Natali en particulier dénonce en 1736, dans son fameux ouvrage, les excès de l’administration génoise et l’épuisement de l’île : « En témoignent deux de leurs patriciens. L’un qui naguère demanda à un de nos compatriotes qui était de ses familiers “s’il existait encore des montagnes en Corse” sous-entendant qu’elles aussi finiraient bien par succomber à l’insatiable rapacité génoise », in Disinganno intorno alla guerra di Corsica. Op. cit., p. 149. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:220 14/12/2011 09:46:30 221 THÉODORE EN TERRE FÉODALE Le rapport susdit mentionne également que le commissaire général, en cas de succès du congrès, avait reçu mission de faire proposer aux chefs rebelles 6 000 écus d’argent de récompense pour quiconque lui livrerait Théodore vivant et 2 000 écus à qui le remettrait mort, mais l’occasion ne se présenta pas de faire cette proposition. Cette réunion a-t-elle bien eu lieu ? Et ce document est-il fiable ? C’est vraisemblable, car une relation du comte de Rivera en date du 1er novembre, vient également confirmer le tout. D’après les dires du diplomate piémontais, le congrès s’est bien tenu à Orezza du 2 au 7 octobre et la liste des participants est identique à celle proposée par la première version17. Ceci dit, bien des questions demeurent. Arrighi était-il déjà en situation de revenir triomphalement à Corte ? Pourquoi Luca Ornano, Castineta et Giafferi sont-ils désignés comme des représentants de la Balagne et par ailleurs ont-ils vraiment participé à cette aventure ? Cela est bien sûr possible de la part de Luca Ornano et même du bouillant Castineta qui, si l’on en croit Costa, était le compère du gouverneur génois. Mais le fidèle Giafferi ? S’il a trempé dans cette affaire ce fut sans doute le désespoir au cœur et parce qu’il percevait désormais le voyage du roi dans le Sud comme un départ définitif, sans espoir de retour. Quoi qu’il en soit et même si seuls les dissidents de Balagne avaient participé à ces négociations, le fait qu’elles aient pu avoir lieu témoigne tout à la fois et de la dégradation de la situation dans le parti rebelle en l’absence de Théodore et de Costa et de la lassitude qui gagne le camp génois où l’on est très conscient que l’on n’arrivera plus à imposer sa loi par les armes18, sauf à faire appel encore une fois à l’intervention étrangère, ce à quoi la République, nous l’avons vu, ne veut toujours pas se résoudre. Ce premier échec ne va pas décourager les deux parties. Le 28 octobre, Bartolomeo Domenico Gavi, informe son supérieur, Agostino Viale, le résident génois à Florence, que Domenico Rivarola, son fils, le lieutenant-colonel, et leurs parents Nicolò Frediani et Giuseppe Paolini proposent, à la condition expresse qu’on leur garantisse la confidentialité et leur retour en grâce, de s’entremettre auprès de Giacinto Paoli, de Castineta et de Schizzetto, avec qui ils entretiennent une correspondance suivie, pour les convaincre de traiter avec la République19. Par ailleurs les Génois maintiennent la pression sur Théodore, sur la tête duquel les nuages s’amoncellent. Son chapelain a été emprisonné à Bastia au début 17. Dès le 18 octobre 1736 Rivera a fait parvenir au gouvernement piémontais une copie du procès-verbal de cette réunion en tout point conforme à celle que nous avons transcrite, après traduction. A.S.T., Lettere ministri, Genova 15. 18. Comme le souligne une fois encore Campredon à Maurepas, dans une lettre en date du 25 octobre 1736, « il est cependant très certain qu’avec le peu de mauvaises troupes et leurs pitoyables officiers que la République tient en Corse, elle n’en peut jamais espérer d’en réduire les peuples par la force ». Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 98. 19. Capitolo di lettera scritta dal M. co Console Gavi di Livorno in data de 28 octobre 1736, scritta ad Agostino Viale a Firenze. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:221 14/12/2011 09:46:30 222 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE octobre20, puis transféré à Gênes au début novembre21. Toujours depuis Bastia, le marquis Rivarola se réjouit de voir les chefs corses incapables de se mettre d’accord sur une stratégie commune, ce qui avive le désordre et les dissensions dans les pièves de la montagne 22. Depuis le Sud, Théodore n’ignore rien de la détérioration continue de ses positions dans le Deçà-des-Monts et il a eu certainement vent de cette tentative génoise de traiter avec les chefs rebelles par-dessus sa tête. C’est sans doute pour la contrer et pour essayer une dernière fois de mobiliser les énergies et les fidélités qu’il accepta l’aventureux projet d’attaque du fort de Campomoro proposé par l’ingénieur Dufour23. Campomoro, ultime défaite Dufour est ce fameux ingénieur français débarqué en Corse à la fin de l’année précédente, apparemment dans la mouvance de Costa dont il devient rapidement un familier. Le grand chancelier fait grand cas de sa supposée science militaire et à sa suite les chefs rebelles penseront avoir trouvé en lui un technicien capable de mettre à mal les fortifications des présides. Celui-ci d’ailleurs, qui est un beau parleur pour ne pas dire un charlatan, s’en vante. Il se dit capable de construire des engins susceptibles de protéger le travail de sape et la pose de mines sous les murailles ennemies. Il construisit ainsi une sorte de chariot avec un toit renforcé en pointe24, sur lequel glissaient les projectiles des défenseurs ce qui permit de miner en toute sécurité la base de la tour de Padulella et conduisit la garnison de celle-ci à se rendre. En fait, ce fut là son seul succès notable. L’attaque de San Pellegrino pour laquelle il avait envisagé l’utilisation, pour le moins hasardeuse, d’un engin du même type, combinée avec celle de barils en très grand nombre pour protéger les assaillants, fut un échec que l’on ne peut pas, bien sûr, lui imputer entièrement, mais qui porta un coup funeste au moral des rebelles. Par la suite Dufour rallia Théodore dont il devint l’ingénieur officiel et un fidèle lieutenant, avec le grade de lieutenant-colonel, et c’est sans doute à son contact que sa réputation de magicien prit de la consistance et inquiéta quelque peu les Génois. C’est donc lui qui, en ces temps incertains où le pouvoir royal se délitait chaque jour davantage, convainquit le souverain de tenter un coup de force sur la tour ou plutôt, devrait-on dire, le fortin de Campomoro, dernier point d’appui ligure dans la Rocca. En cas de réussite, outre le bénéfice politique et psycho20. Lettre de Paolo Battista Rivarola en date du 15 octobre. A.S.G., Archivio segreto,filza 2029. 21. Ibidem. Lettre en date du 4 novembre. 22. Ibidem. Lettre de Rivarola en date du 15 octobre, op. cit. 23. Costa, op. cit., p. 660-666. 24. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:222 14/12/2011 09:46:30 223 THÉODORE EN TERRE FÉODALE Vue de Campomoro. logique qui en résulterait immanquablement, cela aurait l’énorme avantage de desserrer la pression que les Génois faisaient peser sur le golfe du Valinco et de faciliter ainsi l’atterrage des navires dont Théodore persistait encore, contre toute vraisemblance, à annoncer l’arrivée éminente. Au vu et au su de tous – ce qui était imprudent car les espions génois pullulaient dans Sartène – et dans l’euphorie générale25, il entreprit la construction de sa machine, si étrange aux yeux des Corses et pourtant si prosaïque et ancienne, que dans le langage militaire du temps on l’appelait communément une tortue par référence à la manœuvre bien connue effectuée par les légions romaines pour se protéger des traits de l’ennemi. Une fois celle-ci terminée, on prit la route de Campomoro sous le commandement de Michele Durazzo Fozzano, assisté notamment du neveu et du fils de Sebastiano Costa. On parvint devant le fort de Campomoro, le 11 octobre au soir26. Dufour, persuadé que ses inventions viendraient aisément à bout des fortifications dissuada les chefs d’attaquer la tour en 25. Ibidem. 26. Relation du capitaine Armerigo, en date du 13 octobre. Le capitaine, dans l’intitulé de son rapport, précise qu’en exécution des ordres du commissaire général d’Ajaccio, il s’est rendu à Campomoro pour entendre de la bouche même du lieutenant Granara, commandant de la tour, le récit du succès remporté contre les rebelles. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:223 14/12/2011 09:46:30 224 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE pleine nuit, par surprise, comme ils en avaient l’intention27 et les convainquit de lui laisser manœuvrer son engin et placer en toute sécurité les mines qui devaient faire s’écrouler les murs de l’enceinte. Malheureusement, dans l’obscurité il ne se rendit pas compte qu’il s’attaquait à une demi-lune, d’où les défenseurs pouvaient aisément faire feu sur les flancs mal protégés de la tortue. Ils abattirent ainsi l’un après l’autre deux de ses hommes, des déserteurs allemands des armées de la République, et un éclat atteignit même Dufour qui dut se résoudre à faire retraite en abandonnant sur le terrain une partie de son matériel qui fut récupérée au matin par les assiégés. L’effet de surprise passé, il devenait quasiment impossible à des assaillants dont le nombre ne dépassait pas la centaine28 de s’emparer, sans artillerie, d’un fort bien défendu. On se contenta, de part et d’autre, d’échanger sporadiquement des coups de feu jusqu’au 13 au matin, moment où apparurent au loin une galère génoise et des barques venues au secours des assiégés depuis Ajaccio. Elles mouillèrent pendant trois jours devant la tour pour prévenir toute nouvelle attaque des rebelles puis reprirent le chemin du retour après avoir débarqué une cinquantaine d’hommes en renfort et approvisionné la place en eau et en munitions29. L’échec de Campomoro fut, bien entendu, mal vécu à Sartène. Aussi, pour raviver les énergies et les fidélités défaillantes, l’on décida, à l’initiative de Michel Durazzo Fozzano, de renouveler solennellement le serment de fidélité au roi, ce qui fut fait en l’église paroissiale le dimanche 28 octobre, et confirmé le lendemain, devant une foule encore plus dense et enthousiaste, en l’église du couvent de Saint-François30. À l’issue de cette cérémonie, il fut convenu que l’on réunirait une consulte au couvent de Tallano pour convaincre et les peuples d’avoir à payer la taille, comme cela avait été prévu par la constitution au moment de l’élection du roi, et les débiteurs réticents d’avoir à verser la part des dîmes qu’ils devaient au trésor royal. Comme preuve de son dévouement à la cause nationale et pour donner l’exemple, la ville de Sartène s’engageait à subvenir pendant vingt jours encore à l’entretien de la cour31. Mais la consulte, qui selon toute vraisemblance32 se tint le 29 octobre, fut contrariée par les menées de Luca Ornano et du représentant de la famille Roccaserra. L’un des procurateurs, si l’on en croit Ambrogio Rossi, coupa court aux espoirs de Théodore en déclarant, sous les applaudissements de l’assemblée, « comment peut-il demander des subsides après nous avoir promis tant de navires. L’été s’est passé sans tempêtes, pourquoi donc ne sont-ils pas arrivés ? Nous ne pouvons ni ne devons rien lui donner d’abord parce qu’il a 27. Costa, op. cit., p. 663. 28. Rapport du capitaine Armerigo, op. cit. 29. Ibidem. Confirmé par Costa, op. cit., p. 669. 30. Costa, op. cit., p. 671. 31. Ibidem, p. 673. 32. Toujours d’après la datation proposée par Renée Luciani. Costa, op. cit., p. 674, note 13. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:224 14/12/2011 09:46:31 225 THÉODORE EN TERRE FÉODALE trompé la Nation ensuite parce que nous ne voulons pas prendre parti entre la République et le roi33 ». Faute de subsides, le sort de Théodore était donc définitivement scellé et cela d’autant plus que le danger d’assassinat planait toujours. « Mr. De Rivaroles n’a point abandonné le projet qu’il avait formé de faire assassiner Théodore », écrit D’Angelo, le 15 octobre, et il précise : « le fils du capitaine N. Grazietti de Quenza s’est chargé de l’exécution et celui du major Ettori est à la tête de 40 hommes déterminés et payés par la république. Ils se sont approchés de l’endroit (où il réside), mais Théodore qui s’en est rendu compte passe d’un pays à l’autre34 ». Accablé par tant de désillusions et conscient des dangers qui les menaçaient, Costa, de son propre aveu, proposa au roi « ou de revenir dans le Deçà-des-Monts, ou d’embarquer pour le continent, afin de presser et hâter les secours, sans lesquels il ne fallait pas penser que les peuples voulussent agir35 ». Sur ces entrefaites réapparut à Sartène le lieutenant-colonel Giovan Carlo Lusinchi36, originaire de Zicavo. Dernières dispositions Lusinchi était venu en Corse pour lever des recrues au profit du roi des DeuxSiciles. Comme il disposait d’un navire pour embarquer ces soldats, Théodore prit langue avec lui, facilita sans doute aussi le recrutement des déserteurs de l’armée génoise qui étaient entrés à son service et en contrepartie l’officier l’assura de son dévouement. Désormais sûr de pouvoir passer rapidement et discrètement en terre ferme, le roi va prendre les dernières dispositions pour assurer la continuité du gouvernement de l’île en son absence. Début novembre, il fait publier un ultime édit37 dans le préambule duquel il précise qu’il a pris « la résolution de passer en terre ferme pour presser les 33. Cité par A. Rossi, op. cit. Livre septième, p. 216. 34. Lettre à Maurepas, traduction du ministère, Paris, A.N., série AE-B1-576. 35. Costa, op. cit., p. 677. 36. À qui le consul Gavi accorde seulement le grade de capitaine. Lettre au gouvernement génois, en date du 14 novembre 1736. A.S.G. Archivio segreto, filza 2687. 37. Nous avons retrouvé deux copies de ce texte, l’une, en français, porte sur la dernière page, la mention suivante : « 1736, 4. 9bre, Manifesto o Dichiarazione attribuita à Teodoro nel partir dall’Isola di Corsica, tradutta in lingua francese », elle est déposée à l’Archivio di Stato de Turin, dans la série Mat. politiche, Conti stranieri, Corsica. La deuxième, qui provient des Archives nationale, série AE-B1-199.2, est rédigée en langue italienne et est également datée du 4 novembre, à Sartène. Le contenu de ces deux documents est absolument identique pour ce qui concerne la liste des responsables désignés et il est mentionné au bas de la dernière page qu’ils ont été tous deux paraphés et scellés par le roi et son grand chancelier, ce qui nous amène à penser qu’il s’agit bien de copies plus ou moins fidèles de l’édit qui a dû circuler à l’époque dans les pièves susdites. Cependant la date indiquée pose problème et pour le moins mérite qu’on s’y attarde. En effet, le fait que Théodore ait quitté Sartène le 3 novembre, nous incite à penser que l’édit, vraisemblablement rédigé en secret dans cette ville, a été antidaté et n’a été Theodore_intok_cs3.indd Sec16:225 14/12/2011 09:46:31 226 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE secours dont nous avons besoin afin de chasser l’ennemi des forteresses qu’il occupe dans notre royaume ; et craignant d’ailleurs de nous voir trompé par ceux qui étaient à nos ordres d’autant plus que les mois s’écoulent sans que nous recevions aucun secours, et que nous puissions même comprendre d’où peut en venir la faute nous avons cru qu’il était de notre devoir et de notre amour pour nos peuples, non seulement de les rassurer sur les motifs de notre départ mais encore de pourvoir toutes les pièves et provinces de bons commandants et officiers afin que par leur sagesse nos États ne souffrent pas de notre absence et que les provisions de guerre que nous enverrons tombent en de bonnes mains et soient conservées avec attention ». Ce préambule diffère sensiblement, du moins dans la forme, de la traduction que Le Glay38 a empruntée à Campredon et du texte italien présenté par Cambiagi39. Mais toujours, quelle que soit la version retenue, la dialectique est habile ; elle vise à préserver l’avenir et à rassurer les masses en leur laissant entendre qu’il croit toujours en l’arrivée des secours dont il prétend ne pas s’expliquer le retard. C’est donc à titre temporaire qu’il nomme, pour exercer le pouvoir en son nom au sein de provinces et des pièves, les principaux de ses anciens lieutenants à qui les populations devront « pleine et entière obéissance ». Ainsi pour le Deçà-des-Monts, les maréchaux Giacinto Paoli et Luigi Giafferi sont nommés commandants et officiers généraux. Au-dessous d’eux, on retrouve le chevalier et comte Brandimarte Mari pour les pièves de Tavagna et de Moriani, le chevalier Giovan Francesco Suzzoni pour celle de Campoloro, le chevalier Francesco Maria Ferrandi pour celle de Verde. Le comte Quilico Casabianca et le colonel et chevalier Sampiero delle Piazzole d’Orezza pour les pièves d’Ampugnani, Orezza et Casaconi, les chevaliers Giovan Pasquino Seravalle, Tomaso Santucci et Giovan Vincenzo Garelli pour la piève d’Alesani, le comte Angelo Brando Susini pour le Fiumorbo, le marquis Saverio Matra pour les pièves de Rogna, Serra et Castello, le comte Giovan Pietro Gaffori, le colonel et chevalier Giovan Battista Cervoni et le colonel Francesco Mattei pour le Cortenais, Caccia et le Niolo, le comte Gio Giacomo Ambrosi (Castineta) pour les pièves de Rostino et de Vallerustie, le colonel Natale Natali, les chevaliers Teodoro Murati et Carlo Felice di Pietralba pour le Nebbio et Pietralba, le comte Giovan Battista Casanova Lancilotti pour la piève de Casinca, avec les Costiere et les marines, les comtes Paolo Maria Paoli, Domenico Tommasini et Ambrogio Quilici pour la province de Balagne. porté à la connaissance du public qu’après le départ du roi, afin de protéger sa fuite. 38. Le Glay, op. cit., p. 117-118. 39. Cambiagi, op. cit., t. 3, p. 115-116. Texte intitulé Per il governo di suo Regno in sua lontananza, et qui, il est intéressant de le préciser, est daté de Sartène, le 10 novembre 1736. Cette date tardive ne semble pas troubler Cambiagi, lequel se contente de noter sobrement que le jour suivant le roi fut accompagné d’un fort concours de peuple jusqu’au mouillage d’Aleria ! Theodore_intok_cs3.indd Sec16:226 14/12/2011 09:46:31 227 THÉODORE EN TERRE FÉODALE Dans le Delà-des-Monts, le maréchal Luca Ornano est désigné comme général et commandant. À sa suite sont nommés le comte et lieutenant général Giovan Felice Panzani, le comte Durazzo Durazzi et le chevalier Giacomo Antonio Susini pour la province de la Rocca, le lieutenant général Antonio Gialloni (Galloni) et Giovan Giacomo Calvese pour l’Istria, le comte Francesco Maria Peretti pour la piève de Talavo, le chevalier Francesco Cutoli et Giuseppe Antonio Ferri pour celle du Celavo, le comte Antonio Peraldi pour la piève de Cauro, le chanoine et chevalier Ilario Guagno pour la piève de Vico et la Cinarca La continuité du pouvoir royal étant ainsi assurée, du moins en apparence, Théodore pouvait désormais hâter les préparatifs de son départ, ce qu’il fit dans le plus grand secret. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:227 14/12/2011 09:46:31 Caricature de Théodore. Theodore_intok_cs3.indd Sec16:228 14/12/2011 09:46:31 CHAPITRE 17 Sur la route de l’exil Pour pouvoir quitter Sartène en toute tranquillité, Théodore va réutiliser le subterfuge qui lui avait permis d’endormir la méfiance de ses lieutenants et en particulier celle de Don Luigi Giafferi lors de sa fuite vers le Delà-des-Monts. À l’époque, il avait prétexté la nécessité de se rendre dans le Fiumorbo ; dans un contexte tout aussi hostile il va faire valoir aux Sartenais, consternés par l’annonce de son départ, la nécessité de repasser dans le Deçà-des-Monts où, selon ses dires1, l’on réclamait sa présence avec insistance. De Sartène à Solenzara Théodore abandonna Sartène le 3 novembre 17362 escorté de 400 hommes en armes3 et accompagné d’un certain nombre de ses fidèles dont seulement quelques-uns avaient été mis dans la confidence quant à la destination finale. Donc, apparemment, un départ ne ressemblant en rien à une fuite sans que pour autant le déplacement jusqu’à la côte orientale ne se transformât vraiment en voyage d’agrément. Le soir même, le roi et sa suite arrivèrent à Cargiaca, petit village de la piève d’Attalà qui comptait alors quelque 160 âmes4, « sous les vivats et les applaudissements de ce petit peuple » d’après les dires de Costa qui nous offre sur ce périple hivernal un témoignage de première main, le seul en fait dont nous disposons et qui est assurément partial5. Le lendemain, le cortège reprit sa route et, après avoir parcouru une dizaine de kilomètres, parvint à Aullène, dans la piève de Scopamène, gros bourg de 1. D’après le témoignage de Sebastiano Costa, op. cit., p. 681. 2. Comme l’affirme Renée Luciani, in Sebastiano Costa, Mémoires 1732-1736, p. 682, note 19, et comme vient le confirmer le témoignage d’Everaldo Antonio Bondelli, recueilli par le consul Gavi, A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 3. Costa, op. cit., p. 682. 4. Franco Borlandi, Per la Storia della popolazione della Corsica, op. cit., p. 195 et 200. 5. Costa, op. cit., p. 683. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:229 14/12/2011 09:46:32 230 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE 520 habitants6, où il fut reçu en grande pompe chez l’un des principaux notables de la région, le capitaine Susini. C’est là que Théodore mit au point avec le colonel Zicavo, de son vrai nom Giovan Carlo Lusinchi, les modalités ultimes de son embarquement sur le bâtiment affrété par celui-ci. Il fut convenu qu’en contrepartie serait mise à sa disposition une soixantaine de soldats, déserteurs de l’armée génoise qui faisaient partie de l’escorte royale. Les difficultés allaient commencer après l’étape d’Aullène d’où la suite royale partit le 4 novembre en début d’après-midi, pour un long et pénible voyage qui, à travers la région montagneuse du Cuscione quasiment désertée par les innombrables troupeaux de Zicavo et du Sartenais déjà largement engagés dans la transhumance hivernale, devait la conduire jusqu’à l’embouchure de la Solenzara. Après une nuit passée dans une cabane de berger et une seconde à Solaro, guère plus confortable, l’on arriva enfin à destination. Les Martinetti de Casa di Sardo, qui avaient contribué à améliorer l’ordinaire de Théodore et des siens depuis le départ de Solaro, continuèrent à les ravitailler régulièrement car il leur fallut camper durant trois longs jours à Solenzara avant que, le 10 novembre, une voile ne pointât enfin à l’horizon. Il s’agissait bien de la petite pinque nolisée par le colonel Zicavo. Ce constat rendit l’espoir à Théodore et aux siens, mais leur joie fut brève. À peine s’apprêtait-on à lui faire les signaux convenus qu’apparut au loin un bâtiment de plus fort tonnage qui s’avéra être un corsaire génois. La pinque battait pavillon français, et son capitaine, le patron Decuges (Decuge ou Decugies)7, originaire de Saint-Tropez, dut répondre aux sommations du corsaire et s’expliquer sur sa présence dans ces eaux. Après avoir convaincu le capitaine génois qu’il se rendait en Sardaigne pour effectuer une cargaison en exécution d’un contrat de nolisement, Decuge prit effectivement la direction de cette île. À cette vue, la consternation s’empara du camp de Théodore, mais elle fut de courte durée car la pinque française, après avoir observé de loin les mouvements du corsaire, vira de bord dès que celui-ci eut disparu à l’horizon et rejoignit la côte face à la tour de Solenzara d’où Lusinchi, selon le code prévu, fit émettre par trois fois de la fumée. La pinque s’approcha alors au plus près de la plage pour permettre à Théodore et à sa suite d’embarquer en fin d’après-midi8. D’après Costa9, c’est seulement alors que le roi fit connaître sa véritable destination aux membres de sa suite qui n’étaient pas encore dans le secret. Leur désarroi fut grand, dit-il, mais il sut les réconforter et les persuader « de la nécessité et de l’utilité de son départ pour le bien commun ». Après quoi il 6. Borlandi, op. cit. 7. Cette information concernant l’identité du patron du navire est fournie par Bartolomeo Domenico Gavi, consul de Gênes à Livourne, dans une lettre adressée à ses supérieurs, le 14 avril depuis ce port. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 8. Ces événements, relatés par Costa, op. cit., p. 691, sont corrélés par une deuxième missive de Bartolomeo Domenico Gavi à son gouvernement en date du 15 novembre. A.S.G. Archivio segreto, filza 2687. 9. Costa, op. cit., p. 691. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:230 14/12/2011 09:46:32 231 SUR LA ROUTE DE L’EXIL monta à bord pendant que sur la plage éclatait en son honneur une triple salve de mousqueterie10. Ne serait-ce que pour des raisons de sécurité, le départ de Théodore fut sans doute plus discret et moins glorieux que ne le prétend son plus fidèle sujet. Par contre, il est plausible que ce fut bien en ces ultimes instants passés sur la terre corse qu’il remit au lieutenant général Panzani et à un certain père Alexis, les copies de son dernier édit annonçant son départ (ce qui expliquerait la date tardive, apposée au bas de certains de ces documents), ainsi que les diplômes destinés aux responsables choisis par lui pour veiller aux affaires du royaume en son absence. Avec Théodore et son grand chancelier embarquèrent le fils et le neveu de ce dernier, Giuseppe et Giovan Paolo Costa, le comte Michel Durazzo Fozzano, le comte Poggi, le colonel et le lieutenant-colonel Zicavo et trois franciscains, les pères Mansuetto de Polveroso d’Orezza, Nicolas d’Ampugnani et Joseph de Cauro. Ce sont là les seules personnes citées par Sebastiano Costa11, étant par ailleurs admis que les quelque soixante déserteurs promis par Théodore au colonel avaient également pris place à bord. Le consul Gavi12 cite aussi, outre Antonio Bondelli, l’ami et concitoyen de celui-ci, Gregorio Attiman entré à la même époque au service du roi, un Grec qui habitait dans la maison du consul anglais de Tunis, deux des jeunes Turcs qui avaient aussi suivi Théodore depuis cette ville et dont l’un se nommait Machemet et l’autre Sala, trois autres de leurs congénères qui s’étaient enfuis des galères de la Sérénissime et avaient trouvé refuge auprès de lui en Corse et enfin le Florentin Francesco Dell’Agata, le confident et très fidèle secrétaire du roi13. La pinque du patron Decuges, après avoir été immobilisée un jour et une nuit à l’île d’Elbe par une violente tempête, conduisit tout ce petit monde exténué à Livourne où elle jeta l’ancre le 12 novembre 1736 au matin14. Livourne, première étape d’un exil sans fin Les premiers pas de Théodore et des siens à Livourne nous sont encore relatés par le consul Gavi sur la base du témoignage d’Antonio Bondelli15. 10. Ibidem. 11. Costa, op. cit., p. 693. 12. Se basant sur les renseignements fournis par le jeune Livournais Antonio Bondelli qui faisait office de maître d’hôtel auprès du roi depuis le séjour à Tunis. 13. Comme en témoigne la relation adressée par le gouvernement génois le 22 novembre 1736 à Giovan Battista Gastaldi son représentant à Londres. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 14. Et non pas le 14, à quatre heures de la nuit, comme l’affirme Costa, op. cit., p. 695, ce qui ne concorde d’ailleurs pas avec la description qu’il fait de la traversée sauf à faire partir le navire de Solenzara le 12 novembre. Mais nous avons vu que, dès le 14, le consul Gavi annonçait que Théodore était arrivé à Livourne l’avant-veille. 15. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi à son gouvernement en date du 15 novembre. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:231 14/12/2011 09:46:32 232 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE À vingt heures sonnantes, Théodore, l’avocat Costa et ledit Bondelli furent déposés à terre par une petite barque et ils s’en allèrent dîner à l’hostellerie des Donzelles. Ils n’avaient amené avec eux que trois valises et un petit bagage renfermant un certain nombre de documents. Outre les habits et le linge de corps de Théodore, les valises contenaient les pièces d’argenterie suivantes : six cuillères, sept fourchettes, une soucoupe, une salière, un chandelier et un moucheur. Un bien piètre trésor de guerre en vérité, qu’Antonio Bondelli sur l’ordre du roi alla déposer chez son père. Pendant le repas, Théodore, apparemment parti de Corse sans le sou, décida de mettre en gage ou de vendre l’argenterie et chargea Antonio Bondelli de cette mission. Celui-ci la fit monnayer par l’intermédiaire de son père et en obtint un peu plus de 32 sequins. Il en retint 14 pour les huit mois de salaire qui lui étaient dus et envoya le reste avec les bagages à Théodore par l’intermédiaire du beau-fils de Raniero Bigani, le capitaine du bagne. Théodore se rendit ensuite chez ledit Bigani, son fidèle ami, et de là, la nuit venue, s’en fut dormir chez des femmes du nom de Varesi. Le lendemain matin après être sorti discrètement de la ville en calèche, accompagné du seul Dell’Agata, il s’éloigna rapidement de Livourne vers une destination inconnue16. Vers Venise ou vers Rome en calèche ou bien vers Marseille à bord du bâtiment français du patron Giulian ? Gavi17 se perd en conjectures et avec lui ses collègues de diverses nations en poste à Livourne. Désormais toutes les chancelleries vont s’intéresser aux déplacements effectifs ou supposés du fugitif et le pister à travers l’Europe. Mais avant que de le suivre dans ses incessantes pérégrinations, demeurons encore quelques instants dans le port toscan auprès de ses autres compagnons d’aventure. Toujours d’après Gavi, Sebastiano Costa est encore à Livourne, mais réfugié auprès de son épouse, il ne quitte plus sa maison. Son fils Giuseppe, son neveu Antonio Colonna, le Grec de Tunis et Michele Durazzo ont été aperçus en ville, par contre le colonel Poggi est resté à bord, de peur d’être inquiété par la justice à cause de ses dettes. Les Turcs, par prudence, en ont fait autant. Après avoir transmis ces renseignements à Gênes, le consul Gavi se préoccupe aussi d’en informer Agostino Viale, l’ambassadeur de Gênes à Florence, Luigi Molinelli, consul génois à Naples et les différents représentants de la République en Corse, notamment le commissaire général marquis Rivarola à l’intention duquel il confie une missive au patron Vincenzo Montepagano de Sestri Levante dont le lieute doit appareiller pour la Corse le jour même. À la demande expresse de son gouvernement, Bartolomeo Domenico Gavi est aussi intervenu auprès de M. de Bertellet, le consul de France à Livourne, pour exiger des sanctions contre le patron Charles Decuge, lequel, à ses dires, a contre16. Lettre de Gavi au Sénat en date du 15 novembre, ibidem. 17. Gavi. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:232 14/12/2011 09:46:32 233 SUR LA ROUTE DE L’EXIL venu de façon si scandaleuse à l’ordonnance royale du 28 juillet 1736. Ce dernier a beau arguer qu’il a été mystifié dans cette affaire et que Théodore est monté à son bord déguisé en moine, rien n’y fait, le consul de Gênes obtient qu’il soit débarqué et emprisonné en attendant son jugement. Par contre, Gavi n’arrive pas à récupérer les déserteurs génois, toujours réfugiés à bord de son navire. Giovan Carlo Lusinchi soutenu par le consul d’Espagne a exigé que l’on respecte le contrat par lequel le patron Carlo Decuge s’est engagé à transporter ces recrues à Naples pour le compte du roi des Deux-Siciles. Après avoir vainement fait appel au marquis de Gaona, maréchal de camp et gouverneur militaire pour sa Majesté catholique à Livourne, à Odoardo Da Silva, consul général d’Espagne et à De Bertellet, consul général de France, Gavi18 a dû s’incliner et le navire est reparti sous les ordres de Francesco Decuge, fils de Carlo ; mais ce dernier a été maintenu en prison en attendant les ordres de la cour de France. La vindicte génoise poursuivra longtemps le patron marin de Saint-Tropez. Le 10 décembre 1736, Giovan Battista Sorba faisait encore le siège du cardinal Fleury, du garde des Sceaux et ministre des Affaires étrangères, le marquis Germain – Louis de Chauvelin et du comte Jean Frédéric Phélypeaux de Maurepas, ministre de la Marine, pour exiger le châtiment de celui-ci et une sévère remontrance contre le consul de France accusé de n’avoir rien fait pour retenir le navire à Livourne ou pour le renvoyer avec ses passagers dans un port français. Maurepas lui répondit en substance que bien qu’étant admis que le patron ait été trompé par le déguisement de Théodore, des ordres avaient été donnés pour qu’il soit reconduit en France. Il devrait maintenant se trouver dans une geôle d’Antibes ou de Cannes dans l’attente d’un procès19. La vindicte génoise Ces assurances ne mirent pas fin aux récriminations de Sorba. Il signifia aussitôt aux ministres de Louis XV que la République espérait de leur bienveillance l’arrestation et la remise de Théodore et des siens au cas où ils s’aventureraient dans un port du Midi de la France. Maurepas, avec patience mais non sans ironie, lui fit remarquer qu’il était peu vraisemblable que Théodore osât s’aventurer sur le territoire français, mais que si cela advenait, la police aurait bien des difficultés à l’arrêter, faute d’un portrait ressemblant du fugitif. De cela, l’ambassadeur voulut bien convenir ; il s’engagea en conséquence à s’en procurer un à Gênes pour le reproduire et en disperser les copies dans tous les consulats. Toutefois ce discours masque mal l’embarras de Sorba qui ignore si les autorités gouvernementales possèdent un tel portrait ; aussi insiste-t-il pour obtenir l’assurance qu’en toutes 18. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. 19. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Lettre de Sorba au Sénat, Paris le 10 décembre 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:233 14/12/2011 09:46:32 234 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE circonstances et en tout lieu, les officiers du roi porteront assistance aux agents génois chargés de la capture de Théodore20. En fait, tous les efforts de la République tendront désormais à s’emparer de Théodore ou du moins à empêcher qu’il ne trouve aide et assistance auprès d’une puissance européenne. Une lettre circulaire a été adressée à tous les ambassadeurs génois, leur intimant l’ordre d’agir en ce sens auprès des cours suspectes de sympathie à l’égard des fugitifs. Ainsi, dès le 22 novembre, Giovan Battista Gastaldi, l’ambassadeur de la République auprès de la cour d’Angleterre, reçoit les informations et les instructions suivantes : « il est connu de tous que le baron Théodore de Neuhoff est l’auteur des nouveaux tumultes qui ont agité la Corse pour le plus grand désagrément de notre République, qu’il a suborné les peuples, perturbé la paix publique et s’est rendu coupable de haute trahison et que par conséquent il encourt toutes les peines prescrites par nos lois. De même, il est de notoriété publique que l’avocat Sebastiano Costa, son fils Giuseppe et Michele Durazzo Fozzano après avoir pris la tête de la révolte et s’être rendus coupables d’excès scandaleux au préjudice de la paix publique et privée, se sont ouvertement déclarés partisans de Théodore, l’ont soutenu par leurs conseils et avec l’appui de leurs partisans contraignant ainsi les autres à le reconnaître. L’avocat Costa en tant que grand chancelier authentifiait les ordres de Théodore et Michel Fozzano commandait les rebelles sur le plan militaire, quant au fils Costa il n’écarta jamais ses pas de ceux de son père, c’est pourquoi ils sont eux aussi coupables de crimes de lèse-majesté et passibles des mêmes peines. Nous pensons que des gens de cette nature et d’une telle condition ne pourront trouver ni refuge ni assistance en aucun point du monde et qu’au contraire ils seront partout haïs ; c’est pourquoi nous sommes persuadés que vous ne rencontrerez aucune difficulté, aussi minime soit-elle, pour faire arrêter Théodore, les Costa père et fils et Durazzo, ou bien n’importe lequel d’entre eux qui s’aventurerait en une partie quelconque de ce royaume, s’agissant de délits qui interpellent tous les souverains. Pour parvenir à ce résultat, vous adresserez les plus vives et pressantes instances aux ministres de sa Majesté pour qu’ils envoient rapidement des ordres à tous les commandants des provinces, places et lieux de ce royaume pour procéder le cas échéant à l’arrestation susdite. Si cette arrestation survenait, il faudrait aussitôt demander que les coupables soient remis à notre bras de justice ; c’est une demande qui devrait obtenir satisfaction s’agissant du délit de rébellion si scandaleux fomenté par un petit nombre et d’un exemple si préjudiciable pour tous les princes21. » 20. Ibidem. Lettre de Gavi au Sénat en date du 10 décembre 1736. 21. Lettre du gouvernement génois à son représentant à Londres datée de Gênes le 22 novembre 1736. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:234 14/12/2011 09:46:32 235 SUR LA ROUTE DE L’EXIL L’accusation de haute trahison et de crime de lèse-majesté est redoutable et habile à la fois, car susceptible d’assurer à Gênes la solidarité des princes régnants. Cependant la République, qui pratique depuis toujours une politique des plus tortueuses, laquelle a d’ailleurs largement contribué à ternir son image au plan international, sait combien les souverains sont versatiles et avant tout soucieux de leurs intérêts particuliers. Aussi, comptant surtout sur ses propres moyens et sur la cupidité des hommes pour parvenir à ses fins et assouvir sa vengeance, va-t-elle promulguer le 22 décembre 1736 un édit promettant une prime de 2 000 écus d’argent par tête et le plus parfait anonymat à quiconque livrerait morts ou vifs Théodore, Sebastiano Costa, Giuseppe Costa et Michele Durazzo Fozzano 22. Elle s’efforce de le faire publier dans tous les pays où les fugitifs pourraient trouver refuge. Ainsi, dès la mi-janvier, le consul Bartolomeo Domenico Gavi accuse réception d’une quinzaine d’exemplaires qu’il s’engage à transmettre à ses correspondants en Toscane et en différents autres États d’Italie du Centre et du Sud23. Toujours à la même époque, le Sénat revient à la charge auprès de son ambassadeur à Londres, Giovan Battista Gastaldi. On attend avec impatience les nouvelles qu’il aurait pu recueillir concernant Théodore et Costa, et l’on dit faire confiance à son zèle pour obtenir leur arrestation « qui serait tant profitable aux affaires de Corse ». Pour aider Gastaldi dans son enquête, on lui adresse, à défaut de portraits, leurs signalements respectifs en insistant plus particulièrement sur les indices concernant la dentition de Théodore. Enfin on lui envoie six copies, récemment imprimées, de l’édit pris contre ce dernier et ses compagnons afin qu’il le fasse connaître en Angleterre24. Dans l’île après le départ du roi... L’oubli ou le pardon des offenses n’ont jamais fait partie des vertus premières de la République, aussi, après la fuite de Théodore, c’est par la fermeté et non par une politique de conciliation qu’elle entendit rétablir son autorité dans l’île. Pourtant, dans un premier temps, les chefs nationaux, désemparés25 par le départ inattendu de leur roi, vont tenter de négocier une trêve. Paoli et Giafferi entendaient cependant se prévaloir de l’assentiment du plus grand nombre et convoquèrent dans ce but une consulte en Casinca. Peu de gens, à leur grand désappointement, répondirent à leur appel. Néanmoins les nationaux présents donnèrent leur accord pour négocier avec les Génois, 22. Édit intitulé Il Taglione. Document publié par Renée Luciani in Sebastiano Costa, Memorie, op. cit., t. 2, p. 740-741. 23. Lettre de Gavi. Livourne le 23 janvier 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 2688. 24. Doge, Governatori e procuratori della Republica di Genova. Lettre à Giovan Battista Gastaldi en date du 24 janvier 1737. A.S.G, Archivio segreto, filza 2286. 25. Quoi qu’en dise Ambrogio Rossi, op. cit., Livre 7, p. 223-224. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:235 14/12/2011 09:46:33 236 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE sous la garantie de l’Empereur (qu’il s’agissait d’obtenir), et pour élire à cet effet les procurateurs des pièves, mais l’on convint, avant d’aller plus avant dans ce sens, qu’il serait bon de demander leur aval aux pièves non représentées à cette réunion. Après adoption de cette ultime précaution, preuve incontestable du désarroi de chefs que l’on a connus plus directifs par le passé, l’on décida de dissoudre la consulte et d’en convoquer une autre à Sant’Antonio de la Casabianca26. Le commissaire général Rivarola n’ignorait rien de ces tractations et en tenait informé régulièrement le Magistrato di Corsica dont les membres devaient décider en dernier lieu de l’accueil à réserver aux procurateurs insulaires. Malgré l’avis divergent de Rivarola qui, connaissant mieux que quiconque la situation insulaire, était partisan de la recherche d’un accord propre à ménager la susceptibilité de chacun, les sénateurs obnubilés par le succès que représentait à leurs yeux la fuite de Théodore jugèrent le moment propice pour rétablir définitivement leur autorité sur l’île et pour faire passer les généraux ou leurs représentants sous les fourches caudines. Dans cette intention, ils recommandèrent au commissaire général de ne recevoir les procurateurs corses que s’ils acceptaient de présenter aux autorités génoises une supplique dont la teneur, inspirée par celles-ci, était attentatoire à la dignité des rebelles27. Dès lors l’affaire était entendue. À l’énoncé de ces conditions, jugées injurieuses, les délégués à la consulte de la Casabianca s’écrièrent d’une seule voix que jamais ils n’entérineraient une démarche qui, à leurs yeux, aboutirait inéluctablement à tresser la corde avec laquelle on étranglerait la Patrie28. Aussi, décidèrent-ils, au cas où Gênes refuserait la médiation impériale réclamée par les Corses, de soumettre la suspension d’armes à une négociation, préliminaire à un traité de paix, qui prendrait en compte les revendications suivantes : 1) Que désormais les droits de Gênes sur la Corse se limitent à la nomination de provéditeurs chargés de prélever l’impôt, de garantir les privilèges du peuple et de décider des affaires militaires et criminelles. 2) Que la République renonce à s’ingérer dans les affaires civiles du pays et accepte que soit créé à Bastia un Sénat composé uniquement de Corses auquel serait confiée la gestion des affaires insulaires. 3) Que l’on précise le nombre des soldats que Gênes pourra maintenir dans l’île ainsi que des places qu’ils occuperont. Sur ces bases, on procéda enfin à la nomination des procurateurs chargés de défendre ces positions, mais comme la mission semblait à chacun pour le moins ardue, on décida d’envoyer un négociateur à Bastia en vue de tâter le terrain, d’obtenir l’assurance que les procurateurs seraient reçus et que Gênes 26. Rossi, ibidem. 27. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Mémoire en date du 7 décembre 1736. 28. A. Rossi, ibidem, p. 223-224. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:236 14/12/2011 09:46:33 237 SUR LA ROUTE DE L’EXIL consentirait à accorder le pardon. Le choix se porta sur la personne du pièvan Ciavaldini de Piedicroce d’Orezza, lequel présentait le double avantage de pouvoir bénéficier de l’immunité conférée par l’état ecclésiastique et d’être perçu comme un progénois29. De telles exigences ne pouvaient que provoquer l’ire des membres du Magistrato di Corsica et du commissaire général Rivarola qui jusqu’alors avaient fait montre d’un certain désir d’accommodement. Les uns et les autres s’étranglèrent d’indignation en constatant que les Corses non seulement ne faisaient nullement acte de repentance mais bien au contraire osaient émettre de telles prétentions. Paolo Battista Rivarola, dans une des nombreuses lettres échangées avec le Magistrato en cette deuxième semaine de décembre 1736, reconnaît bien là l’arrogance superbe des chefs rebelles qui, tout en négociant le pardon par l’intermédiaire d’un tiers (Ciavaldini), se refusent à admettre leur félonie et soumettent tout accord à la satisfaction de revendications impudentes et spécieuses qui ôtent au peuple tout espoir de pardon30. Rien, en fait, ne pouvait complaire davantage aux généraux que cette réaction à leurs propositions, qu’à vrai dire, ils savaient être inacceptables pour Gênes. Leur stratégie visant in fine à rejeter sur elle la responsabilité de la rupture des négociations de paix et à s’assurer par contrecoup de la solidarité du plus grand nombre des insulaires et sans doute aussi, espérait-on, de la sympathie des puissances européennes. C’est ainsi que le 10 décembre 1736, comme en réponse aux divers avis de recherche lancés par Gênes contre le roi fugitif et ses compagnons, les chefs émirent un édit par lequel ils assuraient Théodore de leur fidélité : les Gouverneurs, Podestats et provéditeurs du Royaume de Corse, à tous ceux qui liront les présentes… : Ayant été informés que nos ennemis, les Génois, non contents d’avoir imposé à la nation corse leur tyrannique gouvernement, ont recours aux pires calomnies et non seulement proclament éteinte la fidélité que nous devons à la majesté de notre roi, mais interprètent aussi son départ de Corse comme une fuite miséreuse et comme la conséquence de son impuissance à soutenir plus avant nos intérêts ; nous penserions manquer à notre devoir d’amour et de gratitude envers lui si nous n’utilisions pas tous les moyens pour récuser ces insinuations si fausses et si peu fondées. Aussi nous prenons à témoin Dieu tout puissant qui connaît nos cœurs et notre bon droit et nous déclarons à la face du monde entier que S.M. le roi Théodore Ier, depuis son arrivée en Corse, n’a pensé qu’à assurer la félicité de cette illustre nation et n’en est parti que pour en hâter l’heureuse conclusion et assurer ainsi notre prospérité et la rendre durable, aussi nous continuons à lui être attachés par les sentiments les plus tendres et par la fidélité la plus inviolable. Et comme nous voulons que, sur ces points, cette déclaration soit considérée comme un témoignage authentique, nous l’avons signée en qualité de gouverneurs généraux et nous 29. « Plutôt attaché au parti génois » affirme A. Rossi, ibidem, p. 225. 30. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Extrait d’une lettre en date du 8 décembre 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:237 14/12/2011 09:46:33 238 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE ordonnons en vertu de l’autorité dont nous avons été investis par le roi Théodore, qu’elle soit signée par les commandants de toutes, les cités, forteresses, pièves et communautés soumises à son autorité dans le Deçà et le Delà-des-Monts, avant d’être publiée dans chaque district31. Cet édit mettait fin, du moins momentanément, à toute possibilité de négociation. Le jour précédent, le Sénat avait d’ailleurs recommandé au commissaire général de ne plus rien entreprendre pour aller vers un accord négocié avec les rebelles sans en avoir au préalable référé à Gênes. Bien au contraire on devra continuer à leur infliger tous les tourments envisageables et empêcher toute possibilité de commerce et d’approvisionnement32. Rivarola en prend acte et, dès le 17 décembre, annonce que « les procurateurs sont partis en fumée » tout en laissant entendre que les effets d’un blocus de plus en plus efficace, auquel il a donné le nom de « stretta serrata » ou interdit universel de tout commerce, amèneront bientôt les rebelles à composition33. Dans le cadre général de cette stratégie, la question des soldats corses au service de la République revient au premier plan des préoccupations de Rivarola. Par leur intermédiaire, et en dépit du blocus instauré par Gênes, un trafic plus ou moins soutenu selon les contrées s’est établi entre les villages et le préside. Les paysans vendent ainsi sur Bastia une partie de leur surplus agricole, ce qui soulage incontestablement la cité. Mais le revers de la médaille est que ces soldats « sont à juste titre soupçonnés de fournir des produits interdits à leurs familles, parents et alliés ». Jusqu’à présent, reconnaît le commissaire général, on a dû tolérer ces pratiques car on avait besoin, au moment du blocus de la cité par les rebelles, des troupes corses stipendiées pour tenir efficacement le cordon défensif extérieur. Maintenant que les rebelles s’en sont retournés chez eux, le moment semble venu, pour des raisons de service et de bonne gestion, de licencier ceux d’entre eux que l’on juge inutiles ou peu fiables. D’autant qu’en cas de besoin on pourrait les remplacer utilement par les marins et les boutiquiers de la ville, lesquels offriraient le double avantage d’être plus efficaces, car ayant à cœur de défendre leurs biens, et moins onéreux car on ne les payerait que lorsqu’on les utiliserait. En toute hypothèse, conclut-il, « il vaut mieux avoir peu de soldats, mais fidèles plutôt qu’un grand nombre composé d’ennemis ». Par retour du courrier le Sénat approuve cette analyse et ordonne à Paolo Battista Rivarola de la mettre à exécution34. Nous sommes à la mi-décembre 1736. Pendant que le blocus s’intensifie, les rebelles, faute de moyens pour engager des opérations de grande envergure, 31. Édit publié par A. Rossi, op. cit., p. 228-230 – « Fait à Corte, le 10 décembre 1736. Ont signé : le marquis Luca d’Ornano, le marquis Giacinto Paoli ; le comte Gian Pietro Gaffori, gouverneur de Corte. » 32. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 33. Lettre de Rivarola au Sénat. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. 34. Lettre du Sénat à Rivarola. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:238 14/12/2011 09:46:33 239 SUR LA ROUTE DE L’EXIL se livrent à la petite guerre et semblent toujours espérer les secours promis par leur roi. En fait, aucune des deux parties n’est en mesure de l’emporter et, désormais, l’internationalisation du conflit apparaît inéluctable. En attendant, toutes les chancelleries des pays concernés de près ou de loin par les affaires corses s’efforcent de suivre la piste de Théodore à travers l’Europe. Theodore_intok_cs3.indd Sec17:239 14/12/2011 09:46:33 Theodore_intok_cs3.indd Sec17:240 14/12/2011 09:46:33 CHAPITRE 18 À travers l’Europe Débarqué à Livourne le 12 novembre 1736 au soir, Théodore en repart très discrètement le lendemain avec pour seule suite son fidèle secrétaire Dell’Agata. L’annonce de sa disparition, va mettre en ébullition le petit monde des diplomates en poste en Toscane qui se perd en conjectures sur sa destination finale et consterne, comme nous l’avons vu, les autorités génoises qui somment leur représentant sur place de retrouver la trace du royal fugitif. Le consul Bartolomeo Domenico Gavi, qui jusqu’à présent a fait preuve de tant d’efficacité, en est maintenant réduit à émettre des hypothèses (cf. chapitre précédent) et à alerter les représentants génois dans les principales villes d’Italie. Le séjour toscan Les rumeurs font de Venise, Rome ou Marseille, la première étape de la longue pérégrination entamée par Théodore1, mais, selon le comte de Lorenzi2, envoyé de France à Florence, d’aucuns l’auraient vu sur la route de Pescia. Ce dernier, faute de pouvoir fournir des informations plus précises, subodore « qu’il est vraisemblable que l’on aura bientôt des nouvelles, car une personne si remuante ne pourra pas se tenir si longtemps cachée3 ». Effectivement, bientôt tous les regards et tous les soupçons se concentrent sur la capitale de la Toscane dont le grand-duc a toujours manifesté de la sympathie aux Corses révoltés. Le 1er décembre 1736, Lorenzi fait part à Chauvelin, avec d’ailleurs beaucoup de précautions, de l’arrivée plausible de Théodore à Florence. Le bruit court, laisse-t-il entendre, que le baron de Neuhoff est en cette ville depuis quelques jours et qu’il change souvent d’habit et de logement pour des raisons évidentes de sécurité. On lui a assuré qu’il avait obtenu une audience du grand-duc grâce à l’intervention du valet de chambre de ce dernier. Mais cela n’est pas attesté et, en 1. Rumeurs répercutées par le consul Gavi dès le 15 novembre. Lettre adressée au Sénat. A.S.G., Archivio segreto, 2687. 2. Lettre du comte de Lorenzi à Versailles en date du 17 novembre. Paris, A.M.A.E., Florence, 87. 3. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:241 14/12/2011 09:46:33 242 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE toute hypothèse, Lorenzi pense que Théodore n’a pour l’instant obtenu du prince aucun secours, mais au mieux des assurances quant à sa sécurité. L’envoyé de France est plus catégorique quant à l’itinéraire suivi par le roi avant son arrivée dans la ville des Médicis. À sa sortie de Livourne, il aurait effectivement d’abord trouvé refuge dans une maison de campagne aux environs de Pescia, puis de cette maison il se serait rendu dans une autre demeure à deux lieues de Florence d’où il serait venu en ville4. Si Théodore est bien à Florence, il est toutefois invisible et cette discrétion interpelle bien des diplomates accrédités auprès de la cour de Florence. D’après les renseignements obtenus par le ministre français, Théodore serait parti de Florence le 2 décembre 1736 pour Rome « d’où l’on croit qu’il serait passé à Naples5 » ; information erronée, comme nous le verrons plus loin. De Lorenzi est d’autant plus persuadé de la fiabilité de ses sources que tous les Corses qui étaient venus à Florence à peu près en même temps que le roi sont maintenant introuvables. Il fait également part à Chauvelin de l’entretien qu’Antonio Colonna, le neveu de Costa, a eu avec le père Ascanio, le représentant du roi d’Espagne, lequel a bien voulu, sur ses instances, lui en confier la teneur. Il aurait dit à Antonio Colonna que les Corses ne devaient pas offrir la souveraineté de leur île au roi des Deux-Siciles alors qu’ils n’en étaient pas absolument les maîtres et que par ailleurs, il ne convenait pas présentement à ce prince de succéder au baron de Neuhoff. Paroles rassurantes, dont De Lorenzi apparemment n’est pas dupe. Il laisse entendre à Chauvelin que le représentant de l’Espagne lui a certainement caché l’essentiel car, durant ces derniers jours, il a multiplié les estafettes en direction de Naples et de Livourne. Cependant les multiples démarches, infructueuses, du diplomate français ne sont rien à côté de l’activité débordante, mais somme toute guère plus efficace, dont fait preuve l’ambassadeur génois Agostino Viale, aiguillonné par sa hiérarchie. En fait, à la mi-décembre, contrairement à ce que pensait Lorenzi, Théodore est toujours à Florence. Dès le début de ce mois, à Agostino Viale qui en avait exigé la remise au gouvernement toscan, il avait été demandé s’il accomplissait cette démarche en son nom propre ou sur ordre de la Sérénissime République. L’ambassadeur génois fut bien obligé de répondre qu’il n’avait pas encore reçu de directives en ce sens, mais qu’il en attendait ; on lui répliqua alors que « lorsqu’il les aurait reçues on verrait ce que l’on pourrait faire6 ». On sent sourdre dans cette réponse l’hostilité médicéenne à l’égard de la République de Gênes, ce qui, à vrai dire, est une constante de la politique toscane. Cette mauvaise volonté, quasiment affichée, va conduire l’infortuné Agostino Viale à accumuler les déconvenues que De Lorenzi prend un malin plaisir à relater à Choiseul. « On 4. Lettre du comte de Lorenzi à Versailles. Paris, A. M.A.E., Florence, 87. 5. Lettre du comte de Lorenzi à Versailles en date du 8 décembre 1736. Paris, A.M.A.E., Florence, 87. 6. Lettre de Lorenzi à Versailles. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:242 14/12/2011 09:46:33 243 À TRAVERS L’EUROPE m’assure de bonne part, lui écrit-il le 15 décembre, que le baron de Neuhoff se trouve encore dans cette ville. Mr Viale en conséquence des ordres qu’il a reçus de sa République a prié les Ministres de cette Cour de le faire arrêter aussi bien que trois chefs rebelles qui sont en cet État. Ces ministres, après en avoir parlé à Mr le Grand duc lui ont répondu que ce prince lui aurait accordé ce qu’il demandait et l’ont assuré qu’ils avaient donné leurs ordres en conséquence »7. Viale n’est cependant pas dupe de ces promesses d’autant que les ordres des ministres tardent à être suivis d’effets. Il s’en est ouvert à Lorenzi qui partage le même sentiment car il a par ailleurs appris de source fiable « que lorsque le baron de Neuhoff fut à l’audience de Mr le Grand duc il lui demanda sa protection et que ce prince la lui accorda à la condition qu’il se tiendrait caché8 ». Aussi le diplomate génois pour motiver la police florentine a, entre autres initiatives, promis, sur ordre du Sénat, 400 pistoles au chef des archers pour l’arrestation de Théodore9. Tout cela en vain, comme le relate une semaine plus tard Lorenzi à Choiseul : « On assure que le baron de Neuhoff est encore en cet État et il y a bien des conjectures qui donnent lieu de le croire. Il faut cependant qu’il se tienne bien caché, car Mr Viale n’a pas pu le découvrir quoiqu’il se donne pour cela tous les moyens possibles10. » C’est aussi l’époque, souvenons-nous, où le Sénat a mis à prix les têtes de Théodore et de ses plus proches partisans (cf. chapitre précédent). Malgré la menace que font peser sur lui les sbires lancés à sa poursuite par Agostino Viale, Théodore ne reste pas inactif et, dans le secret de ses cachettes successives, multiplie les initiatives. Ainsi le propriétaire de la maison où il avait séjourné huit à dix jours a appris à De Lorenzi que le baron « se flattait de grandes espérances qui étaient tournées du côté du roi de Tunis, du roi de Sardaigne et d’une compagnie de marchands juifs établie en Hollande. Qu’il avait dépêché deux hommes après avoir beaucoup écrit, l’un vers Bologne et l’autre dans la Calabre à un évêque maronite et qu’il se trouvait bien pourvu en argent11 ». De Lorenzi s’interroge sur l’origine de cette manne. L’Espagne ne semble pas être en cause, c’est du moins ce que lui a assuré le père Ascanio12. Mais bientôt – trop tard en fait car alors Théodore aura quitté Florence – les soupçons se portent sur Jean Gaston de Médicis. D’après Campredon, le grand-duc, lors d’une audience, lui aurait fait présent de cent sequins « en lui disant assez plaisamment que cette galanterie pouvait se pratiquer entre princes dépouillés de leurs États13 ». 7. Lettre du comte de Lorenzi à Versailles en date du 15 décembre 1736. Paris, A.M.A.E., Florence, 87. 8. De Lorenzi, ibidem. 9. De Lorenzi, ibidem. 10. Lettre de Lorenzi à Versailles en date du 22 décembre 1736. Paris, A.M.A.E., Florence, 87. 11. De Lorenzi, ibidem. 12. De Lorenzi, ibidem. 13. Campredon à Choiseul, le 17 janvier 1737. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, 99. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:243 14/12/2011 09:46:33 244 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Bien que les dangers s’accumulent, Florence semble présenter bien des attraits aux yeux de Théodore, apparemment bien pourvu en pécunes par Jean Gaston. Il s’y attarde donc jusqu’à la fin du mois de décembre 1736. Mais le dernier des Médicis n’est pas à même de lui fournir le soutien politique et militaire dont il a besoin pour restaurer ses positions en Corse. Aussi, le 2 janvier 1737, Théodore quitte discrètement la ville ; en direction de Bologne, puis de Parme et enfin de la France, selon Lorenzi14. Effectivement, le 5 de ce même mois on le retrouve à Modène d’où il écrit à un correspondant anonyme à Livourne qui est vraisemblablement Rainero Bigani15. À partir de Modène, on perd momentanément sa trace, mais sa destination finale semble bien être la France. Aussi Giovan Battista Sorba, alerté, revient-il souvent à la charge auprès du cardinal Fleury et de ses ministres pour que l’on arrête le fugitif s’il osait s’aventurer sur le territoire français. Mais en dépit de fortes présomptions, le cardinal ministre rejette constamment cette éventualité et cela encore le 11 février 173716. Cette attitude mortifie le représentant génois, même si à cette date Théodore a vraisemblablement quitté Paris où il sait être à peine toléré et où il aurait, dit-on, échappé à un attentat téléguidé par les Génois17. Théodore est bien passé par Paris, le lieutenant général de police Herault finit par l’avouer à Sorba avec maintes circonvolutions verbales : Celui-ci (Herault) m’a fait comprendre en termes réservés et obscurs que mes soupçons ne sont pas vains, que le Théodore est bien passé par ici fin janvier et qu’il y a résidé deux jours. Il n’était pas accompagné et aurait dit dans son auberge qu’il allait s’embarquer18. C’est tout ce que Sorba put tirer de Herault et lorsqu’il lui demanda si Théodore avait pris le chemin du Languedoc ou de la Provence, ce dernier se contenta de répondre que, selon ses informations, il était parti du côté opposé mais que pour plus d’informations il devrait s’adresser directement au cardinal19. En réalité Théodore s’était embarqué fort discrètement à Rouen à destination de la Hollande20. 14. Comte de Lorenzi, lettre à Versailles en date du 12 janvier 1737. Paris, A.M.A.E., Florence, 87. 15. Celui-ci, qui signe « Celui que votre majesté scait », lui accuse en effet réception de deux lettres, l’une datée de Florence le 1er janvier et l’autre de Modène le 5 janvier. Lettre adressée à Théodore depuis Livourne le 11 janvier 1737. Paris, A.M.A.E., C.P., suppl. V. 8. 16. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 11 février 1737. A.S.G, Archivio segreto, filza 1221. 17. C’est du moins ce que signale l’auteur de la Storia delle Rivoluzioni di Corsica, La Haye, 1739, p. 236. Ouvrage bien plus crédible en réalité qu’on a bien voulu le dire et auquel Le Glay et d’autres après lui ont beaucoup emprunté. Il a, entre autres mérites, celui de donner la date exacte de l’arrivée de Théodore à Livourne, à savoir le 12 novembre 1736 (p. 217). 18. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 4 mars 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 1221. En fait, les autorités génoises ne savent plus où donner de la tête devant les informations contradictoires qui leur parviennent. Ainsi un informateur anonyme prétend, le 22 mars 1737 depuis Livourne, que « Teodoretto è in ponto per tornare in Corsica, il quale era vestito da frate di quella regola di S. Gerolamo… ». A.S.G., Archivio segreto, filza 3010. 19. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 4 mars 1737. Ibidem. 20. Le Glay, op. cit., p. 131. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:244 14/12/2011 09:46:33 245 À TRAVERS L’EUROPE La Hollande Il séjourna une quinzaine de jours à La Haye, logé chez un juif du nom de Tellano qui habitait dans un cul-de-sac attenant à la Comédie-Française21. De là il passa en Zélande puis à Amsterdam où nous le retrouvons à la mi-mars installé dans une auberge tenue par un certain Ham, après avoir vainement essayé de louer une maison aux environs de la ville par l’intermédiaire d’une ancienne relation22. Il avait avec lui cinq domestiques, qualifiés de gentilshommes, qui lui manifestaient un profond respect. Tour à tour, ils se tenaient en faction devant la porte de l’auberge et examinaient soigneusement les gens qui entraient ou qui sortaient23. C’est à cette époque et en ces lieux que ses anciennes grivèleries ou plus précisément ses créanciers le rattrapèrent24. Les héritiers d’un marchand, qui jadis lui avait prêté 5 000 florins, apprenant par la rumeur publique que Théodore était incognito à Amsterdam, essayèrent de découvrir où il se trouvait. Mais en vain, car le fugitif, méfiant, ne faisait que de courts séjours dans cet établissement et multipliait les refuges, se logeant alternativement aux quatre coins de la ville sous de faux noms. Aussi les créanciers, exaspérés, s’assurèrent-ils les services d’un tire-laine dénommé Van Hochum qui, déguisé en seigneur par leurs soins, se mit à hanter tous les lieux publics de la ville et finit par situer le baron dans l’auberge à l’enseigne du Cerf rouge, la même où il était descendu le soir de son arrivée à Amsterdam. Cette étape franchie, il fallait également s’assurer de l’identité du roi fugitif dont la meilleure protection était l’anonymat. Van Hochum s’y employa et la cupidité de Théodore fit le reste. Le truand fit savoir au baron qu’il désirait obtenir de lui un brevet de capitaine qu’il se disait prêt à payer 80 000 florins. À l’énoncé de cette somme, Théodore baissant sa garde, se présenta et promit de lui donner satisfaction25. Le lendemain, sûr de son fait, Van Hochum, feignant d’être poursuivi par des argousins, qu’en fait il guidait, fit irruption tout essoufflé dans la chambre du roi en criant : « Sauvez-moi, je suis perdu ; cachez-moi, les archers sont à mes trousses26 ! » et fit semblant de sortir l’épée du fourreau pour se défendre. C’était, bien entendu, un stratagème pour désigner leur gibier aux policiers qui, sans plus s’occuper de lui, allèrent directement à Théodore, et leur chef, lui mettant la 21. Storia delle Rivoluzioni di Corsica, op. cit., p. 236. 22. Le Glay, op. cit., p. 132. 23. Le Glay, ibidem. L’auteur fait référence à une correspondance de Hollande. 24. Selon De La Ville, ministre de France par intérim, et le comte Borré de La Chavanne (cités par Le Glay, op. cit., p. 132), les dettes de Théodore en Hollande s’élevaient à 17 000 florins ; d’autres sources relatant son arrestation avancent le chiffre de 30 000 florins. 25. Le Glay, op. cit., p. 133. et Relazione del modo con cui viene scopitone nella città d’Amsterdam il barone Teodoro di Neuhoff, re di Corsica, e dell’arresto fattone eseguire dai vari creditori del medesimo – A.S.T., Materie politiche, negoziazioni colla Corsica, Mazzo 1 d’addizione. 26. Le Glay, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:245 14/12/2011 09:46:33 246 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE main sur l’épaule, lui déclara qu’il l’arrêtait pour dettes. On lui épargna cependant la prison : Le baron de Neuhoff qui était incognito à Amsterdam depuis près de cinq semaines y a été arrêté samedi dernier à la réquisition de ses créanciers pour vieilles dettes contractées longtemps auparavant qu’il eût paru sur la scène en Corse. L’on fait monter les sommes dont il est débiteur à 17 000 florins. L’on a pourtant eu l’attention de ne le point mettre en prison et de le laisser dans son auberge sous la garde d’un bode ou huissier27. Le jour suivant, on transféra le prisonnier dans un autre cabaret situé près de l’Église Neuve dans lequel on logeait ceux qu’on tenait en arrêt civil. Cela se passait le 17 avril28. Cette arrestation, malgré la discrétion dont elle fut entourée, fit grand bruit dans Amsterdam et assura à Théodore la sympathie et « la compassion de tous les honnêtes gens ». Il reçut les visiteurs avec dignité, mais resta discret. Il fit cependant bonne impression29. On le décrit comme étant haut de cinq pieds et demi, fort, d’une carrure toute germanique, l’air hardi en même temps que spirituel et parlant couramment sept langues30. Théodore, à son habitude, fit bonne figure, mais la situation désastreuse dans laquelle il se trouvait l’inquiéta au point de le conduire, par lettre en date du 19 avril, à proposer au marquis de Saint-Gil, ambassadeur d’Espagne à La Haye, de céder au roi des Deux-Siciles tous ses droits sur la Corse à deux conditions : 1. Sa Majesté catholique lui donnera quelque commandement dans les troupes espagnoles destinées à l’Afrique. 2. Le marquis de Saint-Gill engagera le consul résident d’Espagne, à Amsterdam à le cautionner lui, baron de Neuhoff, pour la somme de 3 000 pistoles. Il demandait enfin asile en l’ambassade d’Espagne à La Haye jusqu’à la réponse de Madrid. Après réflexion, l’ambassadeur lui fit répondre qu’il ne pouvait rien pour lui31. L’incarcération devenait alors inéluctable. Cependant elle fut momentanément évitée, nous dit l’auteur de la Relazione, grâce à l’intervention d’honnêtes gens qui, s’intéressant à lui, proposèrent d’avancer la somme due aux héritiers du marchand. Mais dès que la nouvelle de son arrestation se fut répandue, une nuée de créanciers surgit. Ils portèrent plainte contre lui si bien qu’il fut mis sous écrou pour dettes s’élevant à près de 20 000 florins. Cela n’aurait point découragé les amis de Théodore, si d’autres encore ne s’étaient présentés, réclamant 27. Lettre de Borré de La Chavanne, ambassadeur de Sardaigne, à son roi en date du 23 avril 1737. A.S.T., Lettere ministri, Olanda, mazzo, 33. 28. Le Glay, ibidem. 29. Relazione del modo in cui viene scopitone… il barone Teodoro di Neuhoff… op. cit. 30. Le Glay, op. cit., p. 134. 31. De La Ville à Amelot, La Haye, le 23 avril 1737. Paris, A.M.A.E., C. P. Hollande, 42. Cité par Le Glay, op. cit., p. 134. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:246 14/12/2011 09:46:34 247 À TRAVERS L’EUROPE qui 500 livres sterling et qui, le lendemain, 600 florins. Réalisant que c’était comme mer à boire32 et qu’ils ne pourraient pas dédommager tous les créanciers de Théodore, ils lui retirèrent la caution qui jusqu’alors avait suspendu l’écrou. Théodore fut donc incarcéré dans la prison de l’Hôtel de ville, dans une cellule séparée, et il fut traité avec égard. D’ailleurs, son arrestation embarrassait les autorités hollandaises qui s’efforcèrent de donner le moins de publicité possible à cette affaire, comme en témoigne, quelques jours après, le comte Borré de La Chavanne dans une lettre adressée à son ministre de tutelle : Le baron de Neuhoff est toujours arresté à Amsterdam. Cependant il me revient qu’on lui facilitera les moyens de satisfaire ses créanciers pour lui donner ensuite la liberté et éviter les engagements ou le gouvernement pourrait se rencontrer, si la République de Gênes, comme on n’en doute pas, venait à le réclamer, il est certain que quelque tour que prennent les choses on ne le livrera pas. Il a été défendu à tous les gazetiers d’en parler dans les nouvelles publiques33. Borré de La Chavanne, qui depuis La Haye suit avec attention les mésaventures de Théodore, est par ailleurs persuadé que le gouvernement hollandais ne s’astreint pas à une stricte neutralité dans cette affaire et que sa sympathie pour l’ex-roi de Corse est avérée. C’est ce qu’il affirme à son souverain, le 7 mai, tout en corroborant et précisant les dires de l’auteur de la Relation : Sire, les affaires du baron de Neuhoff ne sont pas encore en fort bon état, elles ont esté au point de se terminer par les soins et les efforts généreux de plusieurs personnes qui s’estoient intéressées pour lui. Mais outre les créanciers avec lesquels on avait convenu, il s’en est présenté deux autres pour sept à huit mille florins, qui ont tout rompu et ont esté cause qu’il a esté traduit aux prisons publiques de la ville, attendu que la dépense trop considérable qu’il faisait à l’auberge le mettait toujours plus hors d’état de satisfaire ses dettes ; Cet éclat a d’abord un peu ralenti le zèle de ceux qui voulaient lui faire faveur. Mais la chose s’est pourtant un peu raccommodée et l’on travaille fortement à le tirer d’embarras ce que le magistrat de la ville favorise aussi. Par les raisons que j’en ai dit, il est bien certain que quelques efforts que puisse faire la République de Gênes l’on ne le lui livrera jamais. Les Magistrats n’oseraient l’entreprendre, le peuple d’Amsterdam qui veut que leur ville soit à tout égard un pais de liberté ne le souffrirait absolument pas. Borré de La Chavanne ajoute enfin que Théodore est malade et que l’on craint pour sa vie34. Effectivement les Génois vont demander la remise de leur pire ennemi qu’ils avaient contribué à faire arrêter. C’est Giovan Battista Gastaldi, leur ambassadeur à Londres qui semble avoir joué en cette affaire le rôle principal. Il était 32. Relazione, op. cit. 33. Lettre de Borré de La Chavanne, ambassadeur du roi de Sardaigne, La Haye, le 30 avril 1737. A.S.T., Lettere ministri, Olanda, Mazzo 33. 34. Lettre de Borré de La Chavanne, ambassadeur du roi de Sardaigne, La Haye, le 7 mai 1737., A.S.T., Lettere ministri, Olanda, Mazzo 33. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:247 14/12/2011 09:46:34 248 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE intervenu à diverses reprises durant la première quinzaine de mai auprès du gouvernement hollandais pour exiger l’arrestation de Théodore puis sa remise entre les mains des agents génois. Faute de l’obtenir, car on lui opposa que l’État Génois, en application du droit international aurait pu exiger et obtenir des Provinces-Unies la remise d’un créancier, mais en aucun cas celle d’un homme politique nullement assujetti à la République, Gastaldi essaya de négocier avec un créancier du roi déchu l’achat de sa créance afin d’influer légalement sur le sort du prisonnier35. Tout cela en vain, car Théodore fut libéré le 7 mai36. Borré de La Chavanne qui, guère plus que les autorités hollandaises, ne porte les Génois dans son cœur semble fort satisfait de cette conclusion et avec moult détails relate l’événement à son souverain : Le baron de Neuhoff a finalement esté mis en liberté il y a aujourd’hui huit jours, ainsi que je l’avais annoncé, il lui a fallu faire pour cela une cession de biens en présence des bourgmaistres et de tous ses créanciers à qui il a authentiquement déclaré n’en posséder aucun et d’être totalement hors d’état de les satisfaire ; s’obligeant pourtant de les payer aussitôt qu’il en aurait les moyens. L’on a adouci autant qu’il a esté possible la rigueur de cet acte et de cette déclaration qu’il a fait l’épée au côté, debout dans une contenance décente, et Messieurs les bourgmaistres par égard pour lui ne se sont pas assis contre l’usage ordinaire37. Borré de La Chavanne ajoute qu’après la conclusion de cet accord Théodore a été prié de quitter rapidement le pays. Mais, selon un informateur, il serait resté un certain temps à Amsterdam, vivant caché car depuis son élargissement un nouveau créancier, venu de Paris, se serait présenté, lui réclamant 80 000 livres de France. Et, le ministre de Sardaigne de conclure que c’est certainement la crainte de voir la République de Gênes le réclamer officiellement qui a le plus contribué à le tirer d’embarras. Il estime qu’il bénéficia sans doute aussi d’une intervention discrète de l’ambassadeur d’Espagne à la Haye. À cette époque Madrid est toujours soupçonnée par diverses puissances européennes d’avoir des visées sur la Corse. Le roi de Sardaigne en particulier s’en inquiète et la France également. Giovan Battista de Mari, l’envoyé de Gênes à Turin, se fait l’écho de ces craintes et le 15 mai 1737 écrit en substance que de Paris était revenue avec insistance l’idée que la Sérénissime « avait remis sur le tapis le projet de vendre la Corse à l’Espagne ». Si c’est vraiment le cas, Turin craint pour la Sardaigne, la considère comme étant déjà perdue, et estime que si en plus du royaume de Naples et de la Sicile, l’Espagne s’empare des deux autres îles, la Toscane et le Milanais vacilleront38. 35. Lettre du gouvernement génois à Gastaldi, Gênes le 23 mai 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 36. Extrait d’une lettre d’Amsterdam communiquée par De La Ville à Amelot, le 14 mai et publiée par Le Glay, op. cit., p. 397-398. 37. Lettre de Borré de La Chavanne, ambassadeur du roi de Sardaigne, La Haye, le 14 mai 1737, A.S.T., Lettere ministri, Olanda, Mazzo 33. 38. A.S.G., Archivio segreto, filza 1828. Lettre de Giovan Battista de Mari au Sénat. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:248 14/12/2011 09:46:34 249 À TRAVERS L’EUROPE Pour ce qui concerne plus particulièrement Théodore, toutes les hypothèses peuvent être retenues. En fait, les égards et la mansuétude dont le Magistrat d’Amsterdam fait preuve à l’égard d’un homme alors déconsidéré et criblé de dettes sont sans doute aussi à mettre en relation avec une vieille connivence entre l’ancien roi de Corse et les autorités bataves. Souvenons-nous que Théodore en 1736 (cf. chapitre VI) avait proposé de leur remettre Saint-Florent ou PortoVecchio, à leur convenance, contre leur soutien financier et militaire. Des marchands et des hommes politiques avaient alors vraisemblablement servi d’intermédiaires, au premier rang desquels le député Lucas Boon, que nous allons bientôt retrouver. C’est pour contrer ce soutien, relayé par les gazettes hollandaises, que De Mari recommande à nouveau au Sénat de fournir des informations à la gazette de Berne 39. Après avoir finalement quitté Amsterdam, Théodore trouva refuge à la campagne, dans le château d’un ami hollandais où il résidait encore le 28 mai 1737. C’est de là qu’il écrivit, il y a quelques jours, à l’ambassadeur d’Espagne pour avoir par son canal les paquets qui lui seraient adressés à Amsterdam. Mais ce dernier le lui a refusé ne voulant en aucune façon se mesler de ses affaires40. C’est de là aussi que, deux jours plus tard, il se lança dans une nouvelle aventure avec le soutien de ses anciennes relations et aussi, très vraisemblablement, avec l’accord tacite ou du moins avec la neutralité bienveillante du gouvernement hollandais. 39. De Mari au Sénat, 15 mai 1737, ibidem. 40. Lettre de Borré de La Chavanne, ambassadeur du roi de Sardaigne, La Haye, le 28 mai 1737. A.S.T., Lettere ministri, Olanda, Mazzo 33. Theodore_intok_cs3.indd Sec18:249 14/12/2011 09:46:34 Theodore_intok_cs3.indd Sec18:250 14/12/2011 09:46:34 CHAPITRE 19 Retour en Méditerranée Vers de nouvelles aventures Le personnage principal de ces nouvelles péripéties est un vieil ami de Théodore, Lucas Boon, député aux États de Hollande pour la province de Gueldre, marchand de son état et dont le frère, à ses moments perdus, était alchimiste comme l’ancien roi. Intrigant et âpre en affaires, il était parfaitement fait pour s’entendre avec le petit-fils du drapier de Liège comme le dit si bien André Le Glay1. Il avait rendu fréquemment visite à Théodore en sa geôle et celui-ci, toujours beau parleur, lui avait vanté les richesses de son royaume et fait miroiter les bénéfices que ses éventuels alliés pouvaient escompter d’une reconquête, d’après lui jugée aisée ; car, à ses dires, ses anciens sujets, qui abhorraient toujours autant la domination génoise attendaient son retour avec impatience. Appâté par de telles perspectives, Boon prit langue avec d’autres marchands hollandais, les sieurs César Tronchin, un certain Neufville et Daniel Dedieu, ancien président des échevins d’Amsterdam, presque tous des israélites, et leur fit valoir les avantages qu’ils retireraient en aidant Théodore à rétablir son autorité sur une île dont ce dernier, qui n’en était plus à une tromperie près, avait vanté l’extrême fertilité2. Les quatre négociants s’associèrent donc pour commanditer Théodore. Aux termes de l’accord, ils devaient être remboursés des sommes considérables avancées pour financer l’expédition par des fournitures d’huile d’olive d’excellente qualité que l’île était censée produire à profusion et qui leur serait livrée à bas prix, garantissant ainsi un bénéfice très substantiel. Cependant, affirme André Le Glay, « Boon qui avant tout était un homme d’affaires, loin d’avoir fourni sa quote-part dans l’association aurait retenu une commission sur l’argent avancé au roi3. » L’affaire, à bien y réfléchir, s’engageait mal et le même 1. Le Glay, op. cit., p. 138. 2. Ibidem. 3. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:251 14/12/2011 09:46:34 252 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Boon, qui devait en être conscient se débrouilla pour être le seul à pouvoir rendre compte du déroulement de l’expédition 4. Direction Lisbonne Après avoir vraisemblablement désintéressé les créanciers du roi les plus remontés, Boon et ses acolytes, persuadés qu’une bonne publicité ne pouvait qu’être favorable aux affaires, sollicitèrent les gazettes hollandaises qui, à leur instigation, devinrent d’autant plus laudatrices à l’égard de Théodore qu’elles l’avaient couvert d’opprobre après sa fuite de Corse. Ayant obtenu satisfaction sur ce point, Lucas Boon se rendit à Flessingue pour fréter La Demoiselle Agathe, un petit bâtiment de huit canons, quatre pierriers et onze hommes d’équipage, commandé par le capitaine Gustave Barentz5. Après quoi, le navire se porta à l’île du Texel pour y charger « deux canons de fer, quelques barils de poudre, de l’acier, du plomb, des barres de fer, une caisse de papier à écrire, de l’amidon, des fusils, des mousquets, des pistolets, des trompettes, des étoffes, des souliers et autres bagatelles en petites quantités6 ». Au mois de mai 1737, depuis sa retraite campagnarde, Théodore s’était assuré les services d’un secrétaire en la personne d’un jeune Anglais de belle prestance, natif de Guernesey, nommé Richard. Puis, il avait complété sa Maison en embauchant un certain Giraud, dit Keverberg, fils d’un capitaine de dragons hollandais. Le 26 de ce mois, les deux jeunes gens reçurent l’ordre de se rendre au Helder, petite ville située à une lieue environ du Texel, et de descendre à l’auberge Les Armes d’Amsterdam où un homme devait leur faire parvenir des instructions. Tronchin leur avait bien recommandé de ne pas se réclamer de Théodore, lequel, désirant conserver l’incognito, devait se faire passer pour un gentilhomme nommé Villeneuve. Richard et Giraud-Keverberg arrivèrent donc au Helder le 27 juin, vers midi, précédant de quelques heures le personnage en question qui s’avéra être Lucas Boon, porteur de l’ordre de Tronchin d’avoir à s’embarquer immédiatement pour le Texel, où se trouvait en rade un navire prêt à mettre à la voile au premier vent favorable. Mais Lucas Boon était revenu du Helder fort « tribulé », car il y avait aperçu beaucoup de gens étrangers à la mine suspecte. Aussi conseilla-t-il vivement 4. Lettre de Pignon à Amelot, Livourne le 13 janvier 1738, publiée par l’abbé Letteron in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse pendant les années 1737-1739, in B.S.S.H.N.C., 1893, Bastia, p. 95-99. 5. Comme l’on fait avant nous André Le Glay et Antoine-Marie Graziani, nous empruntons l’essentiel de ces informations et celles qui alimentent le présent chapitre au livre de bord dudit capitaine, intitulé : Journal de voyage du navire La Demoiselle Agathe, Maistre Gustavius Barentz, parti de Texel le 30 juin et arrivé à la rade de Livourne, le 13 septembre 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 2121. 6. Lettre de Pignon à Amelot en date du 13 janvier 1738, in abbé Letteron, Pièces et documents, op. cit., p. 95-99. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:252 14/12/2011 09:46:34 253 RETOUR EN MÉDITERRANÉE à Théodore d’éviter le Texel et de se rendre plutôt à Wijk-aan-Zee, à quelque douze lieues de là, d’où une barque de pêcheur pourrait le conduire en mer sur La Demoiselle Agathe qui devrait,en signe de reconnaissance, arborer un pavillon anglais, la barque conduisant le roi devant alors en faire de même. Finalement, La Demoiselle Agathe fut plus difficile à découvrir qu’on ne l’avait imaginé, sans doute à cause du « jugement très limité » et de l’inexpérience de son capitaine, maître Gustave Barentz, qui commandait pour la première fois un navire. Théodore erra en mer toute la nuit avant de retrouver le bâtiment qui était revenu au Texel. Ainsi le départ qui devait avoir lieu le 29, s’effectua le 30 juin vers quatre heures de l’après-midi. Gustave Barentz ne soupçonnait pas la présence à son bord du fameux roi de Corse, Boon l’ayant présenté avant de débarquer vers neuf heures du soir comme étant l’associé du sieur Evers, négociant à Livourne, un certain Bookman dont dorénavant, en son absence, il devait suivre scrupuleusement les instructions. Richard était supposé être le secrétaire général de l’entreprise commerciale et Keverberg l’inspecteur des magasins. Comme le navire avait été affrété pour Livourne, tout cela était plausible et le capitaine ne chercha pas à en savoir davantage. Il apprit la vérité seulement le 13 juillet, au large des îles Berlenga, sur la côte du Portugal, et la pensée d’avoir un si haut personnage à son bord « lui causa une grande admiration ». Le roi lui ordonna alors de relâcher à Lisbonne et le lendemain, 15 juillet à onze heures du matin, la Demoiselle Agathe mouilla devant Belém. Dans l’après-midi, les autorités sanitaires vinrent inspecter le navire, passèrent tous les hommes en revue, et s’inquiétèrent de l’absence de l’un d’entre eux. Il s’agissait de Théodore qui était resté dans sa cabine. L’on eut beau faire valoir aux officiers de santé que l’homme absent souffrait de la goutte, rien n’y fit ; ils voulurent absolument le voir, et Théodore dut se résoudre à paraître sur le pont, soutenu, pour plus de vraisemblance, par Richard et Keverberg. Dans son journal, Barentz nous le décrit enveloppé dans une robe de chambre de soie indienne laissant apparaître une chemise garnie, avec des pantoufles de maroquin aux pieds, un bonnet blanc sur la tête, et, par-dessus, un chapeau de castor. Cette tenue extravagante parut suspecte et tout autant sa mine florissante qui conduisit le médecin à le déclarer en parfaite santé. Ces mystères et cette mise en scène aboutirent à un résultat contraire à celui qu’espérait Théodore. Son identité fut rapidement percée à jour par les agents étrangers fort nombreux dans le grand port portugais et l’un d’entre eux en donna le signalement suivant : « Un homme de haute stature, bien fait, âgé d’environ cinquante ans, d’une prestance superbe, avec le visage blanc et arrondi7 ». Cela ne manqua pas d’inquiéter le roi qui craignait pour sa personne et à juste titre d’ailleurs. C’est l’époque où, en Corse, les Génois suscitaient ou encoura7. Lettre écrite de Lisbonne le 30 juillet 1737 à Joseph Buonaroti à Gênes et transmise par celui-ci au Sénat. A.S.G., Archivio segreto, filza 2121. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:253 14/12/2011 09:46:34 254 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE geaient les vendettas et les tentatives d’assassinat dont sera, entre autres, victime Giovan Battista Cervoni, dit Schizzetto8. Pour compléter sa cargaison, il prit cependant contact avec les correspondants à Lisbonne de Lucas Boon à qui ce dernier l’avait recommandé sous un faux nom. Trois jours après, le 19 juillet, il envoya Keverberg chez le résident de Hollande, Van Thiel (que Le Glay nomme Van Sill), lequel étant très lié avec le père du jeune homme lui réserva un excellent accueil. Suivant les instructions de Neuhoff, Keverberg lui raconta qu’il entendait se rendre successivement en Italie, en France et en Allemagne avec deux amis, venus avec lui de Hollande. Van Thiel insista alors pour que tous trois viennent passer quelques jours dans sa maison de campagne de la baie Sainte-Catherine. Cette invitation répondait en fait aux attentes de Théodore. Il accepta donc avec joie et se présenta au diplomate sous le nom de Kepre. Ce pseudonyme ne donna pas le change, mais Van Thiel, bien que l’ayant identifié, se prêta au jeu9. Plus prudent que son maître, Richard est resté à bord au prétexte que « son humeur était plus disposée pour le cabinet que pour les agitations incessables ». À l’inverse, Keverberg est partout. Il assure la navette entre la maison de campagne et le navire et court la ville à cheval pour accomplir diverses missions. Il va ainsi enrôler quatorze déserteurs de l’armée espagnole sans cependant leur révéler ni le but du voyage ni le nom de leur employeur. Il s’assure aussi les services de deux marins et d’un cuisinier provençal, Joseph Paris, pour la plus grande satisfaction de Théodore, lequel, fin gourmet, n’a guère apprécié durant la traversée les piètres talents culinaires de Keverberg. Le 25 juillet, tout ce petit monde est à bord du navire où l’arrivée du cuistot portant une veste écarlate, l’épée au côté et une perruque à queue fait sensation. L’on a également embarqué, pour compléter la cargaison, de l’épicerie, du café, du chocolat, deux caisses contenant cent trente canons de fusils, une grande bouteille d’eau-forte et trente-six seringues. Il était vraiment temps de quitter Lisbonne où bien des gens, diplomates et espions, s’intéressaient de trop près aux faits et gestes de Théodore. Celui-ci a appris, non sans inquiétude, que le consul génois Ferdinando Viganego avait longuement rencontré son collègue anglais et le résident de Vienne, le baron d’Albert. Il a aussi chargé un certain Pisarello et deux autres sbires de surveiller La Demoiselle Agathe. Mais, bien que s’étant glissés à bord, les trois hommes ne purent rapporter aucune information car toutes les ouvertures étaient soigneusement calfeutrées. Viganego n’entendant pas rester sur cet échec, ses hommes de main approchèrent Richard et Keverberg et entraînèrent les jeunes gens dans un estaminet du port pour les faire parler, en vain, une fois encore. 8. Ambrogio Rossi, Osservazioni storiche, op. cit., Livre septième, p. 254. 9. Lettre de Ferdinando Viganego, consul de Gênes à Lisbonne, au Sénat, le 30 juillet 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 2121. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:254 14/12/2011 09:46:34 255 RETOUR EN MÉDITERRANÉE Le soir précédant son départ, Théodore dîna avec Van Thiel. Il lui révéla son identité et le résident bien que sachant à quoi s’en tenir manifesta un grand étonnement et multiplia les marques de respect. Théodore éprouva alors le besoin de s’épancher. Il affirma à son hôte qu’il n’avait aucunement sollicité la couronne de Corse mais, appelé par les insulaires, il s’était donné pour mission de les secourir dans leur détresse et n’aurait pas su manquer, assura-t-il, à ce devoir de charité. Il entendait par ailleurs ouvrir l’île au commerce étranger et accorder à chacun la liberté de conscience10. Le 27 juillet, à deux heures de l’après-midi, Théodore monta à bord de son navire, suivi de son escorte et du résident de Hollande auquel il offrit des rafraîchissements11. Au préalable, il lui avait confié des lettres pour divers correspondants en Italie et vraisemblablement en Corse12. Après le débarquement de Van Thiel, à quatre heures, la Demoiselle Agathe leva l’ancre et tira des salves de ses six canons. Elle avait rejoint la haute mer quand des sbires, requis par le consul génois, se présentèrent sur le quai pour saisir le navire. Désappointé par cet échec, Viganego laissera entendre à Gênes que Théodore avait quitté le bord au dernier moment et prit, par voie de terre, la route de l’Espagne13, ce qui, bien entendu, était erroné. Le roi était toujours sur son navire, lequel voguait par temps calme vers la Méditerranée. Théodore profita de la monotonie du voyage pour révéler son identité aux déserteurs recrutés par Keverberg et leur demander s’ils acceptaient de passer à son service, ce qu’ils firent de bon cœur. Neuhoff fit alors distribuer à chacun une chemise, une paire de bas et des souliers. Le capitaine Barentz fut moins enthousiaste quand le roi lui ordonna de mettre le cap sur la Corse. Il fit valoir qu’il n’avait aucune pratique de ces eaux, réputées sous contrôle des corsaires génois ; une seule de leurs barques serait en mesure de s’emparer du navire, gémit-il. Le pilote partageait ce sentiment et finalement seules les multiples « promesses et espérances » du roi les convainquirent de maintenir le cap. Pour occuper son petit monde, ce dernier leur fit confectionner des cocardes et fit faire aussi deux paires de baguettes qu’il entendait offrir à Keverberg et à Richard, ce qui mit ce dernier en fureur car, affirma-t-il, bien que n’ayant peur de personne, il n’avait aucune appétence pour le métier des armes et se satisfaisait de ses compétences en matière de commerce et de finance ainsi 10. Lettre de Lisbonne à Joseph Buonaroti en date du 30 juillet, op. cit. 11. Richard, dans la relation succincte du voyage qu’il fera à Campredon, donne la date du 26 juillet. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, 97. Lettre de Campredon à Maurepas, Gênes, le 2 octobre 1737. 12. Telle, celle adressée ce même jour à Jean Ludovici, un proche du consul Valemberg qui sert d’intermédiaire entre le roi et sœur Fonseca et auquel Théodore annonce qu’il s’apprête à reprendre la mer. En fait, ce n’est que le 24 septembre 1737 que Jean Ludovici accuse réception à Théodore de la lettre expédiée de Lisbonne le 27 juillet et qui lui a été remise par l’abbé Verney. A.S.G., Archivio segreto, filza 3010. Le courrier de Théodore, qui multipliait les intermédiaires pour des raisons évidentes de prudence, accumulait aussi les lenteurs. 13. Lettre de Viganego au Sénat, le 30 juillet 1737, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:255 14/12/2011 09:46:34 256 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE que de sa maîtrise des langues étrangères ; ce dont Théodore, qui avait de l’estime pour lui, voulut bien convenir. On en resta donc là. Théodore fit cependant tailler dans les toiles du navire un drapeau de la Corse que l’on hissa un court instant à la poupe du navire. Sa vanité satisfaite, la prudence reprit le dessus, l’on ramena le pavillon et il rejoignit sa cabine. Mais le danger rôdait. Escale forcée à Oran Le 3 août, l’on croisa un bateau suédois qui signala la présence de trois barques, vraisemblablement montées par des Maures, lui ayant donné la chasse. Effectivement, le six de ce mois, alors que le navire de Théodore est en vue d’Oran, les trois barques apparaissent renforcées par une galère et cinglent vers La Demoiselle Agathe qui, ne pouvant leur échapper, arbore un pavillon anglais. Les quatre navires inconnus, après avoir tiré un coup de semonce en direction du navire de Théodore, hissent le drapeau espagnol. Le capitaine Barentz amène alors les voiles et se rend sur la galère pour présenter ses documents, pendant que Théodore fait remplacer précipitamment le pavillon anglais par celui de Hollande. La situation s’envenime vraiment quand les soldats espagnols montent sur La Demoiselle Agathe et découvrent les armes que l’on vient de cacher dans la cale. Ils investissent aussitôt le navire et malmènent l’équipage et Théodore lui-même, à sa grande indignation, n’est pas épargné. Malgré le passeport hollandais présenté par son capitaine, La Demoiselle Agathe est aussitôt escortée jusqu’à Oran où l’on accoste le 7 août à six heures du matin. Durant le trajet, Théodore humilié, ne décolère pas mais, arrivé au port, il reprend ses esprits et écrit au gouverneur espagnol d’Oran, le marquis de Vallejo, pour se présenter, lui demander aide et assistance et lui recommander le secret quant à son identité14. Le marquis ne semble guère impressionné par l’arrivée d’un si haut personnage et pas davantage gêné par le traitement que lui ont fait subir ses marins. Le gouvernement espagnol, dans la crainte de voir des puissances étrangères fournir des armes aux Maures, exerce en effet une surveillance stricte le long des côtes du Maghreb et fait contrôler systématiquement tous les bâtiments suspects. Cependant, malgré cette situation tendue, le fait d’ouvrir le feu sur le navire d’une puissance étrangère sans sommation et sans avoir arboré ses couleurs est un acte d’hostilité qui contrevient gravement aux usages maritimes. Le gouverneur veut bien l’admettre, mais n’en saisit pas moins le navire qu’il fait garder militairement après y avoir fait apposer les scellés. Quant à l’équipage et aux déserteurs qui croupissent depuis la veille à fond de cale, ils sont conduits au château Saint-Jacques. 14. Lettre de Pignon à Amelot, Livourne le 13 janvier, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:256 14/12/2011 09:46:34 257 RETOUR EN MÉDITERRANÉE En début d’après-midi, des officiers se présentent devant Théodore et le prient de les suivre. Le roi à cette occasion va se livrer une fois encore à ses habituelles simagrées dont s’ébaudit fort le capitaine Barentz : La grandeur d’esprit de Monsieur Théodore étant si grande qu’afin de ne pas se lever pour saluer ces officiers, il feignit avoir la goute, se faisant mettre un coussin à terre pour appuyer sa jambe droite. Mais quand il fut habillé, apparemment il s’étoit oublié de la goute, ou il se figura que ces messieurs étaient tous aveugles, vu qu’il marchait ferme et cavalièrement15. Théodore se rend donc auprès du gouverneur, marquis de Vallejo, lequel le reçoit fort civilement, et lui assure qu’il va écrire à Madrid pour demander des instructions, ce que d’ailleurs, très courtoisement, il fait en sa présence. Pleinement rassuré sur son sort, Théodore donne 80 sequins au courrier pour qu’il parte immédiatement et fasse diligence. En attendant la réponse, Vallejo se voit contraint de loger Théodore et ses gens à une demi-lieue d’Oran, au château Saint-Charles, dont le gouverneur, Don Andrea de Villalonga, reçoit l’ordre de traiter son hôte avec toute « la splendeur et civilité » et tous les égards dus à son rang. Pendant ce temps La Demoiselle Agathe est immobilisée à Marsa (ou Manza) où on lui enlève son gouvernail et ses voiles. La détention de Théodore fut douce, Vallejo multipliant les attentions à son égard et tous deux faisant assaut de civilités. Le gouverneur ayant demandé à son prisonnier s’il ne possédait pas à bord de son navire quelques bouteilles de vin du Rhin, le roi lui répond qu’il en possède sept. Il les lui adresse avec quelques autres flacons, des confitures et des épices. Émerveillé par tant de générosité, le gouverneur a cependant des scrupules ; il ne lui semble pas correct d’accepter de tels présents d’un prisonnier. Il conserve seulement une bouteille de vin du Rhin et renvoie le reste à Théodore avec un mot aimable et douze flacons de Malaga, de Malvoisie et de Bourgogne. Malgré toutes ces prévenances, Théodore s’angoisse, Il craint que les Génois n’interviennent auprès de la cour de Madrid pour le maintenir en prison ou le ramener en Espagne. Mais ses appréhensions sont vaines car les Génois vont apprendre trop tard sa présence sur les côtes d’Afrique. C’est seulement le 24 août que Pietro Merizano, le consul génois à Barcelone se croit autorisé à annoncer, avec les précautions d’usage, au Sénat à Gênes et à son supérieur hiérarchique à Madrid, l’ambassadeur Giuseppe Ottavio Bustanzo, cette nouvelle qu’il n’a pas encore pu vérifier. Véhiculée depuis Carthagène par le patron catalan, Salvatore Carbonnel, la rumeur veut, dit-il, que Théodore se trouve sur un bateau hollandais retenu « dans le port de Manza ou bien de Malzaquevil d’Oran ». À Carthagène, on tient pour sûr que le gouverneur d’Oran a également expédié la frégate qui assure régulièrement le courrier entre les côtes d’Afrique et celles d’Espagne avec des plis relatant à la cour de Madrid la manière dont la barque du patron catalan 15. Journal du voyage de la Demoiselle Agathe, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:257 14/12/2011 09:46:35 258 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Giovanni Caminada, armée en course, a intercepté dans le canal entre Carthagène et Oran le susdit navire hollandais chargé de six canons de bronze, de beaucoup de fusils, de quantité de munitions et sur lequel on prétend que se trouve le baron Théodore de Neuhoff ainsi que des déserteurs espagnols et des ingénieurs. Pietro Merizano insiste bien sur le fait qu’il a transmis ces informations aussitôt que reçues, profitant du départ d’un navire en direction de Gênes, et qu’il va s’efforcer de les vérifier auprès des navires qui relâcheront prochainement à Barcelone en provenance d’Oran16. Heureusement pour Théodore, le 17 août au matin, la réponse du gouvernement espagnol parvient à Oran. Le marquis de Vallejo doit remettre le roi de Corse en liberté avec ses gens, lui rendre son navire et lui rembourser toutes les dépenses occasionnées par sa détention. Lorsque le gouverneur lui fait connaître la nouvelle, Théodore, très heureux, donne un louis d’or au messager et distribue d’autres gratifications. Vallejo lui avait offert son cheval pour le conduire au fort au fort Saint-Charles, il en fait de même pour le reconduire à Oran. Il met également à sa disposition d’autres montures et des esclaves pour le transport de ses gens et de son bagage. Prenant pied sur son navire, Théodore retrouve avec plaisir tout son petit monde mais, dernière déception, il ne trouve pas de boulets à acheter. Finalement, le 19 août, la Demoiselle Agathe met à la voile. Contrarié d’avoir perdu tant de temps à Oran, Neuhoff a toutes les raisons de craindre que les Génois n’aient déjà éventé ses projets et ne mettent tout en œuvre pour l’empêcher de débarquer en Corse. Son humeur est d’autant plus massacrante que l’absence de vent ralentit le navire. La rencontre d’un bâtiment anglais se rendant à Lisbonne vient à peine distraire le roi de ses sombres pensées. On demande au commandant s’il a aperçu quelque navire, il répond par la négative. On lui recommande alors de se méfier des parages d’Oran. Pendant que le capitaine de La Demoiselle Agathe donne ce conseil, Théodore, cédant à une nouvelle lubie, fait grimper tout l’équipage et les soldats dans les cordages à la grande admiration des Anglais qui ne s’attendaient pas à voir tant de monde sur un si petit bâtiment. Malgré son anxiété, le roi se met alors à rire, fort satisfait de cette facétie. Théodore vire de bord Le 2 septembre 1737, vers neuf heures du matin, alors que, selon les estimations du capitaine, La Demoiselle Agathe se trouve à seize lieues environ des côtes de la Sardaigne, le roi éprouve une grande frayeur en voyant apparaître une voile à l’horizon. Craignant que ce ne soit un navire génois lancé à sa pour16. A.S.G., Archivio segreto, filza 2031. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:258 14/12/2011 09:46:35 259 RETOUR EN MÉDITERRANÉE suite, il fait hisser le pavillon hollandais, et panique un instant, car le navire inconnu tarde à arborer ses couleurs. Enfin le drapeau suédois flotte à son mât et Théodore, rassuré, entend bien saisir cette opportunité. Sur son navire, il se sent comme un rat pris dans une souricière, à la merci de chats, en l’occurrence des corsaires génois, attendant l’occasion propice pour se saisir de lui. Il est donc primordial, estime-t-il, de sauver la personne du roi. Il montera, c’est décidé, à bord de ce navire suédois en compagnie de Keverberg, tandis que Richard continuera sa route à bord de La Demoiselle Agathe et conduira la cargaison d’armes en Corse. Pour rassurer ses gens, il affirme que, lui parti, tout leur deviendra plus facile. Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’ une fois encore, confronté à l’incertitude et au danger, il abandonne cyniquement les siens et s’en retourne vers la très hospitalière Hollande17. On se rapproche donc du navire suédois baptisé Le Grand Christophe et commandé par le capitaine Jonas Hee Kerhoet. Chargé de sel, il vient de Sardaigne où le bruit de l’arrivée de Théodore à bord d’un navire hollandais s’est déjà répandu. Depuis, les bâtiments génois croisent constamment autour de la Corse pour l’intercepter. À cette nouvelle, d’après Richard, le capitaine Barentz fait la grimace mais ne pipe mot. Théodore, lui, est conforté dans sa décision de faire demi-tour. Au capitaine suédois, intrigué, qui demande alors pourquoi deux des passagers de La Demoiselle Agathe désirent monter à son bord, l’on répond que le navire ayant été capturé par les Espagnols et l’équipage molesté, les deux personnages veulent interrompre leur voyage pour aller déposer plainte en Angleterre et obtenir réparation. Kerhoet consent à les convoyer moyennant vingt sequins et s’engage à les déposer dans un port d’Angleterre ou de Hollande. Après avoir écrit trois lettres pour des chefs corses, Théodore fait ses dernières recommandations à Richard, lui prodigue les plus séduisantes promesses et monte avec Keverberg à bord du navire suédois. Les deux vaisseaux s’éloignent alors l’un de l’autre. Le Grand Christophe met le cap sur Gibraltar et La Demoiselle Agathe continue sa route vers la Corse. La fuite de Théodore plongea Richard dans d’amères réflexions, consignées à son arrivée à Livourne : je m’avois depuis longtemps revêtu de patience, mais uniquement je ne faisois que me repentir d’avoir jamais vu ou connu Monsieur Théodore. Je lui fus recommandé par des amis en Hollande, qui, en même temps me firent des promesses qu’en peu de temps je fairais fortune, désignèrent sa personne pour un oracle, ce que je laisse à décider à ceux dont leur connaissance avec lui est plus vieille que la mienne qui n’est que de quatre mois. Mais le contenu de ce qui reste dit dans ce journal est assez suffi17. De nouveau, les chancelleries vont s’efforcer de pister Théodore et de percer ses intentions. Le 30 septembre 1737, Maurepas écrit à Campredon : « À l’égard du baron de Neuhoff, il est certain qu’il n’est pas retourné en Corse. J’ai eu avis d’Amsterdam qu’il y étoit revenu depuis peu de jours et qu’il s’y tenait caché. Ainsi il n’y a pas d’apparence qu’il retourne en Corse. » Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, 100. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:259 14/12/2011 09:46:35 260 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE sant pour convaincre à tous jugements impartials que toute sa conduite dans ce voyage ne porte pas des marques d’un esprit judicieux18. Bien que le capitaine Barentz partage le désarroi du secrétaire, le voyage se poursuit ; le 6 septembre à midi on se trouve en vue de l’île et vers le soir le navire est à quatre lieues des côtes. Le temps est splendide, le clair de lune rend la navigation aisée et aucune voile ne pointe à l’horizon. Les conditions sont réunies pour atterrer, mais le capitaine s’agite comme un fou, il va et vient suivi par le pilote, descend dans sa cabine pour « regarder la carte que Monsieur Théodore lui avoit fait présent » puis remonte sur le pont toujours aussi agité, se frappant la poitrine en s’écriant qu’il n’est jamais venu en Corse, qu’il n’a presque jamais entendu parler de cette île et qu’il n’en connaît ni les ports, ni les atterrages. Le pilote, « qui était un vieux renard » affirme qu’il avait prévu cela. D’après lui, il n’y a aucune autre alternative que d’aller en Corse ou bien de cingler vers Livourne. Barentz, désemparé, demande alors son avis à Richard. Ce dernier part d’un éclat de rire fort désenchanté « c’est une risée plus pleine de chagrin que celle de Démocrite », dit-il pour s’excuser auprès du capitaine qui trouvait la situation fort peu amusante et sa réaction inconvenante. Et le secrétaire de poursuivre : Non, non, mon ami, ce n’est pas de présent que le bon esprit est capable de raccommoder les inadvertances que l’on a ci-devant commises ; et je ris parce que de la première heure depuis notre départ de Lisbonne, j’ai prévu que nous entrerions autant dans l’île que d’aller à Constantinople. Il ajouta qu’il était persuadé que Théodore n’avait jamais eu l’intention d’aller en Corse. Le commandant à ces mots se contenta de grommeler « le temps nous apprendra autrement19 ». On temporise donc. Le lendemain matin au prétexte que le brouillard enveloppe l’île, le capitaine déclare qu’il est impossible de débarquer. Mais dans l’après-midi, quand apparaissent deux barques génoises, Barentz est pris de panique, il voit déjà son navire coulé, son équipage et lui livrés au supplice. Aussi voulant faire disparaître toute trace du passage de Théodore à son bord, il fait rassembler tous les objets compromettants : le pavillon de la Corse, les cocardes, la carte scellée aux armes royales, la bouteille d’eau-forte et les seringues. Le tout est placé dans un sac lesté de boulets de canon que l’on doit jeter à la mer à la première alerte. Il fait enfin prêter serment à son équipage et aux soldats de garder le secret et déclare qu’il ne se défendra pas. Aussi, le 10, lorsque, une troisième barque de Gênes s’inscrit dans le sillage de son navire, Barentz affolé s’écrie : « Pour Livourne ! Je ne veux pas être dupé par tous les messieurs Boon et les autres. » 18. Journal de voyage du navire La Demoiselle Agathe, op. cit. 19. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:260 14/12/2011 09:46:35 261 RETOUR EN MÉDITERRANÉE Toujours suivi par les barques corsaires génoises, il prend la route de l’Italie. Après avoir distancé ses poursuivants, le 12, au large de l’île de la Gorgona, la Demoiselle Agathe jette l’ancre en rade de Livourne le 13 septembre 1737 au matin. À Livourne L’arrivée de la Demoiselle Agathe à Livourne fait d’autant plus de bruit qu’elle y a été précédée par la Maria Jacoba, le second des trois navires nolisés par Théodore, son comparse Lucas Boos et leurs associés, auquel les autorités génoises accordent une attention toute particulière. Nous y reviendrons, mais pour l’instant accordons notre attention au bâtiment du capitaine Barentz. Aussitôt après son arrivée, Gênes en demande la saisie, ce qui lui est refusé par le baron de Wachtendonck, commandant des troupes impériales en Toscane au prétexte que Livourne a obtenu du nouveau grand-duc, François de Lorraine, le maintien de son statut de port franc. Suspect, car venant des côtes d’Afrique, le navire est toutefois soumis pendant une quinzaine de jours à la quarantaine, surveillé de près par une barque corsaire génoise et inspecté par les agents de la Sanità. Ceux-ci s’inquiètent de l’absence de deux des passagers. Le capitaine explique qu’ils sont descendus à terre à l’escale d’Oran et que depuis on ne les a pas revus. Réponse dont se contentent les officiers de santé et qui agrée au viceconsul de Hollande, et aux correspondants de Lucas Boon, les sieurs Bookman et Evers, qui félicitent Barentz. Cependant, pour donner un semblant de satisfaction aux Génois, les autorités portuaires acceptent d’interroger les matelots, et c’est ainsi que « la république eut la douleur d’apprendre que Théodore s’était bien embarqué sur le bâtiment mais qu’il avait fui en pleine mer20 ». Après avoir reçu quelques secours des négociants, les gens du roi se dispersent discrètement pour échapper aux espions génois qui pullulent en ville et les déserteurs embarqués à Lisbonne entrent au service de l’Empereur21. Joutes diplomatiques Le gouvernement génois est d’autant plus exaspéré qu’un autre navire hollandais, la Maria Jacoba, affrété par Lucas Boon, le comparse de Théodore, a fait escale à Livourne au mois d’août. Le 22 de ce mois, son représentant à Londres Giovan Battista Gastaldi en a été informé On tient pour certain à Gênes que la 20. Lettres de Lorenzi à Amelot en date des 18 septembre et 12 octobre 1737. Paris, A. M. A. E., C. P., Florence, vol. 88. 21. Lettre de Pignon à Amelot, Livourne le 13 janvier 1738, in abbé Letteron, Pièces et documents, p. 95-99, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:261 14/12/2011 09:46:35 262 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Maria Jacoba, capitaine Cornelius Boos, a quitté ou est sur le point de quitter Livourne pour faire voile vers la Corse avec à son bord un chargement d’armes et de munitions destiné aux rebelles. Le Sénat, en vue de faire obstacle à cette livraison dont les conséquences pourraient être infiniment graves pour l’équilibre des forces dans l’île, a aussitôt averti ses deux commissaires généraux à Bastia et à Ajaccio afin qu’ils prennent toutes les mesures possibles pour faire arraisonner le navire et le conduire avec son équipage et les Corses qui sont à bord dans un port sûr. Le Sénat a également été informé qu’un autre navire hollandais, battant pavillon de cette nation et nolisé par « l’imposteur Théodore » (il s’agit de la Demoiselle Agathe) croise dans les parages de la Corse avec un chargement d’armes. Gastaldi a pour mission de transmettre officiellement les protestations de la Superbe22 au gouvernement des Provinces-Unies directement et par l’intermédiaire de Monsieur Hope, l’envoyé extraordinaire de Hollande à Londres. Gênes se dit persuadée que leurs Hautes Puissances désapprouveront l’attitude coupable du capitaine Cornelius Boos ainsi que celle de tous leurs nationaux qui porteront assistance aux rebelles corses. Son ambassadeur doit donc demander instamment aux Hollandais la publication d’un édit portant interdiction de commercer avec la Corse semblable à celui pris par l’Empereur, le roi de France et le roi d’Angleterre et obtenir que cet édit soit transmis à tous les consuls de Hollande pour application23. Cette mise en demeure n’ayant pas été suivie d’effet, le gouvernement génois est conduit à revenir à la charge au mois d’octobre 1737, après l’arrivée de la Demoiselle Agathe à Livourne, toujours par l’intermédiaire de l’ambassadeur Gastaldi. Entre-temps, le très dynamique Bartolomeo Domenico Gavi, est passé à l’action. Il a su apporter à son collègue le consul de Hollande la preuve des activités délictueuses du commandant de la Maria Jacoba. Aussi se voyant découvert, le capitaine Boos s’empresse de se débarrasser d’une bonne partie de son chargement compromettant et renonce à prendre la direction de la Corse. Les récriminations et les démarches de Gavi immobilisent aussi la Demoiselle Agathe. Ce qui indispose le gouvernement des Provinces-Unies, qui proteste officiellement contre cette attitude jugée inappropriée, voire hostile24. Cependant le Sénat génois ne s’en laisse pas conter et, toujours le 12 octobre, fournit à son représentant à Londres d’autres informations et des instructions susceptibles de l’aider à réfuter « les doléances du ministre de leurs Hautes puissances les Seigneurs des États généraux de Hollande25 ». 22. Titre attribué à (ou revendiqué par) la République de Gênes ; en usage à l’époque moderne. 23. Gênes, le 22 août, Doge, Governatori e Procuratori della Republica al nostro Magnifico Segretario Gastaldi. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 24. Gênes, le 12 octobre, Doge, Governatori e Procuratori della Republica al nostro Magnifico Segretario Gastaldi. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 25. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:262 14/12/2011 09:46:35 263 RETOUR EN MÉDITERRANÉE Malgré les preuves irréfutables produites par les Génois, le gouvernement hollandais n’entend ni reconnaître une quelconque collusion avec Théodore et ses associés, ni s’aligner complètement sur les positions de l’Empire, de la France et de l’Angleterre. Dans sa réponse au gouvernement génois, en date du 23 novembre, il récuse les accusations de Gastaldi transmises par Hope, son représentant à Londres, et il déplore « le tort dont souffre Nos sujets dans leurs navigations et dans leur commerce, par les insinuations accompagnées de menaces des ministres et consuls génois, par lesquels les marchands sont détournés de charger dans les navires de Nos sujets, et qui mettent un grand obstacle à leur libre navigation et commerce, comme il est arrivé bien particulièrement à l’égard de deux vaisseaux nommés La Maria Jacoba et l’Agatha, après qu’ils sont entrés dans le port de Livourne26 ». Pour ce qui concerne l’interdiction de commercer avec la Corse, qui, selon Gênes, devrait s’appliquer aux navires hollandais, les états généraux tergiversent, ironisent, argumentent et même menacent : […] Votre Sérénité et Vos Excellences verront par là que c’est à tort qu’on forme des soupçons contre Nous et contre Nos sujets, comme s’ils se laisseraient induire à donner de l’assistance aux Corses mécontents. Cette idée erroneuse étant autant moins fondée que déjà, par Notre résolution du 5 juillet 1736, Nous avons déclaré que de pareilles entreprises seraient tout a fait contraires à Notre intention et que Nous étions portés à empêcher, autant qu’il Nous serait possible, qu’on envoyât aucune assistance aux Corses mécontents d’aucun endroit dépendant de Notre domination, de quoi aussi nous avons averti Nos amirautés par Nos résolutions du 15 septembre et 22 octobre de l’an passé, 1736. Nous avons bien pris en considération et délibéré s’il conviendrait de défendre par placard le transport des marchandises de contrebande en Corse, mais Nous en avons été détournés par le mauvais usage que les sujets de Votre République font de Nos Résolutions du 5 juillet, 15 septembre et 22 octobre de l’an 1736, et que Nous prévoyons qu’un tel placard ne produirait aucun autre effet que de colorer les détentions de vaisseaux de Nos sujets et de les rendre plus fréquentes ; au moins de l’exemple cité du vaisseau l’Agatha résulte cette vérité qu’un placard de la nature que celui dont Nous venons de parler, ne saurait être d’aucun effet tant que les mêmes défenses ne seront pas faites dans les autres royaumes et États, et tant que les passagers ou marchandises en d’autres pays auront la faculté de tromper sous divers prétextes les maîtres des vaisseaux qui sont ignorants. Nous ne pouvons dissimuler que le procédé à l’égard des vaisseaux de Nos sujets, Nous est d’autant plus sensible qu’il paraît qu’on les prend seuls en butte et qu’on laisse passer les autres sans prendre garde. Quand il plaira à Votre Sérénité et à Vos Excellences de faire les réflexions nécessaires sur ce que Nous venons de leur exposer, Nous espérons qu’Elles voudront bien donner des ordres précis à Leurs Ministres et à Leurs sujets partout où il appartient, pour que soigneusement ils prennent garde de ne rien faire qui puisse troubler les sujets 26. A.S.G., Archivio segreto, filza 2121. Les États Généraux des Provinces-Unies des Pays-Bas au Sérénissime Duc et Très Excellents Seigneurs les Sénateurs de la Sérénissime République de Gênes. La Haye, 23 novembre 1737. Document présenté par Le Glay, op. cit., p. 400-403. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:263 14/12/2011 09:46:35 264 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE de Notre République, ni leurs vaisseaux, dans le libre exercice de leur navigation et commerce, afin que Nous ne soyons pas obligés de délibérer ultérieurement sur la manière de prévenir ces troubles si préjudiciables au commerce de Nos sujets. Nous attendons ce remède de l’amitié et de l’équité de Votre Sérénité et de Vos Excellences, et en l’attendant, Nous prions Dieu, Sérénissime Duc et Très Excellents Seigneurs, de Vous avoir en Sa sainte et digne garde. La Hollande se révèle bien être l’alliée objective de Théodore. Cette lettre désinvolte et insultante en apporte, s’il était nécessaire, une nouvelle illustration. L’État génois a d’ailleurs bien d’autres preuves de cette collusion car Richard, maintenant démuni de tout, multiplie les confidences et les offres de service pour restaurer ses finances. La dérive de Denis Richard Instruit et intelligent, Denis Richard aurait pu réussir dans l’existence ou du moins vivre honnêtement s’il n’avait eu le malheur de trouver Théodore sur son chemin. Profitant de sa jeunesse, ce dernier lui avait fait miroiter gloire et fortune, mais, comme nous l’avons vu, la désillusion fut très tôt à la hauteur des espoirs suscités. À Livourne, seul et sans soutien, il essaya de négocier auprès des Génois, toujours friands de renseignements sur l’illustre fugitif et sur ses activités, les documents qu’il avait conservés. Il alla donc trouver le consul Gavi, lui relata les aventures de la Demoiselle Agathe et lui proposa de lui remettre, contre un subside, la relation du voyage qu’il avait rédigée. Le gouvernement génois, toujours soucieux d’économie, éluda cette offre malgré son désir d’en savoir plus sur cette expédition et sur les éventuelles complicités locales dont elle avait pu bénéficier. Finalement, le 27 novembre, Richard, aux abois, va se résoudre à adresser une requête au Sénat pour implorer aide et assistance. Il propose également ses services et en particulier se dit tout disposé à surveiller et à transmettre la correspondance entre Théodore et ses correspondants locaux, les négociants Bookman et Evers avec qui il est resté en contact27. Par eux, il prend connaissance d’un courrier de Lucas Boon, daté du 6 décembre 1737. Celui-ci manifestait le souhait de faire passer la cargaison de la Demoiselle Agathe en Corse sous la responsabilité de Richard, assurait ce dernier de la reconnaissance des commanditaires et recommandait de lui prêter assistance. Richard fit une copie de cette lettre et la transmit le 25 décembre à Gênes en ajoutant en note qu’on lui donnait quarante-huit heures pour se décider, deux navires se trouvant ancrés dans le port de Livourne à la disposition des sieurs Bookman et Evers, prêts à transborder la cargaison. Richard recommandait de surveiller ces navires ainsi que les barques venues de Corse à cet effet28. 27. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 28. Ibidem. Lettre de Luca Boon aux banquiers Bookman et Evers. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:264 14/12/2011 09:46:35 265 RETOUR EN MÉDITERRANÉE Mais rien n’y fit. Le gouvernement ligure fit une fois encore la sourde oreille et Richard à bout d’expédients dut se résoudre à remettre la relation du voyage de la Demoiselle Agathe au consul Gavi qui en adressa une copie à Gênes et une autre au commissaire général Mari à Bastia. Mais le jeune homme ne tira aucun profit de sa trahison. Le Sénat le fit bien venir à Gênes pour le faire interroger puis, après avoir obtenu satisfaction, le renvoya pourvu d’une fort modeste obole. Dupé une seconde fois, le malheureux s’en vint, fin septembre 1738, raconter ses mésaventures à l’ambassadeur de France à Gênes, lequel vit en lui « un homme de beaucoup d’esprit, fécond en grandes idées et qui possède des talents pour leur exécution ». Campredon lui accorda le léger secours quémandé pour passer en France, « où il se flatte de pouvoir rendre ses services utiles », en échange des informations qu’il venait de livrer aux Génois et sans tenir autrement compte de l’allusion faite par Richard – vraisemblablement dans le but de l’appâter et de lui soutirer une somme plus importante – à « un certain marquis français » venu les rejoindre au large. Richard n’a jamais pu en découvrir l’identité « c’était, dit-il, un homme d’environ 30 ans, fort picoté de la petite vérole, borgne, ou du moins fort louche, qui s’est fait calviniste en Hollande, et qu’il croit avoir des biens assez considérables en France29 ». Cette lettre permet en fait de corréler les informations livrées par Richard dans sa relation du voyage de la Demoiselle Agathe. Avant de renvoyer Richard, Campredon, intrigué, lui demanda ce que Théodore entendait faire des seringues et de l’eau-forte que le chimiste Duvernes lui avait livrées à Lisbonne. « C’est, répondit-il, pour seringuer l’eau-forte dans les yeux des génois qu’on pourra surprendre, comme des sentinelles qui ne se retrouveront pas hors de combat, sans que le bruit que feroient les coups de fusils donnent l’alarme30 ». Richard quitta Gênes le 30 septembre 1738 pour Marseille31 et l’on n’entendit plus jamais parler de lui. La mésaventure du Yong-Rombout Outre la Demoiselle Agathe et la Maria Jacoba, Théodore et ses associés avaient affrété un troisième navire, le Yong-Rombout. Le contrat de nolisement avait été établi à Flessingue, sur ordre de Théodore, par Valentino Tadei et le fidèle Francesco Dell’Agata qui, depuis le début de l’aventure à Tunis, assurait auprès du roi les fonctions de secrétaire particulier. Le 23 juin 1737, une semaine avant de quitter la Hollande à bord de La Demoiselle Agathe, Théodore, depuis Amsterdam, avait donné « en la forme la plus authentique pouvoir à François Dell’Agata notre secrétaire, de convenir en notre nom avec le sieur Van Pee ou un autre capitaine d’un bâtiment pour transporter des marchandises et des gens à nous et à s’engager en notre nom pour lui donner satisfaction en notre royaume 29. Paris, A. M.A.E., C.P., Gênes 101, Lettre de Campredon à Maurepas, Gênes, le 2 octobre 1738, op. cit. 30. Ibidem. 31. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, vol. 101 Theodore_intok_cs3.indd Sec19:265 14/12/2011 09:46:35 266 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE sur tout ce qui sera convenu, ce que j’avaliserai comme si je l’avais conclu moi-même et pour plus de validité nous l’avons signé de notre propre main32 ». Finalement ce sera Le Yong-Rombout, capitaine Antoine Bevers, appartenant aux sieurs Splenter, Van Doorn, et Abraham Louxissen, qui sera choisi. C’était un navire de dix-huit canons et le contrat, à raison de seize cents florins mensuels, portait sur au moins quatre mois. Il devait, comme les deux autres navires, faire voile vers les côtes corses pour échanger sa cargaison d’armes et de munitions contre de l’huile d’olive33. La traversée, commencée sous les meilleurs auspices, se termina en catastrophe. Arrivé fin octobre en vue de L’Île-Rousse, le capitaine, persuadé que le lieu était aux mains des rebelles, mit une chaloupe à la mer et débarqua Dell’Agata et cinq marins qui furent aussitôt capturés par les Génois. Dès le 2 novembre le commissaire, Paolo Battista Rivarola, non sans satisfaction, en informe le Sénat34 et se félicite notamment de s’être emparé de Dell’Agata. Ce dernier, après avoir tenté de se faire passer pour un Palermitain, finit par dévoiler son identité. Il reconnaît par ailleurs être venu pour la première fois dans ce royaume avec Théodore sur le fameux navire anglais du capitaine Dick puis être retourné à Livourne sur ce même bâtiment. Par la suite, il revint en Corse sur une tartane française – transportant, des armes, des munitions et des passagers – qui fit escale entre Saint-Florent et L’Île-Rousse. Il embarqua enfin à Solenzara avec Théodore et le suivit à Livourne, à Florence, à Paris, à Rouen, à Amsterdam, en Angleterre, en Zélande et à Lisbonne. Il avoue également que le Yong-Rombout qui venait de le déposer si malencontreusement à L’Île-Rousse, transportait du fer, du plomb et de la poudre. Malgré le repentir qu’il semble manifester, le commissaire général décide de hâter son procès. Il a perdu la trace du YongRombout, mais il a donné ordre à la galère Santa Maria et à la barque corsaire du capitaine Oderico de se lancer à sa poursuite. Sans grand espoir de succès, avoue-t-il, car en cette saison les vents sont favorables au voilier et, par ailleurs, la galère et la barque ne sont pas en mesure d’affronter un navire portant dix-huit canons, sans compter les pierriers, les espingoles et autres mousquets et pistolets servis par un équipage nombreux « et en grande partie composé de gens désespérés ». De plus la Santa Maria a besoin de deux ou trois jours pour laisser reposer la chiourme. Décidément la marine de guerre de la Dominante, qui ne dispose que de trois à quatre galères, n’est plus à même d’assurer le contrôle de la mer intérieure. Paolo Battista Rivarola, pour empêcher les livraisons d’armes et de munitions, fait cependant surveiller les différents points d’atterrage par de nombreuses peti32. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, vol. 99. « Copie du pouvoir du Roy Théodore et traduit de sa main du hollandais en italien, donné à François de Agata son secrétaire pour fretter un bâtiment à Amsterdam le 23 juin 1737 ». La signature de Théodore figure bien au bas du document. 33. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, vol. 101. 34. Lettre de Rivarola au Sénat. A.S.G, Archivio segreto, filza 2031. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:266 14/12/2011 09:46:35 267 RETOUR EN MÉDITERRANÉE tes embarcations privées nolisées par l’État ; puis, conscient d’avoir fait tout ce qui est en son pouvoir, il consacre son attention et sa rancœur à l’instruction du procès de Dell’Agata. Ses sentiments à l’égard du Florentin et de son maître sont si connus de tous que bientôt plus personne à Bastia ne se fait d’illusions sur le sort du malheureux secrétaire. Le 13 novembre, D’Angelo annonce à Maurepas que « les matelots et le passager enlevés sur le canot du navire hollandais près de L’Île-Rousse sont toujours étroitement gardés jusqu’aux ordres de la République. On prétend que M. de Rivaroles fera pendre le Toscan35. » Effectivement, il sera pendu quelques jours après malgré la tentative faite, à la demande de Théodore, par les chefs rebelles pour l’échanger contre l’un des officiers génois supposés être tombés entre les mains des Corses. Le capitaine du Yong-Rombout, désemparé, renonça à débarquer sa cargaison, et fit mettre les voiles en direction de Naples où le navire arriva vers le 10 novembre. Le désarroi des commanditaires était encore plus grand. Lucas Boon ne comprenait pas comment le navire, dont le capitaine était un marin expérimenté, avait pu se jeter ainsi dans la gueule du loup. Toutefois, malgré ce double échec, l’appât du gain le conduisit à persévérer et à encourager Théodore et ses autres associés à poursuivre l’entreprise. D’après lui, il fallait absolument que le Yong-Rombout retourne vers les côtes de Corse36. C’était également l’avis de Dominique Rivarola, l’ancien vice-consul d’Espagne à Bastia, et désormais le principal agent des rebelles à Naples. Il invita donc instamment le capitaine Bevers à repartir vers la Corse, mais celui-ci lui répondit qu’il le ferait seulement si on lui assurait de pouvoir jeter l’ancre en toute quiétude à PortoVecchio. Rivarola écrivit alors aux chefs rebelles pour leur demander de tenter de s’emparer de la place et confia ses lettres ainsi qu’une cargaison d’armes et de munitions au patron d’une felouque de Lipari. Poursuivant son trafic d’hommes, Rivarola s’était fait avancer l’argent nécessaire par des officiers siciliens contre la promesse de leur fournir en retour des recrues insulaires. La felouque arriva en Corse le 13 janvier37. Malgré cette activité, Pignon, depuis Livourne, transmet des nouvelles rassurantes à Amelot. D’après un capitaine hollandais arrivé de Naples, les affaires de Théodore « sont dans le plus mauvais état du monde », il n’oserait se montrer nulle part, attendu les engagements qu’il a pris avec plusieurs négociants de Hollande et d’ailleurs, « et le navire destiné pour la Corse qui est à Naples ne suivra pas sa destination, l’équipage ne voulant pas s’exposer à être pris par les Génois dont ils craignent la cruauté38 ». 35. Paris, A.N., AE-B1-199.2. Traduction de la lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia, 13 novembre 1737. 36. A.S.G., Archivio segreto, filza 3010. Lettre de Lucas Boon à Bookman et Evers, en date du 13 décembre 1737. 37. Lettre de Pignon à Amelot, Livourne, le 30 janvier 1738. In abbé Letteron, Pièces et documents, op. cit., p. 101-103. 38. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:267 14/12/2011 09:46:36 268 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Or si Théodore se cache effectivement en Hollande, ses mandants et associés semblent ne pas avoir renoncé à livrer la cargaison du Yong-Rombout en contrepartie de l’huile promise. Le 20 janvier 1738, un nouveau contrat, signé à Naples à bord du navire, lie le capitaine Bevers commandant du Yong-Rombout aux « ministres de Théodore Ier » et il est convenu que : Nous soussignés, capitaine et pilote du bâtiment nommé le Yong-Rombout d’une part, et les ministres de Théodore Ier roy de Corse de l’autre, promettons moyennant l’assistance divine d’exécuter ponctuellement le contenu des articles suivants, sans exception aucune, à moins que la nécessité nous force au contraire. 1° le susdit capitaine Antoine Bevers sera obligé de faire voile avec son vaisseau et les passagers qui seront dessus à l’isle de Corse et moyennant l’assistance divine devra jeter l’ancre à Porto-Vecchio ; mais il devra d’abord prendre langue à Aleria avec sa chaloupe et y faire les signaux convenus. Le d. capitaine s’obligeant en outre de faire toutes sortes de diligences et ce qui dépendra de lui pour y exécuter le débarquement ainsi qu’il est d’usage en semblables conjonctures. Cependant si le bâtiment étoit attaqué, et que malgré tous ses efforts il ne put résister et fut battu, ce qu’à Dieu ne plaise, le patron sera tenu de faire voile vers Malthe (sic) ou autre port plus commode pour y porter ses passagers, et il laissera les marchandises ou il jugera le plus à propos. Bien entendu que le capitaine en semblable cas, ne prendra de résolution qu’autant qu’il y sera contraint par la nécessité. 2° Les seigneurs ministres susdits seront tenus d’embarquer sur le d. vaisseau et d’être fidèles au capitaine pendant le voyage dans quelques conjonctures que se soit, et aider le capitaine en lui donnant des marques de leur bienveillance. 3° Les susdits ministres seront tenus de fournir 20 hommes y compris le pilote qui aurait connaissance des ports de la Corse. Lesquels hommes défendront le bâtiment au cas qu’il soit attaqué, et serviront à la manœuvre, et ces hommes seront commandés par le seigneur Dominique Rivarola. 4° Les dits seigneurs ministres fourniront les vivres à ces hommes ; cependant le capitaine aura soin outre cela d’en faire encore pour son voyage. 5° Le seigneur Rivarola et les autres ministres feront leurs diligences pour que ces vingt hommes soient embarqués au plustost, le bâtiment étant prêt et n’attendant que cela pour lever l’ancre, et aussitôt qu’ils seront à bord, le d. capitaine sera tenu de faire voile. 6°Le Bâtiment étant arrivé en Corse, le seigneur Rivarola et les autres ministres seront tenus de lui fournir son chargement conformément au contrat fait en Zélande. 7° À l’arrivée du bâtiment l’on fera en sorte de débarquer des canons et d’en dresser une batterie à terre, pour défendre le d. vaisseau contre les bâtiments génois qui pourraient l’attaquer et pour faciliter le déchargement de ses marchandises. 8° Les autres munitions seront aussi débarquées sans aucun retard. L’on devra embarquer en même temps à proportion les marchandises qui seront prises en échange de Theodore_intok_cs3.indd Sec19:268 14/12/2011 09:46:36 269 RETOUR EN MÉDITERRANÉE ces munitions et l’on continuera de cette manière jusqu’à l’entier déchargement des armes et au total embarquement des autres39. Une copie de ce contrat est aussitôt remise au marquis de Puysieulx, ambassadeur de France à Naples, qui, depuis l’arrivée du Yong-Rombout, surveille les allées et venues du capitaine Bevers et s’inquiète de ses conciliabules avec Dominique Rivarola. Alors que le Cabinet de Versailles juge le moment venu d’intervenir militairement en Corse et négocie, par l’intermédiaire de Sorba, avec le gouvernement génois les modalités de cette intervention, il serait pour le moins fâcheux que Théodore ou ses affidés de l’extérieur viennent troubler le jeu insulaire, déjà si compliqué, et fournissent des armes aux révoltés. Aussi Puysieulx s’efforcet-il de convaincre Joseph Valembergh, le consul de Hollande à Naples, d’empêcher le navire de prendre la direction de l’île pour y livrer des armes devant servir à combattre la Sérénissime République contre laquelle les États Généraux ne sont pas en guerre, et que la France s’apprête à soutenir. Confronté à la réponse évasive du consul hollandais, Puysieulx sollicite une entrevue auprès du marquis de Montealegre, le ministre d’État du roi des Deux-Siciles, qui, guère plus coopératif, lui déclare ne pouvoir s’immiscer dans cette affaire puisque Sa Majesté Louis XV n’a pas déclaré la guerre aux Corses et que par ailleurs les armes convoyées ne font que transiter par Naples. Il s’engage néanmoins à parler au consul de Hollande et à faire pression sur les Corses se trouvant dans le royaume. Ne se fiant qu’à moitié aux bonnes paroles du ministre, Puysieulx décide d’agir par ses propres moyens et entreprend habilement de jeter le trouble dans l’esprit du capitaine Bevers en lui faisant valoir le danger qu’il y aurait pour lui à retourner en Corse. Par ailleurs, le marquis Grimaldi, l’envoyé de Gênes à Naples, n’est pas en reste et parvient à soudoyer le Florentin Valentino Tadei, un des signataires avec le malheureux Dell’Agata du contrat de nolisement du Yong-Rombout à Flessingue. Celui-ci, en contrepartie d’une promesse de pardon et de quelque argent pour retourner à Pise, lui remet les polices de chargement, le contrat d’affrètement du Yong-Rombout, le pouvoir authentique de Théodore ainsi que le nouveau contrat de nolisement signé par Rivarola, dont une copie est déjà, comme nous l’avons vu, entre les mains du ministre de France. La conjonction de tous ces efforts fera que le navire ne parviendra jamais à destination. Au début du mois de mars, il est à Gaète, et les commanditaires hollandais ont donné ordre 39. Paris, A.M.A.E.,C.P., Gênes, 101. Traduction de l’italien du nouveau contrat fait à Naples le 20 janvier 1738 entre le patron du bâtiment zélandais Yong-Rombout et les ministres de Théodore 1er. Document transmis au ministre, avec une lettre du marquis de Puysieulx, ambassadeur de France à Naples, le 21 janvier 1738. Au bas de cette copie, il est mentionné : « signé. Fait à bord du dit bâtiment le 20 janvier 1738 », ce qui, si la transcription est fidèle, infirmerait les dires de Le Glay, lequel se basant sur un autre document déposé dans le même fonds d’archives avance que le contrat n’a jamais été signé. Cf. Le Glay, op. cit., p. 162, note 3. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:269 14/12/2011 09:46:36 270 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE à Bevers de ramener le navire en Hollande après avoir remis la cargaison à un de leurs correspondants à Livourne40. Entre-temps le navire a subi bien des mésaventures dont l’espion génois Carlo Bernabò, qui à Rome surveille les agissements des Corses et notamment ceux des sœurs Fonseca, se fait l’écho. Courant février, des marins du YongRombout se sont révoltés à Naples, et, malgré les supplications de leur capitaine ont pris place à bord d’une embarcation mise à leur disposition par le marquis Grimaldi pour les conduire à Gênes41. Bevers, avec les six marins demeurés fidèles, quitte alors Naples pour aller essayer de compléter son équipage à Nettuno. Non seulement il n’y parvient pas, mais le deuxième jour une violente tempête l’oblige à couper l’ancre du Yong-Rombout et à lever la voile pour éviter que le navire ne s’écrase sur la plage. Il prend aussitôt la direction du levant et se rend effectivement à Gaète42. À Nettuno ont mis pied à terre trois Corses, qui depuis se sont embarqués pour Rome. Il s’agit de Domenico Rivarola, du fils de Pier Simone Ginestra, provisoirement installés à Rome, et du fils de Carlo Francesco Alessandrini qui lui est reparti vers Civita Vecchia. Tous, d’après Bernabò, préparent leur retour en Corse43. Les rebelles de la diaspora ne baissent donc pas les bras et, pas plus qu’eux, leur roi, qui, dès son retour en Hollande, a repris ses intrigues depuis son refuge secret. Dès le 27 janvier 1738, un agent français à Amsterdam informe le ministère que le baron de Neuhoff « a fabriqué encore une prétendue révolution de la Nation corse, dans laquelle, il est dit que les Corses promettent et jurent de ne reconnoitre jamais aucune Puissance que celle de leur roi Théodore Ier 44 ». La note précise que cette information doit être insérée dans la gazette française du lendemain, puis dans toutes les autres (de Hollande) ainsi que dans celles d’Allemagne. L’auteur assure en avoir vu la traduction, écrite de la main même de « ce reclus ». On inondera, dit-il, le public de ces sortes d’écrits « qui ne tendent qu’à engager quelques crédules à fournir encore de quoi équiper un navire pour le passer dans l’île de Corse ; & il (Théodore) promet pour le coup de vaincre ou de mourir45 ». Théodore est donc prêt à rebondir. Il est vrai que, pour certains en Corse, il personnifie encore un recours possible face à Gênes et à la menace d’intervention française. 40. Le Glay, op. cit., p. 163. 41. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Lettre de Carlo Bernabò au Sénat, Rome, le 22 février 1738. 42. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Lettre de Carlo Bernabò au Sénat, Rome, le 1er mars 1738. 43. Ibidem. 44. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8. À Amsterdam, le 27 janvier 1738. 45. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec19:270 14/12/2011 09:46:36 CHAPITRE 20 Pendant ce temps, en Corse Nous avons abandonné l’île à la mi-décembre 1736, environ un mois après le départ de Théodore (cf. chapitre XVI). L’événement, nous l’avons vu, avait interpellé les chancelleries, mobilisé à la poursuite du fugitif les espions de diverses nationalités, focalisé aussi les regards sur la Corse. Désormais bien des puissances s’inquiètent de son état de délabrement. La France notamment, qui ne cache plus sa volonté d’arbitrer toute tentative de règlement international du conflit. Déjà, le 30 juillet 1736, dans une lettre à Maurepas, Campredon écrivait à propos d’une éventuelle intervention étrangère : Cependant le Royaume s’épuise en tout genre chaque jour, et quiconque aura à le posséder, aura bien besoin de tems pour le remettre si tant est même qu’il y puisse jamais parvenir1. Et, au mois de novembre, peu après la fuite de Théodore, M. de Bertellet, le consul de France à Livourne, de renchérir : Voilà une royauté fort déconcertée et de courte durée, cette affaire ne finira pourtant point qu’elle n’entraîne la ruine entière de la Corse et presque celle des Génois, il leur en coûte déjà horriblement cher et quand la chose n’iroit pas plus loin la république en resteroit fort épuisée, mais les Corses ne sont pas gens à plier si facilement2. Effectivement après un moment de flottement et une tentative de conciliation avortée, la consulte de la Casabianca crée les conditions d’une rupture durable, sinon définitive, des pourparlers de paix. Elle est suivie, le 10 décembre, de la promulgation d’un édit proclamant la fidélité des chefs rebelles à Théodore, leur roi fugitif. Et Orticoni revient Dans la nuit du 28 au 29 novembre, Erasmo Orticoni, dont nous avons relevé les réticences à propos de l’aventure théodorienne (cf. chapitre X), s’est embarqué pour l’île sur la grande felouque armée en guerre du marquis Silva, consul 1. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, 98.Lettre de Campredon à Maurepas, Gênes, le 30 juillet 1736. 2. Paris, A.N., série AE-B1-576. Lettre de De Bertellet à Maurepas, Livourne, le 19 novembre 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:271 14/12/2011 09:46:36 272 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE d’Espagne à Livourne, marquant ainsi qu’une page était tournée ou que du moins une nouvelle phase de la révolte s’engageait3. Sa présence sur un navire espagnol semble inquiéter l’agent consulaire français, mais il se contente de noter sobrement que cela « donne lieu à bien des réflexions que le tems éclaircira4 ». Indépendamment des soutiens dont elle a pu bénéficier, l’exfiltration d’Orticoni est une véritable gifle pour le Portrait du chanoine Erasmo Orticoni. service de renseignement génois qui, depuis au moins le mois d’août, le surveillait de près et s’efforçait d’empêcher son retour en Corse. Bartolomeo Domenico Gavi, devinant les projets d’Orticoni, avait même pris personnellement l’affaire en main et fait espionner nuit et jour le petit groupe de fuorusciti gravitant à Livourne autour d’Orticoni et de Domenico Rivarola. Au début novembre, le chanoine Orticoni, les révérends Graziani, Gio Pietrucci de Cateri en Balagne, le père Giovan Maria Malta des servites de Calenzana, Domenico Rivarola, Giuseppe Paolini, son gendre, et Nicolò Frediani, son parent, sont toujours dans le port toscan. Nicolò Frediani a fait venir, comme nous l’avons relaté, sa famille de Bastia et a loué à son intention un étage dans une maison sise rue San Francesco. Gavi pense que le lieutenantcolonel Rivarola doit également s’installer à Livourne, mais pour l’instant il est chez les pères Théatins, à Monte Nero, où il est censé prendre l’air pour raison de santé. La rumeur de dissensions et de suspicions existant entre les partisans d’Orticoni et la famille Rivarola est parvenue aux oreilles du consul, mais elle semble avoir peu de consistance car on a vu le chanoine discourir et se promener pendant des heures avec Domenico Rivarola et Nicolò Frediani, tant sur la place principale que de par la cité. Toutefois, jusqu’à présent, se rassure Gavi, rien dans l’attitude des Corses ne conduit à penser qu’ils envisagent de rejoindre incessamment leur terre natale. D’autant que la déconvenue de la Padulella, la reprise des tours de Porto et de Galeria ainsi que la construction d’un fortin à L’Île-Rousse rendent désormais difficile l’accès au royaume5. Gavi cependant ne baisse pas la garde et maintient les exilés corses sous étroite surveillance. Le mardi 27 novembre, sur la foi d’une information, erronée, l’avertissant de leur départ éminent sur un navire français, il se précipite chez le consul de France pour lui faire des remontrances 3. Paris, A.N., série AE-B1-726. Lettre de l’agent consulaire français Calvo de Silva au ministère, Livourne, le 10 décembre 1736. 4. Ibidem, lettre du 10 décembre 1736. 5. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au Sénat, Livourne, le 7 novembre 1736. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:272 14/12/2011 09:46:36 273 PENDANT CE TEMPS, EN CORSE et exiger de lui la présentation des patentes des navires français en partance. En fait, une barque devait prendre la direction de Cività Vecchia et deux tartanes celle de la Provence. Rassuré, Gavi s’en retourne chez lui, convaincu d’avoir une fois encore contrarié les projets des rebelles. Ce en quoi il se leurrait, car le lendemain, comme nous l’avons vu, Orticoni et une partie de ses amis s’échappaient sur la barque du consul d’Espagne. Le jeudi 29 novembre, le consul génois, fort marri, ne peut que constater leur disparition. D’après son enquête, ils auraient embarqué non pas sur la felouque du consul d’Espagne comme le prétend le consul français Bertellet, mais sur une felouque ou une galéasse espagnole du patron catalan Raimondo Bonas, nommée la Sainte Anne6. La suite de l’aventure nous est contée par le commissaire général, marquis Paolo Battista Rivarola. Giacinto Paoli en personne, suivi d’une faible escorte, se serait déplacé en Balagne pour rencontrer Erasmo Orticoni, lequel avait mis pied sur la plage de Lozari où l’avait conduit effectivement la felouque du marquis Silva « bien trop connue pour les multiples actes de contrebande auxquels elle s’est livrée dans les mouillages de ce royaume contrôlés par les rebelles7 » et le commissaire général, pessimiste, d’ajouter : « Le capitaine Bembo d’Algajola me fait part des perfides suggestions dudit Orticoni, il est vraisemblable qu’elles feront impression sur l’esprit mal disposé de cette infâme nation8. » C’est que l’indomptable chanoine est l’un des chefs historiques les plus respectés et les plus écoutés des rebelles insulaires. Né à Santa Reparata en Balagne, vers 1680, d’une famille originairement de Monticello, dans les années 1730 c’est un homme dans la force de l’âge, présenté par Mgr de Mari, qui pourtant ne l’aime pas, comme étant « assez grand de taille, avec le maintien grave d’un homme qui pense plus qu’il ne dit, d’une vive intelligence et d’une grande obstination9 ». Après des études au petit séminaire de Campoloro, il part à Rome où il devient en 1717 docteur in utroque jure, ce qui lui permet, de retour en Corse, d’obtenir un canonicat puis de devenir vicaire général de Mgr Saluzzo avec lequel il se brouillera en 1720. L’homme est en effet présenté par diverses sources comme étant acariâtre et vindicatif. Après un court séjour à Rome, il retourne en Corse dans l’évêché d’Aleria, réduit à exercer les modestes fonctions de sous-collecteur des dîmes, puis, en 1730, de chanoine pénitentiaire10. Les révoltes de Corse débutent à cette époque. Orticoni, qui a été dépêché dans l’intérieur de l’île par Mgr de Mari pour tenter de calmer les esprits, prend conscience de l’ampleur du mécontentement et ne 6. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au Sénat, Livourne, le 5 décembre 1736. 7. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Lettre de Paolo Battista Rivarola au Sénat, Bastia, le 12 décembre 1736. 8. Ibidem. Lettre de Paolo Battista Rivarola au Sénat, Bastia, le 12 décembre 1736. 9. Cité par Antoine-Marie Graziani, Théodore, op. cit., p. 56. 10 Ange Rovere : « Orticoni Erasmo » in Dictionnaire historique de la Corse (sous la direction d’Antoine Laurent Serpentini), éditions Albiana, Ajaccio, 2006, p. 712-713. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:273 14/12/2011 09:46:36 274 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE tarde pas à rejoindre le camp des rebelles. En mars 1731, il est l’une des principales figures du congrès des théologiens réuni à Orezza pour tenter de trouver un terrain d’entente entre les diverses parties. Bientôt, Orticoni, très au fait du contexte international, va franchir le pas et, avec l’assentiment des chefs rebelles, se lancer dans une intense activité diplomatique visant à donner à la Corse un maître plus juste ou du moins à assurer aux rebelles le soutien d’une puissance capable d’amener la République à négocier. En juin 1731, il est de retour à Rome où il s’efforce, en vain, de convaincre le pape Clément XII de faire valoir l’antique suzeraineté du Vatican sur la Corse. Parallèlement, multipliant les initiatives, il se tourne vers l’Espagne et la Toscane. Versailles est aussi approchée, et nous verrons que le cabinet français fait grand cas de son opinion. Il sollicite même l’ordre de Malte, ce qui, il faut en convenir, n’était pas une initiative très réaliste. Après l’intervention impériale, nous le retrouvons à Vienne dénonçant le non-respect par Gênes du Pardon garanti par l’Empereur. Après quoi, comme beaucoup de Corses suspects aux yeux de la police génoise, il se repliera sur la péninsule et résidera épisodiquement à Rome, à Naples et surtout à Livourne, d’où il organise plusieurs expéditions d’armes et de munitions à destination de rebelles. Il n’oublie cependant pas sa mission première qui est de plaider la cause des Corses auprès des cours étrangères et nous le retrouvons en septembre 1734 à Naples s’efforçant de convaincre l’infant Don Carlos. En décembre il est à Madrid avec Ceccaldi, mais sans plus de résultat ce qui, en désespoir de cause et sans conviction, le conduit à se rallier à l’option Théodore. Depuis Livourne, tout en gardant ses distances avec le roi que les Corses se sont donné, il a continué directement ou par l’intermédiaire d’autres fuorusciti à organiser des transports d’armes vers l’île, et maintenant que Théodore s’est enfui, le voilà de retour car il pressent que sa présence auprès des siens est désormais nécessaire pour raviver les énergies. Il a été incontestablement l’un des principaux artisans de l’assemblée générale de l’ensemble des pièves qui, au mois de janvier 1737, a élu Giacinto Paoli et Don Luigi Giafferi généraux et Antonio Buttafoco, Gio Giacomo Ambrosi dit Castineta et Schizzetto lieutenants généraux11. Blocus et petite guerre La « stretta serrata », c’est-à-dire le blocus de l’intérieur de l’île imaginé par Paolo Battista Rivarola pour réduire les rebelles, va se poursuivre en 1737. Le principe et les modalités en avaient été fixés par le commissaire général en décembre de l’année précédente quand se profilait la rupture des négociations engagées avec les généraux par l’intermédiaire du piévan Ciavaldini. Après avoir licencié les soldats corses suspectés de tiédeur et même de déloyauté envers la 11. Lettre d’Anton Francesco D’Angelo à Maurepas, Bastia le 27 janvier 1737. D’après le vice-consul, les délégués ont aussi nommé un commandant pour chaque village et ont juré de mourir plutôt que de se soumettre. Paris, A.N., série AE-B1-199.2 Theodore_intok_cs3.indd Sec20:274 14/12/2011 09:46:36 275 PENDANT CE TEMPS, EN CORSE République et soupçonnés en outre de faire passer des vivres et une partie de leur solde à leur famille, alimentant ainsi une certaine économie dans l’intérieur des terres, il s’agissait d’asphyxier totalement les rebelles. Au début décembre 1736, le commissaire général Rivarola définit les grandes lignes du plan qu’il soumet à l’assentiment du Sénat. Il s’agit d’empêcher tout échange ou vente de denrées aux rebelles par certains habitants des présides afin de rendre efficace le blocus maritime et faire en sorte que « lesdits rebelles ne puissent être d’aucune façon approvisionnés12 ». Le Sénat, nous l’avons vu, approuve entièrement cette stratégie et encourage même à poursuivre et à intensifier la politique de dévastations et de vexations initiée par Rivarola contre les communautés gagnées à la révolte. Cette politique semble donner de bons résultats, du moins dans un premier temps, et le commissaire Rivarola en fait part avec satisfaction au gouvernement génois. D’après lui, les Corses commencent à manquer de tout, le sel se vend dans les campagnes 4 sous la livre et la plupart des paysans vont pieds nus. Cependant, ajoute-t-il, il ne comprend pas comment, dans ces conditions, les rebelles peuvent encore recevoir les munitions indispensables à l’exécution de leurs projets13. Le blocus maritime se révèle apparemment efficace et jamais jusqu’à présent autant de navires n’ont été interceptés par les corsaires génois ; à moins qu’il ne s’agisse encore de fausses nouvelles savamment distillées par la propagande génoise. Ainsi le 4 février 1737, le correspondant anonyme de la cour de Turin à Bastia signale que l’on a entendu du côté de L’Île-Rousse un échange de tirs de canons entre les corsaires génois et deux barques catalanes qui voulaient accoster14. Et de poursuivre : Bien que les Génois veuillent cacher ces faits, le bruit court ici qu’à Porto-Vecchio les corsaires génois sont en train de surveiller un petit navire hollandais et cela aussi est tenu secret. L’on dit encore que du côté de Solenzara une barque catalane a débarqué beaucoup de marchandises, mais à dire vrai l’on n’en connaît point la nature15. Le commissaire Rivarola, pour tarir la source livournaise, aurait expédié un officier dans ce port avec mission de présenter ses compliments au général baron de Wachtendonck, commandant des troupes impériales en Toscane et de le sensibiliser à ce problème16. Le correspondant bastiais de la cour de Turin juge cepen12. A.S.G., Archivio segreto, filza 2029. Rapport au Sénat en date du 7 décembre 1736. 13. Lettre de Rivarola au Sénat, en date du 17 décembre 1736, transcrite par A. Rossi, in Osservazioni Storiche, Livre septième, p. 231. 14. A.S.T., Lettere ministri stranieri, Genova, 15-16. Ce qui est confirmé par Anton Francesco D’Angelo « un de ces corsaires [génois] qui est de garde à l’Isle rouge a tiré plusieurs coups de canons à deux barques catalanes qui voulaient prendre terre à celte isle », mais il semblerait que ce blocus n’ait pas que des avantages pour les Génois et surtout pour les Bastiais, et D’Angelo d’ajouter, fort pessimiste : « Bastia est toujours fermée. Il ne s’y fait plus de commerce, on y manque du nécessaire et la misère est très grande ». Paris, A.N., série AE-B1-199.2 ; traduction de la lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia le 10 février 1737. 15. A.S.T., Lettere ministri stranieri, Genova, 15-16. Rapport d’un anonyme de Bastia. 16. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:275 14/12/2011 09:46:37 276 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE dant que la situation insulaire est bien plus grave que ne veut le laisser entendre le commissaire général génois. Le chanoine Orticoni aurait affirmé que les Corses étaient assurés de ne plus jamais payer la taille génoise et qu’en outre « […] les rebelles attendent Théodore et par conséquent ceux qui sont avec lui, et, comme je l’ai dit, ils espèrent des secours à la hauteur de leurs besoins. Cette position unanime des Corses me cause bien du souci et le discours du chanoine Orticoni ne me plaît pas davantage. Le seigneur commissaire est désappointé, il partirait volontiers et il lui semble que le moment de la relève se produira dans mille ans17. » Effectivement, cette lutte harassante pour le contrôle des côtes se double dans l’île d’une guerre de harcèlement où les deux parties n’hésitent plus à pratiquer systématiquement la politique de la terre brûlée. Ainsi toujours d’après le même témoin, « l’escadron volant génois qui surveille les plaines a enlevé 300 brebis appartenant à des bergers de Pietralba18 ». Les rebelles ne sont pas en reste qui, dans la nuit du 9 au 10 février, se sont hasardés en petit nombre jusqu’aux portes de Bastia où ils ont dépouillé une sentinelle de ses armes19. De même, à San Pellegrino, des soldats génois, sortis du fort pour fourrager, tombèrent dans une embuscade tendue par les rebelles, dont deux seulement réchappèrent, les autres ayant été « assommés et fusillés20 ». Ces petits faits d’armes contribuent à remonter le moral des Corses et cela d’autant plus que la rumeur laisse entendre que Ceccaldi, après avoir quitté l’Espagne, s’est rendu à Naples d’où il entend passer bientôt en Corse en compagnie de Théodore. Et D’Angelo de conclure : « Les affaires de la république en Corse sont dans un état plus désespéré que cy devant. Les Corses, grands et petits, disent hautement qu’ils aiment mieux mourir que de rentrer jamais sous la domination de la république21. » Cependant la pression génoise s’accentue dans les campagnes où le nécessaire manque cruellement. Ainsi pour se procurer un peu de sel, cinq à six femmes s’en sont allées récupérer de l’eau de mer à San Pellegrino et, prises sur le fait, ont été assommées par les Génois22. D’Angelo ajoute que les Corses sont tourmentés chaque jour par les soldats qui incendient les terres, les moissons et les oliviers et enlèvent les troupeaux, parfois avec la complicité d’insulaires ; ce qui instaure un climat de défiance dans les campagnes et donne lieu à des répressions sauvages. Ce fut le cas, par exemple, à l’encontre d’un homme d’Orezza soupçonné par des rebelles d’avoir conduit les soldats jusqu’au territoire de pâture de leur bétail. Capturé dans le voisinage, il fut 17. Ibidem. 18. A.S.T., Lettere ministri stranieri, Genova 15-16. Rapport de l’anonyme de Bastia du 4 février 1737. 19. Ibidem. 20. Paris, A.N., AE-B1-199.2. Rapport de D’Angelo à Maurepas, Bastia le 29 avril 1737. Traduit de l’italien par les services du ministère. 21. Ibidem. 22. Paris, A.N. BI. 199.2. Rapport de D’Angelo à Maurepas, Bastia le 24 mai 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:276 14/12/2011 09:46:37 277 PENDANT CE TEMPS, EN CORSE conduit sur le pont enjambant un affluent du Golo, d’où, après lui avoir tiré trois balles dans le corps, on le jeta dans l’eau avec une pierre au cou23. En juillet, Paolo Battista Rivarola envoya secrètement un escadron depuis San Pellegrino pour incendier les blés et les vignes en Tavagna, Moriani, Campoloro et Verde « et même si les résultats ne furent pas à la hauteur des attentes de Rivarola, le dommage fut conséquent pour les petites gens » assure Ambrogio Rossi24. Depuis Ajaccio, le commissaire général Soprani en fit autant à l’encontre de Casaccone, qu’il fit saccager et brûler et « le feu fut si terrible qu’il parcourut les terres sur deux lieues sinon davantage25 ». Comme nombre de ces terres dépendaient de la mense épiscopale, le vicaire et le chancelier de l’évêque intentèrent un recours en indemnisation devant les Sérénissimes Collèges. La réponse de cette instance mérite d’être notée, car elle précise parfaitement l’état d’esprit de la classe dirigeante génoise à l’égard des Corses ainsi que la politique qu’elle entend mener dans l’île : Pour ce qui concerne les pays rebelles, la troupe en campagne n’a aucunement à se soucier des biens d’un quelconque particulier, même de ceux dont la nature est évoquée par le vicaire et le chancelier, mais au contraire, se livrant selon les circonstances à des déprédations, il est utile de l’autoriser à procéder ainsi contre les biens de chacun sans distinction26. » La petite guerre va se poursuivre de la sorte durant tout l’été, multipliant de part et d’autre les escarmouches, les meurtres et les incendies. Paolo Battista Rivarola va faire ainsi incendier les blés dans le Cortenais entraînant la destruction de « plus de dix mille mesures de grains27 ». Il a également envoyé un escadron volant en Casinca qui a enlevé 2 000 bestiaux. Les bêtes ont été vendues à Bastia et le produit de la vente partagé entre les officiers et les soldats28. Les Corses ont aussitôt pris leur revanche en faisant irruption dans le Nebbio puis en venant récupérer leur bétail, presque sous le feu des canons de Bastia. Il s’en est suivi un sérieux accrochage avec les forces génoises et les deux parties ont laissé plusieurs hommes sur le terrain. Après s’être retirés, les rebelles ont allumé de grands feux dans les montagnes environnantes ce qui a beaucoup inquiété les Bastiais. On craint maintenant qu’ils ne passent en Balagne pour s’attaquer à Calenzana ou bien qu’ils ne saccagent le Nebbio29. Au début septembre, la situation se détériore encore davantage. Toujours d’après la même source30, « les rebelles ont bloqué Ajaccio pour se venger de ce que les habitans qui sont de génie génois ont brûlé plus de trois mille sacs 23. Ibidem. 24. Ambrogio Rossi, Osservazioni Storiche…, op. cit. Livre sept., p. 254, op. cit. 25. Ibidem. 26. Cité par Ambrogio Rossi, op. cit., Livre sept, p. 255. 27. Paris, A.N., série AE-B199.2. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia le 19 juillet 1737. 28. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia le 4 août 1737. 29. Ibidem. 30. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettres de D’Angelo à Maurepas en date des 4 et 6 septembre 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:277 14/12/2011 09:46:37 278 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE de grains, ont arraché leurs vignes et enlevé leurs fruits. » Pendant ce temps, à Bastia, on craint que les paysans ne viennent enlever ou détruire la récolte de vin pour se venger de ce que Paolo Battista Rivarola ait fait égorger tous les bestiaux du pays de Moriani, Tavagna et Casinca31. En effet, l’on a appris que 5 000 rebelles armés de fusils et 1 000 autres de serpes se sont mis en marche pour détruire les vignes des environs de Bastia, du Nebbio ainsi que celles des deux Balagnes. En ce début septembre, la Corse bruisse aussi de rumeurs fort inquiétantes pour les Génois. Théodore, dit-on de partout, serait sur le point de retourner dans son royaume. Des missives venues de Gênes et de Livourne affirment qu’il revient avec quatre navires chargés d’armes et de munitions32. C’est effectivement l’époque où Théodore croise au large de la Sardaigne (cf. chapitre précédent) et les craintes qui l’ont conduit à faire demi-tour étaient bien fondées, en effet plus personne n’ignorait sa tentative de retour en Corse et les Génois moins que quiconque. Le commissaire général Rivarola a renforcé en conséquence le blocus maritime « il y a actuellement huit galères et huit barques génoises qui naviguent autour de la Corse33 » affirme le consul de France à Bastia qui semble avoir une bien haute idée de la puissance navale de la Superbe du moins en ce qui concerne le nombre des galères. Ce qui inquiète les Génois stimule les Corses, dont les chefs sillonnent les diverses pièves pour inciter le peuple à s’unir contre la République, utilisant souvent la coercition pour convaincre les récalcitrants ou les tièdes : « Ceux qui refusent de prendre ce party sont arrêtés et mis à mort, de sorte que dans peu la Corse, à ce qu’on espère, sera réunie contre les Génois », dramatise le correspondant bastiais de Maurepas34. Dans l’attente des secours que l’on espère voir arriver incessamment avec le roi, les rebelles se sont répandus en Tavagna où ils font faire de grandes provisions de pain et de biscuit ce qui, subodore D’Angelo, laisse présager une opération d’envergure. Mais, se rassure-t-il aussitôt, ils n’ont point de canons et ne pourront donc pas inquiéter San Pellegrino et encore moins Bastia. D’autre part malgré le blocus qui, il est vrai, gêne leur approvisionnement en armes et les prive de sel et de produits manufacturés de première nécessité, les insulaires ne semblent pas souffrir de la faim. Les moissons ont été bonnes et, malgré les dévastations des Génois, elles ont permis de constituer des réserves importantes que viendra bientôt conforter la récolte des châtaignes. En fait, une fois encore la situation militaire s’enlise. Aucune des deux parties ne semble pouvoir l’emporter et même si l’une et l’autre, du moins officiellement, rejettent encore cette perspective, l’idée fait son chemin et il apparaît de 31. Ibidem. 32. Ibidem. 33. D’Angelo, ibidem. 34. D’Angelo, ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:278 14/12/2011 09:46:37 279 PENDANT CE TEMPS, EN CORSE plus en plus clairement à chacun que seule l’intervention d’une grande puissance serait à même de rétablir durablement la paix dans l’île. Les rumeurs d’intervention étrangère Durant toute l’année 1736 des rumeurs, concernant une éventuelle intervention étrangère, sont venues compliquer le jeu insulaire et le retour d’Erasmo Orticoni a ravivé pour la énième fois l’espoir d’une intervention espagnole. Pendant la deuxième semaine de janvier 1737, dans le cadre d’un règlement général des opérations militaires en Italie, les troupes espagnoles évacuent le grand-duché de Toscane. Le mercredi 9 janvier 1737, vers 22 heures, six navires de guerre sous le commandement de Don Giuseppe Pizzaro, chef d’escadre de sa majesté catholique, mirent à la voile dans la rade de Livourne en direction de Barcelone et d’Alicante. Elles étaient suivies de quinze bâtiments de transport, dont huit anglais deux français, trois hollandais et deux génois, ainsi que par trois tartanes catalanes et une française sur lesquels avaient pris place cinq bataillons de la Garde espagnole, les régiments de Castille, Guadalajara et Soria ainsi que divers détachements et compagnies d’artillerie. Quelques jours après, le 22 janvier, les premières colonnes des troupes impériales, qui au terme de ces accords, devaient prendre le relais, pénétraient dans Pise. À la dernière minute étaient également montés sur un navire espagnol, le lieutenant-colonel Philippe Rivarola, Giuseppe Costa et Antonio Colonna, le fils et le neveu du grand chancelier de Théodore. Domenico Rivarola, quant à lui, était demeuré à Livourne, tout comme son frère utérin Nicolò Frediani et son beau-fils Giuseppe Paolini35. D’après Bartolomeo Domenico Gavi, ces membres du parti espagnol paraissent désemparés après le retrait des troupes de Sa Majesté catholique et s’apprêtent à quitter le grand-duché avant l’arrivée des impériaux. Les abbés Don Gregorio Salvini et Bartolomeo Bernardini en feraient bientôt autant36. Cependant le retrait espagnol d’Italie ne met pas fin au trafic maritime de cette nation avec la Corse. La galiote du patron catalan Raimondo Bonias, si suspecte aux yeux du consul Gavi, a jeté l’ancre à Livourne et l’on craint qu’elle ne fasse à nouveau voile vers l’île avec à son bord les deux ecclésiastiques et un chargement d’armes destiné aux rebelles. Les barques espagnoles, essentiellement catalanes, vont en effet être désormais les seules, avec les navires hollandais affrétés par Théodore, mais avec plus de réussite qu’eux, à oser se risquer sur les côtes insulaires. Cette attitude, ouvertement hostile à Gênes, laisse à nouveau planer la menace de visées madrilènes sur l’île. 35. A.S.G., Archivio segreto, filza 2687. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au Sénat, Livourne, le 17 janvier 1737. 36. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:279 14/12/2011 09:46:37 280 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Depuis Gênes, le comte Balbo Simeone de Rivera est très explicite à ce sujet. Pour lui, le départ annoncé d’Agostino Grimaldi pour Madrid est on ne peut plus inquiétant. Ce dernier qui compte parmi les personnages les plus influents de la République, aurait, dit-on en ville, renoncé à revêtir provisoirement la toge sénatoriale pour pouvoir se rendre en Espagne, officiellement dans le but de relever l’héritage du chevalier Francesco Grimaldi, son frère défunt. Si ce voyage avait bien lieu, ce que De Rivera dit ne pas vouloir croire, il faudrait alors envisager des raisons bien plus sérieuses, et l’affaire la plus importante dont les Génois et le roi catholique peuvent avoir à traiter est bien celle de la cession ou de la vente de la Corse qui a déjà fait l’objet d’un projet de traité. L’on craint maintenant qu’il ne soit sur le point d’être signé37. La cour de Vienne semble aussi le penser et son envoyé à Gênes s’en inquiète, car si les Espagnols devenaient maîtres de l’île, tous les princes voisins seraient fragilisés. Il en irait ainsi des espérances de la Maison de Lorraine de recueillir la succession des États du grand-duc, car l’Espagne contrôle déjà des places fortes sur le littoral toscan. Au mois d’avril, Agostino Grimaldi n’a pas encore quitté Gênes, mais il multiplie les conférences secrètes avec l’ambassadeur d’Espagne Cornejo, chez les Jésuites, dans l’appartement du père Tancin38, ce qui entretient la suspicion des chancelleries. Que les Espagnols fomentent au moins en secret des troubles en Corse, personne ici n’en doute, affirme l’ambassadeur de Sardaigne. Le chanoine Orticoni, chapelain et pensionné du roi des Deux-Siciles, revenu en Corse sur la felouque du marquis Silva, ravive la révolte par ses prêches39. D’autre part, conclut de Rivera, on n’a jamais pu obtenir du roi d’Espagne l’interdiction, faite par les autres puissances à leurs sujets, de livrer des secours aux rebelles corses, c’est pourquoi on voit toujours rôder autour de l’île quelques bâtiments catalans, prêts à débarquer toutes sortes de provisions dont pourraient avoir besoin les révoltés40. Le vice-consul de France à Bastia partage sur ce point les craintes de l’ambassadeur de Sardaigne auxquelles adhèrent aussi bien des Génois. Aussi, penset-il être de son devoir de rappeler à son ministre l’attitude récente de l’Espagne à propos de la question corse : Il est certain que les Corses ont dès le commencement de leur révolte conçu de grandes espérances et compté sur la protection de l’Espagne. Ils y ont esté entretenus par les promesses des ministres et des officiers qui sont venus en Corse pour faire des recrues, on scait les bons traitements que l’on a fait au chef Ceccaldi qui a resté à Madrid depuis la sortie des Allemands de l’isle de Corse et au chanoine Orticoni et à d’autres auxquels l’Espagne a fourni le nécessaire pendant leur absence de Corse, l’attention 37. A.S.T., Lettere Ministri stranieri, Gênes, 15-16. Lettre de Balbo Simeone de Rivera à son ministère, Gênes, le 14 février 1737. 38. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes, vol. 99. Lettre de Campredon à Amelot, Gênes, 18 avril 1737. 39. Ibidem. 40. Lettre de Balbo Simeone de Rivera, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:280 14/12/2011 09:46:37 281 PENDANT CE TEMPS, EN CORSE que l’on a eu de leur envoyer des munitions par les felouques que le marquis Silva entretenoit à Livourne. Ces espérances ont été nourries par l’arrivée de l’infant Don Carlos à Naples et par les assurances qu’on leur a données qu’aussitôt que la guerre seroit finie on leur en donneroit des preuves. Le chanoine Orticoni depuis son retour les a entretenus dans cette espérance, et en divers lieux, à la réception de plusieurs dépêches, a convoqué une assemblée des principaux de la Corse et leur a assuré qu’avant le mois de septembre ils ne seroient plus sous la domination génoise41. Virtuose de la désinformation, Erasmo Orticoni doit être effectivement pour quelque chose dans la diffusion de ces nouvelles où le vrai et le faux s’entremêlent savamment et concourent à divers objectifs : rendre espoir aux rebelles, décourager la République et ses partisans, et aussi vraisemblablement sensibiliser Versailles au problème corse. En fait, consciemment ou non, il contribue ainsi à rendre inéluctable l’intervention française que le Cabinet de Versailles prépare depuis longtemps, que Gênes se résout peu à peu à envisager et que désormais bien des rebelles, fort légèrement ou en désespoir de cause, appellent de leurs vœux, comme le confirme D’Angelo : « Les rebelles […] disent hautement qu’ils se donneront plustot à la France qu’à toute autre puissance, pourvu qu’ils aient des seuretés de l’exécution de ce qui sera réglé, et ils disent qu’on leur envoie un personnage de crédit et un régiment pour faire observer ce que le Roy aura décidé42. » Dans l’île, le terrain paraît maintenant préparé pour la mise en exécution du plan d’intervention français, véritable marché de dupes pour les insulaires, dont Sorba négocie pied à pied les modalités avec les ministres de Louis XV après l’avoir vainement combattu avec l’énergie du désespoir. 41. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo à Maurepas en date du 19 mai 1737. 42. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo à Maurepas en date du 24 août 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec20:281 14/12/2011 09:46:37 Theodore_intok_cs3.indd Sec20:282 14/12/2011 09:46:37 CHAPITRE 21 L’intervention française Durant toute l’année 1736, le cardinal Fleury et ses ministres ont fait valoir plus ou moins diplomatiquement à Giovan Battista Sorba que le règlement de l’affaire corse devait inéluctablement passer par les bons offices d’une grande puissance amie, en l’occurrence la France, la seule, d’après eux, à être en mesure de s’entremettre entre les belligérants et même d’intervenir militairement dans l’île sans compromettre à terme l’autorité de la République. Étant entendu par ailleurs, assènent les ministres de Louis XV, que jamais Versailles ne tolérera que les rebelles soient soutenus par une autre puissance, et que l’île passe sous une domination qui ne lui conviendrait pas. Ainsi au fil des conférences, malgré les réticences de Gênes et de son représentant à Versailles, l’idée d’une intervention française fait son chemin et, en ce début d’année 1737, elle s’impose quasiment à tous, d’autant que le règlement de la succession de Pologne rapproche sur ce point les positions de la France et de l’Empire. Ce qui d’ailleurs ajoute encore aux affres des Génois et fait dire à Giovan Battista Sorba : « La concordance de vue affichée entre cette cour (Versailles) et celle de l’Empereur pour porter assistance à la République dans la révolte de Corse est un phénomène qui m’inspire plus d’épouvante que de surprise1. » La convention de Versailles Le premier mardi de mars 1737 – le mardi étant le jour de réception des ambassadeurs et autres agents diplomatiques en poste à Paris – alors que Sorba désirait lui parler du problème de la darse de Savone, le cardinal ministre revint à la charge et lui coupant la parole se mit, selon les termes mêmes de Sorba, à lui jouer une nouvelle fois la comédie. Lui réitérant ses craintes concernant la Corse, il affirma que la poursuite de la révolte de l’île donnerait fatalement à quelque puissance l’idée de s’en emparer et que pour l’en empêcher il faudrait prévoir une aide substantielle. Cette fois-ci Sorba, qui avait eu au préalable une conversation éclairante avec Chauvelin, est en mesure de lui répondre que cette 1. A.S.G., Archivio segreto, filza 1221. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 11 février 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec21:283 14/12/2011 09:46:37 284 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE assistance ne pourrait se concevoir que dans le cadre d’un accord entre la cour de Versailles et celle de Vienne. Ce à quoi le Cardinal rétorqua que les soucis que les Turcs causaient à l’Autriche empêcheraient l’Empereur d’intervenir, faute d’avoir suffisamment de troupes en Italie et que Gênes devrait donc compter uniquement sur Versailles pour peu qu’elle acceptât d’assurer les frais d’une expédition militaire française. Sorba s’attendait apparemment à cette réponse et fit valoir que celle solution était peu compatible avec le souci fréquemment manifesté par Son éminence de vouloir empêcher que la Corse changeât de maître. Chacun savait, et il s’en était lui-même souvent ouvert auprès du cardinal, que les finances génoises avaient été mises à mal par six années de révoltes et qu’en aucun cas elles ne pourraient supporter cette nouvelle dépense2. En fait, les véritables tractations, prélude à une intervention française, débutaient vraiment. Deux jours après, Sorba revint sur l’état désastreux des finances génoises mises à mal par la guerre et par l’incessante activité des contrebandiers étrangers et donc sur l’incapacité de la Dominante à financer une éventuelle expédition militaire française. Imperturbable, le cardinal fit observer que la proposition de son Cabinet découlait du simple principe de justice et que pour empêcher la Corse de passer sous le joug d’une autre puissance, la France, si cela s’avérait nécessaire saurait agir par ses propres moyens. Il ajouta enfin que d’après des informations, non encore attestées, les cours de Madrid, de Naples et de Turin étaient en train de négocier une ligue3… Or Gênes n’a pas les moyens de réduire la révolte insulaire et encore moins de s’opposer à une éventuelle intervention étrangère en Corse, elle en est donc désormais réduite à accepter l’aide de la France et cela d’autant plus que l’Empereur s’est rallié à cette solution. En effet, après de longs pourparlers, dont Giovan Battista Sorba et les autres diplomates de la République ont été tenus à l’écart, le 12 juillet 1737 une convention est signée à Versailles, entre le représentant de l’empereur, De Schmerling, et Amelot de Chaillou, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Louis XV. L’accord a été conclu sans tenir aucun compte des dernières suggestions ou réserves de l’envoyé génois qui la veille encore faisait part de ce risque à ses mandants. « Je m’aperçois, écrivait-il, que l’on compte la faire (la convention) selon l’idée première, c’est-à-dire seulement entre l’Empereur et le roi Très Chrétien, et vraisemblablement, jusqu’à présent, indépendamment de la résolution que Vos Seigneuries Sérénissimes peuvent avoir prise ou prendront de demander ou non le secours de ces troupes4. » 2. A.S.G., Archivio segreto, filza1221. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 2 mars 1737. 3. A.S.G., Archivio segreto, filza 1221. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 4 mars 1737. 4. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 11 juillet 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec21:284 14/12/2011 09:46:37 285 L’INTERVENTION FRANÇAISE Bien que Sorba, à qui Amelot avait fait lire rapidement le projet de rédaction, ait jugé que la République y était réduite à un rôle bien passif et ait en conséquence demandé la suspension de la signature officielle jusqu’à ce que la Sérénissime se fût prononcée sur le texte, rien n’y fit et la convention fut contresignée, comme prévu, le lendemain par les représentants des deux monarques5. Elle proclamait que : Sa majesté Impériale et Sa majesté Très Chrétienne déclarent et se promettent réciproquement qu’elles ne souffriront pas que l’Isle de Corse sorte de la domination génoise, sous quelque prétexte ou pour quelque cause que ce puisse être ; qu’elles concerteront et prendront les mesures qu’elles jugeront les plus convenables et les plus efficaces pour empêcher que cette isle ne passe sous la domination de quelque autre puissance que ce soit, ou par un effet du désespoir des rebelles ou de quelque autre manière que ce puisse être ; qu’elles offriront leur secours à la République avec la garantie contre toute voye de fait par rapport à ces États de Terre ferme pendant le temps que durera la rébellion des Corses et ce jusqu’à ce que cette isle soit réduite ; et que mesme faute par elle d’accepter ces offres, on ne laissera pas, soit conjointement soit séparément, d’employer les moyens qui seront nécessaires pour dompter au plus tôt cette rébellion suivant les principes fixés entre les deux cours et énoncés ci-dessus, dans la vue comme il a été dit, d’assurer à perpétuité la Corse à la République de Gênes6. Cette déclaration pour le moins ne ménageait pas la susceptibilité de la Dominante, mais elle présentait l’avantage de rassurer les autres puissances européennes quant aux intentions prêtées jusqu’alors à la France de se rendre maîtresse de l’île. C’était le cas de l’Angleterre et de l’Espagne. Cependant la cour de Turin, qui craignait aussi cette éventualité, n’apprécia guère que Versailles ait accordé sa garantie à Gênes pour ce qui concernait ses territoires de Terre ferme7. Donc, la France interviendra seule, avec l’aval de l’Empire et il s’agissait désormais pour Versailles de définir avec Gênes les modalités militaires et financières de l’expédition. La convention de Fontainebleau Les pourparlers devant aboutir à la signature de cette nouvelle convention se poursuivront jusqu’au mois de novembre et porteront essentiellement sur l’importance du corps expéditionnaire français et sur le montant de la contribution financière génoise. Ce dernier point en particulier donnera lieu à d’âpres discussions entre Fleury et ses principaux ministres, Amelot, Maurepas, D’Angervilliers, ministre de la Guerre, et Du Theil, ministre des Finances, d’une part et Giovan 5. Ibidem. 6. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 1. 7. A.S.T., Negoziazioni Corsica, 1. Rappresentenze di SM alla corte di Francia, cité par A.-M. Graziani, op. cit., p. 189. Theodore_intok_cs3.indd Sec21:285 14/12/2011 09:46:38 286 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Battista Sorba d’autre part, lequel avait été investi par le Sénat, dès le 11 juillet 1737, des pouvoirs nécessaires pour négocier en son nom8. Finalement on parvint à un accord et une convention fut signée à Fontainebleau le 10 novembre 1737, paraphée une fois encore par Amelot et Sorba. En un préambule et douze articles, elle définissait les conditions de l’intervention française en Corse. Dans un premier temps, dans le courant de l’hiver, on ferait passer en Corse un corps d’infanterie de 3 000 hommes (article 1er) ; dans le cas où ce premier secours ne serait pas suffisant, un renfort de 5 000 hommes, tant d’infanterie que de cavalerie et de dragons, serait Portrait du cardinal Fleury. envoyé au printemps 1738 (article 2). En contrepartie, la République verserait 700 000 livres monnaie de France pour l’entretien du premier corps expéditionnaire (article 3) et 1 300 000 livres de plus si l’envoi du renfort de 5 000 hommes s’avérait nécessaire (article 4). Les autres articles visaient essentiellement à préciser les droits et devoirs réciproques des Français et des Génois dans l’île. Ces derniers étaient tenus d’entretenir un corps de 3 000 hommes pour toute la durée des opérations (article 8). En cas d’action commune, leurs troupes seraient sous l’autorité du commandant en chef français et le commissaire général génois conserverait tous ses pouvoirs politiques et administratifs ainsi que le contrôle des présides (article 6). L’article 10 confirmait la garantie du roi de France et de l’Empereur pour ce qui concernait l’intégrité des territoires de Terre ferme de la République et l’article 12 autorisait celle-ci à rechercher la même garantie auprès de toute autre puissance9. Enfin, par un article séparé et secret, la République obtenait de la France et de l’Empire l’assurance que son autorité sur l’île serait en toutes circonstances respectée : « La République de Gennes se remettra absolument à l’affection que le Roy a pour Elle et à l’équité de Sa Majesté et de l’Empereur, des conditions qui seront à stipuler pour la réduction des rebelles, et les faire rentrer d’une façon stable, et permanente sous sa domination. La dite République devant se tenir asseurée quand mesme le Roy le lui promettroit pas, comme Sa Majesté le fait par cet Article séparé et secret, qui aura la mesme force et vigueur que s’il estoit inséré dans la Convention de ce jour, que le Roy ne souffrira point, que la dignité de la République soit compromise, ny sa souveraineté blessée en quelque 8. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 7 août 1737. 9. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 2. Theodore_intok_cs3.indd Sec21:286 14/12/2011 09:46:38 287 L’INTERVENTION FRANÇAISE manière que ce soit. Le Roy promettant encore, que tout ce qui sera fait et attesté, le sera au nom de la République ; Sa Majesté se rendant, et demeurant seulement garante de concert avec l’Empereur des conditions pour la réduction des rebelles, sans que pour ce elle prétende se mesler par la suite, de ce qui pourra regarder le Règlement, le Système de Gouvernement, l’économie et l’administration de la Justice dans l’Isle de Corse. Fait à Fontainebleau le dix novembre de mil sept cent trente sept. » Signé : Amelot et Sorba10. Dès le 30 juin 1737, De Schmerling avait informé Fleury de ce que son maître, l’empereur, l’autorisait à prêter son concours à tout ce que l’on jugerait utile d’entreprendre pour réduire la rébellion des Corses11. Le cardinal s’était aussi assuré de la neutralité bienveillante du roi d’Angleterre qui comprenait « la nécessité de conserver, pour la paix de l’Italie, la Corse à la République12 ». Par contre, l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de La Mina, croisé dans la cour du château de Versailles le 30 juillet, avait dit à Sorba « qu’ étant fils d’une Spinola et par conséquent un bon Génois, il souhaitait que la République ne s’embarque pas avec les Français qui la laisseront dans des embarras bien plus grands que ceux dont ils prétendent la sortir13 ». Si l’on fait abstraction de cette fausse note, l’opinion internationale avait été bien préparée à cette intervention par une action concertée de Fleury et de Sorba14. Ce dernier avait en particulier préconisé que l’on respecta un certain délai entre l’annonce de la convention, « pour autant que Vos Excellences y adhèrent » et l’expédition des secours. Ceci non seulement pour avoir le temps de faire passer les messages opportuns auprès des diverses cours européennes mais aussi pour voir si les Corses, devançant le débarquement des troupes, ne se soumettraient pas pour ne point avoir à affronter ce nouveau péril15. La réaction des Corses Cet espoir était vain. D’après Anton Francesco d’Angelo, durant le mois d’août, 1737, « les chefs des rebelles se sont répandus dans les pièves pour exciter les Corses à s’unir contre les Génois, ceux qui refusent de prendre ce parti sont arrêtés, et mis à mort, de sorte que dans peu toute la Corse, à ce qu’on espère sera réunie contre les Génois »16. Cependant, ajoute le vice-consul de 10. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Après avoir été traduit, cet article séparé et secret sera approuvé le 26 novembre par le doge et les Collèges des gouverneurs et des procurateurs. 11. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 1er juillet 1737. 12. Ibidem. 13. A.S.G., Archivio segreto, filza 2112. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 7 août 1737. 14. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 1er juillet 1737. 15. Ibidem. Lettre de Sorba au Sénat, Paris, le 1er juillet 1737. 16. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo au ministère, Bastia, le 24 août 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec21:287 14/12/2011 09:46:38 288 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE France, « Les rebelles attendent de jour en jour de grands secours, et disent hautement qu’ils se donneront plustot à la France qu’à toute autre nation pourvu qu’ils ayent de seuretés de l’exécution de ce qui sera réglé, et ils désirent qu’on leur envoye un Personnage de crédit et un régiment pour faire observer ce que le Roy aura décidé. » Lesdits rebelles, dès l’annonce du projet d’intervention française, vont bien multiplier les initiatives pour proclamer leur attachement ancestral à la France et le souhait d’être associés – sous une forme juridique à négocier – à cette grande nation, dénoncer la tyrannie que Gênes exerce sur les insulaires et faire valoir leur bon droit et leur bonne foi dont le monarque, espèrent-ils, voudra bien tenir compte. C’est le sens de la supplique adressée au roi, le 28 septembre 1737 par « les Chefs et Peuples de Corse17 ». Ils mettent cependant en garde Louis XV contre la déloyauté de la République : « Elle vous promettra peut être l’observation de tout ce que vous établirez et garantirez, mais elle vous manquera infailliblement de parole. Ce ne sera pas la première fois. L’empereur régnant le scait bien dont le traité de paix et de garantie est méprisé18… » Ils se disent donc prêts à envoyer deux députés à Versailles pour expliquer leur position, mais il faudrait pour cela que la France mette à leur disposition un navire de guerre afin de pouvoir forcer le blocus génois ou bien que des pourparlers s’engagent à Livourne par l’intermédiaire de Don Gregorio Salvini lequel, résidant en ce lieu, a reçu, dès le 6 août 1736, pouvoir d’agir au nom des principaux chefs des révoltés Giacinto Paoli, Luigi Giafferi, Giovan Giacomo Ambrosi et Giovan Tomaso Giuliani19. » Notons au passage que ce document témoigne aussi de la distance que les chefs du Deçà-des-Monts ont déjà prise, à cette date, vis-à-vis de Théodore. Ce dernier ne figure pas parmi les signataires, alors même qu’il n’a pas encore eu le tort d’avoir franchi les Monts sans leur assentiment. Don Gregorio Salvini, le futur auteur de la Giustificazione, prendra donc sa plume pour éclairer le roi et le cardinal Fleury sur les affaires de Corse et les adjurer de suspendre toute décision en attendant d’avoir entendu les deux députés que l’on doit envoyer en ambassade à Versailles20. Mais Fleury, pour ne point trop s’engager avec les Corses, qu’il sait devoir un jour décevoir et pour préserver la confidentialité d’éventuelles discussions avec le représentant des rebelles, préféra ne pas donner suite à ce projet d’ambassade et envoya finalement à Livourne le sieur Pignon, ancien consul de France à Tunis, muni d’instructions très précises. Un premier ordre de mission, qui était un leurre à l’intention des autorités toscanes et autrichiennes, va inviter Pignon à surveiller les intrigues des Corses à Livourne et à identifier les 17. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, 1. 18. Ibidem. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol.1. 19. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 1. 20. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 1. Lettres de Salvini au roi de France et au cardinal de Fleury, toutes deux datées de Livourne le 3 novembre 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec21:288 14/12/2011 09:46:38 289 L’INTERVENTION FRANÇAISE relais qui les aident à fournir des secours aux rebelles au moment où les troupes françaises s’apprêtent à débarquer en Corse21. Les véritables instructions de Versailles, définies par un deuxième ordre de mission de Pignon, visent à s’assurer dans le plus grand secret que Salvini est « autorisé à faire des propositions et jusqu’à quel point, s’il l’est par tous les chefs corses ou par quelqu’un d’eux seulement, en un mot quelles sont les preuves de sa commission22 ». Une fois ce point vérifié et le dialogue établi, Pignon fera valoir à Salvini « que l’intention du roi n’est pas de détruire ni d’asservir les Corses mais uniquement de les remettre dans l’obéisPortrait de Don Gregorio Salvini. sance à Gênes, qu’il n’a (le roi) d’autre intérêt en ceci que l’intérêt du repos public et leur bien propre […], que Sa majesté sera disposée à préférer un accord fait à l’amiable à celui qui sera dicté par la force23 ». Les Corses doivent se persuader que la plus grande preuve que le roi peut donner de ses bonnes intentions à leur égard, est la commission secrète qu’il donne à Pignon de les écouter et qu’en même temps qu’il envoie des troupes en Corse pour mettre fin à la rébellion, il veut préparer secrètement à Livourne les voies de la conciliation sur la base de conditions raisonnables dont il assurera la garantie dans la durée. Voici en substance ce que le sieur Pignon était autorisé à dire à Salvini et il devait lui dispenser « l’espérance et la crainte selon les dispositions qu’il apercevra à la conciliation ou à l’opiniâtreté24 ». Les tractations ainsi engagées n’eurent guère d’incidence sur la suite des événements, si ce ne fut, peut-être, comme le suggère Le Glay, « de déjouer les négociations que les Corses entamaient à Livourne avec les autres puissances25 » et sans doute aussi, plus vraisemblablement, de retarder les préparatifs de défense des rebelles. La décision de la France était définitivement arrêtée depuis le 10 octobre et les dernières tentatives menées par Domenico Rivarola 21. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 1. Instructions au Sieur Pignon, Fontainebleau, le 13 novembre 1737. Document présenté par l’abbé Letteron, in Pièces et documents, op. cit., p. 65-67. 22. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 1. Autres instructions pour le Sieur Pignon, Fontainebleau, le 13 novembre 1737. Document présenté par l’abbé Letteron, in Pièces et documents, op. cit., p. 66-69. Une deuxième version de cet ordre de mission, intitulé Instruction pour le Sr Pignon allant de la part du Roi à Livourne pour écouter les propositions du prêtre Salviati, est également déposée aux archives du ministère des Affaires étrangères sous la cote C.P. Corse, vol. 6-7. 23. Ibidem. 24. Ibidem. Autres instructions pour le Sieur Pignon, Fontainebleau, le 13 novembre 1737. 25. Le Glay, op. cit., p. 171 Theodore_intok_cs3.indd Sec21:289 14/12/2011 09:46:38 290 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE depuis Naples26 et par Giovan Tomaso Boerio, depuis Venise27 pour prévenir le cardinal Fleury contre la perfidie des Génois et pour plaider la cause des Corses n’y pouvaient plus rien changer. À ceci près cependant que les chefs rebelles, désormais livrés à eux-mêmes, vont se trouver dans l’obligation de réintroduire Théodore dans le jeu insulaire. La réaction de Théodore Théodore, qui jusqu’au début de l’été 1737 s’était caché en Hollande où il était recherché par les agents de Gênes et d’autres nations, estima que le moment était enfin venu d’organiser son retour sur la scène insulaire. Déjà, le 30 juillet, Fleury s’inquiétait assez malicieusement de ses agissements auprès de Sorba. Ayant demandé à ce dernier s’il avait connaissance d’un éventuel départ de Théodore de Hollande, il s’entendit répondre assez sèchement que depuis plusieurs jours Maurepas lui avait transmis des informations selon lesquelles « l’aventurier » semblait être prêt à mettre à la voile depuis le Texel vers la Corse. L’envoyé de Gênes ajouta, avec une indignation dont on ne sait trop si elle était réelle ou purement diplomatique, qu’il ne comprenait pas pourquoi, en application de la convention entre l’Empire et la France, celle-ci n’ordonnait pas à ses navires de guerre de s’efforcer de saisir ou d’empêcher le débarquement de tout secours destiné aux rebelles28. Dès cette époque, Théodore semble avoir réactivé ses réseaux et les rumeurs les plus incontrôlables recommencent à circuler à Bastia comme à Gênes ou encore à Livourne concernant ses manœuvres. À Maurepas qui s’en inquiète auprès de Campredon29, celui-ci répond que les bruits qui se sont répandus de l’arrivée du baron de Neuhoff en Corse avec quatre frégates hollandaises ne se confirment point. En outre, il a appris, depuis Florence, que le capitaine d’un bâtiment de la même nation, soupçonné de transporter des munitions de guerre pour les révoltés de Corse et menacé d’être attaqué et pris par les galères et les barques génoises armées en course, avait trouvé refuge à Livourne où il avait déchargé sa cargaison. Ainsi, conclut-il, « les insulaires seront privés de ce secours ; ils n’en auroient pas besoin si les démonstrations de confiance qu’ils font paroistre pour la France étoient bien sincères ; mais il faut compter que c’est un peuple encore plus fourbe que féroce et qu’on 26. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 1. Lettre en date du15 novembre. Domenico Rivarola se présente d’ailleurs assez imprudemment comme l’un des Corses les plus importants qui, installés hors de l’île, s’efforcent de fournir aux rebelles les secours dont ils ont besoin. 27. Lettre à Fleury, présentée par Ambrogio Rossi, op. cit., p. 270-271 et par l’abbé Letteron, op. cit., p. 60. 28. A.S.G., Archivio segreto, filza 2221. Rapport de Sorba au Sénat, Paris, le 7 août 1737. 29. Lettre de Maurepas à Campredon en date du 17 août, évoquée par ce dernier dans sa réponse en date du 5 septembre1737. Paris, A.M.A.E., C.P., supplément, Gênes, vol. 8. Theodore_intok_cs3.indd Sec21:290 14/12/2011 09:46:39 291 L’INTERVENTION FRANÇAISE ne les réduira à leur devoir que par la crainte ou le châtiment qu’on sera à portée de leur infliger30 ». Depuis Bastia, D’Angelo signale à Maurepas qu’en ce début du mois d’octobre une felouque napolitaine a débarqué à Aleria trois agents de Théodore31. Enfin le 22 octobre 1737, réagissant personnellement à la perspective de l’intervention française, Théodore, depuis Amsterdam, s’adresse à « nos chers ministres et très aimés sujets32 » et en substance leur déclare qu’il a appris avec une peine indicible que le roi de France s’apprêtait à envoyer des secours à Gênes pour soumettre à son joug le royaume de Corse. Seule l’en console pour l’instant l’espérance que la rumeur soit mensongère car, à y bien réfléchir, il n’arrive pas à comprendre pourquoi le roi de France prendrait position en faveur de Gênes tant tout le monde sait ce qu’a été sa domination tyrannique. Mais si cela s’avérait exact, ce qu’à Dieu ne plaise, dit-il, il reviendrait à ses chers ministres et bienaimés sujets de décider ce qu’il conviendrait de faire si effectivement la France envoyait des troupes. S’ils voulaient retourner sous la domination génoise, il ne pourrait que compatir à leur sort, mais si au contraire, comme il l’espère, ils persistaient dans la volonté de défendre leur liberté, il les soutiendrait, comme il le fait, de toutes ses forces, et il leur certifie qu’il arrivera bientôt avec des secours susceptibles d’épouvanter qui que ce soit. La grandiloquence du propos n’échappera à personne et vraisemblablement elle ne rassura guère les chefs corses désormais habitués aux rodomontades de Théodore et depuis longtemps revenus de toutes ses promesses non tenues. Il n’en demeure pas moins que Neuhoff, désormais conscient de la nécessité de réagir, sauf à voir ses espérances sombrer définitivement en cas de pacification de l’île par les Français, est pris d’une véritable fièvre épistolaire, comme en témoignent trois lettres adressées coup sur coup à une ancienne relation parisienne, Madame de Champigny, d’ailleurs demeurées sans réponse33. Évoquant l’intervention française, il « prévoit bien du sang répandu car (ses) peuples sont constans et fidèles34 » et il dit lui adresser par le courrier de Metz la liste des 400 chevaliers de l’ordre de la Délivrance « tous gens de courage et d’élite ; si je puis réussir à les faire passer en Corse je regarde la partie comme gagnée35 ». Il n’est pas à exclure, à ce stade, que Théodore, sachant son courrier surveillé, ne se livre à une tentative de désinformation36 visant à inquiéter le Cabinet 30. Paris, A.M.A.E., C.P., supplément, Gênes, vol. 8. Lettre de Campredon à Maurepas en date du 5 septembre 1737 31. Paris. A.N., série AE-B1-199.2. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 1er octobre 1737. 32. Lettre présentée par Ambrogio Rossi, op. cit., p. 272-273. 33. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 6-7. Copie de trois lettres écrites par Théodore à Madame de… à Paris. L’adresse des deux premières est à Mme. De Champigny chez Mr. Bernard, marchand épicier, rue de la poterie, Paris. La troisième est adressée à « Amie », simplement. 34. Ibidem. Lettre du 2 novembre 35. Ibidem. Lettre du 9 décembre. 36. Participe vraisemblablement de cette stratégie une relation anonyme intitulée « Lettre écrite de Rome Theodore_intok_cs3.indd Sec21:291 14/12/2011 09:46:39 292 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE versaillais, lequel bien entendu ne sera pas davantage dupe que ne le furent les chefs corses. Cependant ceux-ci, dont les avances sont ignorées par Versailles et qui sont désormais confrontés au dilemme d’avoir à se soumettre à nouveau à l’ancien maître honni ou à poursuivre désespérément la lutte contre un adversaire bien plus redoutable que les Génois, vont trouver expédient, en désespoir de cause, de jouer à nouveau la carte Neuhoff pour remobiliser les énergies défaillantes. Ainsi, à la consulte de Corte de décembre 1737, où fut notamment réitérée l’interdiction faite à tout particulier de rechercher un arrangement sous peine d’être déclaré ennemi public et traître à la patrie, les généraux en réponse à l’appel de Théodore firent publier la déclaration suivante : « Nous marquis Luigi Giafferi, marquis Giacinto Paoli, marquis Luca Ornano ; Premiers ministres et Généraux de S.M. le roi Théodore, notre souverain : Dès que nous avons reçu les lettres de Théodore 1er, notre Roi et seigneur, en exécution de ses ordres nous avons fait convoquer dans la ville de Corte tous les peuples des provinces, villes, bourgs et châteaux du royaume pour tenir un conseil général à propos des ordres et commandements du susdit notre souverain. Le concours de l’une comme de l’autre partie des Monts fut général. Tous ont pris connaissance avec plaisir et déférence des ordres de S.M. envers laquelle ils ont de bon cœur renouvelé le serment de fidélité et obéissance, en tant que leur légitime souverain. Ils ont de même confirmé son élection comme roi de Corse, tant en ce qui le concerne comme pour ses descendants, comme cela a déjà été établi de manière inaltérable dans la convention d’Alesani. Dans ce but, nous faisons savoir à tous ceux qui sont concernés et également à l’univers entier que nous manifesterons toujours une indéfectible fidélité à la royale personne de Théodore 1er, et que nous sommes résolus à vivre et à mourir sous sa sujétion et à ne jamais reconnaître d’autre souverain que lui et ses légitimes descendants. à un ministre étranger au sujet de l’Isle de Corse, le 30 décembre 1737 ». Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. L’auteur y expose en 16 points de manière hyperbolique les bienfaits que Théodore a soi-disant apporté à l’île, souligne l’attachement indéfectible des Corses à leur roi et de conclure : « Je croirois donc qu’il seroit plus naturel et plus expédient de laisser Théodore jouir paisiblement du fruit de ses travaux et de la bienveillance des Corses que de l’obliger à demander du secours en Barbarie. Et qu’il puisse en avoir facilement, c’est ce qui paroit avec évidence par une lettre interceptée à Livourne et consignée au Sénat de Gênes et depuis à la Cour de Rome. […] Toute la nation corse se trouve donc engagée à maintenir son élection, et elle donne a connoitre assez clairement dans son dernier manifeste du 12 courant et qui a été envoyé à notre Cour, y déclarant qu’ils veulent sacrifier leur vie et tout ce qu’ils possèdent pour maintenir l’élection qu’ils ont faite de leur Roi Théodore et on peut croire qu’ils tiendront parole. […] au surplus je puis vous assurer que les Génois, dans les quatre villes qu’ils possèdent encore en Corse, y sont dans de continuelles et mortelles inquiétudes et craignent de se voir entièrement extirpés de l’île, n’ignorant pas la haine que les Corses ont pour eux, non plus que les mesures qu’ils prennent pour en venir à bout. Il conviendroit donc mieux à la France de profiter du commerce avantageux qu’elle pourroit établir en droiture à présent avec les Corses, pour en tirer plusieurs choses, surtout les bois servant à la construction des galères et qu’elle va acheter bien loin à un prix beaucoup plus considérable que ne le seroient ceux de Corse. » Theodore_intok_cs3.indd Sec21:292 14/12/2011 09:46:39 293 L’INTERVENTION FRANÇAISE Nous jurons à nouveau sur les Saints Évangiles de respecter en toute chose le serment de fidélité prêté au nom du peuple ici rassemblé. Et afin que le présent acte ait toute la force et l’authenticité nécessaires, nous l’avons fait enregistrer dans la chancellerie royale, l’avons signé de nos propres mains et authentifié du sceau du Royaume. – Corte le 27 décembre 1737. Marquis Luigi Giafferi ; Marquis Giacinto Paoli et Marquis Luca Ornano37. » À bien y réfléchir, l’allégeance sans équivoque et apparemment enthousiaste au baron de Neuhoff de généraux jusqu’alors si dédaigneux à son égard et maintenant si enclins à se parer de leurs titres théodoriens, a quelque chose de poignant. Elle témoigne incontestablement de leur désarroi et de leur désespérance au moment où les troupes du roi le plus puissant de la chrétienté s’apprêtent à déferler sur l’île. 37. Proclamation présentée par Ambrogio Rossi, op. cit., Livre sept, p. 279-280 Theodore_intok_cs3.indd Sec21:293 14/12/2011 09:46:39 Theodore_intok_cs3.indd Sec21:294 14/12/2011 09:46:39 CHAPITRE 22 Rome, nid d’espions Au moment où il s’apprête à revenir en son royaume, Neuhoff réactive aussi ses soutiens continentaux et plus particulièrement ceux qui, à Rome, gravitent autour des religieuses Fonseca. Les sœurs Fonseca Nous avons relaté à la fin du chapitre V, comment Neuhoff avait réussi avec plus ou moins de bonheur à maintenir des relations épistolaires avec ses différents correspondants européens, essentiellement par l’intermédiaire de Rainero Bigani à Livourne et surtout par le biais du réseau romain qui gravitait autour des sœurs Fonseca. Il est temps, en attendant de retrouver Théodore voguant sur les flots de la mer intérieure, de revenir sur certains de ces personnages et d’abord sur les sœurs Fonseca, Angelica Cassandra et Francesca Constanza. Leur famille serait originaire d’Avignon et leur frère est évêque d’Iesi, dans les États de l’Église1. Angelica Cassandra quant à elle est sous-prieure du couvent des SaintsDominique-et-Sixte sur le Quirinal et elle a fait de cet établissement la plaque tournante d’un réseau de soutien à Théodore qui étend ses ramifications de Naples à Amsterdam en passant par Cologne et Livourne. Il semble qu’elle ait fait sa connaissance à Rome avant son départ pour la Corse et depuis elle lui voue une admiration éperdue, un dévouement à toute épreuve et témoigne à son égard d’un enthousiasme qui s’apparente quelque peu à de l’exaltation, sentiments qu’elle s’efforce de communiquer à tout un chacun2. 1. Ceci est attesté aussi bien par Carlo Bernabò, dans une note jointe à la copie d’une lettre de Pietro Paolo Poggi destinée à Bigani le 14 juin 1738 (A.S.G. Archivio segreto, filza 3011), que par Maillebois qui, dans une lettre adressée à Versailles, le 10 février 1740, regrette que le cardinal de Tencin (qui avait été chargé d’affaires de France à Rome) ait cru bon de proposer Mgr Fonseca, évêque d’Iesy, le frère d’Angelica Cassandra Fonseca, l’un des principaux soutiens de Théodore à Rome, comme visiteur apostolique des monastères corses, après que le pape ait récusé Mgr Camillo de Mari, évêque d’Aleria. Lettre citée par Le Glay, op. cit., p. 233. 2. Attitude qui conduit Carlo Bernabò à parler de « la pazza et frenetica monaca Fonseca ». Rome, le 11 octobre 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:295 14/12/2011 09:46:39 296 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Ainsi le 9 novembre 1737, jour de la Saint-Théodore, « martyre et grand soldat du Christ », elle annonce à Bigani que l’on a bu au parloir à la santé et à l’heureux et prompt retour du roi Théodore qu’elle entend servir de tout son cœur3. Cet attachement au souverain, elle le reporte sur ses sujets, ces pauvres Corses brimés par la tyrannie génoise. Mais elle ne se montre pas aussi tolérante à leur égard et les juge tous jaloux les uns des autres4. Elle se défend aussi d’être crédule ou imprudente, comme on a dû probablement lui en faire le reproche. « Je me défie de tous et ne me fie à personne, bien qu’ils affirment, pour donner plus de poids à leurs assertions, qu’ils l’ont appris de Madama et ils me citent toujours bien que je n’en sache rien et ne leur confie que ce que tout le monde sait, parce que je les vois trop envieux les uns des autres alors qu’ils ne devraient viser qu’à l’union pour le bien de la patrie », écrit-elle, désabusée, à Valemberg, le consul de Hollande à Naples, le 14 octobre 17385. Aussi, parfois sans trop y croire mais sans jamais se décourager, continuet-elle à entretenir une correspondance assidue en français ou en italien, langues qu’elle maîtrise parfaitement, avec tous ceux dont elle pense qu’ils pourraient être d’une quelconque utilité à son roi. En particulier avec Rainero Bigani, qui joue toujours à Livourne le rôle qu’elle-même assume à Rome. C’est par son intermédiaire que passe une bonne partie du courrier destiné aux partisans de Théodore en Toscane. Mais depuis quelque temps, celui-ci est devenu suspect aux yeux de la bonne sœur pour avoir détourné et vendu aux Génois une cargaison d’orge venue de Sicile qu’elle destinait aux Corses6. Elle le lui reproche amèrement « Ah ! Monsieur le capitaine, qui vous eût jamais cru capable de tromper et de trahir le Roi ! Est-il possible qu’un homme bien né se laisse gagner par l’argent des Génois7 ! » Elle a par ailleurs été prévenue contre le capitaine Bigani, Domenico Rivarola et Nicolò Frediani par le frère Nicolao Muro qui affirme que ces derniers sont à la solde de Gênes. « Or comment voulez-vous que les choses aillent bien si ceux-ci feignent de se dévouer au service du roi puis vont dévoiler le tout à la République et comment excuser le Bigani qui, comme ces deux perfides, n’a jamais désiré ni cru que le roi reviendrait ici comme ils l’ont proclamé partout8. » Malgré les vilenies qu’on lui impute, Angelica Cassandra Fonseca consent à poursuivre sa relation épistolaire avec Bigani à la demande expresse de Théodore qui lui assure que ce dernier l’a toujours servi fidèlement. Ce qui lui fait grandement plaisir, assure-t-elle9, bien qu’elle ne puisse s’empê3. A.S.G. Archivio segreto, filza 3011. 4. Ibidem, lettre à Bigani du 7 décembre 1737. 5. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 6. Relaté par Le Glay, op. cit., p. 235. 7. Ibidem. D’après une lettre de la Fonseca à Bigani datée du 14 septembre 1737. 8. Copia della lettera scritta dal fr. Nicolao Muro à suor Angelica Cassandra Fonseca in S. Domenico e Sisto in data di Pisa S. Croce 19 agosto 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 9. Copie de la lettre adressée par sœur Angelica Cassandra Fonseca au capitaine Bigani à Livourne, le 7 décembre 1737. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:296 14/12/2011 09:46:39 297 ROME, NID D’ESPIONS cher d’ajouter, « ici beaucoup disent que l’on a perdu tous les navires à cause de la mauvaise conduite de Bigani et que l’on perdra de même tous ceux qui iront à Livourne, ils affirment aussi que le pauvre Costa et d’autres frères étant montés à bord du premier navire, son capitaine sur son ordre les en chassa ce qui fit que Costa, le cœur déjà malade, en mourut10. » En fait, Rainero Bigani, qui comme on le verra est bien moins coupable qu’on ne l’a laissé entendre à Angelica Cassandra Fonseca, continuera à recevoir et à redistribuer les missives de Théodore et à servir de relais entre les fuorusciti de Livourne et ceux qui étaient repliés à Rome et à Naples. Entre Domenico Rivarola et Nicolò Frediani, par exemple, ou encore entre Antonio Colonna et Pier Paolo Poggi réfugiés respectivement à Naples et à Rome, et l’oncle de ce dernier, le capitaine Agostino Poggi, résidant, lui, à Livourne. Les deux jeunes gens, en cette fin d’année 1737, aspirent à retourner en Corse et Pier Paolo Poggi, qui étouffe dans Rome, où il est étroitement surveillé par la police pontificale, dit prier tous les jours pour que cela advienne et « qu’il puisse venger dans le sang les affronts qu’il a subi hors de sa patrie et jusque dans Rome, ville qui accueille les hommes les plus infâmes du monde11 ! » Nombre de ces missives passent à Rome entre les mains de la religieuse qui les réexpédie à leurs destinataires en utilisant souvent des pseudonymes. Elle entretient aussi une correspondance suivie avec une multitude d’individus plus ou moins proches du souverain en fuite et dont certains sont fort louches. En fait toute une faune cosmopolite s’agite dans l’entourage de la religieuse. Les faits et gestes de ses membres les plus actifs nous sont connus grâce, si je puis dire, à Carlo Bernabò, l’agent consulaire qui dans la capitale de la chrétienté semble jouer le même rôle que celui tenu dans le port médicéen par le consul Bartolomeo Domenico Gavi. Carlo Bernabò Carlo Bernabò appartient à une bonne famille génoise qui a fourni à la République des serviteurs de qualité, tel son frère qu’il évoque toujours avec respect et fierté, « il Magnifico segretario Bernabò, mio fratello » écrit-il à diverses reprises. En ce début d’année 1737, il a très vite repéré les agissements des sœurs Fonseca et il s’est assuré la collaboration du directeur des postes romaines, Angelo Maria Isola, qui lui permet de prendre connaissance de tous les courriers transitant par ses services adressés aux religieuses ou à des Corses suspects. Le courrier de la Fonseca étant très facilement repérable, son cachet représentant un 10. Ibidem. 11. Lettre de Pier Paolo Poggi au capitaine Bigani, Rome, le 29 novembre 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:297 14/12/2011 09:46:40 298 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE petit chien. C’est un filon que Bernabò va exploiter avec intelligence et profit. En fait, si nous pouvons suivre les agissements de tout ce petit monde qui, depuis Rome, Naples ou Livourne s’agite dans la mouvance de Théodore, c’est bien grâce aux copies des correspondances que Bernabò a fait réaliser par ses services ou aux missives qu’il a tout simplement subtilisées. Au vrai, contrairement aux directives des membres de son gouvernement, il privilégie la première procédure pour ne pas donner l’éveil à ceux qu’il espionne et il s’en explique auprès d’eux : Dans votre dépêche du 31 passé (il s’agit du mois d’août), Votre Excellence et Vos Seigneuries Illustrissimes me commandent de devoir les remettre (les lettres suspectes) scellées et d’opérer dans le plus grand secret, ce que je fais avec la plus grande vigilance, et bien que tenu d’obéir aveuglément à vos ordres, je me dois néanmoins par zèle et attachement au service public de représenter et d’exposer à vos très hauts entendements et réflexions que la transmission des lettres scellées pourra réussir au mieux, une ou deux fois, car en cas de non-réception de ces lettres aussi bien ceux qui en sont destinataires que ceux qui attendent une réponse comprendront aisément qu’elles ont été interceptées et ainsi on en viendrait à perdre leur trace, car tant ceux qui écrivent que ceux qui répondent le feront désormais sous d’autres noms qu’il nous sera difficile de découvrir12. Aussi, Bernabò qui a obtenu satisfaction sur ce point, pourra-t-il continuer en toute quiétude à faire recopier à Rome ou à Gênes tous les courriers tombés entre ses mains avant de les réexpédier dûment recachetés à leurs destinataires. Il pourra ainsi suivre quasiment au quotidien les agissements et les projets de Théodore et surtout ceux de ses affidés qui, au moment où leur roi est annoncé en Méditerranée, reprennent espoir, rêvent d’en découdre et multiplient les initiatives. Il pourra le faire d’autant mieux qu’il peut compter sur les services d’aventuriers qui, toujours à l’affût d’une bonne affaire, se sont introduits dans le premier cercle des fidèles de Théodore. Il en va ainsi d’un certain Monsieur Saint Martin. Le sieur Saint Martin Le chevalier de Saint Martin en réalité s’appelait Bigou. Il était né de parents protestants. Il avait séjourné en Angleterre pour y professer sa religion, et s’était fait naturaliser anglais. Puis voulant se convertir, il avait fait le voyage de Rome où il désirait s’établir. Il se disait piémontais et portait des décorations. Il sollicitait du pape un emploi quelconque… C’est ainsi qu’André Le Glay présente Saint Martin en se référant à une relation du duc de Saint-Aignan13. En vérité le titre de chevalier et la particule dont il le gratifie sont pour le moins usur12. Lettre de Carlo Bernabò à son gouvernement, Rome le 7 septembre 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 13. Lettre du duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France à Rome, à Amelot, le 27 septembre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Rome 770. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:298 14/12/2011 09:46:40 299 ROME, NID D’ESPIONS pés et Carlo Bernabò, qui aura souvent à faire à lui, tout comme la religieuse Fonseca et ses divers correspondants, ne parlent jamais que de Saint Martin ou de Monsieur Saint Martin14. Saint Martin arrive donc à Rome au début avril 173815, venant de Livourne où, durant son court séjour, il a fréquenté Rainero Bigani auquel il a demandé des lettres de recommandation auprès d’Antonio Colonna et de Théodore. Bigani s’était exécuté et Théodore avait bien reçu sa missive mais l’aventurier n’eut pas l’heur de s’en réjouir longtemps, et de se répandre en reproches : « J’ai su que le roi avait bien été informé de mon arrivée mais quelle ne fut pas ma stupeur d’apprendre que vous, que je considérais comme un homme d’honneur et dont j’ai reçu de vraies preuves d’amitié et de gentillesse, après m’avoir promis d’écrire en ma faveur et de rendre justice à mon zèle et à mon amour pour lui, m’aviez calomnié auprès du roi et rendu ma conduite suspecte », s’indigne-t-il, et dans la foulée d’exiger des explications sous peine de rétorsions. Puis, se faisant menaçant, il conseille à Bigani de se méfier de tous, car, susurre-t-il, il ne manque pas d’ennemis, de la haine et de la vendetta desquels il doit songer à se protéger et cela d’autant plus qu’il est loin de les connaître tous16… Tout le personnage est là et il n’y a pas grand-chose à ajouter sur sa psychologie. Saint Martin précise qu’il a trouvé un logement dans la maison de Giuseppe Perucchiere, strada delle Croce, où désormais on devra lui adresser son courrier. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que c’est la rue dans laquelle habite aussi Carlo Bernabò, qui, sans l’avoir encore rencontré, a déjà entendu parler de lui. En effet il a intercepté une lettre adressée par Nicolò Frediani à Angelica Cassandra Fonseca sous couvert de Monsieur Saint Martin, où il était justement question du personnage. Nicolò Frediani indique à la religieuse que, pour autant qu’il ait bien compris, ce dernier aspire à se distinguer au service de Sa Majesté et qu’elle pourra se faire une opinion par elle-même en le recevant17. L’agent de Gênes à Rome a déjà commencé son enquête et pense qu’il s’agit d’un de ces hommes sans ressources qui cherche désespérément à assurer son quotidien18. Angelo Maria Isola, le directeur des Postes, lui a d’ailleurs signalé que ledit Saint Martin a voulu lui remettre du courrier en mains propres, ce à quoi, dans un premier temps, il n’a pas consenti, lui conseillant de passer par la voie ordinaire, mais qu’après avoir 14. Par contre, le bonhomme signe ses correspondances d’un pompeux « De Saint Martin ». 15. Copie de la lettre de Saint Martin à Bigani en date du 26 avril 1738, depuis Rome, traduite du français « Se fin d’ora non mi sono dato l’onore di scrivervi doppo il mio arrivo in questa città… ». A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 16. Ibidem. 17. Copie de la lettre écrite par Nicolò Frediani à sœur Angelica Cassandra Fonseca, Livourne le 30 mars 1738, jointe à la lettre de Bernabò du 12 avril. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 18. Lettre de Carlo Bernabò à son gouvernement, Rome le 12 avril 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:299 14/12/2011 09:46:40 300 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE jeté un coup d’œil sur les adresses, il détourna les lettres et les confia à Bernabò qui les adressa à Gênes sans les ouvrir19. Saint Martin ne rentre en contact avec Bernabò qu’à la mi-mai et l’on a tant glosé sur la nature des relations entre les deux hommes qu’il nous semble intéressant de publier intégralement son billet. Monsieur, n’ayant pas l’honneur de vous connaître ni n’être connu de vous, vous voudrez bien me pardonner la liberté que je prend. Je désire grandement avoir un petit entretien avec vous et bien que je sois votre voisin, logeant dans la maison de Monsieur Joseph Perucchiere en face de votre porte, il est de la plus haute importance que nul ne soit mis au courant de notre entretien et encore moins de cette lettre. C’est pourquoi je vous supplie de bien vouloir m’accorder un rendez-vous secret, si vous voulez bien la nuit venue, à une heure où tous ceux de ma maison dorment… Vous pourriez me faire parvenir une réponse, non signée et qui ne soit pas écrite de votre main, en la maison de Monsieur Chevalier près des Trois Rois, où je prend mes repas, afin d’éviter tout soupçon chez moi20. Bernabò, en réponse à une lettre de ses supérieurs qui lui recommandent de ne pas prendre contact avec Saint Martin sans autorisation expresse et avant d’avoir percé à jour ses intentions, déclare que depuis qu’il a reçu le billet en date du 13 mai, il s’est bien gardé de rencontrer ce personnage qu’il trouve bien hardi de lui donner rendez-vous chez lui, en pleine nuit, alors qu’ils ne se connaissent pas et que, sans spéculer sur ce qu’il pourrait lui apprendre, il le soupçonne de manquer d’argent et d’essayer de s’en procurer en monnayant des informations vraies ou fausses sur les affaires de Corse. Il ajoute que comme il habite en face de chez lui, il évite depuis de se mettre aux fenêtres pour éviter toute occasion de le voir et de rentrer en contact avec lui. Nous sommes donc loin des relations d’amitié entre les deux hommes qu’évoque Le Glay, et toujours, bien qu’insistant sur l’opportunité d’utiliser ses services, car, dit-il, il cultive l’amitié de la religieuse Fonseca et de Pier Paolo Poggi, Bernabò restera méfiant et distant envers l’individu et cela d’autant plus qu’il a mis la main sur une lettre du « téméraire Saint Martin » au capitaine Bigani dans laquelle transparaissent son intérêt pour les affaires de Corse et « son affection » pour Théodore21. Aussi, ce ne sera qu’après moult tâtonnements et hésitations qu’il acceptera de prendre langue avec Saint Martin et il ne le fera finalement que parce que ce dernier se prévaut de l’aval du sénateur Francesco Maria Grimaldi22. Au mois de juillet 1738, Saint Martin est donc déjà en affaires avec Bernabò, 19. Ibidem, lettre du 19 avril 1738. 20. Copie du billet de Monsieur Saint Martin écrit à l’agent Carlo Bernabò en date du 13 mai 1738. Traduit du français en italien et donc reproduit en français par nos soins. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 21. Lettre de Bernabò à son gouvernement, Rome, le 24 mai 1739. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 22. Lettre de Saint Martin « à Monsieur Bernabeau agent de la République de Gênes », avril 1738. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:300 14/12/2011 09:46:40 301 ROME, NID D’ESPIONS mais, selon ce dernier, ses demandes de secours sont au moins aussi nombreuses que les renseignements fournis. Le 26 juillet, Saint Martin informe « Monsieur Bernabeau » que « depuis que j’ay eu l’honneur de vous voir ce matin, j’ai avis que TH. (Il faut lire Théodore) est arrivé en Corse, jugés par là de la terreur de la République… » et dramatisant à plaisir la situation, d’ajouter dans une sorte de post-scriptum en un français toujours aussi approximatif : « Je coucheray chez moi ala venir e nen sortiray le moins possible a cause de tout cecy23. » Bernabò va rapidement s’habituer aux outrances de Saint Martin, mais si apparemment il ne néglige pas les renseignements qu’il lui fournit, il le fait cependant surveiller au même titre que tous ceux qui gravitent autour des religieuses Fonseca et fait aussi recopier son courrier. Ainsi par une de ses lettres adressée, ce même jour 26 juillet 1738, à Nicolò Frediani sous le nom d’emprunt de Domenico Gregogna, Saint Martin s’excuse auprès de son correspondant de ne pas lui avoir donné de ses nouvelles avant ce jour ; c’est parce que, dit-il, il était en villégiature avec Sa Majesté le roi d’Angleterre24 ! Il se réjouit de l’arrivée de « l’ami commun » en son royaume et d’ajouter que Poggi et d’autres partisans de Théodore sont sur le point de le rejoindre en Corse. Mais, en bon espion, il a livré ce jour même cette information à Bernabò. Comble de la perfidie ou de la sottise, en tout cas détail fort révélateur quant à la qualité des relations que tous ces gens entretiennent, il recommande in fine de ne rien dire de tout cela à la dame Fonseca et au capitaine Bigani car ils se méfient de lui et tout autant de Frediani. À tel point, dit-il, qu’Angelica Cassandra Fonseca, qu’il a vue ce soir même, feint d’ignorer l’arrivée de Théodore dans l’île et prétend qu’il se trouve toujours en Italie, peut-être même à Rome et en tout cas dans les environs de la ville éternelle25. Effectivement, la méfiance de la religieuse à son égard est réelle et fondée, car Théodore en personne lui a recommandé de se méfier de Saint Martin en qui maintenant il voit un traître26. Bien qu’ayant conscience que sa situation est des plus inconfortables, Saint Martin semble vouloir jouer son va-tout à Rome où son épouse, venant de Paris via Avignon, ne va pas tarder à le rejoindre. Le 16 août, il fait demander à Nicolò Frediani27 par l’intermédiaire de l’abbé Salicetti, son parent, de bien vouloir accueillir celle-ci à Livourne « sans que cela lui occasionne de frais, le rassure23. Billet joint à la lettre de Bernabò au gouvernement génois en date du 26 juillet 1738. Ibidem. 24. Ce qui est pour le moins prétentieux, même si, à l’évidence, il s’agit du prétendant. 25. Copie de la lettre écrite par Monsieur Saint Martin à Domenico Gregogna à Livourne en date du 26 juillet 1738. Ibidem. 26. Lettre de Bernabò à son gouvernement, Rome le 16 août 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. La lecture de la missive de Théodore amène d’ailleurs Bernabò à se poser des questions sur l’opportunité d’utiliser les services de Saint Martin et sur la valeur de ses informations. 27. Avec qui il entretient des relations épistolaires suivies sous le pseudonyme de Margarita Sari. Cette correspondance, malgré le subterfuge utilisé, a été très vite percée à jour par les Génois et ce d’autant que Saint Martin, qui ne sait pas écrire l’italien, est obligé d’utiliser les services de Pier Paolo Poggi, parfois désigné aussi sous le nom de Margarita Soleri. Lettre de Bernabò, Rome, le 23 août 1738. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:301 14/12/2011 09:46:40 302 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE t-il, car elle est bien pourvue en argent » et de hâter, autant que faire se peut, son embarquement à Civita Vecchia28. À ce stade, il est bon de préciser qu’il semble être venu en Italie pour accomplir « un grand dessein », à la demande même de la Sérénissime République et plus précisément d’un de ses serviteurs les plus marquants, Francesco Maria Grimaldi, lequel l’aurait assuré d’un soutien sans faille. Or, en cet été 1738, Saint Martin se plaint amèrement d’être laissé sans ressources et de ne plus être en mesure de fournir des nouvelles importantes en l’absence de secours29. Il en a appelé à Francesco Maria Grimaldi par le truchement de Bernabò30. Dans sa réponse à ce dernier, Grimaldi qui est sorti de charge, se dit désormais « Hors d’état de faire usage par moi même de tout ce que vous me mandez au nom de votre ami auprès de ceux avec qui il a à faire », et d’ajouter : « Je puis vous dire cependant que l’on est persuadé qu’il n’a pas lieu de se plaindre car il n’a qu’a remplir ce à quoi il s’est obligé et tenir sa parole qu’on la lui tiendra réciproquement […] il doit être persuadé qu’on a aucun sujet de se plaindre de lui et qu’on a rien à lui reprocher, et qu’au contraire on a toujours la même confiance dans une personne que l’on a cru et que l’on croit plaine (sic) d’honneur et de probité… » Il s’avère donc que Saint Martin est au service de Gênes depuis longtemps. Depuis janvier 1738 exactement31. À cette époque, il a pris langue avec Francesco Maria Grimaldi en vue d’accomplir une mission qui devait être de la plus haute importance, car il avait obtenu pour la mener à bien une bourse de cent sequins. Depuis, il a utilisé ce pactole pour paraître à Rome et s’introduire dans l’entourage des sœurs Fonseca et maintenant qu’il doit passer à l’action, l’argent fait cruellement défaut, ce dont il se plaint amèrement : « Il etoit fort inutile de me faire venir de si loing, de me donner cent sequins et cinquante à Jansens pour demeurer en si beau chemin, je n’entans pas cette politique qui aboutit à me mettre dans l’embarras en pay étranger, loing de ma patrie avec ma femme que le désespoir a fait venir de Paris icy32. » Il prie donc instamment Bernabò de plaider en sa faveur à Gênes afin qu’on lui accorde « généreusement de quoi mettre a exécution mes dessein sens perdre un seul momant car vous sentés que moins lenemy prend de force plus il est aisé de s’en deffaire outre que ce qu’il me faut est une bagatelle pour la République dans une occasion de cette importance ou elle a tant sacrifié et ou je risque le tout33. » 28. Copie de la lettre signée Andrea G. Cette lettre étant cependant de la main de l’abbé Salicetti, écrite à Frediani à Livourne, sous le pseudonyme de Margarita Solari, en date du 16 août 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 29. Lettre de Bernabò, Rome le 6 Septembre 1738. Ibidem. 30. Carlo Bernabò fait référence à cette intervention dans cette même lettre datée de Rome, le 6 septembre 1738. Ibidem. 31. Lettre de Saint Martin à Bernabò, Rome, le 15 septembre 1738. 32. Ibidem. 33. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:302 14/12/2011 09:46:40 303 ROME, NID D’ESPIONS On ne peut pas être plus clair, Saint Martin s’est engagé auprès de Francesco Maria Grimaldi et de la Sérénissime à assassiner Théodore dès que celui-ci mettra les pieds en Corse. Il s’est assuré dans ce dessein de la complicité d’un certain capitaine Jansen qui attend ses ordres en Sardaigne et d’un dénommé M. de Crinon qui depuis lui a fait faux bond. Et en ce mois de septembre 1738, où tout Rome bruisse de la rumeur du retour de Neuhoff, Saint Martin se dit prêt à tenir ses engagements et il envisage de se rendre en Corse, via la Sardaigne, au prétexte de remettre à leurs destinataires une trentaine de plis que la Fonseca a réceptionnés depuis un mois. Cette dernière, comble de l’ironie, accepterait même de financer le voyage. Saint Martin passerait par Livourne, et Bernabò pourrait recopier toutes ces missives avant de les recacheter soigneusement, et de conclure : Lorsque je seray en Corse je trouveray suremant les moyens d’executer ce que j’ay promis de faire dans le mémoire que j’ay donné à M. Grimaldi à Gênes, ainsi il n’y aura simplemant qu’à informer M. Mary (Le commissaire général génois à Bastia) de mon départ et de ma route comme je le feray moi mesme, vous assurant Monsieur qu’a quelque prix que ce puisse estre je suis resollu de réussir, ou périr pour mériter la bienveillance et la protection de la République ainsi que je m’y suis engagé au mois de janvier dernier34. Malgré son désir de se débarrasser de Théodore, la République va une fois encore temporiser par soucis d’économie, sans doute, mais plus encore parce qu’elle n’a qu’une confiance limitée dans les talents de Saint Martin. N’a-t-il pas été percé à jour par Théodore et les religieuses Fonseca comme en témoignent bien des correspondances qu’il transmet cachetées à Bernabò ? Aussi dans les mois qui suivent, l’action de l’espion français se résumera à continuer à détourner la correspondance des amis de Théodore, allant jusqu’à utiliser sa femme à cette fin. Il est vrai qu’au moment où l’annonce de l’arrivée du roi dans les eaux insulaires met tout ce petit monde en ébullition, le travail ne manque pas, et Saint Martin de transmettre pêle-mêle à Bernabò les lettres du capitaine Bigani et du baron Drost adressées à Angelica Cassandra Fonseca35, les réponses de cette dernière ainsi que sa missive à Lucas Boon 36, une lettre du consul de Hollande à Naples « qu’il faut faire mettre à la poste le soir même après l’avoir lue et recachetée37 », une autre de Bigani destinée au comte Fede, etc. Mais il se dit fort déçu du peu de considération que Gênes accorde à ses projets et Bernabò, qui n’a plus reçu aucune instruction à son sujet mais qui apprécie ses services, s’efforce de lui remonter le moral et recommande à ses supérieurs de ne pas l’abandonner car, un jour, on pourrait avoir besoin de ses services. 34. Ibidem. 35. Lettre de Bernabò à son gouvernement, Rome, le 27 septembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3001. 36. Ibidem. 37. Lettre de Saint Martin adressée « à Monsieur Bernabeau agent de la Sérénissime République de Gênes ». Sans date mais vraisemblablement du mois d’octobre 1738. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:303 14/12/2011 09:46:40 304 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Saint Martin va d’ailleurs bientôt revenir à la charge. À la mi-octobre, ayant appris par le comte Fedi que Théodore se trouve à Naples sur un navire hollandais, il insiste vivement pour avoir une réponse résolutoire concernant la mission dont il avait été chargé. En attendant, il se vante d’avoir réussi à convaincre Monsieur de Saint-Aignan, l’ambassadeur de France à Rome, de sa fidélité à la République38. Les autorités génoises, qui apparemment en sont moins sûres, semblent décidées à couper tout lien avec un homme si peu fiable et, en l’absence d’instructions, Bernabò ne sait plus comment se comporter envers son correspondant, ce qui ne l’empêche pas, le voyant dans le besoin, de lui « administrer quelque secours pour entretenir son zèle envers le service public39 ». Mais Saint Martin ne saurait se contenter de si peu et, dans un mémoire40, il revient à la charge, proposant de se rendre à Naples auprès de Théodore dont, prétend-il, il bénéficie de toute la confiance et où il sera à même de mettre à exécution ce qui avait été convenu à Gênes. Le bénéfice sera double, si la république se décide enfin à assurer les frais de l’expédition, car la religieuse Fonseca envisage de lui confier un gros paquet de lettres destinées au roi, lettres qu’il sera aisé de décacheter et de recopier avant son départ. Dans le cas contraire, les missives seront confiées à un tiers et échapperont donc aux services secrets génois. Il renouvellera une dernière fois sa proposition à la fin du mois de novembre quand parviendra à Rome l’annonce de l’élargissement de Théodore de la forteresse de Gaète41. Mais pas plus qu’auparavant, Gênes ne répondra aux sollicitations de Saint Martin qui continuera à jouer les utilités auprès de Bernabò, lui permettant en particulier de recopier les lettres que Théodore a adressées, comme nous l’avons vu, à Luca Ornano, à Colonna et à Balisone Teodorini42. Il essaye aussi de réintroduire auprès de Neuhoff un officier français, en disgrâce auprès du roi de France, le colonel de Coligny43, que le roi avait rencontré quelques mois auparavant à Cologne en même temps qu’un certain Monsieur de Champigny, autre chevalier d’aventure comme il y en eut tant dans la mouvance de Théodore. Mais désormais le bonhomme est grillé et il en a conscience, aussi essaye-t-il désespérément de se justifier aux yeux de Théodore et de le convaincre de son dévouement à sa cause : Bien que la calomnie ait su imprimer dans votre esprit une impression désavantageuse à mon égard, je ne peux vous sceller les sentiments de respect et de fidélité que, ma vie durant, j’ai éprouvé pour votre personne44… 38. Lettre de Bernabò à ses supérieurs, Rome, le 18 octobre 1739. Ibidem. 39. Lettre de Bernabò à ses supérieurs. Rome, le 1er novembre 1738. Ibidem. 40. Non daté mais joint à la lettre de Bernabò du 1er novembre 1738. 41. Lettre de Saint Martin aux autorités génoises, 27 novembre 1738. Ibidem. 42. Lettre de Bernabò, Rome, le 15 novembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 43. Ibidem. 44. Copie de la lettre de M. Saint Martin à Théodore en date du 7 novembre 1738. Traduite du français en italien et reproduite dans la langue originelle par nos soins. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:304 14/12/2011 09:46:40 305 ROME, NID D’ESPIONS Il précise enfin, pour lever tout soupçon sur l’origine de ses revenus, qu’il vit d’une petite pension accordée par Sa Sainteté après sa conversion à la foi catholique. Tout ceci en vain, car nous avons vu que depuis longtemps l’opinion du roi à son égard était faite et la lettre de soutien de la naïve Angelica Cassandra n’y changera rien. Par le même courrier, cette dernière vient en effet, vraisemblablement à sa demande, témoigner de sa confiance en Saint Martin. Bien que Votre Majesté m’ait toujours écrit de ne pas me fier à Monsieur Saint Martin je l’ai toujours trouvé très fidèle et fort affectionné à Votre Majesté et je ne trouve aucun de vos sujets Corses dont je puisse me fier comme je le fais de lui à qui je confie toutes mes lettres pour Naples Livourne et ailleurs… Profitant de son emprise sur la Fonseca, Saint Martin pourra donc continuer à espionner impunément les soutiens de Théodore, à Rome et ailleurs, et cela au moins jusqu’à la mort de la religieuse, fin mai 174045, après quoi nous perdons définitivement sa trace. Le baron Mathieu de Drost et autres chevaliers d’aventure Saint Martin ne fut que l’un des plus audacieux et des plus persévérants aventuriers qui à l’époque cherchèrent à faire fortune ou à glaner quelques pécunes dans le sillage de Théodore de Neuhoff et donc d’Angelica Cassandra Fonseca. Au mois de septembre 1737, Carlo Bernabò46 signale aux autorités génoises l’existence d’un certain baron Torett, un sujet de l’Électeur de Hanovre qui se dit parent de Neuhoff. Dans les premières années de la révolte de la Corse, Il se trouvait à Rome, mais il en fut chassé pour mauvaise conduite après que l’ambassadeur du Portugal eut fait annuler une patente royale obtenue auparavant à Lisbonne qui lui assurait l’immunité. Il erra depuis en divers points d’Italie et particulièrement à Venise et à Livourne où, étant bon joueur, il réussit à gagner plus de 4 000 Pezze (sans autre précision) mais sans doute de façon pas très régulière car il fut chassé de cette dernière ville et depuis se trouve à Gênes. Dans une lettre adressée à Rome à une femme de ses relations, il se vante de s’occuper de diverses affaires dont certaines concernent la Corse et il affirme vouloir agir de manière à ce que le monde entende parler de lui. Mettant ses projets à exécution, Torett se rendit à Naples au mois de décembre47, dans le but de s’aboucher avec 45. « Mentre scrivo mi giunge avviso d’esser morta la tanto rinomata, e notissima Monaca Fonseca corrispondente del Teodoro e suoi aderenti particolarmente del Capitano Bigani di Livorno di cui in varii tempi ô tenuto ragguagliato l’E.V. e V.V. S.S. Ill.me. » Lettre de Carlo Bernabò, à son gouvernement, Rome, le 28 mai 1740. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 46. Lettre de Carlo Bernabò, Rome le 14 septembre 1737. A.S.G. Archivio segreto, filza 3011. 47. Lettre de Bernabò, Rome le 28 décembre 1737. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:305 14/12/2011 09:46:40 306 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Théodore, mais n’ayant sans doute pas reçu un accueil conforme à ses attentes, il s’en revint à Gênes et l’on n’entendit plus jamais parler de lui. Apparition tout aussi éphémère que celle du baron Hoesthausen. Il arrive à Rome au printemps 1738 et se prétend lui aussi parent de Théodore. « Après avoir perdu ce qu’il possédait et s’être perdu lui-même48 » et se trouvant dans le plus grand besoin, il pria Monsieur Saint Martin de lui prêter quelque argent, ce à quoi ce dernier ne voulut consentir qu’avec la garantie de Madame Fonseca. Cette dernière l’accorda, ne sachant rien refuser aux amis et aux parents de Sa Majesté. Mal lui en prit, car une fois l’argent encaissé, le bonhomme disparut sans prendre congé et la religieuse se trouva dans l’obligation de rembourser Saint Martin. « Aujourd’hui on ne peut plus se fier à personne », conclut-elle, désabusée49. En fait, l’étalage de cette amertume est pour la Fonseca un moyen élégant de signifier au baron Drost la méfiance que son attitude présente lui inspire. Il s’est engagé à se rendre en Corse pour raviver les fidélités chancelantes des partisans du roi au moment où celui-ci reparaît en Méditerranée, mais depuis il temporise au prétexte de manquer d’argent pour organiser l’expédition et il cherche à en soutirer à la religieuse. Elle n’a pas pu lui donner satisfaction et elle a essayé, en vain, de faire appel à la générosité des banquiers Bookman & Evers, comme elle le confie à Bigani50. C’est à cause de cette contrariété et d’une indisposition qui l’a clouée au lit qu’elle n’a pas pu répondre à Mathieu de Drost. Elle demande à Bigani de bien vouloir le lui faire savoir, tout en ajoutant : J’aurais souhaité qu’il fût parti immédiatement pour le Royaume, n’ayant jamais pu trouver moi-même l’argent pour financer une expédition qui serait d’une telle importance parce que les belles manières et la douceur avec lesquelles les Français traitent les Corses, col miele sopra le labra, les entraînent tous vers eux. Elle lui reproche de temporiser car cette attitude est d’autant plus regrettable qu’il a entre les mains des lettres de Théodore destinées aux chefs corses qui lui ont été confiées par Nicolò Frediani, lequel, furieux de ce retard, en exige maintenant la restitution51. La bonne sœur s’inquiète de cette tension et craint que cela ne se termine par une rixe des plus regrettables52. Cependant Mathieu de Drost est un homme d’une tout autre dimension que les deux aventuriers que nous avons évoqués précédemment. D’abord, il est vraiment un cousin de Théodore et comme lui apparenté au baron de Drost, grand commandeur de l’ordre teutonique avec qui Angelica Cassandra Fonseca 48. Copie d’un billet de sœur Angelica Cassandra Fonseca adressé au baron de Drost à Livourne, le 3 mai 1738. Traduit du français. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 49. Ibidem. 50. Copie de la lettre écrite par la sœur Angelica Cassandra Fonseca en français, sous couvert de M. Saint Martin, au capitaine Bigani de Livourne, expédiée le 26 avril 1738. Fidèlement traduite (il faut lire du français en italien). A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 51. Ibidem. 52. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:306 14/12/2011 09:46:40 307 ROME, NID D’ESPIONS est également en relation et qu’elle nomme le grand prieur Drost53. « Il m’a écrit le samedi saint, dit-elle à Mathieu de Drost, et je ne lui ai pas encore répondu ne sachant quoi lui dire concernant votre personne, si ce n’est que vous êtes toujours à Livourne ! » En ce début du mois de mai 1738, Mathieu de Drost se décida finalement à faire le voyage en compagnie de l’ingénieur Dufour, autre ami fidèle de Théodore qui comme lui végétait à Livourne, mais, comme nous le verrons, l’accueil des chefs corses fut si hostile qu’ils ne tardèrent pas à se rembarquer. Bientôt la bonne sœur va s’inquiéter de son sort car aucune nouvelle de l’île ne filtre à Rome54. Fin juin on n’en sait guère plus. Drost, qui avait été un moment signalé à Piombino, a à nouveau disparu. A-t-il été rejoindre Théodore55 ? La religieuse se perd en conjectures et reproche à Bigani de ne plus répondre à ses lettres56. Elle est d’autant plus fébrile que maintenant le retour de Théodore se confirme. Lucas Boon a alerté le réseau livournais de Théodore et a également prévenu la Fonseca. Aussi, au début du mois de juillet, tout ce petit monde est en ébullition. Angelica Cassandra presse Bigani de faire immédiatement partir pour la Corse, sur un navire qu’ils ont affrété, Cristoforo Buongiorno, le sieur Brandone et Mathieu de Drost, reparu depuis peu à Livourne57. Ils connaissent bien le pays, dit-elle, et il serait bon qu’ils soient dans l’île au moment du retour du roi pour galvaniser les populations et sécuriser les endroits où il pourrait débarquer, tels Porto-Vecchio, Aleria et L’Île-Rousse. Bigani est également sollicité depuis Rome par Pietro Paolo Poggi qui lui reproche de trop perdre de temps à essayer de placer les gens ramenés de Corse par Mathieu de Drost, alors qu’il est urgent d’aider Giuseppe Costa, dont on sait les angoisses dans lesquelles vit sa famille, et le fils de Brandimarte Mari, l’un des vrais partisans de « l’Ami » qu’il connaît bien ainsi que son père58. Toujours depuis Rome, Pier Paolo se désole auprès de son oncle, le capitaine Agostino Poggi, de ne pouvoir se rendre immédiatement en Corse à cause d’une maladie si pernicieuse qu’il a cru une nuit passer de vie à trépas et dont il se remet mal. Il espère cependant pouvoir s’embarquer entre le 15 et le 20 juillet et arriver dans l’île avant le roi pour exécuter les ordres qu’il lui a fait parvenir avant son départ « d’Amsterdam pour l’Angleterre où il doit faire escale trois ou quatre jours avant de repartir pour aller où je suis né. Ainsi c’est une grande erreur de penser qu’il puisse être à Capoue et qu’il se rende 53. Billet en date du 3 mai, adressé à Mathieu de Drost, ibidem. 54. Copie de la lettre de sœur Angelica Cassandra Fonseca au capitaine Bigani de Livourne en date du 24 mai 1738. Ibidem. Cf., de même, la copie de la lettre de Saint Martin au dit Bigani en date du 17 mai. 55. Lettre de la Fonseca à Bigani interceptée par Carlo Bernabò qui en rend compte à ses supérieurs. Rome, le 5 juillet 1738. Ibidem. 56. Copie de la lettre de sœur Angelica Fonseca au capitaine Bigani de Livourne en date du 28 juin 1738. Ibidem. 57. Copie de la lettre de sœur Angelica Cassandra Fonseca au capitaine Bigani en date du 5 juillet 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 58. Copie de la lettre de Pietro Paolo Poggi à Bigani de Livourne, en date du 5 juillet 1738. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:307 14/12/2011 09:46:41 308 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE à Naples, à la Cour59. » Effectivement les bruits les plus fous circulent alors à Rome et à Naples concernant les intentions de Théodore, fruits de l’imagination de ses partisans et de la désinformation des Génois. Pour l’encourager à suivre l’exemple de Poggi, Angelica Cassandra Fonseca fait parvenir à la fin juillet une dizaine d’écus à Drost en s’excusant de ne pouvoir en faire davantage, car « bien que le roi ait envoyé l’argent nécessaire, les malheureux Corses manquent de tout et l’essentiel doit leur être consacré60 ». Mais à cette date Mathieu de Drost et l’ingénieur Dufour sont sans doute déjà en prison61 où les a fait jeter le général baron de Wachtendonck à la demande du marquis Paolo Maria Rivarola, le gouverneur de Corse, qui apparemment n’a guère apprécié leur récente intrusion dans l’île62. Depuis qu’il est en prison, une autre accusation, bien plus grave, pèse sur Drost. Ancien officier des armées impériales, il est maintenant suspecté de désertion et Wachtendonck a demandé un complément d’information à ce sujet à Vienne. Dans une supplique adressée à la dame Fonseca63 par l’intermédiaire de Madame Saint Martin, Drost s’en défend et, pour se justifier auprès d’elle, il joint à sa lettre une copie du congé qu’on lui accorda avant son départ, après avoir obtenu ses passeports avec l’aval de son souverain ainsi qu’une licence délivrée par son général ; tous ces documents, dit-il, étant maintenant entre les mains du général Wachtendonck. Il ne s’est donc pas échappé et a encore moins déserté, aussi adjure-t-il la religieuse de lui consentir une avance de 100 ruspi64 en attendant que parvienne de Vienne la preuve de son intégrité, car tous ses avoirs ont été saisis et sont entre les mains de l’auditeur général et il se retrouve sans un sou65. Une fois libéré, il envisage de quitter définitivement Livourne et d’aller s’installer à Rome pour se mettre à l’abri des Génois. La réponse ne se fait pas attendre, c’est une fin de non-recevoir ferme et définitive : Mon cher Baron, écrit la religieuse, vous me demandez 100 ruspi, encore faudrait-il que je les ai et je n’en dispose pas, et pour vous être plus rapidement utile, j’ai joué 59.Copie de la lettre de Pietro Paolo Poggi au Capitano Agostino Poggi in Livorno, en date du 5 juillet 1738. Ibidem. 60. Copie de l a lettre écrite par sœur Angelica Cassandra Fonseca au baron de Drost sous couvert du capitaine Bigani, en date du 26 juillet 1738. 61. Copie de la lettre de sœur Angelica Cassandra Fonseca adressée au capitaine Bigani sous couvert des sieurs Bookman et Evers, négociants à Livourne, en date du 13 septembre 1738. « Mi dispiasce assai del Baron de Drost che continua a stare in Fortezza sin tanto che vengano lettere di Vienna. » 62. Au mois de novembre 1737, Paolo Maria Rivarola avait déjà obtenu de Wachtendonck, que Poggi, Colonna et Dufour soient chassés de Livourne. Il semblerait donc que les autorités autrichiennes soient plus complaisantes à l’égard de Gênes que ne le fut le dernier des Médicis. Lettre du général commandant de Wachtendonck à M. le marquis de Rivarola, Livourne, le 17 septembre 1737. A.S.G., Archivio segreto, filza 2030. 63. Copie de la lettre du baron Mathieu de Drost à la religieuse Fonseca, le 16 septembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 64. Le ruspo était une monnaie de compte toscane qui équivalait au tiers du ruspone, lequel pouvait être d’or ou d’argent. Le ruspone d’argent valait un demi écu soit 2 lires. 65. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:308 14/12/2011 09:46:41 309 ROME, NID D’ESPIONS beaucoup d’argent au tirage de la loterie (Terno) de ce matin, mais en vain, patience ! Vous m’écrivez que lorsque vous sortirez de la forteresse, vous pensez venir à Rome, réfléchissez-y bien car ici autant que là-bas il y a beaucoup de Génois qui se dépensent sans compter pour espionner tous ceux du parti de Théodore qui arrivent de Livourne et ceux qui viennent me voir sont plus particulièrement surveillés66. Drost n’ira donc pas à Rome. À sa libération au début du mois de novembre, sans le sou, il trouvera refuge sur un navire hollandais mouillé en rade de Livourne. Bigani lui fera dire à diverses reprises de se rendre à Naples et il répondra toujours qu’il ne peut le faire sans argent. « J’en dirai seulement que ce n’est point un homme à qui l’on peut faire confiance parce qu’il parle trop facilement de ce qu’il devrait taire, tous mes maux viennent de lui », conclut Bigani qui lui en veut67. En réalité, si Mathieu de Drost est sans doute un homme léger, à la moralité douteuse, il ne manque ni de courage ni de panache et il le prouvera bientôt dans les montagnes corses aux côtés de son cousin Frédéric de Neuhoff. La fin de d’été 1738 ne sera guère plus clémente pour Rainero Bigani. Le 7 septembre, il a vu débarquer chez lui, en pleine nuit, le greffier du tribunal, le barigel et un lieutenant escorté de quatre soldats qui ont procédé à une perquisition et à la saisie de tous ses papiers. Selon ses dires, ils n’ont rien trouvé d’important, mais cet arrêt et ce déplacement de justice ont épouvanté sa femme qui depuis est tombée malade, lui-même souffre de vertiges fréquents et s’attend au pire car Wachtendonck lui a adressé de très sévères remontrances. D’après lui, tous ces désagréments sont dus au retour à Livourne de Mathieu de Drost à qui l’on reproche d’être allé en Corse. Se sentant plus étroitement surveillé que jamais, il demande à la Fonseca de ne plus lui écrire que par l’intermédiaire du beau-frère du comte Fedi, le chevalier Speroni68. Mais Bigani n’est pas au bout de ses peines, il sera bientôt suspendu jusqu’à nouvel ordre de sa charge de directeur du bagne. En plein désarroi, il en rend responsable Mathieu de Drost qui aurait été trop bavard et il supplie Angelica Cassandra de demander à l’ambassadeur de l’ordre de Malte à Rome d’intervenir en sa faveur auprès du général de Wachtendonck et de la régence69. Pour amadouer la religieuse, il affirme partager sa méfiance envers les Corses, gens « envieux, jamais satisfaits, toujours de mauvaise foi, à un point tel que je suis fatigué de les voir et de les fréquenter. Quand l’Ami aura tout réglé, chacun se précipitera pour lui manger dans la main, il ne faudra alors rien accorder à de tels individus70. » Il s’acharne en particulier contre Erasmo Orticoni et « l’indigne » Don Gregorio Salvini, soupçonnés de jouer désormais la carte française et il revient sciemment à la 66. Copie de la lettre de la religieuse Fonseca, traduite du français et reproduite dans cette langue par nos soins, adressée au baron de Drost, le 23 septembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 67. Copie de la lettre du capitaine Bigani à la religieuse Fonseca, le 3 novembre1738. Ibidem. 68. Copie de la lettre du capitaine Bigani à la religieuse Fonseca, Livourne, le 16 septembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 69. Copie de la lettre du capitaine Bigani à la religieuse Fonseca, Livourne, le 20 octobre 1738. Ibidem. 70. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:309 14/12/2011 09:46:41 310 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE charge, sachant bien que la religieuse déteste ce dernier qui l’a snobée durant son séjour romain71. Bien des membres de cet aréopage, qui autour de la religieuse Fonseca se prétendent unis dans une même dévotion au roi et à la patrie, s’observent, se jalousent, se détestent et se déchirent quand ils ne trahissent pas tout simplement la cause royale. Tel Saint Martin ou encore Sauveur Ginestra, le fils du lieutenant Pier Simone Ginestra en garnison à Gaète, qui au terme d’une longue marche à pied de Turin à Paris, « qui m’a tellement offensé les nerfs de la jambe gauche que je suis hors d’état de marcher », vient offrir au cardinal de Fleury et ses services et des lettres écrites par un secrétaire de Théodore de ses amis ou par son père au consul de Hollande à Naples qui sont d’après lui susceptibles de dévoiler les projets de Théodore. Originaires d’Oletta, dans le Nebbio, les Ginestra sont de gros propriétaires fonciers dans cette région ainsi qu’à Bastia où ils possèdent de nombreux immeubles. Pier Simone, avocat de formation, a joué un rôle important dans les premières révoltes de l’île, ce qui l’avait condamné à l’exil ainsi que son fils Salvatore, compromis, lui, dans une affaire de vendetta. Pier Simone avait épousé en 1688, Vittoria Frediani, descendante de Charles Frediani, colonel au service de la France, sous le règne de Louis XIV72. Cette alliance a sans doute influé sur le positionnement présent des Ginestra, tout comme leur cousinage avec Domenico Rivarola qui, comme nous le verrons, commence à jouer un jeu très personnel. 71. Copie de la lettre écrite par le capitaine Bigani de Livourne à la religieuse Fonseca, le 3 novembre 1738. Ibidem. 72. Ange Rovere, Ginestra, la famille, in Dictionnaire historique de la Corse (sous la dir. de A. L. Serpentini), éditions Albiana, Ajaccio, 2006, p. 449. Theodore_intok_cs3.indd Sec22:310 14/12/2011 09:46:41 CHAPITRE 23 L’échec du comte de Boissieux En application des accords signés à Fontainebleau le 10 novembre 1737, le corps expéditionnaire français, fort de 3 000 hommes placés sous le commandement du général comte Louis de Frétat de Boissieux, retenu longtemps à Antibes par des vents contraires, débarque finalement à Bastia le 9 février 17381 après une traversée beaucoup moins paisible que ne le laisse entendre l’apothicaire Louis-Armand de Jaussin2, selon lequel, l’escadre aurait quitté le port d’Antibes le 1er février. Le commissaire général Giovan Battista Mari Les deux galères faisant escorte au marquis Giovan Battista de Mari, le nouveau commissaire général de Gênes à Bastia, avaient relâché à Livourne le 4 janvier 1738 et repris la mer après avoir embarqué une partie de l’état-major français chargé de préparer dans l’île le débarquement du corps expéditionnaire, à savoir le commissaire des guerres du département de Toulon, les aides majors des cinq régiments devant intervenir en Corse et le responsable de l’approvisionnement. Le marquis Giovan Battista Mari est une vieille connaissance de Pignon. D’après ce dernier, c’est un homme d’honneur et un diplomate chevronné ayant représenté avec succès pendant onze années la République en diverses cours d’Europe et qui « ne se voit qu’à regret chargé de la commission qu’elle vient de lui donner3 ». L’envoyé extraordinaire français à Livourne vient d’avoir un long entretien avec lui et est assez inquiet quant à la politique que le marquis entend 1 . Rapport du comte de Boissieux en date du 15 février, depuis Bastia : « J’arrivai ici le neuf comme j’ai eu l’honneur de vous en mander lors de mon débarquement à S. Florent… » in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse pendant les années 1737-1739, recueillis et publiés par M. l’abbé Letteron, in B.S.S.H.N.C. Bastia, 1983, p. 127. 2. Louis-Armand de Jaussin, Mémoires historiques, militaires et politiques sur les principaux événements arrivés dans l’îsle et le royaume de Corse depuis le commencement de l’année1738 jusqu’à la fin de l’année1741, Lausanne, 1758 ,t. 1, p. 18-21. 3. Lettre de Pignon à Amelot, Livourne, le 7 janvier 1738, in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse…, op. cit., p. 91-94. Theodore_intok_cs3.indd Sec23:311 14/12/2011 09:46:41 312 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE mener dans l’île. Il s’en ouvre à Amelot : « il croit, dit-il, que sa réputation souffrira, s’il ne fait rien d’extraordinaire dans cette occasion. Ainsi par vanité, il s’opposera à toutes les voies de la conciliation, comme ses prédécesseurs s’y sont opposés par avarice4. » En fait, le nouveau commissaire général, comme la majeure partie de ses mandants, est persuadé qu’il faut profiter de l’appui des troupes françaises pour frapper un grand coup et réduire définitivement les rebelles par la force et la terreur. L’intention de la République, confie-t-il à Pignon, est de débarquer des troupes à Calvi et de pénétrer en Balagne et « d’enlever aux habitants vingtquatre mille barils d’huile pour se dédommager en partie des dépenses que cette guerre lui a occasionnées, d’user de la dernière sévérité envers les prisonniers, de brûler tous les bourgs et villages qu’on prendrait et de sommer ces peuples de se soumettre à la merci de la République en livrant leurs chefs et leurs armes, sous peine de voir couper leurs oliviers et leurs amandiers qui font toutes leurs richesses5. » Pignon, après avoir fait valoir diplomatiquement à son interlocuteur les difficultés d’une telle entreprise, s’empresse d’informer le général de Boissieux des intentions du commissaire général. Il rappelle aussi à Amelot, avec prière de bien vouloir transmettre au commandant en chef français dans l’île, la teneur de la conversation qu’il a eue récemment à Livourne avec le commandant des troupes impériales en Toscane, le général baron Herman Arnold de Wachtendonck. Ce dernier, qui avait commandé le premier corps expéditionnaire allemand envoyé en Corse en 1731, lui a dit se reprocher « encore aujourd’hui la complaisance qu’il eut en ce temps-là. Il prit à la vérité quelques villages, il exerça toute la sévérité que les Génois exigèrent de lui, il lui en coûta la moitié de sa troupe et d’une seconde qui lui fut envoyée au nombre de 2 000 hommes. Les Corses n’en devinrent que plus obstinés et plus furieux6 ». Le général de Wachtendonck pense donc qu’il serait fort imprudent de faire la moindre tentative sans cavalerie ou sans hussards, troupes fort adaptées au combat dans l’intérieur de l’île et dont le général français ne dispose pas. Or, Boissieux est un officier expérimenté, pondéré et prudent, qui, lorsqu’il a été nommé commandant en chef du corps expéditionnaire, a reçu pour instructions de réserver un accueil bienveillant aux insurgés qui manifesteraient le désir de venir à composition. « Il doit alors leur faire entendre que le Roi n’a pas le dessein de les opprimer, mais que, pour être écoutés, il faut que, préliminairement à tout, ils déclarent qu’ils sont résolus à se soumettre à leur légitime souverain, et que, remettant leur sort entre les mains de Sa Majesté, ils doivent 4. Ibidem. 5. Ibidem, p. 92. 6. Lettre de Pignon à Amelot, Livourne, le 7 janvier 1738, in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse, Livourne, le 24 janvier1738, op. cit., p. 106. Theodore_intok_cs3.indd Sec23:312 14/12/2011 09:46:41 313 L’ÉCHEC DU COMTE DE BOISSIEUX s’attendre à être traités avec équité et bonté dans l’accommodement dont Sa Majesté reste garant7. » Donc le moins que l’on puisse dire c’est que, dès le départ, les relations entre les deux hommes qui vont se partager le pouvoir en Corse, l’un au plan militaire et l’autre au plan administratif, s’annoncent difficiles. Une collaboration problématique À peine installé à Bastia, Mari fait part à Pignon, son « Padrone ed amico reverendissimo8 », de ses divergences avec Boissieux. Il déplore que le général français s’obstine à vouloir réduire la révolte par la négociation et la compréhension, sans que soient punis les révoltés et indemnisés de leurs pertes ceux qui se sont opposés à eux, alors qu’une vigoureuse action militaire réduirait facilement à l’obéissance une île affaiblie et discréditerait pour longtemps des chefs désunis et rivaux. Pêle-mêle, Mari laisse entendre à Pignon qu’il n’est pas dupe des menées souterraines de la diplomatie française et dénonce les agissements d’Anton Francesco D’Angelo, le vice-consul de France à Bastia, qui sert d’intermédiaire entre Erasmo Orticoni et Don Gregorio Salvini, comme en témoignent les lettres qu’il vient de saisir. D’Angelo, d’après lui, a toujours été et continue d’être d’intelligence avec les rebelles, et « sous le manteau du consulat, il sert de relais et d’instrument à leurs manigances comme je vous l’assurai à Livourne9 ». En butte à l’hostilité ouverte du commissaire général génois, Anton Francesco D’Angelo se dit fort inquiet et réclame du ministère un brevet garantissant la protection du roi pour lui, son fils et ses biens faute de quoi il sera obligé de se réfugier à Livourne avec toute sa famille après le départ des troupes françaises 10. Le ton est donné et le comte de Boissieux ne sera pas en reste. Dès son arrivée à Saint-Florent, il rejette catégoriquement les sollicitations du marquis Mari visant à détacher 800 hommes pour aller enlever les huiles de Balagne, et, parvenu à Bastia, il n’est guère plus coopératif lorsque le commissaire général lui propose de razzier une grande partie des bestiaux qui pacagent dans les plaines avoisinantes. Les divergences entre les deux hommes sont aussi irréductibles en ce qui concerne les contacts à établir avec les chefs rebelles et Boissieux de se dire convaincu « que la plus grande partie du Sénat ne désire point la fin des troubles de cette île, et travaille, comme vous le voyez, à rendre infructueux les 7. « Instructions pour le comte de Boissieux, Fait à Versailles, ce huitième décembre 1737, signé : Louis », in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse… op. cit., p. 73-76. 8. Lettre du marquis de Mari à Pignon, Bastia, le 12 février 1738, in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse pendant les années 1737-1739, recueillis et publiés par M. l’abbé Letteron, op. cit., p. 119-126. 9. Ibidem, p. 125. 10. Lettre d’Anton Francesco D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 21 février 1738. Paris A.N., série AE-B1199. 2 Theodore_intok_cs3.indd Sec23:313 14/12/2011 09:46:41 314 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE secours et la médiation que le roi a bien voulu leur accorder, et de là, les difficultés qu’on prépare à l’exécution de ma commission11 ». Aussi dès l’arrivée des Français à Bastia, les vexations se multiplièrent. Alors qu’en application de la convention de Fontainebleau, les Génois auraient dû assurer de façon convenable le logement des troupes françaises, même les officiers furent installés dans les « cloaques les plus infâmes », rendus encore moins accueillants par les déprédations préméditées pratiquées par les Génois qui allèrent jusqu’à enlever les serrures du logement affecté au général de Boissieux, lequel dut se résoudre à en réclamer deux autres à Mari pour sa chambre12. Boissieux, Mari, Pignon et les rebelles : des négociations mal engagées Dans les semaines et les mois qui suivirent, la grande affaire pour Boissieux fut de convaincre les rebelles d’envoyer à Bastia des députés munis des pouvoirs de toutes les pièves de l’île, les autorisant à déposer les armes et à aller vers la signature d’un accord de pacification qui, sur la base de la convention de Fontainebleau du 10 novembre 1737, prendrait en compte une grande partie de leurs revendications. Le marquis Mari, partisan de la manière forte, n’eut de cesse, bien sûr, de contrer ce projet en menaçant les Corses des pires représailles et en contrariant les communications entre Bastia et l’intérieur des terres. Cela fit que les rebelles qui, bien que n’ayant pas voulu consentir à la suspension d’armes de vingt jours demandée par le marquis de Rivarola arrivé à la fin de son mandat, s’étaient cependant engagés à fournir aux troupes françaises les vivres dont elles auraient besoin à leur arrivée dans l’île, ne purent ou ne voulurent plus tenir leurs engagements13. Les tractations entre ceux-ci et Boissieux passèrent principalement par l’entremise d’Anton Francesco D’Angelo, le vice-consul de France à Bastia, ce qui, bien sûr, ajouta encore à l’ire du commissaire général génois. De février à mars 1738, Erasmo Orticoni14 et les généraux Giacinto Paoli et Don Luigi Giafferi adressèrent plusieurs correspondances à D’Angelo. Il y était à la fois question de l’attachement des rebelles à la monarchie française qui allait 11. Rapport du comte de Boissieux (au ministre de tutelle ?), Bastia, le 15 février1738, in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse... op. cit., p. 127-130. 12. Lettre de Boissieux à Campredon, Bastia, le 27 février 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, vol. 1. 13. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 17 janvier 1738, Paris A. N, série AE-B1-199.2. 14. Lettera del Canonico Orticoni scritta al console, Casinca li 19 febraio 1738 et Lettera scritta al Console dal canonico Orticoni, Casinca 26 febraio 1738. Deux autres lettres, également expédiées de Casinca, sont adressées par Orticoni à D’Angelo les 3 et 6 mars 1738. Toutes témoignent de l’adhésion d’Orticoni à la politique d’ouverture initiée par Boissieux. Paris A. N., série AE-B1-199.2. Theodore_intok_cs3.indd Sec23:314 14/12/2011 09:46:41 315 L’ÉCHEC DU COMTE DE BOISSIEUX les libérer du joug des Génois15…, des exactions encore commises par ceux-ci16 et des négociations engagées avec Boissieux en vue de la venue de leurs députés à Bastia17 munis des procurations nécessaires. Malgré les provocations réitérées des Génois, qui « continuent leurs violences18 » alors que « les rebelles sont fort tranquilles19 », les députés corses élus, en l’occurrence le chanoine Orticoni et le docteur Jean-Pierre Gaffori, rejoignirent Bastia où le général de Boissieux avait pris les précautions nécessaires pour assurer leur sécurité, précise D’Angelo, qui toutefois ajoute : « Il est certain que ce sera malgré eux qu’ils se soumettront aux Génois, cependant ils boiront ce calice quelque amer qu’il soit puisque c’est la volonté du Roy20. » Et le vice-consul de nous relater les premiers pas des deux députés dans la ville ennemie : Le chanoine Orticoni ayant dit la messe le 29 mars au matin se rendit avec le docteur Gaffori au Palais de M. de Boissieux ; le chanoine était en habit court, et le docteur en habit galonné d’argent, ils étaient escortés par quatre soldats et un sergent. Après avoir resté quelque tems enfermés avec M. de Boissieux, ils ont été reconduits à leur demeure, il y a eu depuis ce jour plusieurs conférences à l’une desquelles M. Pignon a assisté. M. de Boissieux les a traités tous les jours splendidement21. Le commissaire général est d’autant plus exaspéré que Boissieux a aussi obtenu des rebelles la remise de six otages. Ceux du Deçà-des-Monts ont été désignés lors d’une assemblée tenue à Corte début juillet. Il s’agit de Tommaso Giuliani de Muro, d’Antonio Buttafoco, de Casinca, d’Alerio Francesco Matra et de Filippo Maria Costa de Moriani22. Pour le Deçà-des-Monts seront finalement nommés Antonio Colonna d’Istria et Antonio Gallone d’Olmeto23. Tous seront transférés à Toulon le 16 août 1738. D’Angelo ajoute que le marquis Mari « voit avec chagrin ce qui se passe entre M. de Boissieux et les députés, il voudrait que le tout tourne à la tragédie24 ». À vrai dire, le commissaire général 15. Lettera scritta al console di Francia dalli Capi Giacinto de Paoli & Don Luiggi Giafferi, Sant’Antone di Ampugnani, 12 febraio 1738 Paris, A.N., série AE-B1-199.2 16. « La rapresaglia che hanno fatto i Genovesi d’animali è ragazzi in parte ci hà ingombrato di non poco stupore, che abino auto tant ardire di usar tante ostilità, in faccia delle formidabili armi di francia » et d’ajouter « Poveri noi se ricadessimo sotto il loro duro dominio ch’ Dio delle Misericordie, e la provida Pietà del R. Cristiani.mo Nostro Sig.re, ce ne tenga lontani, per non perderci nell’abisio, di una si deplorabile miseria ». In Copia di lettera scritta al console d’Angelo dalli Capi Giacinto de Paoli & D. Luiggi Giafferi, Convento di Casinca li 11 marzo 1738. Paris, A. N., série AE-B1-199.2. » 17. Il s’agit du chanoine Erasmo Orticoni et du docteur Jean-Pierre Gaffori. In Copia di lettera scritta al console d’Angelo dalli Capi Giacinto de Paoli & D. Luiggi Giafferi, Convento di Casinca li 16 marzo 1738 ». Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 18. Lettre de D’Angelo au ministère, Bastia, le 19 mars 1738. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 19. Ibidem. 20. Lettre de D’Angelo au ministère, Bastia, le 5 avril 1738. Paris, A. N, série AE-B1-199.2. 21. Traduction par le ministère de la lettre adressée par D’Angelo à Paris, depuis Bastia, le 5 avril 1738. Paris; A.N., série AE-B1-199.2. 22. Lettre d’Anton Francesco D’Angelo à Maurepas, Bastia, le12 juillet 1738. Paris, A.N., série AE-B1199.1. 23. Ibidem. Lettre du 16 août 1738. 24. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec23:315 14/12/2011 09:46:41 316 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE n’a pas perdu espoir de voir tout cela mal se terminer, car bien des procurations, dont celles des pièves du Delà-des-Monts, ne sont pas encore parvenues dans la capitale insulaire. L’accord définitif butant, selon D’Angelo, sur le fait que les Corses révoltés appréhendent de revenir sous la sujétion génoise et qu’en outre les Corses du Sud sont eux davantage soumis à l’autorité de la République. Mari mise aussi sur l’action équivoque d’Ignazio Arrighi qui, furieux de ne pas avoir été convoqué à la consulte où furent élus les députés, s’emploierait à ramener à l’obéissance certaines pièves qui n’avaient pas cautionné l’acte de soumission, tout en assurant Boissieux de son dévouement25. Le double jeu d’Ignazio Arrighi, semble d’autant plus évident que son principal relais à Bastia est le chef du clan cortenais, pro-génois, des Adriani qui avaient été chassés de la ville et avaient dû se réfugier à Bastia en 1734. Gaffori et Orticoni, plus qu’indisposés par l’intrusion dans le jeu politique de leur ennemi juré, décident finalement de se retirer en Casinca pour y attendre le résultat de toutes ces menées qui portent atteinte à une unité nationale déjà fort ébranlée, et que semblent cautionner non seulement Mari mais aussi Pignon. L’alignement sans nuances de ce dernier sur les positions du commissaire génois va d’ailleurs contribuer à dégrader complètement ses relations avec le comte de Boissieux qui va finir par obtenir son rappel26. Mais il en est désormais fini des espoirs du commandant en chef français de parvenir par son seul truchement à un accord local entre les Génois et les rebelles. Ceux-ci, avec son aval et par l’intermédiaire de leurs députés élus, Erasmo Orticoni et Jean-Pierre Gaffori, vont en désespoir de cause s’adresser directement au cardinal Fleury27 puis au roi28 pour leur exposer la longue liste de leurs griefs à l’égard de la République, et leur transmettre leurs revendications en douze points29, favorablement commentées par Boissieux et susceptibles de servir de base à un accord de pacification. La réponse de Fleury à Paoli et Giafferi ne se fera pas attendre, mettant fin à leurs espoirs. Le 6 juin 1738, le cardinal ministre pose comme préambule à toute négociation le postulat suivant : Vous êtes nés sujets de la République de Gênes, et ils sont vos maîtres légitimes. Il ne s’agit point d’aller fouiller dans des temps reculés la constitution primitive de votre 25. Parte di lettera scritta à Serenissimi Collegi dall’Illustrissimo Commissario generale della Bastia sotto li 3 maggio 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3010. 26. « Telle satisfaction qu’on puisse avoir des soins que vous vous êtes donnés jusqu’à présent, ce qui s’est passé en dernier lieu fait connaître que votre présence n’est plus utile en Corse… », Lettre d’Amelot à Pignon, Versailles, le 13 mai 1738 in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse... op. cit., p. 200. 27. Traduction de la lettre des députés à Son Éminence le Cardinal Fleury, Bastia, le 15 mai 1738 signée Erasmo Orticoni et Giovan Pietro Gaffori, in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse... op. cit., p. 204-205. Le 5 mai, depuis Livourne, Don Gregorio Salvini s’était adressé à peu près dans les mêmes termes au cardinal Fleury. Ibidem, p. 191-192. 28. Traduction des griefs des Corses (jointe à la lettre de M. de Boissieux du 18 mai 1738), in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse... op. cit., p. 225-260. 29. Traduction des demandes des Corses avec apostilles de M. de Boissieux sur les demandes (jointe à une lettre de M. de Boissieux du 18 mai 1738). Ibidem, p. 21-224. Theodore_intok_cs3.indd Sec23:316 14/12/2011 09:46:41 317 L’ÉCHEC DU COMTE DE BOISSIEUX pays, et il suffit que les Génois en soient reconnus depuis des siècles paisibles possesseurs, pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine souverain de la Corse.. On ne saurait être plus clair, et le cardinal, en fin politique qu’il est, d’ajouter cyniquement : Sa Majesté n’hésite pas à vous promettre, au nom de la République dont les intentions remplies de bonté pour ses sujets lui sont connues, qu’elle est prête à vous rendre justice sur les griefs légitimes que vous lui présenterez et qu’elle ne pense qu’à établir parmi vous une paix solide et fondée sur la sûreté de vos personnes et de vos biens30. Désormais les rebelles sont convaincus qu’ils ne doivent plus compter que sur leurs seules forces et leur jeu consistera à louvoyer le plus longtemps possible pour ne pas entrer en lutte ouverte contre les forces franco-ligures stationnées dans l’île. Les négociations se poursuivront donc mollement pendant tout l’été, contrariées à la fois par les dissensions de plus en plus affichées entre Boissieux et Mari31 – toujours soutenu par Pignon, lequel ne quittera l’île que le 30 mai 1738 et continuera à desservir le commandant français et la cause des rebelles une fois de retour à Versailles32 – et par la nouvelle intrusion de Théodore dans le jeu insulaire, sur laquelle nous reviendrons longuement. En fait, le règlement définitif des affaires de Corse se négociera à Versailles, par-dessus la tête des rebelles, entre le Cabinet Fleury et l’envoyé extraordinaire de Gênes, le marquis Giovan Francesco Brignole Sale. Le 6 octobre 173833, il fut convenu que le marquis Brignole Sale remettrait un projet d’édit pour la pacification de l’île, lequel obtiendrait aussitôt la garantie du roi et de l’empereur (ce sera chose faite le 18 octobre) ; une copie de cet édit ou règlement serait ensuite envoyée au comte de Boissieux, avec ordre de n’ouvrir la missive qu’en présence du marquis Mari et après s’être assuré des conditions favorables à son application, dont la principale était le départ de Théodore. Le règlement ne sera finalement lu que le 15 novembre 173834 aux députés corses et publié en grande 30. Le Cardinal Fleury aux SS. Erasmo Orticoni e Gio. Pietro Gaffori, le 6 juin 1738. In Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse... op. cit., p. 264-266. 31. En fait, tout devient prétexte à affrontement entre les deux hommes. Ainsi, au mois de juin 1738, Boissieux ayant fait arrêter un de ses domestiques, d’origine bastiaise, qui lui avait dérobé des effets personnels, le marquis Mari intervient auprès de D’Angervilliers pour en avoir la garde et il obtient satisfaction. Lettre de D’Angervilliers à Gio. Francesco Brignole Sale, Angervilliers, le 24 juin 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 32. Ainsi, le marquis Gio Francesco Brignole Sale, envoyé de Gênes à Versailles, relate que le cardinal Fleury lui a confié que Pignon l’a prévenu contre la mauvaise foi des rebelles et qu’il s’est livré par la même occasion à un éloge de ce dernier en qui il voit un expert et un homme bien informé. Lettre de Brignole Sale au Sénat, Paris, le 30 juin 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 33. Résultat de la conférence tenue aujourd’hui, 6 octobre 1738, sur les affaires de Corse, ibidem, p. 271-272. 34. Selon le Manifesto di Giacinto Paoli, ed D. Luigi Giafferi Governatori, e capitani generali de’ sollevati del Regno di Corsica, intorno al trattato avuto co’Francesi. imprimé à Pavie, Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, 1. Seulement le 18 novembre, selon le « Mémoire contenant ce qui s’est passé en 1738, après l’envoi de l’édit concernant les Corse », in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse... op. cit., p. 293-296. Theodore_intok_cs3.indd Sec23:317 14/12/2011 09:46:41 318 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE cérémonie le 19 dans Bastia. Il prévoyait un certain nombre de concessions de la part de Gênes – fort en retrait par rapport aux requêtes formulées par les rebelles en juillet à la consulte de Casinca – dont la divulgation était soumise à la soumission préalable des rebelles et à la remise de leurs armes. Dans les premiers temps, Boissieux semble pourtant se féliciter de l’accueil reçu par l’édit dans les communautés de l’intérieur, dont certains députés vinrent à Bastia faire acte de soumission, mais il dut vite déchanter, car l’exigence de désarmement général suscita rapidement de vives résistances. Borgo et la déconvenue du général de Boissieux Aussi, pour accélérer l’application de ce point principal du règlement de pacification, Boissieux crut bon de faire occuper le village de Borgo35 par un détachement de 400 hommes. Cette mesure mit le feu aux poudres. Le 12 décembre 1738, les rebelles descendus des montagnes sous les ordres du bouillant Jean-Jacques Ambrosi, dit Castineta, attaquèrent les troupes françaises et les assiégèrent dans le village. Cet épisode, peu glorieux pour les armes françaises, et en définitive mal connu, a fait l’objet d’un rapport anonyme36 qui cible les responsabilités du commandant en chef et nous permet de préciser le contexte. C’était, dit son auteur, se fier bien aveuglément à la bonne foi des députés et des chefs rebelles que de poster ces 400 hommes à 15 milles de Bastia dans un endroit dont les gens du pays pouvaient fermer toutes les avenues et de les laisser partir n’ayant de la poudre que pour vingt coups et du pain pour cinq jours en y comprenant le jour du départ et celui du retour. Le fait est que le détachement, assiégé par les hommes de Castineta, vint à manquer rapidement de munitions et d’eau et ne dut son salut qu’au renfort de quatre compagnies de grenadiers envoyées en toute hâte par Boissieux, lequel s’en vint camper non loin de là avec le gros de ses troupes, et à l’action des supplétifs corses qui, occupant les défilés, protégèrent jusqu’à Bastia la retraite des troupes françaises harcelées par les rebelles « qui ne manquèrent pas de l’accompagner (Boissieux) durant près d’une lieue à coups de fusils37 ». Les Français déplorèrent « environ 20 morts et blessés dans cette action parmi lesquels on compte 3 lieutenants38 ». Et l’auteur anonyme de conclure : « Si 35. Mémoire contenant ce qui s’est passé en 1738…, op. cit., p. 295. Borgo et Lucciana d’après le Manifesto, op. cit., p. 326. 36. Rapport adressé à Versailles et émanant d’un officier supérieur de l’état-major de Boissieux, qui avait plus particulièrement sous son commandement les supplétifs corses. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. Le rapport précise, entre autres, que le détachement expédié à Borgo était sous les ordres d’un officier expérimenté, le commandant de La Romagère. 37. Ibidem. 38. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec23:318 14/12/2011 09:46:42 319 L’ÉCHEC DU COMTE DE BOISSIEUX Monsieur de Boissieux avait suivi vos conseils, et les miens, il ne se trouverait pas aujourd’hui dans l’embarras où il est et dans moins de deux mois il aurait terminé cette affaire à la gloire du Roi et à l’avantage de la République. Il faut prendre patience et recommander le tout à Dieu. » Les Corses de l’extérieur, particulièrement ceux qui étaient installés à Naples, grossirent exagérément l’importance de cette victoire et en accordèrent tout le mérite à leur roi : Notre général, habillé à la turque marchait toujours en avant et l’on entendait continuellement des cris d’allégresse et : Vive notre général et le roi d’Espagne […] Nous sommes dans ces environs dans l’attente une seconde fois des Français, qui nous on paru des hommes des bois à la façon dont ils ont été étrillés, quoiqu’ils eussent l’avantage du terrain39. Remarquons cependant que cette relation ampoulée suggère seulement la présence de Théodore à Borgo, son nom n’est jamais cité, et pour cause : à cette date, il était emprisonné à Gaète ! En fait, l’affaire fit grand bruit à Paris comme à Gênes, et mit fin, comme le souhaitaient les ultras des différents partis en présence, à toute possibilité de règlement pacifique du conflit. Il s’agissait désormais de réduire les rebelles à l’obéissance par la force. Ceux-ci, également persuadés que toutes les voies de la négociation étaient désormais épuisées s’apprêtaient, le désespoir au cœur, à livrer un ultime combat après que Giacinto Paoli et Don Luigi Giafferi aient adressé aux représentants de Gênes et de la France un manifeste visant à justifier leurs positions, et à affirmer leur résolution « de mourir glorieusement à la guerre plutôt que de survivre dans l’ignominie, spectateurs passifs de tous les maux que l’on nous prépare et dont auront à souffrir nos descendants », faisant leur « l’honorable sentiment exprimé au livre Ier, chapitre 3° des Macchabées : Melius est mori in bello, quam videre mala gentis nostrae40 ». Le comte de Boissieux, la principale victime de ce jeu de dupes, eut beau essayer de redorer son blason en faisant enfin preuve de fermeté, notamment en exilant à Livourne les députés corses encore présents à Bastia41 et en prenant des dispositions pour contrer les agissements de Théodore (nous y revien39. Cité par André Le Glay sur la base de la « Traduction de la relation répandue à Naples par quelques adhérents du baron de Neuhoff qui y sont actuellement, de la victoire remportée par les troupes du roi les 12 et 13 décembre 1738 ». Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 101. 40. Manifesto di Giacinto Paoli e Don. Luigi Giafferi, Capi e Commandanti del Regno di Corsica nella presente rivoluzione, intorno al negoziato avuto con i francesi. In abbé Letteron, Pièces et documents divers, op. cit., p. 333. et Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 2. « Mieux vaut mourir à la guerre que de voir les malheurs de notre patrie. » 41. A.N., série AE-B1-200.1, lettre d’Anton Francesco D’Angelo au ministère, Bastia, le 17 janvier 1739. Traduction du ministère : « […] le jour suivant (14 janvier) on embarqua sur la felouque de poste les trois députés qui sont le chanoine Orticoni, le Docteur Gaffori et un nommé Cutoli d’au-delà des Monts pour les conduire à Livourne d’où ils iront en liberté en tel endroit qu’ils jugeront à propos ». Theodore_intok_cs3.indd Sec23:319 14/12/2011 09:46:42 320 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE drons), rien n’y fit. Versailles ne lui faisait plus confiance. Malade42, épuisé par la dysenterie, il décédera dans la nuit du 1er au 2 février 1739 à Bastia43. Le temps de Maillebois était venu et cela n’augurait rien de bon ni pour les rebelles ni pour leur roi fugitif. 42. « M. le comte de Boissieux continue à être malade et ce de chagrin à ce qu’on dit, quoiqu’on blâme la conduite on ne laisse pas de le plaindre ». Lettre non signée, Bastia, le 2 décembre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. 43. Jaussin, op. cit., t. 2, p. 352. Voir également la lettre de Giorgio Maria D’Angelo, vice-consul de France à Bastia, qui vient de succéder dans cette charge à son défunt père, Francesco Maria, Bastia, le 7 Février 1739. Traduction du ministère : « M. le comte de Boissieux mourut la nuit du 1er au 2 de ce mois, environ une heure après minuit et le lieutenant-colonel du régiment d’Auvergne, plus ancien brigadier a pris le commandement des troupes. » Theodore_intok_cs3.indd Sec23:320 14/12/2011 09:46:42 CHAPITRE 24 Les menées de Théodore Comme nous le relatons à la fin du chapitre XIX, aucunement découragé par l’échec de sa première tentative de retour en son royaume et par la mésaventure finale du Yong-Rombout, Théodore depuis son refuge batave s’apprêtait en ce début d’année 1738 à monter une nouvelle expédition avec le concours de ses anciens associés Lucas Boon et Dedieu, auxquels s’était joint un dénommé Fandermil. Les gazettes hollandaises qui, après sa fuite honteuse au large des côtes de Corse l’avaient un temps voué aux gémonies, recommencent à s’intéresser au personnage et, en ce mois de janvier 1738, orchestrent une campagne de presse – conduite principalement par le Mercure historique et politique – s’ingéniant à vanter ses mérites1. Neuhoff, affirmait-on, n’aurait aucun mal à vaincre les Français, et ce d’autant plus que le bon droit est de son côté. Sa seule ambition étant de délivrer de ses chaînes un peuple opprimé même si cela devait se faire au prix de sa couronne. La gazette ne négligeait pas cependant l’aspect financier de l’opération et mettait en exergue les bénéfices qui pourraient découler d’un commerce suivi avec une île où abondaient les vins, les huiles et les grains que l’on pourrait se procurer à des prix dérisoires. Roi et marchand L’expédition, dont les fondements mercantiles étaient ainsi clairement affichés, devait engager quatre navires qui furent nolisés au début de 17382. Il s’agis1. André Le Glay, op. cit., p. 176-177. 2. Les détails de cette deuxième expédition de Théodore sont principalement relatés par six documents émanant des archives du ministère des Affaires étrangères, A.M.A.E., C.P., Corse 1 et 2. 1° Déclaration faite au consulat d’Alicante par le nommé François Vastel, le 7 novembre 1738. Le titre exact de ce document est : Déclaration faite au consulat de Alicante le 7 novembre 1738 par le nommé François Vastel matelot natif du chartron de Bordeaux. 2° Rapport du commissaire des guerres La Villeheurnois 3° Précis de l ‘extrait du journal du nommé Riesenberg. Ces trois documents ont été publiés par le chanoine Letteron in Pièces et documents…, op. cit., p. 283-286, 287-290, 334-346. Le Glay a utilisé un quatrième document dont il ne cite pas l’origine : Extrait des interrogatoires de dix personnes de la suite de Théodore restées en Corse et qui ont depuis été envoyées à Toulon. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:321 14/12/2011 09:46:42 322 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE sait de l’Agathe, capitaine Adolphe Peresen, un navire armé de douze gros canons et de quatre petits qui avait participé à la première expédition sous le nom de La demoiselle Agathe, Le Jacob et Christine portant douze canons et commandé par le capitaine Cornelius Roos, le Kothenau, également dit L’Africain, navire de quarante-quatre canons, capitaine Pierre Keelman et enfin le Preterod, vaisseau de guerre hollandais de soixante canons, qui, sous les ordres du capitaine Alexandre Frantzel, avait pour mission de convoyer les trois navires marchands. Selon le commissaire des guerres La Villeheurnois, l’armement et la cargaison des trois navires marchands représentaient un investissement de quatre millions de florins de Hollande, ce qui est, sans doute, très exagéré. Si Neuhoff demeure discret, ses agents recrutent presque ouvertement colons, soldats et officiers. Il s’agit principalement de deux Prussiens, dont l’un, Jonius von Bessel, est employé en tant que secrétaire auprès de Théodore, et l’autre, le capitaine Lidik3, vraisemblablement un ancien compagnon d’infortune du baron, a fait de la prison à Amsterdam pour dettes ; tous deux étant secondés par un nommé Kraam et une femme4. Ainsi, succombant à leurs promesses, nombre de malheureux, comme il en rôde tant dans tous les grands ports du monde, taraudés par la misère et la désespérance, acceptèrent de s’enrôler. Parmi eux se trouvaient quelques officiers subalternes, Allemands, réformés et sans le sou, à qui les recruteurs de Théodore offrirent sans sourciller des brevets de capitaine dans l’armée insulaire de Sa Majesté. Ainsi : Jean Godofredus Vater, natif de Saxe âgé de 38 ans, a dit qu’étant lieutenant dans un régiment impérial qui avoit été réformé, il fut chercher de l’employ à Amsterdam et s’adressa à un commissionnaire de Théodore appelé de Ludike allemand de nation qui l’engagea le 10 may en qualité de capitaine aux appointements de cinquante gouldes, monnoie d’Allemagne par mois qui font environ cent francs, l’assurant qu’il auroit une compagnie en arrivant en Corse ou Théodore avoit 3 000 hommes5. Échaudés par leur première mésaventure, ses associés n’entendaient plus, eux, lui faire entièrement confiance. Aussi lui adjoignirent-ils, comme mandataire, le commandant de L’Africain, le capitaine Keelman, un homme énergique et fiable, d’ailleurs intéressé à l’entreprise pour un quart du capital investi, soit cent mille florins6. Cela signifie que la cargaison valait au mieux quatre cent mille florins, mais les commanditaires entendaient en tirer le double en produits Nous ajoutons au dossier deux autres documents émanant également des archives du ministère des Affaires étrangères, C.P., Corse, 8-9, intitulés 1°Relation abrégée de ce qui concerne la prise des trois pinques et une barque faite par M. le Commandeur de Baudimard de Sabran. 2° Traduction de la déposition d’un jeune garçon malade d’environ 16 ans qui s’est trouvé sur une des pinques portant pavillon sicilien, qui ont été prises par la frégate et la barque française. Ce garçon mourut le 15 octobre à S. Florent. 3. Rapport du commissaire provincial des guerres La Villeheurnois, op. cit., p. 288. 4. André Le Glay, op. cit., p. 178. 5. Extrait des interrogatoires de dix personnes de la suite de Théodore restés en Corse et qui ont été depuis envoyés à Toulon. Février 1739. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 1. Le capitaine Vater ajoute que Théodore étant alors incognito à Amsterdam, il ne l’avait vu qu’après que le navire eut rejoint la haute mer. 6. Ibidem, p. 180. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:322 14/12/2011 09:46:42 323 LES MENÉES DE THÉODORE agricoles, ce qui rendait l’opération fort alléchante. À l’aller, selon les déclarations mêmes de Théodore7, dont on connaît la propension à l’exagération, les navires marchands auraient transporté, outre 12 pièces de canons de vingt-quatre livres, trois mille six cents boulets, des milliers de fusils, de pistolets et de mousquets, des centaines de milliers de livres de poudre, de plomb et de fer, six mille paires de souliers et de bas, de la toile pour mille paillasses et mille tentes, deux cents uniformes, etc. La cargaison se composait aussi de quatre cents tonneaux cerclés de fer, destinés à conduire en Hollande l’huile de Corse, ainsi que de six grandes seringues de cuivre dont apparemment Théodore n’avait pas renoncé à faire usage contre les Génois. Il donnait aussi la liste de ses bagages composés de quatre-vingts coffres, malles et autres caisses, et indiquait qu’il avait à son service « un secrétaire, un commissaire, un maître d’hôtel, deux chirurgiens, deux valets de chambre, deux cuisiniers, deux écuyers, quatre chasseurs et six valets de pied ». Avait également pris place à bord un certain baron Frédéric de Neuhoff, qui, pas plus que le second Frédéric du même nom dont nous aurons à traiter et contrairement à ce qu’affirment tous les historiens de Théodore, n’était pas son neveu – son seul neveu, fils de sa sœur Élisabeth, était né Trévoux – mais son cousin. Des relais insulaires En Corse et en Italie, les relais de Théodore sont immédiatement réactivés. Dès le 1er février 1738, Anton Francesco D’Angelo informe Maurepas que les passagers corses débarqués à Aleria d’un bâtiment napolitain ont affirmé que le baron de Neuhoff devait arriver en Corse dans quelques semaines avec plusieurs navires chargés de toutes sortes de munitions et « des troupes de débarquement8 ». Ces nouvelles « sont confirmées par différentes lettres » et, ajoute-t-il, « une galiote portant pavillon d’Espagne a débarqué les nommés Colonna et Susini, des chefs rebelles ; cette galiote ayant esté forcée par le mauvais tems d’entrer dans Porto-Vecchio, on engagea le Patron a venir à terre ou il a esté arrêté, et on doit l’envoyer à Gênes ». En ce début du mois de février 1738, le vice-consul de France à Bastia se fait l’écho de bien des nouvelles alarmistes. Un de ses correspondants lui a assuré qu’un bâtiment battant pavillon napolitain « a débarqué à Aleria le docteur Leonardo Bongiorno (ou Buongiorno), 70 barils de poudre, 130 saumons, neuf 7. Jaussin donne le détail de cette cargaison d’après une liste qu’a fait circuler Théodore en Corse dans le but d’impressionner ses partisans et ses adversaires et dont une copie figure aux archives d’État de Gênes, op. cit., t. 2 p. 265-266. Une autre liste, donnant le détail de la cargaison, a été adressée personnellement par Théodore au révérend Napolione Balesi, curé de Porto-Vecchio, jointe à une lettre écrite depuis la « plage de Zonza le 14 septembre » 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. 8. Lettre de D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 1er février 1738. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:323 14/12/2011 09:46:42 324 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE caisses de fusils, 50 quintaux de fer et que l’on y attend incessamment Théodore avec 18 navires9 ». Le 15 mars 1738, depuis Rome, l’agent génois Carlo Bernabò, qui espionne les sœurs Fonseca, fait savoir au Sénat que d’après une lettre adressée par Théodore à Naples celui-ci devrait se trouver dans les environs de Rome ou en Toscane10. Ce qui est confirmé par un voyageur anglais, arrivé à Rome quelques jours après. Il avait connu et fréquenté Théodore en Allemagne et il l’a rencontré sur la route de Bologne dans une auberge au lieu-dit Pianara. Théodore, qui dit voyager incognito, serait demeuré fort discret et lui aurait demandé d’observer le secret sur leur rencontre, aussi le sujet britannique est-il dans l’incapacité de dire d’où il venait et où il va11. En fait les nouvelles les plus folles circulent dans l’île, tout comme à Gênes ou à Rome, véhiculées par les affidés de Théodore ou par ceux chargés de les surveiller. Ainsi, le 4 mai 1738, Pignon informe Amelot qu’« on a reçu avis que Théodore, d’intelligence avec Xavier Matra, avait tenté de débarquer en deçà de la rivière d’Aleria […] mais que les Sieurs Panzani, habitant dans le voisinage, s’y étaient opposés, qu’il y avait eu un combat entre leurs gens et ceux de Matra et que Théodore avait été obligé d’aller chercher un autre endroit pour débarquer12 ». Le 17 mai, sœur Angelica Cassandra Fonseca13, dans une lettre adressée au capitaine Bigani à Livourne et interceptée et recopiée par Carlo Bernabò, se désole de ce que Théodore, débarqué à Aleria, ait été fait prisonnier par les Panzani, qui entendaient le livrer aux Génois, et finalement libéré par le marquis de Matra à la condition cependant qu’il quitte immédiatement la Corse. Toujours depuis Rome, le 26 juillet 1738, Pietro Paolo Poggi, le neveu du capitaine Agostino du même nom, annonce à Bigani qu’il est en instance de départ pour rejoindre l’endroit où est sur le point d’arriver « l’ami », c’est-à-dire Théodore14. « Il serait bon, dit-il, que je puisse arriver quelques jours avant lui pour protéger son débarquement avec les gens nécessaires, mais j’estime que mon arrivée précédera de peu la sienne, et je pars essentiellement pour trans- 9. Ibidem, Bastia, le 5 février 1738. Paris, A.N., série AE-B1-199.2. 10. Lettre de Carlo Bernabò au Sénat, Rome, le 15 mars 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 11. Lettre de Bernabò au Sénat. Rome, le 22 mars 1738. Ibidem. 12. Lettre de Pignon à Amelot, in abbé Letteron, Pièces et documents…, op. cit., p. 174-175. Abondant dans le même sens, Anton Francesco D’Angelo, affirme que le baron Mathieu de Drost qui a débarqué à Aleria « a laissé entendre à quelques mécontens que Théodore devait se rendre en Corse avec plusieurs bâtimens et un corps de troupe, mais sur ce qu’il lui ont fait connaître qu’ils ne vouloient point en entendre parler il s’est rembarqué pour passer à port Longone ». Traduction de la lettre du vice-consul de France, adressée à son ministre depuis Bastia, le 12 juillet 1738. Paris, A.N., série AE-B1-199.1. 13. Copia di lettera di Suor Angelica Cassandra Fonseca scritta al Capitano Bigani di Livorno in data li 17 maggio 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 14. Copia di lettera di Pietro Paolo Poggi scritta al capitano Bigani di Livorno in data di 26 luglio 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:324 14/12/2011 09:46:42 325 LES MENÉES DE THÉODORE mettre quelques-unes de ses lettres dans le Delà-des-Monts et pour annoncer son débarquement éminent15. » Il précise que cette expédition qui lui coûtera cent écus ne sera pas inutile et que d’autres suivront vers d’autres destinations et ce non seulement pour véhiculer du courrier mais aussi du matériel. Pietro Paolo Poggi qui semble au courant des grandes lignes des nouveaux projets de Théodore, tout en ignorant leur finalité mercantile, dit avoir appris par un chevalier anglais de sa connaissance que la flotte de Sa Majesté britannique « s’est engouffrée » en Méditerranée et par d’autres que Théodore serait à bord d’un de ces vaisseaux. Cela est d’ailleurs accrédité par des lettres de Théodore expédiées depuis l’Angleterre et un courrier de Lucas Boon en date du 4 de ce mois « qui confirme tout cela et nous encourage à rester confiants, affirmant être parti avec tout le nécessaire et m’assurant que dès qu’il sera arrivé, il me fera l’honneur de me recevoir ainsi que le lieutenant Dragoni, le sieur Cristoforo et Giuseppe Costa16 ». D’Amsterdam à Cagliari Le Preterod, à bord duquel se trouvaient Théodore et les membres de sa Maison, quitta Amsterdam de concert avec la Jacob et Christine en direction du Texel où l’Agathe devait les rejoindre trois jours après. Le 1er juin, ils levèrent la voile en direction d’Alicante. L’Africain devait rallier le convoi à Cagliari après avoir complété son chargement. Les trois navires mouillèrent à Malaga, avant de faire escale à Alicante, le 12 juillet, pour y faire de l’eau. Ils y restèrent cinq jours et pendant ce séjour le capitaine et le second du Preterod allèrent à diverses reprises rendre visite au consul de Hollande, qui à son tour monta par trois fois à bord du Preterod où, selon François Vastel17, il dîna à la table du capitaine Frentzel en compagnie de Théodore « qui ne se donnait d’autre qualité que celle de baron et il se retirait en son particulier à la fin du repas ». En ce dernier port, Théodore toujours à court d’argent, dut faire face à la fronde des capitaines des navires. Il avait promis de leur verser une rétribution à l’escale de Malaga ou d’Alicante et comme ils n’avaient rien perçu, ils ne voulurent pas aller plus loin avant d’être payés. Mais Théodore n’en était pas à une promesse près et réussit finalement à les convaincre de lever l’ancre en leur faisant miroiter la fourniture, contre les munitions transportées, de denrées de première qualité en grande abondance18. 15. Ibidem. 16 Ibidem. 17. Vastel nomme ce navire le Briderose, in Déclaration faite au consulat d’Alicante, op. cit., p. 283. 18. Rapport du marquis de Puysieulx, ambassadeur de France à Naples, à Amelot, Naples, le 11 novembre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Naples, 36. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:325 14/12/2011 09:46:42 326 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Neuhoff, pour rompre la monotonie du voyage, invitait souvent François Vastel à venir s’entretenir avec lui. L’ayant pris en sympathie, il lui fit présent de deux ducats et lui promit le commandement d’un navire s’il consentait à le suivre en Corse. Il prit aussi, avec succès, la défense du matelot contre le premier lieutenant du Preterod qui voulait l’obliger à assister à une cérémonie protestante, alors que Vastel « catholique, apostolique romain » s’y refusait. D’Alicante, les navires partirent en droite ligne pour Alger. Là, seul le Preterod pénétra dans le port où se trouvaient déjà deux autres vaisseaux de guerre hollandais, tandis que les navires de transport louvoyaient dans les parages. Le consul de Hollande en cette ville vint immédiatement à bord dans un canot portant pavillon de son pays et manœuvré par vingt Maures et un esclave français. Le capitaine Frensel (ou Frentzel) l’accueillit à l’échelle et le conduisit à la cabine du baron où ils s’enfermèrent tous les trois pour un entretien de trois heures, après quoi le consul se retira, toujours accompagné du seul capitaine, Théodore n’ayant jamais daigné quitter sa cabine depuis qu’il avait embarqué sur le Preterod19. Le consul revint par quatre fois dîner sur le navire et passa deux jours entiers à discuter avec le baron20. Selon les informations recueillies par La Villeheurnois, le roi d’Alger serait également venu à bord à diverses reprises, car le capitaine Alexandre Frentzel aurait eu pour mission de conclure un traité de paix entre les états généraux, ce souverain et le bey de Tunis21. Après un séjour de vingt et un à vingt-deux jours à Alger22, les trois bâtiments reprirent la mer et mouillèrent le 14 août à Cagliari où l’Africain les rejoignit deux jours plus tard. L’arrivée de ces vaisseaux éveilla les soupçons des consuls de France et de Gênes. Ce dernier, Giovan Geromino Mongiardino, prévint dès le 17 août le commissaire général Mari de leur arrivée à Cagliari et, trois jours après, confirma au marquis la présence de Théodore à bord d’un des bâtiments. Il lui fit part de la rumeur qui voulait que le baron préparât un débarquement en Corse. Le consul de France, Pajet, écrivit le 20 août à Boissieux pour lui signaler la présence de Théodore dans les eaux sardes et le vice-roi de Sardaigne, le marquis de Rivarola, prit également la plume, le 21 août, pour prévenir Mari de l’arrivée des navires hollandais, se disant persuadé que « le fameux Théodore » se trouvait à bord de l’un d’entre eux23. En fait, depuis quelque temps déjà, la Corse bruissait de la rumeur du retour de Neuhoff. Le 13 mai, dans une lettre chiffrée, Pignon dénonçait tout à la fois 19. Déclaration de François Vastel, op. cit., p. 284 . 20. Ibidem. 21. Rapport du commissaire provincial des guerres La Villeheurnois, op. cit., p. 289. 22. Selon les dires de Vastel, op. cit., p. 284. 23. Toutes ces correspondances sont présentées par Jaussin, op. cit., p. 233-249. Les originaux sont déposés à l’A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:326 14/12/2011 09:46:42 327 LES MENÉES DE THÉODORE la crédulité du général de Boissieux face aux menées des rebelles et annonçait la présence dans l’île de Théodore, qu’un paysan aurait reconnu à Matra : Un Corse des environs de Matra, où s’est arresté Théodore, voulant s’asseurer par luimême si c’étoit effectivement lui ou bien un sien neveu, comme plusieurs le disent, alla lui faire une visite et comme il le connoissoit, il n’eut pas de peine à le remettre, asseuré de son fait, il l’a écrit ici et il a ajouté qu’il a beaucoup vieilli, il le trouva seul. Son compagnon et les 3 domestiques, conduits par le fils de Giafferi, étoient alors à Casinca où les chefs les avoient fait aller pour pouvoir écrire aux députés, comme ils ont fait24. L’allusion au neveu de Théodore s’explique par le fait qu’au début mai le baron Mathieu de Drost avait effectivement débarqué à Aleria25. Toujours d’après Pignon, il portait plusieurs lettres et paquets du roi et il se rendit en Casinca où les chefs rebelles qui s’y trouvaient réunis lui réservèrent, comme on l’a déjà évoqué un mauvais accueil. Aussi, écrivit-il « une lettre à M. de Boissieux en mauvais allemand26 », exprimant le vœu de se sortir au plus tôt de ce pays et priant le général de lui donner les passeports nécessaires. En attendant la réponse de Boissieux, qui, semble-t-il, ne vint jamais, il s’employa à recruter des déserteurs des armées française et génoise, et réussit, par ses propres moyens à rejoindre avec eux Porto Longone vers la fin mai27. Aussi manipulateur que Théodore, il n’eut aucun mal à circonvenir, malgré les réticences de celle-ci, la naïve Angelica Cassandra Fonseca avec laquelle il entretenait une correspondance suivie, allant même jusqu’à lui demander d’user de son influence dans le milieu clérical pour lui assurer les services d’un chapelain28 ! De retour en Corse Le 19 août 1738, l’Agathe et le Jacob et Christine levèrent l’ancre et louvoyèrent à vue toute la journée du 20 en attendant les deux autres navires qui avaient différé leur départ pour « ne pas faire semblant d’être du convoi ». Une fois les quatre bâtiments réunis, le convoi ne fit pas directement route vers la Corse, mais fit voile vers les Baléares. Théodore et sa suite quittèrent le Preterod et montèrent à bord de L’Africain le 29 août. Le capitaine Frentzel ayant reçu l’ordre de ne pas aller plus loin, selon Riesenberg29, le navire de guerre étant touché par une épidémie si l’on en croit Vastel30. Toujours est-il que le Preterod abandonna le convoi et 24. Lettre de Pignon au ministère. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 1-2. Bastia, le 13 mai 1738. 25. Lettre de Pignon à Amelot, Bastia, le 4 mai 1738, in chanoine Letteron, Pièces et documents divers… op. cit., p. 175. 26. Lettre de Pignon à Amelot, Bastia, le 14 mai 1738, ibidem, p. 203. 27. Lettre de D’Angervilliers à Brignole Sale. Angervilliers, le 24 juin 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 28. Copia di lettera di Sor Angelica Cassandra Fonseca al baron de Drost sotto li 7 giugno 1738. Copie adressée au Sénat, depuis Rome par Bernabò. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 29. Précis de l’extrait du voyage du nommé Riesenberg, op. cit., p. 335 30. Déclaration faite à Alicante…, op. cit., p.285.La chronologie de Vastel, diffère d’ailleurs quelque peu Theodore_intok_cs3.indd Sec24:327 14/12/2011 09:46:42 328 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE fit route vers Port-Mahon. C’est là que « le 29 du mois d’octobre, à deux heures du matin François Vastel se sauva à la nage de ce vaisseau […] et fut se réfugier sur la tartane Saint-Antoine, commandée par le patron Alexandre Boyer de Martigues sur laquelle il s’est rendu à Alicante le 6 novembre 173831 ». En fait, comme le souligne André Le Glay32, Théodore ne semble guère pressé de rejoindre son beau royaume de Corse. Il manifeste même la volonté de se rendre à Naples, mais il se heurte au refus obstiné du commandant Keelmann qui entend respecter strictement les ordres de ses associés. Le convoi devait se rendre en Corse principalement pour échanger la cargaison contre des produits agricoles et bon gré mal gré Théodore dut se résoudre à revoir ses sujets. La flottille royale apparut donc en vue de l’île le 14 septembre et atterra le lendemain au nord de Porto-Vecchio dans le golfe de Pinarellu alors appelé Sorraco33. Deux jours plus tard, elle fut rejointe en ce mouillage par quatre petits bâtiments siciliens dont Théodore s’assura immédiatement les services. Il s’agissait notamment de la tartane, l’Immaculée Conception, patron Joseph Luca, nolisée pour 100 sequins par mois, de la pinque Jésus Maria Joseph et les âmes du purgatoire, patron Joseph Schafourne, nolisé pour 90 sequins par mois et de la pinque Marie Joseph, patron Roco Malato, nolisée 85 sequins par mois. Lesdits patrons, s’engageant à servir « Sa Majesté Théodore 1er, Grand Maître de l’ordre de la Rédemption […] pour le prix cy dessus pour tout le tems qu’il plaira à sa Majesté de nous employer à son service, nous obligeant à faire voile avec nos susdits batimens a tel lieu et tel port qu’elle nous ordonnera d’embarquer et débarquer tout ce quelle nous commandera, promettant de ne rien exiger des passagers qui s’embarqueront34… » Dès le 14 septembre 1738, Théodore avait écrit à « son ami » le révérend Napolione Balesi35, curé de Porto-Vecchio, pour se plaindre de ce que ses paroissiens et les habitants de Quenza et de Levie « persistent dans leur intelligence avec l’ennemi pour conserver en leur faveur Porto-Vecchio ». Il le chargeait de leur intimer l’ordre de lui livrer sans délai Porto-Vecchio et la tour qui en commande l’entrée et de lui envoyer des otages, garants de leur obéissance, faute de quoi il prendrait les mesures nécessaires pour les châtier. Il attendra leur réponse le de celle proposée par Riesenberg et La Villeheurnois. Il fait arriver le convoi à Cagliari le18 septembre et en repartir le 26 de ce mois. Le convoi aurait ensuite fait route vers Majorque avant de virer de bord et de prendre la direction de la Corse. Ce serait vers le 8 octobre que Théodore, effrayé par les décès qui se multipliaient à bord, aurait demandé à passer sur L’Africain., 31. Ibidem, p. 286. 32. Op. cit., p. 185. 33. Ou port Rossi. Rapport de La Villeheurnois, op. cit., p. 289. Riesenberg parle, lui, de port Rose, op. cit., p. 335. 34. Convention entre le Roy Théodore et les patrons des batimens nolisés en Corse. Le 16 septembre 1738 au port Surato. Traduction de l’accord passé entre Théodore et les patrons siciliens. Paris, A.M.A.E.,C.P., Corse, 8-9. 35. Traduction de la lettre de Théodore au Révérend Napolione Balesi curé de Porto-Vecchio. Donnée en cette plage de la Zonza le 14 septembre. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, 8-9. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:328 14/12/2011 09:46:43 329 LES MENÉES DE THÉODORE surlendemain devant Porto-Vecchio où l’auront rejoint alors ses trois autres navires retardés par le mauvais temps. Après ce dernier mensonge destiné à effrayer les récalcitrants, Théodore dresse la liste de toutes les richesses qu’ils transportent pour appâter les tièdes et les hésitants. Mais rien n’y fit, les foules ne vinrent pas à sa rencontre, et, contrairement aux craintes exprimées par le commissaire de Bonifacio36, la tour ne fut pas prise et Porto-Vecchio ne se rendit pas37. Cependant, malgré ce premier échec et l’hostilité déclarée de Giacinto Paoli qui parcourt le Deçà-des-Monts pour essayer de prévenir tout soutien à Théodore et rallier les chefs à ses positions, un fort mouvement de sympathie en faveur de ce dernier sourd des campagnes. À la réunion convoquée à Corte à son initiative, le 23 septembre, Paoli dut déchanter. La populace qui était accourue à l’assemblée m’a répondu résolument et sans respect qu’elle vouloit se porter où l’appeloit un secours et un soulagement que la cruelle avarice des Génois lui refusoit opiniâtrement en continuant de lui interdire tout commerce et en la privant de l’armistice qui lui avoit été promis par la Cour de France elle-même38. Ainsi, au retour de ses navires dans le golfe de Pinarellu, « il s’y est trouvé jusqu’à trois mille Corses dont des chefs, à la tête desquels était Luca Ornano, traité de généralissime. Il y fut crié : Vive le Roi39 ! ». D’après La Villeheurnois Théodore fit procéder à la distribution de quatre à cinq mille fusils, de trois cents barils de poudre, de dix-neuf saumons de plomb de cent à cent cinquante livres chacun et de trois barils de pierres à fusil, ce qui semble exagéré quand on sait qu’il s’agissait avant tout d’une expédition commerciale et que ces armes et ces munitions devaient servir de monnaie d’échange contre de l’huile d’olive. Une variante en langue italienne40nous relate que le 14 septembre 1738 au matin, au signal du canon, huit bergers apparurent sur la plage de Pinarellu, 36. Louis-Armand de Jaussin. Lettre du commissaire de Bonifacio au marquis Mari. Op. cit., t. 2, p. 263-265. 37. « Théodore n’a pas été reçu à Porto-Vecchio, il a attaqué la tour, mais la petite garnison et les paysans l’ont reçu à coups de fusils » note le 5 octobre, depuis Bastia, dans une lettre adressée au ministère, un auteur anonyme qui pourrait être un certain Ripert, vraisemblablement un officier français, qui depuis quelque temps rend compte à Versailles des faits et gestes de Boissieux. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse, 8-9. 38. Louis-Armand de Jaussin, Mémoires historiques, op. cit., t. 2, p. 268-271, Lettre de Giacinto Paoli aux députés. Également citée par Antoine-Marie Graziani, op. cit., p. 205. 39. Rapport de La Villeheurnois, op. cit., p. 289. 40. « Vera relatione dello sbarco felice del Rè Teodoro nel porto del Sorracho del suo Regno di Corsica », A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Une version encore plus improbable en langue française, véritable tentative de désinformation, nous décrit Théodore débarquant dans le golfe d’Ajaccio et prenant la route de Corte « accompagné de 600 seigneurs Corses à cheval et suivi de tout le peuple qui crioit sur la route vive, vive notre Roy Théodore, de sorte qu’il fut surpris lui-même de cet accueil ; étant arrivé à Corte il trouva la ville toute illuminée et des feux de joie à toutes les portes (de sorte que l’on auroit cru qu’il étoit arrivé un nouveau soleil… » Encore plus invraisemblable, il y aurait été reçu avec ferveur par tous les chefs historiques de la révolte, Giacinto Paoli à leur tête. In « Relation de ce qui est arrivé à Corté dans l’isle de Corse, le 3 octobre 1738, lors de l’arrivée du Roy Théodore ». Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 6 et 7. Tout en récusant cette version, il faut cependant souligner que Corte et les principaux chefs rebelles, à l’exception de Giacinto Paoli, sont, dès cette époque, sur des positions de rupture face à Boissieux et fort à l’écoute des initiatives de Théodore, comme en témoigne l’officier Ripert qui relate les Theodore_intok_cs3.indd Sec24:329 14/12/2011 09:46:43 330 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE accueillis à bord, ils reçurent chacun un fusil, de la poudre, des balles et des pierres à fusil ainsi que deux sequins et furent ensuite chargés d’aller annoncer aux chefs rebelles, tant du Deçà que du Delà-des-Monts, l’arrivée de Théodore. Ainsi, dès le 15, se présentèrent le chevalier Giacomo Susini, commandant d’Aullène, suivi de ses gens, le comte Giovan Felice Panzani, commandant de la Rocca et son père le chevalier Ignazio, à qui l’on distribua 250 fusils et les munitions correspondantes avant de les envoyer mettre le siège devant Porto-Vecchio. Le 16 septembre, arriva aussi le comte Francesco Zenobio Peretti accompagné du prévôt de Zicavo, du comte Poggi et d’autres chefs de la populeuse piève de Talavo avec tous leurs adhérents, et Sa Majesté, pour les recevoir avec honneur, descendit des navires saluée par des salves de canons auxquelles tous les gens à terre répondirent par des tirs d’arquebuses. La relation du « jeune garçon malade », nommé Kel Morene, semble plus objective. « Théodore, déclare-t-il, avait été bien reçu des paysans (à la tour de Soraco), ou il s’étoit fait de grandes réjouissances et beaucoup de salves de mousqueterie, que Théodore avoit débarqué six caisses de fusils et six barils de poudre, mais que dans ce lieu là il n’avoit été porté à terre aucune autre chose, quoique les trois bâtimens fussent chargés de munitions et de belles marchandises embarquées à Amsterdam41. » Après avoir fait preuve de magnificence, Théodore, en bon comédien qu’il était, entendit aussi frapper l’opinion par ce qui dans son esprit était un acte de justice royale. À peine après avoir mis pied à terre, il fit passer par les armes un capitaine allemand de sa suite, nommé Wicksmanshausen, accusé de trahison au profit des Génois et de projet d’assassinat sur sa personne, et de s’écrier, menaçant, à l’attention des Corses présents, qu’il n’hésiterait pas à agir de même envers quiconque viendrait à lui manquer42. Quel qu’ait pu être en définitive l’accueil réservé à Théodore, la seule annonce de son débarquement consterna le marquis Giovan Battista Mari : L’arrivée de Théodore en Corse, écrit-il, est en soit une crise susceptible d’altérer et en fait de stériliser les mesures prises jusqu’à présent. Vous verrez d’après les relations ci jointes, le débarquement qu’il a effectué à la plage de Soracco les dispositions qu’il mésaventures du pedone ou courrier expédié par Boissieux auprès des podestats des communautés pour leur remettre la circulaire portant défense de recevoir Théodore. Selon la déclaration faite au marquis Mari, non seulement les chefs avaient déchiré les déclarations mais ils les avaient aussi foulées aux pieds en proférant des paroles peu aimables envers le général. Hyacinthe Paoli avait alors dit au pedone « de s’en retourner à Bastia au plus vite et de dire que c’étoit des voleurs qu’il ne connossoit pas qui lui avoient pris ces lettres dans le chemin, que si cependant il rapportoit au général la chose comme elle s’étoit passée qu’il lui fit des excuses de sa part de ce qu’il étoit obligé de suivre le torrent ». Bastia, octobre 1738. Paris, A.M. A.E., C. P., Corse 8-9. 41. « Traduction de la déposition d’un jeune garçon malade d’environ seize ans… », op. cit. 42. La Villeheurnois, op. cit., p. 289. Selon Riesenberg, op. cit., Théodore, toujours théâtral aurait dit, s’adressant aux Corses présents : « Voyez comme je punis mes propres officiers ; que ne ferais-je à votre égard, si vous vous avisiez de me manquer de fidélité ! » Theodore_intok_cs3.indd Sec24:330 14/12/2011 09:46:43 331 LES MENÉES DE THÉODORE a prises pour attirer à lui les foules et l’intention manifestée par les rebelles de l’accueillir avec enthousiasme, tout laisse présager un incendie majeur dans l’île43. En réalité, la situation n’était guère idyllique pour le baron. Sa dissension avec le capitaine Keelman persistant, et ce dernier se refusant à engager son navire contre les Génois, les gens44 de Théodore passèrent sur les embarcations siciliennes nolisées par leur roi, ce dernier étant resté à bord de l’Africain. D’après La Villeheurnois, le convoi mit à la voile, le 23 septembre 1738, vers le golfe de Sagone. Arrivés en vue d’Ajaccio, les navires hollandais virèrent vers le large après que Théodore eut donné l’ordre au colonel Neuhoff, par l’intermédiaire de son secrétaire Bessel, de débarquer et de faire sa jonction avec Luca Ornano. Ce qui mit le colonel en fureur car il ne disposait ni des hommes ni de l’approvisionnement nécessaires. D’ailleurs, dès le lendemain, 25 septembre, les vivres commencèrent à manquer à bord de la Marie Joseph l’anime del purgatorio, où il avait pris place ainsi que Riesenberg et ses officiers, et la situation était encore plus critique sur les autres embarcations. Dès le 26, la tension monta à bord où se répandit le bruit que Théodore avait fait voile vers Livourne. L’inquiétude augmenta dans la soirée lorsqu’apparurent à l’horizon six barques génoises. Le colonel Neuhoff, sans tenir compte du conseil du capitaine Roco Malato qui fit valoir que ceux-ci n’oseraient pas attaquer des navires battant pavillon espagnol, décida alors de gagner la terre à la faveur de la nuit pour leur échapper. Et Riesenberg de souligner en cette occasion, et non sans dérision, que « tout le corps de l’armée de Théodore consistait en 18 officiers en pied, 7 subalternes, 3 trompettes, deux tailleurs et un lapidaire. C’est avec cette force redoutable que nous devions chasser du pays les génois et résister à la multitude de ceux qui venaient d’arriver dans les six barques45 ». Peu après, le capitaine Roco Malato et les autres officiers parvinrent à convaincre Frédéric de retourner à bord et, le 28, après avoir un instant gagné la haute mer, la flottille en fut réduite, pour échapper à trois navires non identifiés, à louvoyer le long des côtes jusqu’au 30 septembre où survint un orage terrible qui ajouta encore à la désespérance et au mécontentement des passagers et des matelots. Le 4 octobre, les quatre embarcations jetèrent l’ancre dans le golfe de Sagone où elles furent surprises le lendemain par les galères génoises et les vaisseaux français. La suite de l’aventure nous est contée par le commandeur de l’ordre de Malte, de Baudinard de Sabran46. 43. Note sans signature et non datée, émanant vraisemblablement du marquis Mari et incontestablement adressée au Sénat, car figurent en marge les remarques habituellement portées à l’intention des autres organismes de l’État génois. A.S.G., Archivio segreto, filza 2012. 44. Au nombre de trente-six, entre hommes, femmes et enfants, d’après la déclaration faite à Toulon en février 1736 par la nommée Marie Vater Palatine femme de Jean Godofredus Vater in Extrait des interrogatoires de dix personnes de la suite de Théodore restées en Corse et qui ont depuis été envoyées à Toulon. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 1. 45. Précis de l’extrait du journal de voyage du nommé Riesenberg, op. cit., p. 338. 46. « Relation abrégée de ce qui concerne la prise des trois pinques et d’une barque faite par M. le Commandeur de Baudinard de Sabran », op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:331 14/12/2011 09:46:43 332 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Le 5 octobre 1738, trois galères de Gênes faisant route d’Ajaccio à Calvi et longeant le golfe de Sagone y aperçurent trois pinques et une barque à l’ancre. Lorsqu’elles furent à portée de voix, la galère commandante fit les sommations d’usage et en l’absence de réponse « tira un coup de pierrier sans balle » auquel les petits bâtiments répondirent en arborant le pavillon sicilien. Le commandant des galères envoya alors un de ses officiers à leur bord pour demander pourquoi ils avaient refusé de se faire connaître. Ils répondirent qu’ils étaient sans commandement car leurs patrons étaient restés à Soraco, retenus sur un navire hollandais, et que par ailleurs ils avaient reçu ordre des autorités de Trapani de ne se soumettre à aucun pavillon étranger. Ils avaient pour instruction d’attendre l’arrivée du vaisseau hollandais dans le golfe de Sagone. On en resta là, mais le commandant des galères maintint une chaloupe armée à portée de tir pour les empêcher d’aller à terre commercer avec les rebelles. Ce qui les contraignit bientôt à quémander de l’eau et des vivres aux Génois, qui les leur refusèrent et leur conseillèrent ironiquement d’aller s’approvisionner à Ajaccio. Cette situation perdura jusqu’au dix septembre, date à laquelle, à neuf heures du matin, les frégates françaises, la Flore et la Légère firent leur apparition dans le golfe. À leur vue, une des pinques tenta de prendre le large puis y renonça après que le commandeur de Baudinard de Sabran ait fait tirer trois coups de canons dans sa direction. Contrairement aux Génois, qui craignaient fort le pavillon espagnol, le commandeur n’eut aucun scrupule à s’emparer des barques à bord desquelles on trouva une vingtaine de caisses contenant de la poudre, des pistolets, « des artifices », des cartouches, des ceinturons, des clous, beaucoup de sel, des souliers, « des habits uniformes, les uns verts doublés de jaune et d’autres jaunes doublés de vert ». On mit aussi la main sur de nombreux papiers en italien, français et hollandais, dont les contrats de nolisement des embarcations et des brevets d’officiers vierges portant en en-tête : « Théodore par la grâce de Dieu Roy de Corse, et grand maître de l’ordre militaire de la Rédemption ». Mais des hommes de Théodore, point de traces. À la vue des galères génoises, ils avaient suivi les conseils de matelots et mis discrètement pied à terre dès le 5 octobre 173847. Les mésaventures du colonel Frédéric de Neuhoff Ce jour, Riesenberg et ses compagnons revêtus de leurs uniformes et armés de leurs seuls fusils prirent donc la route de la montagne en direction de Vico où ils pensaient pouvoir trouver refuge. En route, ils furent accostés par des paysans armés qui, après les avoir identifiés, leur firent escorte jusqu’à la maison d’un prêtre, lequel, étant du parti génois, refusa de les héberger, à la grande fureur des 47. Précis de l’extrait du journal de voyage du nommé Riesenberg, op. cit., p. 340 Theodore_intok_cs3.indd Sec24:332 14/12/2011 09:46:43 333 LES MENÉES DE THÉODORE paysans qui menacèrent de forcer sa porte. Les fuyards réussirent à les en dissuader et vinrent finalement s’abriter dans l’église des Franciscains où ils dormirent au pied des autels. Ils y furent rejoints le lendemain, 6 octobre, par des paysans de Vico, en armes et impatients de savoir quand devait arriver Théodore. En vérité, la contrée ne se montra guère accueillante et, dès le lendemain, le prieur du couvent, par crainte de représailles génoises, demanda au colonel de Neuhoff, désemparé, de trouver un autre refuge. Heureusement, mettant un terme provisoire à ses tourments, le 10 octobre arriva un moine, fortement escorté, précédant, selon ses dires, le chanoine Ilario Guagno, celui-là même que Théodore sur le départ, au début novembre 1736, avait désigné pour le représenter dans la piève de Vico et la Cinarca. Effectivement Ilario Guagno, parent de Luca Ornano et principal chef rebelle dans la région, fit son entrée au couvent le 11 octobre et après les civilités d’usage proposa aux hommes de Théodore de le suivre chez lui à Guagno où, affirma-t-il, ils seraient en sécurité. Cette invitation ne déclencha guère l’enthousiasme des troupes, et tous hésitaient à s’enfoncer dans des montagnes inconnues, mais l’on décida finalement de suivre le chanoine et l’on se dirigea vers Murzo où Frédéric et les siens furent bien reçus et où on leur offrit « beaucoup de petits pains et des écuelles remplies d’huile pour les y tremper48 ». Leur joie sera de courte durée car, après le souper, le curé du lieu vint voir les officiers et leur déclara que le chanoine Ilario était un fourbe, aux promesses duquel il ne fallait pas se fier, et qu’ils auraient mieux fait de rester à Vico, lieu proche de la mer, plutôt que d’aller vers Guagno « où était l’amas de fripons et de filous » et où on leur fournirait tout au plus des châtaignes et de l’eau. Ébranlés par ces dires, les gens de Théodore décidèrent néanmoins de suivre le chanoine Ilario Guagno et gagnèrent son village en traversant « les montagnes les plus affreuses ». Une fois arrivés au terme de leur parcours, le chanoine les reçut dans sa maison et leur offrit chichement un petit pain avec un bout de fromage. Ils allèrent ensuite se loger, bien plus misérablement, chez les paysans et, dès le lendemain, les craintes du bon curé de Murzo se vérifièrent. Du 13 au 16 octobre, les hommes de Frédéric ne reçurent qu’un morceau de pain et Riesenberg, pour survivre, fut contraint de vendre son fusil au comte Aurélius Legat – vraisemblablement un Leca, descendant désargenté de la famille féodale déchue – et ses compagnons en firent bientôt autant. À l’approche de la mauvaise saison, cette situation ne pouvait guère perdurer et, dès le 22 octobre, Riesenberg et le capitaine Jean Godofredus Vater, accompagné de sa femme et de son fils49, font défection, trouvent refuge chez le comte Leca, et malgré les menaces de Frédéric prennent la décision de retourner 48. Ibidem, p. 341. 49. Si l’on se fie au rapport de La Villeheurnois, montèrent également à bord du vaisseau, Le Saint-Laur, du commandeur de Baudinard de Sabran, les enseignes Jean Gottelieb, d’origine russe, et Tobias-Frédéric Boller ainsi que le caporal Gaspard Weirst. Op. cit., p. 287. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:333 14/12/2011 09:46:43 334 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE à Vico et d’écrire au consul de France à Ajaccio pour obtenir un sauf-conduit. Accompagnés de deux autres déserteurs et sous la protection d’Aurélius Leca et de son fils, ils arrivent à Vico le 2 novembre où, victimes de mauvais traitements, ils sont finalement pris en charge par un ecclésiastique compatissant. C’est là qu’on leur annonça l’heureux retour à Guagno des deux comtes Leca, qui « pour se venger du chanoine Ilario […] lui avaient tué deux ânes devant sa porte50 ». Mais leur horizon s’assombrit à nouveau, car, le 5 novembre 1738, on apprit que le général de Boissieux, stimulé par le marquis Mari et par ailleurs désireux de reprendre l’initiative et de se faire pardonner en haut lieu une attitude jugée trop timorée, avait promulgué le 31 octobre une proclamation51 ordonnant de « courir sus à Théodore et à ceux de sa suite » et déclarant rebelles et passibles des peines les plus rigoureuses tous ceux qui leur porteraient aide et assistance. Enfin, à leur grand soulagement, ils apprennent le 7 novembre que le consul de France à Ajaccio a obtenu du commandant militaire en cette ville l’assurance – garantie par le commandeur Baudinard de Sabran, qui accepte de les transporter à Bastia – qu’ils peuvent s’y rendre en toute sécurité. Le 14, ils sont enfin à Ajaccio et le commandeur Baudinard de Sabran leur promet une entière immunité au nom du roi et les reçoit à bord de la Flore où « ils dînent et soupent magnifiquement52 ». Partis d’Ajaccio le 18, ils débarquent à Bastia le 25 novembre après une traversée exécrable. Boissieux, qui n’ignore plus rien de leurs mésaventures les reçoit le 26, leur promet le gîte et le couvert et leur fait encore distribuer quelques pièces le 12 décembre 1738. C’est le jour, souvenons-nous, où les montagnards de Castineta attaquent le détachement français à Borgo. C’est sans doute pourquoi leurs offres de bons services, ne sont pas retenues par le général français qui les fait transférer à Toulon où ils seront encore détenus le 1er janvier 1739. Quant aux quatre bâtiments siciliens, malgré les protestations du marquis Odoardo Da Silva, consul d’Espagne et des Deux-Siciles à Livourne53, ils ne furent relâchés, sur ordre du roi, que le 14 février 173954. Ainsi s’achevait pitoyablement l’aventure insulaire du colonel baron Frédéric de Neuhoff. À cette époque, Théodore avait pris depuis longtemps la route de Naples. 50. Ibidem, p. 342. 51. Jaussin, op. cit., t. 2, p. 286-288. 52. Rapport Riesenberg, op. cit., p. 344. 53. Bastia, lettre sans signature en date du 25 octobre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. 54. Lettre de Peloux à Maurepas, Bastia, le 14 février 1739. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. Theodore_intok_cs3.indd Sec24:334 14/12/2011 09:46:43 CHAPITRE 25 Le triomphe du marquis de Maillebois À la fin de l’année 1738, la situation s’était tellement détériorée dans l’île que toute tentative de solution négociée sous l’égide de la France devenait désormais irréaliste. Anton Francesco d’Angelo, un observateur privilégié sur le terrain, en est convaincu qui depuis Bastia affirme : « On ne doit plus se flatter de soumettre les Corses que par la voie des armes, on ne fera rien avec peu de troupes, et il faut au moins 20 mil hommes pour les réduire1 ». Aussi, le cabinet de Versailles, conscient de la difficulté « de vaincre les rebelles dans des montagnes inaccessibles2 », prépare avec le plus grand soin la deuxième campagne militaire. Pendant ce temps, à Naples, Théodore poursuit ses intrigues. Péripéties napolitaines Le 7 octobre 1738, L’Africain mouilla devant l’île de Procida dans le golfe de Naples. Aussitôt le bruit courut qu’un personnage important se trouvait à bord. Il était servi par une douzaine de domestiques en habits verts et sa table était richement pourvue3. Bien qu’il désirât conserver l’incognito et ne quitta jamais sa cabine, la rumeur publique vit bientôt en lui le roi de Corse. Joseph Valemberg (ou Valembergh), le consul de Hollande à Naples, une vieille relation de Théodore, était, bien entendu, au courant de sa présence à bord de L’Africain et il vint l’y rejoindre dès le lendemain 8 octobre. Lors de cette entrevue, le consul ordonna au capitaine Keelman de se rendre à Baia où Théodore lui réglerait le prix de sa cargaison. Celui-ci obtempéra, mais l’entrée de ce port lui ayant été refusée, il alla jeter l’ancre à Naples où venaient d’arriver l’Agathe et le Jacob et Christina. 1. Giorgio Maria D’Angelo au ministère. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 2. Lettre de Gio. Francesco Brignole Sale au Sénat, Paris, le 19 janvier 1739. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 3. Lettre du marquis de Puysieulx, ambassadeur de France à Naples, à Amelot. Naples le 21 octobre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Naples 36. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:335 14/12/2011 09:46:43 336 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE De nombreux entretiens y réunirent Théodore, Valemberg et Keelman, lors desquels ce dernier exigea à plusieurs reprises le paiement des marchandises, ce que le roi remettait sans cesse au jour suivant. Dans la soirée du 21 octobre, des agents corses, parmi lesquels se trouvait Domenico Rivarola, montèrent à bord de L’Africain et affirmèrent au capitaine que, par ordre du marquis de Montealegre, Théodore devait quitter le navire durant la nuit. C’était la première étape d’une machination ourdie par Valemberg et Neuhoff, apparemment avec la complicité tacite des autorités napolitaines, pour vendre sur place la cargaison embarquée à Amsterdam. Le 23, Valemberg ordonna donc à Keelman de décharger les marchandises, ce que ce dernier refusa de faire en arguant du fait qu’il n’avait que trop livré de matériel en Corse sans aucune contrepartie et en s’étonnant par ailleurs de voir le consul de Hollande défendre les intérêts de Théodore plutôt que ceux des négociants de sa nation. On en resta là pour le moment, mais deux jours plus tard Valemberg revint à bord demander au capitaine de le suivre chez Théodore. Keelman, espérant enfin toucher son argent se laissa circonvenir ; à peine avaitil débarqué, qu’il se trouva entouré d’une quinzaine de sbires qui l’arrêtèrent, le conduisirent en prison et le jetèrent dans une geôle ordinairement réservée aux criminels. Vers le soir, Valemberg, accompagné par le vice-consul et par un secrétaire de Théodore, vint le voir et lui mit le marché en main : sa liberté contre la remise des marchandises. Keelman refusa, préférant souffrir les fers dont on le menaçait plutôt que de trahir ses associés. Il en appela au marquis de Montealegre, mais celui-ci fit savoir sèchement que cette affaire était de la seule compétence du consul de Hollande et qu’il ne voulait pas en entendre parler4. L’ambassadeur de France, marquis de Puysieulx, se devait, lui, de suivre avec vigilance les péripéties d’une machination susceptible d’avoir des répercussions sur les affaires insulaires. Il le devait d’autant mieux qu’il n’avait aucune confiance en Valemberg et en ses méthodes pour avoir été témoin, l’année précédente, d’une violente altercation entre le consul hollandais et le capitaine de la Demoiselle Agathe. Ayant réussi à communiquer en secret avec Keelman, il lui conseilla d’obtempérer à tout ce que l’on exigerait de lui tant qu’il serait en prison et, une fois libéré, de gagner la haute mer pour aller se réfugier dans un port français. Ce conseil judicieux aurait sans doute été suivi par le prisonnier « si M. l’Envoyé de Gênes, qui n’a pas encore toute la prudence d’un ministre consommé, n’avait tenu indiscrètement quelques discours qui ont mis le consul de Hollande et Théodore en méfiance contre le capitaine5 ». Keelman resta donc en prison où il fut bientôt rejoint par les capitaines Peresen et Roos, les comman4. Ses mésaventures sont relatées par le capitaine lui-même, in Journal du capitaine Keelmann, hollandais, commandant le vaisseau l’Africain de quarante canons. Paris A.M.A.E., C.P., Naples 36. 5. Lettre chiffrée de Puysieulx à Amelot, Naples, le 11 novembre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Naples 36. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:336 14/12/2011 09:46:43 337 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS dants des deux autres navires hollandais, qui, comme lui, refusaient de remettre leur cargaison à Neuhoff. L’équipage de L’Africain s’était déjà indigné des mauvais traitements infligés à son commandant et le 15 novembre, franchissant un pas supplémentaire, les marins dénoncèrent par-devant notaire les manœuvres du consul6. Celles-ci ainsi que l’inertie suspecte du ministre du roi des Deux-Siciles finirent par inquiéter le cabinet de Versailles. Aussi Amelot, qui par ailleurs se proposait de demander des explications à l’ambassadeur de Hollande en France sur les étranges agissements du consul Valemberg, demanda à Puysieulx de faire les plus sévères représentations au cabinet napolitain7. Consécutivement à cette intervention diplomatique, Keelman sera libéré le 5 décembre 1738. Après avoir refusé de vendre sa cargaison au gouvernement des Deux-Siciles, il lèvera l’ancre au mois de février 1739 en direction de Smyrne et de Constantinople8. Valemberg et Théodore ne sortirent pas indemnes de cette aventure. Le premier, malgré une assurance affichée, est conscient de s’être discrédité par son soutien inconditionnel et suspect à Théodore. Il essaye bien de se justifier auprès de son collègue François Bouver, consul de Hollande à Livourne9 et, dans ce dessein, il charge le capitaine Keelman. Ce dernier, affirme-t-il, est accusé de méfaits si nombreux et si énormes que l’on ne peut mettre cela noir sur blanc. De plus lui sont parvenus par le biais des associés de Hollande de sinistres informations sur d’autres fraudes et méfaits découverts après son départ d’Amsterdam pour la plus grande honte de la nation et le profit des Génois. Ces nouvelles, s’ajoutant au fait que Keelman était sur le point de vendre aux Génois la cargaison de L’Africain à bord duquel on voyait monter « de jour comme de nuit des personnes suspectes et travesties10 », l’ont conduit à ordonner son incarcération. Il a dû également faire jeter en prison pour quelques jours le capitaine Cornelius Roos, commandant du Saint-Jean-Baptiste, en provenance de Tarente, « homme insolent et ami du vin11 » qui se vantait de faire immédiatement libérer Keelman. À vrai dire Valemberg s’adresse à un ami sûr, susceptible de défendre sa version des faits. Il est en effet en relations suivies avec son collègue de Livourne et ce dernier est tout dévoué aux rebelles corses et à leur roi. La dernière lettre de Bouver a d’ailleurs été remise en mains propres à Valemberg par Don Gregorio Salvini, récemment débarqué à Naples. Elle traitait entre autres des dernières intrigues du baron Drost. Valemberg, 6. Journal de Keelman, op. cit. 7. Lettre d’Amelot à Puysieulx, Versailles, le 2 décembre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Naples, 36. 8. Après avoir vainement sollicité auprès de Puysieulx une lettre de recommandation pour l’ambassadeur de France en Turquie. Lettre de Puysieulx à Amelot, Naples, le 3 février 1739. Ibidem. 9. Copia di lettera di Giuseppe Valembergh console d’Olanda in Napoli scritta a Francesco Bouver console in Livorno della stessa Nazione in data li 11 novembre 1738. Copie transmise au Sénat, depuis Rome, par l’agent Bernabò. A.S.G., Archivio segreto filza 3011. 10. Ibidem. 11. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:337 14/12/2011 09:46:43 338 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE pour terminer, assure Bouver de sa reconnaissance pour les informations concernant la Corse qu’il lui fait parvenir régulièrement. Pendant toute la durée de cette épreuve de force qui lui sera finalement défavorable, Théodore entretient une intense activité épistolaire avec ses correspondants habituels. Le 4 novembre 1738, il fait part de sa sollicitude au directeur du bagne de Livourne, son ami le capitaine Bigani, qui vient d’être révoqué à l’instigation de Gênes et déplore que le capitaine de son vaisseau soit passé à l’ennemi tout en assurant qu’il surmontera ce mauvais sort et que d’autres navires sont attendus12. Le 15 du même mois, travestissant à son habitude la vérité, il déclare à Alexandre Baglioni avoir eu des nouvelles de ses trois navires dispersés par la tempête et qu’il mettra à la voile après avoir changé les équipages et les officiers subornés par l’ennemi, « un des capitaines étant incarcéré pour ses méfaits et attentats prémédités ». Il demande à son interlocuteur de lui écrire sous le couvert du consul Valemberg et laisse néanmoins in fine percer son désarroi : « Priez, dit-il, et faites prier Dieu pour moi qui suis complètement dégoûté par tant de trahisons et cloué au lit avec une fluxion de poitrine13. » En fait, Théodore est non seulement inquiet pour sa santé mais aussi pour sa sécurité. Il a demandé à ses fidèles amies, Angelica Cassandra et Francesca Constanza Fonseca de lui trouver un refuge sûr et cette dernière a écrit, le 9 novembre, à une religieuse de Naples, sœur Anna Maria della Leonessa, pour la prier de prendre soin de Théodore et de lui trouver un logement dans son couvent, le temps pour lui de renouer contact avec certains de ses sujets en toute sécurité car, dit-elle, il doit prendre de grandes précautions à cause de la trahison des capitaines14. Elle reviendra à la charge le 14 du même mois, en précisant que Théodore se contenterait d’une seule chambre et se procurerait lui-même sa nourriture15. Il sera finalement logé au couvent de la Croix des pères réformés de saint François, dont un des membres, le frère Dionigio, est un « parent, voire le frère du capitaine Colonna » et de l’avis de Carlo Bernabò, qui dit tenir cette information du consul génois Luiggi Molinelli, « un des plus obstinés rebelles (il s’agit du moine) qui tient constamment des réunions secrètes en ce lieu16 ». Craignant de voir son refuge découvert par les agents de Molinelli qui le fait pister, Théodore, à la fin du mois du novembre, s’en retourna secrètement loger chez Valemberg 12. Lettera di Teodoro al capitano Bigani diretta à Bookman e Evers in data de 4 novembre 1738. Lettre recopiée par l’agent Bernabò. A.S.G. Archivio segreto, filza 3011. 13. Ibidem. 14. Lettera di suor Francesca Constanza Fonseca à suor Anna Maria della Leonessa, monaca in Napoli nel monastero di D. Regina in data del 9 novembre 1738. Lettre recopiée par l’agent Bernabò. A.S.G. , Archivio segreto, filza 3011. 15. Ibidem. 16. « Secondo mi scrive il M. co Molinelli da Napoli pare che il Teodoro più non sia in casa del console d’Olanda, supponendolu passato ad allogiare nel convento della Croce de Padri Riformati di S. Francesco ». Lettre de Bernabò au Sénat, Rome, le 22 novembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:338 14/12/2011 09:46:44 339 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS où il pensait bénéficier de l’immunité diplomatique et où il retrouva Mathieu de Drost17 et un autre de ses partisans. Le consulat de Hollande à Naples était décidément un lieu mal fréquenté. Pendant un certain temps, le consul de Gênes et l’ambassadeur de France perdront sa trace et l’imagineront déjà en route vers Rome18. Neuhoff en fait n’avait pas quitté la résidence du consul de Hollande Mais ce n’était là qu’une étape dans un plan ourdi par Valemberg, avec l’assentiment des autorités napolitaines, pour soustraire définitivement Théodore aux recherches des Génois, et sans doute aussi pour se débarrasser d’un personnage devenu encombrant. La deuxième phase consista à arrêter Théodore dans la nuit du 2 au 3 décembre 1738 et à le conduire immédiatement au château de Gaète. Cette arrestation plongea momentanément la diaspora corse dans la fureur et la consternation19. Deux versions de cet épisode remontent jusqu’à nous. Celle proposée par le marquis de Puysieulx et avalisée par André le Glay, nous décrit Perelli conseiller du roi des Deux-Siciles et Ulloa, auditeur général de l’armée, se présentant au consulat accompagnés de quarante grenadiers. Ils arrêtèrent le baron et les deux individus qui se trouvaient avec lui et saisirent tous ses papiers. Les prisonniers furent ensuite conduits en chaises à porteurs à Chiaia où on les embarqua à bord d’une galiote qui fit aussitôt voile vers Gaète. Les captifs y furent reçus par un détachement de soldats commandés par quatre officiers et conduits à la citadelle où Théodore et ses acolytes furent traités avec tous les égards20. Neuhoff recevant même trois ducats par jour pour sa subsistance21. La version des faits relatée par Pier Simone Ginestra, lieutenant corse en garnison à Gaète, parent de Domenico Rivarola et partisan de la France, est moins glorieuse : « Dans la nuit du mardi 2 décembre, sur ordre de Sa Royale Majesté, le fameux roi de corse Téodoro di NeuKoff (sic) fut arrêté et immédiatement conduit au château de Gaète. Ginestra, qui manifestement n’aime pas Théodore ajoute qu’il « a été pris dans la maison du consul de Hollande par de simples sbires ce qui revient à dire comme un coquin et à Gaète la consigne est 17. Dès le mois d’octobre1738, Théodore avait demandé au capitaine Bigani de prévenir Drost d’avoir à le rejoindre à Naples, les frais du voyages devant être assurés par les sieurs Bookman et Evers. Lettre à Bigani, sous couvert de Bookman et Evers, non datée. Ibidem. 18. Lettre de Bernabò au Sénat, Rome, le 29 novembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 19. « Questi Corsi siccome quelli di Napoli compariscono avviliti per la carcerazione del loro Teodoro, non sono per ciò più docili di prima, mentre apertamente dicono che già mai li popoli di Corsica depositeranno le armi, ed essendo resi publici li capitoli del nuovo regolamento, ne manifestano poca, o per meglio dire, niuna sodisfazione. » Lettre de Bernabò au Sénat, Rome, le 13 décembre 1738. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 20. Informations répercutées par les gazettes hollandaises et anglaises de janvier et mars 1739. Citées, en note, par André Le Glay, op. cit., p. 201. 21. Lettre de Puysieulx à Amelot, Naples, le 16 décembre 1738. Paris. A.M.A.E., C.P., Naples 36. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:339 14/12/2011 09:46:44 340 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE de ne le laisser communiquer avec personne et de le garder à vue mais de lui donner l’argent qu’il réclamera22 ». Quoi qu’il en ait vraiment été des conditions de son arrestation et de sa détention, le roi de Corse sera libéré dans la nuit du 16 au 17 décembre et aussitôt reconduit à la frontière des États pontificaux23. Ce que Pier Simone Ginestra déplore car, dit-il, s’il cultive l’espérance de voir sa patrie libérée, il souhaite qu’elle ne le soit jamais par Théodore, en qui il voit un tyran bien pire que les Génois24. Comme l’attitude de Valemberg en cette affaire et le soutien jamais démenti des Pays-Bas à Théodore avaient grandement indisposé le gouvernement français, Amelot ordonna à Fénelon, ambassadeur de France à La Haye, de faire les plus vives remontrances aux états généraux. Valemberg fut directement mis en cause : « La république ne peut disconvenir combien l’impunité d’un pareil procédé de la part de son consul marquerait peu d’égards pour le roi et pour ce qu’elle doit à l’amitié de Sa Majesté. Si ce qui fait le motif de nos plaintes ne portait que sur quelques particuliers non avoués, nous pourrions y donner moins d’attention, mais la chose est fort différente et bien plus répréhensible lorsqu’on voit un consul hollandais contribuer publiquement à de pareilles entreprises. » Le ministre convoqua aussi le sieur Van Hoëy, représentant de la Hollande à Paris, pour lui faire part de son mécontentement. Aussi les états généraux ne purent faire autrement que de donner satisfaction au gouvernement français en révoquant, le 2 décembre 1738, Joseph Valemberg25. Cependant, ils récusèrent, non sans embarras il est vrai, l’accusation de connivence du gouvernement hollandais avec Théodore qu’Amelot, fort remonté, avait chargé Fénelon d’instruire sur la base des déclarations faites à Alicante par le matelot Vastel. L’envoyé de Hollande, une nouvelle fois convoqué à Versailles, alla « jusqu’à faire entendre clairement que l’on obligerait le Pensionnaire personnellement en ne poussant point cette affaire26 ». On en resta donc là. C’était d’ailleurs l’avis de Fénelon, lequel estimait, en ce début d’année 1739, qu’il n’y avait pas eu compromission en cette affaire ni du Pensionnaire ni d’aucun membre du gouvernement, mais que les complicités éventuelles se situaient au niveau de certains personnages favorables à la politique du roi d’Angleterre. 22. Copia di lettera di Pier Simone Ginestra scritta da Napoli à Gherardo Giordani di Livorno in data di 8 dicembre 1738. Lettre recopiée par Bernabò. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 23. Lettre de Puysieulx à Amelot, Naples, le 20 décembre 1738. Paris, A.M.A.E., C.P., Naples 36. D’après Nicolò Frediani, il aurait été libéré le 15 décembre et accompagné par un officier et douze soldats à cheval jusqu’à la frontière et là, selon la rumeur, il aurait pris la poste pour Rome. Copia di lettera scritta da Nicolò Frediani da Napoli li 23 dicembre 1738 a Liborio Passaglia in Livorno. Lettre recopiée par Bernabò. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 24. Copie de la lettre de Pier Simone Ginestra, écrite de Gaète le 15 décembre 1738 à Gherardo Giordani de Livourne. Ibidem. 25. Extrait de la résolution du 2 décembre 1738 prise par L.H.P., les États Généraux relativement au consul de Naples. Paris, A.M.A.E., C.P., Hollande 429. 26. Lettre d’Amelot à Fénelon, Versailles, le 1er janvier 1739. Paris, A. M.A. E., C. P., Hollande, 429. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:340 14/12/2011 09:46:44 341 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS À défaut d’obtenir réparation sur le plan diplomatique, les Génois reprennent leur implacable traque du roi fugitif. Début janvier, si l’on en croit la rumeur, Théodore serait à Rome et, d’après Bernabò, si personne ne peut dire où il habite, certains prétendent qu’il serait malade27. Malade peut-être mais sûrement pas inactif. Le 7 du même mois, il demande à Bigani de vérifier si un navire irlandais de 18 canons, sur lequel a voyagé le baron de Drost, a bien mouillé au môle de Livourne et de s’assurer si son capitaine serait prêt à entrer à son service et à se rendre en Morée pour y effectuer un chargement de pièces d’artillerie. Le courrier qu’il a envoyé à Amsterdam doit revenir avec l’argent réclamé, mais il serait bon qu’en attendant Bigani prenne contact avec « un bon juif » et l’intéresse à ses projets, en particulier pour ce qui concerne la remise en état du navire irlandais. Il ajoute qu’il serait bon que le capitaine s’assure aussi des services d’un autre juif sûr, puisqu’il en faut un, pour centraliser la correspondance « car ils (les Hébreux) connaissent le privilège que je leur ai accordé de se construire une cité en Corse, leur en ayant déjà désigné le terrain, comme ce fut le cas pour les Grecs28 ». Nous avons là une preuve supplémentaire de la communauté d’intérêts existant entre Théodore et les juifs de Livourne et d’ailleurs. Bernabò, quant à lui, se perd en conjectures. En février il annonce à son gouvernement que Théodore, après avoir été libéré à Gaète, serait passé à Piombino et de là en Corse en compagnie de son neveu et du baron de Drost29. Au mois de mars, d’après la réponse de Bigani à Valemberg, il subodore que « l’ami », entendez Théodore, se trouve toujours dans le royaume de Naples ou en Sicile plutôt qu’à Piombino ou dans un autre port toscan, car si c’était le cas, dit-il, le capitaine du bagne de Livourne n’éprouverait pas le besoin de faire transiter sa correspondance par le biais du consul de Hollande à Naples30. En fait, une fois encore Théodore a échappé à la vigilance des espions génois. Et Maillebois débarque En ce mois de janvier 1739, le comte de Boissieux, déconsidéré par l’échec de Borgo et cloué au lit par une fièvre maligne qui l’emportera, comme nous l’avons vu, dans la nuit du 1er au 2 février, ne contrôle vraiment plus la situation. Durant cette période et jusqu’au débarquement des renforts français sous le commandement du marquis de Maillebois, l’homme fort à Bastia est le commissaire général génois, le marquis Giovan Battista de Mari. 27. Lettre de Carlo Bernabò à son gouvernement. Rome, le 10 janvier 1739. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 28. Copie de la lettre adressée par Théodore au capitaine Bigani, datée du 7 janvier 1739, sans indication de lieu. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. 29. Lettre de Bernabò à son gouvernement, le 28 février 1739. Ibidem. 30. Lettre de Carlo Bernabò à son gouvernement. Rome, le 7 mars 1739. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:341 14/12/2011 09:46:44 342 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Il se sent maintenant les mains libres pour mener la politique répressive qu’il préconisait au début de son mandat et il entend en priorité purger la capitale insulaire des personnes suspectées d’être en relation avec les rebelles. Ainsi après avoir fait emprisonner Ignace Frediani, un beau-frère de Domenico Rivarola, et un prêtre récollet, gardien du couvent de Lucciana, il n’hésita pas à investir, le 9 janvier, la maison des Jésuites pour se saisir dans l’église même d’un prêtre suspect, appelé Rostino, qui y avait trouvé refuge. Seule la menace d’excommunication brandie par le supérieur, lui fit faire marche arrière et abandonner les poursuites31. Les jours suivants, il fit arrêter l’abbé Caraffa, de Bastia, et un certain Biaggini et son fils originaires de Corte, tous trois accusés de correspondre avec l’ennemi32. Mari entend également renforcer les défenses de sa capitale et rendre coup pour coup aux rebelles qui sans cesse menacent la ville. Le bruit court qu’ils ont établi un camp volant dans les environs de la cité, les uns disent pour défendre leur bétail contre les représailles exercées par les troupes de la République, les autres pour préparer l’attaque du Nebbio qui demeure fidèle à Gênes33. Les escarmouches se succèdent : « Ces jours passés il sortit pendant la nuit un détachement des troupes de la République qui, ayant formé une embuscade, vit paroitre un petit corps de rebelles, les ayant laissé s’engager ce détachement donna tout à coup dessus, et il y en a eu quatre de tués le reste ayant pris la fuite avec précipitation. Chaque jour il y a des représailles des bestiaux des rebelles », annonce à son ministre Giorgio Maria D’Angelo qui par ailleurs a personnellement à se plaindre de l’attitude du commissaire34. En effet, le 24 janvier, ce dernier lui a fait demander par son secrétaire pourquoi et de quel droit il exerçait la charge de vice-consul et laissait sur sa porte les armes du roi de France depuis le décès de son père35. Ce à quoi Giorgio Maria répondit qu’en agissant ainsi il obéissait aux ordres de son ministre et de son supérieur le consul Coutlet36 en attendant que sa situation soit légalisée37. 31. Traduction de la lettre de Giorgio Maria D’Angelo, faisant fonction de vice-consul de France à Bastia après le décès de son père, Anton Francesco, à son ministère. Bastia, le 10 janvier 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1 32. Traduction de la lettre de Giorgio Maria D’Angelo à son ministère. Bastia, le 24 janvier 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 33. Ibidem 34. Traduction de la lettre de Giorgio Maria D’Angelo à son ministère. Bastia le 31 janvier 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 35. Anton Francesco d’Angelo, vice-consul de France à Bastia, l’un des témoins les plus importants et les plus fiables de l’épopée théodorienne et de cette période troublée de l’histoire insulaire décéda le 26 novembre 1738. « Le lagrime all’occhij scrivo la presente dando à V. ra Ecc. a notizia della morte del fù mio padre che sta in Cielo, sequita li 26 del corente mese dopo una lunga e penosa malatia… » Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas, le 29 novembre 1738. Paris, A.N., série AE-B1-199.1. 36. Traduction de la lettre de Giorgio Maria D’Angelo à son ministère. Bastia le 24 janvier 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1 37. En fait, les lettres patentes nommant Giorgio Maria d’Angelo vice-consul de France à Bastia avaient été acceptées par le Sénat de Gênes dès le 23 janvier, mais Mari n’en fut informé que quelques jours plus tard. Traduction de la lettre de Giorgio Maria D’Angelo à son ministère. Bastia le 24 janvier 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:342 14/12/2011 09:46:44 343 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS Le mois de février se poursuivra ainsi, rythmé par les nouvelles alarmantes et les attentats contre les individus. Fin janvier38, le bruit courut que le docteur Baliscione39, un fidèle de Théodore, était vraisemblablement débarqué, dans le Delà-des-Monts, d’une felouque arborant la bannière pontificale, ce qui laisserait envisager le retour du roi au mois de mars. Cette rumeur, fut sans doute à l’origine de l’assemblée générale des rebelles convoquée à Campoloro et dont rien ne filtra. Trois semaines plus tard, un chef rebelle du nom de Taglierino, originaire de Lento, fut tué sur la côte, vraisemblablement à l’instigation de Mari, par l’alfiere Felice de Lento, son ennemi, aidé d’un complice originaire de Biguglia, tous deux résidant à Bastia. Les représailles ne se firent pas attendre, la maison dudit Felice fut incendiée, son frère, son oncle et une cousine furent arrêtés, suspectés de complicité. « On prétend qu’on les fera fusiller, on dit aussi qu’un corps de rebelles viendra à Biguglia brûler la maison et ravager les biens du compagnon de Felice », conclura le vice-consul de France40. En fait rien de fondamental ne se produira avant la prise de commandement du marquis de Maillebois. Après divers retards, dus pour partie au mauvais temps, le futur maréchal de France, parti de Toulon le 19 mars 1739, débarqua à Calvi le 2141 à la tête d’une partie des renforts qu’il avait obtenus pour soumettre la Corse et qui au total devaient porter les effectifs à au moins 8 000 hommes42. Théodore avait, semble-t-il, anticipé l’arrivée des renforts français. Le 2 mars, il écrit à Zenobio Peretti qu’il qualifie pompeusement de « Illustrissimo nostro tenente generale », sans doute pour le mettre sur le même pied que Maillebois43 ! Il l’informe de la venue en Corse de son cousin Jean Frédéric44, 38. Traduction de la lettre de Giorgio Maria D’Angelo à son ministère. Bastia le 31 janvier 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 39. Il s’agit du Rd Giuseppe Maria Baliscione ou Balisone, (les graphies diffèrent selon les auteurs), docteur en théologie, dont le frère Giacomo Filippo était notaire d’Olmeto, cf. Renée Luciani, Sebastiano Costa, Memorie, op. cit., t. 2, p. 231. 40. Traduction de la lettre de Giorgio Maria D’Angelo à son ministère. Bastia le 28 février 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 41. Lettre du maréchal de camp, marquis du Châtel au comte de Belle-Isle (archives du ministère de la guerre – registre 2889), publiées par le chanoine Letteron in Pièces et documents divers pour servir à l’histoire de la Corse, op. cit., p. 423. 42. « Le roi ne s’attend pas que son général puisse agir vivement avant que d’avoir reçu le renfort des six bataillons et les trois escadrons de hussards qui doivent s’embarquer au mois d’avril ; il aura pour lors 8 000 combattants au moins sous ses ordres ». Instructions pour M. le marquis de Maillebois, Lieutenant général des armées de Sa Majesté qu’elle a chargé du commandement de ses troupes en Corses, le 14 février 1739. M. G. registre 2889. Publié par le chanoine Letteron in Pièces et documents… op. cit., p. 353-356. 43. Teodoro all’Ill.mo tenente generale, il conte Zenobio Peretti, commandante generale di Zicavo. Paris, A.M.A.E., C. P., Corse 2. Lettre publiée par le chanoine Letteron in Pièces et documents… op. cit., p. 356-357. 44. Théodore parle toujours de Gio. Federico, il s’agit incontestablement du fameux Frédéric, dans lequel tous ceux qui se sont attachés à retracer son épopée ont voulu voir son neveu. Or, comme nous l’avons déjà précisé, le roi de Corse n’avait qu’un seul neveu, issu de sa sœur unique et né de Trévoux. D’ailleurs Théodore dans les diverses missives qu’il adresse à ses partisans en ce mois de mars 1739 parle toujours de mio cugino Gio Federico baron libero di Neuhoff (lettre du 11 mars à Paolo Francesco Theodore_intok_cs3.indd Sec25:343 14/12/2011 09:46:44 344 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE baron libre de Neuhoff, seigneur de Rauschemberg, chargé d’assurer les populations de son prompt retour dans l’île et lui demande en attendant de s’emparer par tous les moyens de Porto-Vecchio. Les 14 et 17 mars, il s’adresse respectivement et à peu près dans les mêmes termes au comte Paolo Francesco d’Ornano et à Giovan Maria Balisone Teodorini45. Dans cette dernière lettre, il insiste sur la nécessité non seulement de s’emparer d’Ajaccio mais aussi de s’assurer du fortin de Campomoro. Il évoque avec colère et mépris les doléances du colonel baron de Neuhoff46 dont nous avons conté les mésaventures, fait part à son correspondant de ses difficultés momentanées dues à la censure génoise47 et l’abjure de mettre aussi le siège devant Ajaccio de telle sorte que les Génois ne trouvent plus rien à boire et à manger qui ne vienne de Gênes. Il faut simultanément persuader les Ajacciens d’organiser « des vêpres siciliennes » contre Portrait du marquis de Maillebois. la garnison génoise et de remettre la ville entre les mains des partisans du roi. Il faut aussi et surtout ranimer l’ardeur patriotique de chacun car, dit-il, tant que l’on n’agira qu’en fonction de ses propres intérêts, le peuple demeurera dans la misère, opprimé par l’ennemi et les dépenses et les tourments de son roi ne serviront à rien. Or, se plaint-il, les trahisons se multiplient, et d’évoquer pêle-mêle l’attitude du colonel Fabiani qui est entré au service du roi des Deux-Siciles, les menées de Domenico Rivarola et de son parent Nicolò Frediani, stipendiés par les Génois, qui continuent depuis Rome à jouer les espions et à brouiller les cartes en offrant le royaume aux uns et aux autres48. Et de se réjouir aussi, deux jours après, du désaveu que les nationaux auraient, d’après d’Ornano) ou plus précisément encore mio cugino carnale Gio Federico, baron libero di Neuhoff (Lettre du 14 mars 1739 à Gio. Maria Balizone Teodorini). Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 2, lettres reproduites par le chanoine Letteron in Pièces et Documents…, op. cit., p. 358-364. 45. Qualifié d’illustrissimo e reverendissimo nostro cappellano magiore et auditore. Op. cit., p. 359. 46. En qui, nous l’avons relevé, certains historiens de Théodore veulent voir un autre de ses neveux. 47. « Totalmente ni hanno chiusi (il s’agit des Génois) le passi che non posso passare avanti nè dietro ; tutte les mie lettere scritte da Napoli in differenti parti mi sono tutte restate levate… », Lettre à Balisone Teodorini, op. cit., p. 360. 48. Ibidem, p. 362. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:344 14/12/2011 09:46:44 345 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS lui, infligé à Giacinto Paoli, Erasmo Orticoni, Don Gregorio Salvini, et Ignazio Arrighi, prévenus de vouloir livrer la Corse et son roi aux Génois. En fait, un grand désarroi transparaît à la lecture de ces lettres et le marquis de Maillebois, dont les services les ont interceptées dans la deuxième quinzaine du mois d’avril49 et qui est par ailleurs bien informé de la situation insulaire, sait qu’il n’a pas grand-chose à craindre des initiatives de Théodore, bien que depuis Livourne on ait annoncé sa présence dans les eaux sardes50. Néanmoins, en bon stratège désireux de ne laisser rien au hasard, il ordonne au capitaine de la frégate Le Zéphir d’aller mouiller dans la rade d’Ajaccio et à la barque armée La Sibille de croiser entre Aleria et Porto-Vecchio pour prévenir toute attaque contre les deux villes visées par Neuhoff51. Il a, par ailleurs, pu constater que malgré la résistance de Montemaggiore et l’attitude hostile d’une partie de la province, la Balagne ne représentait pas le danger principal. La pacification de la contrée pouvait donc attendre, aussi décida-t-il de ne pas s’y attarder. Après avoir fait couper, par mesure de rétorsion, quelque 600 oliviers autour de Montemaggiore et menacé de ruiner complètement son terroir52 ainsi que ceux des autres villages qui s’obstineraient à ne pas déposer les armes, il quitta la région le 12 avril pour se rendre par voie de mer à Saint-Florent, première étape vers la capitale de l’île. Le commandant en chef du corps expéditionnaire français fera son entrée dans Bastia le 15 avril 1739, salué par vingt et un coups de canon et par le marquis Giovan Battista Mari, venu solennellement à sa rencontre53. « C’est un souverain à mourir de rire, pantalon au superlatif, italien et génois, c’est tout dire. M. de Maillebois le fait trembler et il n’ose pas le regarder entre deux yeux », commente ironiquement Du Châtel à l’intention du comte de Belle-Isle54. Après avoir reconnu les environs de la capitale insulaire, Maillebois, avant toute autre initiative et dans l’attente les renforts prévus – qui débarqueront à Saint-Florent entre les 28 et 30 avril – va prendre les dispositions nécessaires pour réduire définitivement la Balagne et empêcher ainsi qu’elle ne constitue 49. Lettre de Maillebois à Amelot, en date du 25 avril 1739. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 2. Publiée par le chanoine Letteron in Pièces et documents…, p. 367-368. Ces lettres ont été saisies sur un paysan dans le Fiumorbo quelques jours auparavant, si l’on en croit Du Châtel. Lettre adressée au comte de BelleIsle, depuis Bastia, le 25 avril 1739. Ibidem, p. 440. 50. « On apprend qu’un vaisseau suédois a mouillé en Sardaigne et qu’il se pourrait bien que Théodore fut sur ce vaisseau avec un sien neveu et le baron de Drost et que le vaisseau hollandais dit l’Agate qui est à présent mouillé dans ce port doit faire voile vers la Sardaigne pour y embarquer Théodore et ses compagnons et les passer en Corse ». Relation anonyme datée de Livourne le 11 mars 1739. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8 et 9. 51. Du Châtel au comte de Belle-Isle. Ibidem, p. 452. 52. Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas. Bastia, le 4 avril 1739. Paris A.N., série AE-B1200.1 53. Ibidem. Lettre du 18 avril 1739. 54. Lettre de Du Châtel au comte de Belle-Isle. In chanoine Letteron, Pièces et documents, op. cit., p. 445. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:345 14/12/2011 09:46:45 346 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE une menace sur son flanc droit lorsque le gros de ses troupes s’engagera dans le sillon central en direction de Corte. Il affectera à cette mission plus de 4 000 hommes, français, génois et corses, sous le commandement des officiers généraux de Villemur et du Châtel. Après une longue période de temporisation, qui lui permit de se faire une idée précise de la situation insulaire et d’engager des pourparlers secrets tant avec certains chefs balanins qu’avec ceux des villages dominant les crêtes entre le Golo et Bastia55 ce qui provoqua incontestablement la confusion et la défiance dans le camp des rebelles – le général en chef donna l’ordre, fin mai, de soumettre militairement la Balagne. Ce fut chose aisée, les opérations militaires débutèrent le 2 juin et dès le 4 de ce mois le maréchal de camp Du Châtel pouvait écrire au comte de Belle-Isle : « La Balagne doit être actuellement, Monsieur, regardée comme soumise ; la plupart des villages de cette province sont venus à l’obéissance, apporter leurs armes et donner des otages en garantie de leur soumission et de leur fidélité 56. » En ce début de juin 1739, la résistance dans le Deçà-des-Monts est à l’agonie. Le Nebbio et la Balagne étant sous contrôle, le fort de San Pellegrino fortement renforcé, l’armée française, sans craindre une forte opposition, peut se mettre en mouvement vers l’intérieur en suivant la vallée du Golo et les hauteurs dominant le fleuve en direction de Corte qui sera investi dès le 23 juin57. La chute de la capitale des nationaux va entraîner la soumission successive des dernières pièves de la montagne encore en état de résister et, au début juillet, même celle du Niolo est venue déposer les armes et livrer des otages58. D’après Giorgio Maria D’Angelo, Giacinto Paoli, Don Luigi Giafferi, Schizzetto et d’autres chefs se serait rendus à Maillebois, dès le 18 juin, dans le Rostino. Le général leur aurait accordé le pardon et aurait accédé à leur demande de pouvoir rejoindre la terre ferme59. Ils embarqueront effectivement le 9 juillet 1739 à Padulella, suivis d’une quarantaine d’hommes, sur la frégate de la poste, expédiée à cet effet depuis Bastia, qui les déposera à Longone60, au grand dam des Génois qui réclamaient leurs têtes61. Désormais Maillebois, malgré sa prudence, peut légi55. « Monsieur de Maillebois continue toujours secrètement à entretenir la désunion entre eux par les promesses qu’il fait donner à ceux qui paraissent disposés à se soumettre […] il tâche de suivre à la lettre cette maxime : Divide ut regnes », écrit Du Châtel au maréchal de Belle-Isle le 9 mai 1739, depuis Bastia. Op. cit., p. 461. 56. Lettre de Du Châtel au comte de Belle-Isle, Cateri, le 4 juin 1739, in chanoine Letteron, Pièces et documents, op. cit., p. 480. 57. Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 27 juin 1739. Paris, A.N., série AE-B1200.1. 58. Lettre de Du Châtel, Corte, le 4 juillet 1739, op. cit. 59. Lettre à Maurepas, Bastia, le 19 juin 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 60. Ibidem, Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas, Bastia le 11 juillet 1739. Parmi les exilés figurait le jeune fils de Giacinto Paoli, Pasquale, alors âgé de quatorze ans. 61. Demande adressée par Agostino Lomellini au cardinal Fleury, qui l’éluda au prétexte que les chefs corses étaient trop nombreux pour qu’on puisse envisager des représailles plus sévères que l’expulsion sans relancer les hostilités. Lettre d’Agostino Lomellini au Sénat, Compiègne, le 13 juillet 1739. A.S.G., Archivio segreto, filza 1026. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:346 14/12/2011 09:46:45 347 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS timement envisager comme une promenade de santé la pacification du sud de l’île, région où les Génois ont conservé de forts soutiens. C’était sans compter sur la pugnacité de Frédéric de Neuhoff. La furia du baron Frédéric de Neuhoff Si l’on en croit le maréchal de camp du Châtel, l’arrivée du cousin de Théodore, « premier prince du sang », avait suscité l’enthousiasme dans le royaume, mais Frédéric dut rapidement déchanter. Dès le lendemain, lors d’une chasse au sanglier organisée en son honneur, les choses vont se gâter. On lui amène alors un déserteur du régiment de Nivernais qui, interrogé sur l’état des forces françaises et les renforts attendus par Maillebois, assure que doivent débarquer bientôt 50 000 hommes. À l’ouïe de ces dires, la plupart des chasseurs s’éclipsent et « Son Altesse royale manque la bête ». De retour chez lui, Frédéric trouve son logis dévasté et ses bagages éventrés. Les pillards lui ont dérobé une bourse contenant de 800 à 900 sequins, constituant son trésor de guerre et ont emporté jusqu’à ses chemises. « Voilà ce qui s’appelle d’honnêtes gens et de fidèles serviteurs de Théodore », se gausse Du Châtel. En fait, il semblerait que le baron Frédéric ne soit guère le bienvenu dans l’île et que les chefs corses reportent sur sa personne une partie de la méfiance voire de l’hostilité qu’ils manifestent maintenant à Théodore. D’après Du Châtel, sa vie serait menacée car lors d’une réunion des chefs rebelles de Balagne il aurait été question d’exercer des représailles sur sa personne si, comme il l’a promis, Théodore ne revenait pas en Corse au mois de mai avec les secours prévus62. Ces menaces n’ont pas empêché Frédéric de venir tenir tête crânement aux chefs de la révolte, réunis le 6 mai à Venzolasca pour décider de la suite à donner à leurs actions. La majorité, découragée par le peu de succès de ses entreprises et par l’arrivée massive des troupes françaises, s’étant déclarée favorable à l’envoi de députés auprès de Maillebois, afin de négocier une reddition honorable, Frédéric s’oppose avec véhémence à ce projet et, confortant le camp des jusqu’au-boutistes, jure sur sa tête que Théodore va bientôt arriver avec des renforts considérables de troupes, d’argent et de munitions fournies par toutes les puissances maritimes de l’Europe, y compris l’Espagne. Théodore, affirme-t-il, se mettra alors à leur tête pour exterminer les Génois et leurs adhérents. Cette perspective déclenche l’enthousiasme de l’assemblée qui comme un seul homme applaudit, crie « Vive le roi Théodore » et renouvelle le serment d’allégeance. Il n’est plus question de capituler. Frédéric passe alors en Balagne où se concentrent les troupes françaises. Après avoir essayé vainement d’y galvaniser la résistance, il participera ensuite à la guérilla menée, sans plus de succès, par les rebelles pour s’opposer à l’avance des troupes 62. Lettre de Du Châtel au comte de Belle-Isle, Bastia, le 30 avril 1739. Op. cit., p. 457. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:347 14/12/2011 09:46:45 348 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE françaises vers Corte, puis, une fois la capitale insulaire investie, il les précédera dans le Sud en compagnie, semble-t-il63, de son parent, le baron de Drost. C’est là qu’il va donner la pleine mesure de son courage et de sa ténacité. Depuis Corte, Maillebois, persuadé que la pacification de la Corse est quasiment terminée, pense déjà à l’avenir et en particulier à renforcer le parti français dans l’île. « On dit que ce général a ordre de faire un nouveau régiment corse de deux bataillons, dont le colonel, le lieutenant-colonel et le major seront français et tout le reste de cette isle et il y a déjà ici plusieurs patentes d’officiers », annonce Giorgio Maria D’Angelo64. Il renforce aussi son dispositif dans le Delà-des-Monts, en y faisant passer des troupes aussi bien par le col de Vizzavona, sous les ordres du colonel de Comeras, que par voie de mer, sur la frégate La Flore et une polacre, respectivement commandées par le comte d’Uzès et le sieur de Villarzes, qui jetèrent l’ancre dans le port d’Ajaccio le 22 juillet 173965. Effectivement à cette date, le sud de l’île est déjà largement pacifié. Dès le 14 juillet, Ilario Guagno, le chef des insurgés pour la Cinarca, est venu à Ajaccio faire sa soumission à M. de Comeras, immédiatement suivi des chefs de la Rocca, Luca Ornano et Michele Durazzo Fozzano, tous trois escortés de leurs lieutenants66. Après avoir séjourné deux jours à Ajaccio, tout ce petit monde prit la route de Corte pour se présenter au marquis de Maillebois. À vrai dire, les pièves de la Rocca ne sont pas encore entièrement pacifiées malgré la soumission de leurs chefs historiques, mais seule résiste vraiment la piève de Talavo sous les ordres du prévôt de Zicavo67 et de Frédéric de Neuhoff. Pendant que se poursuit l’aménagement du chemin entre Vivario et Bocognano, le général prend ses dispositions pour passer dans l’Au-Delà-desMonts avec un renfort de 1 500 hommes68 et réduire définitivement la révolte. 63. C’est du moins ce que suggère Du Châtel lorsqu’il parle des neveux de Théodore, op. cit., p. 501, et ce que confirme François Antoine Chevrier in Extrait Historique de l’isle de corse contenant un abrégé des principaux événements de l’isle…, Paris, A.N., série K-1225, mémoire n° 21. 64. Traduction de la lettre adressée par Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas depuis Bastia, le 18 juillet 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. Ceci prouve que le projet de création du Royal Corse germait depuis longtemps dans l’esprit des responsables français et qu’il n’est en aucun cas dû aux conseils de Bianca Maria Rossi de Bozzi, comme on l’a souvent dit. Cette dernière, qui est incontestablement un des chefs du parti français dans le Sud, ne rencontrera Maillebois qu’au début du mois d’août et elle n’a donc pu au mieux que l’encourager à persévérer dans cette voie. Le Royal Corse sera finalement créé par une ordonnance royale des 10 et 31 août 1739. 65. Lettre du Sénat à son représentant à Londres, le ministre Gastaldi, Gênes le 1er août 1739. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 66. Ibidem. 67. Ou Pietro Maria Buchini, dit Manfrione, d’après A.-M. Graziani, op. cit., p. 225, ou Pietro Maria Pietri dit Manfrione, Leccia ou Bucchino, d’après Renée Luciani, in Sebastiano Costa, Mémoires, op. cit., vol. 1, p. 610, note 9, mais toujours appelé prévôt de Zicavo dans notre documentation. 68. Chevrier, op. cit. D’après cet auteur, Maillebois serait parti de Corte le 28 et non le 29 comme il est précisé ci-après. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:348 14/12/2011 09:46:45 349 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS Le départ sera différé jusqu’au 29 juillet69, le temps pour Maillebois de se remettre d’un accès de goutte qui le cloua au lit jusqu’au 27 de ce mois. Mais finalement la réduction des derniers nids de résistance se révélera encore plus difficile que ne l’imaginait l’état-major français. Le maréchal de camp du Châtel, particulièrement conscient des difficultés, écrit au maréchal de Belle-Isle que la piève de Talavo est aux mains du prévôt de Zicavo et des neveux de Théodore70 à la tête de 1 100 à 1 200 hommes auxquels ils ont fait jurer de mourir jusqu’au dernier plutôt que de manquer au serment de fidélité prêté à Théodore. Ils font régner la terreur dans la région et menacent notamment des pires représailles les pièves avoisinantes qui envisageraient de se soumettre71. Le relief montagneux de la région en rend l’accès très difficile aux troupes régulières et contrarie leur déploiement. Et Du Châtel, parvenu sur place, de regretter que Maillebois n’ait point daigné « accorder aux neveux de Théodore, les passeports qu’ils lui demandaient pour s’embarquer72 ». Aussi, dorénavant pour espérer les réduire faut-il commencer par isoler le Talavo en occupant systématiquement toutes les piève circonvoisines, ce qui va demander du temps et ce d’autant plus que la guérilla et le banditisme menacent l’arrière des troupes et les voies de communication et cela même dans le Deçà-des-Monts où sévit notamment la bande de Felix Morachini d’Omessa73. « On continue à faire des assassinats presque tous les jours sur les grands chemins, l’on a trouvé hier du côté de Biguouille (Biguglia) un officier du régiment de Béarn assassiné avec son valet, l’on a assassiné depuis le 15 du mois passé 15 à 16 personnes » déplore l’auteur anonyme depuis le couvent de Speloncato74. Et Giorgio Maria D’Angelo d’annoncer le meurtre du maître d’hôtel du maréchal de camp du Châtel sur la route de Corte, ainsi que celui de deux soldats75. Un détachement de quarante soldats génois a reçu pour mission de battre en permanence la route entre Bocognano et Ajaccio afin de la sécuriser76. Pendant ce temps, après la soumission de la plupart des pièves du Sud, qui ont livré des otages, et s’être assuré le ralliement de la presque totalité des notables 69. Lettre du Sénat à Gastaldi, Gênes, le 21 août 1739. Ibidem. 70. Outre le baron Frédéric, il s’agit du baron de Drost. Ce que confirme Chevrier : « Théodore […] y laissant le baron de Neuhoff son neveu jeune homme de 28 ans environ, le baron de Drost son parent un françois se disant ingénieur et quelques autres misérables aventuriers de cette espèce… » op. cit. 71. Lettre de du Châtel au comte de Belle-Isle, Corte le 24 juillet 1739. Op. cit., p. 498. 72. Ibidem, lettre de Du Châtel au comte de Belle-Isle. Ajaccio, le 30 juillet 1739. 73. Relations anonymes mais vraisemblablement dues à un officier français. Lettres datées de Bastia le 12 septembre et de Corte le 25 septembre 1739. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. 74. Ibidem, lettre en date du 5 août 1739. 75. Lettre de Giorgio Maria d’Angelo au ministère. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 76. Lettre du Sénat à Gastaldi, son représentant à Londres, Gênes, le 18 août 1739. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:349 14/12/2011 09:46:45 350 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE de la région par l’attribution de patentes de lieutenant ou de capitaine dans le régiment Royal Corse en formation, Maillebois77 planifie méthodiquement l’encerclement du Talavo. Les différents corps de troupes convergeront vers la piève rebelle à partir de Bastelica, Santa Maria d’Ornano, Ghisoni et Sartène78. Mais les Talavais prendront l’offensive les premiers en attaquant, forts de cinq cents hommes, le poste avancé de Ghisoni. Il fallut que le brigadier de Larnage envoie en toute hâte un détachement de 300 hommes à partir de Bastelica pour les contraindre à se retirer79. Depuis, le poste de Ghisoni a été renforcé par un contingent de Grecs venus d’Ajaccio, mais entre-temps la piève d’Olmeto s’est à nouveau soulevée, excédée par la morgue et la dureté avec lesquelles le colonel du régiment du Nivernais procédait au désarmement de la contrée. Les incidents ont fait 16 tués dont un officier et 21 blessés du côté français et bien plus encore parmi les insulaires80. Tous ces désagréments ont conduit Maillebois à temporiser et à attendre le désarmement complet des autres pièves avant de s’attaquer au Talavo et cela va demander du temps. Le 12 septembre, les choses ne semblent guère avoir évolué, à ceci près que le baron de Drost se serait rendu, aurait obtenu le pardon et se serait même marié à Ajaccio avec une dame de la Maison Colonna 81 ! Mais la piève de Talavo « qu’on assurait la semaine passée être presque entièrement soumise, est plus obstinée que jamais dans la rébellion82 » et, depuis Bastia, l’auteur anonyme (qui est vraisemblablement un officier français), excédé par l’attentisme de Maillebois, se fait l’écho des craintes des membres de l’étatmajor dont les plus pessimistes craignent que l’on ne soit « pas plus avancé au mois de décembre que nous l’étions au mois de janvier dernier83 ». Finalement Maillebois pénétra le 22 septembre 1739 dans Zicavo où il ne trouva âme qui vive, le village ayant été évacué la veille par tous ses habitants qui, chargés de leurs biens les plus précieux, étaient allés chercher refuge sur les 77. Chevrier, op. cit. 78. Lettre de Du Châtel au comte de Belle-Isle en date du 13 août 1739, depuis Ajaccio, op. cit., p. 504. 79. Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas, le 22 août 1739. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 80. Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas, le 5 septembre 1739. Paris, A.N., série AE-B1200.1. 81. Ibidem, lettre en date du 12 septembre 1739, depuis Bastia. Le 4 mars 1740 Giorgio Maria D’Angelo confirme ce mariage et nous apprend que Mathieu de Drost, qui depuis résidait à Ajaccio, vient d’être « exilé et embarqué pour Livourne ». Paris, A.N., série AE-B1-200.2. Fin mai, il est à Rome, où Carlo Bernabò, avec qui il a été en contact et qui est chargé de le surveiller, signale que Drost, qui n’a pas réussi à le duper, « n’a plus mis les pieds dans sa maison, et se promène dans Rome en compagnie de quelques Corses. Mon sentiment est qu’il est inutile de le rechercher, à moins que vous ne me demandiez le contraire. » Lettre de Bernabò à son gouvernement, Rome, le 28 mai 1740. A.S.G., Archivio segreto, filza 3011. Le 13 septembre 1741 on le retrouve à Bastia, d’où il s’apprête à passer dans l’Au-Delà-desMonts avec l’autorisation du gouverneur de Corse, le marquis Spinola, « et l’on dit qu’il envisage de prendre du service dans les armées génoises » relate, le 14 septembre 1741, Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas. Paris, A.N., série AE-B1-200.2. 82. Paris, A.N., série AE-B1-200.1. 83. Lettre de Corse à Bastia du 12 septembre 1739. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 8-9. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:350 14/12/2011 09:46:45 351 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS sommets du Cuscione sous la conduite de Frédéric et de leur prévôt. Pendant près d’un mois, encerclés dans ces montagnes maintenant recouvertes de neige et démunis de tout ravitaillement, les deux chefs insurgés et leurs derniers fidèles refusèrent opiniâtrement de cesser le combat. Cependant le blocus français et l’aggravation du climat rendaient toute résistance vaine. Vers la mi-octobre le prévôt, suivi de quelques adhérents, choisit finalement de déposer les armes entre les mains du maréchal de camp Du Châtel 84. Conduit à Ajaccio le 20 octobre 1739 avec un moine et quatre hommes de sa suite, ils furent tous embarqués le soir même pour Livourne85. À cette date, seul tient toujours la campagne Frédéric de Neuhoff qui, suivi d’une poignée de fidèles dépenaillés et faméliques, s’engage dans une cavale désespérée et héroïque d’un an à travers les montagnes du Sud, dont Giorgio Maria D’Angelo rend fidèlement compte semaine après semaine à Maurepas. Preuve s’il en faut que les agissements de Frédéric inquiètent toujours le gouvernement français, lequel considère, malgré les assurances données par Maillebois, que la pacification de l’île ne sera définitivement assurée qu’après l’élimination du jeune parent de Théodore. Aussi, tout en sévissant contre les bandits infestant les campagnes et contre ceux qui favorisent les recrutements au profit de l’Espagne et du royaume des Deux-Siciles86, tel le colonel Fabiani, les principales opérations militaires ou de maintien de l’ordre viseront durant toute l’année à essayer de s’en saisir. Au début du mois de février 1740, une opération de grande envergure est mise sur pied pour encercler Frédéric dans Zicavo. Le brigadier de Larnage, à la tête de plusieurs compagnies de grenadiers, de 40 fusiliers et de 3 piquets de 40 hommes chacun, fait route vers le village où les troupes, positionnées sur les divers points avancés, doivent faire leur jonction87. Mais Frédéric, prévenu à temps, refuse le contact et se réfugie dans le Cuscione enneigé suivi de ses derniers fidèles88. Par dépit, le 3 février, les Français incendient vingt-cinq maisons de Zicavo où les rebelles avaient été logés89 et, faisant un pas de plus 84. Lettre de Du Châtel au comte de Belle-Isle, Ajaccio, le 15 octobre 1739. Op. cit., p. 515. 85. Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 31 octobre 1739. Paris, A.N., série AE-B1200.1. 86. Ainsi Giorgio Maria D’Angelo note que le 16 janvier 1740 on conduisit à Bastia plusieurs prisonniers tant hommes que femmes et enfants, tous de la piève d’Orezza et de la famille Ciavaldini, accusés de favoriser des Corses de l’extérieur chargés de recruter au profit de l’Espagne. Lettre à Maurepas, Bastia, le 21 janvier 1740. Paris, A.N., série AE-B1-200.2. À diverses reprises déjà, D’Angelo s’est fait l’écho du mécontentement des autorités génoises face aux agissements du colonel Fabiani, le futur commandant du régiment Corsega de Naples. 87. Ibidem. Lettre du 4 février 1740, depuis Bastia. 88. « Les rebelles se sauvèrent dans les montagnes, et pour n’être plus exposés à être surpris et éviter de tomber dans les mains de gens qui ne connoissoient ni saisons ni obstacles, ni danger, ils errèrent toujours depuis ce tems dans les montagnes les plus hautes ou ils souffrirent beaucoup, plusieurs d’entre eux périrent de misère ou de froid, n’ayant pour refuge que quelque cabane de pasteurs qui les aidoient de ce qu’ils pouvoient ». Chevrier, op. cit. 89. Ibidem. Lettre du 11 février 1740, depuis Bastia. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:351 14/12/2011 09:46:45 352 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE dans l’escalade de la terreur, quelques jours après font rouer à Ajaccio un des partisans de Frédéric, tombé entre leurs mains90. Dans des conditions extrêmement difficiles, Frédéric s’accroche au Cuscione où les neiges empêchent toute poursuite91, mais les Français ont jeté une garnison dans Zicavo pour empêcher qu’on lui fasse parvenir tout secours et espèrent soit qu’il tombera ainsi un jour ou l’autre entre leurs mains, soit qu’il sera conduit en dernière extrémité à se suicider92. Peu de temps après, alors que l’on a décelé des cas de peste aux confins de la province de Vico, D’Angelo tient pour véridique le bruit courant dans Bastia qui veut que Frédéric et un de ses hommes ont été trouvés morts de faim dans une grotte et qu’à cette annonce nombre de ses partisans ont déposé les armes et imploré leur pardon93. Mais D’Angelo, les Français et les Génois doivent vite déchanter, Frédéric est bien vivant et, accompagné d’une dizaine d’hommes, il se cache maintenant dans les montagnes aux environs de Conca et serait prêt à s’embarquer94. En fait, les fugitifs, désespérés, ne disposent plus nulle part d’appuis sûrs et efficaces et en sont réduits à se déplacer sans cesse dans ces montages hostiles où les Français répugnent à s’engager. Quelques jours après leur apparition sur les hauteurs dominant Conca, ils repartent en direction de Zicavo, et D’Angelo de prédire que cette fuite désespérée ne pourra plus durer bien longtemps95 ; « toujours habillé à la corse il va errant de montagne en montagne sans s’arrêter96 ». Et la traque inexorablement se poursuit. À peine annonce-t-on sa présence aux confins du Fiumorbo, que Maillebois y fait converger des troupes97. Aussi, pour éviter de tomber dans un traquenard, Frédéric et ses derniers fidèles s’enfoncent une nouvelle fois dans les montagnes pour essayer de se faire oublier et égarer leurs poursuivants. Ils y réussissent momentanément, au point même de laisser croire que leur chef a quitté l’île. On n’entend plus parler du neveu de Théodore, relate d’Angelo, plusieurs assurent qu’il est sorti de cette isle, d’autres qu’il y est demeuré caché dans des grottes ce qui est certain c’est qu’il ne fait aucun mouvement98. L’été 1740 se passera ainsi, mais la situation est devenue intenable pour Frédéric qui est conduit à négocier sa reddition et à solliciter un sauf-conduit pour lui permettre de quitter l’île en toute sécurité99, ce à quoi Maillebois va maintenant consentir. Frédéric fera donc sa reddition le 1er octobre à Olmeto et 90. Ibidem. Lettre du 24 février, depuis Bastia. 91. Ibidem. Lettre du 3 mars, depuis Bastia. 92. Ibidem. Lettre du 4 mars 1740, depuis Bastia. 93. Ibidem. Lettre du 17 mars 1740, depuis Bastia. 94. Ibidem. Lettre du 24 mars 1740, depuis Bastia. 95. Ibidem. Lettre du 31 mars 1740, depuis Bastia. 96. Ibidem. Lettre du 7 avril 1740, depuis Bastia. 97. Ibidem. Lettre du 14 avril 1740, depuis Bastia. 98. Lettre de Giorgio Maria D’Angelo à Maurepas, Bastia, le 7 juillet 1740 99. Ibidem. Lettre du 29 septembre 1740, depuis Bastia. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:352 14/12/2011 09:46:46 353 LE TRIOMPHE DU MARQUIS DE MAILLEBOIS dès le lendemain, suivi de 35 à 40 fidèles, il sera conduit sous bonne escorte100 sur un navire français à Civita Vecchia. De là il se rendra à Livourne où il sera reçu par le général baron de Wachtendonck qui lui fera obtenir quelques mois après, par l’intermédiaire du général Breitwitz, un brevet de capitaine dans les armées du grand-duc de Toscane101. 100. Ceci afin de le protéger contre toute tentative de représailles des Génois affirment D’Angelo, dans sa lettre du 6 octobre à Maurepas, et Chevrier, op. cit. Ce dernier précise que Frédéric s’est embarqué dans le golfe du Valinco le 3 octobre en direction de Livourne. 101. En fait, Wachtendonck, quelque six mois avant sa mort, persuadera le général Breitwitz, commandant en chef des troupes autrichiennes en Toscane et l’un des membres du conseil de régence, de créer au service du grand-duc un bataillon corse, composé de deux compagnies de 200 hommes chacune choisis parmi les fuorusciti. Le commandement de la première fut confié au mois de mars 1741 à Frédéric de Neuhoff et celui de la seconde à son compagnon d’infortune Louis de Groeben « prussien et calviniste », venu de Corse avec lui au début octobre 1740. Il semblerait que l’existence de ce bataillon corse ou du moins celle de la deuxième compagnie ait été éphémère. En effet, si la première compagnie corse commandée par Frédéric est toujours en garnison à Sienne au mois d’octobre 1741, à cette date, la deuxième a été dissoute, car, nous dit Bartolomeo Domenico Gavi, la majorité des recrues de Groeben désertèrent en une nuit. Lettre de Gavi au Magistrat des inquisiteurs d’État, Livourne, le 18 octobre 1741. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. Theodore_intok_cs3.indd Sec25:353 14/12/2011 09:46:46 Theodore_intok_cs3.indd Sec25:354 14/12/2011 09:46:46 CHAPITRE 26 Et pendant ce temps, Théodore… Nous avons perdu de vue Théodore au mois de mars 1739, alors qu’il essayait de mobiliser ses derniers partisans en leur annonçant l’arrivée dans l’île de son cousin Frédéric1, prélude, affirmait-il pompeusement, à son propre débarquement. Une promesse de plus qui ne sera pas tenue et, en cette année décisive pour la Corse, seule la bravoure de Frédéric sauvera l’honneur déjà si compromis des Neuhoff. Les succès militaires et diplomatiques de Maillebois ont, semble-t-il, anéanti les espoirs de retour du roi et, comme à son habitude quand la fortune le fuit, il abandonnera le devant de la scène et s’en ira chercher refuge en quelque lieu secret, vraisemblablement sous la protection de ses amis juifs d’Amsterdam, voire du gouvernement hollandais. Nouvelles errances En février 1740, lui qui a si souvent erré fugitif et solitaire sur les routes d’Europe réapparaîtra à Cologne en grand équipage. Deux voitures de poste et des chevaux de relais s’arrêtèrent devant l’hôtel de la commanderie de l’ordre teutonique où demeure son parent le grand commandeur, baron de Drost. Sans sortir de la première voiture, où il avait pris place en compagnie de trois compagnons, habillés comme lui à la prussienne, il fit mander le secrétaire de son parent qui, après échange d’un mot de passe, l’introduisit auprès de son maître. S’ensuivit un entretien en tête à tête dont rien ne transpira et au terme duquel Théodore prit congé. Les deux voitures s’éloignèrent vers une destination inconnue, sans que l’on sache si la deuxième, aux rideaux soigneusement baissés, transportait des personnes ou des bagages. Il ne resta que trois semaines à Cologne et, durant son séjour, outre le grand commandeur, il ne rencontra qu’une religieuse de la famille Drost et un ami d’enfance, le baron Stein. Par contre il écrivit et reçut beaucoup de lettres. Bien pourvu en argent, il prit langue avec un négociant pour la fourniture d’un millier d’uniformes militaires. Désir de paraître ou nouvelle tentative d’escroquerie, 1. Lettres au comte Paolo Francesco d’Ornano et à Gio. Maria Balizone-Teodorini, op. cit. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:355 14/12/2011 09:46:46 356 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE l’affaire n’eut pas de suite et Théodore quitta Cologne le 29 février 1740 dans un fiacre de louage, accompagné d’un seul domestique2. Il déclara qu’il se rendait à Dantzig pour y négocier un embarquement, mais il aurait pris en fait la route du Hanovre à destination de Copenhague3. Une fois encore Théodore s’efforce de brouiller les pistes et la traque reprend de plus belle. Cette fois le gouvernement français, dont les troupes sont toujours engagées dans l’île, se soucie particulièrement de ses agissements, car au moment où la Corse est sur la voie de la pacification et où menace une confrontation européenne, on ne veut à aucun prix voir ce trublion venir compliquer le jeu insulaire. En cette fin février 1740, Amelot de Chaillou avait interpellé l’ambassadeur de Venise à Versailles sur la présence de Théodore dans la cité de la lagune avec l’accord tacite de la République. Ce à quoi l’ambassadeur aurait répondu qu’il n’y était plus et que par ailleurs s’il n’était pas facile dans une cité ouverte de toutes parts de pouvoir se cacher momentanément sous un faux nom et une fausse condition il n’aurait certainement pas pu y trouver refuge4. Les Génois, bien entendu, ne sont pas en reste, que l’idée d’un retour de Théodore affole. La piste anglaise sera bientôt d’actualité, et Agostino Lomellini, lors d’un souper parisien, s’en ouvre à Milord Valgrave, l’ambassadeur d’Angleterre, qui se dit persuadé que Théodore ne se trouve pas dans son pays et qu’en toute hypothèse il ne pouvait y être avec l’assentiment de la cour. Lomellini, faisant assaut de politesse, assura qu’il en était persuadé et que l’Angleterre avait toujours donné à la République et particulièrement pour ce qui concernait les affaires de Corse, la preuve de son équité et de sa bienveillance et il s’en fut le lendemain rapporter la teneur de cet entretien au cardinal Fleury et lui signaler que selon certaines sources « l’aventurier » se trouverait au Danemark5. En fait les diplomates génois ne sont pas dupes et tiennent la piste anglaise pour sûre. Dès le 13 avril, Giovan Battista Gastaldi a été chargé d’effectuer une démarche auprès de Sa Majesté britannique pour demander l’arrestation et la remise de Théodore et rappeler la déclaration solennelle et les promesses faites concernant la Corse. Cela n’a pas été suivi d’effet, car le 9 mai 1740, le sieur 2. Ces informations nous sont livrées par un extrait d’une lettre de Cologne du mois d’avril 1740, transmis au ministère, le 21 mai, par le duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France à Rome. Paris A.M.A.E., C. P., Cologne, 73. Elles ont été reprises par André Le Glay, op. cit., p. 259-260. 3. Ibidem. 4. Confidences faites par l’ambassadeur de Venise à Versailles à Agostino Lomellini, envoyé extraordinaire de Gênes auprès la cour de France. A.S.G, Archivio segreto, filza 2222. Lettre d’Agostino Lomellino à son gouvernement, Paris le 29 février 1740. En fait, il semblerait bien que Théodore ait résidé à Venise de la fin septembre 1739 à la mi-janvier 1740 avant de partir pour Cologne, via la Suisse, muni d’un confortable pécule et d’une chaude recommandation du Feldsmarchal Schulemburg auprès du chevalier Schaub, diplomate suisse, qui plus tard à Londres sera son principal soutien. Lettre de Schulemburg à Schaub, Venise, le 29 janvier 1740. Public Record of office, SP85.13.105.. Publiée par. Thierry Giappiconi in La place de Venise dans le parcours militaire et politique de notables ruraux corses au XVIIIe siècle, Thèse de doctorat en histoire moderne présentée devant l’université François-Rabelais de Tours, sous la direction du professeur Michel Vergé-Franceschi, le 17 décembre 2010. 5. Lettre d’Agostino Lomellini au Sénat, Paris le 18 avril 1740. A.S.G., Archivio segreto, filza 2222. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:356 14/12/2011 09:46:46 357 ET PENDANT CE TEMPS, THÉODORE… Bartestein, membre du gouvernement autrichien, apprendra à l’ambassadeur génois Bologna, en poste à Vienne que, d’après les informations reçues récemment de Londres, Théodore se trouverait bien en Angleterre, non pas sous la protection royale mais soutenu par un riche particulier anglais décidé à lui fournir les moyens d’intervenir à nouveau en Corse. Cette information, donnée pour certaine, provoque l’inquiétude à Gênes où l’on s’empresse de la transmettre à Gastaldi afin d’ en faire bon usage lors de ses démarches auprès du gouvernement britannique, lesquelles seront, a assuré, le ministre autrichien, soutenues par l’ambassadeur Vasner, car il en va, paraît-il, de l’intérêt de l’Empereur. Du résultat de ces démarches et des réponses qui vous seront apportées sur ces points, vous devrez en informer immédiatement et directement notre représentant à Paris, le noble Lomellini, qui a reçu de nous pouvoir d’en faire l’usage qu’il jugera le plus opportun6. Agostino Lomellini, l’envoyé extraordinaire de Gênes à Versailles est alors au centre des négociations concernant la Corse. Sa mission vise à conforter l’alliance française sans, en rien, compromettre les droits génois sur l’île. Pied à pied, il récuse les thèses de Maurepas pour qui le maintien de la Corse sous la souveraineté génoise passe par un accord militaire pérennisant la présence de garnisons françaises dans certains présides, et la concession d’un nouveau règlement garantissant en particulier aux Corses la liberté du commerce, « duquel découlerait la mise en culture des terres, le luxe la richesse, des relations sociales apaisées les contributions dues au souverain7 ». Alors que s’amoncellent au-dessus de l’Europe les nuages annonçant la guerre de Succession d’Autriche, Lomellini, fort lucidement, conclut : Seigneurs Sérénissimes, je ne me fais guère d’Illusion d’obtenir satisfaction en cette négociation et ne sais jusqu’où iront les intentions de cette cour concernant la Corse, mais je suis de plus en plus convaincu que cette puissance ne tardera pas à s’unir à l’Espagne et qu’elle pense à s’établir et à se fortifier en Corse au moins pour le temps de la guerre et son intention est de le faire avec l’accord, au moins apparent, de vos Seigneuries Sérénissimes8. Effectivement, dans ce contexte, il est impératif pour la France de contrôler l’île et d’empêcher ses adversaires potentiels d’y prendre pied. Les Anglais, bien entendu, déjà si bien implantés en Méditerranée, mais les Autrichiens aussi qui manifestent des velléités d’immixtion. Un courrier de Vienne, intercepté au début du mois de septembre, fait état de nouvelles rumeurs sur une possible intervention des troupes impériales en Corse, le duc François de Lorraine « ayant reçu avis du fameux Théodore » que ses partisans dans l’île, déçus par l’attitude de Versailles qui entend tenir les promesses faites à Gênes et donc les réduire à l’obéissance, 6. Doge, Gouverneurs et Procurateurs de la République au Secrétaire Gastaldi, Gênes le 18 mai 1740. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 7. Lettre d’Agostino Lomellini au Sénat, Paris le 25 avril 1740. A.S.G., Archivio segreto, filza 2222. 8. Note jointe à la lettre ci-dessus mentionnée. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:357 14/12/2011 09:46:46 358 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE seraient prêts à leur faire bon accueil si, une fois débarqués dans l’île, ils soutenaient ses droits, actuellement fort compromis9. Ces rumeurs, en fait, viennent donner de la consistance aux informations fournies à Gastaldi au début du mois passé par le représentant de Madrid en France, le prince de Campofiorito (ou Campo Florido) selon lesquelles Théodore aurait noué à Venise des contacts secrets avec les Anglais. Ceux-ci, ayant acquis la conviction que la France se déclarerait en faveur de l’Espagne et entendait occuper préventivement quelques places fortifiées en Corse, auraient suggéré à la cour de Vienne d’envoyer des troupes en Corse et d’accepter l’offre de Théodore de reconnaître l’île comme fief d’Empire. Se voulant cependant rassurant, l’ambassadeur espagnol assura à Gastaldi que jamais plus les troupes autrichiennes n’iraient en Corse. Ce dernier le remercia et, bien que fort inquiet, crut habile de lui rétorquer qu’il avait déjà pris connaissance de la plupart de ces informations en lisant les gazettes. En fait, à cette époque, les Génois ne savent plus à quel saint se vouer car Théodore, à son habitude, multiplie les initiatives et, peut-être déçu par l’accueil reçu par ses propositions à Vienne, essaye d’approcher la cour de France par l’intermédiaire de son beau-frère, Gomé-Delagrange, conseiller au Parlement de Metz. Après plusieurs courriers restés sans réponse, il revient à la charge au début octobre afin de savoir au juste quelles étaient les intentions de la France au sujet des Corses. Il ne peut croire, lui confie-t-il, que Louis XV veuille favoriser les Génois et opprimer des innocents ; il se plaint aussi d’être sans cesse traqué par ses ennemis qui s’ingénient à détourner sa correspondance et à « envoyer des espions de papier contre lui10 ». Comme à son habitude, il assurait ses parents de sa sollicitude, mais Gomé Delagrange, insensible à ces approches, lui répondit froidement qu’il n’entendait pas se mêler de ses affaires. Cette réponse offusqua Neuhoff qui en fit reproche à son beau-frère : « Comme s’il était très délicat de se mêler de mes affaires, terme que je ne m’attendais de personne encore moins de vous, mes actions étant applaudies et respectées même de l’ennemi. » Toujours aussi hâbleur et mégalomane, il insiste cependant pour que son parent soit son intermédiaire avec la cour de France, car aucune puissance ne peut contester ses droits et intervenir dans l’île sans son accord. Il a été élu légalement et de plus, assure-t-il, contre toute vraisemblance, il possède presque toutes les terres au sud de la Corse, détenues en 931 par Neuhoff, vice roi de Corse, et depuis transmises en fiefs à ses ancêtres « en ligne droite aînée ». La tombe de cet ancêtre illustre est toujours visible à Aleria et, assure-t-il, « j’ai fait 9. Copia di lettera di Vienna, 3 settembre 1740. Paris. A.M. A.E., C.P., Corse 1 et 2. 10. Lettre de Théodore à Gomé-Delagrange, le 1er octobre 1740. Paris, A.M.A.E., C.P., Corse 2. Citée par André Le Glay, op. cit., p. 260-261. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:358 14/12/2011 09:46:46 359 ET PENDANT CE TEMPS, THÉODORE… caver et sous-terrer l’endroit et trouvé le dépôt du corps et l’inscription de son nom, Neuhoff, avec nos propres armes ». Ses droits sur la Corse sont donc intangibles, conclut-il avec superbe, et nul ne peut les contester, aussi le roi de France ne peut en aucune manière imposer à ses fidèles sujets de demeurer sous la tutelle génoise et s’il a d’autres visées sur l’île, il doit s’en expliquer avec lui. Il apporterait alors son concours à Louis XV, car sa seule ambition, si ses prérogatives sont reconnues, est d’assurer le bonheur des Corses. Ces rodomontades n’impressionnèrent guère le conseiller au Parlement de Metz qui, après mûre réflexion, décida de transmettre le courrier de Théodore à Amelot de Chaillou. Il signifiait au secrétaire d’État aux Affaires étrangères qu’il était conscient du ridicule des propositions de Neuhoff et n’entendait d’aucune manière intervenir dans ses affaires, mais qu’il s’était cru obligé de lui transmettre ses missives11. Amelot remercia Gomé Delagrange et lui dit qu’il avait lu les lettres au cardinal Fleury. Son Éminence lui savait gré de sa démarche et jugeait qu’il ne fallait faire aucun cas de ces écrits et qu’il fallait les laisser sans réponses. Suite à quoi, Amelot retourna les lettres au conseiller avant de se raviser et de les lui réclamer quelques jours plus tard, ayant, disait-il, « quelques raisons de les voir encore12 ». Ce dernier obtempéra, Amelot conserva les lettres et Gomé Delagrange n’entendit plus parler de son encombrant beau-frère. Pendant plusieurs mois, Français et Génois furent également sans nouvelles du roi fugitif mais, au mois de juin 1741, lors d’une conférence consacrée à la question corse où il était à la fois question du maintien des troupes françaises dans l’île et du règlement à négocier entre Gênes et les insulaires, le cardinal Fleury, sans doute dans le but de faire évoluer les positions de son interlocuteur sur ces deux points précis, annonça à Agostino Lomellini que Théodore se trouvait quelque part en Allemagne, bien pourvu en deniers et apparemment sous la protection de la reine de Hongrie ou du grand-duc de Toscane13. À Livourne, Bartolomeo Domenico Gavi, pourtant toujours si bien informé, se dit dans l’impossibilité de situer Théodore qui a réactivé ses contacts avec les fuorusciti et en particulier avec le prévôt de Zicavo, réfugié dans cette ville. Cela est d’autant plus inquiétant qu’il a annoncé à ce dernier l’arrivée prochaine d’un navire chargé d’armes et de munitions dans l’Au-Delà-des-Monts. Depuis, le prévôt et ses partisans à Livourne s’imaginent qu’après le retrait des troupes françaises de l’île on pourra relancer l’insurrection14. C’est une période où le prévôt manifeste une grande activité et se déplace beaucoup. Fin octobre 1741, 11. Lettre de Gomé Delagrange à Amelot, Thionville, le 11 décembre 1740. Paris A.M.A.E., C.P., Corse 2. Citée par André Le Glay, op. cit., p ; 263. 12. Lettre d’Amelot à Gomé Delagrange, 24 janvier 1741. Ibidem. 13. Lettre d’Agostino Lomellini à son gouvernement, Paris le 19 juin 1741. A.S.G., Archivio segreto, filza 2222. 14. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:359 14/12/2011 09:46:46 360 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Bernabò l’a repéré à Rome mais ne sait pas s’il entend s’installer dans cette ville ou bien poursuivre sa route vers Naples. Il relie cependant cette venue à l’agitation perçue depuis dans la mouvance du chanoine Orticoni. La demeure de ce dernier est devenue le refuge de tous ceux qui à Rome honnissent le gouvernement génois. L’agent Bernabò le soupçonne de multiplier les courriers en direction de l’île pour inciter les peuples à la révolte en leur faisant miroiter un prochain débarquement des troupes espagnoles en Italie qui au passage occuperaient la Corse. Depuis Naples, Giafferi et Giacinto Paoli entretiennent les mêmes espérances et prétendent que le gouvernement napolitain les soutient secrètement et a fourni une aide financière à Orticoni grâce à laquelle ce dernier a pu acheter des cannes de fusils et de la poudre, aussitôt acheminées à Livourne15. Attendu dans le port toscan, Théodore à son habitude apparaît ailleurs. Au mois de septembre 1741, il est signalé dans les environs de Rome. Le 14 de ce mois est arrivé en calèche un abbé « corpulent et de taille ordinaire » qui s’est révélé être le chevalier de Rossi, agent de la princesse de Toscane. À peine parvenu dans la ville éternelle, il s’est fait conduire chez le chirurgien Gaetano Pelegrini à qui il demanda des nouvelles du roi et se montra fort étonné que nul ne l’ait vu, car, d’après ce qu’on lui avait affirmé, il aurait dû se trouver dans les environs de Rome et plus précisément encore à Vicovaro, fief du comte Bolognetti, dans la maison de campagne des frères Pelegrini où il devait rester caché jusqu’à son passage en Corse. S’il n’est pas là, il ne saurait tarder à y arriver, écrit à Bernabò Giovan Battista Stanchi gouverneur de Vicovaro et originaire de Castiglione, et dès que j’aurai été averti de son arrivée ici ou au lieudit Li Porelli, dont Nicolò Frediani de Bastia est gouverneur, je vous le ferai savoir immédiatement 16. Un mois plus tard, la piste romaine est également retenue par le consul Gavi. Selon ses renseignements, Théodore aurait trouvé refuge dans un jardin attenant à la maison de la sœur Fonseca. Bernabò, consulté, confirme l’existence de ce jardin à proximité de l’établissement religieux où, en d’autres temps, Théodore avait trouvé le gîte et le couvert, mais il se dit persuadé qu’actuellement il ne s’y trouve pas17. En fait, pendant qu’on le recherche vainement en Italie, Théodore, si l’on en croit une relation anonyme tardive18, recrute des mercenaires dans le duché de Juliers et est à Cologne depuis le 20 septembre 1741, installé chez Monsieur et Madame de Borscherd und Hompesch lesquels, éblouis par sa faconde et la 15. De Carlo Bernabò aux Sérénissimes Collèges, Rome le 28 octobre 1741.A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 16. Copie de la lettre adressée par Giovan Battista Stanchi, gouverneur de Vicovaro à l’agent Carlo Bernabò le 14 septembre 1741. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 17. Extrait d’une lettre du consul Gavi de Livourne aux Sérénissimes Collèges, le 18 octobre 1741. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 18. Anedoctes (sic) de la vie du fameux aventurier Théodore baron de Neuhoff pendant les années 1747, 48 et 49. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:360 14/12/2011 09:46:46 361 ET PENDANT CE TEMPS, THÉODORE… présentation de son sceau royal, l’ont reçu avec « des honneurs durant son séjour de dix mois qui surpassent ceux que l’on étoit accoutumés de faire aux plus grands seigneurs. Il avait tellement gagné leurs cœurs qu’il s’en était rendu le maître absolu et tous deux l’aimaient, le respectaient et le soignaient au-delà de toute imagination. » Il les persuada que dès le retour en Corse, il leur ferait toucher des sommes considérables qui les dédommageraient largement de leurs dépenses présentes et à venir et qu’il ferait bâtir à leur intention dans le parc de leur château une maison dépassant en splendeur celle de l’Électeur. Une fois encore Théodore, par sa prestance, son assurance et son don de la dissimulation et de l’affabulation réussit à jeter le grappin sur des gens de la bonne société qui désormais ne ménageront ni leur temps ni leur argent à son service. C’est dans la maison des Borscherd qu’il convoqua hommes et officiers en vue d’un enrôlement, le tout dans le plus grand secret et sous serment de n’en rien dire jusqu’à leur embarquement. Il promit ainsi les plus grands avantages aux soldats qu’il engageait et assura aux officiers que leur fortune était faite. Certains d’entre eux disposaient de biens considérables et d’autres de moins conséquents mais « à tous il a trouvé le secret d’en arracher un peu et de leur en faire coûter d’ailleurs tant que plusieurs d’eux s’en ressentent encore aujourd’hui de l’honneur et du poids de leurs charges19 ». Il trouva également le moyen de délester Mgr Gruffin, chanoine du chapitre cathédrale de Cologne, de quelque 600 écus, puis un beau jour, vraisemblablement pourvu d’un confortable pécule susceptible de financer de nouvelles aventures, il disparut. Nous le retrouverons bientôt en Angleterre. Durant cette période, les espions génois, malgré tous leurs efforts, n’arrivent pas à situer Théodore. Le mystère demeure donc entier et il inquiète d’autant plus les autorités ligures, que la situation dans l’île risque de se dégrader rapidement après l’évacuation des troupes françaises. Nouvelles intrigues Les partisans de Théodore partagent cette opinion, tel Mathieu de Groeben, cet officier prussien qui avait suivi Frédéric de Neuhoff dans sa folle équipée insulaire et qui depuis, comme nous l’avons vu, était passé avec ce dernier au service de la Toscane. Début octobre 1741, Carlo Bernabò a saisi deux de ses lettres dont l’une est destinée à Rainero Bigani qui depuis ses démêlées avec les autorités toscanes a su trouver de solides appuis comme en témoigne l’adresse : à « Monsieur le capitaine Bigani consul général de la Levante et Barbarÿ pour le service de Sa Majesté le roi de Naples20 ». Groeben semble du dernier bien avec le nouveau 19. Ibidem. 20. Lettre datée de Livourne le 18 septembre 1741, transmise à Gênes avec la lettre de Bernabò du 2 octobre 1741. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:361 14/12/2011 09:46:47 362 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE consul, il a eu de ses nouvelles par sa fille, en pension dans un couvent, et il le félicite pour sa promotion. Il lui annonce aussi que Frédéric de Neuhoff, n’a pas encore répondu à sa lettre transmise par l’intermédiaire de Giordani « vous le connessé qu’il est paresseux pour écrire » et se trouve en garnison à Sienne avec les compagnies corses en formation. Voici pour les civilités, quant au contexte politique, il est à peine esquissé : « De nouveau, il n’y a rien ici ; les Corses se voyant libres des troupes françaises commencent à se soulever peu à peu et il ne se passera pas une demi année que la rébellion générale sera comme premier. » La deuxième lettre, adressée à Francesca Constanza Fonseca à Rome, est plus explicite. Ses relations avec la religieuse semblent suivies et Groeben sert d’intermédiaire entre elle et des Corses exilés en Toscane. Après lui avoir également donné des nouvelles du baron Frédéric, il entre dans le vif du sujet concernant Théodore : « L’Ami, dit-il, peut venir, c’est justement le temps, la Corse commence déjà à se soulever […] j’ai écris quelque fois à l’ami il ne m’a jamais répondu. Ecrivé à l’ami qu’il fasse la force en effet et non en lettres et paroles pour secourir ces gens, s’il perd ce temps et n’en veut profiter il peut faire conte de n’y penser jamais plus, il est temps de travallier avant qu’il entre un autre dans l’île21. » Le ton est pressant mais Théodore demeure introuvable et le restera durant une grande partie de l’année suivante, confortablement installé, comme nous l’avons vu, à Cologne. Au mois de décembre 1742, selon les confidences faites par le marquis Mari, ambassadeur d’Espagne à Venise, au consul de Gênes, Carlo Goldoni, Théodore se serait trouvé dans cette ville. Goldoni qui l’a fait rechercher n’a pas pu en apporter la preuve, mais ceux qui véhiculent cette nouvelle prétendent « qu’il attend un vent favorable pour passer à Livourne d’où il est à craindre qu’il ne s’enhardisse à retourner dans le royaume de Corse qu’il a tant de fois inquiété22. » Cette information, pour si imprécise qu’elle soit, corrobore cependant celles, beaucoup plus inquiétantes bien que divergentes, venues de Naples et recueillies pas le consul Luiggi Molinelli et le sergent général Giovan Battista de Mari. Le premier a appris par deux sources différentes, mais également accréditées, que Théodore se trouve à bord d’un vaisseau de la flotte anglaise et qu’il a par ailleurs renoncé en faveur du fils du roi d’Angleterre à la plupart des droits qu’il pense détenir sur la Corse23. Le sergent général de Mari est plus précis, il cite ses sources : le colonel Arnaud est venu lui faire part de ce que le capitaine Don Luiggi della Rocca, de 21. Lettre de Groeben à Francesca Constanza Fonseca, Livourne, le 18 septembre 1741. Ibidem. 22. Lettre du consul Goldoni aux Sérénissimes Collèges, Venise, le 15 décembre 1741. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 23. Copie de la lettre adressée aux Sérénissimes Collèges depuis Naples, le 18 décembre 1742 par le consul Luiggi Molinelli. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:362 14/12/2011 09:46:47 363 ET PENDANT CE TEMPS, THÉODORE… passage a Gênes, lui avait confié. Actuellement rattaché à l’état-major du régiment de Barcelone, Don Luiggi avait servi sous les ordres d’Arnaud en Espagne en tant qu’officier alors que ce dernier commandait en second le régiment de Barcelone. Il affirme qu’on donne pour certain à Naples, et le gouvernement local n’en ignore rien, que les affaires de Corse vont au plus mal et que le 1er janvier 1743 les Corses devraient acclamer pour roi l’infant Don Felipe et crier « mort au gouvernement génois ». Pire encore, ils projettent des vêpres siciliennes contre les troupes génoises stationnées dans la montagne et le prétexte en sera l’exigence de la taille. La rébellion deviendrait alors générale et ceci devrait se passer au mois de février ou au plus tard au mois de mars. Le capitaine Della Rocca ajoute que Théodore ne devrait pas être loin et qu’il devrait passer en Corse au mois de janvier avec quantité d’armes, de munitions et des canons de siège. On ne sait pas sur quel navire il embarquera, mais on a signalé la présence dans le port de Cagliari d’un navire de guerre espagnol, le Sant’ Isidoro, escorté d’une frégate et de deux galiotes, dont le commandant, questionné sur sa présence dans ce port, a laissé entendre qu’il y attendait les ordres de son patron24. Ces deux relations, comme nous le verrons, véhiculent chacune une part de vérité et ces apparentes contradictions ajoutent au trouble du gouvernement génois qui va bientôt, une fois encore, songer à se débarrasser définitivement de Théodore. 24. Exposé de l’Illustre Sergent général aux Sérénissimes Collèges, le 31 décembre 1742. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec26:363 14/12/2011 09:46:47 Theodore_intok_cs3.indd Sec26:364 14/12/2011 09:46:47 CHAPITRE 27 Ultime retour Au début de la guerre de Succession d’Autriche, Théodore est décidé à jouer son va-tout, aussi après avoir essuyé une fin de non-recevoir de la part du Cabinet Fleury il va s’efforcer de rebondir en faisant allégeance au camp adverse. D’Allemagne, il est passé en Angleterre. Au début septembre 1742, il déclare considérer désormais comme félons ceux de ses sujets qui continuent à servir l’Espagne, Naples et la France contre la reine de Hongrie et de Bohême, le grand-duc de Toscane, le roi d’Angleterre le roi de Sardaigne et leurs alliés. Datée du 1er septembre à Londres, la déclaration n’est pas écrite de sa main et a été vraisemblablement dictée à un tiers, mais le style, inimitable, permet de la lui attribuer : « Faites donc savoir à l’illustre Colonna (Antonio ?) que ma volonté est qu’à la lecture de ceci le régiment corse au service de Naples abandonne ce parti, se soumette à mon autorité et se donne les moyens de revenir dans mon royaume ou j’envisage de me rendre sous peu, bien pourvu et accompagné1 », écrit-il avec superbe à son interlocuteur non identifié résidant à Naples, et de faire part, en post-scriptum, de son espoir d’y conduire le régiment Royal Corse, pour l’instant encore au service de la France. À bord du Revenger Neuhoff va bientôt mettre ses projets à exécution. Le 12 décembre 1742, le consul de Gênes à Lisbonne, Ferdinando Viganego fait savoir au secrétaire Piccaluga que, selon la rumeur courant dans la ville depuis qu’un navire anglais démâté y a trouvé refuge le 4 de ce mois, un navire de guerre de quatre-vingts canons de même nationalité, le Revenger, commandé par le capitaine Georges Berkley, a jeté l’ancre dans le port de Cascais à quatre lieues de Lisbonne. Il doit, avec six autres bâtiments, aller renforcer l’escadre de l’amiral Matthews. Théodore se trouve à son bord et l’on prétend qu’il bénéficie du soutien de l’An1. Lettre attribuée à Théodore. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. Il est précisé enfin que l’on devra faire exécuter des copies de ce texte par un fidèle et les remettre ensuite à qui de droit. C’est vraisemblablement une de celles-ci qui est parvenue jusqu’à nous. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:365 14/12/2011 09:46:47 366 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE gleterre et de la Hollande, laquelle envoie également des navires de guerre à son secours, et qu’en Angleterre furent embarqués sur ce navire des troupes, des armes et autres secours pour ses partisans insulaires dont un subside de cent mille livres sterling. Il se dit aussi que les Anglais et les Hollandais ont décidé de s’allier pour empêcher la France et l’Espagne de mettre l’Infant Felipe sur le trône de Corse ce qui leur permettrait de réserver l’accès aux côtes de Barbarie et du Levant aux seuls navires de la Maison de Bourbon2. L’enquête diligentée à son initiative dans les milieux britanniques de Lisbonne permet toutefois à Viganego de tempérer quelque peu ces mauvaises nouvelles. Parmi les Anglais interrogés, d’aucuns démentent en bloc ces rumeurs et ceux qui les accréditent prétendent que le baron est monté à bord du Revenger sans l’assentiment du gouvernement britannique, grâce à l’amitié du capitaine Berkley. Cependant, ces derniers confirment que des navires hollandais chargés de munitions se dirigent à sa suite vers la Méditerranée3. Après avoir touché Villefranche, le Revenger, si l’on en croit André Le Glay, serait arrivé à Livourne le 7 janvier 17434. Les diplomates en poste à Florence vont pendant un certain temps se perdre en conjectures sur les raisons de sa présence dans les eaux toscanes. Le 22 janvier, l’envoyé génois, Agostino Viale, est enfin en mesure d’annoncer à son gouvernement que le général baron de Breitwiitz, membre du conseil de régence et commandant militaire en Toscane, s’est rendu le 14 janvier à Livourne à la demande de Théodore qui désirait l’informer de certaines affaires dont il avait traité avec le Feldmarschall Ferdinand Traun von Abensberg. La veille de son départ, il en avait informé le comte de Richecourt et le prince de Craon, président du conseil de régence. Viale dit tenir cette information d’un de ses amis intimes évoluant dans le premier cercle du pouvoir en Toscane5. Bartolomeo Domenico Gavi confirme que Breitwitz est monté le jour suivant à bord du Revenger, accompagné du seul Goldworthy, consul d’Angleterre à Livourne. Il y passa un long moment puis redescendit à terre et repartit dès le lendemain pour Florence. Après son départ, le bruit courut dans la ville que Théodore se trouvait à bord du Revenger. Mais une fois encore, dans certains milieux favorables à l’Angleterre, on laissa entendre qu’il s’agissait plutôt de l’amiral Matthew, venu incognito s’entretenir avec le général Breitwitz de quelque affaire d’importance, et repartit lui aussi la nuit suivante à bord du navire de 2. Copie de la lettre du consul de Lisbonne au Magnifique secrétaire Piccaluga en date du 12 décembre 1742. Et du même, lettre adressée le même jour aux Sérénissimes Collèges. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 3. Ibidem. 4. André Le Glay, op. cit., p. 265. 5. Copie de la lettre adressée aux Sérénissimes Collèges par le Magnifique Agostino Viale de Florence en date du 22 janvier 1743. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:366 14/12/2011 09:46:47 367 ULTIME RETOUR guerre le Vinces pour rejoindre son escadre qui mouillait aux îles Herey, laissant à Livourne le Revenger et trois autres navires de guerre6. En fait, le secret sera momentanément préservé et Horace Mann lui-même, le représentant du roi Georges II à Florence, n’avait pas été mis dans la confidence par son subordonné le consul Goldworthy. Ce dernier s’en excusa, alléguant que son intention était de le mettre au courant mais que le capitaine Berkley s’y était opposé au prétexte que cela serait contraire à ses instructions7. Horace Mann, homme fin et lettré, était un petit parent pauvre d’Horace Walpole avec qui il entretint une longue correspondance Portrait de Sir Horace Mann. qui contribua à sa renommée. Nommé chargé d’affaires à Florence en 1738 et promu résident en 1740, il était devenu un personnage incontournable de la vie mondaine florentine et recevait la meilleure société au palazzo Manetti. Sa mise à l’écart dans cette affaire est d’autant plus étrange que l’ambassade est devenue, en ce début de guerre de Succession d’Autriche, un centre de renseignement au service de la flotte anglaise de Méditerranée et que Mann ne cache pas sa sympathie pour les Corses révoltés. Quoi qu’il en soit, Mann comme bien d’autres diplomates en est réduit à répercuter à son gouvernement les rumeurs les plus extravagantes. Qui se trouvait à bord du Revenger ? Était-ce le roi de Sardaigne, l’amiral Matthews, Théodore de Neuhoff ou bien… Robert Walpole, le père d’Horace8 ? L’embarras où se trouve Mann, du fait de son subordonné, amuse Horace Walpole qui lui confirme, « sous le sceau du secret », que le mystérieux passager du Revenger n’est pas Sir Robert Walpole9. Par contre, Théodore se trouvait bien sur ce bâtiment, où vinrent le rejoindre le prévôt de Zicavo, le frère du prêtre Croce et plusieurs exilés balanins10. Le 6. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi aux Sérénissimes Collèges, Livourne, le 23 janvier 1743. Ibidem. 7. De Lorenzi à Amelot, le 9 février 1743. Paris A.M.A.E., C.P., Florence 93. Cité par Le Glay, op. cit., p. 266. 8. Dr Doran, Mann and manners at the court of Florence, Londres 1886, cité par Le Glay, op. cit., p.267. 9. Horace Walpole à Mann, le 13 février 1743 : in The letters of Horace Walpole, Londres 1891, 9 vol. in 8°. Ibidem. 10. In questo punto che sone le ore 23 di questo sudetto giorno vengo avisato che il Proposto di Zicavo e fratello del prete Croce et altri Corsi, habbino imbarcato le loro robbe sopra una delle lancie di dette nave de guerra inglesi ; segno évidente che imediatamente si devono imbarcare questa sera, écrit le Theodore_intok_cs3.indd Sec27:367 14/12/2011 09:46:47 368 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE 30 janvier, avec tout ce petit monde à bord et suivi d’un autre navire de guerre, le Salisbury, le Revenger quitta Livourne en direction de la Corse11. Après leur départ, un négociant anglais laissa entendre qu’ils pourraient être rejoints par une escadre détachée de la force navale principale commandée par l’amiral Thomas Matthews, avec pour mission de croiser dans les eaux corses et d’incendier le navire de guerre espagnol, le Sant’ Isidoro, qui mouille depuis quelque temps devant Ajaccio12. Par ailleurs, Bartolomeo Domenico Gavi, toujours bien informé, a appris que le docteur Salvatore Olmeta, un fidèle de Neuhoff qui s’est blessé en quittant le Revenger et qui depuis garde le lit, a fait circuler dans la ville un édit de Théodore, imprimé à ce que l’on dit en Angleterre et destiné à être publié en Corse. Initialement laissée en blanc, la date du 30 janvier a été ajoutée par ledit Olmeta alors que Théodore était encore dans cette rade et l’on dit qu’il a été ou qu’il sera publié ce jour à Santa Reparata de Balagne13. L’on ajoute que Théodore dispose d’une somme de 20 000 livres sterling qui lui aurait été remise en Angleterre, on ne sait par qui14. De même, Gavi a appris que le négociant juif, Michele Jabach, de nationalité hollandaise, auprès de qui avaient été consignés les dix-huit canons de fer fin de dix transportés à Livourne par le Yong-Rombout en 1738 pour le compte de Théodore, a reçu de ses amis hollandais ordre de les lui remettre et ceci croit-on à la demande du secrétaire du prince d’Orange15. Il apparaît donc clairement que Théodore avait bien préparé son retour en Corse. Le 19 janvier 1743 au matin, accoste au mouillage de L’Île-Rousse un navire de guerre anglais de cinquante canons dont le capitaine, après avoir rendu son salut à la tour, fit mander à son bord les chefs de la Balagne, le docteur Tomaso Giuliani, Paolo Maria Paoli, Gio Ambrogio Quilici de Speloncato, le révérend Gio. Battista Croce de Lavatoggio ainsi que Giovan Pietro Gaffori de Corte, Ciavaldini d’Orezza et Zerbino du Niolo, à qui il présenta des lettres de Théodore. Outre un pardon général pour les offenses qui lui avait été faites durant son séjour dans l’île, elles apportaient la nouvelle de son retour en Balagne prévu pour le 26 de ce mois16. Ayant reçu la réponse des chefs balanins, le capitaine mit à la voile après avoir déposé à terre quelques fusils et des munitions destinés aux rebelles ainsi 30 janvier 1743 Bartolomeo Domenico Gavi aux inquisiteurs d’État, en leur précisant qu’il a immédiatement nolisé une felouque pour en avertir le commissaire général Domenico Maria Spinola à Bastia. Livourne, le 30 janvier 1743. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 11. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au magistrat des inquisiteurs d’État, Livourne, le 31 janvier 1743. Ibidem. 12. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi aux inquisiteurs d’État, en date du 6 février 1743. Ibidem. 13. Ibidem. 14. Ibidem. 15. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au magistrat des inquisiteurs d’État. Livourne, le 13 février 1743. A.S.G, Archivio, segreto, filza 3012. 16. Lettre du vice-consul de France à Calvi, Ozero, à M. de Jonville, Calvi, le 21 janvier 1743. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 112. Lettre publiée par l’abbé Letteron in Correspondance des agents de France à Gênes avec le ministère, t. II, in B.S.S.H.N.C., Bastia, 1913, p. 54-56. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:368 14/12/2011 09:46:48 369 ULTIME RETOUR que l’un de ses officiers. Celui-ci était un homme de belle stature à la barbe naissante, vêtu à l’anglaise et s’exprimant seulement en latin pour se faire comprendre des insulaires17. Il leur fit miroiter des lendemains heureux ce qui suscita l’enthousiasme, mais certains d’entre eux, plus réfléchis, craignant une invasion anglaise pour avoir vu sur le navire environ 200 hommes de troupes de débarquement, décidèrent qu’il fallait réunir une consulte avant de prendre toute décision et l’on envoya des émissaires dans les montagnes avec une partie des munitions débarquées. La réaction des montagnards ne se fit pas attendre. Eux qui remettaient déjà en cause le nouveau pardon et les concessions gracieuses accordées par Gênes à la demande de la France et de Maillebois et qui rechignaient de plus en plus à payer la taille, reprirent les armes lorsque certains chefs factieux firent courir le bruit qu’un navire anglais avait débarqué du matériel militaire en Balagne. Ils s’opposèrent désormais au paiement de la taille, malmenèrent ceux qui l’avaient déjà versée et attaquèrent les postes avancés des troupes génoises18. Le nombre des séditieux dépassa rapidement les cinq mille hommes après l’annonce du débarquement en Balagne de l’officier anglais que l’on disait être un émissaire de Théodore et qui attendait leur décision chez Orso Giacomo Fabiani de Monticello, courtisé et protégé par les chefs balanins19. De retour en son royaume Parti de Livourne le 30 janvier, le Revenger paraît devant L’Île-Rousse le 1er février suivi de quatre autres navires de guerre et de deux chébecs20. Une chaloupe débarque un baril de poudre et quelques boulets, pour appâter la foule qui s’est précipitée sur la plage dans l’espoir de recevoir armes et munitions, puis deux officiers descendent à terre, s’en vont rejoindre leur camarade chez Orso Giacomo Fabiani et de concert avec lui invitent les chefs corses à venir rendre hommage à Théodore sur le Revenger. Ceux-ci acceptent de monter à bord pour complimenter le baron et, après un court entretien, regagnent terre sans s’être apparemment trop engagés21. L’heure en effet est à l’attentisme, car alors que la révolte menace à nouveau contre Gênes, beaucoup d’insulaires ne désespèrent pas de pouvoir bénéficier du soutien français et des Balanins aussi influents qu’Erasmo Orticoni et Don Gregorio Salvini, qui n’ont plus depuis longtemps 17. Ibidem. 18. Rapport anonyme adressé au doge et aux gouverneurs et procurateurs de la République de Gênes, d’après les nouvelles parvenues de Corse. Gênes, le 9 février 1743. A.S.G., Archivio segreto, filza 2286. 19. Ibidem. 20. Lettre de l’archiprêtre Orto au cardinal Fleury, Ajaccio, le 5 février 1743. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 112. 21. Extrait de lettres de Gavi, transmises par De Lorenzi au ministère. Ibidem. Cité par Le Glay, op. cit., p. 270. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:369 14/12/2011 09:46:48 370 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE aucune illusion concernant Théodore, les entretiennent dans cet espoir et, en fidèles serviteurs du Saint-Siège, jouent le jeu du camp franco-espagnol. Bien des chefs historiques ont eux aussi pris leurs distances avec lui qui depuis leur voue une haine tenace. Après cette entrevue, les navires anglais remettent donc à la voile car le roi a manifesté l’intention de faire le tour de l’île pour s’assurer des dispositions de ses sujets et les Anglais assurent aux chefs, quelque peu ébranlés par ce départ impromptu, que les navires reviendront après la tournée et qu’on leur livrera alors armes et munitions en quantité22. C’est aussi le moment choisi par Théodore pour rendre public son édit qui circulait sous le manteau à Livourne depuis plusieurs jours. Intitulé « Théodore Premier par la grâce de Dieu Roi de Corse et Grand Maître de l’ordre de la Rédemption » et daté de « Santa Reparata ce 30 janvier de l’an de Notre Seigneur 1743, VIIe de notre règne », le texte commence par une action de grâce envers la providence qui lui a permis de revenir dans son Royaume auprès de ses sujets, suivie d’une diatribe contre les chefs félons qui ont trahi la cause nationale et ont abandonné les malheureux insulaires aux mains de l’ennemi génois. Théodore concède ensuite un pardon général à tous ceux qui ont intrigué ou agi contre sa personne, ses droits ou le bien public, à l’exclusion, cependant, des assassins de Simon Fabiani, de glorieuse mémoire, et des « perfides, félons et traîtres » Giacinto Paoli, Erasmo Orticoni et Don Gregorio Salvini. Ceux-ci sont bannis à vie du royaume et leurs biens confisqués au profit des veuves et des orphelins des fidèles sujets qui ont donné leur vie pour soutenir les droits du roi et par amour pour la patrie. Il interdit à quiconque, sous peine de mort et de confiscation de ses biens, de correspondre avec les susnommés qui ont abandonné la patrie et son service pour se mettre à celui de la France, de l’Espagne et de Naples. Prenant officiellement parti dans le conflit européen, il ordonne, sous les mêmes peines, à tous les insulaires qui sont à la solde de ces trois pays de revenir sous son autorité. Ceux qui en Italie servent Naples ou l’Espagne auront six semaines pour s’exécuter et ceux qui sont en Espagne ou en France devront le faire sous les trois mois. Par contre, il désire « comme cela a toujours été et sera toujours sa volonté » que ses fidèles sujets concourent à la défense des droits légitimes de « Sa Majesté la reine de Hongrie et de Bohême comme héritière universelle de toutes les couronnes et États possédés et dévolus à feu Sa Majesté Impériale et Catholique » et de même il entend assister de toutes les forces que Dieu lui a accordées, son Altesse royale le grand-duc de Toscane dans la défense et la conservation de ses États. Quant aux Corses à la solde de Gênes, ils seront tenus pour bannis et exilés et leurs biens seront confisqués s’ils n’abandonnent pas son service dans les vingtquatre heures pour ceux qui sont en garnison dans les présides insulaires et dans les trois jours pour ceux qui se trouvent en terre ferme et ne viennent pas se présenter 22. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:370 14/12/2011 09:46:48 371 ULTIME RETOUR à lui pour être admis au nombre de ses fidèles sujets. Ils seront alors récompensés selon leurs mérites. Enfin, il ordonne aux commandants des pièves de promulguer partout cet édit signé de sa main et authentifié par son sceau royal pour que nul n’ignore ses commandements et volontés23. Au large des côtes de Balagne, le Revenger, avec Théodore et ses fidèles à son bord, quitte le reste de l’escadre et, accompagné d’un seul navire, fait voile en direction du golfe du Valinco où il jette l’ancre le 4 février24. Depuis, relate Stefano Veneroso, le commissaire général génois d’Ajaccio, il a détourné toutes les gondoles commerçant dans la région, parmi lesquelles trois d’Ajaccio, l’une chargée d’huile et les autres de marchandises diverses dont les cargaisons ont été transbordées sur le navire. Non contents d’arraisonner les bâtiments qui se sont aventurés dans le golfe, les Anglais envoient la nuit venue des gondoles et des chaloupes armées attaquer les bateaux passant au large, contrôlant ainsi tout le trafic maritime entre Ajaccio et Bonifacio25. Un patron de Capraia, Agostino Sussone, se fit ainsi délester des langoustes qu’il venait de pêcher et eut le courage de monter à bord du Revenger pour se plaindre et demander le remboursement de sa pêche. Le capitaine l’éconduisit et Théodore qui le reçut à la poupe en fit autant tout en lui remettant des lettres pour « les Pères de la communauté de notre île de Capraia » que ledit Sussone s’en vint aussitôt remettre au commissaire Agostino Sperone, commandant dans l’île26. Selon des informations concordantes, parvenues à Ajaccio, le prévôt de Zicavo est descendu à terre dès l’ancrage du navire anglais dans le golfe du Valinco. Il a commencé à ameuter tous les bergers se trouvant dans la région puis a écrit aux chefs de la dernière révolte pour les inviter à venir à bord du navire rencontrer Théodore, revenu, dit-il, avec le soutien des puissances alliées pour les soustraire à la domination génoise. Théodore, sans jamais quitter le bord, en a fait de même et a adressé des lettres à Luca Ornano et Michele Durazzo Fozzano, lesquels jusqu’à présent n’ont pas daigné répondre. Toutefois, en très peu de temps une foule immense venue de diverses pièves s’est assemblée sur la plage dans l’espoir d’obtenir des armes et des munitions. Mais comme Théodore a refusé de les armer dans l’immédiat, l’enthousiasme s’est rapidement transformé en crainte d’être une nouvelle fois grugés et, ayant désormais perdu toute confiance en Théodore, les hommes s’en retournèrent dans leurs villages27. 23. En effet, à défaut d’une incidence notable sur les événements insulaires, ce texte semble avoir eu une large diffusion. Nous en avons trouvé des exemplaires imprimés et des copies manuscrites dans divers centres d’archives de France (A.M.A.E., C.P., Corse 8 et 9) et d’Italie (A.S.G., Archivio segreto, filza 3012) ou encore à l’Archivio di Stato de Parme, État dont l’intérêt pour la Corse n’est pas évident. Fonds Farnèse Estero-Corsica Liasse B-5. 24. Lettre de l’archiprêtre Orto au cardinal Fleury. Op. cit. 25. Lettre de Stefano Veneroso aux Sérénissimes Collèges. Ajaccio, le 9 février 1743. A.S.G., Archivio segreto, filza 2050. 26. Lettre de Stefano Veneroso aux Sérénissimes Collèges, Capraia, le 22 mars 1743. 27. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:371 14/12/2011 09:46:48 372 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE Veneroso, de son côté, a pris des dispositions pour éviter que des navires génois ne répondent aux actes d’hostilité des gondoles et chaloupes armées des Anglais, leur donnant ainsi un prétexte d’intervenir militairement contre la République. Il a donné des ordres dans ce sens au commissaire de Bonifacio et il affirme être en mesure d’éviter tout affrontement dans sa juridiction. Il est d’autant plus serein que les villes demeurent fidèles, Sartène a même demandé des armes et Veneroso lui a fourni cent cinquante fusils contre la remise de quatre otages. Le commissaire a également fait renforcer les défenses des tours de Tizzano et de Campomoro, mais il se dit inquiet de la faiblesse de la garnison d’Ajaccio28. Dès la veille de son arrivée dans le Valinco, Théodore avait rédigé un ultimatum à l’intention du commandant du fortin de Campomoro lui intimant l’ordre de se rendre dès réception de ce document29. Les officiers pourraient se retirer avec leurs armes blanches et les soldats avec leurs bagages, mais si l’on s’avisait de résister, il ne ferait pas de quartier. Une fanfaronnade de plus à l’actif de Neuhoff, les Anglais n’étant apparemment pas d’avis de passer aux actes surtout après avoir constaté la tiédeur de l’accueil réservé au roi. On en resta donc là, mais la lecture de cet ultimatum, transmis à Gênes, jeta la consternation parmi les membres du gouvernement dont le principal souci était alors de ne rien faire qui puisse donner à la flotte anglaise de Méditerranée un motif d’intervention. Aussi décida-t-on qu’en cas d’attaque du navire transportant Théodore, il serait préférable d’évacuer le fortin après avoir cloué le canon plutôt que de résister si l’on estimait que le site n’était pas défendable30. Aussi, après quatre jours d’escale dans le golfe du Valinco31, les navires lèvent l’ancre et prennent la direction du nord. Le 9 février au matin ils longent le golfe d’Ajaccio32 et le lendemain, l’un d’entre eux, Le Folkestone, capitaine Balchen, sur lequel Théodore était monté après avoir quitté le Revenger, mouille devant L’Île-Rousse33. Des chefs balanins montent à bord puis redescendent après avoir obtenu fusils, pistolets, sabres et munitions et, dans la nuit du 11, voyant que les autres vaisseaux anglais n’arrivent pas, le capitaine Balchen met à la voile pour aller à leur rencontre après avoir embarqué des déserteurs allemands et en avoir refusé 22 de nationalité française au prétexte qu’ils étaient de religion catholique34. Au préalable, Théodore avait adressé un message au commandant des places d’Algajola et d’Île-Rousse par lequel il lui ordonnait d’avoir à les abandonner sous les 28. Ibidem. 29. « Ultimatum de Théodore au commandant de la tour de Campomoro, le 4 février 1743 ». A.D.C.S., série IJ 23/4. 30. Du Magistrat de Corse à Stefano Veneroso, le 18 février 1743. A.S.G., Archivio segreto, filza 2050. 31. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au Magistrat des inquisiteurs d’État, Livourne, le 20 février 1743. A.S.G., Archivio segreto, filza 3012. 32. Lettre du chevalier de Lage à M. Chaillon de Jonville, envoyé extraordinaire de France à Gênes, Ajaccio, le 9 février 1743. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 112. Publiée par le chanoine Letteron in Correspondance des agents de France à Gênes, op. cit., t. 2, p. 67-69. 33. Lettre d’Andrea Ozero à M. de Jonville, Calvi, le 13 février 1743. Ibidem. 34. Ibidem. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:372 14/12/2011 09:46:48 373 ULTIME RETOUR cinq jours ; ce à quoi le commissaire de la province de Balagne obtempéra, si l’on en croit le vice-consul Andrea Ozero, après avoir fait retirer les canons, les munitions et les provisions de bouche35. Le 18 février 1743, Théodore est de retour à Livourne36. Aussitôt le consul d’Angleterre expédie une missive à son supérieur, le résident à Florence, Horace Mann, à laquelle est jointe une lettre de Théodore à l’intention du général de Breitwitz. Agostino Viale en a eu vent, suppose qu’il s’agit d’une demande de secours et se croit autorisé à affirmer que la réponse n’a pas été conforme aux espérances du baron37. En effet d’après un de ses bons amis, membre du conseil de régence, le grand-duc n’aurait donné aucune réponse concernant cette demande, car, contrairement à ce que laisse entendre Théodore dans son édit, ce souverain ni la reine de Hongrie n’étaient informés de ses desseins. Ce même personnage se dit persuadé que la cour d’Angleterre n’a joué aucun rôle dans cette affaire et n’a pas soutenu les pernicieuses ambitions de Neuhoff, lequel n’a été accepté à bord de ce navire de Sa Majesté britannique que grâce « à la protection de quelque grande dame proche du roi […] et c’est sur cette intervention que les capitaines incriminés fonderont leur défense ». D’ailleurs le capitaine, qui l’a conduit à Livourne puis en Corse, désormais persuadé que l’amiral Matthews n’apprécie pas cette initiative, ne l’a plus voulu à son bord, c’est pourquoi Théodore a dû revenir à Livourne sur le navire du capitaine Balchen. Le « bon ami » de Viale tiendrait cette dernière information du prince de Craon en personne38. S’il en est vraiment ainsi, pourquoi Théodore a-t-il été autorisé à monter à nouveau à bord d’un navire anglais cinglant vers la Corse ? Les Français sont d’ailleurs persuadés qu’il y a pour le moins connivence, à l’exemple de leur chargé d’affaires à Gênes, Chaillon de Jonville, lequel dans un premier temps se dit fort inquiet des menées anglaises et « pense que les Anglais ne voudront pas en rester là et qu’ils n’ont ramené ledit baron de Neuhoff à Livourne que pour prendre des mesures plus justes avec le gouvernement de Toscane pour exécuter leur projet en Corse39 » et qui après réflexion se dit persuadé que « tout cela, donne lieu de croire que les Anglais et le Baron de Neuhoff agissent de concert40 ». En fait, Théodore a dû convaincre le gouvernement britannique qu’il lui suffirait d’apparaître à bord d’une escadre anglaise pour que l’île se soulève, chasse les Génois et se donne à nouveau à lui, c’est-à-dire dans ce contexte international, à l’Angleterre et à ses 35. Ibidem. 36. Lettre de Bartolomeo Domenico Gavi au Magistrat des inquisiteurs d’État, Livourne, le 20 février 1743, op. cit. 37. Lettre d’Agostino Viale au gouvernement génois, Florence, le 19 février 1943. A.S.G., Archivio segreto, filza 2050. 38. Ibidem. 39. Lettre de Jonville à Maurepas, Gênes, le 27 février 1743. Paris A.M.A.E., C.P., Gênes 112. 40. Lettre de de Jonville à Amelot, Gênes, le 6 mars 1743. Paris, A.M.A.E., C.P., Gênes 112, publiée par Letteron, op. cit., p. 94. Theodore_intok_cs3.indd Sec27:373 14/12/2011 09:46:48 374 THÉODORE DE NEUHOFF ROI DE CORSE alliés. Cette perspective a pu séduire un instant la cour de Londres, car cela lui aurait permis de s’emparer à peu de frais d’une île dont l’importance stratégique s’imposait à tous et dont elle essayera bientôt de se rendre maîtresse par la force. Or nous avons vu combien fut tiède l’accueil réservé à Théodore. Face à ce constat, il n’est plus question de l’aider à reconquérir son trône et il semble bien q