Patrick Chamoiseau répond aux questions des élèves de Première
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Patrick Chamoiseau répond aux questions des élèves de Première
Patrick Chamoiseau répond aux questions des élèves de Première STI 1 Dans le cadre de la préparation à l’épreuve orale de français et de l’étude de la poésie, les élèves de la classe de première STI1 ont réalisé cet entretien (par mail) au sujet du récit qu’ils avaient étudié, L’esclave vieil homme et le molosse. Accaparé par ses récentes publications, le prix Goncourt 1992 pour Texaco (éditions Gallimard) n’a pu hélas nous rendre visite à Fécamp mais a bien voulu répondre aux interrogations suscitées par la lecture : sur la mémoire antillaise, l’écriture, la langue créole… Cet entretien sera également publié sur le site pédagogique des éditions Gallimard http://www.cercle-enseignement.com P. Chamoiseau est aujourd’hui considéré, avec Edouard Glissant, comme LE grand écrivain martiniquais, pour ses récits ancrés dans l’histoire de son île, marquée par la mémoire de l’esclavage : Texaco, 1992 Un dimanche au cachot, 2007 C’est aussi une voix engagée dans les débats contemporains, sur la question du métissage culturel (ce qu’il appelle la « créolité »), sur la nécessité de la poésie et de la culture face aux chaos du monde. Il a récemment publié L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama, à l’occasion de l’élection du président américain, et un Manifeste pour les produits de Haute nécessité, à l’occasion de la récente crise antillaise, aux éditions Galaade, L’esclave vieil homme et le molosse (1997) Dans ce récit poétique en prose, l’auteur martiniquais contemporain qui se définit lui-même comme « Marqueur de paroles », à partir de quelques os anonymes retrouvés au fond d’un ravin, imagine au temps de l’esclavage la fuite soudaine et inattendue d’un vieil homme que rien ne prédisposait à se révolter. La plantation de canne à sucre est gouvernée d’une main de fer par un maître français, qui terrifie ses esclaves à l’aide d’un énorme molosse chargé de dissuader toute tentative de « marronner » : de fuir. La course-poursuite éperdue dans la forêt tropicale est pour le vieil esclave une résurrection symbolique. A travers un imaginaire poétique et une langue riche d’inventions, il écrit aussi la fable de l’homme qui se libère de tous les préjugés : « Nous sommes tous, comme mon vieux bougre en fuite, poursuivis par un monstre. Echapper à nos vieilles certitudes. Nos si soigneux ancrages. Nos chers réflexes horlogés en systèmes. Nos somptueuses Vérités. » Extrait : « Du temps de l’esclavage dans les isles-à-sucre, il y eut un vieux-nègre sans histoire ni gros-saut, ni manières à spectacle. Il était amateur de silence, goûteur de solitude. C’était un minéral de patiences immobiles. Un inépuisable bambou. On le disait rugueux telle une terre du Sud ou comme l’écorce d’un arbre qui a passé mille ans. Pourtant, la Parole laisse entendre qu’il s’enflamma soudain d’un bel boucan de vie. » ENTRETIEN 1. Combien de temps avez-vous mis pour écrire L’esclave vieil homme et le molosse ? L’écriture a été assez rapide, une quinzaine de jours, mais je portais ce projet depuis l’âge de 16 ans, après la lecture du « Le Vieil homme et la mer » de Hemingway. 2. Est-il vrai que vous avez été « envoûté » comme par un maléfice lorsque vous avez touché les os retrouvés dans la ravine ? Non, c’est de la fiction, mais je suis très sensible aux vieilles pierres, quand je me rends sur ancienne habitation esclavagiste j’ai l’impression de « sentir » des choses… 3. Est-il fréquent qu’on vienne vous trouver comme ce nègre-bois pour vous confier des objets ou vous raconter des histoires ? Oui, très fréquent, les gens me prennent pour une sorte de gardien de la mémoire, récolteur de traditions, raconteur public… 4. Quel est le sens de l’expression « Marqueur de Paroles » que vous utilisez au début du chapitre 7 ? Cela indique que le fond de la culture à laquelle j’appartiens est orale, mon ancêtre en littérature n’est pas un écrivain, c’est un conteur, donc tout l’imaginaire de mon pays se trouve dans l’oraliture (contes, proverbes, titimes). Le Marqueur de Paroles est celui qui opère la transition entre l’oraliture et la littérature ; qui construit son langage avec ces deux espaces… 5. Quel sens donnez-vous au moment où le vieil homme se confond avec la pierre caraïbe ? Il effectue une renaissance symbolique à l’échelle de la totalité monde. Les nègres marrons traditionnels voulaient retrouver l’Afrique perdue, l’identité ancienne ; le vieil homme a eu l’intuition qu’il ne pouvait pas revenir en arrière. Nous sommes tous forcés aujourd’hui de naître et de renaître dans une identité nouvelle qui fait de nous des citoyens du monde relié, riches de multiples appartenances, plusieurs langues, plusieurs terres, plusieurs histoires… le vieil homme nous a montré la voie… 6. Peut-on dire que cette histoire est un récit initiatique, que le passage par la source où il manque se noyer est pour le vieux une renaissance, une métamorphose ? Exact. Il y a une grande concentration symbolique dans ce texte, presque tous les symboles du monde y sont… Peut-on dire que le molosse se métamorphose également lorsqu’il tombe à son tour dans cette source ? Peut-être, je ne sais pas, ce qui est sûr c’est que l’ensemble de la poursuite le change irrémédiablement… 7. Vous dites à la fin que nous sommes tous poursuivis par des monstres. A quels monstres pensez-vous aujourd’hui ? L’identité à racine unique, l’orgueil de sa langue, l’idée que sa race ou sa culture est la meilleure, l’idée de conquête et de domination, etc… tout ce qui est contraire au fait que nous sommes tous des hommes, qui doivent être solidaires pour enfin habiter toute la terre sans territoires et sans frontières… 8. Pourriez-vous nous expliquer comment vous avez construit votre langue dans ce récit : quelle est la part du créole, de vos propres inventions ? La langue n’est qu’un outil pour l’écrivain, un outil qu’il soumet à la vision qu’il a du monde. Pour construire mon langage j’utilise les deux langues qui m’ont été données par l’histoire, créole et français, j’utilise aussi l’oral et l’écriture. Le mélange de ces ingrédients se fait par la musicalité, il y a une petite musique dans mes phrases, c’est la musique qui mène la narration, je recherche plus la bonne sonorité d’une phrase que la clarté de son sens, je peux sacrifier le sens voire la clarté d’une phrase à la musique que je peux trouver avec tel ou tel mot… Je n’invente pas de mots, les mots d’apparence bizarre proviennent soit du créole, soit du vieux français… 9. Est-ce que vous parlez aussi dans cette langue-là ? Non. L’écriture est toujours un artifice : c’est de l’art. Est-ce que vous avez toujours écrit comme cela ou est-ce venu progressivement ? Le principe a toujours été le même, mais le résultat change avec l’âge, l’état d’esprit, le sujet, le personnage central, etc… 10. Parmi les dizaines de mots et d’expressions que nous avons relevés et analysés dans le livre, pourriez-vous nous expliquer le sens exact et l’origine de ceux-ci ( le choix a été difficile !) : a. la cacarelle : diarrhée provoquée par une peur intense (mot créole) b. un andièt-sa (« un andièt-sa sans lumière m’avala ») : intraduisible, c’est à l’origine une injure, on pourrait dire : quelque chose de détestable m’avala…(mot créole) c. bankouléle (« une soupe indistincte qui bankoulélait la boue la plus ancienne ») : le bankoulélé désigne un grand désordre, ici il s’agirait d’un bouleversement intense.. .(mot créole) d. des blogodo (« des blogodo de peuples et de dieux très fâchés ») : grands bruits… (mot créole) e. zyé boy : œil abîmé, borgne…(mots créoles) 11. Comment est née l’envie d’écrire des livres, avez-vous eu des modèles, des écrivains qui vous ont donné cette envie ? J’écris parce que j’ai beaucoup lu et que je me suis retrouvé à imiter les auteurs que j’aimais, à poursuivre les histoires qui me plaisaient, à modifier la fin des livres qui ne me plaisaient pas… écrire c’est avoir beaucoup lu… Avez-vous exercé d’autres métiers ? Ecrire n’est pas un métier, c’est un état. Mon métier c’est d’être « éducateur » en matière de justice. 12. Etes-vous un descendant d’esclaves, connaissez-vous les origines de votre famille ? J’ai des ancètres africains esclaves, et des ancêtres blancs, marins, colons. Comme les esclaves n’avaient pas d’état civil, ils étaient comptés comme des chevaux ou des outils, on ne peut pas bâtir des arbres généalogiques très épais dans nos pays… 13. Est-ce que vous avez envie d’écrire au sujet des grèves et des manifestations en Guadeloupe et en Martinique ? Oui, j’ai écris avec d’autres un texte qui s’intitule : Manifeste pour les produits de haute nécessité, aux éditions Galaade. 14. Peut-on dire que les blancs « békés » dominent encore aux Antilles, de quelle manière ? Est-ce qu’il y a du racisme envers les blancs ? L’esclavage a été un crime sans châtiment, les esclavagistes ont été indemnisé et ont gardé toutes les terres. Leurs descendants, les békés, dominent encore nos pays, car les terres leur permettent de dégager des capitaux et d’investir les domaines économiques les plus rentables. Ils maîtrisent aujourd’hui tout l’import-export, donc l’essentiel de notre économie. Publié par M. Chadebec, professeur de français