Au cours de la prochaine décennie, des milliards de

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Au cours de la prochaine décennie, des milliards de
La filiation
de la richesse
Au cours de la prochaine décennie,des milliards de
dollars seront transférés à la génération suivante.
Quelle est votre stratégie?
Harvey Schachter
la fin des années 80, alors
dans la trentaine et étudiant
en droit, Michael Alexander
fut bénéficiaire coup sur coup de trois
legs. C’était une période difficile : il
avait trois deuils à faire, mais devait
aussi s’occuper d’héritages compliqués qui incluaient des actions, des
obligations, des collections d’œuvres
d’art, des antiquités, des bijoux et,
même, des automobiles anciennes. En
plus de tout cela, après s’être rendu
compte qu’il n’était pas à l’aise avec la
société fiduciaire qui supervisait le
premier héritage, il devait se trouver
un conseiller en placement.
Alors que Michael était de plus en
plus absorbé par les détails de ses
héritages, il réalisa qu’il lui manquait
peut-être une perspective d’ensemble,
laquelle pourrait se révéler une merveilleuse occasion d’affaires. Il s’est
alors mis à effectuer des recherches
sur les héritages et est tombé sur les
À
travaux de certains économistes qui
prédisaient que, lorsque les parents
des baby-boomers s’éteindraient, une
fortune d’un trillion de dollars serait
transférée à leurs héritiers. «J’étais à
l’avant-garde d’une tendance majeure»,
s’enorgueillit-il.
Des chiffres à faire jongler
Depuis ce temps, l’avocat torontois
s’est taillé un joli créneau et se spécialise dans la gestion successorale, en
offrant des services-conseils à la fois
légaux, financiers et psychologiques.
(Voir «Héritiers accablés», page 14).
Il prononce également des conférences sur le transfert de richesse
estimé, le plus souvent aux compagnies de services financiers et aux
conseillers en placement avides d’en
tirer profit.
«Toutes les institutions financières
importantes en Amérique du Nord se
préparent à ce moment depuis le
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milieu des années 90», soutient
M. Alexander.
Le catalyseur a été une étude
de deux professeurs de l’Université
Cornell à New York, d’abord parue en
1991 puis mise à jour en 1993, qui
prévoyait que les baby-boomers américains recevraient 10,4 trillions de
dollars de leurs parents au cours des
50 prochaines années. Divisez ce montant par 10 – la mesure traditionnelle
pour représenter la différence de
population entre le Canada et les
États-Unis – et vous obtiendrez un
transfert de 1 trillion de dollars dans
notre pays (un montant si énorme que
personne ne prend la peine de faire la
conversion pour obtenir l’équivalent
en dollars canadiens).
Les chercheurs se sont concentrés
sur les Américains de 50 ans et plus,
afin de se rapprocher du nombre de
parents de baby-boomers, et ont ensuite
examiné les modèles probables de legs
Photos : Sonia Jam
selon leur fortune et leur espérance
de vie. Cela prendra environ un demisiècle avant que la presque totalité des
héritages soient légués, mais des
périodes culminantes auront lieu, et
nous en entamons une présentement.
De l’an 2000 à l’an 2010, par
exemple, on estime que les sommes
annuelles d’héritages vont doubler,
passant de 144 milliards à 286 milliards de dollars. Le zénith sera atteint
en 2015, avec un montant en legs
estimé à 336 milliards de dollars.
Earl Bederman, qui préside Investor Economics, une firme de consultants pour l’industrie des services
financiers située à Toronto, a développé une estimation canadienne
encore plus élevée que les extrapolations approximatives des chiffres américains ne le supposeraient : 700 milliards de dollars transférés entre 1995
et 2005. Mais, étant donné que la réattribution de la fortune se fera en
conséquence de la présente distribution de la richesse, «ça ne constituera
pas une pluie providentielle qui
tombera sur tout le monde», dit
M. Bederman. «[Le transfert] est souvent présenté comme une manne
venue du ciel. Mais il s’agit davantage
d’un jeu dont la somme égale zéro
pour l’industrie des services financiers,
ce que peu de gens reconnaissent.
Ce n’est pas la proposition où tous y
trouvent leur compte comme le
croient certaines personnes.»
Selon John Benevides, directeur
général du VIP Forum, la pratique
privée du Corporate Executive Board
à Washington, D.C., il importe de
sonder au-delà des macroévaluations
pour comprendre l’impact prometteur sur les conseillers en placement.
Tout d’abord, on doit diviser les
chiffres par le nombre d’années pendant lesquelles l’argent sera légué. En
outre, la plupart des héritages sont de
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petite taille : 60 % des legs aux ÉtatsUnis sont de 10 000 $ et moins, alors
que 33,7 % se situent entre 10 000 $
et 100 000 $. Ce qui laisse 5,4 % de
legs dans la fourchette se situant entre
100 000 $ et 500 000 $, qui susciterait véritablement l’intérêt des
conseillers, et un maigre 0,6 % dans
la catégorie 500 000 $ et plus, que les
grands gestionnaires de fortunes privées viseraient particulièrement.
Colin Deane, directeur au sein de
Cap Gemini Ernst & Young Consulting Services à Toronto, note par
ailleurs qu’à mesure que l’espérance
de vie continue de s’allonger, les héritiers reçoivent leur patrimoine de plus
en plus tard, généralement dans
la quarantaine et la cinquantaine.
Comme les personnes héritant d’importantes sommes d’argent tendent à
avoir du succès, à l’image de leurs
parents, ils sont généralement en
bonne santé financière – et ont déjà
Héritiers accablés
Le décès d’un être cher peut enlever à un client tout
bon sens en matière de finances.Voici comment vous
pouvez l’aider.
Michael Alexander
Comment pouvez-vous imaginer conseiller un client perdu, confus
et terrassé par la douleur? Cela peut prendre au moins un an au survivant pour résorber les symptômes du chagrin. Le choc d’hériter
d’une fortune inattendue peut produire des attitudes aggravant la
confusion. Une personne peut ressentir une extrême culpabilité de
recevoir plus que prévu ou, au contraire, une rage intense en en recevant moins. L’une ou l’autre de ces perspectives peut annihiler tout
jugement financier de l’héritier.
D’abord, un tel client peut désirer ardemment investir dans des
actions à risque élevé. Mais à la fin de l’année, il ou elle peut vouloir placer son argent dans des biens immobiliers. Si vous vous pliez
aux volontés de vos clients et qu’une perte survient, vous êtes susceptible de transgresser le devoir fiduciaire. Même si le client a
démontré une tolérance aux risques plus élevés, il peut prétendre que
vous auriez dû savoir qu’il était incapable d’évaluer le risque en raison de tensions émotives.
Voici quelques suggestions pour traiter avec des clients accablés
de douleur.
1. Fournissez toujours plusieurs plans financiers. Usez de prudence
avec le client qui est confus à propos des différentes solutions, autant
qu’avec le client qui sait exactement ce qu’il veut.
2. Déterminez les signes et suivez les changements d’attitude du
client. (Un client vous saura gré de lui faire remarquer les pensées
confuses qui se révèlent avec le temps.)
3. Au cours de la première année de deuil, préconisez des placements
à faible risque, facilement convertibles.
4. Fournissez une divulgation complète des évaluations de risque en
consignant chaque recommandation de placement.
5. Envisagez de référer votre client à un autre professionnel pour un
avis indépendant, sur votre conseil, évidemment.
Michael Alexander est avocat à Toronto et conférencier spécialisé en conseils
sur la planification successorale et les questions d’héritage.
un conseiller en placement. «Pour la
plus grande partie, il s’agit simplement d’un nouveau montant d’argent
survenant dans une relation déjà existante, dit Colin Deane. Seulement
15 % des héritiers auraient besoin de
trouver une nouvelle aide.»
Bâtir une relation solide
Mais l’argent changera éventuellement de mains. Et quand ça arrivera,
il y aura autant de menaces que
d’occasions pour les détenteurs de
cet argent.
À cet égard, John Benevides et
Michael Alexander pointent tous
deux du doigt les récents couplages
Charles Schwab et U.S. Trust, ainsi
que la Banque Toronto-Dominion
avec Canada Trust, comme des
exemples d’institutions financières
tentant de mieux se positionner pour
le transfert de richesse. «Les fournisseurs traditionnels, comme les fiducies, se sentent menacés», affirme
M. Benevides, parce que l’argent en
jeu a historiquement été investi de
façon prudente dans le but de préserver la richesse, alors que maintenant on se dirige vers une accumulation de la richesse.
Douglas Hart, président de la
firme torontoise Hart & Associates
Management Consultants Ltd, avance
que certaines institutions de services
financiers devront embaucher des
conseillers mieux avertis pour s’occuper des transferts de richesse. Car les
boomers dont les finances sont bien
gérées et qui reçoivent d’importants
héritages voudront aller plus loin que
les fonds communs de placement.
«Les [services offerts par les]
conseillers devront monter d’un
cran», affirme-t-il.
Pour sa part, Earl Bederman croit
fermement que le défi sera de développer des relations plus étroites et
davantage verticales pour augmenter
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les chances de conserver l’argent au
sein de leur pratique après l’héritage.
Vous aurez à conseiller toutes les parties concernées par le transfert – les
parents, les enfants, et parfois les
petits-enfants – ou vous risquez de
voir le patrimoine vous glisser des
mains au profit des concurrents.
Irene Vassalo, planificateur financier certifié au Groupe Investors à
Kitchener-Waterloo, en Ontario,
met ces principes en pratique depuis
un certain temps, aidée par le fait
qu’elle cible le créneau des familles
portugaises et autres cultures européennes. Une fois la confiance établie, il est plus probable que les
parents et les enfants utiliseront ses
services-conseils.
Mais malgré cette attention particulière, un de ses clients est décédé
cette année et son avoir a été éparpillé
parmi ses cinq enfants aux quatre
coins de l’Ontario. «Vous ne devriez
pas vous attendre à un trillion servi
sur un plateau d’argent. Vous devez
plutôt établir les rapports un à un»,
avise Irene Vassalo.
Conseiller chez Wright Financial
Planning Group de Winnipeg,
Andrew Suthern travaille fort pour
être présenté aux enfants de ses
clients, par le truchement de la planification successorale habituelle. Si
les parents ont l’intention de laisser
de l’argent à leurs enfants, ces derniers
pourraient devenir le prétexte idéal
pour réunir toutes les parties.
Avec ses clients âgés, M. Suthern
discute de la possibilité de joindre leurs
comptes non enregistrés à ceux de leurs
enfants, afin d’éviter les frais d’homologation en cours de route.
Une autre option que ses clients
envisagent parfois est la police d’assurance au dernier décès, qui rapporte
assez d’argent pour couvrir tout l’impôt sur la portion du fonds de revenu
de retraite de la succession. Et comme
les enfants en bénéficieront de toute
façon, le conseiller suggère aux
familles d’envisager la possibilité que
ce soit leurs enfants qui paient les
primes – pavant ainsi la voie au travail concerté avec les membres de la
famille.
La clé, insiste Andrew Suthern, est
de présenter des choix qui font véritablement profiter le client et, si l’occasion se présente, de tisser des liens
avec les enfants. Une septuagénaire
– techniquement cliente – n’avait
aucune idée que M. Suthern était son
conseiller quand son mari est décédé,
puisque son époux s’occupait de
toutes les questions financières.
En gérant les biens du défunt,
M. Suthern a eu à traiter avec leur fils,
lequel avait déjà un courtier et semblait satisfait de cette relation professionnelle. Mais le conseiller lui a tout
de même envoyé un livre de planification financière, a commencé à établir un sentiment de confiance et, un
an plus tard, le fils lui transférait la
gestion de tous ses actifs.
«Et ceci est arrivé simplement suite
à un effort ponctuel pour aider sa
mère, par son entremise», indique
Andrew Suthern.
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Tout cela laisse supposer que le fait
que l’argent soit en perpétuel transfert – que ce soit un legs ou des milliards de dollars – peut inspirer toutes
sortes de changements dans le secteur
du conseil financier. Michael Alexander,
qui a laissé tomber le conseiller en placement qui s’occupait de son argent au
départ, suggère d’être sensible aux circonstances particulières que vivent les
héritiers. Vous devriez être en mesure
d’identifier les symptômes d’ennuis
irrésolus, qui peuvent empêcher les
clients de s’occuper convenablement
de leur argent. Vous devriez également
être attentif aux syndromes de la
prospérité, tels les comportements
autodestructeurs causés par la douleur liée au gain, le sentiment de ne
pas mériter l’argent ou la façon trop
frivole de traiter l’argent. Ces facteurs
psychologiques peuvent causer la
confusion ou mener à des comportements irrationnels. Méfiez-vous que
cela ne vous conduise pas à perdre un
compte ou à commettre une erreur en
décidant de vous en occuper.
«La prudence est l’élément vital
de cette première année», affirme
Michael Alexander.
L’idée d’avoir affaire à un transfert
d’un trillion de dollars peut sembler
incroyable. Mais Douglas Hart
affirme qu’il en distingue déjà les
signes dans les sondages qu’il conduit
pour l’industrie des services financiers. Ultimement, le transfert aura
un effet sur vos affaires, alors que l’argent se transmet entre les générations.
Les conseillers qui mettent sur pied
un plan d’attaque pour ce transfert
– développer des relations verticales
et acquérir les connaissances pour
s’occuper des investissements les plus
pointus vers lesquels l’argent peut
éventuellement être dirigé – seront les
grands gagnants en définitive.
Harvey Schachter est journaliste à Toronto.